Deleuze-Empirisme Et Subjectivite [PUF 1953]

82
Avec Hume, l'empirisme ne se définit plus essentiellement par l'origine sensible des idées. Il développe trois problèmes, les relations, les cas, les illusions. D'une part, les relations sont toujours extérieures à leurs termes, et dépendent de principes d'association qui en déter- minent l'établissement et l'exercice (croyance). D'autre part, ces principes d'association n'agissent qu'en fonction des passions, pour indiquer des « cas » dans un monde de la culture ou du droit : c'est tout l'associationnisme qui est au service d'une pratique du droit, de la politique et de l'économie (suffit-il, pour devenir propriétaire d'une cité abandonnée, de lancer un javelot sur la porte, ou faut-il toucher la porte du doigt ?). Enfin, de telles règles de légiti- mité des relations peuvent-elles être séparées des fictions, des croyances illégitimes qui les accompagnent ou les doublent ? Si bien que la philosophie est moins critique des erreurs que dénonciation des illusions inévitables. Dans tous ces domaines, l'empirisme opère la substitution de la croyance pratique au savoir, dans une entreprise athée qui consiste à naturaliser la croyance. G.D. 84 FF 22136007 /5/93 G ILL ES DE LEUZE Empirisme et subjectivité ÉPIMÉTHÉB

description

Deleuze - Empirisme et Subjectivite

Transcript of Deleuze-Empirisme Et Subjectivite [PUF 1953]

  • Avec Hume, l'empirisme ne se dfinit plus essentiellement par l'origine sensible des ides. Il dveloppe trois problmes, les relations, les cas, les illusions.

    D'une part, les relations sont toujours extrieures leurs termes, et dpendent de principes d'association qui en dter-minent l'tablissement et l'exercice (croyance). D'autre part, ces principes d'association n'agissent qu'en fonction des passions, pour indiquer des cas dans un monde de la culture ou du droit : c'est tout l'associationnisme qui est au service d'une pratique du droit, de la politique et de l'conomie (suffit-il, pour devenir propritaire d'une cit abandonne, de lancer un javelot sur la porte, ou faut-il toucher la porte du doigt ?). Enfin, de telles rgles de lgiti-mit des relations peuvent-elles tre spares des fictions, des croyances illgitimes qui les accompagnent ou les doublent ? Si bien que la philosophie est moins critique des erreurs que dnonciation des illusions invitables.

    Dans tous ces domaines, l'empirisme opre la substitution de la croyance pratique au savoir, dans une entreprise athe qui consiste naturaliser la croyance.

    G.D.

    84 FF 22136007 /5/93 111t1Jll~

    G ILL ES D ELEUZE

    Empirisme et subjectivit

    PIMTHB

  • t PI MtTHtE BISAIS PHILOIOPHIQ.'UBI

    Coll#tm foruJ# par J- HJ1olill ,, tlirillf par J-Lu& Marion

    A11emann B., JmJmc Il HtitUu (ll9 ~. rev. et c:om,6e) Trad. pu F. Fma Alqui~ F., Le~ t SJIllJvi - LA ""- mll4/Jlr.JSfW"' r,,_,,,, mer.~

    (3 6d.) BcaufmJ., Enlrrtinu (2 ~.)

    Publi6a pu F. de TOWAIUQCIU Brague R., DM umps ~ Platott 11 .Aristou ( Qut11

    lbulu) - ristoll ,, la gw.stitm du "'""' Bruain: G., L'ltn Il ruprit Carraud V., Paseal 11 la p/lilosoph C.Ourtine J .-F., Suar-.c 11 systiml t la mJlap/l.Jspu Deleuze G., Empirisml 11 SllbfattiDiU (5 ~d.) - Dilflnn1 1t rlpltitiI (7 6d.) Delhomme J ., lA /Jftllt intmogatiw (2 6d.) l Derrida J ., lA ~ ,, ~ (5 ~.) - Le probU- "' la ,.W. dJJJu la pliiWopltU "'

    H'""'l D'Hondt J., H1pl mril (2 6d. mac l jour) - /Upl, phiJosop/11 "' rhistoin oioanU (2 6d.) Du&enne M., ~;, t r~ ut/tllif'll

    (3 6d.) 1 : L'ohfat utAllifw 2 : lA,,,... ulAllif'll

    F6dier F., l""'Jlfllaliotu Fern:yrollea G., Paseal Il la raisott tbJ poliligw Franlurt H., Dhnotis, rlMm Il ftnu

    Traduction pu S.-M. LUQOST Grimaldi N ., L'art ou la f Illll jlo.sJWft Grondin J., Le lountanl dJJJu la /JlltS# t Marlill

    HtitU" Henry M., Glnialogie t la psylumal.Ju - Philosoph Il p/llMmlnolo,U du eorps (2 ~.) - L'usmu t la manifutatio11 (2 6d. en 1 vol.) - PhlMmlnologi1 mallrUl Hyppolite J., Logiqru Il IXisltnu, Essai svr la logiqru

    t Heg1l (3 ~d.) Imbert C., Phlnom#MWgies 11 /aniws formulaires Janicaud D. et Matt6 J .F., lA mllaJ!/rlsiqru d la

    limiu

    1

    1

    1

    I '

    EM P IRISME ET SUBJECTIVIT

    '

  • PIMTHE J!SSAIS PHILOSOPHIQUES

    Colkttion fondie par jean f!yppolite el dirige par ]tan-LM+ Marion EMPIRISME

    ET SUBJECTIVIT Essai sur la nature humaine selon Hume

    GILLES DELEUZE

    PRESSES UNIVERSITAIRES D E FRANCE

  • ISBN 0 1 3 04!!564 6 IU" 0768-o7o8

    A JEAN HYPPOLITE ho111111age sinre el respe#11t11x

    Op6t ltgal - , ,. dition : 1953 ~ dilion : 1993, mai Pressa Univcni taires de Fran, 1 9~3 1o8, boulevard SaintCcrmain, 75oo6 Paris

    CHAPITRE PREMIER

    PROBLME DE LA CONNAISSANCE ET PROBLME MORAL

    Hume se propose de faire une science de l'homme. Quel est son projet fondamental? Un choix se dfinit toujours en fonction de ce qu'il exclut, un projet historique est une substitution logique. Pour Hume, il s'agit de substituer une psychologie de l'esprit une psychologie des affections de l'esprit. La psychologie de l'esprit est impossible, inconstituable, ne pouvant trouver dans son objet ni la constance ni l'universalit ncessaires ; seule, une psychologie des affections peut constituer la vraie science de l'homme.

    En ce sens, Hume est un moraliste, un sociologue, avant d'tre un psy

  • EMPIRISME ET SUBJECTIVITE.

    et l'institution, elle tudie les rapports motif-action dans le maxi-mum de circonstances donnes, elle manifeste l'uniformit des pas-sions de l'homme. Bref, le choix du psychologue pourrait bizarre-ment s'exprimer ainsi: tre un moraliste, un sociologue, un historien avant d'tre un psychologue, pour tre un psychologue. Ici, le contenu du projet de la science de l'homme a rejoint la condition qui rend pos-sible une connaissance en gnral : il faut que l'esprit soit affect. Par lui-mme, en lui-mme, l'esprit n'est pas une nature, il n'est pas objet de science. La question que traitera Hume est la suivante : Comment l'esprit tkvient-i/ une nature humaine?

    Il est vrai que l'affection passionnelle el sociale est seulement une partie de la nature humaine. Il y a d'autre part l'entendement, l'asso-ciation des ides. Mais c'est par convention qu'on parle ainsi : le vrai sens de l'entendement, nous dit Hume, est justement de rendre sociable une passion, social un intrt. L'entendement rflchit l'in-trt. Si nous pouvons le considrer d'autre part, comme une partie spare, c'est la manire du physicien qui dcompose un mouve-ment, tout en reconnaissant qu'il est indivisible, incompos (1). Nous n'oublierons donc pas que deux points de vue coexistent chez Hume : la passion et l'entendement se prsentent, d'une certaine faon qui reste prciser, comme deux parties distinctes; mais en soit l'entendement n'est que le mouvement de la passion qui devient sociale. Tantt nous verrons l'entendement et la passion former deux problmes spars, tantt nous verrons que celui-l se subor-donne celle-ci. Voil pourquoi, mme tudi sparment, l'enten-dement doit avant tout nous faire mieux comprendre le sens en gnral de la question prcdente.

    (1) Tr., p. 611,

    PROBL~ME DE LA CONNAISSANCE 3

    Sans cesse Hume affirme l'identit de l 'esprit, de l'imagination et de l 'ide. L'esprit n'est pas nature, il n'a pas de nature. Il est iden-tique l'ide dans l 'esprit. L'ide, c'est le donn, tel qu'il est donn, c'est l'exprience. L'esprit est donn. C'est une collection d'ides, pas mme un systme. Et la question prcdente pourrait s'exprimer ainsi : comment une collection devient-elle un systme? La collec-tion des ides s'appelle imagination, dans la mesure o celle-ci dsigne, non pas une facult, mais un ensemble, l'ensemble des choses, au sens le plus vague du mot, qui sont ce qu'elles paraissent : collection sans album, pice sans thtre, ou flux des perceptions. La compa-raison du thtre ne doit pas nous garer ... Nous n'avons pas la connaissance la plus lointaine du lieu o se reprsentent ces scnes, ou des matriaux dont il serait constitu (1). Le lieu n'est pas diff-rent de ce qui s'y passe, la reprsentation n'est pas dans un sujet. Prcisment, la question peut tre encore : Comment l'esprit tkvient-il 11n mjet ? comment l'imagination devient-elle une facult ?

    Sans doute, Hume rpte constamment que l'ide est dans l'ima-gination. Mais la prposition ne marque pas ici l'inhrence un sujet quelconque, au contraire elle s'emploie mtaphoriquement pour exclure de l'esprit comme tel une activit distincte du mouvement de l'ide, pour assurer l'identit de l 'esprit et de l'ide dans l'esprit. Elle signifie que l'imagination n'est pas un facteur, un agent, une dter-mination dterminante; c'est un lieu, qu'il faut localiser, c'est--dire fixer, un dterminable. Rien ne se fait par l 'imagination, tout se fait dans l'imagination. Elle n'est pas mme une facult de former des ides : la production de l'ide par l'imagination n'est qu'une repro-duction de l'impression dans l'imagination. Certes, elle a son acti-vit; mais cette activit mme est sans constance et sans uniformit ,

    (1) Tr., p. 344.

  • 4 EMPIRISME ET SUB]ECTIVIT~

    fantaisiste et dlirante, elle est le mouvement des ides, l'ensemble de leurs actions et ractions. Comme lieu des ides, la fantaisie est la collection des individus spars. Comme lien des ides elle est le mouvement qui parcourt l'univers (1), engendrant les dragons de feu, les chevaux ails, les gants monstrueux (2). Le fond de l'esprit est dlire, ou, ce qui revient au mme d'autres points de vue, hasard, indiffrence (3). Par elle-mme, l'imagination n'est pas une nature, mais une fantaisie. La constance et l'uniformit ne sont pas dans les ides que j'ai. Pas davantage dans la faon dont les ides sont liu par /'imagination: cette liaison se fait au hasard (4). La gnralit de l'ide n'est pas un caractre de l'ide, n'appartient pas l'imagination : c'est un rdle que toute ide peut jouer, sous l'influence d'autres principes, non pas la nature d'une espce d'ides.

    Quels sont ces autres principes ? Comment l'imagination devient-elle une nature humaine? La constance et l'uniformit sont seulement dans la faon dont les idu sont associes dans l'imagination. L'association, dans ses trois principes (contigut, ressemblance et causalit), dpasse l'imagination, est autre chose qu'elle. Elle l'affecte. Elle trouve dans l'imagination son terme et son objet, non pas son orig~e. L'association est une qualit qui unit les ides, non pas une qualit des ides elles-mmes (5).

