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DEFIS ET PERSPECTIVES NOUVELLES POUR LES PROGRESSISTES DE TUNISIE ET D’EUROPE Compte-rendu Colloque de la Fondation Gabriel Péri (France), En partenariat avec la Fondation Rosa Luxemburg (Allemagne), l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) et l’Association des femmes tunisiennes pour la recherche sur le développement (AFTURD) Tunis, 26-27 mars 2012.

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DEFIS ET PERSPECTIVES NOUVELLES POUR LES PROGRESSISTES DE TUNISIE ET D’EUROPE

Compte-rendu

Colloque de la Fondation Gabriel Péri (France),

En partenariat avec la Fondation Rosa Luxemburg (Allemagne), l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) et l’Association des femmes tunisiennes pour la recherche sur le développement (AFTURD)

Tunis, 26-27 mars 2012.

Compte-rendu du colloque « DEFIS ET PERSPECTIVES NOUVELLES POUR LES PROGRESSISTES DE TUNISIE ET D’EUROPE »

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INDEX

Les révolutions appartiennent-elles à celles et ceux qui les font ? Les classes populaires, les femmes et la jeunesse dans le processus en cours. Dr Ahlem Belhaj, présidente de l’association tunisienne des femmes démocrates, Ridha Ben Amor, sociologue enseignant-chercheur à l’université de Tunis. p. 3

Une révolution démocratique en marche : quel exercice de la citoyenneté ? Fathi Belhaj Yahia, écrivain, directeur d’école, Sihem Bensedrine, présidente du Conseil national des Libertés en Tunisie, directrice de Radio Kalima, fondatrice d’un observatoire des libertés de la presse dans le monde arabe, Bahija Ouezini, membre du conseil d’administration de la Fédération des citoyens de deux rives, Zohra Triki, réseau Doustourna. p.5 De la lutte des classes à l’accompagnement : centrer l’action des forces progressistes sur la question sociale Radhia Belhaj Zekri, présidente de l’Association des femmes tunisiennes pour la recherche et le développement, Messaoud Romdani, membre du Forum Tunisien pour les Droits économiques et sociaux, porte-parole du Comité national de soutien à la population du bassin minier de Gafsa. p.7 Le rôle des médias dans la transition démocratique Amel Bejaoui, membre du comité exécutif du Centre de Tunis pour la liberté de la presse en Tunisie, Larbi Chouikha, professeur à l’université de Tunis Salma Jlassi, membre du bureau exécutif du SNJT (Syndicat National des Journalistes Tunisiens). p.9 Les causes de la crise économique en Tunisie. Hakim Ben Hammouda, économiste, conseiller spécial du président de la Banque africaine de développement, Mahmoud Ben Romdhane, professeur des Universités en Economie, membre actif de l'opposition démocratique, ex-président de la section tunisienne d'Amnesty International et ex-président du Mouvement mondial Amnesty International, Sophie Bessis, chercheur associée à l’IRIS, Abdellatif Haddad, membre de l’union régionale de l’UGTT à Tataouine. p.11 Le travail et l’emploi au cœur des priorités économiques et sociales pour sortir de la crise. Hédi Sraieb, Docteur d’Etat en économie du développement, Chokri Ben Amamra, économiste, Département d’études de l’UGTT. p.13 L’Union européenne et la transition en Tunisie. Birgit Daiber, consultante internationale, ex-directrice du bureau de Bruxelles, Fondation Rosa Luxemburg. Mokthar Trifi, président d’honneur de la Ligue tunisienne des droits de l'Homme, Fathi Chamki, coordinateur de Raid-Attac Tunisie, Hugo Braun, Attac Europe, Daniel Cirera, secrétaire du Conseil scientifique de la Fondation Gabriel Péri. p.14 Conclusion p.18

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1. Les révolutions appartiennent-elles à celles et ceux qui les font ? Les

classes populaires, les femmes et la jeunesse, moteurs du processus.

