Deleuze 3 problèmes de groupe

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CHIMERES 1 Pierre-Félix Trois problèmes de groupe GILLES DELEUZE Philosophe. Préface du livre de Félix Guattari, Psychanalyse et transversalité, Essais d’analyse institutionnelle, François Maspero éd., Paris, 1974. I L ARRIVE QUUN MILITANT POLITIQUE et un psychanalyste se rencontrent dans la même personne, et que, au lieu de res- ter cloisonnés, de trouver toutes sortes de justifications pour rester cloisonnés, ils ne cessent de se mêler, d’interférer, de communiquer, de se prendre l’un pour l’autre. C’est un évé- nement assez rare depuis Reich. Pierre-Félix Guattari ne se laisse guère occuper par les problèmes de l’unité d’un moi. Le moi fait plutôt partie de ces choses qu’il faut dissoudre, sous l’assaut conjugué des forces politiques et analytiques. Le mot de Guattari, « nous sommes tous des groupuscules », marque bien la recherche d’une nouvelle subjectivité, sub- jectivité de groupe, qui ne se laisse pas enfermer dans un tout forcément prompt à reconstituer un moi, ou pire encore un surmoi, mais s’étend sur plusieurs groupes à la fois, divi- sibles, multipliables, communicants et toujours révocables. Le critère d’un bon groupe est qu’il ne se rêve pas unique, immortel et signifiant, comme un syndicat de défense ou de sécurité, comme un ministère d’anciens combattants, mais se branche sur un dehors qui le confronte à ses possibilités de non-sens, de mort ou d’éclatement, « en raison même de son ouverture aux autres groupes ». L’individu à son tour est un tel groupe. Guattari incarne de la façon la plus naturelle les deux aspects d’un anti-moi : d’un côté, comme un caillou catatonique, corps aveugle et durci qui se pénètre de mort dès qu’il ôte ses lunettes ; d’un autre côté, brillant de rnille feux, fourmillant de vies multiples dès qu’il regarde, agit, rit,

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Préface du livre de Félix Guattari, Psychanalyse et transversalité, Essais d’analyse institutionnelle, François Maspero éd., Paris, 1974.

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Pierre-FélixTrois problèmes de groupe

GILLES DELEUZE

Philosophe.

Préface du livre deFélix Guattari,Psychanalyse ettransversalité,Essais d’analyseinstitutionnelle,François Maspero éd.,Paris, 1974.

IL ARRIVE QU’UN MILITANT POLITIQUE et un psychanalyste serencontrent dans la même personne, et que, au lieu de res-

ter cloisonnés, de trouver toutes sortes de justifications pourrester cloisonnés, ils ne cessent de se mêler, d’interférer, decommuniquer, de se prendre l’un pour l’autre. C’est un évé-nement assez rare depuis Reich. Pierre-Félix Guattari ne selaisse guère occuper par les problèmes de l’unité d’un moi.Le moi fait plutôt partie de ces choses qu’il faut dissoudre,sous l’assaut conjugué des forces politiques et analytiques.Le mot de Guattari, « nous sommes tous des groupuscules »,marque bien la recherche d’une nouvelle subjectivité, sub-jectivité de groupe, qui ne se laisse pas enfermer dans un toutforcément prompt à reconstituer un moi, ou pire encore unsurmoi, mais s’étend sur plusieurs groupes à la fois, divi-sibles, multipliables, communicants et toujours révocables.Le critère d’un bon groupe est qu’il ne se rêve pas unique,immortel et signifiant, comme un syndicat de défense ou desécurité, comme un ministère d’anciens combattants, mais sebranche sur un dehors qui le confronte à ses possibilités denon-sens, de mort ou d’éclatement, « en raison même de sonouverture aux autres groupes ». L’individu à son tour est untel groupe. Guattari incarne de la façon la plus naturelle lesdeux aspects d’un anti-moi : d’un côté, comme un cailloucatatonique, corps aveugle et durci qui se pénètre de mort dèsqu’il ôte ses lunettes ; d’un autre côté, brillant de rnille feux,fourmillant de vies multiples dès qu’il regarde, agit, rit,

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pense, attaque. Aussi s’appelle-t-il Pierre et Félix : puis-sances schizophréniques.