    Nous verrons que, dans la croyance et par la causa1it, le sujet dpasse le donn. A la lettre, il dpasse ce que l'esprit lui donne : je

    (1) Tr., p. 90. (2) Tr., p. 74 . . . d l' (3) Tr., p. 206 : L'indiffrence comme s1tuat1on prmuuve e cspnt. (4) Tr., p. 7S . . ,. . . J (s) Tr., p. 71, texte essentiel: Pwsque l unagmat1on peut sparer ~ou.tes es

    ides simples et qu'elle peut les unir de nou-v:eau sous quelque fo~e qw lw p~t, rien ne serait plus inexplicable que les oprations.de cette facult, s1 qu

  • 6 EMPIRISME ET SUBJECTIVITE

    l'imagination qu'elle devient une nature, alors qu'elle n'a pas en elle-mme une raison de son devenir ? La rponse est simple. Par essence, les principes se rfrent l'esprit qu'ils affectent, la nature se rfre l'imagination, tout son sens est de la qualifier. L'association est une loi de la nature; comme toute loi, elle se dfinit par ses effets, non par une cause. Aussi bien, sur un tout autre plan, Dieu pourra s'appeler Cause; l'harmonie prtablie, la finalit pourront fructueuse-ment s'invoquer ( I ). La conclusion des Dialogues, de l'Essai sur les mirncles et de l 'Essai sur l'immortalit est cohrente. Une cause peut toujours tre pense, comme quelque chose en soi, transcendant toutes les analogies par lesquelles on lui donne effectivement, dans l'exp-rience et pour la connaissance, un contenu dtermin (1). Il n'en reste pas moins que la philosophie comme science de l'homme n'a pas chercher de cause; elle doit scruter des effets. La cause ne peut pas tre comme; il n'y a pas une cause des principes, une origine de leur pouvoir. L'originel est leur effet sur l'imagination.

    Cet effet de l'association va se manifester sous trois formes (3). Ou bien l'ide prend un rle, tant capable de reprsenter toutes les ides auxquelles elle est associe dans l'imagination par ressemblance : ide gnrale. Ou bien l'union des ides par l'esprit acquien une rgu-larit qu'elle n'aYait pas, la nature en quelque sotte dsignant chacun ks ides simples qui sont les plus propres s'unir en une ide complexe (4) : substance et mode. Ou bien une ide en introduit une autre (5) : relation. L'effet de l'association dans les trois cas est le passage ais de l'esprit d'une ide une autre; l'essence de la

    (1) E11q111Jt 111r l'tnlendtnttnl h11!!1ai11 {traduction LEROY), p. l O I : la finalit est l'accord des principes de la nature humaine avec la Nature clic-mme: Voil donc une sorte d'harmonie prtablie entre le cours de la nature et la succession de nos ides.

    (2) Dialogu11 rur la rtligion na/ure/le (traduction DAvro), p. 144 sq. (3) Tr., p. 78. (4) Tr., p. 75 (S) Tr., p. 78.

    PROBLJ:.ME DE LA CONNAISSANCE 7

    relation, c'est la transition facile (1). L'esprit, devenu nature, a lendame.

    Mais au moment mme o la nature se rfre l'ide, puisqu'elle l'a~socie dans l'esp,rit, l'id~e n'acq~ien au.cune qualit nouvelle qui lui so1t propre et qu elle puisse attnbuer a son objet; aucune espce d'ides nouvelles n'apparat. Les ides sont uniformment relies mais sans que les relations soient l'objet d'une ide. Hume remarqu; ainsi que l'ide gnrale doit tre reprsente, mais ne peut l'tre que dans la fantaine, sous forme d'une ide particulire ayant une quantit et une qualit dtermines ( 1 ) . D' 1111e part, l'imagination ne peut devenir en soi une nature sans rester pour soi une fantaisie. Bien plus, la fantaisie trouve ici toute une extension nouvelle; elle pourra toujours invoquer les relations, emprunter le vtement de la nature former des rgles gnrales dpassant le champ dtermin de l~

    ~o~aissance lgitime, tendant la connaissance au-del de ses propres liautes. Elle fera passer su fantaisies : un Irlandais ne peut avoir d'esprit, un Franais ne peut avoir de solidit (3). Et, pour annihiler l'effet de ces rgles extensives, pour ramener soi la connaissance il faudra l'exercice d'autres rgles, celles-l correctives. A un moindr; degr d'~ctivit fantaisiste, l'imagination ne manquera pas, quand une relation sera prsente, de la doubler, de la renforcer par d'autres relations pourtant immrites (4).

    D'autre pari, l 'esprit ne peut lui-mme tre activ par les principes de la ~:Ure s~s reste~ passi~. Il subit des effets. La relation n'est pas ce qui lie, mais ce qui est li; la causalit par exemple est passion,

    (1) Tr., p. 352. (1) Tr., p. 103. (3) Tr., p. 13 t. (4) Tr., p. ~28: Quand nous rangeons des corps, nous oc manquons jamais de

    placer ceux. qw se ressemblent en contiguit les. un~ avec les autres, ou du moins, sous de:i po~ts de ~u.c corrcspond~ts: pourquoi ? sinon parce que nous prouvons une satisfaction Joindre la relation de contigut celle de ressemblance ou la ressemblance des situations celle des qualits. CT. Tr., p. 623 (note). '

    aavDroite

  • 8 EMPIRISME ET SUBJECTIVITE.

    impression de rflexion (1), effet de la ressemblance (2). Elle est smlie (3). C'est une perception de l'esprit, non pas une conclusion de l'entendement: Nous ne devons pas nous contenter de dire que l'ide de la cause et de l'effet nat de l'union constante d'objets; mais nous devons affirmer qu'elle est identique l'ide de ces objets (4). Bref, la relation ncessaire est bien dans le sujet, mais en tant qu'il contem-ple (s). Voil pourquoi tantt Hume insiste sur le paradoxe de sa thse, sur le ct ngatif; tantt, sur son orthodoxie, sur le ct positif, objectif. En tant que la ncessit est dans le sujet, la relation ncessaire est seulement dans les choses une conjonction constante, la 11msit 11'ut q11e cela (6). Mais elle est dans le sujet en tant qu'il contemple, non pas en tant qu'il agit (7) : la conjonction constante est toute la relation ncessaire (8). La dtermination chez Hume n'est pas dterminante, elle est dtermine. Lorsque Hume parle d'un acte de l'esprit, d'une tendance, il ne veut pas dire que l'esprit soit actif, mais qu'il est activ, devenu sujet. Le paradoxe cohrent de la philo-sophie de Hume est de prsenter une subjectivit qui se dpasse et n'en est pas moins passive. La subjectivit est dtermine comme un effet, c'est une imprusio11 de rflexion. L'esprit devient sujet, en tant affect par les principes.

    La nature ne peut tre tudie scientifiquement que dans ses effets

    (1) Tr., p. 2si. (2) Tr., p. 2p. (3) Tr., p. s 14. (_.) Tr., p. 514. (s) Tr., p. 254. (6) Tr., pp. 254, 25 6. (7) Tr., p. s 17. . . . (8) Tr., p. 508 : Tout objet est dtenrun par un destin absolu un ccrtam

    degr et :\une certaine direction de mouvement, et il ne peut pas plus se drnngcr de cette ligne prcise, scion laquelle il se meut qu'il ne peut se transfi;>rmcr en ange, en esprit ou en une substance suprieure. Lu t>:t111ples de Io ma/lire sonl don o111idirer ron1111e du txemples d' odio111 niruroiru ,- et tout cc qui est, cet gard, galit avec la matire doit tre avou ncessaire (c'est nous qui soulignons).

    PROBLll.MB DB LA CONNAISSANCE 9

    sur l'esprit, mais la seule et vraie science de l'esprit doit avoir pour objet la nature.

    La nature humai.ne est la seule science de l'homme (1).

    C'est dire la fois que la psychologie des affections disqualifie la psychologie de l'esprit, et que les affections qualifient l'esprit. !'ar l s'explique une ambigut. Chez Hume, on assiste au dveloppement ingal de deux inspirations trs diverses. D'une part la psychologie de l 'esprit est une psychologie de l'ide, des lments simples ou des minima, des indivisibles : elle occupe essentiellement la seconde par-tie du systme de l'entendement, les ides d'espace et de temps. C'est l'atomisme. D'autre part, la psychologie de la nature humaine est une psychologie des tendances, plutt mme une anthropologie, une science de la pratique, et surtout de la morale, de la politique et de l'histoire, finalement une vritable critique de la psychologie, puisqu'elle trouve la ralit de son objet donn dans toutes les dter-minations qui ne sont pas donnes dans une ide, dans toutes les qualits qui dpassent l 'esprit. Cette deuxime inspiration, c'est l'associationnisme. Confondre associationnisme et atomisme est un contre-sens trange. Mais prcisment, pourquoi la premire inspi-ration, surtout dans la thorie de l'espace, sub!>iste-t-elle chez Hume? Nous l'avons vu; si la psychologie des affections contient dans son projet la critique et l'exclusion d'une psychologie de l'esprit comme science impossible constituer, elle n'en contient pas moins dans son objet la rfrence essentielle l'esprit comme terme des qualification!> de la nature. Parce que l'esprit par lui-mme est une collection d'atomes, la vraie psychologie n'est pas immdiatement ni directe-ment possible : des principes ne font de l'esprit lui-mme un objet de science possible qu'en lui donnant d'abord une nature objective. Hume ne fait donc pas une psychologie atomiste, il montre dans

    ( 1) Tr., p. 366.

    aavDroite

  • IO EMPIRISME ET SUBJECTIVITE

    l'atomisme un tat de l'esprit qui ne permet pas une psychologie. Ainsi l'on ne pourra pas reprocher Hume d'avoir nglig le pro-blme important des conditions de la science de l'homme. On se demandera mme si les auteurs modernes ne rptent pas le projet de la philosophie de Hume, quand ils font correspondre chaque moment positif de la science de l'homme une critique assidue de l'atomisme, le traitant moins alors comme une thse historique et localise que comme l'ide en gnral de ce que la psychologie ne peut pas tre, et le condamnant au nom des droits concrets de la caractrologie et de la sociologie, du passionnel ou du social.

    L'upril, disait Comte propos des psychologies impossibles, est devenu le sujet peu prs exclusif de leurs spculations, et les diverses facults affectives, presque entirement ngliges et subordonnes d'ailleurs l'intelligence. L'en-semble de la nature h11mai11t est donc trs infidlement retrac par ces vains systmes ( x).

    Tous les bons auteurs s'accordent au moins sur l'impossibilit d'une psychologie de l'esprit. Voil pourquoi ils critiquent avec tant de soin toute identification de la conscience avec la connaissance. Ils diffrent seulement sur la dtermination des facteurs qui donnent une nature l'esprit. Tantt ces facteurs sont le corps, la matire : la psychologie doit faire place alors la physiologie. Tantt ce sont des principes particuliers, un quivalent psychique de la matire dans lequel la fois la psychologie trouve son seul objet possible et sa condition scientifique. Avec les principes d'association, Hume a choisi cette dernire voie, la plus difficile ou la plus audacieuse. D'o sa sympathie pour le matria.lisme, et sa rticence en mme temps.

    Jusqu' maintenant, nous avons seulement montr que le pro-blme de la philosophie de Hume tait celui-ci : comment l'esprit

    (x) a. COMTE, Courr tU philosophie po1iti11e, Schleicher, t. Ill, p. 41.

