Gj Deleuze

download Gj Deleuze

of 34

Transcript of Gj Deleuze

  • 7/31/2019 Gj Deleuze

    1/34

    Les Cahiers de l'ATP,Novembre 2003 Jean, 2003

    1

    DELEUZE ET LE PROBLME DE LA VIE -

    VERS UNE ONTOLOGISATION DU QUOTIDIEN.

    Par Grgori Jean

    "Quest-ce qui se passe concrtement dans la vie ? (...) Et l, cest curieux commeSpinoza emploie une mthode gomtrique, vous savez que lthique se prsentesous forme de propositions, dmonstrations, etc., et en mme temps, plus cestmathmatique, plus cest extraordinairement concret. () Il nous fait une espcede portrait gomtrique de notre vie qui, il me semble, est trs trs convaincant(...) Cest vraiment lexistence dans la rue (). Cest vous de dire si a vousconvient ou pas"

    G. Deleuze, Cours sur Spinoza du 24/01/1978Universit de Vincennes

    Dans l'article qu'il lui consacre dans le tome IV de l'Histoire de la philosophie dirig

    par F. Chtelet, Deleuze dcrit l'empirisme de Hume comme "une sorte d'univers de science-

    fiction avant la lettre". Comme dans la science fiction, ajoute-t-il, "on a l'impression d'un

    monde fictif, trange, tranger, vu par d'autres cratures; mais aussi le pressentiment que ce

    monde est dj le ntre, et ces autres cratures, nous-mmes"1. notre sens, on ne saurait

    mieux dcrire l'impression produite sur le lecteur par l'uvre deleuzienne. Elle en constitue

    comme le mystre. Qu'un livre de philosophie doive tre pour une part une sorte d'uvre de

    science fiction, c'est ce que Deleuze affirme lui-mme dans l'avant-propos de Diffrence et

    rptition. Mais d'o vient que, par ailleurs, venant doubler une production presque dlirante

    d'tranges concepts, une prcision diabolique dans leur maniement, une pratique virtuose de la

    spculation repoussant certaines pages aux limites de l'intelligible, une scheresse enfin, et

    une certaine aridit dans l'expression, nous, lecteurs, et pas seulement lecteurs philosophes,

    nous avons bien le pressentiment que Deleuze ne nous parle que de nous-mmes, et de ce que

    nous vivons ? Comment expliquer qu' l'extrme pointe de l'abstraction philosophique, cette

    pense semble pntrer la texture mme du concret ? Cette question peut tre formule autre-

    ment : pourquoi une philosophie si complexe ne cesse de proclamer la ncessit d'une lecture

    non philosophique de la philosophie, et pourquoi, l'instar de ce que Deleuze diagnostique

    chez Spinoza, une telle lecture n'est pas seulement, quant sa propre uvre, revendique en

    droit sous la forme d'un vague espoir dmagogique, mais aussi fonctionne en fait, la faisant

    1 Repris inL'le dserte et autre textes, Minuit, 2002, p. 226.

  • 7/31/2019 Gj Deleuze

    2/34

    Les Cahiers de l'ATP,Novembre 2003 Jean, 2003

    2

    prolifrer dans une pluralit de champs rputs extra-philosophiques ? Bref, de quoi parle

    Deleuze pour qu' travers l'opacit de sa pense, cette pense nous touche autant ?

    Cette question, pour autant que nous allons tenter d'y rpondre, doit tre prise dans

    toute sa modestie : elle exprime une perplexit de lecteur, et ne constitue pas le vestibule d'un

    expos dogmatique. Nous pensons nanmoins qu'elle n'a rien de subsidiaire, et qu'elle touche

    au cur de l'ontologie deleuzienne, dans ce qu'elle a de plus neuf et de plus rvolutionnaire.

    Nous proposons donc une hypothse de lecture, dont nous avons l'intime conviction que sans

    en puiser la richesse, elle est la meilleure manire d'entrer dans l'univers deleuzien, c'est--

    dire dans l'univers d'une philosophie concrte; nous dirons que, de bout en bout, Deleuze ne

    cesse de parler de la Vie. L'hypothse n'est pas nouvelle, lui-mme rappelant dans un entretien

    que tout ce qu'il avait crit tait vitaliste1. Mais il nous faut prciser : qu'exprime le concept de

    "vie" chez Deleuze? Tout prisme biologique, nous verrons pourquoi, conduit commettre un

    grave contresens son gard. Nous voudrions montrer quau contraire, et telle sera ici notre

    thse, on trouve dans cette uvre ce qu'il faudrait nommer un "neo-existentialisme", au sens

    o Deleuze nous semble implicitement reprendre et amender le concept moderne d'existence,

    pour en faire tout autre chose, et pour servir de touts autres buts; et c'est dans ce "dplace-

    ment" que se situe, selon nous, le point o l'abstrait et le concret, le philosophique et le non-

    philosophique, passent l'un dans l'autre2.

    Pour ce faire, nous commencerons par montrer comment s'opre chez Deleuze un glis-

    sement du concept d'existence celui de Vie, au sein d'un rapport problmatique, explicite

    dans un cas, implicite dans l'autre, aux uvres de Sartre et de Heidegger. Puis nous propose-

    rons une lecture de l'ontologie de Deleuze la lumire de ce concept de Vie, et dvelopperons

    en ce sens l'ide qui nous semble centrale d'un "aplatissement ontologique". Enfin, nous ter-

    minerons en montrant qu'un tel aplatissement ontologique n'est rien d'autre chez Deleuze

    qu'une tentative d'"ontologisation" du quotidien, laquelle engage la philosophie sur des voies

    nouvelles.

    1Pourparlers, Minuit, 1990, p. 196.2 Tel est aussi le point o nous croyons pouvoir "rattacher" les rafales de concepts deleuziennes, rpondant ainsi C. Rosset, qui, exprimant avec une certaine mauvaise humeur une perplexit cependant bien comprhensible,pouvait crire : "La mthode de Deleuze emprunte l'universit sa rigueur, mais au service d'une pense qui n'estni universitaire ni acadmique : prcisment dans la mesure o elle n'est au service d'aucune pense - d'aucun

    objectif, d'aucun thme particulier. Tel est ce qu'on pourrait () appeler le paradoxe Deleuze : l'alliance du sensde la nuance, de la prcision, de la distinction, avec l'absence de tout systme o intgrer ces notions parfois unpeu subtilement, mais toujours justement distingues" (cf.L'Arc n 49, "Scheresse de Deleuze").

  • 7/31/2019 Gj Deleuze

    3/34

    Les Cahiers de l'ATP,Novembre 2003 Jean, 2003

    3

    1. De l'existence la Vie.

    Deleuze, on le sait, se prsente comme un philosophe de l'immanence. L'immanence

    serait mme le propre de la philosophie, bien que l'histoire de la philosophie puisse tre lue

    comme une longue tentative de la conjurer, dans un pacte ambigu avec la religion : "il y a

    religion chaque fois qu'il y a transcendance, tre vertical, Etat imprial, au ciel ou sur la terre,

    et il y a Philosophie chaque fois qu'il y a immanence"1. Si, d'un point de vue d'une topologie

    de la pense, la religion se dfinit par la verticalit, le surplomb, la hirarchie, la diffrence de

    niveau, l'immanence se caractrise au contraire par l'horizontal et l'absence de hirarchie.

    L'immanence est un plan une seule dimension, qui se suffit ontologiquement lui-mme, et

    dont toute inclusion en autre chose dnature la puret : "l'immanence ne l'est qu' soi-mme,

    et ds lors prend tout, absorbe Tout-Un, et ne laisse rien subsister quoi elle pourrait tre

    immanente", pas plus qu'un transcendant qui pourrait par nature crotre sur son sol. Ainsi, une

    critique immanente devra traquer toute transcendance, toute constitution d'une transcendance,

    toute imposition d'une transcendance l'immanence, partir d'une dimension qui n'est pas la

    sienne.

    Deleuze n'a cess de chercher cette immanence, n'a cess de la penser. Toute son u-

    vre se prsente comme la recherche d'un tel plan, et de la manire dont il peut, contre toute

    puissance externe, s'effectuer - d'Empirisme et subjectivit, o le "donn, l'esprit, collection de

    perception", est dtermin comme ne pouvant pas "se rclamer d'autre chose que soi"2, un

    texte court et dense, dont il est significatif qu'il soit le dernier publi par Deleuze : L'imma-

    nence : Une vie Texte central pour notre propos, et qui constituera notre point de dpart :

    "on dira de la pure immanence qu'elle est UNE VIE, et rien d'autre. Elle n'est pas immanence

    la vie, mais l'immanence qui n'est en rien est elle-mme une vie. Une vie est l'immanence de

    l'immanence, l'immanence absolue"3. Puis vient, dans le fil du dveloppement, l'tablissement

    d'une quivalence terminologique : "le champ transcendantal se dfinit par un plan d'imma-

    nence, et le plan d'immanence par une vie"4.

    1Qu'est-ce que la philosophie? (not QP?), Minuit, 1991, p. 462Empirisme et subjectivit(notES), PUF, 1998, p. 963Philosophie, n47, Minuit, 1995, p. 4. Repris inDeux rgimes de fous, Minuit, 2003, pp. 359-363. La typogra-phie a ici son importance. Comme nous le verrons plus loin, l'usage des majuscules dnote le mode d'individua-tion spcifique d'une telle entit. Cf. Sur pointDialogues, Champs Flammarion, 1996, pp. 77-81, et surtout p. 97,et la rfrence des verbes ou des noms propres "qui ne sont pas des personnes mais des vnements (ce peut

    tre des groupes, des animaux, des entits, des singularits, des collectifs, tout ce qu'on crit avec une majus-cule)".4Id., pp. 4-5

  • 7/31/2019 Gj Deleuze

    4/34

    Les Cahiers de l'ATP,Novembre 2003 Jean, 2003

    4

    Cette reprise du concept phnomnologique de champ transcendantal n'est pas nou-

    velle, et remonte au moins Logique du sens. Ce qui est nouveau en revanche, c'est qu'il se

    trouve identifi UNE VIE. Or, chaque fois qu'il se propose de dterminer le champ trans-

    cendantal, Deleuze se rclame du Sartre de la Transcendance de l'ego, tout en lui adressant

    aussi les mmes critiques1. Ce point doit retenir notre attention, dans le projet qui est ici le

    ntre de montrer qu'il n'est jamais question chez Deleuze d'autre chose que d'existence ; mais

    d'existence en quel sens ? Nous pensons que l'assimilation du champ transcendantal avec Une

    vie, pour nouvelle qu'elle apparaisse, est vise par Deleuze ds ses premiers travaux; nous

    pensons aussi que tel est ce qui fonde le caractre extrmement concret de la philosophie de-

    leuzienne, par del l'aridit conceptuelle et la plus haute abstraction des dveloppements sp-

    culatifs. Nous pensons que telle est aussi la clef de son ontologie.

    Rappelons d'abord que le concept de champ transcendantal est un concept husserlien.

