Depraz, N - L' Empirisme Transcendantal de Deleuze à Husserl

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Revue germanique internationale 13 (2011) Phénoménologie allemande, phénoménologie française ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Natalie Depraz L’empirisme transcendantal : de Deleuze à Husserl ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Natalie Depraz, « L’empirisme transcendantal : de Deleuze à Husserl », Revue germanique internationale [En ligne], 13 | 2011, mis en ligne le 15 mai 2014, consulté le 15 mai 2014. URL : http://rgi.revues.org/1130 ; DOI : 10.4000/rgi.1130 Éditeur : CNRS Éditions http://rgi.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://rgi.revues.org/1130 Ce document est le fac-similé de l'édition papier. Tous droits réservés

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  • Revue germaniqueinternationale13 (2011)Phnomnologie allemande, phnomnologie franaise

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    Natalie Depraz

    Lempirisme transcendantal: deDeleuze Husserl................................................................................................................................................................................................................................................................................................

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    Rfrence lectroniqueNatalie Depraz, Lempirisme transcendantal: de Deleuze Husserl, Revue germanique internationale [Enligne], 13|2011, mis en ligne le 15 mai 2014, consult le 15 mai 2014. URL: http://rgi.revues.org/1130; DOI:10.4000/rgi.1130

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    Lempirisme transcendantal :de Deleuze Husserl

    Natalie Depraz

    Introduction

    Pour un lecteur contemporain, lexpression empirisme transcendantal rsonne immdiatement avec luvre de pense de Gilles Deleuze. La rceptionrcente de lauteur de Diffrence et rptition (1968) na pas manqu de reprer de redcouvrir ce motif crucial, tout la fois mthodologique et critique delentreprise de Deleuze, que celui-ci mentionne galement dans un court texte de1995, Immanence : une vie ? Ce qui est par ailleurs remarquable, cest que cettere-dcouverte a eu lieu quasi-simultanment des deux cts du Rhin : en Allemagne,le livre important de Marc Rlli, Gilles Deleuze, Philosophie des TranszendentalenEmpirismus, paru en 20031 ; en France, louvrage de Anne Sauvagnargues, Deleuze.LEmpirisme transcendantal, paru lautomne 20092. On pourrait sarrter l, etscruter la diffrence de rception de cette cration conceptuelle (pour emprun-ter lexpression de Deleuze dans Quest-ce que la philosophie ?), en montrant notam-ment comment chaque auteur y reconduit sa propre tradition philosophique,allemande (Rlli), ou franaise (Sauvagnargues). On verra que, mme sur ce seulpoint, les choses ne sont pas aussi simples : les deux rceptions ne sont ni sym-triques ni parallles ou disjonctives, mais introduisent, chez Rlli prcisment, unpremier mode de croisement des hritages.

    En effet, autant louvrage franais nous prsente un Deleuze franco-franais (nest-ce pas de bonne logique ?), savoir en ralit amput de toute sa gnalogiecritique dans la construction de lidalisme transcendantal, spculatif et phnom-nologique (le seul tre pargn tant Kant !), autant le livre de Rlli exploreminutieusement le corps corps explicite de Deleuze avec la phnomnologie

    1. Marc Rlli, Gilles Deleuze. Philosophie des transzendentalen Empirismus, Vienne, Verlag Turia& Kant, 2003, p. 441.

    2. Anne Sauvagnargues, Deleuze. LEmpirisme Transcendantal, Paris, PUF, Philosophiedaujourdhui , 2009, p. 439.

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    allemande, husserlienne notamment, mais aussi heideggerienne. Ds lors, on peutpressentir quil y a bien plus que ce premier croisement, li lintrt dun jeunephilosophe allemand pour la pense franaise et y r-examinant cette lumire sonpropre hritage, critique et phnomnologique, tel quil aura t re-lu par le philo-sophe franais.

    Car, paralllement, voire antrieurement aux premiers pas de Deleuze dans lesauteurs croiss qui seront au point de dpart de sa cration oxymorique, Hume(1953) et Kant (1963), certains phnomnologues attentifs la potentialit internede la dernire philosophie de Husserl dcelaient dj en elle ce motif de lempirismetranscendantal. Cest le cas, trs tt, en Allemagne, de lassistant fidle de Husserl,Ludwig Landgrebe, diteur aprs la mort de son matre dExprience et jugement(1939) : on y trouve expose la gnalogie de la logique transcendantale depuis lechamp dune donation passive du monde. Dans de nombreux articles des annes1950-60, repris plus tard dans ses ouvrages Der Weg der Phnomenologie, Faktizittund Individuation et Phnomenologie und Geschichte, il analyse minutieusement larforme profonde qui conduit le Husserl de la gense transcendantale et du pouvoirconstitutif du corps au seuil dun empirisme transcendantal. Mais Landgrebe nestpas un cas isol, tmoin ultime et fascin de la pense de son matre. En 1959, lephnomnologue hongrois Szilasi crit une Introduction la Phnomnologie3, quireprend sous lexpression de positivisme transcendantal une entente assez simi-laire de la phnomnologie, descelle paralllement par Landgrebe ; enfin, dans lesannes 90 et dans un autre contexte culturel qui tmoigne du cosmopolitisme de la pense de Husserl, le phnomnologue chilien Jos Echeverria rinvestit nouveaux frais une telle interprtation de la phnomnologie de Husserl4. Ilexamine la racine de lempirisme transcendantal chez le Husserl de la Krisis et,plus largement, de lintersubjectivit, et montre son dploiement possible dans unephilosophie du dialogue. Plus avant, lire Husserl comme un empiriste transcen-dantal le conduit une transformation existentiale de la phnomnologie, oHeidegger ctoie Dostoevski, Nietzsche, Machado et Cervants. Quoique fconde,cette dernire extension de sens savre sans doute quelque peu dommageable une conception vraiment rigoureuse de lempirisme transcendantal en phnom-nologie.

    Serait-ce que lon a affaire, avec Husserl et Deleuze, deux traditions de lempi-risme transcendantal qui se sont dveloppes paralllement depuis linterrogationpartage dun hritage commun (Locke-Hume et Descartes-Kant), mais qui ne sesont pas croises, si ce nest depuis la critique deleuzienne de Husserl ds Diffrenceet rptition ? Comme des frres jumeaux conus ensemble et interrogeant leurhritage commun, jusqu se diffrencier au point que le seul moment o ils secroisent les conduit un conflit majeur didentit, une crise fondamentale etirrductible Jai cherch quant moi recrer un lien par del la critique et surle fond dun socle historique commun, entretenant alors peut-tre lillusion dune

    3. Wilhelm Szilasi, Einfhrung in die Phnomenologie, Tbingen, Niemeyer, 1959.4. Jos Echeverria, El empirismo trascendental. Su raz en la fenomenologa de Husserl y su

    despliegue como filosofa dialgica rigorosa , in : Dialogo 60, VII, 1992, pp. 7-42 ; El morir comopauta tica del empirismo trascendental, Ediciones El Yunque, San Juan, Puerto Rico, 1993.

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    fraternit possible, qui serait restaurer en dpit de linimiti ou, du moins, de ladiffrence5. Je voudrais dans ce qui suit poursuivre ce projet relationnel quiconsiste faire des ponts, montrer le passage des concepts dun champ lautreet les dcoupages nouveaux qui en ressortent. Mon hypothse, ds lors, tient enun faisceau de questions : de Deleuze Husserl, a-t-on affaire lhistoire dunesimple homophonie conceptuelle ? Ou bien y a-t-il plus ? Y a-t-il l lillusion dunenomination identique de deux phnomnes conceptuels htrognes ? Ce qui pour-rait expliquer un parallle strict, i.e. irrductible tout croisement. Mais il y a eucroisement, et ce, au del de la seule critique conflictuelle : Rlli, Depraz6, sont-cel autant dillusions doptique rtrospectives, indment fabricatrices dun lien ? Oubien y a-t-il une vrit mthodique sous-jacente, un oprateur crucial de pense,ressourable la phnomnologie husserlienne et o la pense de Deleuze viendraitse greffer ? Bref, la gmellarit est-elle homozygote, fondatrice dun lien naturel,ou bien htrozygote, constructrice dune identit diffrencie et, mme ainsi, quellecomplicit habite en son sein ?

    La dichotomie entre lempirique et le transcendantal : une critiquecommune

    Husserl comme Deleuze sont des lecteurs atypiques des auteurs de lhistoirede la philosophie. Le premier, cest bien connu, ne sintresse la pense de certainsphilosophes que dans la mesure o, selon une mthode gnalogique, ils peuventclairer rtrospectivement, par un double geste caractristique de reprise et dedmarcation, la mthode quil a forge sous le nom dpoch. Ainsi en va-t-il deloprateur du doute chez Descartes, du scepticisme mthodique pour Hume, dela critique transcendantale kantienne, lesquels font lobjet dautant de reprises ; enrevanche, une subjectivit substantielle ente sur le motif de la vrit comme certi-tude, une psychologie atomique/associationniste et un formalisme transcendantalpens depuis des conditions de lexprience elles-mmes non-exprientiables sevoient mises distance comme autant de motifs dits pr-phnomnologiques .Que ce soit dans Philosophie premire I (1922-1923) ou dans la Krisis (1934-37),ces deux grands moments de situation de la phnomnologie dans lhistoire de laphilosophie, on a affaire une mthode archologique tout entire mise au servicede lentreprise de la phnomnologie ; Deleuze, de son ct, pratique une lecturede lhistoire des penseurs tout aussi slective, quoiquelle se prsente comme unedmarche plus minutieuse et plus intgrative. Il est vrai que, la diffrence deHusserl, qui lit les auteurs avec la loupe de sa nouvelle discipline mergente,Deleuze se prsente tout dabord, du moins dans une premire phase de son

    5. Natalie Depraz, Lucidit du Corps. De lEmpirisme transcendantal en phnomnologie, Dordrecht,Kluwer, 2001.

    6. Compte rendu par Rlli de louvrage de Depraz, Lucidit du corps ; compte rendu par Deprazde louvrage de Rlli, Gilles Deleuze. Philosophie des transzendentalen Empirismus, dans le numrono 16 de la revue Alter, consacr Merleau-Ponty, Paris, 2008, p. 217-231.