    PROBL!?.ME DE LA CONNAISSANCE I I

    devient-il une nature ? Mais, pourfJllO est-ce celui-ci ? Il faut tout reprendre, sur un autre plan. Le problme de Hume concerne exclu-sivement le fait; il est empirique. Qllid facti ? Quel est le fait de la connaissance? La transcendance ou le dpassement; j'affirme plus que jc ne sais, mon jugement dpasse l'ide. En d'autres termes : je mis 1111 mjet. Je dis : Csar est mort, et le soleil se lvera demain, Rome existe, je parle en gnral et je crois, j'tablis des rapports, c'est un fait, une pratique. Dans la connaissance, quel est le fait? Le fait est que ces pratiques ne peuvent pas s'exprimer sous la forme d'une ide, sans que celle-ci ne soit immdiatement contradic-toire. Par exemple, incompatibilit de l'ide gnrale ou abstraite avec la nature d'une ide (1), ou d'une connexion relle entre les objets avec les objets auxquels on l'applique (2). L'incompatibilit est d'autant plus dcisive qu'elle est immdiate, immdiatement dci-de (3). Hume n'y arrive pas la suite d'une discussion longue, il en part, si bien que l'nonc de la contradiction prend naturellement l 'allure d'un dfi primordial, seule relation du philosophe avec autrui dans le systme de l'entendement (4). Montrez-moi l'ide que vous prtendez avoir. Et l'enjeu du dfi, c'est la psychologie de l'esprit. En effet, le donn, l'exprience a maintenant deux sens, inverses. Le donn, c'est l'ide telle qu'elle est donne dans l'esprit, sans rien qui la dpasse, pas mme et surtout pas l'esprit, ds lors identique l'ide. Mais, le dpassement lui aussi est donn, en un tout autre sens

    (x) Tr., p. 84: C'est une contradiction dans les termes; cela implique mme la plus 1rumifcste des contradictions, savoir qu'il est possible la fois pour la mme chose: d'tre et de ne pas tre.

    {:t) Tr., p. :i51. (.~) M. Laporte a bien montr, chez Hume, le caractre immdiatement contra-

    dictoire que prenait une pratique exprime comme ide. En cc sens, la form~lc impossible de l'abstraction est : comment de t faire :t ? Et celle de la conncxton ncessaire : comment de :t faire I ? CT. U proh"me tU J' ab1fra/on.

    (4) Tr., p. 3~6, sur la solitude dsespre du philosophe, et p. :i44 sur l'inutilit des longs raisonnements.

  • 12. EMPIRISME ET SUBJECTIVITE

    et d'une autre manire, comme pratique, comme affection de l'esprit, comme impression de rflexion; la passion, dit Hume, n'est pas dfinir ( 1); de la mme faon, la croyance est un je ne sais quoi que chacun sent suffisamment (2). La subjectivit empirique se consti-tue dans l'esprit sous l'effet des principes qui l'affectent, l'esprit n'a pas les caractres d'un sujet pralable. La vraie psychologie, celle des affections, va donc se doubler dans chacun de ses moments de la critique d'une fausse psychologie de l'esprit, incapable effectivement de saisir sans contradiction l'lment constituant de la ralit humaine. Mais pourquoi faut-il enfin, pour la philosophie, faire cette critique, exprimer le dpassement dans une ide, produire la contradiction, manifester l'incompatibilit comme le fait de la connaissance?

    C'est que, la fois, le dpassement donn n'est pas donn dans une ide, mais se rfre l'esprit, puisqu'il le qualifie. L'esprit est en mme temps l'objet d'une critique, et le terme d'une rfrence nces-saire. Telle est la ncessit de la critique. Voil pourquoi, dans les questions de l'entendement, la dmarche de Hume est toujours la mme, allant de l 'absence d'une ide dans l'esprit la prsence d'une affection de l'esprit. La ngation de l'ide de la chose affirme l'identit du caractre de cette chose avec la nature d'une impression de rflexion. Ainsi pour l'existence, l'ide gnrale, la connexion nces-saire, le moi, le vice et la Yertu. Dans tous ces cas, plutt que le critre de l 'ide n'est ni, c'est la ngation de l'ide qui sert de critre; le dpassement se saisit toujours et d'abord dans sa relation ngative avec ce qu'il dpasse (3). Inversement, dans les structures du dpas-

    ( 1) Tr., p. 37S (2) Tr., p. 173 . (3) A propos des ides gnrales, Hume nous dit clairement que pour com-

    prendre sa thse, il faut d'abord passer par la c.ritiquc : Peut-tre ces rflexions pourront-elles servir carter toutes les difficults de l'hypothse que j'ai propose au sujet des ides abstraites, en opposition celle qui a jusqu'ici prvalu en philoso-phie. Mais, dire vrai, je mets surtout ma confiance dans cc que j'ai dj prouv sur l'impossibilit des ides gnrales d'apr.s la mthode employe gnralement pour

    1

    P ROBLE.ME DE LA CONNAJSSANCE

    sement, l'esprit trouve une positivit qui lui vient du dehors. Mais alors, comment concilier l'ensemble de cette dmarche avec

    le principe de Hume, selon lequel toute ide drive d'une impression correspondante et, par consquent, /011/e impression donne se repro-duit dans une ide qui la reprsente exactement ? Si la ncessit par exemple est une impression de rflexion, il y a ncessairement une ide d e ncessit (1). La critique, dit encore Hume, n'te pas son sens l'ide de connexion ncessaire, elle en dtruit seulement les applications mauvaises (2). Il y a bien une ide de ncessit. Mais la base, si l'on doit parler d'une impression de rflexion, c'est au sens o la relation ncessaire est l'esprit comme affect, dter-min par l'ide d'un objet (dans certaines circonstances) former l 'ide d'un autre. L'impression de ncessit ne saurait produire l'ide comme une qualit des choses, puisqu'elle est une qualification de l'esprit. Le propre des impressions de rflexion, effets des principes, c'est de qualifier diversement l'esprit comme un sujet. Cc qui se dvoile donc partir des affections, c'est l'ide de cette subjectivit. Le mol idie ne pe11t plus avoir le mme sens. La psychologie des affections sera la philosophie d'un sujet constitu.

    C'est cette philosophie que le rationalisme a perdue. La phi-losophie de Hume est une critique aigu de la reprsentation. Hume ne fait pas une critique des relations, mais une critique des reprsentations, justement parce qu'elles ne peuvent pas prsenter les relations. En faisant de la reprsentation un critre, en mettant l'ide dans la raison, le rationalisme a mis dans l'ide ce qui ne se laisse pas constituer dans le premier sens de l'exprience, ce qui ne se laisse pas donner sans contradiction dans une ide, la gnralit de l'ide mme et l'existence de l'objet, le contenu des mots toujours,

    les expliquer . Pour comprendre cc qu'est une affection de l'esprit, il faut passer par la critique d'une psychologie de l'esprit.

    {t) Tr., p. 2,2. (2) Tr., p. 248.

    aavNote

    aavDroite

  • 14 EMPIRISME ET SUBJECTIVITE.

    universel, ncessaire ou vrai; il a transfr la dtermination de l'es-prit aux objets extrieurs, supprimant pour la philosophie le sens et la comprhension de la pratique et du sujet. En fait, l'esprit n'est pas raison, c'est la raison qui est une affection de l'esprit. Elle sera dite en ce sens instinct (1), habitude, nature (2).

    La raison n'est rien qu'une dtermination gnrale et aime des passions fon-de sur une vue distante ou sur la rflexion (3).

    La raison est une espce de sentiment. Ainsi, de mme que la mthode de la phllosophie va de l'absence d'une ide la prsence d'une impression, la thorie de la raison va d'un scepticisme un positivisme, d'un scepticisme de la raison un positivisme du senti-ment, lequel inclut enfin la raison comme une rflexion du sentiment dans l'esprit qualifi.

    De mme qu'on a distingu l'atomisme et l'associationnisme, on distinguera deux sens de l'ide, donc deux sens de l'impression. En un sens, nous n'avons pas l'ide de ncessit; en un autre sens, nous l'avons. Malgr les textes o les impressions de sensation et les impressions de rflexion, les ides de sensation et les ides de rflexion sont prsentes en mme temps et rendues homognes autant que possible (4), la diffrence est de nature entre les deux. Tmoin la cita-tion suivante :

    Voili cc qui est ncessaire pour produire une ide de rflexion; l'esprit ne peut, en repassant I .ooo fois toutes ses ides de sensation, en extraire jamais une nouvelle ide originale, 1a11/ ri la 11alur1 a fafonni JtJ f aU}t/J de telle sorte qu'il semble natre une nouvelle impression originale d'une telle contemplation (,).

    (1) Tr., p. 266: La raison n'est rien qu'un merveilleux et inintelligible instinct dans nos imcs, qui nous emporte par une certaine suite d'ides et les dote de qualits particulires.

    (2) Tr., p. 274. (3) Tr., p. 709. (4) Tr., p. 72. (s) Tr., p. 1os (c'est nous qui soulignons). Cf. Tr., p. 386.

    P ROBLPME DE LA CONNAISSANCE

    Les impressions de sensation sont seulement l'origine de l'esprit; les impressions de rflexion sont la qualification de l'esprit, l'effet des principes dans l'esprit. Le point de vue de l'origine, selon lequel toute ide drive d'une impression prexistante et la reprsente, n'a certes pas l'importance qu'on a voulu lui trouver: il donne seulement l'esprit une origine simple, vite aux ides d'avoir reprsenter des ~hoses, choses avec lesquelles on comprendrait mal la ressem-blance des ides. La vritable importance est du ct des impres-sions de rflexion, parce qu'elles qualifient l'esprit comme un sujet. L'essence et le destin de l'empirisme ne sont pas lis l'atome, mais l'association. L'empirisme essentiellement ne pose pas le problme d'une origine de l'esprit, mais le problme d'une constitution du sujet. De plus, il envisage celle-ci dans l'esprit comme l'effet de principes transcendants, non pas comme le produit d'une gense. La difficult sera donc d'tablir un rapport assignable entre les deux sens de l'ide ou de l'impression, entre l'origine et la qualification. Nous avons vu prcdemment leur diffrence. Cette diffrence, c'est celle que Hume rencontre encore sous la forme d'une antinomie de la connais-sance; elle dfinit le problme du moi. L'esprit n'est pas sujet, il est assujetti. Et quand le sujet se constitue dans l'esprit sous l'effet des principes, l'esprit se saisit en mme temps comme un Moi parce qu'il est qualifi. Mais justement, si le sujet se constitue seulement dans la collection des ides, comment la collection des ides peut-elle se saisir elle-mme comme un moi, comment peut-elle dire moi , sous l'effet des mmes principes? On ne comprend pas comment l'on peut passer des tendances .au moi, du sujet au moi. Comment le sujet et l'esprit peuvent-ils la limite ne faire qu'un dans le moi? Le moi doit tre en mme temps collection d'ides et tendance, esprit et sujet. Il est synthse, mais incomprhensible, et runit dans sa notion sans les concilier l'origine et la qualification.

    Il y a deux principes que je ne peWt rendre cohrents, et il n'est pas en mon pouvoir de renoncer l'un ou l'autre : toutes nos perceptions distinctes sont des

    aavNote

  • 16 EMPIRISME ET SUBJECTIVITE.

    existences distinctes, et : l'esprit n'aperoit jamais de connexion r~c entre des existences distinctes (1).

    Hume ajoute : Une solution peut-tre est possible. Nous ver-rons plus tard quel sens on p eut donner cet espoir.