    C'est dans la secondeMditation cartsienne que Husserl le prsente avec le plus de simpli-

    cit et de la manire la plus directe, comme "une sphre d'tre infinie d'un genre nouveau, la

    sphre d'une exprience d'un nouveau genre : l'exprience transcendantale"2. Ce concept

    d'"exprience transcendantale", oxymore d'un point de vue kantien, rpond la modification

    de l'exprience empirique par l'poch phnomnologique, oprant la mise entre parenthse

    de toute transcendance mondaine. En un sens, il s'agissait bien pour Husserl de dgager un

    plan d'immanence, et de thmatiser une exprimentation corrlative d'un tel plan. Cependant,

    comme on sait, la structure notico-nomatique de la conscience, thme de l'analyse inten-

    tionnelle, polarise doublement le plan d'immanence, en amont, dans l'ego transcendantal, et en

    aval, "l'objet intentionnel" tant pris comme "fil conducteur transcendantal", selon le titre

    mme du 21 de la seconde Mditation. Pousser le champ transcendantal jusqu' l'imma-

    nence vritable, exigera une radicalisation de la mise entre parenthse, une mise entre paren-

    thse de la forme-sujet comme de la forme-objet, et une tentative de diagnostique quant la

    manire dont la phnomnologie husserlienne, sous couvert d'immanence, rintroduit cette

    double transcendance mme le transcendantal3.

    1Logique du sens (notLS), Minuit, 1969, p. 120. C'est encore le cas dans ce dernier texte.2 Husserl,Mditations cartsiennes, PUF, 1994, p. 72.3 videmment, il y a l une interprtation quelque peu lapidaire du transcendantal husserlien, ne serait-ce queparce qu'elle semble s'en tenir une perspective statique de l'analyse phnomnologique. Pourtant, malgr soncaractre laconique, elle n'en est pas moins lgitime. En effet, l'inflexion gntique de la phnomnologie neremet pas en question la "forme" mme de l'analyse et le but vis, savoir, de manire trs large, l'laborationd'une thorie de l'objet, ou "ontologie formelle", en tant que thorie de la connaissance. Sur ce point, cf. B. B-

    gout,La gnalogie de la logique - Husserl, l'antprdicatif et le catgorial, Vrin, 2000, et notamment les pages98-99 : "la phnomnologie gntique ne cesse pas d'tre, mme dans ses ramifications les plus extrmes etparfois les plus inattendues, une thorie de la connaissance. savoir une doctrine qui vise puiser le sens et la

  • 7/31/2019 Gj Deleuze

    5/34

    Les Cahiers de l'ATP,Novembre 2003 Jean, 2003

    5

    DansLogique du sens, c'est au cours de la 14e srie que Sartre est convoqu, et convoqu

    prcisment pour cette tche. La grandeur de Sartre, selon Deleuze, est en effet d'avoir montr

    dans La Transcendance de l'ego que toute exprience en apparence goque supposait une

    gense du sujet au sein d'"un champ transcendantal impersonnel, n'ayant pas la forme d'une

    conscience personnel synthtique ou d'une identit subjective - le sujet, au contraire, tant

    toujours constitu"1. Un tel champ est alors mme de fonctionner, dans l'conomie du dis-

    cours deleuzien, comme machine de guerre contre toute la philosophie transcendantale, s'il est

    vrai que ce que Deleuze lui reproche de manire rcurrente, c'est de dcalquer les structures

    du champ transcendantal sur celles de l'exprience empirique. Le sujet psychologique, l'objet

    reconnu dans une simple intuition, sont alors arbitrairement levs au rang de condition de

    possibilit de l'exprience : doublement polaris par le sujet logique synthtique, et l'objet

    quelconque, le champ transcendantal n'est gure plus qu'une copie de l'exprience empirique,

    celle-ci se voyant en retour justifie, par une singulire inversion, par une pseudo antriorit

    logique de sa propre forme. Le mrite de Sartre, en montrant que "l'Ego n'est ni formellement

    ni matriellement dans la conscience", qu'il est "dans le monde", "un tre du monde, comme

    l'ego d'autrui"2, fut ainsi d'opposer Kant, mais aussi Husserl qui sur ce point en reste tri-

    butaire, que l'exprience empirique de la polarit goque du vcu de conscience supposait

    titre de condition de possibilit un champ transcendantal non polaris, ne ressemblant donc

    pas, d'un point de vue formel, son conditionn. Le "sujet" n'est plus ds lors qu'un objet pour

    une conscience non thtique (de) soi, dans un rapport soi non cognitif, dans un rapport au

    monde et aux choses qui ne s'identifie pas avec un rapport de connaissance. Et si cette cons-

    cience pr-rflexive, prenant, dansL'tre et le nant, le nom de pour-soi, est identifie l'ab-

    solu, c'est en prcisant que "l'absolu est ici non pas le rsultat d'une construction logique sur le

    plan de la connaissance, mais le sujet de la plus concrte exprience", lequel, prcise Sartre,

    "n'est point relatif cette exprience, parce qu'il estcette exprience"1. La conception sar-

    trienne de "l'existence" en dcoule : le pour-soi, comme mode d'tre de l'homme, n'estpas sur

    le mode de l'objet; il existe; si c'est un absolu, c'est un absolu non-substantiel. Ou, comme le

    vrit de toutes les formations objectives possibles, de sorte qu'elle recherche toujours dans une totale absence deprsuppositions, rendre vident les soubassements vcus de tous les jugements valides". Ainsi, "c'est toujoursl'objectit qui sert en quelque sorte de fil conducteur l'analyse gntique de la sphre passive. Au-del desUrgegenstndlichkeiten (objectits originaires), il n'est manifestement plus possible de rgresser. Ce sont doncelles qui procureront l'analyse ses premiers points de dpart" (). "La ncessit de dterminer un quelquechose sur quoi ne doit pas ici nous surprendre. Tout le dispositif logique de la phnomnologie tourner autour dumotif central du quelque chose". Au contraire, la pense de Deleuze ne sera ni une thorie de l'objet, nidailleurs, on le verra, une "thorie de la connaissance" au sens strict.1LS, p. 120.2La transcendance de l'ego, Vrin, 1993, Introduction, p. 13.

  • 7/31/2019 Gj Deleuze

    6/34

    Les Cahiers de l'ATP,Novembre 2003 Jean, 2003

    6

    popularisera L'existentialisme est un humanisme : "l'homme, tel que le conoit l'existentia-

    lisme, () n'est pas dfinissable, [parce] qu'il n'est d'abord rien. Il ne sera qu'ensuite, il sera

    tel qu'il se sera fait"2. L'existence, telle qu'elle est concrtement vcue, devient ainsi le champ

    de constitution de la singularit de chaque existant. Les vnements de l'existence acquirent

    alors un statut transcendantal indit, puisque c'est le plan de l'existence, en tant qu'il n'est pas

    d'abord orient vers la connaissance, et qu'il n'est pas pos comme un ensemble d'accidents

    relatifs un sujet substantiel, qui devient le lieu mme du transcendantal. Ou plutt, c'est cha-

    que vnement de l'existence, chaque accident, qui est en passe de devenir l'essentiel. Il fau-

    drait pousser plus avant et pour elle-mme cette interprtation de la pense sartrienne, et

    montrer notamment comment, en rigeant au rang de transcendantal ce qui pouvait apparatre

    Husserl comme le comble du mondain, Sartre ne fait que pousser plus loin le mot d'ordre

    phnomnologique de "retour aux choses mmes"3. Mais ce qui nous intresse ici est bien

    plus ce que se propose d'en faire Deleuze, au prix d'un glissement du concept d'existence

    celui d'UNE VIE.

    En effet, si Deleuze revendique l'esprit de la critique sartrienne, c'est pour en souligner

    nanmoins les insuffisances : certes, l'existence concrte ne peut pas tre pense dans sa su-

    bordination un ego pur, elle n'est pas vie de l'ego; mais elle n'est pas non plus vie de cons-

    cience, pas plus que les vnements de l'existence ne peuvent tre penss dans leur spcificit

    comme des vcus de conscience, ou comme des vnements du pour soi. Comme le prcise

    Deleuze, "malgr la tentative de Sartre, on ne peut pas garder la conscience comme milieu

    tout en rcusant la forme de la personne et le point de vue de l'individuation. Une conscience

    n'est rien sans synthse d'unification, mais il n'y a pas de synthse d'unification sans forme du

    je ni point de vue du moi"4, autrement dit sans une subjectivit forme, qu'elle soit transcen-

    dantale ou empirique. Il faut mener terme la tentative sartrienne d'une "dsubjectivation" du

    transcendantal, et la doubler par ailleurs dune "dsobjectivation" qui en est corrlative. C'est

    dans une telle opration que se joue chez Deleuze la substitution du concept de VIE celui

    d'existence : "ce qui n'est ni individuel ni personnel, ce sont les missions de singularits", les

    1L'tre et le nant, Gallimard, 1998, Introduction, III, "Le cogito pr-rflexif et l'tre du percipere", p. 232L'existentialisme est un humanisme, Gallimard, 1996, p. 29.3 Il est vrai que nous sur-interprtons ici la pense de Sartre, au sein de laquelle subsiste une tension en quelquesorte non rsolue, entre la perspective existentielle et la perspective phnomnologique, entre une philosophie del'vnement et une philosophie de l'objet. C'est ce que nous nommerons plus tard "aplatissement ontologique"qui viendra rsoudre une telle tension. Dans tous les cas, ce qui nous semble fondamentalement se jouer dans letournant existentiel-existential de la phnomnologie, c'est prcisment que le champ transcendantal perd sa

    dimension essentiellement pistmologique, thorique, et n'est plus thmatis dans le cadre strict d'une thorie dela connaissance.4LS, p. 124.

  • 7/31/2019 Gj Deleuze

    7/34

    Les Cahiers de l'ATP,Novembre 2003 Jean, 2003

    7

    chapelets d'vnements, qui, au contraire, "prsident la gense des individus et des person-

    nes"1. Autrement dit, on ne pensera UNE VIE qu'en pensant les vnements autour desquels

    elle se constitue comme spare en droit des formes ou des sujets dans lesquels ils s'indivi-

    dualisent, et on ne comprendra les sujets, tout comme les objets, qu'en montrant leur caractre

    driv par rapport aux vnements singuliers dont ils constituent le lieu d'actualisation : "les

    singularits sont les vrais vnements transcendantaux"2. Elles ne sont pas plus dsignes par

    des substantifs que par des adjectifs; elles s'expriment dans des verbes3. Parler, marcher,

    crire, dormir, "faire un voyage" (ou ne pas le faire) sont de telles singularits-vnements.

    Deleuze nomme "gense statique ontologique" (17e srie) la manire dont sont produits sujets

    et objets partir de ces missions de singularits que sont les vnements d'UNE VIE; elle se

    double d'une gense du langage et de la pense, conue sur le mme mode, et qui prend pour

    sa part le nom de "gense statique logique" (18e srie). Toutes deux obissent des rgles

    spcifiques de compossibilit et d'incompossibilit entre vnements-singularits, avant toute

    effectuation dans des tats de choses, rgles que Deleuze emprunte Leibniz tout en les modi-

    fiant. Ce qui compte, dans tous les cas, est la priorit d'une srie d'vnement sur le sujet ou

    l'objet qui l'effectue, l'actualise, l'incarne. Par exemple, un premier niveau gntique, l'v-

    nement "verdoyer" "indique une singularit-vnement au voisinage de laquelle l'arbre se

    constitue; ou pcher au voisinage de laquelle Adam se constitue". videmment, on pourra

    toujours inverser la gense ontologique, et penser les verbes-vnements du champ transcen-

    dantal comme des prdicats des sujets constitus : tre vert sera un prdicat de l'arbre, tre

    pcheur sera un prdicat d'Adam. Mais on aura alors perdu le sens du transcendantal, qui est

    de diffrer en nature des structures empiriques auxquelles il donne naissance4.