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    parcours, comme un lecteur-historien de grandes uvres (Hume, Spinoza, Leibniz,Kant, Nietzsche, Bergson), un praticien de la micro-lecture et un avocat de mono-graphies tout la fois prcises, sobres et lgantes. Cest dans un deuxime tempsque cette lecture acribie est mise au service dune rforme de la philosophie, enloccurrence transcendantale, rforme qui apparat en toute lumire, de faon inau-gurale, dans Diffrence et rptition. L, la mthode de lecture de Deleuze se faitinventive et explicitement dformante , comme un miroir qui fait voir dautresaspects dun auteur, et ce, force daccentuations, de grossissements, de dcalageset de collages. Certes, le principe de lecture de Deleuze nest pas aussi reprableque celui de Husserl, car la mthode se cherche, tel un prisme qui sattache mesurer lcart et la bonne distance depuis laquelle voir autrement. Une tellemthode se trouve nomme travers les termes de diffrence et de rptition qui donnent leur titre au livre de 1968, et qui sattachent lun par lautre dman-teler la conception topique de la relation historique aux auteurs, savoir la dialec-tique inspire de Hegel et fonde sur la ngativit et la reconduction lidentique : lorigine de ce livre, il y a deux directions de recherche : lune, concernant unconcept de la diffrence sans ngation, prcisment parce que la diffrence, ntantpas subordonne lidentique, nirait pas ou naurait pas aller jusqu loppositionet la contradiction lautre, concernant un concept de la rptition, tel que lesrptitions physiques, mcaniques ou nues (rptition du Mme) trouveraient leurraison dans les structures plus profondes dune rptition cache o se dguise etse dplace un diffrentiel 7.

    Lide dune relation slective aux auteurs de la tradition philosophique auservice dune vision en gestation va de pair avec un usage opratoire des conceptsphilosophiques, dont la validit nest pas interne mais fondamentalement exprien-tielle. Husserl, dans son usage des catgories ainsi que dans sa manire de parlerde cet usage (en vertu mme de sa posture de mathmaticien), ne dit pas autrechose, mme si lon a parfois cherch le rinscrire dans une vision substantielledu langage de la mtaphysique : [] une seule chose est permise et ncessaire,cest que nous nous efforcions chaque pas de dcrire fidlement ce que nousvoyons rellement de notre point de vue et aprs ltude la plus srieuse [] Notredmarche est celle de quelquun qui ferait un voyage dtudes dans une partieinconnue du monde : il dcrit soigneusement ce qui soffre lui sur les cheminsnon frays et non pas toujours les plus courts quil emprunte [] ses descriptionsconserveront toujours leur valeur, parce quelles sont une expression fidle de cequil a vu mme si de nouvelles tudes doivent donner le jour de nouvellesdescriptions considrablement amliores 8. On voit combien la pratique de ladescription propose par Husserl repose sur un usage prudent des termes et unsouci de ne pas outrepasser les possibilits exprientielles existantes. Ces derniresnourrissent fondamentalement un langage lui-mme envisag comme un supportde lexprience plutt que comme le dpositaire dune logique interne et auto-

    7. Gilles Deleuze, Diffrence et rptition, Paris, PUF, 1968 (2008), p. 2.8. Edmund Husserl, Ides directrices pour une phnomnologie I (1913), Hua I (1950), traduction

    franaise de Paul Ricoeur, Paris, Gallimard, 96, p. 334.

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    valide.9 Deleuze, quant lui, revendique explicitement un tel usage opratoire des concepts : un livre de philosophie doit tre pour une part une espce trsparticulire de roman policier [] nous voulons dire que les concepts doiventintervenir, avec une zone de prsence, pour rsoudre une situation locale. Ils chan-gent eux-mmes avec les problmes. [] Ils doivent avoir une cohrence entreeux, mais cette cohrence ne doit pas venir deux. IIs doivent recevoir leur coh-rence dailleurs. Tel est le secret de lempirisme [] 10

    Au fond, un tel rapport aux auteurs et aux concepts est profondment prag-matique , et cest l que, en dernire instance, Husserl et Deleuze, par del leurdiffrence daccent port sur le transcendantal ou sur lempirique, se rejoignent.Voyageur, dtective, voil deux auteurs en mouvement, en qute, curieux de dcou-vertes et dnigmes. Cest en tout cas l janticipe ici sur ma conclusion que jemavancerai finalement pour faire tat de retrouvailles opratoires .

    Au dpart, il y a ltonnement dune expression, que lon peut dire oxymori-que , et qui frappe lesprit du logicien par son caractre de contradictio inadjecto : lempirique et le transcendantal ont leur destin semble-t-il scell dansleur opposition irrductible, ce que, chacun leur manire, les deux grandes rf-rences de nos deux auteurs, savoir Hume et Kant, ont dfinitivement fix : pourle premier, la philosophie ne peut dpasser lexprience, car, au fond, lexprienceest tout ; il y a continuit entre celle-ci et la raison, les ides mergent des impres-sions sensibles, ce qui assure la puret de lempirisme, pour lequel aucune ralit,mme (et surtout) mentale/conceptuelle, ne peut pas ne pas tre exprimentable ;daprs le dernier, lentendement est pos comme la limite du pouvoir de lexp-rience, les concepts confrant une forme celle-ci, laquelle est la matire chaotiquede sensations diverses, ce qui assure la puret du transcendantal. Ds lors, lesconditions de cette exprience sensible ne sont pas en elles-mmes exprimentables.Ainsi, toute tentative de jonction entre les deux champs relvent dune ontologiemixte ou hybride qui risque, Kant lavait trs tt dnonc titre de danger pourla pense (un risque de folie !), une amphibologie Cependant, linverse,pratiquer une distinction aussi disjonctive entre lempirique et le transcendantalrelve de labstraction mythique voire terroriste, que ce soit chez le penseur deKnigsberg que pour lauteur de lEnqute sur lentendement humain, o dualitet monisme reviennent au fond au mme, selon la bien connue concidence desopposs.

    Dailleurs, ce dernier propose un mode de formalisation de lexprience entermes de lois , lesquelles snoncent depuis le rgime de la probabilit ou depuiscelui de linfrence (certes pas depuis lide dun raisonnement de type rflexif) : [] lexprience passe, dont dpendent tous nos jugements sur la cause etleffet, peut agir sur notre esprit de manire tellement insensible que nous nyprenons jamais garde [] Lide dimmersion est si troitement unie celle deleau et lide dasphyxie celle dimmersion que lesprit opre la transition sans

    9. propos de cette conception opratoire de la phnomnologie, cfr. Natalie Depraz, Lire Husserlen phnomnologue. Ides directrices pour la phnomnologie (1), Paris, P.U.F./CNED, 2008 et Plussur Husserl : une phnomnologie exprientielle, Paris, Atlande, 2009.

    10. G. Deleuze, op. cit., p. 3.

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    laide de la mmoire [] cette transition procde de lexprience [] [qui] peutproduire une croyance et un jugement de cause effet sans que nous y pensions[] lentendement [] peut tirer des infrences de lexprience sans y rfl-chir 11 ; paralllement, Kant indique travers la synthse progressive de la premiredduction transcendantale, dite subjective, une amorce exprientielle : on yprend son dpart dans le sens interne, le temps, pour ensuite passer limagination,puis au concept, sur un mode gntique dunification progressive du flux de mesreprsentations.12

    Il y a ainsi, de part et dautre, des lieux de dverrouillage de loppositionentre empirique et transcendantal, do merge la possibilit dune logique delexprience situe distance du raisonnement rflexif a priori comme de la liaisonassociative a posteriori. Ce sont ces gonds o empirique et transcendantalpeuvent commencer tourner lun sur lautre que Husserl comme Deleuze, chacun leur manire, sattachent explorer.

    Ainsi, le fondateur de la phnomnologie, au del de sa critique, en 1901, dupsychologisme inhrent la logique atomique associationniste propre lempirismede Locke et de Hume, pouse dans la Krisis des annes 1930 une autre figure delempirisme porte par lpistm du global de la psychologie de la forme, eto viennent se rinscrire les motifs humiens de lhabitus, de la sdimentation et delhistoire gntique du sujet ; de mme, au del de sa critique du formalisme dusujet kantien lie son dficit dintuition et labsence de prise en considrationsuffisante de la relation intentionnelle lobjet, Husserl voit dans le Kant de la dduction subjective linitiateur dune synthse exprientielle prfiguratrice desa synthse passive et dune subjectivit sauto-affectant. Sdimentation habi-tuelle et synthse passive : voil deux concepts-charnire qui procdent unepremire ouverture de lempirique et du transcendantal lun lautre.

    Lauteur de Diffrence et rptition propose de son ct un chiasme analogue,mais en accordant lempirisme une tonalit majeure et en laissant au transcen-dantal la mineure . En effet, le parcours de Husserl conduit ce dernier, depuisune critique virulente de latomisme empiriste et une affirmation du motif trans-cendantal (mme modifi), une reconqute patiente dun empirisme modifi parla Gestalt. Deleuze, en accordant tout son crdit lempirisme, en analyse la logiqueinterne : On voit le fond unique de lempirisme : cest parce que la nature humainedans ses principes dpasse lesprit que rien dans lesprit ne dpasse pas la naturehumaine ; rien nest transcendantal. 13 Kant, certes, est en 1963 sans contestehonor :14 Deleuze procde une analyse quon pourrait dire aujourdhui syst-mique de larchitectonique des trois Critiques, qui fait droit au jeu subtil, deux deux, des quatre facults (entendement, sensibilit, raison, imagination), cest--dire tout fois leurs alliances et leur conflit, entretissant ainsi de faon trsoriginale le plan systmatique de la connaissance, de la morale et de lesthtique,avec celui de la politique anthropologique abord dans le texte plus tardif, intitul

    11. David Hume, Trait de la Nature humaine, t.1, Paris, Aubier, 1962, p. 181.12. Emmanuel Kant, Critique de la Raison pure, Paris, Gallimard, coll. Pliade , 1986.13. Gilles Deleuze, Empirisme et subjectivit, Paris, PUF, 1953, p. 5.14. Gilles Deleuze, La philosophie critique de Kant, Paris, PUF, 1963.