    Le vritable objet de la science est la nature humaine. Mais, la philosophie de Hume nous prsente deux modalits de cette nature, deux espces du genre affection: d'une part, les effets de l'association, d'autre part, les effets de la passion. Chacune est la dtermination d'un systme, celui de l'entendement, celui des passions et de la morale. Quel est leur rapport? Entre les deux, d'abord, le paralllisme semble s'tablir et se poursuivre exactement. Croyance et sympathie se rpon-dent. De plus, tout ce que la sympathie contient en propre et qui dpasse la croyance est selon l'analyse analogue ce que la passion mme ajoute l'association des ides (2). Sur un autre plan, de mme que l'association 6.xe l'esprit une gnralit ncessaire, une rgle indispensable son effort de connaissance thorique, de mme la passion lui fournit le contenu d'une constance (3), rend possible une activit pratique et morale, et donne l'histoire sa signification. Sans ce double mouvement, il n'y aurait pas mme une nature humaine, l 'imagination resterait fantaisie . Les correspondances ne s'arrtent pas l : la relation du motif et de l'action est homogne la causa-lit (4), si bien que l'histoire doit tre conue comme une physique

    (1) Tr., p. 760. (2) Tr., pp. 421-422. (3) Tr., p. 418. Enq., p. lp. (4) Tr., p. 515: le prisonnier, qWIIld on le conduit l'chafaud, prvoit sa mort

    aussi certainement comme la consquence de la constance et de la loyaut de ses

    P ROBL'S.ME DE LA CONNAISSANCE 17

    de l'homme (1). Enfin, pour la dtermination du dtail de la nature, comme pour la constitution d'un monde de la moralit, les rgles gnrales ont le mme sens, la fois extensif et correctif. On n'aura mme pas la ressource d'identifier le systme de l'entendement avec la thorie, le systme de la morale et de la passion avec la pratique. Sous le nom de croyance, il y a une pratique de l'entendement, et sous forme d'orga.nisation sociale et de justice, une thorie de la morale. Bien plus, dans tous les cas chez Hume, la seule thorie pos-sible est une thorie de la pratique : pour l 'entendement, calcul des probabilits et rgles gnrales, pour la morale et les passions, rgles gnrales et justice.

    Mais, si importantes qu'elles puissent tre, toutes ces correspon-dances sont seulement la prsentation de la philosophie, la distribu-tion de ses rsultats. Le rapport d'analogie entre les deux domaines constitus ne doit pas nous faire oublier lequel des deux a dtermin la constitution de l'autre comme matire philosophie. Nous nous interrogeons sur le mobile de la philosophie. Au moins, le fait est facile dcider : Hume est avant tout un moraliste, un penseur poli-tique, un historien. Mais pourquoi ?

    Le Trait commence par le systme de l'entendtment, et pose le problme de la raison. Seulement, la ncessit d'un tel problme n'est pas vidente; il lui faut une origine, qu'on puisse considrer comme un mobile de la philosophie. Ce n'est pas parce que la raison rsout des problmes qu'elle est elle-mme un problme. Au contraire, pour qu'il y ait un problme de la raison, relatif son domaine propre, il

    ~dicos que comme l'effet de l'opration de la hache ou de la roue. Il n'y a pas de diffrence de nature entre l'vidence morale et l'vidence physique. CT. Tr., p. 258.

    (1) ~ile, p. 131 : Les relations de guerre, d'intrigues, de factions et de r~volution sont autant de recueils d'expriences qui permettent au philosophe poli-t~quc ou mo~l de fixer les principes de sa science, de la m!mc manire que le mdc-~ ou le ph1losophc de ~a nature. se familiarise avec la nature des plantes, des rrunraux et des autres ob1cts extrieurs par les expriences qu'il fait sur eux.

    aavDroite

    aavDroite

  • 18 EMPIRISME ET SUBJECTIVITE.

    faut qu'un domaine chappe la raison, la mettant d'abord en ques-tion. La phrase importante et principale du Trait est :

    Il n'est pas contraire la raison de prfrer la destruction du monde une ~ratignure de mon doigt (1).

    La contrarit serait encore un rapport excessif. C'est parce que la raison n'est pas coextensive l'tre, parce qu'elle ne s'applique pas tout ce qui est, qu'elle peut se mettre en question et poser le pro-blme de sa nature. Ici, le fait est qu'elle ne dtermine pas la pratique: elle est pratiquement, techniquement insuffisante. Sans doute, elle influence la pratique en nous informant de l'existence d'une chose, objet propre d'une passion, en nous dcouvrant une connexion de causes et d'effets, moyen d'une satisfaction (2). Mais on ne peut pas dire qu'elle produise une action, ni que la passion la contredise, ni qu'elle combatte une passion. La contradiction implique au moins un dsaccord des ides avec les objets qu'elles reprsentent; une passion est une existence primitive, ~u si l'on veut, un mode primitif d'exis-tence, et ne contient aucune qualit reprsentative qui en fasse une copie d'une autre existence ou d'un autre mode (3).

    Les distinctions morales ne se laissent pas davantage engendrer par la raison, puisqu'elles veillent les passions, produisent ou emp-chent l'action (4). Pour qu'il y ait contradiction voler des proprits, violer des promesses, encore faut-il que des promesses et des pro-prits existent dans la nature. La raison peut toujours s'appliquer, mais elle s'applique un monde prcdent, suppose une morale ant-cdente, un ordre des fins (5). Donc, c'est parce que la pratique

    (1) Tr., p. szs. (2) Tr., p. S74

    ( ~ ) Tr., p. s2s. (4) Tr., p. n:. (s) rr .. P ss4.

    PROBLP.ME DE LA CONNAISSANCE

    et la morale sont dans leur nature (non pas dans leurs circonstances) indiffrentes la raison, que la raison va chercher sa diffrence. C'est parce qu'elle est nie de l'extrieur qu'elle se niera de l'intrieur et se dcouvrira comme une dmence, un scepticisme. Et aussi, c'est parce que ce scepticisme a son origine et son mobile l'extrieur, dans l'indiffrence de la pratique, que la pratique elle-mme est indiff-rente au scepticisme: on peut toujours jouer au tric-trac (1). Le phi-losophe se conduit comme tout le monde : le propre du sceptique est la fois que son raisonnement n'admet pas de rplique et ne produit pas la conviction (2). Nous retrouvons donc la conclusion prcdente, cette fois-ci complte : scepticisme et positivisme s'impliquent dans un mme raisonnement de la philosophie. Le positivisme de la pas-sion et de la morale produit un scepticisme sur la raison; ce scepti-cisme intrioris, devenu scepticisme de la raison, produit son tour un positivisme de l'entendement, conu J'image du premier, comme la thorie d'une pratique (3).

    A l'image, mais pas la ressemblance. Maintenant, on peut com-prendre exactement la diffrence entre le systme de la morale et celui de l'entendement. Dans le genre de l'affection, on distingue deux termes, l'affection passionnelle et morale, et le dpassement, dimension de la connaissance. Sans doute, les principes de la morale, les qualits originelles et naturelles de la passion dpassent et affec-tent l'esprit, comme les principes d'association; le sujet empirique est bien constitu dans l'esprit par l'effet de tous les principes conju-gus. Mais c'est seulement sous l'effet (d'ailleurs ingal) des prin-cipes d'association, et non des autres, que cc sujet peut lui-mme dpasser le donn : il croit. En ce sens prcis, le dpassement concerne exclusivement la connaissance : il porte l'ide au-del

    (1) Tr., p. 362. (2) Enq., p. 210. (3) Inversement, par un juste retour des choses, l'entendement s'interroge

    alors su.r la nature de la morale : Tr., pp. 363-364.

    aavNote

    aavNote

    aavNote

    aavDroite

  • .20 EMPIRISME ET SUBJECTIVITE

    d'elle-mme, lui donnant un rle, affirmant son objet, constituant ses liens. Au point que, dans le systme de l'entendement, le principe le plus important qui affecte l'esprit va d'abord tre tudi dans l'activit, dans le mouvement d'un sujet qui dpasse le donn : la nature de la relation causale est saisie dans l'infrence (1). Pour la morale, il en va tout autrement, mme quand elle prend par analogie la forme d'exposition du dpassement (2). L, pas d'infrence faire.

    Nous n'infrons pas qu'un caractre est vertueux de ce qu'il plat, mais en sentant qu'il plat de cette manire particulire, nous sentons effectivement qu'il est vertueux (3).

    La morale admet l'ide seulement comme un facteur de ses cir-constances et reoit l'association comme un lment constitu de la nature humaine. Au contraire, dans le systme de l'entendement l'association est un lment constituant, le seul lment constituant, de la nature humaine. Comme illustration de cette dualit, l'on se reportera la distinction que fait Hume entre deux Moi (4), et la faon diffrente dont il prsente et traite les problmes corres-pondants.

    Il y a donc deux sortes de pratiques, qui doivent immdiate-ment prsenter des caractres trs distincts. La pratique de l'enten-dement dtermine le dtail de la Nature, elle procde en extension. La Nature, objet de la physique, est partes extra partes. C'est l son essence. Si nous considrons les objets dans leur ide, il est possible tous ces objets de devenir causes ou effets les uns des autres (s),

    (1) Tr., p. 256: L'ordre que nous avons s~vi, d'ex~er d'abor~ notr~inf~rence selon la relation avant que nous ayons expliqu la relation elle-meme, n aurait pas t excusable, s'il avait t possible de procder d'aprs une manire diffrente.

    (2) Tr., PP 584-586. (3) Tr., p. 587. Enqult1 rur Ier prindp11 de la moral1 (trad. LEROY), p. 150. (4) Tr., p. 345 : Nous devons distinguer l'identit personnelle en tant qu'elle

    touche notre pense ou notre imagination, et cette mme identit en tant qu'elle touche nos passions ou l'intrt que nous prenons nous-mmes.

    (5) Tr., p. 260.

    P ROBLi?.ME DE LA CONNAISSANCE .21

    puisque la relation causale n'est pas une de leurs qualits : logique-ment n'importe quoi peut tre cause de n'importe quoi. Si nous obser-vons d'autre part la conjonction de deux objets, chacun des cas num:riquement diffrents qui la prsente est indpendant de l'autre, aucun n'a d'influence sur l'autre; ils sont entirement spars par le temps et par le lieu (1). Ce sont les parties composantes d'une probabilit (.i); en effet, si la probabilit suppose la causalit, la cer-titude qui nat du raisonnement causal n'en est pas moins une limite, un cas particulier de la probabilit, une convergence de probabilits pratiquement absolue (3). La Nature est bien une grandeur extensive; elle se prtera donc l'exprience physique et au calcul. L'essentiel est d'en dterminer les parties : c'est la fonction des rgles gnrales dans le domaine de la connaissance. Il n'y a pas de tout de la Nature, pas plus dcouvrir qu' inventer. La totalit n'est qu'une collection; L'union de ces parties en un tout... est accomplie simplement par un acte arbitraire de l'esprit, et n'a nulle influence sur la nature des choses (4). Les rgles gnrales de la connaissance, en tant que leur gnralit concerne un tout, ne sont pas diffrentes des principes naturels de notre entendement (s); le difficile, dit Hume, n'est pas de les inventer, mais de les appliquer.

    Il n'en n'est pas de mme pour la pratique de la morale, au contraire. L, les parties sont immdiatement donnes, sans infrence faire, sans application ncessaire. Mais, au lieu d'tre exten.rive.r, elles .ront mutuellement exclu.rives. Les parties ne sont pas partielles comme dans la nature, elles sont partiales. Dans la pratique de la morale, le difficile est de dtourner la partialit, d'obliquer. L'important est d'inventer : la justice est une vertu artificielle, l'homme est une

    (1) Tr., p. 250 . (2) Tr., p. 219. (3) Tr., p. 213. (4) Dialogues, p. 258. (5) Tr., p. 262.

    aavDroite

  • 2.2. EMPIRISME ET SUBJECTIVITE

    espce inventive (1). L'essentiel est de constituer un tout de la moralit; la justice est un schme (2). Le schme est le principe mme de la socit.

    Un acte isol de justice considr en lui-mme, peut tre souvent contraire au bien public; c'est seulement le concours de tous les hommes en un schme, ou en. un systme gnral d'actions, qui est avantageux (3).