    La logique de cette individuation, la manire dont les vnements d'UNE VIE rsonnent

    entre eux, etc., constituent la logique du sens dans son intgralit5. une logique du sens, qui

    1

    id., 1252Ibid.3Id., p. 13.4 Nous passons ici sur le second niveau d'effectuation, qui, rpondant la question husserlienne de la Ve Mdita-tion cartsienne, relative au dpassement de la "sphre du propre", touche la question deleuzienne de l'inter-subjectivit. Signalons seulement qu'elle sera traite sur le mme mode : c'est le rapport de compossibilit etd'incompossibilit entre des vnements singuliers qui donnera lieu une intersubjectivit, et non pas lecontraire ; toujours, la vie prcde ontologiquement les individus ou les sujets qui l'incarnent - d'o le conceptdeleuzien d'autrui comme "monde possible" : autrui n'est que le lieu d'expression de sries de singularits-vnements qui ne sont pas celles autour desquelles je me constitue comme individu.5 Disons seulement qu'une telle logique se distingue de toute interprtation causaliste du dploiement du champtranscendantal : "ce qui fait un destin au niveau des vnements (), ce qui fait qu'une vie est compose d'unseul et mme vnement malgr toute la varit de ce qui lui arrive (), ce ne sont pas des rapports de cause

    effet, mais un ensemble de correspondances non causales, formant un systme d'chos, de reprises et de rsonan-ces, un systme de signes, bref, une quasi-causalit expressive, non pas du tout une causalit ncessitante". LS,24e srie, "De la communication des vnements", p. 199.

  • 7/31/2019 Gj Deleuze

    8/34

    Les Cahiers de l'ATP,Novembre 2003 Jean, 2003

    8

    n'est rien d'autre qu'une description de la manire dont une vie dveloppe sa propre cohrence.

    Nous ne pouvons montrer ici de manire prcise comment Deleuze en assure la construction;

    l n'est pas notre propos, et peut tre n'est-ce pas le plus important. Dans une lettre A. Villa-

    ni, Deleuze reconnat avoir abus, dans le traitement de cette logique vnementielle, des s-

    ries structuralistes1 ; et il est vrai qu' ce titre,Logique du sens peut tre lue comme l'applica-

    tion de la mthode structuraliste2 UNE VIE, telle que nous l'avons dfinie. Dans cette logi-

    que onto-thologique, selon la belle formule de E. Alliez3, les notions de virtuel, de multipli-

    cit, une mthode de dtermination topologique opposant la carte au calque des philosophies

    transcendantales (et qui constituera un des points centraux de la mthode rhizomatique de

    Mille Plateaux) la question si complexe de la temporalit dans l'uvre deleuzienne, prennent

    tout leur sens. Elles persisteront bien au del de la critique du structuralisme, mene partir

    de l'Anti-dipe. Et ce qui reste avant tout, ce qui compte, c'est, comme nous l'avons vu, que

    l'immanence est dj pose comme UNE VIE, comme existence pr-personnelle, et se

    confond avec le champ transcendantal4.

    Ds lors tout change. Si, comme il le mentionne propos du stocisme, "le gnie d'une

    philosophie se mesure d'abord aux nouvelles distributions qu'elle impose aux tres et aux

    concepts"5, Deleuze trace, fait passer une frontire l o personne n'en avait jamais vu : entre

    1 Cf. A. Villani, La gupe et l'Orchide, Belin, 1999, p. 47.2 Du moins telle que Deleuze l'entend. Voir sur ce point l'article : A quoi reconnat-on le structuralisme?, reprisdansL'le dserte et autre texte, pp. 238-269, o l'on retrouve l'ensemble des concepts deleuziens de cette po-que, tels qu'ils sont mobiliss dansDiffrence et rptition, mais surtout dans Logique du sens.3 E. Alliez,La signature du monde, Cerf, 1993, chap. III - "onto-thologiques".4 vrai dire, un autre point inspir de la mthode structuraliste nous semble dterminant et persistant dans laphilosophie deleuzienne : c'est la ncessit mthodologique d'une modlisation de son objet. Indpendamment detoute divergence de "contenu", tel parat bien tre non seulement le point commun tout structuralisme, maisgalement ce qui constitue sa spcificit. Cf. Sur ce point la mise au point trs claire de V. Descombes dans Lemme et l'autre, Minuit, 1979, chap. 3, "La smiologie", et la citation p. 104 de M. Serres tir de La communica-

    tion : "sur un contenu culturel donn, qu'il soit Dieu, table ou cuvette, une analyse est structurale (et n'est structu-rale que) lorsqu'elle fait apparatre ce contenu comme un modle". Bien videmment, "modle" n'est pas pren-dre en un sens platonicien de "principe" hirarchiquement suprieur, partir duquel les choses seront slection-nes en fonction de leur distance ou leur loignement par rapport lui. Bref, "Modle" ne s'oppose pas ici Simulacre (sur le sens de cette opposition chez Deleuze, cf. la critique de Platon dans "Platon et le simulacre",repris inLogique du sens, notamment p. 295). C'est pourquoi, dansMille Plateaux, le but de la mthode rhizo-matique est prsent comme celui d'"atteindre un processus qui rcuserait tout modle" (p. 31). Pourtant, lerhizome est bel et bien un modle, si l'on oppose la construction d'un modle la description, ou l'hermneuti-que, qu'elle soit philosophique, psychanalytique, ou mme littraire. Si, comme le pense J. Grondin inLe tour-nant hermneutique de la phnomnologie, PUF, 2003, la phnomnologie devait ncessairement se dpasser enune hermneutique ontologique, il nous semble que l'on peut voir ici le nud mme de l'opposition de Deleuze la tradition phnomnologique. Nous reprendrons cette question en conclusion du prsent travail; signalons seu-lement que la construction d'un modle n'a rien voir avec le refus d'une exprimentation proprement philoso-

    phique. Bien au contraire, c'est le couple fondamental modle/exprimentation qui s'oppose frontalement l'ided'une interprtation.5LS, p. 15.

  • 7/31/2019 Gj Deleuze

    9/34

    Les Cahiers de l'ATP,Novembre 2003 Jean, 2003

    9

    UNE VIE et les lieux de son effectuation. C'est une telle nouveaut qui donne l'uvre de-

    leuzienne une position si marginale dans la philosophie contemporaine. Soit deux thmes,

    dont cette dernire a selon nous survalu l'importance, et notamment l'importance critique :

    le corps et le langage. Nous voudrions montrer rapidement, dans cette tude, comment le

    nouveau "dcoupage" deleuzien invite reposer ces problmes de manire extrmement nou-

    velle - ou en tout cas contre-courant de l'air du temps. Commenons par la question du corps

    (nous reviendrons plus tard sur le problme du langage, en analysant le statut de la mtaphore

    dans l'uvre de Deleuze). Il n'est pas faux de dire que l'insistance sur le rle prgnant du

    corps dans la structure d'tre-au-monde a constitu une des grandes nouveauts de la phno-

    mnologie en gnral, et de la phnomnologie franaise en particulier. Chez Merleau-Ponty,

    qui en est le reprsentant le plus important, le dplacement d'un cran de la structure intention-

    nelle de la conscience telle que la pense Husserl, en direction du corps vivant, se prsente

    comme une pousse vers le concret, vers une thmatisation plus "serre" du monde de la vie,

    et en retour, comme une critique de l'ego transcendantal husserlien, conu comme spectateur

    dsintress de ses propres vcus, ou, comme ne cesse de rpter Merleau-Ponty, reprenant le

    titre d'un ouvrage de Huygens, comme "Kosmotheoros"1. Cependant, ce qui est vrai de la

    conscience l'est aussi du corps : l'accent mis sur le corps propre n'est en rien un retour l'im-

    manence ou au concret, si l'on se contente d'une simple transposition du champ transcendantal

    de la conscience au corps vivant. La double structure de transcendance, en amont (polarit

    subjective) et en aval (polarit objective), se trouve conserve quand bien mme elle s'inscrit

    entre une corporit vivante incapable de terminer la synthse d'identification, et une polarit

    pr-objective qui par l mme excde toute synthse et ouvre sur un horizon intotalisable (et

    en un sens, tout le travail de Merleau-Ponty aura t, aprsLa phnomnologie de la percep-

    tion, de se dtacher de cette double polarit, et de dterminer l'lment originaire, impersonnel

    et probjectif - baptis "chair du monde" - partir duquel naissent par scission la corporit

    subjective et la corporit objective).

    Au contraire, jouer la carte d'UNE VIE comme champ transcendantal permet de penser le

    corps non pas comme constituant, mais comme le lieu d'actualisation d'UNE VIE, le situs o

    1 Sur le mme versant, c'est le Dasein heideggerien qui semble tomber sous le coup de la critique merleau-pontienne. En effet Heidegger, dans le cheminement de l'analytique existentiale, ne consacre gure plus qu'unedizaine de lignes au corps et la perception. Il y a aurait l comme une ccit une des structures les plusconcrtes de l'tre-au-monde, et peut tre mme sa structure minente. Cependant, cette place du corps dans

    Etre et temps n'est en rien arbitraire, encore moins est-elle un oubli. Elle tient la manire dont Heidegger, bien

    plus radical de ce point de vue que le premier Merleau-Ponty, entend poser la question de l'existence comme"substance", sans aucun "support". De ce point de vue Deleuze rejoindrait plutt Heidegger, tout en s'en dmar-quant, comme nous allons le voir, sur bien des points.

  • 7/31/2019 Gj Deleuze

    10/34

    Les Cahiers de l'ATP,Novembre 2003 Jean, 2003

    10

    se ralise, s'actualise, s'objective, le champ transcendantal. Il s'agira donc bien, chez Deleuze,

    non pas d'tre un corps, mais, comme le posera le chapitre ponyme du Pli, d'avoir un corps

    en rapport avec les singularits constitutives du champ transcendantal1. C'tait dj un des

    thmes duBergsonisme : la vie s'actualise dans la matire, "chaque ligne de vie se rapporte

    un type de matire () en fonction duquel le vivant se fabrique un corps, une forme"2. En

    retour, lorsque Deleuze thmatisera, la suite d'Artaud, un corps sans organe, ce sera pour

    l'identifier, contre tout corps organique, avec le champ transcendantal lui-mme, et en oppo-

    sition avec toute conception phnomnologique du corps vcu3. Ainsi, dansMille Plateaux, le

    CSO est assimil la matire non forme, mais une matire elle-mme identifie au champ

    transcendantal sur lequel "filent les intensits", assimiles aux singularits4. Bref, Foucault ne

    s'y trompait pas lorsqu'il dclarait, dans un article intitul Theatrum philosophicum, queLogi-

    que du sens constituait une "anti-phnomnologie de la perception"5.

    Mais si UNE VIE n'est pas plus polarise sur le corps que sur un sujet, qu'est-ce qui ds

    lors constitue la trame d'Une vie, qu'est-ce qui en assure la cohrence? Qu'est-ce qui permet

    de parler d'Une Vie plutt que d'une autre? Et quel est le sens de l'article indfini "Une" dans

    l'expression "Une vie"? C'est ce qu'il nous faut maintenant examiner. Or, de ce point de vue,

    rien n'est plus instructif qu'une mise en parallle d'Une Vie deleuzienne avec le Dasein hei-

    deggerien, mise en parallle qui dveloppera les dernires implications du glissement opr

    par Deleuze entre le concept d'existence et celui de VIE6.