La révolution tunisienne a combiné de façon inédite revendications sociales et revendications politiques

dans un mouvement d’accélération sans précédent. Après le mot d’ordre « Dégage ! » et la chute du

régime, s’ouvre le moment politique. Il faut insister sur la forte participation des femmes à cette

dynamique qui a permis l’exercice de la citoyenneté égalitaire, selon Ahlem Belhaj. Dans la rue et les

manifestations, les femmes se sont hissées sur les épaules des hommes. La nuit, hommes et femmes

dormaient sous les tentes sans que cela ne soulève de problème de mœurs.

La grande visibilité des femmes dans la révolution s’explique par leur situation particulière en Tunisie.

Même si l’analphabétisme est encore élevé et que les objectifs ne sont pas encore tous atteints, des lois

progressistes et des politiques garantissent des acquis en termes de droits et libertés des femmes. Les

femmes ont aussi été un moteur de la révolution bien avant le 14 janvier 2011. Elles ont été au cœur

des luttes sociales et syndicales. Les femmes ouvrières de l’industrie textile sont engagées dans un

mouvement de protestation depuis le début des années 2000. Le premier temps du printemps tunisien

se situe dans la contestation de la précarité du travail dans la mondialisation. Les femmes du bassin

minier ont aussi été au devant des luttes.

Plutôt qu’une transition, c’est un processus révolutionnaire en cours pour un changement de société

qui touche tous les aspects de la vie, qui n’a pas de commencement ni de fin bien définis. Il ne s’agit pas

seulement de l’avènement formel de la démocratie. Plusieurs chantiers sont ouverts : les médias, la

police, la justice, toutes les instances de gestion du pouvoir doivent être réorganisées. Mais cela se fait

lentement. L’unique acquis est l’organisation des premières élections libres.

Les femmes sont la pierre angulaire de la bipolarisation politique : un rôle difficile qui n’est pas toujours

en faveur des droits. Le débat est ramené au voile, au niqab, aux mutilations génitales. L’attention se

focalise sur les menaces alors qu’il faut rendre visible ce que les femmes ont réalisé et en quoi elles

sont moteur du changement. La loi sur la parité qui garantit la participation politique des femmes, votée

à 80% par la haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, est une victoire. Les têtes

de listes aux élections n’étaient composées qu’à 7% de femmes ; la constituante ne compte que 25% de

femmes. C’est peu. Mais selon Ahlem Belhadj, être dans la réaction, fait apparaître le mouvement

féministe comme une force faible. Ces aspects positifs doivent donc être davantage mis en valeur. Les

femmes ont milité et se sont exprimées dans les meetings, ce qui constitue un changement important.

Les axes principaux du combat résident désormais dans :

- la levée des réserves, objet d’une bataille depuis des décennies, sur les conventions

internationales garantissant les droits des femmes, au nom de l’article 1 de la constitution qui

stipule que l’Islam est la religion de la Tunisie. Cet article entretient un flou juridique.

- La lutte contre les discriminations et la charia, tout en maintenant l’article 1 qui fait consensus. Le

débat sociétal houleux sur la charia mêlant toutes les forces vives du pays a pour la première fois,

fait éclater la Troïka et reculer le parti Nahda.

- La séparation du politique et du religieux.

- La lutte en faveur des droits humains avec pour unique référentiel les droits humains universels,

qui doivent s’accompagner de mécanismes de constitutionnalisation.

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- Enrayer la féminisation de la pauvreté. Le pouvoir en place et le parti Nahda défend un projet

économique libéral et en appelle au secteur privé. Au contraire, il faut un retour de l’Etat pour

réduire les inégalités. 80% de la fiscalité sont payés par les salariés. Les discussions sur le niqab

occultent les questions socioéconomiques, les choix politiques stratégiques, les accords avec

l’Union européenne, l’enjeu de la dette.

- La mise en place d’une justice transitionnelle qui intègre des mesures et outils spécifiques car les

violences subies par les femmes pendant la dictature demandent un traitement adapté. Alors

qu’une femme sur deux est aujourd’hui violentée, l’Etat n’a pas de réponse.

- Les médias doivent faire davantage la place aux femmes : actuellement on ne compte que 2 à 5%

de femmes.

- Les militantes et militants doivent mener un travail de terrain dans les régions et les quartiers.