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    prcisment Le Conflit des facults. Il sera en revanche nettement plus critique en1968, faisant subir au rgime transcendantal une d-formalisation qui contribue suspecter son autonomie et la prsenter comme un dcalque (mot cl, jyreviendrai) de lempirique15 ; au fond, il nest pas sr que Deleuze, mme ds sonlivre sur Kant, ait alors rinvesti le motif transcendantal (au sens kantien), dansle mme sens o Husserl reconquiert lempiricit dans la phase gntique de laphnomnologie, car son analyse globale du jeu des facults introduit ds cemoment-l des continuits exprientielles analogiques fortes avec le plan de lapratique anthropologique politique, depuis laquelle le conflit des Facults (philo-sophie, droit, thologie) en tant quinstitutions claire le rapport des facults ausens gnosologique du terme. Il y aurait ainsi une dissymtrie de fond entre lesdeux mouvements : les deux auteurs mettent tous deux en place une critique dutranscendantal kantien, mais elle est situe diffremment : Husserl sachemine versune exprientialisation du transcendantal, je vais y revenir au point suivant, cequi le conduit reconqurir tardivement la motivation empiriste de fond propre la phnomnologie, Deleuze vers une mise au jour de la logique de lempiriquecomme empirisme suprieur , ce qui lamne dans ce contexte faire un usage transformateur au transcendantal, jy reviendrai galement plus bas.

    Constructions contrastes : deux empirismes transcendantaux ?

    Le point de contraste initial et majeur entre Husserl et Deleuze rside dansla formulation explicite, chez ce dernier, de sa philosophie en termes d empirismetranscendantal , ce qui nest pas le cas chez le phnomnologue, o une telleentente est lobjet dun travail de reconstruction interprtative. Je vais consacrerlessentiel de ce deuxime temps lexamen de cette dissymtrie. Les interrogationsqui maniment ce point sont les suivantes : 1) quel est le sens de lempirismetranscendantal de Deleuze ? Quelles sont les raisons qui animent les successeursde Husserl prsenter la phnomnologie de ce dernier comme un empirismetranscendantal ? Peut-on vraiment, dailleurs, parler son propos d empirismetranscendantal ? Ne convient-il pas, tout le moins, den distinguer deux typesdiffrents, lun deleuzien, lautre husserlien ? Jusquo sont-ils irrductibles ?

    Lenjeu dune dfinition de la philosophie comme empirisme transcendantal

    [] lempirisme transcendantal est [] le seul moyen de ne pas dcalquerle transcendantal sur les figures de lempirique. 16 Cest au sein du chapitre centralde Diffrence et rptition, intitul Limage de pense , que Deleuze revendiquecomme il le dit un empirisme suprieur ,17 dont est justiciable le transcendan-

    15. G. Deleuze, Diffrence et rptition, op. cit., p. 177-187.16. Ibid., p. 187.17. Ibid., p. 186.

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    tal. Ainsi, la proposition de lauteur sinscrit dans le contexte dune critique frontalede la philosophie de Kant, qui se cristallise autour de la notion de dcalque , djvoque plus haut. Plus clairement encore : Le discrdit dans lequel est tombeaujourdhui la doctrine des facults, pice pourtant tout fait ncessaire dans lesystme de la philosophie, sexplique par la mconnaissance de cet empirisme propre-ment transcendantal, auquel on substituait vainement un dcalque du transcendantalsur lempirique. 18

    Quel est exactement le sens de la critique deleuzienne du transcendantal kantien ? En ralit, pour bien entendre le sens de la mise en question, il convientde prendre le verbe dcalquer la lettre : dans son cours de gographie, mafille utilise un calque pour reproduire sa carte le plus exactement possible. Dcal-quer , en ce sens, cest reproduire loriginal le plus fidlement possible. Si Kantproduit un dcalque du transcendantal sur lempirique , cest que le premiernest quune copie, certes juste, la plus juste possible, du second, mais sans auto-nomie. Curieusement, cette critique de la dpendance du transcendantal kantien lgard de lempirique est trs loigne de lintention expresse de lauteur de laCritique de la Raison pure, qui prtend tout au contraire situer le transcendantalau niveau des conditions de possibilit de lexprience, en elles-mmes indpen-dantes de celle-ci, laquelle est quant elle en position drive dapplication. Commesi Deleuze saffirmait ainsi comme plus kantien que Kant lui-mme, et imputait ce dernier une critique que ce dernier a lui-mme formule lgard dune concep-tion psychologique du transcendantal : {] de tous les philosophes, cest Kantqui dcouvre le prodigieux domaine du transcendantal. Il est lanalogon dun granddcouvreur. [] Toutefois, que fait-il ? [] il dcalque les structures dites trans-cendantales sur les actes empiriques dune conscience psychologique : la synthsetranscendantale de lapprhension est directement induite dune apprhensionempirique, etc. Cest pour cacher un procd si voyant que Kant supprime ce textedans la seconde dition. Mieux cache, pourtant, la mthode du dcalque nensubsiste pas moins, avec tout son psychologisme. 19 Par cette critique, et au delde lapprciation diffrencie des deux ditions/dductions de la Critique de laraison pure qui en rsulte et sur laquelle nous reviendrons plus loin, Deleuzeradicalise en ralit le transcendantal kantien et revendique pour lui une forme plushaute, la hauteur dun empirisme lui-mme suprieur . Plus avant, lencontredes conceptions humiennes ou kantiennes, qui ne peuvent voir quune contra-diction dans lexpression d empirisme transcendantal , Deleuze y aperoit litt-ralement une qualification approprie de lempirisme : la mission dun transcen-dantal bien compris (cest--dire non-psychologique, hrsie suprme !) estd lever lempirique. Bref, empirisme transcendantal et empirisme sup-rieur savrent synonymes. Sous la plume de Deleuze, empirisme transcendan-tal nest donc en rien un mixte confus de deux dterminations a priori opposes,dont il sagirait de critiquer la dualit rigide pour promouvoir une pense du mixte, la manire du Merleau-Ponty de la Phnomnologie de la Perception, ou bien

    18. Ibid., p. 186.19. Ibid., p. 176-177.

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    pour entrer dans une logique de dpassement de type dialectique la Hegel. Larigueur de la pense de Deleuze tient dans le maintien de la puret formelle dutranscendantal kantien, seule mme dexhausser lempirique la dignit dunephilosophie digne de ce nom. Montrer que lempirisme transcendantal peut tre,avec Deleuze, penser comme une forme systmatique et cohrente de philosophie,cest ds lors montrer que lempirisme est susceptible dune puret et dune rigueursans concessions. Ds lors, on est beaucoup plus proche avec Deleuze de lexp-rience pure du James des Essais sur lEmpirisme radical que de la pense delimpuret revendique par Derrida, par exemple dans Lcriture et la diffrence.20

    Ainsi, le pari de Deleuze consiste penser jusquau bout la rigueur logique delempirisme et, du coup, ne pas lui attribuer des proprits qui sont celles dutranscendantal. Do laffirmation suivante : Nous retrouvons toujours la ncessitde renverser les relations ou les rpartitions supposes de lempirique et du trans-cendantal. 21 Ainsi, le dit renversement signifie que lempirique ne sera pas enposition dapplication ou de drivation et le transcendantal en posture da prioriou de principe moteur. Il sagit par consquent de doter lempirique dune qualitdinitiative, qui se nommera dans les termes de Deleuze exercice , force , puissance , passion , vitalit . Et, en ce sens, pour lauteur de Diffrenceet rptition, qualifier un tel empirisme de transcendantal , cest doter la forcedune rigueur telle peut devenir le moteur dune nouvelle logique philosophique.

    Le pari dune entente de la phnomnologie comme empirismetranscendantal

    la diffrence de Deleuze, le phnomnologue na jamais revendiqu lempirisme transcendantal . Si empirisme transcendantal il y a dans la phno-mnologie de Husserl, cest donc sur le mode implicite dune potentialit. premire vue, on peut mme dire que ce dernier poursuit en fait un but oppos celui de Deleuze : dans son avance gntique des annes 20, il sagit de fairede la phnomnologie transcendantale un empirisme bien pens, cest--dire deredonner au transcendantal un sens concret, exprientiable .

    1. Lexprimentation de la rduction transcendantale : la figure mthodologi-que de lempirisme transcendantal

    De fait, le nerf de la critique husserlienne de Kant rside dans la dichotomieinfranchissable maintenue par ce dernier entre lexprience et ses conditions depossibilit, en elles-mmes a priori, formelles, cest--dire par principe in-expri-mentables. Or, pour le phnomnologue, il est absolument requis que lexprience

    20. Cf. Natalie Depraz, De lempirisme transcendantal : entre Husserl et Derrida , in : Alterno 9, Jacques Derrida , 2001, p. 113-125.

    21. G. Deleuze, Diffrence et rptition, op. cit., p. 216.

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    du sujet soit transcendantale, car seule lexprience transcendantale rpond auniveau phnomnologique proprement dit, cest--dire situ sous rduction . cet gard, lexprience dite naturelle , qui soppose lexprience transcendan-tale, est synonyme de navet, dabsorption dans le monde, dopacit et daveugle-ment du sujet. Elle correspond la tendance spontane qui est la ntre agir sansconscience dagir, cest--dire nous intresser essentiellement aux objectifs atteindre, aux rsultats obtenir, aux effets produire, dans une sorte de courseen avant de laction. A contrario, marrter pour me demander ce que je suis entrain de faire, interroger le sens de laction en train de se faire, voil qui correspondprcisment au mouvement intrieur de la rduction ou poch, geste par lequel jesuspens mon action et me mets dans une disposition dobservation attentive. Cestl qumerge la teneur proprement transcendantale de lexprience subjective. Litt-ralement, donc, pour le phnomnologue, lexprience est transcendantale ou nestpas. On peut ainsi, sur ce simple fait, identifier la phnomnologie husserlienne un empirisme transcendantal , quoique lexpression napparaisse pas telle quelle.