    1 Cf.Le pli, Minuit, 1988, chap. III, "Avoir un corps". Le corps se dduit des vnements-singularits d'une vie,et non pas le contraire : Deleuze restitue ainsi "l'ordre vritable de la dduction : 1/ chaque monade condense uncertain nombre d'vnements singuliers, incorporels, idaux, qui ne mettent pas en jeu les corps (); 2/ ces v-nements singuliers inclus dans la monade comme prdicats primitifs constituent sa zone d'expression claire, ouson "dpartement"; 3/ ils ont ncessairement rapport un corps qui appartient cette monade, et s'incarnent dansdes corps qui agissent immdiatement sur lui. Bref, c'estparce que chaque monade a une zone claire qu'elle doitavoir un corps, cette zone constituant un rapport avec le corps, non pas un rapport donn, mais un rapport gn-

    tique, engendrant son propre "relatum". C'est parce que nous avons une zone claire que nous devons avoir uncorps charg de la parcourir ou de l'explorer, de la naissance la mort".2Le bergsonisme, PUF, 1997, p. 107.3 cf. Francis Bacon, Logique de la sensation, et l'ide d'un dpassement de l'unit phnomnologique du corpsvcu vers la vitalit non organique d'un corps sans organe (p. 31).4Mille Plateaux (notMP), Minuit, 1980, p. 58.5 In Critique n 282, nov. 1970; repris in Dits et Ecrits I, Gallimard 2001, pp. 943-967. Voir p. 947 : "Logique dusens peut se lire comme le livre le plus loign qui se puisse concevoir de la Phnomnologie de la perception :ici, le corps-organisme tait li au monde par un rseau de significations originaires que la perception des chosesmmes faisait lever. Chez Deleuze, le fantasme forme l'incorporelle et impntrable surface du corps; et c'est partir de tout ce travail la fois topologique et cruel que quelque chose se constitue qui se prtend organismecentr, distribuant autour de lui l'loignement progressif des choses". Pour l'assimilation entre "phantasme" etvnement, cf.Logique du sens, 30e srie, "Du phantasme".6

    On sait d'ailleurs que Heidegger a longtemps hsit baptiser le Dasein par le simple nom de "vie", avant d'yrenoncer par crainte de confusion, possiblement induite par l'uvre de Dilthey, entre l'analytique existentiale etune simple ontologie rgionale. On en trouve encore la trace dans certains passages d'Etre et temps. Cf. par

  • 7/31/2019 Gj Deleuze

    11/34

    Les Cahiers de l'ATP,Novembre 2003 Jean, 2003

    11

    Schmatiquement, on opposera UNE VIE deleuzienne au Dasein heideggerien sur trois

    points, troitement lis : la question de son unit (qu'est-ce qui constitue l'unit d'UNE VIE, sa

    cohrence), celle de son caractre ipsque (l'authenticit du "on" deleuzien contre l'inauthen-

    ticit du "on" heideggerien); le rapport de l'existence la mort. Dans Etre et temps, ces trois

    problmes renvoient les uns aux autres de la manire suivante : c'est l'tre pour la mort,

    comme manire d'tre essentielle du Dasein, qui lui permet de se ressaisir dans son "entire-

    t"; cette saisie marque la possibilit d'une sortie de la vie dite inauthentique ; cette sortie de

    la vie inauthentique marque la reprise par le Dasein de sa propre existence, et, contre l'irrso-

    lution du "on", la possibilit d'en rpondre, d'en assumer la responsabilit1. ces trois points,

    on opposera la triple conception deleuzienne d'une mort qui vient toujours du dehors, d'un

    mode d'individuation d'Une vie spcifique et oppos toute reprise personnelle d'une histoire,

    enfin d'une impersonnalit authentique rendant l'existence, en tant que telle, parfaitement ir-

    responsable.

    Dveloppons rapidement ces trois points et revenons pour ce faire la grande identifica-

    tion de l'immanence et d'UNE VIE. Nous avons tent de montrer ce que le concept deleuzien

    de Vie devait celui d'existence. Nous n'avons encore rien dit de l'article indfini : "UNE

    vie", et non pas "LA vie", non pas la vie de tel ou tel sujet auprs de tel ou tel objet. "UNE

    VIE", l'article indfini jouant ici, nous dit Deleuze, comme "l'indice du transcendantal",

    exemple Etre et temps, Gallimard, 1986, 47, p. 291 : propos de la mort d'autrui, Heidegger remarque qu''ilest possible d'exprimenter un remarquable phnomne d'tre, celui qu'on peut dfinir comme mutation o untant passe du genre d'tre du Dasein (ou, si l'on veut, de la vie) au n'tre-plus-Dasein" (nous soulignons). Pour lacritique de Dilthey, en rapport avec une confusion ontique/ontologique du concept de vie, voir par exemple 43b : "Dilthey a laiss la "vie" "derrire" laquelle il n'y a sans doute pas remonter, dans un flou ontologique.Interprter ontologiquement le Dasein ne signifie pourtant pas revenir ontiquement un autre tant". Toute notreinterprtation de la Vie chez Deleuze tente prcisment de montrer qu'elle n'est pas susceptible d'une telle criti-que, dans la mesure o, comme nous allons le prciser, elle dplace singulirement le sens de l'articulation entreontique et ontologique.1

    Sur l'insuffisance de l'analytique du Dasein jusqu' la thmatisation de l'tre-vers-la-mort, en raison de la ngli-gence de son entiret d'une part, et de sa "proprit" d'autre part, cf. Etre et temps, 2e section, 45, p. 286 :"l'interprtation existentiale du Dasein faite jusqu'ici ne saurait lever de prtentions l'originalit. Elle n'a ja-mais eu pour acquis pralable que l'tre impropre du Dasein (ie, le mode d'tre du Dasein dans la quotidiennet,nda) qui ne s'y trouve pas en entier. Si l'interprtation de l'tre du Dasein servant de soubassement l'laborationde la question ontologique fondamentale doit tre originale, alors il lui faut avoir auparavant mis existentiale-ment en lumire l'tre du Dasein en sa possible proprit et entiret". C'est dans un rapport sa "fin" que leDasein pourra tre dtermin dans son entiret. Or, "la fin de l'tre-au-monde, c'est la mort". Et "cette fin ap-partenant au pouvoir-tre, c'est--dire l'existence, dlimite et dtermine l'entiret chaque fois possible du Da-sein". Les 51 et 52 montreront comment c'est prcisment dans un tel tre-vers-la-mort que le Dasein sort del'improprit de la quotidiennet, et ce contre tout "on meurt" : cf. p. 313 : "la mort comme fin du Dasein est lapossibilit la plus propre, sans relation, certaine et comme telle indpassable du Dasein". Cf. Aussi 53, p. 318 :dans l'tre vers la mort "devient vident au Dasein que, dans la possibilit insigne de lui-mme, il demeure arra-

    ch au on, c'est--dire qu'en y marchant il peut chaque fois s'arracher lui". Pour la question de la responsabilit partir de l'entiret et de la proprit, voir les dveloppement des 54 60, sur la rsolution, la consciencemorale, l'interpellation et la faute.

  • 7/31/2019 Gj Deleuze

    12/34

    Les Cahiers de l'ATP,Novembre 2003 Jean, 2003

    12

    comme l'indice donc du fait que nous sommes bien sur le plan d'immanence1. Deleuze se rap-

    porte alors au chapitre 3 du livre III de l'Ami commun de Dickens, pour montrer comment

    l'imminence de la mort d'une "canaille", d'un "mauvais sujet", se trouve dcrite comme un

    processus de dsubjectivation du transcendantal : la vie et la mort du sujet ne laissent plus

    place qu' "une vie jouant avec la mort". Quand la subjectivit s'vapore, et avec elle ses "ob-

    jets", reste, nous dit Deleuze, "une vie impersonnelle, et pourtant singulire, qui dgage un

    pur vnement libr des accidents de la vie intrieure et extrieure, c'est--dire de la subjec-

    tivit et de l'objectivit de ce qui arrive"2. "Une vie impersonnelle et pourtant singulire"

    C'est l'alternative heideggerienne qui se trouve ici rejete : entre l'inauthenticit du on imper-

    sonnel et la reprise authentique par le Dasein de sa propre existence singulire subsiste la pos-

    sibilit d'une authenticit conjuguant impersonnalit et singularit. On rejoint ici la "contre-

    effectuation" deLogique du sens, comme opration consistant s'lever la puissance imper-

    sonnel d'UNE VIE qui s'actualise en nous tout en nous dpassant - pouvoir propre de l'acteur

    qui double l'effectuation des vnements dans les corps d'une intuition de l'vnement pur,

    d'une effectuation intuitive "qui vient dlimiter la premire, en dgage une ligne abstraite et

    ne garde de l'vnement que le contour ou la splendeur ; devenir le comdien de ses propres

    vnements, contre-effectuation"3. C'est une telle "thique du mime" qui ouvre sur l'imper-

    sonnalit authentique : "combien ce on diffre de celui de la banalit quotidienne. C'est le on

    de l'vnement pur o il meurt comme il pleut. La splendeur du on, c'est celle de l'vnement

    mme ou de la quatrime personne". Ce n'est pas l'individu qui dchoit dans l'impersonnel,

    mais le sujet qui s'lve la puissance de la vie "impersonnelle et pourtant singulire" qui le

    traverse. Autrement dit, la grandeur de l'vnement, de ce qui arrive, ne peut tre saisie par le

    sujet que s'il s'lve une telle impersonnalit : comme dit Deleuze, citant Blanchot, "quelque

    chose leur arrive qu'ils ne peuvent ressaisir qu'en se dessaisissant de leur pouvoir de dire je",

    qu'en tentant de penser quelque chose - UNE VIE - dont la cohrence m'exclut, comme sujet,

    au moment mme o je la pense4.

    Mais prcisment, comment penser cette cohrence comme singularit propre d'une telle

    VIE? Qu'est-ce qui fait qu'UNE VIE n'en est pas une autre, si le recours un sujet singulier

    1 Sur l'article indfini comme "indice du transcendantal", cf. aussiDialogues, p. 97.2L'immanence : une vie, p. 5.3 Cf.LS, p. 178. Pour l'ensemble de la question de la contre-effectuation, voir 20 e srie, "Sur le problme moralchez les stociens".4 Au contraire, l'authenticit chez Heidegger est une conqute de soi-mme. Sur ce point, cf. l'analyse trs clairede J. Grondin dansLe tournant hermneutique de la phnomnologie, p. 34 : chez Heidegger, "la comprhension

    de l'intentionnalit partir de l'horizon du monde, elle aussi prpare par Husserl, se double d'une mtamorphosethique de l'ego. Dchant "sur" le monde, le sujet n'est pas d'abord au prs de soi, mais il a le devenir. Deprmisse, la prsence soi de l'ego, devenu Da-sein, devient en quelque sorte un impratif pratique".

  • 7/31/2019 Gj Deleuze

    13/34

    Les Cahiers de l'ATP,Novembre 2003 Jean, 2003

    13

    qui l'incarne se trouve proscrit par son impersonnalit? Un premier lment de rponse

    consisterait simplement poser que chaque VIE ne se comporte pas des mmes singularits-

    vnements. Mais ce serait laisser dans l'ombre ce qui lie ces singularits entre elles, ce qui

    fait de la vie un destin, d'une VIE, UNEvie, et non une succession de singularits sans rapport

    les unes avec les autres. Comme l'crit Deleuze, "si les singularits sont de vritables vne-

    ments, elles communiquent en un seul et mme vnement qui ne cesse de la redistribuer, et

    leurs transformations forment une histoire"1, l'histoire d'UNE VIE. Et pourtant, UNE VIE

    n'est pas le support de ses accidents, comme une unification a priori de ce qui arrive, elle n'est

    pas substance de ses modes, elle n'en est pas le suppt, elle n'est que "superstance" au sens o

    Deleuze parle avec Whitehead de "superjet"2, le simple to legein de ses singularits3. Il s'agit

    donc de penser un nouveau mode d'individuation propre UNE VIE.