    Il ne s'agit plus de dpassement, mais d'intgration. Contraire-ment la raison qui procde toujours de parties parties, le senti-ment ragit des touts (4). De l, dans le domaine de la morale, un autre sens des rgles gnrales.

    (1) Tr., p. 601. (2) Tr., p. 615. (3) Tr., p. 705. (4) Enqulte mr Ier prindper de la morale, p. 151.

    CHAPITRE II

    LE MONDE DE LA CULTURE ET LES RGLES GNRALES

    Il faut expliquer ces dterminations de la morale. L'essence de la conscience morale est d'approuver, de dsapprouver. Ce sentiment qui nous fait louer ou blmer, cette douleur et ce plaisir qui dtermi-nent le vice et la vertu, ont une nature originale : ils sont produits par la considration d'un caractre en gnral, sans rfrence notre intrt particulier (1). Mais qu'est-ce qui peut nous faire abandonner sans infrence un point de vue qui nous est propre, simple inspec-tion nous faire considrer un caractre en gnral, autrement dit nous le faire saisir et vivre en tant qu'il est utile autrui ou la per-sonne elle-mme, en tant qu'il est agrable autrui ou la personne elle-mme? La rponse de Hume est simple: c'est la sympathie. Seule-ment il y a un paradoxe de la sympathie : elle nous ouvre une tendue morale, une gnralit, mais cette tendue mme est sans extension, cette gnralit, sans quantit. Pour tre morale en effet, la sympathie doit s'tendre au futur, ne pas se limiter au moment prsent, elle doit tre une double sympathie, c'est--dire une correspondance d'impres-

    (1) Tr., p. 588 : C'est seulement quand un caractre est considr en gnral, sans rfrence notre intrt particulier, qu'il produit cette conscience et cc senti-ment qui le font appeler moralement bon ou mauvais.

  • EMPIRISME ET SUBJECTIVITE.

    sions qui se double d'un dsir du plaisir d'autrui, d'une aversion pour sa peine (1). Et c'est un fait : la sympathie existe, elle s'tend natu-rellement. Mais cette extension ne s'affirme pas sans exclusion : il est impossible de doubler la sympathie

    sans l'aide d'une circonstance prsente qui nous frappe de mani~rc vive (2),

    excluant les cas qui ne la prsentent pas. Cette circonstance, en fonc-tion de la fantaisie, sera le degr, l'normit du malheur (3); en fonc-tion de la nature humaine, ce sera la contigut, la ressemblance ou la causalit. Ceux que nous aimons, selon les circonstances, ce sont nos proches, nos pareils et nos parents (4). Bref, notre gnrosit par nature est limite; ce qui nous est naturel, c'est une gnrosit limite (5). La sympathie s'tend naturellement au futur, mais dans la mesure o les circonstances limitent son extension. Le revers de la gnralit mme laquelle elle nous convie est une partialit, une ingalit d'affection qu'elle nous confre comme le caractre de notre nature : au point de nous faire regarder comme vicieuse et immorale toute transgression notable d'un tel degr de partialit par largissement ou resserrement trop grand de ces affections (6). Nous condamnons les parents qui prfrent, leurs enfants, des trangers.

    Ainsi, ce n'est pas notre nature qui est morale, c'est notre morale qui est dans notre nature. Une des ides de Hume les plus simples, mais les plus importantes, est celle-ci : l'homme est beaucoup moins goste qu'il n'est partial. On se croit philosophe et bon

    (1) Tr., p. 487. (2) Tr., p. 492. (;) Tr., p. 49;. (4) Tr., p. 600. (s) Tr., p. 712. (6) Tr., p. 606.

    LE MONDE DE LA CULTURE

    penseu:r en soutenant que l'gosme est le dernier ressort de toute activit. C'est trop facile. Ne voit-on pas qu'il y a peu d'hommes qui n'accordent la plus grande partie de leur fortune aux plaisirs de leur femme et l'ducation de leurs enfants, en ne se rservant que la plus faible part pour leur usage propre et leur divcr:isscmcnt personnel? ( 1) .

    La vrit, c'est que l'homme est toujours l'homme d'un dan, d'une communaut. Famille, amiti, voisinage, ces catgories avant d'tre les types de la communaut chez Tnnies, sont chez Hume les dterminations naturelles de la sympathie. Et justement, c'est parce que l'essence de la passion, l'essence de l'intrt particulier n'est pas l'gosme mais la partialit, que la sympathie de son ct ne dpasse pas l'intrt particulier, ni la passion. Notre sens du devoir suit toujours le cours habituel et naturel de nos passions (2). Allons jusqu'au bout, quitte perdre apparemment le bnfice de notre distinction de l'gosme et de la sympathie : celle-ci ne s'oppose pas moins la socit que celui-l.

    Une affection aussi noble, au lieu de prparer les hommes former de vastes socits, y est presque aussi contraire que l'goismc le plus troit (;).

    Personne n'a les mmes sympathies qu'autrui; la pluralit des partialits ainsi dfinies, c'est la contradiction, c'est la violence (4). Tel est l'aboutissement de la nature; il n'y a pas de langage raison-nable entre les hommes, ce niveau.

    Tout homme particulier a une position particulire par rapport aux autres; il serait impossible que nous puissions jamais converser en des termes raisonnables, si chacun de nous en tait considrer les caractres et les personnes uniquement comme ils lui apparaissent de son point de vue particulier (s).

    (1) Tr., p. 604. (2) Tr., p. 600. (;) Tr., p. 604. (4) Tr., p. 709, p. 730. (s) Tr., p. 707.

  • z.6 EMPIRISME ET SUB]ECTIV!Tb

    Toutefois, si la sympathie est comme l'gosme, quelle impor-tance a la remarque de Hume selon laquelle l'homme n'est pas goste, mais sympathisant ? En fait, si la socit trouve a11tanl d'obstacle dans la sympathie que dans l'gosme le plus pur, ce qui change pourtant et absolument, c'est le sens, la structure mme de la socit, selon qu'on la considre partir de l'gosme ou de la sympathie. Des gosmes en effet auraient seulement se limiter. Pour les sympathies, c'est autre chose: il faut les intgrer, les intgrer dans une totalit positive. Ce que Hume reproche prcisment aux thories du contrat, c'est de nous prsenter une image abstraite et fausse de la socit, de dfinir la socit de faon seulement ngative, de voir en elle un ensemble de limitations des gosmes et des intrts, au lieu de la comprendre comme un systme positif d'entreprises inventes. Voil pourquoi il est si important de rappeler que l'homme naturel n'est pas goste: tout en dpend, dans une conception de la socit. Ce que nous trouvons dans la nature, la rigueur, ce sont des familles; aussi l'tat de nature est-il dj et toujours autre chose qu'un simple tat de nature (1). La famille, indpendamment de toute lgislation, est explique par l'instinct sexuel et par la sympathie, sympathie des parents entre eux, sympathie des parents pour leur progniture (z.). Comprenons partir de l le problme de la socit, puisque celle-ci trouve son obstacle dans les sympathies elles-mmes et non dans l'gosme. Sans doute la socit est-elle l'origine une runion de familles; mais une runion de familles n'est pas une ru-nion familiale. Sans doute les familles sont bien les units sociales; mais le propre de ces units, c'est de ne pas s'additionner; elles s'ex-cluent, elles sont partiales et non partielles. Les parents de l'un sont toujours les trangers de l'autre : dans la nature clate la contradic-tion. Le problme de la socit, en ce sens, n'est pas un problme de

    (1) Enqu111111r /11 prindper dt la morale, p. 45. (2) Tr., p. 603.

    LE MONDE DE LA CULTURE

    limitation, mais d'intgration. Intgrer les sympathies, c'est faire que la sympathie dpasse sa contradiction, sa partialit naturelle. Une telle intgration implique un monde moral positif, et se fait dans l'invention positive d'un tel monde.

    C'est dire que le monde moral ne se ramne pas un instinct moral, aux dterminations naturelles de la sympathie (1). Le monde moral affirme sa ralit quand la contradiction se dissipe effective-ment, quand la conversation est possible et se substitue la violence, quand la proprit se substitue l'avidit, quand en dq,it de la variation de notre sympathie, nous donnons aux mmes qualits morales la m!me approbation, que ces qualits soient en Chine ou en Angleterre,

    en un mot quand

    la sympathie varie sans que varie notre estime (2).

    L'estime est l'intgrale des sympathies. Tel est le food de la jus-tice. Et ce fond de la justice, cette uniformit de l'estime ne sont pas le rsultat d'un voyage imaginaire, par lequel nous nous transporte-rions en pense dans les poques et les pays les plus reculs pour constituer les personnes que nous y jugeons comme nos proches, nos pareils et nos parents possibles : on ne peut concevoir qu'une passion et un sentiment riels puissent jamais natre d'un intrt connu comme imaginaire (3). Le problme moral et social consiste passer des sympathies relles qui s'excluent un tout rel qui inclut les sym-pathies elles-mmes. Il s'agit d'tendre la sympathie.

    (1) Tr., p. 748: Ceux qui ramwent le sens monl des instincts.originaux de l'esprit humain peuvent dfendre la cause de la vertu ~vec 1:1ne autont suffisante, mais il leur manque l'avantage que possMent ceux qw expliquent cc sens par une sympathie tendue avec l'humanit.

    (2) Tr., p. 706. (3) Bntp1111 111r 111 prindper dl la moral1, p. 72.

  • 28 EMPIRISME ET SUBJECTIVITE!.

    On voit la diffrence de la morale et de la nature, ou plutt l'ina-dquation de la nature avec la morale. La ralit du monde moral est la constitution d'un tout, d'une socit, l 'instauration d'un systme invariable; elle n'est pas naturelle, elle est artificielle.

    Les lois de la justice, en raison de leur universalit et de leur inflexibilit abso-lue, ne peuvent pas provenir de la nature, ni tre les crations directes d'une incli-nation et d'un motif naturels (1).

    Tous les lments de la moralit (sympathies) sont donns naturellement, mais sont impuiuants par eux-n1mes constimer un monde moral. Les partialits, les intrts particuliers ne peuvent pas se totaliser naturelle-ment, puisqu'ils s'excluent. Un tout ne peut qu'tre invent, comme la seule invention possible est celle d'un tout. Cette implication mani-feste l'essence du problme moral. La justice n'est pas un principe de la nature, c'est une rgle, une loi de construction dont le rle est d'organiser dans un tout les lments, les principes de la nature eux-mmes. La justice est un moyen. Le problme moral est celui du sch-matisme, c'est--dire de l'acte par lequel on rfre les intrts naturels la catgorie politique de l'ensemble ou de la totalit, qui n'est pas donne dans la nature. Le monde moral est la totalit artificielle o s'intgrent et s'additionnent les fins particulires. Ou bien, ce qui revient au mme, c'est le systme des moyens qui permettent mon intrt particulier comme celui d'autrui de se satisfaire et de se ra-liser. La moralit peut tre galement pense comme un tout par rapport des parties, comme un moyen par rapport des fins. Bref, la conscience morale est conscience politique : la vraie morale est la politique comme le vrai moraliste est le lgislateur. Ou bien : la conscience morale est une dtermination de la conscience psycholo-

    (1) Tr., pp. 6oo-6o1.

    LE MONDE DE LA CULTURE

    gique, c'est la conscience psychologique exclusivement saisie sous l'aspect de son pouvoir inventif. Le problme moral est un pro-blme d'ensemble, et un problme de moyens. Les lgislations sont les grandes inventions; les vrais inventeurs ne sont pas les techni-ciens, m ais les lgislateurs. Ce ne sont pas Esculape et Bacchus, ce sont Romulus et Thse (1).