    On pourrait sen tenir l, et valider ainsi la phnomnologie du fondateur, surla base dune critique du formalisme kantien et dun souci de concrtisation exp-rientielle du transcendantal, critique situe rebours de la psychologisation imputepar Deleuzien au transcendantal kantien. Cest l situer lempirisme transcendantalcomme qualification de la mthode fondamentale de la phnomnologie husser-lienne.

    La passivit organique comme fil conducteur : la figure ontologiquede lempirisme transcendantal

    On peut aussi considrer que la phnomnologie transcendantale devient unempirisme ds lors que le vcu nest plus considr comme lapanage de laconscience, comme cela est encore tendanciellement le cas dans la premire phasede constitution de la phnomnologie, mais devient pleinement une dimensionorganique globale du sujet. Mobilise, ce qui correspond sa troisime phase dedploiement : la premire phase ressortissant la priode initiale des Rechercheslogiques, phase strictement descriptive et caractrise par sa neutralit mtaphysi-que, la seconde sa conversion lidalisme transcendantal dans sa version statique,cest--dire de stratification des actes de la conscience (remmorant, imageant,empathique) sur la base de lacte perceptif. Ds lors, qualifier la phnomnologiehusserlienne dempirisme transcendantal requiert de mettre au premier plan lacorporit ou chair (Leib) entendue dans son sens constitutif, cest--dire transcen-dantal, dans la mesure o notre exprience du monde et des autres repose toutdabord sur la finesse et la qualit de notre sensibilit corporelle, psychique etspirituelle, ce que donne entendre le terme de Leib ds lors que lon lui accordeson amplitude maximale.

    titre de concept-limite, la chair transcendantale a besoin, pour tre appr-hende dans son sens phnomnologique strict, dtre resitue par rapport laphilosophie transcendantale instauratrice, savoir la philosophie critique. La ques-

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    tion peut se formuler ainsi : comment passe-t-on du criticisme la phnomnologie,dune contradictio in adjecto, dune impossibilit conceptuelle, une notion-limitedont le caractre oxymorique ne signe plus une impossibilit mais une vertuminente ? Ce passage, qui est une ligne de rupture, donne la mesure ontologiquede la possibilit phnomnologique dune exprience transcendantale . Endotant la transcendantalit dune forme de matrialit dfinir, la phnomnologiehusserlienne offre des moyens mthodiques pour rendre raison du pouvoir (Verm-glichkeit) singulier, de la capacit (Vermgen) qui habite la chair elle-mme, pouvoirsinon constituant, du moins proprement constitutif.

    Dailleurs, dans le sillage immdiat de Husserl, Landgrebe fait figure de prcur-seur, puisquil noue irrductiblement la possibilit de lempirisme transcendantal la problmatique du Leib comme foyer de pouvoirs foyer des Vermglichkeitendu Ich kann et point-zro absolu, en ce sens non-spatial de toute spatialisation :il confre ce faisant un sens transcendantal au Leib22.

    La non-dualit de lempirisme et de lidalisme : sortir du point devue mtaphysique

    Mais il reste lui-mme tributaire dune opposition trop simple entre ralismeet idalisme. Jen veux pour preuve la lettre quil adresse Wahl23, o il insiste, la suite de et en accord avec ce dernier, sur la divergence entre [le] programmeidaliste des Ides et des Mditations dune part, et le ralisme des analyses de ladernire priode dautre part, ou bien encore sur les lments dun sensualismedont Husserl na jamais compltement triomph . Mais cest sans doute se mpren-dre, et sur le sens accorder lidalisme mthodologique revendiqu par lefondateur, et sur lattention de Husserl des situations sociales, historiques ouquotidiennes concrtes.

    Cest pourquoi, plaider pour une forme modifie dempirisme en phnomno-logie requiert de clarifier le statut que lon est en droit daccorder lempirie, defaon penser la possibilit dun empirisme transcendantal qui ne soit en aucunemanire incompatible avec lidalisme ncessaire toute entreprise phnomnolo-gique. Lempirisme impliqu par la phnomnologie prsuppose, dans les termesdes Ides directrices...I, une eidtique des vcus, dans ceux des Recherches logiques,une structure didalit du vcu, quitte ce que leidtique elle-mme, dans saforme tardive, subisse un certain nombre de modifications lies au statut nonstrictement arbitraire (beliebig) de la facticit transcendantale elle-mme24. On ne

    22. Cf. Ludwig Landgrebe, Faktizitt und Individuation, Hambourg, F. Meiner, 1982, notamment Der Phnomenologische Begriff der Erfahrung , p. 67-68 ; Edmund Husserl, Das Problem derpassiven Konstitution . (cf. notre compte rendu in Alter no 3, Paris, Ed. Alter, 1995, p. 81-110).

    23. Lettre publie la fin de larticle de Jean Wahl sur Erfahrung und Urteil, Phnomnologie,existence, in : Van Breda H. L. d., 1953, Paris, Vrin-reprise, 1984.

    24. Lassertion de Husserl, au dbut des Problmes fondamentaux de la phnomnologie, selonlaquelle il tente ici une phnomnologie de lexprience (erfahrende Phnomenologie) sans thorie desessences doit tre comprise en ce sens (Hua XIII, p. 111).

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    dcrit jamais un vcu sensible ponctuel mais toujours lessence dune singularit,dans la mesure o les catgories descriptives labores sur la base de, mieux, mme lexprience dcrite sont mises en uvre titre de structuration eidtique(idatrice) de la dite exprience. Or une eidtique consquente des vcus impliqueen dernire instance, plus quune simple structuration, une co-gense transcendan-tale de la conscience qui dcrit et de lexprience de lobjet ou du monde qui formele thme de la description. Il convient en effet que ces structures vcues de laconscience soient donnes intuitivement, tout autant que lest lobjet senti ou peru,de faon homologue, sinon identique. Un empirisme transcendantal ne fait ds lorsque ressaisir la porte dune exprience transcendantale dont on peut, du fait deson amplitude constitutive, dcliner sur un mode plus spcifique un certain nombredexpriences concrtes, la naissance et la mort, lanimalit, la veille dans son lienau sommeil et au rve, la folie, quil sagisse de psychose ou de nvrose, lmotiondans son rapport et ses diffrences avec laffection et la passion.

    Quelques jalons historiques de la mtamorphose de lempirismetranscendantal25

    Au-del de la forme spcifique que prend lempirisme transcendantal chezDeleuze et Husserl, on peut tracer une ligne de partage entre deux hritagesphnomnologiques qui ont tous deux repris leur compte une forme dempirisme :dun ct, on peut situer, dans le sillage de Husserl, Landgrebe, Szilasi, voireDeleuze qui, dans Diffrence et rptition par exemple, revendique un empirismesuprieur26 ; dun autre ct, dans un horizon plus merleau-pontien, Wahl etStraus, mais aussi, trs tt, James27, qui dfendent grosso modo un empirismeradical mais renoncent la dimension transcendantale28.

    25. Pour plus de dtails, je renvoie ici la Postface de Lucidit du corps, op. cit.26. G. Deleuze, Diffrence et rptition, op. cit., p. 80 : En vrit, lempirisme devient transcen-

    dantal, et lesthtique, une discipline apodictique [...] .27. Cfr. William James, Essais dempirisme radical, Marseille, Agone, 2005, trad. fr. par G. Garreta

    et M. Girel.28. Cfr. Jean Wahl, Notes sur quelques aspects empiristes de la pense de Husserl , in : Ph-

    nomnologie, existence, Van Breda H. L. d., 1953, Paris, Vrin-reprise, 1984 ; cf. aussi la lettre deLudwin Landgrebe adresse Wahl propos de larticle de ce dernier publi dans le mme volume : Notes sur la premire partie de Erfahrung und Urteil de Husserl et, pour la restitution ducontexte densemble, la recension de Faktizitt und Individuation de Landgrebe, par nos soins, dansAlter no 3, 1995, art. cit., p. 411, 417 sq. notamment. Pour ce qui est dE. Straus, la rfrence est VomSinn der Sinne, Berlin-Heidelberg-New York, Springer, 1978 (2e d.) ; cfr. aussi M. Gennart, Unephnomnologie des donnes hyltiques est-elle possible ? propos de Vom Sinn der Sinne de ErwinStraus , in : tudes phnomnologiques, 1986, no 4, p. 19-46 ; cf. aussi Ludwing Landgrebe, Laphnomnologie de Husserl est-elle une philosophie transcendantale ? , in : Les tudes philosophiques,1954, p. 315 sq.