Dans cette rencontre du psychanalyste et du militant, troisordres de problèmes au moins se dégagent : 1. Sous quelleforme introduire la politique dans la pratique et la théorie psy-chanalytiques (une fois dit que, de toute façon, la politique estdans l’inconscient lui-même) ? 2. Y a-t-il lieu, et comment,d’introduire la psychanalyse dans les groupes militants révo-lutionnaires ? 3. Comment concevoir et former des groupesthérapeutiques spécifiques, dont l’influence réagirait sur lesgroupes politiques, et aussi sur les structures psychiatriqueset psychanalytiques ? Concernant ces trois sortes de pro-blèmes, Guattari présente ici un certain nombre d’articles, de1955 à 1970, qui marquent une évolution, avec deux grandsrepères, les espoirs-désespoirs d’après la Libération, lesespoirs-désespoirs d’après Mai-68, et entre les deux le travailde taupe qui prépara Mai.

Quant au premier problème, on verra comment Guattari euttrès tôt le sentiment que l’inconscient se rapporte directementà tout un champ social, économique et politique, plutôtqu’aux coordonnées mythiques et familiales invoquées tradi-tionnellement par la psychanalyse. Il s’agit de la libidocomme telle, comme essence de désir et de sexualité : elleinvestit et désinvestit les flux de toute nature qui coulent dansle champ social, elle opère des coupures de ces flux, des blo-cages, des fuites, des rétentions. Et sans doute n’opère-t-ellepas d’une manière manifeste, à la façon des intérêts objectifsde la conscience et des enchaînements de la causalité histo-rique ; mais elle déploie un désir latent coextensif au champsocial, entraînant des ruptures de causalité, des émergencesde singularités, des points d’arrêt comme de fuite. 1936 n’estpas seulement un événement dans la conscience historique,mais un complexe de l’inconscient. Nos amours, nos choixsexuels sont moins des dérivés d’un Papa-Maman mythique,que les dérives d’un réel-social, les interférences et les effetsde ceux investis par la libido. Avec quoi ne fait-on pasl’amour et la mort ? Guattari peut donc reprocher à la psy-chanalyse la manière dont elle écrase systématiquement tous

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les contenus socio-politiques de l’inconscient, qui détermi-nent en réalité les objets du désir. La psychanalyse, dit-il, partd’une sorte de narcissisme absolu (Das Ding) pour aboutir àun idéal d’adaptation sociale qu’elle appelle guérison ; maiscette démarche laisse toujours dans l’ombre une constellationsociale singulière, qu’il faudrait au contraire explorer, au lieude la sacrifier à l’invention d’un inconscient symbolique abs-trait. Le Das Ding n’est pas l’horizon récurrent qui fonde illu-soirement une personne individuelle, mais un corps social quisert de base à des potentialités latentes (pourquoi y a-t-il icides fous, là des révolutionnaires ?). Plus importants que lepère, la mère, la grand-mère, il y a tous les personnages quihantent les questions fondamentales de la société comme lalutte des classes de notre époque. Plus important que deraconter comment la société grecque, un beau jour, a fait avecŒdipe « le virage de sa cuti », il y a l’énorme Spaltung quitraverse aujourd’hui le monde communiste. Comment oublierle rôle de l’Etat dans toutes les impasses où la libido se trouveprise, réduite à investir les images intimistes de la famille ?Comment croire que le complexe de castration puisse jamaistrouver de solution satisfaisante tant que la société lui confieun rôle inconscient de régulation et de répression sociales ?Bref, la relation sociale ne constitue jamais un au-delà ni unpar-après des problèmes individuels et familiaux. C’est mêmecurieux, à quel point les contenus sociaux, économiques etpolitiques de la libido se montrent d’autant mieux qu’on setrouve devant des syndromes aux aspects les plus désociali-sés, comme dans la psychose. « Au-delà du Moi, le sujet setrouve éclaté aux quatre coins de l’univers historique, le déli-rant se met à parler des langues étrangères, il hallucine l’his-toire, et les conflits de classe ou les guerres deviennent lesinstruments de l’expression de lui-même. […] La distinctionentre la vie privée et les divers niveaux de la vie sociale n’aplus de portée. » (Comparer avec Freud, qui ne retient de laguerre qu’un instinct de mort indéterminé, et un choc nonqualifié, excès d’excitation du type boum-boum.) Restituer àl’inconscient ses perspectives historiques sur fond d’inquié-tude et d’inconnu, implique un renversement de la psychana-lyse, et sans doute une redécouverte de la psychose sous lesoripeaux de la névrose. Car la psychanalyse a joint tous ses