    Un systme de moyens orients, un ensemble dtermin s'appelle une rgle, une norme. Hume dit : 1111e rgle g11rale. La rgle a deux ples : forme et contenu, conversation et proprit, systme des bonnes murs et stabilit de la possession. Etre en socit, c'est d'abord substituer la conversation possible la violence : la pense de chacun se reprsente celle des autres. A quelles conditions ? A condi-tion que les sympathies particulires de chacun soient dpasses d 'une certaine faon, et surmontes les partialits correspondantes, les contradictions qu'elles engendrent entre les hommes. A condi-tion que la sympathie naturelle puisse artificiellement s'exercer hors de ses limites naturelles. La fonction de la rgle est de dterminer un point de vue stable et commun, ferme et calme, indpendant de notre situation prsente.

    Quat1d on juge des caractres, le seul intrt ou plaisir qui paraisse le mme tout spectateur est l'intrt de la personne mme dont on examine le caractre, ou celui des personnes qui sont en relation avec elle (2).

    Sans doute, un tel intrt nous touche plus faiblement que le ntre, celui de nos proches, de nos pareils et de nos parents; nous verrons qu'il doit recevoir, d'ailleurs, une vivacit qui lui manque. Mais au moins, il a l'avantage pratique, mme quand le cur ne suit pas, d'tre un critre gnral et immuable, un tiers intrt qui ne dpend pas des interlocuteurs, une valeur (3).

    (1) Euays (d. Routlcdge) : Of parties in gencral , p. 37. (2) Tr . p. 717. (3) Tr . p. 731. G. DELEUZE 2

  • EMPIRISME ET SUBJECTIVITE.

    Tout cc qui dans les actions humaines produit une contrarit sur une vue gnrale s'appelle vice (1).

    L'obligation produite ainsi, puisqu'elle est artificielle, se distingue essentiellement de l'obligation naturelle, de l'intrt naturel et parti-culier, du mobile de l'action : elle est l'obligation morale ou sens du devoir. A l'autre ple, la proprit suppose des conditions analogues. J'observe qu'il sera de mon intrt de laisser autrui en possession de ses biens, pourvu qu'autrui agisse de la mme manire mon gard (2). Ici le tiers intrt est un intrt gnral. La convention de proprit est l'artifice par lequel les actions de chacun se rappor-tent celles des autres. Elle est l'instauration d'un schme, l'insti-tution d'un ensemble symbolique ou d'un tout. Aussi Hume voit-il dans la proprit un phnomne essentiellement politique, et le ph-nomne politique essentiel. Proprit et conversation se rejoignent enfin, formant les deux chapitres d'une science sociale (3); le sens gnral de l'intrt commun doit s'exprimer pour tre efficace (4). La Raison se prsente ici comme la conversation des propritaires.

    Nous voyons dj, ds ces premires dterminations, que le rle de la rgle gnrale est double, la fois extensif et o"utif. Elle corrige nos sentiments, en nous faisant oublier notre situation pr-sente (~) . En mme temps, par essence elle dborde les cas d'o elle est ne . Bien que le sens du devoir drive uniquement de la contemplation des actes d'autrui, nous ne manquerons pourtant pas

    (1) Tr., p. 617. (2) Tr., p. 607. (3) Tr., p. 724 : D'une manire analogue, donc, que nous tablissons Ier loir

    dl nahm pour garantir la proprit dans la socit et prvenir l'opposition de l'intrt personnel, nous tablissons les rlgler Ju bo111U1 111rzur1 pour prvenir l'opposition de l'orgueil humain et rendre la conversation agrable et inoffensive.

    (4) Tr., p. 607. (') T r., p. 70 8 : L'exprience nous enseigne bientt cette mthode de corriger

    nos sentiments, ou du moins de corriger notre langage quand nos sentiments sont plus obatina et immuablea ...

    LE MONDE DE LA CULTURE

    de l'tendre mme nos propres actions (1). Enfin, la rgle est ce qui comprend l'exception; elle nous fait sympathiser avec autrui, mme quand il n'prouve pas le sentiment correspondant en gnral cette situation.

    Un homme qui n'est pas abattu par les infortunes est plaint davantage en raison de sa patience .... Bien que le cas prsent soit une exception, l'imagination est pourtant touche par la rgle gnrale ... Un meurtre est aggrav quand il eu commis sur un homme endormi en parfaite scurit (2).

    Nous aurons nous demander comment l'invention de la rgle est possible. C'est la question principale. Comment peut-on former des systmes de moyens, des rgles gnrales, des ensembles la fois correctifs et extensifs ? Mais ds maintenant, nous pouvons rpondre ceci: qu'est-ce qu'on invente exactement? Dans sa thorie de l'artifice, Hume propose toute une conception des rapports de la nature et de la culture, de la tendance et de l'institution. Sans doute, les intrts particuliers ne peuvent pas s'identifier, se totaliser naturellement. Il n'en est pas moins vrai que la nature exige leur identification. Sinon, la rgle gnrale ne pourrait jamais se constituer, la proprit et la conversation ne pourraient pas mme tre penses. L'alternative o les sympathies se trouvent est la suivante; s'tendre par l'artifice ou se dtruire par la contradiction. Et les passions : se satisfaire artifi-ciellement, obliquement, ou se nier par la violence. Comme Bentham le montrera plus tard encore plus prcisment, le besoin est naturel, mais il n'y a de satisfaction du besoin, ou du moins de constance et de dure pour cette satisfaction, qu'artificielles, industrielles et cul-turelles (3). L'identification des intrts est donc artificielle, mais au sens o elle supprime les obstacles naturels l'identification naturelle

    (1) Tr., p. 618. (2) Tr., pp. 4n-476; la passion communique par sympathie acquiert parfois

    de la force par la faiblesse de son original, et mme elle nait par une transition partir de dispositions affectives qui n'existent nullement .

    (3) Tr., pp. 601-602.

  • EMPIRISME ET SUB]ECTIV!Tb

  • 34 EMPIRISME ET SUB]ECTIV!Tb

    n'explique pas, ce qui ne peut pas se dfinir, ce qu'il est mme inutile de dcrire, ce qu'il y a de commun dans toutes les manires les plus diffrentes de satisfaire une tendance.

    Nature et culture forment donc un ensemble, un complexe. Aussi Hume refuse-t-il la fois les thses qui donnent tout l'instinct, y compris la justice (t), et celles qui donnent tout la politique et l'ducation, y compris le sens de la vertu (2). Les unes, en oubliant la culture, nous offrent une fausse image de la nature; les autres, oubliant la nature, dforment la culture. Et surtout, Hume centre sa critique sur la thorie de l'gosme (3). Celle-ci n'est pas mme une psychologie de la nature humaine puisqu'elle nglige le phnomne galement naturel de la sympathie. Si l'on entend par gosme le fait que toute tendance poursuive sa propre satisfaction, on pose seulement le principe d'identit, A = A, le principe formel et vide d'une logique de l'homme, et encore d'un homme inculte, abstrait, sans histoire et sans diffrence. Concrtement, l'gosme ne peut dsigner que ertains moyens que l'homme organise pour satisfaire ses tendances, par opposition d'autres moyens possibles. Alors, voil l'gosme mis sa place, qui n'est pas la plus importante. C'est l qu'on peut saisir le sens de l'conomie politique de Hume. De metne qu'il introduit dans la nature une dimension de la sympathie, Hume ajoute l'intrt beaucoup d'autres mobiles, souvent contraires (prodigalit, ignorance, hrdit, coutume, habitude esprit d'avarice et d'activit, de luxe et d'abondance). Jamais la tenJane n'est abstraite des moyens qt1'on organise po11r la satisfaire. Rien n'est plus loin de l'homo

  • EMPIRISME ET SUBJECTIVITE

    C'est de la mme manire que les langues se sont graduellement tablies par des conventions humaines, sans aucune promesse (1).

    La socit est un ensemble de conventions fondes sur l'utilit, non pas un ensemble d'obligations fondes sur un contrat. La loi, socialement, n'est donc pas premire; elle suppose une institution qu'elle limite; aussi bien le lgislateur n'est-il pas celui qui lgifre, mais d'abord celui qui institue. Le problme des rapports de la nature et de la socit s'en trouve boulevers : ce ne sont plus les rapports des droits et de la loi, mais des besoins et des institutions. Cette ide nous impose la fois tout un remaniement du droit et une vision originale de la science de l'homme, maintenant conue comme une psycho-sociologie. L'utilit, rapport de l'institution au besoin, est donc un principe fcond : ce que Hume appelle une rgle gnrale est une institution. Toutefois, s'il est vrai que la rgle gnrale est un systme positif et fonctionnel qui trouve dans l'utilit son principe, encore faut-il comprendre de quelle nature est le lien qui l'unit ce principe.

    Bien que les r~les de la justice soient tablies uniquement par intrt, leur connexion avec l'intrt est quelque chose de singulier et diffre de cc qu'on peut observer en d'autres occasions (2).

    Que la nature et la socit forment un complexe indissoluble ne saurait nous faire oublier qu'on ne peut pas rduire la seconde la premire. Que l'homme soit une espce inventive n'empche pas que les inventions soient des inventions. Parfois on prte !'Utilitarisme une thse appele fonctionnaliste , selon laquelle la socit .r'expli-qr1erait par l'utilit, l'institution, par la tendance ou le besoin. Cette thse a peut-tre t soutenue; ce n'est mme pas certain; en tout cas, srement pas par Hume. Qu'une tendance se satisfasse dans une institution, c'est un fait. Nous parlons ici d'institutions proprement

    (1) Tr., p. 608. (2) Tr., p . 61~ .

    LE MONDE DE LA CULTURE

    sociales, et non d'institutions gouvernementales. Dans le mariage, la sexualit se satisfait; dans la proprit, l 'avidit. L'institution, modle d'actions, est un systme prfigur de satisfaction possible. Seulement, on ne peut pas en conclure que l'institution .r'expliq11e par la tendance. Systme de moyens, nous dit Hume, mais ces moyens sont obliques, indirects; ils ne satisfont pas la tendance sans la contraindre en mme temps. Voici 11ne forme de mariage, 11n rgime de proprit. Pourquoi ce rgime et cette forme ? Mille autres sont possibles, qu'on trouve d'autres poques, dans d'autres pays. Telle est la diffrence entre l'instinct et l'institution: il y a institution quand les moyens par lesquels une tendance se satisfait ne sont pas dter-mins par la tendance elle-mme, ni par les caractres spcifiques.

    Les mots hritage et contrat reprsentent des ides infiniment compliques ; pour les dfinir exactement, 100 volumes de lois et l .ooo de commentaires n'ont pas suffi, trouve-t-on. La nature, dont les instincts sont tous simples chez les hommes, embrasset-elle de tels sujets compliqus et artificiels, et cre-t-elle une crature raisonnable sans rien confier l'opration de sa raison ? ... T ous les oiseaux de la mme espce, toute poque et en tout pays, btissent leurs nids de manire analogue: c'est en cela que nous voyons la force de l'instinct. Les hommes, aux diffrentes poques et en diffrents lieux, construisent diffremment leurs maisons ; ici nous. voyons l'influence de la raison et de la coutume. Nous pouvons tirer une infrence analogue d'une comparaison entre l'instinct de gnration et l'institu-tion de la proprit (1).

    Si la nature est le principe de la ressemblance et de l'uniformit, l'histoire est le lieu des diffrences. La tendance est gnrale, elle n'explique pas le particulier, quand bien mme elle trouve dans ce particulier la fo rme de sa satisfaction.

    Bien que l'institution de la rgle sur la stabilit de la possession soit non seulement utile, mais mme absolument ncessaire la socit humaine, la rgle ne peut servir aucune fin tant qu'elle reste en des termes aussi gnraux (2).

    (1) Enqullt rur lu prindpu de la morale, p. 58. (2) Tr., p. 620.

    aavDroite

    aavDroite

    aavDroite

  • EMPIRISME ET SUBJECTIVITE.