    Cette thorie de l'individuation non subjective, non personnelle, fait l'objet d'un expos

    trs clair dans le chapitre 10 deMille Plateaux : "il y a un mode d'individuation trs diffrent

    de celui d'une personne, d'un sujet, d'une chose ou d'une substance. Nous lui rservons le nom

    d'hcceit. Une saison, un hiver, un t, une heure, une date, ont une individualit parfaite et

    qui ne manque de rien, bien qu'elle ne se confonde pas avec celle d'une chose ou d'un su-

    jet"4. Ainsi, "mme quand les temps sont abstraitement gaux, l'individuation d'une vie n'est

    pas la mme que l'individuation du sujet qui la mne ou la supporte" 5. Or, dire que ce mode

    d'individuation ne manque de rien, signifie d'une part qu'un tel mode d'individuation ne sup-

    pose pas un support ontologique propre un autre plan que le plan d'immanence, qu'elle n'a

    absolument pas besoin d'une forme personnelle pour s'accomplir comme individualit. Et

    d'autre part, qu'elle ne suppose aucune opration pour acqurir son "entiret", et par cons-

    quent aucune reprise par l'existant de la totalit de son existence dans l'tre-pour-la-mort au-

    thentique. C'est pourquoi l'exemple du moribond de Dickens doit tre immdiatement prcis,

    ce que fait Deleuze : "il ne faudrait pas contenir une vie dans le simple moment o la vie indi-

    1LS, p. 68 :2 cf. Conclusion de QP?, p. 198, et la rfrence la "forme vraie" de Ruyer, comme "forme en soi qui ne renvoie aucun point de vue extrieur () une forme consistante absolue qui se survole indpendamment de tout di-mension supplmentaire, qui ne fait donc appel aucune transcendance".3 Comme dit Deleuze propos de Spinoza (Cf. conclusion deDiffrence et rptition; PUF, 2000, et QP?, chap.Le plan d'immanence), c'est la substance qui doit tourner autour de ses modes.4

    MP, p. 318,5 Ce mode d'individuation a donc son propre mode d'tre temporel : Deleuze retrouve ici sa terminologie de LS:au temps des choses et des sujets, chronos, s'oppose le temps d'une vie, l'Aon, "temps de l'vnement pur".

  • 7/31/2019 Gj Deleuze

    14/34

    Les Cahiers de l'ATP,Novembre 2003 Jean, 2003

    14

    viduelle affronte l'universelle mort1. Une vie est partout, dans tous les moments que traverse

    tel ou tel sujet vivant et que mesurent tels ou tels objet vcus". Ce n'est pas dans un rapport

    interne la mort que l'existence se totalise, acquiert sa trame propre; l'individuation d'UNE

    VIE ne manque de rien, pour autant qu'on la ramne l'immanence.

    C'est dans la description d'un tel mode d'individuation que surgit la ncessit de l'em-

    ploi de l'article indfini : "vous avez l'individuation d'un jour, d'une saison, d'une anne, d'une

    vie"2. Ici, "l'article et le pronom indfinis ne sont pas des indtermins". Ils ne le sont que s'il

    s'agit de rendre compte de l'individuation d'un sujet ou d'une chose ; mais ils sont parfaite-

    ment dtermins s'ils expriment l'individuation intensive sur le plan d'immanence : une fois

    encore, le "on" ou le "il", compris dans leur sens le plus fort, "ne prennent nullement la place

    d'un sujet, mais destituent tout sujet au profit d'un agencement du type hcceit, qui porte ou

    dgage l'vnement dans ce qu'il a de non form, et de non effectuable par des personnes". Or

    il n'y a que les personnes qui soient responsables - d'o, et c'est dernier point auquel nous

    voulions parvenir, l'affirmation d'une parfaite irresponsabilit d'UNE VIE, l'opposition tout

    jugement moral. Deleuze le note bien propos de Dickens : une vie de pure immanence est

    "neutre, au-del du bien et du mal, puisque seul le sujet qui l'incarnait au milieu des choses la

    rendait bonne ou mauvaise"3.

    1 Qu'il s'agisse d'un affrontement "rel" ou d'une projection temporelle. S'il y a une mditation de la mort chezDeleuze comme acte philosophique, si l'instinct de mort peut tre pens comme oprateur exprimental, c'est dela mort du sujet qu'il est question, et non de la mort comme fin de la Vie. Voir la mise au point dans Diffrenceet rptition, p. 333, et la distinction entre "l'instinct de mort" comme "puissance interne qui libre les lmentsindividuants [ie les singularits vnements, ie qui contre-effectue] de la forme du je ou de la matire du moi quiles emprisonnent", et la "mort vnement" qui, tout en tant invitable, "n'est est pas moins accidentelle et vio-lente, et vient toujours du dehors". Au bout du compte, Deleuze pose que "Freud et Spinoza ont tous deux raison: l'un pour l'instinct, l'autre pour l'vnement"; mais c'est au prix d'une rinterprtation du freudisme, Freud,prcisment, ne semblant pas distinguer l'un et l'autre. Voir sur ce point, Au-del du principe de plaisir, inEssaisde psychanalyse, Payot, 1979, 1re partie, chapitres 6 et 7. C'est un des points que semble avoir mconnu Badiou

    lorsqu'il affirme que "cette philosophie de la vie est essentiellement () une philosophie de la mort" (Deleuze,La clameur de l'tre, Hachette, 1997, pp.23-24). Certes, "la mort est par excellence ce qui est la fois dans lerapport le plus intime avec l'individu qu'elle affecte, et dans une totale impersonnalit ou extriorit par rapport lui" (id. p. 24). Seulement, il ne s'agit pas du tout de la mme mort. Dans un cas, elle est bien la fin de la vie;dans l'autre, elle est au contraire ce qui permet de la purifier de ses effectuations pour l'riger au rang d'entitautonome.2MP, p. 320. Les auteurs soulignent. Cette individuation par hecceit est pense ici sur le modle de l'intensit :"un degr, une intensit, est un individu, Heccit, qui se compose avec d'autres degrs, d'autres intensits pourformer un autre individu". Nous ne pouvons dvelopper ici ce point; mais nous devons remarquer que cette tho-rie "intensive" de l'individuation est dj un leitmotiv du chapitre V. de Diffrence et rptition, o Deleuzeproposait de penser une individuation au niveau mme des singularits-vnements, avant toute actualisationdans un individu constitu. Cf. par exemple p. 318 : "l'individu n'est ni une qualit ni une extension. L'individua-tion n'est ni une qualification ni une partition, ni une spcification, ni une organisation. L'individu n'est pas une

    species infima, pas plus qu'il n'est un compos de parties". Et p. 317 : "le processus essentiel des quantits inten-sives est l'individuation. L'intensit est individuante, les quantits intensives sont des facteurs individuants".3L'le dserte et autres textes, p. 5.

  • 7/31/2019 Gj Deleuze

    15/34

    Les Cahiers de l'ATP,Novembre 2003 Jean, 2003

    15

    Dans tous les cas, ce qui nous parat ici dterminant, c'est la manire dont UNE VIE,

    comme telle, est leve au rang d'entit parfaitement autonome, sans ncessiter aucun support

    ontologique ni aucune mdiation, pour devenir l'objet propre d'une analyse philosophique, et,

    pour ainsi dire, l'objet propre de la philosophie.

    2. Vie et ontologie

    Nous avons dcrit laLogique du sens comme la thmatisation du dploiement spcifique

    propre UNE VIE, du jeu de rsonance des vnements qui en constituent la "substance".

    C'est pourquoi Deleuze peut prsenter ce texte, dans l'avant-propos, comme "un essai de ro-

    man logique et psychanalytique"; psychanalytique, pour autant que la psychanalyse est alors

    conue comme "la science des vnements"1; logique, et mme ontologique, dans la mesure

    o, comme nous l'avons vu, les singularits-venements y acquirent un statut ontologique

    premier dans la constitution de l'individualit. Mais Deleuze ajoute que ces vnements doi-

    vent se substituer aux essences de la philosophie classique : "les vnements sont les seules

    idalits, et renverser le platonisme, c'est d'abord destituer les essences pour y substituer les

    vnements comme jets de singularits"2. N'y a-t-il pas ici une confusion entre deux plans

    bien distincts? Deleuze ne cesse de rpter que la philosophie se confond avec l'ontologie 3.

    Mais comment identifier sans mdiation le jeu des vnements vitaux avec une thorie de

    l'tre? La logique du sens, sous couvert d'ontologie, ne serait-elle pas un psychologisme, au

    mieux une anthropologie philosophique ?

    Cette question doit maintenant retenir notre attention. En situant Deleuze par rapport

    Sartre et Heidegger, en montrant comment le concept de VIE naissait d'un dplacement du

    concept d'existence, nous avons nglig un lment important : celui du statut ontologique du

    discours deleuzien. Ce point est galement le nud de l'opposition de Heidegger Sartre, o

    se joue l'articulation entre deux interprtation du statut ontologique de l'existence. Plus que la

    Lettre sur l'humanisme, o c'est la question du rapport de l'essence de l'homme l'tre qui

    donne Heidegger l'occasion de prendre explicitement position par rapport l'existentialisme

    de Sartre, ce sont les notes que Heidegger appose en marge de sa propre dition d'Etre et

    temps4, qui nous semblent le plus mme de poser clairement le problme de la distinction

    1LS, p. 247.2Id., p. 69. Cf aussi. DR, p. 248 : "sans doute est-il permis de conserver le mot essence, si l'on y tient, mais

    condition de dire que l'essence est prcisment l'accident, l'vnement, le sens"3 Voir par exemple,LSp. 210.4 Ajout la traduction franaise du texte chez Gallimard.

  • 7/31/2019 Gj Deleuze

    16/34

    Les Cahiers de l'ATP,Novembre 2003 Jean, 2003

    16

    entre une philosophie existentielle et une philosophie existantiale. Et c'est dans l'entre-deux de

    cette distinction que nous parat se dcider le rapport entre Vie et Ontologie dans l'uvre de

    Deleuze.

    DansEtre et temps, comme on sait, Heidegger tente de poser nouveau frais la question

    de l'tre, et cette question prend la forme d'une interrogation sur le sens "d'tre en gnral". En

    tant que telle, elle exige une propdeutique : une analyse du mode d'tre de l'tant qui pose la

    question de l'tre, une analytique du Dasein en tant que celui-ci "n'apparat pas seulement

    parmi d'autres tants" mais que, "dans son tre, il y va pour cet tant de cet tre". Autrement

    dit, "l'entente de l'tre est elle-mme une dtermination d'tre du Dasein" et, selon une for-

    mule fameuse, "ce qui distingue ontiquement le Dasein, c'est qu'il est ontologique"1. Or, pour

    Heidegger, il faut distinguer l'entente que le Dasein a de sa vie de l'entente qu'il a de son tre.

    Ainsi peut-il crire : "se prendre en main ou ngliger de le faire, ces manires d'exister, il ap-

    partient chaque fois au Dasein et lui seul d'en dcider (). L'entente de soi-mme qui en ce

    cas montre la voie, nous l'appelons l'entente existentielle. La question de l'existence est une

    affaire ontique pour le Dasein". Ds lors qu'il n'est question que de la vie ontique du Dasein, il

    n'est pas ncessaire, dit Heidegger, "que la structure ontologique de l'existence soit dgage

    thoriquement en toute clart". En revanche, si le problme est celui du sens d'tre en gnral,

    et si la question est celle de l'entente de l'tre comme dtermination du Dasein, alors "ce sont

    les structures constituant l'existence qu'il s'agit de dgager l'une aprs l'autre. L'ensemble que

    forment ces structures runies, nous l'appelons l'existentialit", et, ajoute Heidegger, "son

    analytique a le caractre d'une entente non pas existentielle mais existentiale". En marge de ce

    passage, Heidegger note, pour lui-mme : "donc, pas question de philosophie de l'existence"2.