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efforts à ceux de la psychiatrie la plus traditionnelle pourétouffer la voix des fous qui nous parlent essentiellement poli-tique, économie, ordre et révolution. Dans un article récent,Marcel Jaeger montre comment « les propos tenus par les fousn’ont pas seulement l’épaisseur de leurs désordres psychiquesindividuels : le discours de la folie s’articule sur un autre dis-cours, celui de l’histoire politique, sociale, religieuse, quiparle en chacun d’eux. […] Dans certains cas, c’est l’utilisa-tion de concepts politiques qui provoque un état de crise chezle malade, comme si elle mettait à jour le nœud de contradic-tions dans lesquelles le fou s’est empêtré. […] Il n’est pas delieu du champ social, pas même l’asile, où ne s’écrive l’his-toire du mouvement ouvrier (1) ». Ces formules expriment lamême orientation que les travaux de Guattari depuis ses pre-miers articles, la même entreprise d’une réévaluation de lapsychose.

On voit la différence avec Reich : il n’y a pas une économielibidinale qui viendrait par d’autres moyens prolonger sub-jectivement l’économie politique, il n’y a pas une répressionsexuelle qui viendrait intérioriser l’exploitation économiqueet l’assujettissement politique. Mais le désir comme libido estpartout déjà là, la sexualité parcourt et épouse tout le champsocial, coïncidant avec les flux qui passent sous les objets, lespersonnes et les symboles d’un groupe, et dont ceux-ci dépen-dent dans leur découpage et leur constitution même. Tel estle caractère latent de la sexualité de désir, qui ne devientmanifeste qu’avec les choix d’objets sexuels et de leurs sym-boles (il est trop évident que les symboles sont consciemmentsexuels). C’est donc l’économie politique en tant que telle,économie des flux, qui est inconsciemment libidinale : il n’ya pas deux économies, et le désir ou la libido sont seulementla subjectivité de l’économie politique. « L’économique, c’esten fin de compte le ressort même de la subjectivité ». C’estce qu’exprime la notion d’institution, qui se définit par unesubjectivité de flux et de coupure de flux dans les formesobjectives d’un groupe. Les dualités de l’objectif et du sub-jectif, de l’infrastructure et des suprastructures, de la produc-tion et de l’idéologie s’évanouissent pour faire place à lastricte complémentarité du sujet désirant de l’institution et de

1. Marcel Jaeger,« L’underground de lafolie », in « Folie pourfolie », Partisans,février 1972.

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l’objet institutionnel. (Il faudrait comparer ces analyses insti-tutionnelles de Guattari avec celles que Cardan faisait aumême moment dans Socialisme ou barbarie.)

Le second problème – y a-t-il lieu d’introduire la psychana-lyse dans les groupes politiques, et comment ? – exclut évi-demment toute « application » de la psychanalyse auxphénomènes historiques et sociaux. Dans de telles applica-tions, Œdipe en tête, la psychanalyse a cumulé bien des ridi-cules. Le problème est tout autre : la situation qui fait ducapitalisme la chose à abattre par révolution, mais qui a faitaussi de la Révolution russe, de l’histoire qui lui succéda, del’organisation des partis communistes et des syndicats natio-naux, autant d’instances incapables d’opérer cette destruction.À cet égard, le caractère propre du capitalisme, qu’on présentecomme une contradiction entre le développement des forcesproductives et les rapports de production, consiste en ceci : leprocès de reproduction du capital, dont les forces productivesdépendent dans le régime, est en lui-même un phénomèneinternational impliquant une division mondiale du travail ;mais le capitalisme ne peut pourtant pas briser les cadresnationaux à l’intérieur desquels il développe ses rapports deproduction, ni l’Etat comme instrument de la mise en valeurdu capital. L’internationalisme du capital se fait donc par lesstructures nationales et étatiques, qui l’enrayent en mêmetemps qu’elles l’effectuent, et qui jouent le rôle d’archaïsmesà fonction actuelle. Le capitalisme monopoliste d’Etat, loind’être une donnée ultime, est le résultat d’un compromis.Dans cette « expropriation des capitalistes au sein du capi-tal », la bourgeoisie maintient sa pleine domination surl’appareil d’Etat, mais en s’efforçant de plus en plus d’insti-tutionnaliser et d’intégrer la classe ouvrière, de telle manièreque les luttes de classes se trouvent décentrées par rapport auxlieux et facteurs de décision réels qui renvoient à l’économiecapitaliste internationale et débordent largement les Etats.C’est en vertu du même principe que, « seule, une étroitesphère de production est insérée dans le procès mondial dereproduction du capital », le reste demeurant soumis dans lesEtats du tiers-monde à des rapports précapitalistes(archaïsmes actuels d’un second genre).