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    Laffinit avec Landgrebe

    Cest dans Faktizitt und Individuation que L. Landgrebe29 introduit la possi-bilit dun empirisme transcendantal titre de comprhension de la phnom-nologie dans son ensemble : cette caractrisation choquante [de la phnomno-logie] est tout fait lgitime [dit-il]. Elle est choquante parce quelle sembleenfermer en elle une contradictio in adjecto. Dans quelle mesure elle est justifie,cela ne peut tre montr quaprs que lon a procd une explication du concepthusserlien dexprience30. Intitul prcisment Der phnomenologische Begriffder Erfahrung , larticle dans lequel se situe cette citation semploie une telleanalyse. La vertu principale de lenqute consiste restituer de faon synthtiquelarrire-plan empiriste de la phnomnologie husserlienne, l o le fondateur dela phnomnologie avait tranch trs tt, en 1901, sur un mode critique31, puisavait procd de faon disperse un rinvestissement des acquis de lempirisme32.En remobilisant l Histoire critique des ides quest Philosophie premire I(1923-24), les textes de la Phnomenologische Psychologie (1925-1926), la Krisis,puis, enfin, Exprience et jugement, Landgrebe livre les lments dune intelligibilitnouvelle de la complicit troite quentretient la phnomnologie avec lempirisme,mais aussi des modifications ncessaires que la premire impose au second. Lesnotions phnomnologiques cl dattitude naturelle, de Weltglaube, dhabitus etdassociation, de gense, aussi, sont clairement redevables telle est du moinslapprciation de Landgrebe respectivement la conception humienne du beliefdans son lien aux customs et aux habits33, et aux problmes lockiens de lorigineet de lhistoire de la conscience. Paralllement, Husserl, et Landgrebe aprs lui,insistent sur la dualit nave que maintient Locke entre sensations et rflexions :celle-ci empche de penser une vritable gense transcendantale qui ne concderien au caractre prtendument ultime (et premier) du donn simple et particulier.En ce sens, une telle dualit risque une naturalisation nave de la conscience 34 ;tous deux soulignent aussi linsuffisance de lassociation humienne (pourtant gniale titre danticipation !) en tant que structure lgale apriorique de la conscience,cest--dire le scepticisme le fictionnalisme quelle entrane.35

    La question qui se pose alors est la suivante : faut-il marquer fermement loppo-

    29. L. Landgrebe, Faktizitt, op. cit.30. Ibid, p. 61 ; cfr. aussi, du mme auteur, dans Der Weg der Phnomenologie, Darmstadt, Gter-

    sloh, 1963, les articles antrieurs intitul Prinzipien der Lehre vom Empfinden , 1953, et Von derUnmittelbarkeit der Erfahrung , 1959.

    31. Prolgomnes la logique pure et deuxime Recherche logique.32. Ds les Ides directrices ...I ( 19, [p. 35-37]), Husserl reconnaissait dj la capacit inestimable

    de lempiriste sattacher aux choses elles-mmes, mais, conjointement, sa difficult ressaisir celles-ciautrement que comme des choses sensibles de lexprience sensible.

    33. Edmund Husserl, Phnomenologische Psychologie, Hua IX, p. 29, 286 ; Edmund Husserl,Exprience et jugement, Hambourg, Glaassen & Goverts, 1954, trad. fr. par D. Souche, Paris, P.U.F.,1970, 16, 21, 43 46.

    34. L. Landgrebe, Faktizitt, op. cit., p. 60-61, citant Philosophie premire I, Hua VII, p. 100 ; cfr.aussi, Krisis, 22, puis Alter no 3, p. 418-419.

    35. Krisis, 23 et Beilagen XII et XIII. titre de synthse sur le rapport Husserl/Hume ; cfr.

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    sition entre empirisme radical et empirisme transcendantal , avec pour crite-rium dernier la revendication du transcendantal ? Landgrebe lui-mme, on la vu,concde dans sa lettre Wahl lexistence dun sensualisme rsiduel de Husserlainsi quune tension, interne la phnomnologie du fondateur, entre ralisme etidalisme. Faut-il interprter ces aveux comme une faiblesse, une concession faite la rigueur quimposerait la phnomnologie transcendantale ?

    Au fond, pour pouvoir formuler un dbut de rponse ce qui apparat commeune antinomie brouille, il faut arguer dune diffrence dacception du transcen-dantal dans lun et lautre camp . Pour Wahl, Straus, Merleau-Ponty, voireClaesges36, le transcendantal est rejet en raison de son passif kantien, en loccur-rence, de lhyper-activit et de la puret formelle du Je transcendantal de laper-ception, laquelle recoupe certains attributs du transcendantal propre la versionstatique de la phnomnologie ; pour Landgrebe et Szilasi notamment, mais aussi,diffremment, pour Deleuze, le transcendantal nest intgrable dans une philoso-phie de la passivit de la conscience qu se gntiser et se matrialiser, ce quiconduit de faon concommittante lentre de lempirique dans une logique exp-rientielle des configurations dynamiques.

    Lapport de Szilasi

    On peut plus avant ressaisir la porte de lempirisme transcendantal, non plusseulement mme la modification propose par Landgrebe dans le sillage dunHusserl gnticien, mais en en retraant la gnalogie conceptuelle. Une rfrencecentrale, cet gard, est la lecture que fait Szilasi, dans la mesure o Landgrebelui-mme dit emprunter la notion dempirisme transcendantal un ouvrage de cedernier.37

    Si, la lecture de cette Introduction la phnomnologie , on ne rencontrepas directement lexpression d empirisme transcendantal , il nen demeure pasmoins que toute la problmatique de Szilasi va dans le sens dune exacerbationfconde des contraires apparents que sont lempirique et le transcendantal, jusqudcouvrir leur unit profonde.38 Cest ainsi quil peut dfendre la vertu dun ida-lisme phnomnologique au moment mme o il insiste sur la dimension empiriquede lattitude mondaine individuelle, ou encore revendiquer la phrase suivante deSchelling, quil cite : lidalisme transcendantal est le vrai ralisme .39 Dans lemme sens, lauteur annonait ds le dpart son intention de tirer les consquencesradicales de la phnomnologie en laborant un idalisme constitutif qui soit un

    Richard Timothy Murphy, Hume and Husserl, La Haye, M. Nijhoff, Phaen. 79, 1980 ; cfr. aussi, deRocco Donnici, Husserl e Hume, Per una fenomenologia della natura humana, Milan, Franco Angeli,1989, Collana di filosofia .

    36. Cf. Ulrich Claesges, Theorie der Raumkonstitution, La Haye, M. Nijhoff, 1964.37. Wilhelm Szilasi, Einfhrung in die Phnomenologie Husserls, Tbingen, 1959, cit. par L. Land-

    grebe, Faktizitt und Individuation, op. cit., p. 61.38. Ibid., p. 117.39. Ibid., p. 115.

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    positivisme transcendantal 40. Cest sous ce titre indit que Szilasi rassumelavance extrme de la phnomnologie husserlienne, titre de troisime priodemarque par llaboration dune gologie transcendantale gntique ressource la monadologie leibnizienne41, la premire tant strictement descriptive autour desRecherches logiques, la seconde purement transcendantale avec les Ides... Aussi lepositivisme transcendantal que revendique Szilasi pour la phnomnologie na-t-ilbien entendu rien voir avec un positivisme naf de type psychologique, lequel estprcisment la source mme du naturalisme : Le positivisme de Husserl concerneles structures transcendantales goques qui sont passes par la rduction, ainsi queles contenus du moi pur. Cest un positivisme transcendantal. Cela veut dire quela philosophie se rfre quelque chose de positif, pourtant pas quelque chosede pos de faon nave, mais au positif obtenu dans les rductions, lobjet trans-cendantal qui a purifi la conscience comme objet rceptible. 42 Plus avant, ilcomprend cette position ultime comme formant lunit 1) de lattitude mondaineempiriste luvre dans la phnomnologie descriptive premire 2) et de lattitudetranscendantale : lego monadique envisag dans sa gense incarne forme lunitdynamique du moi empirique et du je transcendantal, ou encore permet la conjonc-tion en acte des deux expriences. Prise la lettre du positivisme transcendantal,lexprience transcendantale est ainsi un accueil spontan et actif des objets laconscience.43

    La confrontation avec Mach et Avenarius

    En troisime lieu, dans le cadre de cette recherche archologique sur lempi-risme transcendantal, on trouve, par del la figure de Szilasi, la discussion critiqueprcoce que mena Husserl avec lempirio-criticisme. Cest dailleurs dans cecontexte que sest pos de faon radicale et initiale le problme du rapport dela phnomnologie au positivisme.44 Cest galement en se confrontant au conceptnaturel de monde propre Avenarius, disciple de Mach et fondateur de lempi-

    40. Ibid., Vorbemerkung ; cfr. aussi Edmund Husserl, Psychologische Phnomenologie, Hua IX,p. 298, la caractrisation de la phnomnologie transcendantale accomplie comme phnomnologieempirique (empirische Phnomenologie).

    41. Ibid., 47 pp. 4, 116 sq.42. Ibid., p. 116-117. Szilasi reprend ce titre laffirmation de Husserl issue des Ides...I ( 20),

    selon laquelle, si par positivisme, on entend leffort, absolument libre de prjug, pour fondertoutes les sciences sur ce qui est positif, cest--dire susceptible dtre saisi de faon originaire, cestnous qui sommes les vritables positivistes.

    43. Ibid., p. 92-93, 94, 115-116 ; cf. aussi Brkmann, Phnomenologie und Egologie, Den Haag,M. Nijhoff, 1963 et Wolfang Blankenburg, Der Verlust der natrlichen Selbstverstndlichkeit, Stuttgart,Enke Verlag, 1971, trad. fr., Paris, P.U.F., 1991, p. 45-46 ; ce propos, Ludwig Binswanger parleradans ses termes de lexprience de lexprience dans son article : Die Philosophie Wilhelm Szilasiund die psychiatrische Forschung , in : Beitrge zu Philosophie und Wissenschaft, Wilhelm Szilasi zum70. Geburtstag, Mnchen, Francke Verlag, 1960, p. 29.

    44. Cfr. Hermann Lbbe, Positivismus und Phnomenologie (Mach und Husserl) , in Beitrgezu Philosophie und Wissenschaft, op. cit., p. 161-185. Notons dailleurs que la filiation entre Szilasi et

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    riocriticisme,45 et en reprenant son compte la critique que ces deux auteurs fontde lempathie par introjection (Introjektion)46 que Husserl forge la notion embryon-naire de ce qui deviendra plus tard la Lebenswelt, et ce, titre de monde communintersubjectif . Par del la reprise la fois logieuse et critique des deux auteursdans les Recherches Logiques, laquelle se situe sur le terrain de la logique commelogique pratique (technologique)47, cest dans les Problmes fondamentaux de laphnomnologie48, en 1910-11, que lon trouve la confrontation la plus prcise aveclempirio-criticisme, et ce, quant au sens quil convient daccorder lexpriencevia lexprience du monde.