    On comprend bien, la vue de ce texte, ce que Heidegger reproche Sartre : d'avoir confondu

    l'ontique et l'ontologique, l'analytique existentielle du Dasein avec l'analytique existentiale des

    structures ontologiques qui sous-tendent cette vie ontique, et qui permettent pour leur part de

    frayer un accs vers l'ontologie fondamentale cense pouvoir rpondre la question du sens

    de tre en gnral. Certes, il ne faudrait pas mconnatre l'articulation complexe, dans Etre

    et temps, entre existentiel et existential, puisque l'analytique existentiale s'enracine elle-mme

    dans l'existence ontique1. Il n'en reste pas moins que l'ontique n'est pas immdiatement onto-

    logique, et que les plans de l'"existentiellit" et de l'existentialit restent en un certain sens, au

    moins mthodologique, spars. Nous avons montr au contraire comment chez Sartre, c'est

    1Etre et temps, 4.2Id. p 37

  • 7/31/2019 Gj Deleuze

    17/34

    Les Cahiers de l'ATP,Novembre 2003 Jean, 2003

    17

    l'existentiellit, la vie telle qu'elle est ontiquement vcue, les vnements de l'existence, qui

    semblent jouir d'un plein statut ontologique; autrement dit comment chez Sartre nat la ten-

    dance "ontologiser" immdiatement les vnements ontiques. Et sans doute n'y a-t-il l

    qu'une tendance, sans doute l'ontologie phnomnologique que se veut d'tre l'tre et le nant,

    n'est pas loin d'tre un anthropologisme phnomnologique, ne serait-ce qu'en raison du dua-

    lisme maintenu entre pour-soi et en-soi, entre les modes d'tres de la conscience et de l'tre

    lui-mme. Mais ce reproche semble galement toucher Heidegger, du moins l'poque d'E-

    tre et temps, o le mode d'tre du Dasein est soigneusement distingu du mode d'tre de l'tre-

    l-devant des choses, et par l-mme, les existentiaux des catgories2.

    Au contraire, c'est entre l'existentiel et l'existential, entre Sartre et Heidegger, et au-del

    des deux, qu'il faut comprendre le statut ontologique du concept deleuzien de VIE. Tout se

    passe en effet comme si Sartre avait manqu son ontologie par deux fois. La premire en

    scotomisant le statut ontologique de l'analytique existentiale, et en la rinterprtant sur un plan

    strictement existentiel, ontique (d'o le refus de Heidegger d'tre qualifi d'existentialiste, la

    question heideggerienne ayant toujours t celle de l'tre); la seconde en ne voyant pas que

    par cette confusion mme, il tait susceptible d'aller plus loin que Heidegger, et ce sur son

    propre terrain; car s'en tenir la pure immanence, c'est l'existentiel, l'ontique, qui en lui-

    mme et de lui-mme, doit tre saisi comme existential, ontologique. Deleuze nous semble

    pour sa part raliser ce coup de force, tout en le poussant la limite : celle o non seulement

    l'existentiel acquiert le statut d'existential, mais aussi o l'analytique existentiale n'a plus rien

    d'une propdeutique, et constitue elle seule l'ontologie. Tel est l'enjeu le plus profond du

    nouveau concept de VIE qu'il propose, en tant qu'il permet d'aplatir sur un mme plan, comme

    nous allons le voir, l'existentiel, l'existential, l'ontologique.3 C'est ce point, on le verra, qui

    nous permet de parler chez Deleuze d'une "ontologisation du quotidien".

    Ds lors, qu'il soit ontique, ontologique, ou mme simplement mthodologique, tout dua-

    lisme se trouve proscrit. Le pour-soi n'est originairement confront aucun en-soi, pas plus

    1Ibid. : "se fixer pour tche une analytique existentiale du Dasein, voil qui est, quant sa possibilit et sancessit, inscrit dans la constitution ontique du Dasein".2 Cf. par exemple 9 p. 76 : "toutes les notions explicatives, qui naissent de l'analytique du Dasein, s'obtiennenten regardant sa structure d'existence. Parce qu'elles se dterminent partir de l'existentialit, nous appelons lescaractres d'tre du Dasein des existentiaux. Ils doivent tre mis nettement part des dterminations d'tre del'tant qui n'est pas de l'ordre du Dasein et que nous appelons catgories".3 Dans une confrence ATP intitulHeidegger et le tournant, J. Piron mettait une hypothse qui nous semble

    se rapprocher beaucoup de la ntre, en montrant que le tournant ne signifiait rien d'autre qu'une identification del'essence de l'homme et de l'essence de l'tre en gnral. La question restant de savoir quel "plan" de l'analytiqueexistentiale est-il ncessaire de "retourner" pour passer de l'existential-ontologique l'ontologique tout court.

  • 7/31/2019 Gj Deleuze

    18/34

    Les Cahiers de l'ATP,Novembre 2003 Jean, 2003

    18

    que le mode d'tre du Dasein ne peut lgitimement s'opposer celui de l'tant intramondain.

    Ce dernier en regagne une certaine dignit, s'il est vrai que c'est avec une certaine indigence

    qu'il se voit trait par les phnomnologies de l'existence. Quand Heidegger distingue le mode

    d'tre du Dasein du mode d'tre de l'tant intramondain, les existentiaux des catgories, quand

    Sartre oppose le pour-soi vanescent l'en-soi massif, les "choses", inertes, ont toujours la

    mauvaise part, et c'est bien trop rapidement que la question de leur mode d'tre se trouve r-

    gle et congdie. Au contraire, penser sous l'angle de la vie comme plan d'immanence,

    comme vritable champ transcendantal, c'est leur insuffler dans la pense la vie qu'elles m-

    nent en tant que situs d'actualisation des vnements : "chaque chose s'ouvre l'infini des

    prdicats par lesquels elle passe, en mme temps qu'elle perd son centre, c'est--dire son iden-

    tit comme concept ou comme moi"1. C'est dire qu'ontologiquement, ce qui arrive quelque

    chose n'est pas diffrent de ce qui arrive quelqu'un : partout, c'est la srie des vnements

    par lesquels passent un tant qui constitue son essence opratoire. Les singularits-

    vnements, la trame d'UNE VIE, ne sont pas propre aux tres rputs "vivants". Et c'est le

    chiffre magique de la triple quation : existentiel = existential = ontologique, qui permet de

    conjurer tout anthropomorphisme. Ou en un autre sens : il s'agit de rejoindre le lieu o c'est la

    lutte contre l'anthropomorphisme qui devient le comble d'une pense anthropomorphique.

    C'est pourquoi, dit Deleuze, au lieu de crier l'anthropomorphisme grossier lorsque "Carroll

    parle d'un paralllogramme qui soupire aprs des angles extrieurs et qui gmit de ne pouvoir

    s'inscrire dans un cercle, ou d'une courbe qui souffre des "sections et des ablations" qu'on lui

    fait subir", il faut se rappeler plutt "que les personnes psychologiques et morales sont elles

    aussi faites de singularits pr-personnelles, et que leurs sentiment, leur pathos se constituent

    au voisinage de ces singularits, points sensibles de crise, de rebroussement, d'"bullition,

    nuds et foyers"2. L'vnement est l'univoque, il se dit en un seul et mme sens de ce dont il

    se dit, il est ce qui ignore tout niveau de ralit : des vnements, ou "effets de surface" qui

    peuplent le champ transcendantal, on ne dira mme pas qu'ils existent ; on rservera le

    concept d'existence aux tant ; on dira "qu'ils subsistent ou insistent, ayant ce minimum d'tre

    qui convient ce qui n'est pas une chose, entit non existante"3 ; ils ne sont pas des tres, mais

    des manires d'tre, des manires de Vivre. On n'hsitera donc plus accorder UNE VIE aux

    choses, si ce n'est au nom d'une confusion que Deleuze ne cesse de dnoncer : celle de la vie

    1

    LS, p. 204.2LS, p. 71.3Id. p. 13.

  • 7/31/2019 Gj Deleuze

    19/34

    Les Cahiers de l'ATP,Novembre 2003 Jean, 2003

    19

    avec l'organisme1. Il y a une vie non-organique des choses, non pas au sens d'un principe bar-

    bare cach dans les profondeurs de la matire, mais au sens d'une trame d'vnements qu'ac-

    tualise chaque tant et qui constitue son devenir, chaque trame rsonnant avec tout autre par

    un jeu de rencontre constituant la texture mme de l'tre2.

    Bref, tout ce que nous avons dit d'UNE VIE concerne tout aussi bien le monde que nous

    mme. Si les catgories sont impropres au traitement du Dasein, elles ne sont pas plus ad-

    quates au mode d'tre de l'tant intramondain3. Quant au concept mme d'"existential", il a cet

    inconvnient de ne se dterminer, prcisment, que par opposition aux catgories. Il faudrait

    presque parler ici de "Vital", au sens o Emerson par exemple, dans un essai de 1844 intitul

    Exprience, parle des "seigneurs de la vie" pour dsigner les catgories en quelque sorte "a

    priori" de la vie humaine, telles que l'Usage, la Surprise, la Surface, le Rve, la Succession, le

    Tort, le Temprament, le Pril, l'Epreuve, la Naissance, le Voyage, etc4.

    1 cf. par exempleMP, p. 623. "si tout est vivant, ce n'est pas parce que tout est organis, mais au contraire parceque l'organisme est un dtournement de la vie". De ce point de vue, l'influence sartrienne se fait sentir de nou-veau dans l'ontologisation implicite, selon nous, de la catgorie de mauvaise foi. La mauvaise fois devient unecatgorie vritablement ontologique. Du point de vue d'UNE VIE comme plan d'immanence, les choses, lestants, ne "sont" pas plus "quelque chose" que le pour soi. Donner un caractre vraiment ontologique la mau-vaise foi, c'est l'appliquer l'tre lui-mme; en faire une catgorie plutt qu'un existential, mais ds lors prcis-ment que le concept de catgorie est compris sur le modle de l'existential et est appliqu l'tre lui-mme : dece point de vue, l'tant est la mauvaise foi de l'tre, l'tre stratifi.2