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Dans cette situation, on constate la complicité des partis com-munistes nationaux qui militent pour l’intégration du prolé-tariat dans l’Etat, au point que « les particularismes nationauxde la bourgeoisie sont pour une bonne part le résultat des par-ticularismes nationaux du prolétariat lui-même, et la divisionintérieure de la bourgeoisie, l’expression de la division duprolétariat ». D’autre part, même quand la nécessité des luttesrévolutionnaires dans le tiers-monde est affirmée, ces luttesservent avant tout de monnaie d’échange dans une négocia-tion, et marquent le même renoncement à une stratégie inter-nationale et au développement de la lutte de classes dans lespays capitalistes. Tout ne vient-il pas du mot d’ordre : défensedes forces productives nationales par la classe ouvrière, luttecontre les monopoles et conquête d’un appareil d’Etat ?

L’origine d’une telle situation est dans ce que Guattari appelle« la grande coupure léniniste » de 1917, qui fixa pour lemeilleur et pour le pire les grandes attitudes, les énoncés prin-cipaux, les initiatives et les stéréotypes, les fantasmes et lesinterprétations du mouvement révolutionnaire. Cette coupureconsista en ceci : opérer une véritable rupture de la causalitéhistorique, en « interprétant » la débandade militaire, écono-mique, politique et sociale comme victoire des masses. Aulieu d’une nécessité de l’union sacrée de centre gauche, sur-gissait la possibilité de la révolution socialiste. Mais cette pos-sibilité ne fut assumée qu’en érigeant le parti, hier encoremodeste formation clandestine, en embryon d’appareil d’Etatcapable de tout diriger, remplir une vocation messianique etse substituer aux masses. Deux conséquences à plus ou moinslongue échéance en découlaient. Pour autant que le nouvelEtat se dressait face aux Etats capitalistes, il entrait avec euxdans des rapports de force qui avaient pour idéal une sorte destatu quo : ce qui avait été la tactique léniniste au moment dela NEP se transformait en idéologie de la coexistence paci-fique et de la compétition économique. L’idée de rivalité futruineuse pour le mouvement révolutionnaire. Et pour autantque le nouvel Etat se chargeait de l’internationalisme prolé-tarien, il ne pouvait développer l’économie socialiste qu’enfonction des données du marché mondial et sur des objectifssimilaires à ceux du capital international, acceptant d’autant

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mieux l’intégration des partis communistes locaux dans lesrapports de production capitalistes, toujours au nom de ladéfense par la classe ouvrière des forces productives natio-nales. Bref, il n’est pas juste de dire avec les technocrates queles deux sortes de régimes et d’Etats convergeaient au fur età mesure de leur évolution ; mais pas davantage de supposer,avec Trotski, un Etat prolétarien sain qui aurait été pervertipar la bureaucratie, et qui pourrait être redressé par une simplerévolution politique. C’est dans la manière dont l’Etat-partirépondait aux Etats-cités du capitalisme, même dans les rap-ports d’hostilité et de contrariété, que tout était déjà joué outrahi. En témoigne précisément la faiblesse de la création ins-titutionnelle en Russie dans tous les domaines, dès la précoceliquidation des soviets (par exemple, en important des usinesautomobiles toutes montées, on importe aussi des types derapports humains, des fonctions technologiques, des sépara-tions entre travail intellectuel et travail manuel, des modes deconsommation foncièrement étrangers au socialisme).

Toute cette analyse prend son sens en fonction de la distinc-tion que Guattari propose entre groupes assujettis et groupes-sujets. Les groupes assujettis ne le sont pas moins dans lesmaîtres qu’ils se donnent ou qu’ils acceptent, que dans leursmasses ; la hiérarchie, l’organisation verticale ou pyramidalequi les caractérise est faite pour conjurer toute inscription pos-sible de non-sens, de mort ou d’éclatement, pour empêcher ledéveloppement des coupures créatrices, pour assurer lesmécanismes d’autoconservation fondés sur l’exclusion desautres groupes ; leur centralisme opère par structuration, tota-lisation, unification, substituant aux conditions d’une véri-table « énonciation » collective un agencement d’énoncésstéréotypés coupés à la fois du réel et de la subjectivité (c’estlà que se produisent les phénomènes imaginaires d’œdipiani-sation, de surmoïsation et de castration de groupe). Lesgroupes-sujets au contraire se définissent par des coefficientsde transversalité, qui conjurent les totalités et hiérarchies ; ilssont agents d’énonciation, supports de désir, éléments de créa-tion institutionnelle ; à travers leur pratique, ils ne cessent dese confronter à la limite de leur propre non-sens, de leurpropre mort ou rupture. Encore s’agit-il moins de deux sortes