    Bref, /'nlilit 11'expliq11e pas l'im1i1111ion : ni l'utilit prive puisque l'institution la contraint, ni l'utilit publique parce que celle-ci suppose dj tout un monde institutionnel qu'elle ne peut pas crer, auquel elle est seulement relie (1). Alors, qu'est-ce qui explique l'institution dans son essence, dans son caractre particulier ? Hume nous a dit tout l'heure : la raison et la coutume. Ailleurs il dit : l'imagination, c'est--dire les proprits les plus frivoles de notre pense et de notre puissance de concevoir (2).

    Par exemple, suffit-il ou non, pour tre le propritaire d'une cit abandonne, de planter son javelot sur les portes? (3). Ce n'est pas en invoquant simplement les tendances et les besoins qu'on rpond :\ la question, mais en examinant le rapport de la tendance, des cir-constances et de l'imagination. Le javelot, voil la circonstance ...

    Qu:lnd les proprits de deux personnes sont unies de telle manire qu'elles n'admettent ni division ni sparation, le tout doit appartenir au propritaire de la p:lrtic la plus importante ... Une seule difficult, celle de savoir quelle partie il nous plaira d'appeler la plus importante et la plus attirante pour l'imagination ... La surface le cde au sol, dit h loi civile; l'criture au papier; la toile la peinture. Ces dcisions ne s'accordent pas bien les unes avec les autres; c'est l une preuve de 13 contrarit des principes dont elles procdent (4).

    Et sans doute, les lois d'association, qui rglent ce jeu de l'ima-gination, sont la fois le plus frivole et le plus srieux, le principe de la raison et le bnfice de la fantaisie. Mais pour le moment, nous n'avons pas nous occuper de ce problme. Il nous suffit, quoi qu'il en soit, de pressentir ceci : cc qui explique l'institution, cc n'est pas la tendance, mais la rflexion de la tendance dans l'imagination. On a

    (1) Tr., p. S97 ( 2) Tr., p. 6u. (3) Tr., p. 626. (4) Tr., p. 63 t.

    LE MONDE DE LA CULTURE 39

    vite fait de critiquer l'associationnisme; on oublie trop volontiers que l'ethnographie nous y ramne, et que, comme dit encore Bergson, on rencontre chez les primitifs beaucoup d'interdictions et de pres-criptions qui s'expliquent par de vagues associations d'ides . Ce n'est pas vrai seulement pour les primitifs. Les associations sont vagues, mais en ce sens qu'elles sont particulires et varient d'aprs les circonstances. L'imagination se rvle comme une vritable pro-duction de modles extrmement divers : les institutions sont dter-mines par les figures que tracent les tendances, selon les circons-tances, quand elles se rflchissent dans l'imagination, dans une imagination soumise aux principes d'association. Ceci ne signifie pas que l'imagination dans son essence soit active, mais seulement qu'elle retentit, qu'elle rsonne. L'institution, c'est le figur. Lorsque Hume dfinit le sentiment, il lui assigne une double fonction : le sentiment pose des fins, et ragit des touts. Mais ces deux fonctions n'en font qu'une: il y a sentiment quand les fins de la tendance sont en mme temps des touts auxquels une sensibilit ragit. Ces touts, comment se forment-ils ? Ils se forment quand la tendance et ses fins se rflchissent dans l'esp.rit. Parce que l'homme n'a pas d'instincts, parce qu'il n'est pas asservi par l 'instinct mme l'actualit d'un prsent pur, il a libr la puissance formatrice de son imagination, il a plac ses tendances dans un rapport immdiat et direct avec l'ima-gination. Ainsi, la satisfaction des tendances chez l'homme est la mesure, non de la tendance elle-mme, mais de la tendance rflchie. Tel est le sens de l'institution, dans sa diffrence avec l'instinct. Nous pouvons enfin conclure : nature et culture, tendance et insti-tution ne font qu'un dans la mesure o l'une se satisfait dans l'autre, mais elles font deux dans la mesure o la seconde ne sexplique pas par la premire.

    aavDroite

    aavDroite

  • 40 EMPIRISME ET SUB]ECTIVJT/3,

    Touchant le problme de la justice ainsi dfini, les mots schme et totalit se justifient d'autant mieux que la rgle gnrale n'indique jamais des personnes particulires; elle ne nomme pas des pro-pritaires.

    La justice, dans ses dcisions, oc regarde jamais si des objets sont ou non adapts des personnes particulires. La rgle gnrale : la possession doit ~trc stable, s'applique non pas au moyen de jugements particuliers, mais au moyen d'autres rgles gnrales qui doivent s'tendre l'ensemble de la socit et ne peuvent se flchir ni par la malveillance, ni par la faveur (1).

    Nous avons vu que la rgle est tablie par intrt, par utilit, et qu'elle est dter1J1i11e par imagination. En ce sens, elle ne dter-mine pas des personnes relles, elle se dtermine et se modifie dans l 'nonc des situations rflchies, des circonstances possibles. C'est ainsi que la stabilit de la possession se dtaille en droits divers : la possession immdiate, l'occupation, la prescription, l'accession, la succession. Mais comment corriger l'inadquation de la per-sonne relle et des situations possibles ? Cette inadquation peut tre elle-mme considre comme une circonstance, une situation. Alors, la mobilit des personnes sera rgle par le transfert consenti quand l'objet sur lequel le transfert porte est prsent ou particulier, et par la promesse, quand l'objet lui-mme est absent ou gnral (2). Nous deYons donc distinguer trois dimensions, d'ailleurs simul-tanes, de la rgle gnrale : son tabliuumnt, sa diterminalio11, sa correctio11.

    Reste une difficult : la sympathie, par les rgles gnrales, a

    (1) Tr., p. 621, p. 678 . (2) Tr., p. 640 (en cc Sf ns, la prome~se nomme des personnes : p. 678).

    LE MONDE DE LA CULTURE 41

    gagn la constance, la distance et l'uniformit du vrai jugement moral, mais elle a perdu en vivacit ce qu'elle gagnait en extension.

    Les consquences de chaque atteinte porte l'quit sont, scmblc-t-il, trs loignes et clics ne sont pas de nature contrebalancer un avantage immdiat qu'on peut recueillir de cette injustice (1).

    Il ne s'agit plus comme tout l'heure d'attribuer la rgle une dtermination, mais une vivacit qui lui manque. Il ne s'agit plus de dtailler, mais d'appuyer, d'aviver la justice (2). Il ne suffisait pas de dtailler par l'imagination des situations possibles dans l'extension de la justice; il faut maintenant que cette extension devienne elle-mme une situation relle. Il faut que, d'une manire artificielle, le plus proche devienne le plus lointain et le plus lointain le plus proche. Tel est le sens du gouvernement.

    Les hommes ne peuvent changer leur nature. Tout cc qu'ils peuvent faire, c'est de changer leur situation et de faire de la justice l'intrt direct de quelques hommes particuliers et de sa violation leur plus faible intrt ).

    On retrouve ici le principe de toute philosophie politique srieuse. La vraie morale ne s'adresse pas aux enfants dans la famille, mais aux adultes dans l 'Etat. E lle ne consiste pas changer la nature humaine, mais inventer des conditions artificielles objectives telles que les mauvais aspects de cette nature ne puissent pas triompher. Cette invention, pour Hume comme pour tout le XVIIIe sicle, sera politique et seulement politique. Les gouvernants, satisfaits de leur condition prsente dans l'Etat saisissent l'intrt gnral sous l'aspect de l'immdiat, comprennent la justice comme le bien de leur vie; pour eux le plus distant est devenu le plus proche. Inversement, les gou-verns voient le plus proche devenir le plus lointain, puisqu'ils ont

    ( 1) Tr., p. 656, p. 659. ( 2) Tr., p. 665. (3) Tr., p. 658.

  • EMPIRISME ET SUBJECTIVITE.

    mis hors de leur pouvoir toute transgression des lois de la socit (1). Le gouvernement et la proprit sont donc peu prs dans le mme rapport que la croyance et l 'abstraction; il s'agit dans le second cas de donner des rles, et dans le premier cas, de confrer une vivacit. Ainsi, le loyalisme vient complter la liste des rgles gnrales. A ce niveau, encore, la thorie du contrat se trouve criti-que. Il n'est pas question de fonder le gouvernement sur la pro-messe, parce que la promesse est un effet de la dtermination de la jus-tice, et le loyalisme, un appui. Justice et gouvernement ont la mme source, sont invents pour remdier des inconvnients sem-blables: l'une seulement invente une extension, l'autre, une vivacit. Soumise la justice, l'observation de la loi des promesses est par l mme et sur un autre plan l'effet de l'institution du gouvernement, non sa cause (2). L'appui de la justice est donc indpendant de la dter-mination, et se fait d'autre part. Mais justement et d'autant plus, il doit son tour se dterminer, se dtailler pour son compte, et puis comme la dtermination elle-mme, combler une inadquation qui le concerne en se corrigeant. Les dterminations de la souverainet seront la longue possession, l'accession, la conqute, la succession. La correc-tion de la souverainet sera, dans des cas rares et prcis, un certain droit la rsistance, une lgitimit de la rvolution. On remarquera que les rvolutions permises ne sont pas politiques : en effet le pro-blme principal de l'Etat n'est pas un problme de reprsentation, mais de croyance. L'Etat selon Hume n'a pas reprsenter l'intrt gnral, mais faire de l'intrt gnral un objet de croyance, en lui donnant, ne serait-ce que par l'appareil de ses sanctions, cette vivacit que l'intrt particulier seul a pour nous naturellement. Si les gouvernants, au lieu de changer leur situation, au lieu d'acqurir un intrt imm-diat l'excution de la justice, soumettent l'excution d'une justice

    (1) Tr., p. 6n (2) Tr., pp. 667-671.

    LE MONDE DE LA CULTURE 43

    falsifie leurs propres passions demeures immdiates, alors et alors seulement la rsistance est lgitime au nom d'une rgle gnrale ( 1 ).

    Au point o nous en sommes, une premire srie de rgles a donn l'intrt une extension, une gnralit qu'il n'avait pas par lui-mme : dans ce mouvement la possession est devenue proprit, stabilit de la possession. Une seconde srie de rgles a donn cet intrt gnral une prsence, une vivacit qu'il n'avait pas par lui-mme. Mais les obstacles que la socit devait vaincre n'taient pas seulement l'instabilit des biens, le caractre abstrait de l'intrt gnral. Il y avait aussi la raret des biens (2). Et la stabilit, loin de surmonter cet obstacle, le confirmait en assignant la possession des conditions favorables la formation des grandes proprits. Hume dveloppe souvent l'ide que, par une dialectique interne, la proprit engendre et dveloppe l 'ingalit (3). Il faut donc une t roisime srie de r~les, qui pallie en mme temps l'ingalit et la raret. Ces rgles seront l'objet de l'conomie politique. A la stabilit de la possession et au loyalisme au gouvernement, s'ajoute enfin la prosprit du commerce; celle-ci accrot l'activit en la transpor-tant promptement d'un membre de l'Etat un autre et ne permet-tant personne de pr1r ou de devenir inutile (4).

    Nous indiquerons seulement le thme principal de l'conomie de Hume. La prosprit du commerce, comme les deux sortes de rgles prcdentes, se dtermine et se corrige. Ses dterminations, circulation montaire, capital, intrt, exportation, nous montrent son rapport avec la proprit. Ses corrections nous montreront plutt son rapport avec l'Etat, rapport accidentel et qui vient du dehors. Le commerce suppose la proprit, implique une proprit

    (1) Tr., pp. 672-676. (2) Tr., p. 6os. (3) Enqute rur 111 prinnpu d1 la morale, p. so; E11air &onomiquu (d. Guil-

    laumin), p. 46. (4) E11ai1 ltonomiqt#I, p. S 2.