    On pourrait stonner de cette filiation, pourtant largement atteste,49 entre lemonde naturel et humain dAvenarius et le monde naturel de la vie husserlien, etce, sur la foi dune apprciation grossire de ce que fut lempirisme de lempirio-criticisme, sur la foi, corrolairement, du jugement critique que Husserl lui-mmeportait au dbut du sicle sur cette cole empiriste rabattue alors sur le psycholo-gisme rgnant en logique. On pourrait stonner, enfin, que lon convoque ici cettecole dans le cadre dune gnalogie de lempirisme transcendantal. En effet, Machet Avenarius, les plus significatifs des empiristes allemands 50, ont labor leurcritique de toute mtaphysique duelle (cest--dire de tout matrialisme psycho-physiologique) contre le no-kantisme dominant de lpoque, lequel restait seloneux tributaire de cette dualit mtaphysique hrite de la psycho-physiologie mat-rialiste du XIXe sicle.

    Ce serait oublier que la dimension phnomnologique transcendantale en germedepuis 1907 et bauche ds ces Leons se construit elle aussi dans un climatencore assez anti-kantien, celui-l mme dont Husserl hrite de par sa proximitavec Brentano depuis 1884-85 o il suivit ses cours sur lempirisme anglais.51 Ce

    Mach (1838-1916) est atteste par la prsence de larticle ci-dessus dans un volume dhommages Szilasi ; cfr. aussi Manfred Sommer, Husserl und der frhe Positivismus, Francfort-sur-le-Main, Klos-termann, 1985, qui dlimite quant lui rigoureusement le positivisme par rapport la phnomnologieen insistant sur lintentionalit comme ouverture de la sensation sur le monde, et sur la rductioncomme renouvellement de lexprience naturelle.

    45. Richard Avenarius, Die Kritik der reinen Erfahrung, 2 Vol., Leipzig, 1888-1900 ; RichardAvenarius, Der menschliche Weltbegriff, Leipzig, (1891) ; cfr. ce propos, Jean-Luc Petit, Solipsismeet intersubjectivit, Paris, Cerf, 1996, p. 93.

    46. E. Husserl, Hua XIII, I. Kern, Einleitung, pp. XXXVI-VIII ; Cfr. E. Mach, Beitrge zur Analyseder Empfindungen, Iena, G. Fischer, 1886, 7, p. 11, trad. fr., Nmes, J. Chambon, 1996, o lon trouvedj une telle critique.

    47. Emmanuel Kant, Prolgomnes la logique pure, Chapitre IX, Le principe dconomie depense et la logique , p. 192 sq.

    48. E. Husserl, Hua XIII, no6, chapitre 1, Lattitude naturelle et le concept naturel de monde ,10, Beilage XXII, Philosophie immanente Avenarius , (sans doute de 1915), p. 196-200.

    49. Ibid., 10 cit, et I. Kern, p. XXXVII, n.2, qui indique que Husserl avait lu et annot abon-damment et positivement louvrage de R. Avenarius, Der menschliche Weltbegriff, et ce, ds 1902. Cf.aussi Ludwig Landgrebe, Von der Unmittelbarkeit der Erfahrung , op. cit., p. 135, qui cite leconcept naturel de monde dAvenarius.

    50. Hermann Lbbe, op. cit., p. 162.51. Karl Schuhmann, Husserl-Chronik, Denk- und Lebensweg Edmund Husserls, den Haag, M.

    Nijhoff, 1977, pp. 14-15.

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    serait aussi oublier que, mme lorsque le rapprochement avec le transcendantalismekantien sopre, durant ces mmes annes, il se fait au prix, on la vu, dunemodification substantielle de la transcendantalit kantienne.

    Si lon examine dun peu plus prs cette positivit lucide transcendantale-ment 52, comme la nomme Husserl, lequel cautionne par avance lapprciationultrieure de sa dmarche par Szilasi puis Landgrebe en termes de positivisme oudempirisme transcendantal, on dcouvre ceci : la description du monde de lexp-rience pure (die Welt reiner Erfahrung) alors produite par Husserl en consonancecritique complte avec Avenarius53 dgage une apriorit indubitable (zweifellos) dumonde, qui anticipe clairement sur lapriori du monde de la vie luvre dans laKrisis, titre de corrlat de lapriori de la subjectivit transcendantale54. On peutdonc bon droit relire la conception husserlienne du monde de la vie en un senstranscendantal que le phnomnologue na dailleurs ce propos jamais dmenti.

    Lempirio-criticisme lui-mme, en la personne dAvenarius (et galement deSchuppe), est promu dans ce mme texte tardif au rang transcendantal55, mme siHusserl naccorde pas ces perspectives la radicalit transcendantale la plus haute,seule assignable, et pour cause, lapodicticit de style cartsien. Lempiricittranscendantale offre selon toute ncessit une dimension transcendantale requa-lifie, moins radicale que celle laquelle peut prtendre son type cartsien, et mieuxaccorde, en tout tat de cause, des niveaux dexprience phnomnologiqueinsoumis la rgle de lapodicticit. Ds les Confrences dAmsterdam, en 1928,lempirio-criticisme, cette fois en la personne de Mach (et du strasbourgeois JeanHering), tait littralement prsent comme dpositaire dune mthode phnom-nologique descriptive rgie par la donation intuitive, et ce, contre toute formationspculative de concepts56.

    Retrouvailles opratoires

    Ces quelques jalons gnalogiques de lempirisme transcendantal imputable la phnomnologie husserlienne permettent de montrer la validit dune tellenomination, et de mieux en situer la provenance conceptuelle et historique, au delde Husserl lui-mme mais dans un esprit hritier de la phnomnologie. Je voudraispour finir mettre nouveau en perspective nos deux auteurs, pour faire apparatre,

    52. E. Husserl, Hua XIII, Beil. XXIII (1924), pp. 200-211.53. Ibid, p. 132 sq.54. Ibid, p. 136. Hermann Lbbe, op. cit., p. 171-172, qui retrace une filiation manifeste entre le

    monde de la vie et le concept naturel de monde des empiriocriticistes. Il semble clair, partir de l,que la notion de monde naturel des Leons de 1910-11 forme lembryon de la Lebenswelt.

    55. E. Husserl, Hua VI, 56, p. 198.56. Hua IX, p. 302-303. Husserl a abondamment annot les ouvrages de E. Mach, Beitrge zur

    Analyse der Empfindungen, Jena, 1886, et Die Analyse der Empfindungen, Jena, 1902, quil a lus dsleur parution (cf. H. Lbbe, op. cit., p. 175, n. 44). Cfr. aussi Rudolf Bhm, Hua VII, Einleitung,p. XXVII sq.

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    sur quelques thmes transversaux-cl, la proximit de leur conception de lempi-risme transcendantal.

    Une mthode philosophique indite : cration conceptuelle et libertexprientielle

    Leur approche philosophique est place de part et dautre sous le signe delinventivit et de lindpendance de pense. Deleuze, dans Quest-ce que la philo-sophie ?57, par exemple, met en avant le rle crucial, en philosophie, de la crationdes concepts et de la recherche de nouveaux dcoupages, qui ouvrent des horizonsindits de sens et dexprience. On peut tout fait lire Husserl cette lumire, etinscrire dans ce sillage le renouvellement contemporain de la phnomnologiedepuis la mise au jour de ses potentialits exprientielles et pratiques ; Husserl,quant lui, invente littralement une mthode, quil nomme lpoch , en luiconfrant un statut fondamentalement inaugural : lpoch est le terme qui nommede faon gnrique lattitude libratrice du sujet inhrente la mthode phnom-nologique. Elle renvoie initialement, chez les Sceptiques puis chez les Stociens, une attitude pratique par laquelle on suspend son jugement chez les uns58, on donneson assentiment en connaissance de cause chez les autres.59 Quoique Husserl ne serfre expressment semble-t-il quau contexte sceptique, dans le cadre dun doublemouvement, habituel chez lui, de reprise et de dmarcation,60 on a pu montrer lapertinence dun ancrage stocien de lpoch phnomnologique.61 Notre intrtpour lpoch sinscrit dans ce contexte, ouvert par Husserl, de focalisation surlattitude daffranchissement du sujet lgard de lentrave du monde prdonn,que nous nous efforons quant nous de rinnerver plus avant en mobilisant laporte pratique de lpoch,62 cest--dire aussi en la situant explicitement dans sondouble enracinement sceptique et eudmoniste.63 Le phnomnologue fait ainsifigure dinventeur, et ouvre par l mme sa mthode sur des champs multiples.64

    57. Gilles Deleuze, Quest-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991.58. Sextus Empiricus, Adversus Physicos, I, 132, et James L. March, Dialectical Phenomenology :

    from suspension to suspicion , in : Man and World, 1984, 17, no 2, pp. 121-124.59. Cicron, Acadmiques 2, 32, 104, etc., P. Couissin, Lorigine et lvolution de lpoch ,

    Revue des tudes grecques, 42, 1929, pp. 373-97.60. Franoise Dastur, Husserl et le scepticisme , in : Alter no 11 La rduction , Paris, 2003,

    pp. 13-23.61. Rosa Migniosi, Reawakening and Resistance : the stoic source of husserlian poch , in :

    Analecta husserliana, 1981, pp. 311-19.62. Natalie Depraz, Phenomenological reduction as praxis , in : Journal of Consciousness Studies,

    Special Issue : The View from Within, 1999, edited by F. J. Varela et J. Shear ; en version franaisedans : Lenseignement philosophique, 2001.

    63. Natalie Depraz, article Epokh , in : B. Cassin d., Vocabulaire europen des philosophies,Paris, Seuil, 2004, pp. 366-367.