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de groupes que de deux versants de l’institution, puisqu’ungroupe-sujet risque toujours de se laisser assujettir, dans unecrispation paranoïaque où il veut à tout prix se maintenir ets’éterniser comme sujet ; inversement, « un parti, autrefoisrévolutionnaire et maintenant plus ou moins assujetti à l’ordredominant, peut encore occuper aux yeux des masses la placelaissée vide du sujet de l’histoire, devenir comme malgré luile porte-parole d’un discours qui n’est pas le sien, quitte à letrahir lorsque l’évolution du rapport de forces entraîne unretour à la normale : il n’en conserve pas moins comme invo-lontairement une potentialité de coupure subjective qu’unetransformation du contexte pourra révéler ». (Exempleextrême : comment les pires archaïsmes peuvent devenirrévolutionnaires, les Basques, les catholiques irlandais, etc.)

Il est vrai que si le problème des fonctions de groupe n’est pasposé dès le début, il sera trop tard ensuite. Combien de grou-puscules qui n’animent encore que des masses fantômes ontdéjà une structure d’assujettissement, avec direction, courroiede transmission, base, qui reproduisent dans le vide les erreurset perversions qu’ils combattent. L’expérience de Guattaripasse par le trotskisme, l’entrisme, l’opposition de gauche (laVoie communiste), le mouvement du 22 mars. Le long de cechemin, le problème reste celui du désir ou de la subjectivitéinconsciente : comment un groupe peut-il porter son propredésir, le mettre en connexion avec les désirs d’autres groupeset les désirs de masse, produire les énoncés créateurs corres-pondants et constituer les conditions, non pas de leur unifica-tion, mais d’une multiplication propice à des énoncés enrupture ? La méconnaissance et la répression des phénomènesde désir inspirent les structures d’assujettissement et debureaucratisation, le style militant fait d’amour haineux quidécide d’un certain nombre d’énoncés dominants exclusifs.La manière constante dont les groupes révolutionnaires onttrahi leur tâche est trop connue. Ils procèdent par détache-ment, prélèvement et sélection résiduelle : détachement d’uneavant garde supposée savoir ; prélèvement d’un prolétariatbien discipliné, organisé, hiérarchisé ; résidu d’un sous-pro-létariat présenté comme à exclure ou à rééduquer. Or cettedivision tripartite reproduit précisément les divisions que la

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bourgeoisie a introduites dans le prolétariat, et sur lesquelleselle a fondé son pouvoir dans le cadre des rapports de pro-duction capitalistes. Prétendre les retourner contre la bour-geoisie est perdu d’avance. La tâche révolutionnaire est lasuppression du prolétariat lui-même, c’est-à-dire dès mainte-nant la suppression des distinctions correspondantes entreavant-garde et prolétariat, prolétariat et sous-prolétariat, lalutte effective contre toute opération de détachement, de pré-lèvement et de sélection résiduelle, pour dégager au contrairedes positions subjectives et singulières capables de commu-niquer transversalement (cf. le texte de Guattari : « L’étudiant,le fou et le Katangais »).