    Sur la texturologie, comme science de la vie non-organique des choses, en rapport avec l'ensemble des singula-rits-vnements qu'elles actualisent selon une logique propre, cf. notammentLe pli, p. 63. Cf. aussi p. 72 : "si jedis "l'eau bout 100 degrs" le sujet est bien une chose", l'eau, mais le prdicat est une courbe de vaporisationqui entre en rapport avec la courbe de fusion et la courbe de sublimation en un point triple". Les prdicats sontici explicitement rattachs aux "manires d'tres" stociennes.3 Cf. Sur la question des catgories, DR p. 364 : "nous n'avons cess de proposer des notions descriptives ();tout cela ne forme en rien une liste de catgories. Il est vain de prtendre qu'une liste de catgories peut treouverte en principe; elle peut l'tre en fait, mais non en principe (). C'est pourquoi la philosophie fut souventtente d'opposer aux catgories des notions d'une toute autre nature, rellement ouverte et tmoignant d'un sensempirique et pluraliste de l'ide : "existentiaux" contre "essentiaux", percepts contre concepts - ou bien la listedes notions empirio-idelles qu'on trouve chez Whitehead, et qui fait de Process and Reality un des plus grandslivres de la philosophie moderne". De toute faon, ces "notions" d'une tout autre nature, devront dire l'vne-ments. Et elles seront ouvertes, en principe cette fois, prcisment parce qu'elles seront en tant que telles ouver-

    tes la nouveaut de l'vnement.4 cf. sur ce point Stanley Cavell, Une nouvelle Amrique encore inapprochable, de Wittgenstein Emerson ,L'clat, 1991, chap. III. Cavell rapproche, pour les opposer, ces "catgories" des catgories kantiennes. PourKant, "les conditions de la possibilit de l'exprience en gnral sont en mme temps conditions de la possibilitdes objets de l'exprience" (Critique de la raison pure, B 197). Ds lors, "la dmonstration de Kant requiert cequ'il appelle un schmatisme pour montrer comment les objets sont subsums sous un concept, ou reprsents un concept". Au contraire, Emerson lve ces catgories vitales, ces "genres" au sens artistique du terme, au rangde condition de possibilit de l'exprience du monde vcu lui-mme : "le schmatisme d'Emerson, si on me per-met de l'appeler ainsi, requiert une forme, ou un genre, qui synthtise ou transcendantalise les genres du rcit(). Pour Emerson, les formes qui subsument, prennent les objets sous un concept (le monde sous un genre),deviennent les conditions de l'exprience" (p. 102). Une telle "mthode" chez Emerson nous semble trs prochede ce que Deleuze, dans une ligne nietzschenne, nomme "mthode de dramatisation". Cf. sur ce point "Lamthode de dramatisation" inL'le dserte et autres textes, pp. 131-162, et notamment le rapport au schmatisme

    kantien pp. 138-139, passage o Deleuze, rapproche et oppose les polarits concept/schme et Ide/dynamismespatio-temporels ou "drames". Pour le dire rapidement, le dramatisme, la dramatisation, dsigne chez Deleuze lamanire dont les catgories de la pense passent dans Une vie, "existent". On pourrait sur ce point citer la belle

  • 7/31/2019 Gj Deleuze

    20/34

    Les Cahiers de l'ATP,Novembre 2003 Jean, 2003

    20

    Mais l encore, il n'y a pour Deleuze aucun anthropomorphisme. On ne peut pas traiter

    l'homme et le monde sur le mode du vis--vis; le monde, l'tre, la nature, existe, "vit", non

    moins que l'homme : Deleuze fait sienne la sentence de Nietzsche : "l'tre, nous n'en avons

    d'autre reprsentation que le fait de vivre. Comment ce qui est mort pourrait-il tre ? Le

    monde n'est ni vrai, ni rel, mais vivant1. Et lorsque Deleuze et Guattari parlent, dans le 10 e

    des Mille plateaux, du "plan d'immanence ou d'univocit, qui s'oppose l'analogie", c'est

    comme d'un "seul et mme plan de vie"2.

    Tel est le sens du vitalisme deleuzien. Or, il implique une opration la fois ontologique,

    logique, mthodologique, thique, que nous proposons de nommer "aplatissement ontologi-

    que", concept dont nous voudrions maintenant prouver la validit, et dgager la puissance

    critique.

    L'immanence, on l'a vu, pour autant qu'elle est pense rigoureusement, est ce qui n'est ni

    susceptible d'tre intgr un ple sujet (il n'y a pas de vie "du" sujet), ni susceptible d'tre

    rapport des ples transcendant intgrant le flux vivant (prsence d'objet dans le champ

    transcendantal unifiant selon des lois d'essence les oprations de ce champ). L'immanence est

    un plan une seule dimension. Malgr les tendances de classification des tres en genres et en

    espces, malgr les recherches relatives aux ontologies rgionales ou les tentatives de dter-

    miner des "niveaux de ralit", l'tre, tel que le conoit Deleuze, est ontologiquement plat.

    L'tre est lui-mme UNE VIE. Or de manire gnrale, le mode d'tre d'UNE VIE comme de

    tout vnement est la "surface plane". Aucune pratique s'inscrivant sur le plan d'immanence

    ne peut donc en retour en provoquer une torsion; toute opration, mme rflexive, dans sa

    prtention doubler le plan et tablir un face face, vient s'inscrire sur le plan mme sans

    ajouter une dimension, sans crer une hirarchie, sans produire de diffrence de niveau au

    sein de l'immanence. D'o, ds lors que la vie se trouve dfinie comme multiplicit3, la nces-

    dclaration de principe, dans Cinma II, L'image-temps, Minuit, 1985, chap. 8 - "Cinma, corps et cerveau, pen-se", p. 246 : "on ne fera plus comparatre la vie devant les catgories de la pense, on jettera la pense dans lescatgories de la vie". Dans le chapitre prcdent, intitul "la pense et le cinma", Deleuze consacre une longueanalyse au cinma de Godard, dsigne comme auteur aristotlicien ("la table de montage comme table des cat-gories"), dans la mesure mme o la notion de catgorie acquiert une extension maximale en vertu de la dramati-sation : "les catgories peuvent tre des mots, des choses, des actes, des personnes" (p. 243). Sur ce point fonda-mental de la mthode deleuzienne inspire de Nietzsche, cf. aussi Logique du sens p. 153 : "Nietzsche disposed'une mthode qu'il invente : il ne faut pas se contenter ni de biographie ni de bibliographie, il faut atteindre unpoint secret o la mme chose est anecdote de vie et aphorisme de la pense. C'est comme le sens qui, sur uneface, s'attribue des tats de vie, et, sur l'autre face, insiste dans les propositions de la pense".1 Cf.Nietzsche et la philosophie, PUF, 1962, p. 211.2MP, p. 311.3 Nous n'avons rien dit du concept de multiplicit, central lui aussi dans l'uvre de Deleuze. Mais il a prcis-

    ment pour fonction d'exprimer cette nouvelle cohrence propre Une Vie comme "superstance" de ses singula-rits. On peut se reporter sur ce point au chapitre II du Bergsonisme , o il se trouve dtermin en opposition l'un comme au multiple qui en est toujours le corrlat, et o s'labore une distinction de deux types de multipli-

  • 7/31/2019 Gj Deleuze

    21/34

    Les Cahiers de l'ATP,Novembre 2003 Jean, 2003

    21

    sit de dterminer deux types de multiplicits dont l'une, permettant seule de penser UNE

    VIE, s'oppose toute totalisation et toute unification au sein de l'unit, qu'elle soit celle du

    sujet, de l'objet, et d'o qu'elle soit susceptible de venir. En d'autres termes, ce qui se trouve

    ici rejet, c'est jusqu' la possibilit d'un pli ontologique : l'immanence, le champ transcen-

    dantal, UNE VIE, comme telle, n'est susceptible d'aucun pli; une vie ne peut pas tre rflchie

    dans une conscience, ramene l'unit de l'aperception, elle ne peut pas tre plie dans certai-

    nes oprations qui la ddoublerait, telle la perception d'un objet; d'un point de vue d'UNE

    VIE, il ne saurait y avoir aucun face face.

    C'est pourquoi l'aplatissement ontologique se double d'une critique immanente du trans-

    cendant. De mme que Deleuze luttait contre les grands plis du sujet et de l'objet, Deleuze et

    Guattari ne cesseront de traquer l'unit totalisante d'un champ de multiplicit pure, au sein de

    tentatives de plis et replis plus subtiles : dans le signifiant Lacanien, dans la triangulation psy-

    chanalytique, et partout o elles se prsentent. Par exemple, "dipe a pour formule 3+1, le

    Un du phallus transcendant sans lequel les termes considrs ne formeraient pas un triangle"1.

    Or, l'opration dipienne est dcrite comme une vritable opration de pliage, et dsigne par

    le concept d'"application". Mais que signifie "appliquer", si ce n'est "rabattre un pli sur"?

    Comme le prcisent les auteurs, "tout se passe comme si l'on pliait une nappe, et que ses 4

    coins taient rabattus en 3 (3+1, pour dsigner le facteur transcendant qui opre le pliage; car,

    "toujours l'unit pre au sein d'une dimension vide supplmentaire celle du systme consid-

    re"2). Cette opration du repli du plan d'immanence partir d'un point transcendant est dsi-

    gne par le concept de "surcodage"3. Il sera galement mobilis dans l'analyse critique des

    strates tatiques : "le surcodage, telle est l'opration qui constitue l'essence de l'tat, et qui

    mesure la fois sa continuit et sa rupture avec les anciennes formations"1. L'immanence,

    UNE VIE, l'tre univoque, se trouve ainsi surcode, plie, immanence , immanence pour.

    Au contraire, la multiplicit immanente "ne se laisse pas surcoder, ne dispose jamais de di-

    mensions supplmentaires celle de ses lignes. Toutes les multiplicits sont plates en tant

    qu'elles remplissent, occupent toutes leurs dimensions".

    cits, selon qu'elles possdent en elles-mmes ou non leur principe mtrique. Ainsi, l'inverse de toute multipli-cit extensive, numrique, une multiplicit qualitative se voit dcrite comme ne pouvant pas se diviser sanschanger de nature. C'est dire qu'au sein d'une telle multiplicit, aucune opration ne permet de la reprendre dansson intgralit, de la totaliser, de constituer une autre dimension, extrieure elle, partir de laquelle elle seraanalyse. Car toute opration ayant lieu sur elle, elle y prend place et la transforme, de mme qu'Une Vie ne peutpas tre "rflchie", dans la mesure mme o l'opration de la rflexion, le "rflchir", n'est rien d 'autre qu'unvnement de la vie elle-mme.1L'Anti-dipe, notAO, Minuit, 1972, p. 86.2Id., p. 120.3MP, p. 15.

  • 7/31/2019 Gj Deleuze

    22/34

    Les Cahiers de l'ATP,Novembre 2003 Jean, 2003

    22

    On ne confondra pas ce titre l'aplatissement ontologique avec un aplatissement ontique,

    au sens d'un "tout est gal" de l'tant et d'une pacification des rapports intra-mondains; et ce

    prcisment parce qu'ontique et ontologique ne s'opposent plus comme deux plans spars2.