  • 44 EMPIRISME ET SUBJECTIVITE

    prexistante conomiquement, la rente foncire est premire. La signification du commerce en gnral est d'assurer pour la proprit foncire, phnomne politique, un quilibre conomique qu'elle n'a pas par elle-mme. Le taux de l'intrt nous en donne un exemple prcis. Par elle-mme, dans les nations civilises et nombreuses , la proprit met face face une classe de propritaires et une classe de paysans, les uns crant une demande c0ntinuelle d'emprunts, les autres n'ayant pas l'argent ncessaire pour fournir cette demande)). C'est le progrs du commerce qui dpasse cette contra-diction beaucoup d'emprunts - peu de richesses, en formant un intrt capitaliste , en faisant naitre un grand nombre de prteurs et dterminant ainsi un taux d'intrt bas)) ( 1) . Quant au rapport du commerce et de l'Etat, on en comprendra le principe si l'on pense que la prosperit du commei:ce accumule un capital de travail qui fait l'aisance et le bonheur des sujets, mais que l'Etat peut toujours en cas de besoin revendiquer, rclamer pour lui.

    C'est une mthode violente et assez gnralement impraticable que d'obliger le laboureur se fatiguer pour obtenir de la terre plus que ce qui suffit sa famille et lui-mme. D onnez-lui des manufactures et des marchandises, de lui-mme il travaillera davantage. Alors il vous sera facile de lui prendre une part de son travail superflu et de l'employer au service de l'Etat sans lui donner son profit habituel (2).

    L'Etat sans mthode et sans rgle agit brusquement, violemment; ses actions sont des accidents rpts qui ~'imposent ses sujets, contrariant la nature humaine. Dans l'Etat mthodique au contraire, apparat toute une thorie de l'accident, objet des rgles correctives : cet Etat trouve dans le commerce l'affirmation possible de sa puis-sance, avec la condition relle de la prosprit de ses sujets, toutes deux conformes la nature.

    (1) Euai1 lconomiquu, p. 48. (2) E.rsaiJ onomiquu, p. I 3.

    LE MONDE DE LA CULTURE 4S

    On a souvent remarqu que, chez Hume et chez les utilitaristes, l' inspiration conomique et l'inspiration politique taient trs diff-rentes. Dans son livre sur l'utilitarisme (1), Halvy distingue trois courants : en morale la fusion naturelle des intrts (sympathies); en politique l'identification artificielle des intrts; en conomie l'iden-tit mcanique des intrts. Nous avons vu leurs rapports : il ne s'agit pas de trois courants)>. Remarquons enfin que la mcanique de l'conomie n'est pas moins artificielle que l'artifice de la lgislation: le commerce n'est pas moins une institution que la proprit; et il la suppose. Mais l'conomie, nous dit-on, n'a pas besoin d'un lgisla-teur, ni d'un Etat. Et sans doute, cela restera le caractre d'une poque, la veille du dveloppement du capitalisme, de ne pas avoir vu, d'avoir seulement pressenti parfois, que l'intrt des propritaires foncie:rs, des capitalistes et surtout des travailleurs n'tait pas un seul et mme intrt. Le principe d'une telle conception, pourtant si concrte d'autres gards, il faut le chercher dans une ide qui, chez Hume apparat souvent. Pour la proprit, il y a un problme de quantit, nous dit-il : les biens sont rares, et ils sont instables parce qu'ils sont rares. Voil pourquoi la proprit appelle un lgislateur et un Etat. Au contraire, la quantit de monnaie, abondance ou raret, n'agit pas par elle-mme : la monnaie est l'objet d'une mca-nique. On peut dire que le thme essentiel, et presque le seul, des essais conomiques de Hume est de montrer que les effets qu'on attribue d'ordinaire la quantit de monnaie dpendent en ralit d'autres causes. Et voil ce qu'il y a de concret dans cette conomie: l'ide que l'activit conomique implique uoe motivation qualitative. Mais, sensible la diffrence du commerce et de la proprit du point de vue de la quantit, Hume en conclut que, dans une socit, l'har-monie quantitative des activits conomiques s'tablit mcanique-ment, contrairement ce qui se passe dans la proprit.

    (1) HALVY, La formation du radali1111e philo1opbi1JU4, t. J.

  • EMPIRISME ET SUB]ECTIVITF.

    En fonction de tout ceci, on peut dresser le tableau des rgles gnrales ou des catgories morales :

    a) La jtali&e lo Contenu de la rgle

    gnrale : stabilit de la possession;

    20 Dtermination de la rgle gforale par des r-gles gnrales : posses-sion immdiate, occupa-tion, etc.;

    3 Correction, par des rgles gnrales, de la d-termination prcdente promesse, transfert.

    b) Le gouvml4menl c) Le comm1rt1 lo Appui de la rgle 10 Complment de la

    gnrale : loyalisme au rgle gnrale : prosprit gouvernement; du commerce;

    20 Dtermination de 20 Dtermination du l'appui : longue posses- complment : circulation sion, accession, etc.; montaire, capital, etc.;

    3 Correction tance.

    rsis- 3 Correction : taxes, service de l'Etat, etc.

    CHAPITRE III

    LE POUVOIR DE L'IMAGINATION DANS LA MORALE

    ET DANS LA CONNAISSANCE

    Tantt, Hume nous dit que la rgle gnrale est essentiellement l'unit d'une rflexion et d'une extension. Les deux sont identiques en effet : la passion s'tend parce qu'elle se rflchit, tel est le principe d'tablissement de la rgle. Mais tantt, Hume nous dit qu'il faut dis-tinguer deux sortes de rgles qui ne sont pas identiques, les unes dterminantes, les autres correctives. Et les premires sont plus extensives que rflexives : les hommes s'adonnent avec force aux rgles gnrales et portent souvent leurs maximes au-del des raisons qui les ont d'abord amens les tablir. Quand des cas sont sembla-bles pour nombre de leurs circonstances, nous sommes ports les mettre sur le mme pied, sans considrer qu'ils diffrent dans les circonstances les plus essentielles ( 1 ). Le propre de ces rgles est de s'tendre au-del des circonstances dont elles sont nes. Elles ne comprennent pas l'exception, mconnaissent l'accidentel qu'elles confondefit avec le gnral ou l'essentiel : c'est l'inconvnient de la culture. Quant aux secondes rgles, rgles correctives, elles sont plus rflexives qu'extensives. Ce qu'elles corrigent, c'est prcisment l'ex-

    (x) Tr., p. 6n.

  • EMPIRISME ET SUBJECTIVITE.

    tension des prcdentes. Au lieu de confondre l'accidentel avec le gnral, elles se prsentent comme des rgles gnrales concernant l'accident lui-mme ou l'exception.

    Des rgles gnrales s'tendent communment au-del des principes qui les fondent. Nous y faisons rarement exception, sauf si cette exception a les qualits d'une rgle gnrale et se fonde sur des cas trs nombreux et trs communs (1).

    Ces secondes rgles noncent un statut de l'exprience qui rend raison de tous les cas possibles; l'exception, en dernier ressort, est un objet naturel, et par l'effet de l'accoutumance et de l'imagination, devient l'objet d'une exprience et d'un savoir, d'une casuistique.

    Nous voil devant deux ides qui restent concilier : l'extension et la rflexion sont identiques, mais elles sont diffrentes. Ou bien : deux sortes de rgles se distinguent, elles se combattent; pourtant elles ont la mme origine, le mme principe de constitution. Nous voil renvoys au problme principal : comment la rgle est-elle possible?

    Nous partons de l'unit: la rgle est la fois extension et rflexion de la passion. La passion se rflchit. Mais o ? Dans quoi ? Dans l'imagination. La rgle gnrale est la passion rflchie dans l'imagi-nation. Sans doute, le propre des qualits de la passion comme prin-cipes de la nature, c'est d'affecter, de qualifier l'esprit. Mais inverse-ment, l'esprit rflchit sa passion, ses affections :

    Tout ce qui est agrable aux sens est aussi en quelque mesure agrable l'ima-gination et prsente la pense une image de la satisfaction que donne son appli-cation relle aux organes du corps (2).

    Se rflchissant, la passion se trouve devant une reproduction d'elle-mme largie, se voit libre des limites et des conditions de sa propre actualit, elle voit s'ouvrir ainsi tout un domaine artificiel,

    (1) Tr., p. 674. (2) Tr., p. 462.

    LE POUVOIR DE L'IMAGINATION 49

    monde de la culture, o elle peut se projeter en image et se dployer sans limites. L'intrt rflchi dpasse sa partialit. C'est dire que l'imagination, se peuplant de l'image des passions et de leurs objets, acquiert tout un jeu de passions qui lui appartient ( 1 ). Dans la rflexion, la passion s'imagine et l'imagination se passionne : la rgle est possible. La dfinition relle de la rgle gnrale est : une passion de l'imagination. L'imagination s'attache aux vues gnrales des choses (2). >>

    En ce sens, on distinguera trois types de rgles. D'abord, la rgle de golJt. On retrouve le mme problme, sous une autre forme : comment le sentiment dpasse-t-il son inconstance pour devenir un jugement esthtique? Les passions de l'imagination n'exigent pas de leur objet l'efficacit, l'adaptation propre aux objets rels; ces passions sont mues par des degrs de vie et de force qui sont inf-rieurs la croyance et ne dpendent pas de l'existence relle de leurs objets (3). La vertu en haillons est encore la vertu; un sol fertile, mais dsert, nous porte penser au bonheur de ses habitants possibles.

    Il faut que les sentiments touchent le cur pour qu'ils commandent nos passions, mais il n'est pas ncessaire qu'ils dpassent l'imagination pour qu'ils influencent notre got (4).

    Ainsi, le got est sentiment de l'imagination, non du cur. C'est une rgle. Ce qui fonde une rgle en gnral, c'est la distinction du pouvoir et de son exercice, que seule l'imagination peut faire puis-qu'elle rflchit la passion et son objet, les sparant de leur actualit, les reprenant sur le mode du possible. L'esthtique est la science qui considre les choses et les tres sous cette catgorie du pouvoir ou de

    (1) Tr., p. 71 t. (2) Tr., p. 713. (3) Tr., p. 711. (4) Tr., p. 712.

  • EMPIRISME ET SUBJECTIVITE.

    la possibilit. Un bel homme en prison perptuelle est l'objet d'un jugement esthtique, non seulement parce que sa vigueur et son quilibre, caractres de son corps, sont spars d'un exercice actuel et seulement imagins, mais parce que l'imagination se passionne alors pour ces caractres (1). C'est cette thse que Hume dveloppe encore plus prcisment dans l'exemple de la tragdie. Le problme est celui-ci : comment le spectacle de passions, en elles-mmes dsagra-bles et noires, peut-il nous rjouir ? Plus le pote sait nous affliger, nous terrifier, nous indigner, plus nous sommes contents (z.). Et, remarque Hume en critiquant une thse de Fontenelle, il ne suffit pas de dire que les passions, dans les tragdies, sont simplement fictives, affaiblies. Ce serait voir un seul ct de la solution, le ct ngatif et le moins important. Il n'y a pas une diffrence de degr entre le rel et l'art; la diffrence de degr n'est que la condition d'une diffrence de nature.

    Ce n'est pas simplement en diminuant et en affaiblissant la tristesse que les fictions tragiques temprent les passions ; cela se fait plutt, si l'on peut dire, par l'infusion d'un nouveau sentiment (3).

    Il ne suffit pas que la passion s'imagine, l'imagination se pas-sionne en mme temps. La tragdie, parce qu'elle met en scne une image des passions, fournit en passions l'imagination des spectateurs. De mme que l'intrt rflchi dpasse sa partialit, la passion rfl-chie change sa qualit : la tristesse ou la noirceur d'une passion repr-sente se noie dans le plaisir d'un jeu presque infini de l'imagination. L'objet d'