C’est la force de Guattari de montrer que le problème n’estnullement celui d’une alternative entre le spontanéisme et lecentralisme. Pas d’alternative entre guérilla et guerre généra-lisée. Il ne sert à rien de reconnaître du bout des lèvres un cer-tain droit à la spontanéité dans une première étape, quitte àréclamer l’exigence de centralisation pour une seconde étape :la théorie des étapes est ruineuse pour tout mouvement révo-lutionnaire. Nous devons être dès le début plus centralistesque les centralistes. Il est évident qu’une machine révolu-tionnaire ne peut pas se contenter de luttes locales et ponc-tuelles : hyper désirante et hyper centralisée, elle doit être toutcela à la fois. Le problème concerne donc la nature de l’uni-fication qui doit opérer transversalement, à travers une mul-tiplicité, non pas verticalement et de manière à écraser cettemultiplicité propre au désir. C’est dire en premier lieu quel’unification doit être celle d’une machine de guerre et nond’un appareil d’Etat (une Armée rouge cesse d’être unemachine de guerre dans la mesure où elle devient rouage plusou moins déterminant d’un appareil d’Etat). C’est dire ensecond lieu que l’unification doit se faire par analyse, doitavoir un rôle d’analyseur par rapport au désir de groupe et demasse, et non pas un rôle de synthèse procédant par rationa-lisation, totalisation, exclusion, etc. Ce qu’est une machine deguerre par différence avec un appareil d’Etat, ce qu’est uneanalyse ou un analyseur de désir par opposition avec les syn-thèses pseudo-rationnelles et scientifiques, telles sont les deuxgrandes lignes où nous porte le livre de Guattari, et qui mar-quent selon lui la tâche théorique à poursuivre actuellement.

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Dans cette dernière direction, il ne s’agit certainement pasd’une « application » de la psychanalyse aux phénomènes degroupe. Il ne s’agit pas davantage d’un groupe thérapeutiquequi se proposerait de « traiter » les masses. Mais constituerdans le groupe les conditions d’une analyse de désir, sur soi-même et sur les autres ; suivre les flux qui constituent autantde lignes de fuite dans la société capitaliste, et opérer des rup-tures, imposer des coupures au sein même du déterminismesocial et de la causalité historique ; dégager les agents col-lectifs d’énonciation capables de former les nouveaux énon-cés du désir ; constituer non pas une avant-garde, mais desgroupes en adjacence avec les processus sociaux, et quis’emploient seulement à faire avancer la vérité sur des che-mins où elle ne s’engage jamais d’ordinaire ; bref, une sub-jectivité révolutionnaire par rapport à laquelle il n’y a pluslieu de se demander ce qui est premier, des déterminationséconomiques, politiques, libidinales, etc., puisqu’elle traverseles ordres traditionnellement séparés ; saisir ce point de rup-ture où, précisément, l’économie politique et l’économie libi-dinale ne font plus qu’un. Car l’inconscient n’est pas autrechose : cet ordre de la subjectivité de groupe qui introduit desmachines à explosion dans les structures dites signifiantescomme dans les chaînes causales, et qui les force à s’ouvrirpour libérer leurs potentialités cachées comme réel à venirsous l’effet de rupture. Le mouvement du 22 mars reste exem-plaire à cet égard ; car s’il fut une machine de guerre insuffi-sante, du moins fonctionna-t-il admirablement comme groupeanalytique et désirant, qui ne tenait pas seulement son dis-cours sur le mode d’une association vraiment libre, mais quipeut « se constituer en analyseur d’une masse considérabled’étudiants et de jeunes travailleurs », sans prétention d’avant-garde ou d’hégémonie, simple support permettant le transfertet la levée des inhibitions. Et une telle analyse en acte, oùl’analyse et le désir passent enfin du même côté, où c’est ledésir enfin qui mène l’analyse, caractérise bien les groupes-sujets, tandis que les groupes assujettis continuent à vivre sousles lois d’une simple « application » de la psychanalyse enmilieu clos (la famille comme continuation de l’Etat pard’autres moyens). La teneur économique et politique de lalibido comme telle, la teneur libidinale et sexuelle du champ

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2. Michel Foucault,Histoire de la folie àl’age classique,Gallimard, 1976,appendice I.

politique-éconoinique, toute cette dérive de l’histoire, ne sedécouvrent qu’en milieu ouvert et dans les groupes-sujets, làoù se lève une vérité. Car « la vérité n’est pas la théorie, nil’organisation ». Ce n’est pas la structure ni le signifiant, maisplutôt la machine de guerre et son non-sens. « La vérité, c’estquand elle a surgi que la théorie et l’organisation auront à s’endémerder. L’autocritique, c’est toujours à la théorie et àl’organisation de la faire, jamais au désir. »