    64. Natalie Depraz, Lpoch phnomnologique comme thique de la prise de parole. Deuxterrains pratiques : lcriture potique et lintervention psychiatrique , in : Les Rencontres du Thil,

    142 Phnomnologie allemande, phnomnologie franaise

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    On peut rciproquement relire Deleuze cette lumire : sinstaller dans une justesse,librer des possibilits, que le lecteur peut exprimenter lui-mme en toute libert, partir dune attitude o je me dcale chaque moment par rapport lattendudune rponse programme a priori. Cest tout fait lesprit de la philosophie deDeleuze et, notamment, ce quil retient comme minence de lempirisme : []Lempirisme nest nullement une raction contre les concepts, ni un simple appel lexprience vcue. Il entreprend au contraire la plus folle cration de conceptsquon ait jamais vue ou entendue. [] il traite le concept comme lobjet dunerencontre [] Il ny a que lempiriste qui puisse dire : les concepts sont les chosesmmes, mais les choses ltat libre et sauvage, au del des prdicats anthropolo-giques. Je fais, refais et dfais mes concepts partir dun horizon mouvant, duncentre toujours dcentr []. 65

    Lesthtique : transcendantale ou apodictique ?

    Bref, la revendication de la philosophie comme empirisme transcendantalncessite de faire droit structurellement une esthtique.

    Chez Husserl, elle est dote de trois sens principaux et se dcouvre dans uncart prgnant avec lesthtique de la Critique de la raison pure. En effet, tout enreprenant lexpression Kant, Husserl prend soin de distinguer son esthtiquetranscendantale de lexposition des formes aprioriques de la sensibilit lespaceet le temps.66 Une premire acception67 concerne la constitution et la sphre primor-diales. Tel est le passage le plus explicite sur ce point : Nous pouvons dsignerlensemble extrmement riche des recherches ayant trait au monde primordial (quiforment toute une discipline) par le terme dEsthtique transcendantale, pris enun sens trs largi. Nous empruntons ce terme kantien, parce que les recherchessur le temps et lespace de la Critique de la raison pure visaient nettement bienque dune manire extrmement limite et peu claire un a priori nomatique delintuition sensible ; cet a priori, largi jusqu la priori concret de la nature intuitive,purement sensible (de la nature primordiale), exige le complment phnomnolo-gique transcendantal des problmes de la constitution. 68 La deuxime acceptioncorrespond la comprhension de lesthtique transcendantale en termes deperception, nature ou monde pr-scientifique, ce qui la situe moins au regard de

    5-8 juin 2005, Journes de recherche soutenues par lUniversit de Paris XII EA 431 : thique durapport au langage , sous la resp. de Madame Monique Castillo, Paris, LHarmattan, 2006.

    65. G. Deleuze, Diffrence et rptition, op. cit., p. 3.66. Husserl parle dune nouvelle esthtique transcendantale propos de sa phnomnologie

    de lexprience dans un passage du Ms. F I 37, 68b, non-retenu dans ldition allemande des Analysenzur passiven Synthesis (cf. Introd. la traduction italienne, op. cit., n. 14).

    67. propos de ces trois acceptions, cfr. Iso Kern, Husserl und Kant, Eine Untersuchung berHusserls Verhltnis zu Kant und zum Neukantianismus, Den Haag, M. Nijhoff, Phaen. 16, 1964, 21 Kants Unterscheidung von transzendentaler sthetik und transzendentaler Analytik , pp. 250-257et, plus prcisment, p. 253 sq.

    68. E. Husserl, Hua I, Cartesianische Meditationen, 61.

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    lanalytique que de la logique transcendantale, luvre notamment dans la Krisis.La troisime acception, enfin, est tout la fois trs rfre Kant et se dgage enmme temps clairement de lhorizon critique : cest celle que nous privilgions ici,et que nous allons dvelopper prsent. Elle renvoie, dans le cadre de la consti-tution de la chose (Dingkonstitution), la premire couche constitutive de lexp-rience, de type phantomatique (Phantomstufe), savoir figurative ou encoreschmatique, en laquelle les mouvements sensibles du corps, vcus comme tels,sont originairement aperus et constitus selon une synthse primitive, et ce, avantmme lobjectivit procure par la chose relle (Realittsstufe).69 Tout en se prsen-tant comme une recomprhension de la distinction kantienne de lesthtique et delanalytique, cette dernire dfinition reformule en termes constitutifs et aperceptifslopposition kantienne de la sensibilit et de lentendement que lon trouve dj luvre ds la sixime Recherche logique. Husserl dgage ainsi, au niveau mmede lesthtique, des synthses daperceptions phantomatiques inhrentes au mouve-ment du sentir lui-mme, que Kant ne place quant lui quau niveau de lanaly-tique70 : cet gard, lexpression de synthse passive est forte de la mme tensionspculative oxymorique que celle d exprience transcendantale ou, pournotre propos, que celle de chair transcendantale 71. Cest dire que la nouvelleesthtique transcendantale que propose le phnomnologue prend appui sur lesAnalysen zur passiven Synthesis, cest--dire galement sur Erfahrung und Urteilplus que sur les Mditations proprement dites ou sur la Krisis. Or on sait prcis-ment quel rle dterminant Landgrebe a jou dans la mise en forme de ces premierstextes.72

    Telle nest pas, en revanche, la position de Merleau-Ponty, qui verra dans cettenotion de synthse passive , et ce, pour des raisons inverses celle dun philo-sophe kantien strict tel que Sartre73, une contradiction dans les termes : commentlexprience de la passivit de notre corps, de linertie et de lopacit des sensationspourrait-elle tre ressaisie sous la forme de synthses, qui ne peuvent tre que desactes ? Ou encore : comment la passivit, dans sa compacit, pourrait-elle treapprhende comme une liaison originaire ?74 On peut dire que Merleau-Pontycomme Sartre demeurent attachs un rgime distinctif de pense (activit/passi-vit) que la philosophie critique nous a lgu, mais qui participe dune conceptionsomme toute encore phnomnologiquement nave (cartsienne ?) du rapportquentretient la pense avec lobjet externe. Si lon peut saccorder avec Merleau-

    69. E. Husserl, Hua V, Ideen III, p. 30.70. E. Husserl, Hua VII, Beilage XX (1908), p. 386 et Beilage XXI (1916), p. 404. Cf. notre La

    logique gntique husserlienne, quelle logophanie ? , in : Phnomnologie et logique (J.-F. Courtined.), Paris, P.E.N.S., 1996.

    71. Cfr. Natalie Depraz, Transcendance et incarnation, le statut de lintersubjectivit comme altrit soi chez Husserl, Paris, Vrin, 1995, p. 273-276.

    72. Alter no3, op. cit., p. 410, n. 2.73. Sa question serait : comment un acte de synthse peut-il tre passif, cest--dire sensible et

    affectif ?74. propos de la passivit entendue en un sens strictement phnomnologique, cf. notre Ima-

    gination and Passivity Kant and Husserl : A cross-relationship , in : Alterity and Facticity, Newperspectives on Husserl (N Depraz & D. Zahavi), Dordrecht, Kluwer, 1998.

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    Ponty, comme avec E. Straus dailleurs, sur lanalytique immanente dun sentir-spirituel 75, force est de remarquer que lon ne peut effectivement pratiquer unetelle analytique sans mobiliser les principes adquats sa constitution : on ne peutdonc parler dempirisme transcendantal ou desthtique transcendantale quen insis-tant sur la dimension transcendantale qui est seule structurante. On pourra ainsiviter une tendance toujours naturelle lesthtisation ou lempiricisation. Dail-leurs, Husserl prescrit en dernire instance la tche dune empiriographie trans-cendantale 76 qui pose le monde de lexprience humaine comme lindex incarndes autres mondes possibles et redonne ainsi leidtique de la ralit empiriqueun primat transcendantal sur les autres eidtiques possibles. Si le fait du monde(Weltfaktum) possde lvidence dune thse (thetische Evidenz)77, cest que lerecours lempirie remplit ici une fonction critique, au sens dune fonction dediscrimination entre ce qui est vcu et incarn, et ce qui relve seulement delimaginaire ou encore de labstraction formelle. Comprise correctement, cetteempiriographie correspond une pragmatique ressource lconomie de la pensechre aux empiriocriticistes, mais qui doit elle-mme sancrer dans des structuresconstitutives de type transcendantal.78

    Quen est-il chez Deleuze ? Lauteur propose de lui-mme un lien entre empi-risme transcendantal et esthtique, encore plus immdiat que Husserl, plus ellip-tique aussi : En vrit lempirisme devient transcendantal et lesthtique, unediscipline apodictique [] 79. Par un tel paralllisme, il rapproche empirisme etesthtique dune part, transcendantalit et apodicticit dautre part. Quentend-ilpar l ? La dfinition de lesthtique comme science du sensible qui est proposejuste avant se fonde sur une double ngation, la fois de la reprsentation possibledu sensible et du sensible auquel on terait toute reprsentation (rduit unerhapsodie de sensations ). Ainsi, lauteur, de faon trs cohrente, refuse de dter-miner lesthtique, ni comme transcendantale au sens classiquement kantien, nicomme un empirisme au sens littralement humien. Ce qui scelle ds lors le destindun empirisme qui devient transcendantal et dune esthtique apodictique ,cest lapprhension directe, dans le sensible, [de] ce qui ne peut tre que senti,

    75. Cfr. Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et linvisible, Paris, Gallimard, 1964, pp. 274, 287.76. Cela fournira la tche dune esthtique transcendantale, dune empiriographie transcendan-

    tale, qui esquisse une structure totalement humaine de lexprience et du monde de lexprience,laquelle doit servir de norme la critique des mondes relativement concordants de lexprience et desmondes de vises propres des humanits quelles quelles soient. la sphre empiriographique (delesthtique transcendantale) appartiennent les hommes eux-mmes et leur vie de conscience, leshumanits, leurs mondes environnants prsums en tant que tels, et le mouvement constant de la vie,dans lequel le monde environnant mobile des communauts entires, des socits o lon partagelintimit du chez-soi, a la forme se maintenant-fluante de la mutation, et reoit de faon relative soncaractre unitaire et sa typique interne. (E. Husserl, Hua XV, Beilage XIII, p. 235, trad. fr. par nossoins (en coll. avec Pol Vandevelde) in : Rlaborations husserliennes des Mditations cartsiennes(1929-32), Grenoble, Millon, 1998).