    Au contraire, l'aplatissement ontologique est ce qui permet de penser une interaction globale

    des tants, une prolifration totale de leur rapport, dans l'exacte mesure o rien ne les spare

    plus dans leur tre les uns des autres. Si le retour l'immanence signifie qu'il n'existe aucun

    pli ontologique, cela signifie aussi bien que les plis et replis ontiques ont immdiatement une

    porte ontologique; c'est en regard d'un pli ontologique possible que les plis ontiques n'ont pas

    de porte ontologique, de mme que c'tait le fait de rapporter les vnements d'une vie un

    sujet ou un objet comme porteur de ces vnements sur un autre plan que celui o les v-

    nements surviennent et subsistent, qui empchait de reconnatre aux vnements un statut

    ontologique authentique. Ce double mouvement d'un aplatissement ontologique et d'une lib-

    ration coextensive des rapports entre les tants est pos par Deleuze de manire explicite dans

    l'article qu'il consacre en avril 1970 Kostas Axelos : "dans l'tre plantaire, la terre est rede-

    venue plate. Or cet crasement des dimensions prcdemment remplies par les puissances, cet

    aplatissement qui rduit les choses et les tres l'unidimensionnel, bref ce nihilisme a le plus

    bizarre effet, qui est de rendre les forces lmentaires elles mmes dans le jeu brut de toutes

    leurs dimensions, de librer ce nihil impens dans une contre-puissance qui est celle d'un jeu

    multidimensionnel"1. Et l'on comprend pourquoi : l'opposition des niveaux ontologiques de

    ralit, une analogie de l'tre, l'aplatissement de tous les plans en un dans l'immanence,

    permet de connecter sur ce mme plan des tants des plus diverses, et de faire prolifrer leurs

    connections. En d'autres termes dans l'immanence, les strates de l'objet, du sujet, de l'orga-

    nisme, du signifiant, et la logique restrictive de leur connexion, sont ramenes un plan o

    tout joue avec tout, prcisment parce que tout est sur le mme plan ontologique. Ainsi se

    ralise la formule magique que Deleuze et Guattari appellent de leur vu dans Rhizome :

    1AO, p. 236.2 C'tait dj un des points centraux de la "proposition ontologique" de Diffrence et rptition. Voir par exemplep. 53 : "L'essentiel de l'univocit n'est pas que l'tre se dise en, un seul et mme sens. C'est qu'il se dise en unseul et mme sen s de toutes ses diffrences individuantes ou modalits intrinsques. L'tre est le mme pourtoutes ces modalits, mais ces modalits ne sont pas les mmes. Il est "gal" pour toutes, mais elles -mmes nesont pas gales. Il se dit en un seul sens de toutes, mais elles-mmes n'ont pas le mme sens. Il est de l'essence del'tre univoque de se rapporter des diffrences individuantes, mais ces diffrences n'ont pas la mme essence".Ici s'claire le sens d'une conception "intensive" de l'individuation, dans la mesure o seule elle permet de com-prendre comment chaque tant, dans sa diffrence, a pourtant le mme tre, comment chaque tant est le mmetre la diffrence de degr prs - "comme le blanc se rapporte des intensits diverses mais reste essentielle-ment le mme blanc", dit Deleuze. De mme, UNE VIE se rapporte des intensits diverses mais reste essen-tiellement la mme VIE. Mais une telle thorie pose, il est vrai, la question d'un autre type de hirarchie au seinmme de l'tre univoque, touchant la question de savoir quels tants vont au bout de leur propres limites, "aubout de ce qu'ils peuvent". Dans tout les cas, un tel mode d'valuation reste strictement immanent.

  • 7/31/2019 Gj Deleuze

    23/34

    Les Cahiers de l'ATP,Novembre 2003 Jean, 2003

    23

    "pluralisme = monisme"2, que l'on pourraient expliciter ainsi : pluralisme ontique = monisme

    ontologique.

    Ce refus du pliage, cet talement de tous les tants sur un seul plan, est ainsi au fondement

    du pragmatisme, ou du fonctionnalisme de Deleuze et Guattari. Contre la transcendance des

    signifiants despotiques3, il s'agira de jouer un "comment a fonctionne"? immanent "La

    pragmatique n'est pas le complment d'un logique, d'une syntaxique ou d'une smantique,

    mais au contraire l'lment de base dont tout le reste dpend"4. La mthode rhizomatique

    consistera bien, ds lors, "aplatir toutes ces multiplicits sur un tel plan d'extriorit, sur une

    seule page, sur une mme plage : vnements vcus, dterminations historiques, concepts

    penss, individus, groupes et formations sociales"5. De mme, on dira qu'"une chane magique

    runit des vgtaux, des morceaux d'organes, un bout de vtement, une image de papa, des

    formules et des mots"6. Ou encore, "un fragment smiotique voisine avec une interaction chi-

    mique, un lectron percute un langage, un trou noir capte un message gntique"7. Et on ne

    demandera pas ce que cela "veut dire", "mais quelle machine est ainsi monte, quels flux et

    quelles coupures, en rapport avec d'autres coupures et d'autres flux. "8

    Ce qui compte ici est qu'il n'est aucun moment question de mtaphore, si par mtaphore

    on entend l'utilisation d'un mot ou d'une proposition dont le sens propre appartient un plan,

    au sein d'un autre plan o le sens devient figur. Car il n'y a de mtaphore, comme on le voit,

    qu'analogique. Or nous sommes situs sur un plan d'univocit. Ainsi, comme le signalent De-

    leuze et Guattari, "ce n'est pas "comme", ce n'est pas "comme une interaction", "comme un

    lectron"; le plan de consistance est l'abolition de toute mtaphore; tout ce qui consiste est

    "rel". Ce sont des lectrons en personne, de vritables trous noirs (); seulement, ils sont

    arrachs leurs strates, dstratifis, dcods, dterritorialiss, et c'est cela qui permet leur

    voisinage et leur mutuelle pntration sur le plan de consistance (). Le plan de consistance

    ignore les diffrences de niveau, les ordres de grandeurs et de distances. Il ignore la distinc-

    tion des contenus et des expressions, comme celle des formes et des substances formes, qui

    n'existent que par les strates et par rapport aux strates"9.

    1Critique n275, repris in l'le dserte et autres textes, p. 224.2 Repris inMille plateaux, p. 31.3AO, p. 131.4MP, p. 1845Id., p. 16.6AO p. 214.7

    MP p. 89.8AO, p. 214.9MP p. 89.

  • 7/31/2019 Gj Deleuze

    24/34

    Les Cahiers de l'ATP,Novembre 2003 Jean, 2003

    24

    Cette critique ontologique de la mtaphore nous semble d'une grande importance dans

    l'uvre de Deleuze. Autant que la question du corps, elle place la pense deleuzienne aux

    antipodes des tendances les plus respectes de la philosophie contemporaine. Elle est aussi le

    point o se focalisent un grand nombre de critiques, toutes relevant d'une incomprhension de

    l'ontologie qui la sous-tend - mme Badiou les reprend son compte, lui qui, propos de

    l'usage fait par Deleuze des concepts mathmatiques, crit qu'"il y puisait de fortes mtapho-

    res (oui, des mtaphores, je le maintien"1). Enfin, elle nous semble une des rponses les plus

    puissantes aux critiques logicistes du discours philosophique. Car toute critique d'un usage

    mtaphorique du langage suppose, au moins implicitement, la dtermination d'un sens propre.

    Or le sens propre du langage, seule l'ontologie peut le fixer. Ce n'est pas un sens suppos pro-

    pre qui fixe l'ontologie, mais bel et bien le contraire. Ou plutt, le sens propre d'un discours ne

    vaut que ce que vaut l'ontologie qui le sous-tend. Or, l'univocit de l'tre, l'aplatissement on-

    tologique, signifie : il n'y a que du sens propre, et toute critique d'un langage suppos mta-

    phorique nous loigne autant qu'on puisse le faire du dire de l'tre, c'est--dire d'UNE VIE2.

    Illustrons ce point par un exemple puis en dehors du corpus deleuzien. Dans laLettre au

    pre Mesland du 2 mai 1644, Descartes rpond de la manire suivante une question de son

    correspondant relative la mmoire : "pour la mmoire, je crois que celle des choses mat-

    rielles dpend des vestiges qui demeurent dans le cerveau, aprs que quelque image y a t

    imprime; et que celle des choses intellectuelles dpend de quelques autres vestiges, qui de-

    meurent en la pense mme. Mais ceux-ci dont d'un tout autre genre que ceux-l, et je ne les

    saurais expliquer par aucun exemple tir des choses corporelles, qui n'en soit fort diffrent; au

    lieu que les vestiges du cerveau la rendent propre mouvoir l'me, en la mme faon qu'il

    l'avait mue auparavant, et ainsi la faire souvenir de quelque chose; tout de mme que les plis

    qui sont dans un morceau de papier, ou dans un linge, font qu'il est plus propre tre pli

    derechef, comme il a t auparavant, que s'il n'avait jamais t ainsi pli"3.

    Face un texte comme celui-ci, nous devons nous poser la question suivante : en parlant

    des plis et replis du cerveau sur le mme mode que ceux d'un linge ou d'une feuille de papier,

    Descartes ne se perd-il pas dans un usage mtaphorique du langage? Ce serait mal compren-

    1 A. Badiou,Deleuze, La clameur de l'tre, p. 8.2 Et en effet pour Deleuze, c'est bien cette dimension du langage que ne parvient pas intgrer toute critiquelogiciste, en tant qu'elle rate le "dire" de l'vnement univoque. Cf. sur ce point QP?, pp. 132-133. Il est certainque le logicisme que vise ici Deleuze est loin de recouvrir la totalit des philosophies de la logique. Sans doute ya-t-il l une certaine ignorance de la part de Deleuze des potentialits de modlisation de la logique. D'ailleurs,indpendamment des dclarations de principe, Deleuze nous semble se faire une conception extrmement "logi-

    cienne", en un sens videmment trs large, et peut-tre mme assez impropre, de la pratique "philosophique" dela philosophie.3 Descartes, uvres, ed. Pliade, pp. 1164-1165. Nous soulignons.

  • 7/31/2019 Gj Deleuze

    25/34

  • 7/31/2019 Gj Deleuze

    26/34

    Les Cahiers de l'ATP,Novembre 2003 Jean, 2003

    26

    sont une seule et mme chose, sur un seul et mme plan, puisque toutes, dans leurs dimen-

    sions critiques, ne sont que des pratiques de l'univocit, des pratiques en vue de rejoindre et de

    raliser l'immanence, contre toute tentative de surcodage, ou de stratification de l'tre - ou

    encore, dans la terminologie deLogique du sens, des oprations de contre-effectuation nces-

    saires la saisie d'UNE VIE comme plan d'immanence, contre les transcendance de divers

    ordres qui l'emprisonnent. Or, comme nous l'avons dj annonc, "les principales strates qui

    ligotent l'homme, ce sont l'organisme, mais aussi la signifiance et l'interprtation, la subjecti-

    vation et l'assujettissement, ce sont toutes ces strates ensembles qui nous sparent du plan de

    consistance"1. L'objet de la schizo-analyse sera donc la destratification, "la dterritorialisation

    positive absolue sur le plan de consistance ou le CSO" : dfaire l'organisme, le signifiant, le

    sujet.

    Certes, ce dpli absolu, ce retour au plan d'immanence, cette exprimentation d'un aplatis-

    sement ontologique, ne va pas sans danger; la dstratification est un art subtil - la dstratifica-

    tion " la sauvage" dont parle le plateau consacr au CSO doit sans cesse tre conjure. Si

    bien que l'art du dpli, de l'aplatissement, doit se doubler d'un art du pli et du plissement, l'art

    de garder des strates, d'en garder toujours suffisamment pour chapper au chaos, la folie, ou

    la mort. Cette reprise de la thmatique aristotlicienne de la prudence comme vertu thique

    ncessaire l'exprimentation du plan d'immanence est omniprsente chez Deleuze ; nous ne

    faisons que l'esquisser, mais nous tenions le faire, tant il est vrai qu'elle constitue comme le

    ngatif de cette existentialisme ontologique deleuzien dont nous tentons de dresser la carte.

    Dans Un portrait de Foucault, entretien avec C. Parnet de 1986, publi dans Pourparlers,

    Deleuze rapproche cette pratique du dpli et du pli, cette art du pliage, des uvres de Cocteau,

    de Roussel, de Michaux, et bien sr de Foucault : "c'est toujours la mme question qui va de

    Roussel Michaux, et constitue la posie-philosophie : jusqu'o dplier la ligne sans tomber

    dans un vide irrespirable, dans la mort, et comment la plier, sans perdre contact avec elle

    "ralisme" primaire destituant la philosophie de ses prrogatives ontologiques : le concept de vie, ici mme, est prendre en un sens strictement ontologique (UNE VIE). De ce point de vue limit, Deleuze semble trs prochede Heidegger, mais galement, contre toute attente, Heidegger de Spinoza. Car toute l'analytique existentiale, etl'opposition massive entre existences authentiques et inauthentiques, tablit sans quivoque que le rapport l'tredcide de, et se dcide dans, le rapport de l'existant sa propre existence. Cf. sur ce point la dclaration de J.Grondin