Une telle transformation de la psychanalyse en schizoanalyseimplique une évaluation de la spécificité de la folie. Et c’estun des points sur lesquels Guattari insiste, rejoignant Foucaultquand celui-ci annonce que ce n’est pas la folie qui disparai-tra au profit de maladies mentales positivement déterminées,traitées, aseptisées, mais au contraire les maladies mentales,au profit de quelque chose que nous n’avons pas su com-prendre encore dans la folie (2). Car les vrais problèmes sontdu côté de la psychose (pas du tout des névroses d’applica-tion). C’est toujours une joie de susciter les moqueries dupositivisme : Guattari ne cesse de réclamer les droits d’unpoint de vue métaphysique ou transcendantal, qui consiste àpurger la folle de la maladie mentale et non l’inverse :« Viendra-t-il un temps où l’on étudiera avec le mêmesérieux, la même rigueur, les définitions de Dieu, du prési-dent Schreber ou d’Antonin Artaud, que celles de Descartesou de Malebranche ? Continuera-t-on longtemps à perpétuerle clivage entre ce qui serait du ressort d’une critique théo-rique pure et l’activité analytique concrète des scienceshumaines ? » (comprenons que les folles définitions sont enfait plus sérieuses, plus rigoureuses que les définitions ration-nelles-maladives par lesquelles les groupes assujettis se rap-portent à Dieu sous les espèces de la raison). Précisément,l’analyse institutionnelle reproche à l’antipsychiatrie non seu-lement de refuser toute fonction pharmacologique, non seu-lement de nier toute possibilité révolutionnaire del’institution, mais surtout de confondre à la limite l’aliénationmentale avec l’aliénation sociale et de supprimer ainsi la spé-cificité de la folie. « Avec les meilleures intentions du monde,morales et politiques, on en vient à refuser au fou le droitd’être fou, le “c’est la faute de la société” peut masquer une

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façon de réprimer toute déviance. La négation de l’institutiondeviendrait alors une dénégation du fait singulier de l’aliéna-tion mentale. » Non pas du tout qu’il faille poser une sorte degénéralité de la folie, ni invoquer une identité mystique durévolutionnaire et du fou. Sans doute est-il inutile d’essayerd’échapper à une critique qui sera faite de toute façon. Justepour dire que ce n’est pas la folie qui doit être réduite à l’ordredu général, mais au contraire le monde moderne en généralou l’ensemble du champ social qui doivent être interprétésaussi en fonction de la singularité du fou dans sa position sub-jective elle-même. Les militants révolutionnaires ne peuventpas ne pas être étroitement concernés par la délinquance, ladéviance et la folie, non pas comme des éducateurs ou desréformateurs, mais comme ceux qui ne peuvent lire que dansces miroirs-là le visage de leur propre différence. Témoin cemorceau de dialogue avec Jean Oury, dès le début du présentrecueil : « Il y a quelque chose qui devrait spécifier un groupede militants dans le domaine psychiatrique, c’est d’êtreengagé dans la lutte sociale, mais aussi d’être assez fou pouravoir la possibilité d’être avec des fous ; or il existe des genstrès bien sur le plan politique qui sont incapables de faire par-tie de ce groupe-là… »

L’apport propre de Guattari à la psychothérapie institution-nelle consiste en un certain nombre de notions, dont on sui-vra la formation ici même : la distinction des deux sortes degroupes, l’opposition des fantasmes de groupe et des fan-tasmes individuels, la conception de la transversalité. Et cesnotions ont une orientation pratique précise : introduire dansl’institution une fonction politique militante, constituer unesorte de « monstre » qui n’est ni la psychanalyse ni la pratiqued’hôpital, encore moins la dynamique de groupe, et qui seveut applicable partout, à l’hôpital, à l’école, dans le militan-tisme – une machine à produire et à énoncer le désir. Ce pour-quoi Guattari réclamait le nom d’analyse institutionnelleplutôt que de psychothérapie institutionnelle. Dans le mou-vement institutionnel tel qu’il apparaît avec Tosquelles et JeanOury s’amorçait en effet un troisième âge de la psychiatrie :l’institution comme modèle, au-delà de la loi et du contrat.S’il est vrai que l’ancien asile était régi par la loi répressive,