    77. E. Husserl, Hua XIII, no 6, p. 134.78. Cfr. la reconnaissance de dette de Husserl dans les Prolgomnes la logique pure (chap. IX,

    52-54), assortie de la rserve quant linsuffisance constitutive de lempirio-criticisme (55).79. G. Deleuze, Diffrence et rptition, op. cit., p. 80.

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    ltre mme du sensible 80. Quest-ce qui est ainsi apprhend mme le sensible ?La diffrence de potentiel, la diffrence dintensit comme raison du divers quali-tatif []. Ainsi, la raison qui lve lempirisme est de lordre du degr, de laqualit, et non de lapriori logique : Le monde intense des diffrences, o lesqualits trouvent leur raison et le sensible, son tre, est prcisment lobjet dunempirisme suprieur. Cet empirisme nous apprend une trange raison, le multipleet le chaos de la diffrence (les distributions nomades, les anarchies couronnes). 81Ainsi, on a affaire une esthtique place sous lemblme du chaosmos de Joyceou de lidentit affirmative nietzschenne du chaos et de lternel retour. reboursde toute logique oppositive ou dialectique, diffrence et rptition orches-trent le ballet de la chao-errance . Cest ce qui apparat Deleuze comme relevantdune vritable esthtique , quil place ici sous le mot dordre du pote Bloodcomme une profession de foi de lempirisme transcendantal : La nature estcontingente, excessive et mystique essentiellement Les choses sont trangesLunivers est sauvage Le mme ne revient que pour apporter du diffrent. Lecercle lent du tour du graveur ne gagne que de lpaisseur dun cheveu. Mais ladiffrence se distribue sur la courbe tout entire, jamais exactement adquate. 82Et Deleuze de se rfrer en note luvre de JWahl, en y puisant tout la fois sacaution et son inspiration, titre de profonde mditation sur la diffrence , olempirisme trouve sa possibilit den exprimer la nature potique, libre etsauvage . Comme Landgrebe selon la voie husserlienne, lauteur de Diffrence etrptition voit en Wahl le point daboutissement possible de lempirisme transcen-dantal dans sa pointe esthtique. Lesthtique apodictique que revendiqueDeleuze, de par son insistance sur limmanence, limmdiat, la force, pousse ainsi bout lintuition de la phnomnologie gnrative husserlienne : La phnom-nologie voulait renouveler nos concepts, en nous en donnant des perceptions etdes affections qui nous feraient natre au monde [] Mais on ne lutte pas contreles clichs perceptifs et affectifs si on ne lutte pas aussi contre la machine qui lesproduit. En invoquant le vcu primordial, en faisant de limmanence une imma-nence un sujet, la phnomnologie ne pouvait empcher le sujet de formerseulement des opinions qui tireraient dj le clich des nouvelles perceptions etaffections promises. Nous continuerions voluer dans la forme de la recognition ;nous invoquerions lart, mais ne pourrions atteindre aux concepts capables daffron-ter laffect et le percept artistiques. 83

    Pourtant, de mme quil ny a pas desthtique husserlienne proprement parler,mais seulement une logique exprientielle qui prend appui sur lesthtique trans-cendantale kantienne et la refond en direction dun intuitionnisme gnralis etdun gense du sensible partir de la rceptivit passive du sujet, de mme peut-onsinterroger sur lexistence dune vritable esthtique deleuzienne.84 Certes, lart et

    80. Ibid.81. Ibid.82. Ibid, p. 81.83. G. Deleuze, Quest-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 142.84. Jacques Rancire, Existe-t-il une esthtique deleuzienne ? , in : E. Alliez, dir., Gilles Deleuze.

    Une vie philosophique, Synthlabo, 1998.

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    luvre dart, le rle crucial de la cration tmoignent en ce sens, davantage quechez le phnomnologue, dont les propos sur lart restent pars. Deleuze proposune rflexion de fond sur les diffrentes formes dart, quil sagisse de la littrature,de la peinture ou du cinma : il poursuit travers un diagnostic de type spino-ziste qui radique toute entente en termes de reprsentation 85 et nous plongedans limmanence radicale, une mta-comprhension allgorique des formes delart : Deleuze aborde le domaine de lart dans une perspective o celui qui parleest bien un mtaphysicien mais un mtaphysicien qui serait ltre mme quelquechose comme un mdecin. 86

    Un point de rencontre, limagination passive et un intrt crois, la dductionsubjective

    Pour mieux saisir la nature de cette affinit remarquable entre esthtique etempirisme transcendantal, je voudrais pour conclure indiquer de faon plus thma-tique le point dapplication minent o convergent ultimement les penses deDeleuze et de Husserl : la conception de limagination comme imagination passive.Il sagit l dune conception pour le moins atypique de limagination, celle-ci tantle plus souvent envisage, du moins depuis lidalisme allemand, comme produc-trice de formes, cratrice, ouverture des possibles et ferment de libert. Quest-cedans ce contexte quune imagination passive ? Comment, au vu mme de lacration conceptuelle prne par Deleuze et du pouvoir imageant douverture despossibles mis en avant par Husserl, peut-il y avoir une place pour une passivit delimagination ?87

    Husserl comme Deleuze privilgient, dans leur lecture critique de Kant, lapremire dition de la Critique de la raison pure, o apparat lide dune dduc-tion subjective , qui soppose la dduction objective de la deuxime dition.Dans ces deux dductions, limagination joue bel et bien le rle-charnire dun schmatisme , mais, dans le cadre de la premire dition, la dduction estprogressive et non rgressive, cest--dire que le point de dpart y est pris dans lasensibilit (et non a priori, dans le Je pense, forme unique et universelle de laper-ception). Limagination y procde l une premire schmatisation de la matiresensible, alors que, dans la dduction objective, elle se fait sur le fond de laprioriquest le Je transcendantal de laperception. Cest bien la premire dduction queretient Husserl, et que le conduit enraciner cette imagination manant du sensibledans ce quil nomme la synthse passive de lexprience, et reconnatre la gnialit de Kant, qui forge ainsi le premier systme de synthses transcen-dantales .88

    85. Cfr. aussi Mireille Buydens, Sahara : Lesthtique de Gilles Deleuze, Vrin, 2005.86. Ibid.87. Je ne mintresse pas ici limagination (Phantasie) comme acte et comme conscience dimage,

    selon son acception proprement phnomnologique. Cfr. ce propos, Natalie Depraz, Imagination ,in : Handbook of phenomenological sthetics, (L. Embree & H.-R. Sepp eds.), Heielberg, Springer.

    88. Cfr. ce propos, Edmund Husserl, Hua XI, Analysen zur passiven Synthesis (1918-1926), Den

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    Or, cette synthse sensible mme le sensible, cest ce que Deleuze, loccasionde sa lecture de Hume avec le regard du Husserl gnticien, nomme de faonremarquable une synthse passive de limagination .89 Plaque sensible , pouvoir de contraction , limagination est une force qui fond les lments dansune impression interne dun certain poids . Ni mmoire, ni entendement, nirflexion, limagination est finit par affirmer Deleuze une synthse du temps .90 ce stade, le chapitre II, La rptition pour elle-mme , reprend son compteles analyses husserliennes de la conscience intime du temps au titre du prsentvivant comme synthse originaire passive qui prcde toute rflexion, mais linscritdans le mouvement organique de contraction (terme deleuzien !) qui est le fait delimagination : ce titre, on peut dire quil r-injecte du Hume dans Husserl, etassume ce faisant le caractre foncirement asymtrique de la synthse passivedu temps : [] les synthses perceptives renvoient des synthses organiques,comme la sensibilit des sens, une sensibilit primaire que nous sommes. Noussommes de leau, de la terre, de la lumire et de lair contracts, non seulementavant de les reconnatre ou de les reprsenter, mais avant de les sentir. Toutorganisme est, dans ses lments rceptifs et perceptifs, mais aussi dans ses viscres,une somme de contractions, de rtentions et dattentes. 91 En rinscrivant ladescription phnomnologique du sujet temporel passif dans lempiricit de lorga-nique et de limagination, Deleuze confre une organicit indite au temps subjectif,dcision que Husserl aura toujours refus de prendre ; en adoptant de son ct ladduction subjective kantienne, Husserl procde ce que lon peut nommer une intuitionnisation du sujet transcendantal, ds lors exprimentable depuis sonattitude sous poch, que Deleuze, par sa critique du dcalque psychologiste de lalogique kantienne, aura toujours refus daccepter.92

    Voil des dcisions philosophiques contrastes, lesquelles permettent de dessinerdes lignes de force distinctes mais tonnamment productives dans leur compl-mentarit, en vue de saisir lamplitude de sens de lempirisme transcendantal commecadre philosophique de rfrence93.

    Haag, M. Nijhoff, 1966, trad. fr. sous le titre De la synthse passive, Paris, J. Millon, 1998, troisimeSection Association , [p. 125-126], [p. 164], [p. 275], [p. 372], [392], et Natalie Depraz, Imagi-nation and passivity , op. cit, et Imagination and passivity : Husserl and Kants cross-relationshipin the light of the cognitive sciences , Confrence donne au CREA dans le cadre dune Journedtudes consacre Kant et les sciences cognitives, org. par M. Bitbol, mai 2009, document Powerpointen line.

    89. G. Deleuze, Diffrence et rptition, op. cit., p. 98.90. Ibid., p. 97.91. Ibid, p. 99.92. G. Deleuze, Diffrence et rptition, op. cit., pp. 176-177.93. titre davance et de prcurseur, qui donne une bonne mesure de cette alliance possible

    entre Husserl et Deleuze, voir Francisco J. Varela et Natalie Depraz, Imagining : Embodiment,Phenomenology and Transformation , in : Buddhism and Science. Breaking new ground (B. A. Wallaceed.), Columbia University Press, Columbia Series in Science and Religion, New York, 2003, p. 195-233.

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