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en tant que les fous étaient jugés « incapables », et par làmême exclus des relations contractuelles unissant des êtressupposés raisonnables, le coup freudien fut de montrer que,dans les familles bourgeoises et à la frontière des asiles, unlarge groupe de gens nommés névrosés pouvaient être intro-duits dans un contrat particulier qui les ramenait par desmoyens originaux aux normes de la médecine traditionnelle(le contrat psychanalytique comme cas particulier de la rela-tion contractuelle médicale-libérale). L’abandon de l’hypnosefut une étape importante dans cette voie. Il ne nous semblepas qu’on ait encore analysé le rôle et les effets de ce modèledu contrat dans lequel s’est coulée la psychanalyse ; une desprincipales conséquences en fut que la psychose restait àl’horizon de la psychanalyse comme la véritable source deson matériel clinique, et pourtant en était exclue comme horsdu champ contractuel. On ne s’étonnera pas que la psycho-thérapie institutionnelle ait impliqué dans ses propositionsprincipales une critique du contrat dit libéral non moins quede la loi répressive, auquel elle cherchait à substituer lemodèle de l’institution. Cette critique devait s’étendre dansdes directions très diverses, tant il est vrai que l’organisationpyramidale des groupes, leur assujettissement, leur divisionhiérarchique du travail reposent sur des relations contrac-tuelles non moins que sur des structures légalistes. Dès le pre-mier texte de ce recueil, sur les rapports infirmiers-médecins,Oury intervient pour dire : « Il y a un rationalisme de lasociété qui est plutôt une rationalisation de la mauvaise foi,de la saloperie. La vue de l’intérieur, ce sont les rapports avecles fous dans des contacts quotidiens, à condition d’avoirrompu un certain « contrat » avec le traditionnel. On peutdonc dire en un sens que savoir ce que c’est qu’être en contactavec les fous, c’est en même temps être progressiste. […] Ilest évident que les termes mêmes infirmier-médecin appar-tiennent à ce contrat qu’on a dit devoir rompre. » Il y a dansla psychothérapie institutionnelle une sorte d’inspiration à laSaint-Just psychiatrique, au sens où Saint-Just définit lerégime républicain par beaucoup d’institutions et peu de lois(peu de relations contractuelles aussi). La psychothérapie ins-titutionnelle se fraie son difficile chemin entre l’antipsychia-trie, qui tend à retomber dans des forrnes contractuelles

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désespérées (cf. une interview récente de Laing), et la psy-chiatrie de secteur, avec son quadrillage de quartier, sa trian-gulation planifiée, qui risquent de nous faire bientôt regretterles asiles fermés d’autrefois, ah le bon temps, le vieux style.

C’est là que se posent les problèmes propres à Guattari sur lanature des groupes soignants-soignés capables de former desgroupes-sujets, c’est-à-dire de faire de l’institution l’objetd’une véritable création où la folie et la révolution, sans seconfondre, se renvoient précisément ce visage de leur diffé-rence dans les positions singulières d’une subjectivité dési-rante. Par exemple, l’analyse des UTB (unités thérapeutiquesde base) à La Borde, dans le texte « Où commence la psy-chothérapie de groupe ? » Comment conjurer l’assujettisse-ment à des groupes eux-mêmes assujettis, auquel concourt lapsychanalyse traditionnelle ? Et les associations psychanaly-tiques, sur quel versant de l’institution sont-elles, dans quelgroupe ? Une grande partie du travail de Guattari avantMai 68 fut « la prise en charge de la maladie par les maladeseux-mêmes, avec l’appui de l’ensemble du mouvement étu-diant ». Un certain rêve du non-sens et de la parole vide, ins-tituée, contre la loi ou le contrat de la parole pleine, un certaindroit du flux-schizo n’ont jamais cessé d’animer Guattari,dans une entreprise pour abattre les divisions et les cloison-nements hiérarchiques ou pseudo-fonctionnels-pédagogues,psychiatres, analystes, militants… Tous les textes de cerecueil sont des articles de circonstance. Ils sont marquésd’une double finalité, celle de leur origine dans tel tournantde la psychothérapie institutionnelle, tel moment de la viepolitique militante, tel aspect de l’Ecole freudienne et del’enseignement de Lacan, mais aussi celle de leur fonction,de leur fonctionnement possible dans d’autres circonstancesque de leur origine. Ce livre doit être pris comme le montageou l’installation, ici et là, de pièces et rouages d’une machine.Parfois des rouages tout petits, très minutieux, mais endésordre, et d’autant plus indispensables. Machine de désir,c’est-à-dire de guerre et d’analyse. C’est pourquoi l’on peutattacher une importance particulière à deux textes, un textethéorique où le principe même d’une machine se dégage del’hypothèse de la structure et se détache des liens structuraux

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(« Machine et structure »), un texte-schizo où les notions de« point-signe » et de « signe-tache » se libèrent de l’hypothèsedu signifiant.