Ridha Ben Amor a rendu compte des résultats d’une étude menée auprès des jeunes de quartiers

populaires en 2008, en avançant les concepts de reconnaissance sociale et de citoyenneté sociale pour

comprendre leurs attitudes et leur défiance à l’égard de l’Etat et des politiques menées. D’abord, celles-

ci ne sont pas élaborées en concertation avec les publics cibles. Si l’on prend l’exemple du microcrédit,

la banque tunisienne de solidarité a un taux de recouvrement de 60% quand Enda, une ONG, intervient

plus massivement et obtient un taux de recouvrement de 80%. La nature des rapports entre l’Etat et la

population est en jeu.

Alors que l’on observe une grande continuité des politiques de lutte contre la pauvreté depuis les

années 90 et des politiques sociales, les résultats ont été faibles et n’ont pas permis d’améliorer la

solvabilité de la demande. Sans Etat de droit, c’est un système clientéliste qui a prospéré devenant la

caractéristique fondamentale d’un Etat-parti. Un modèle qui tend aujourd’hui à se reproduire dans les

quartiers où il n’y a pas de distinction entre administration et parti.

Les jeunes adoptent deux stratégies : l’adhésion avec réserves ou le contournement pour tirer un

bénéfice social et financier des dispositifs en place. Ils sont indifférents ou en situation de rejet et de

ruptures avec les politiques. L’Etat ne contrôle pas ces quartiers. Le malaise s’exprime par la

revendication de l’égalité de l’accès aux droits, contre le favoritisme, et dans le travail par la volonté

de participer à la prise de décision (« on n’est pas des machines »). Les jeunes parlent davantage de

droits que de citoyenneté, considérées comme des obligations attendues des instances institutionnelles.

L’idée selon laquelle les jeunes ne veulent rien est fausse. Au contraire, ils ne demandent qu’à se libérer.

En 2008, leur discours ne parlait pas de religion mais de citoyenneté qui ne disait pas son nom. L’accès

au travail ne suffit pas. Il faut une reconnaissance sociale, une participation aux prises de décision, et

surtout leur faire confiance.

Dans la discussion, il est souligné le développement rapide des associations et des ONG de

développement dans les régions qui traduit un besoin de citoyenneté et interpelle les partis politiques

qui n’en bénéficient pas. La société civile est un contre-pouvoir qui travaille avec les partis pour la

constitutionnalisation des droits des femmes et leur présence sur les listes électorales.

On insiste sur la difficulté de cerner la jeunesse, qui revendique des droits mais reste parfois dans une

posture délégataire plus que citoyenne. Cette jeunesse exprime une frustration à ne pas avoir fait

d’études, et en même temps, il faut se garder d’avoir des interprétations tranchées car les situations

sont très diverses.

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2. Une révolution démocratique en marche : quel exercice de la

citoyenneté ?

Fathi Belhaj Yahia, pour introduire, évoque une révolution au masculin et des évolutions majeures qui

se trament, faites d’espoirs et d’angoisses. Ces événements sont les fruits d’une longue marche

entamée par l’engagement militant de plusieurs et notamment de Sihem Bensédrine bien avant le 7

novembre, en tant que journaliste, défenseur des droits de l’homme et de la cause féminine. Auteur de

la lettre « Partez Monsieur le Président », traduit ensuite par « Dégage ! », S. Bensédrine fut une des

rares voix à dénoncer la dictature et à prendre des risques.

Pas de citoyenneté sans justice

Pour la journaliste engagée, la question majeure est : où va-t-on ? La révolution fut une marche, une

dynamique, mais aussi un magma qui a produit une grande euphorie, une grande communion collective.

Suivent les lendemains de fête et la confrontation avec le legs de la dictature. Un climat d’incertitudes et

un contexte politique inquiétant se sont mis en place depuis les élections. Certains en viennent à

regretter la dictature, tentés de renoncer à la liberté pour la sécurité : « Quand on a fait prévaloir la

liberté, il y a un prix à payer ». Le corps est atrophié par la douleur et la peur. La révolution a ouvert un

champ de liberté gigantesque, une chance qui ne se produit qu’une fois tous les cinq siècles.

Le citoyen devenu acteur de la politique nationale est responsable de chaque acte qu’il prend. Face à

l’ampleur de la tâche qui s’ouvre à lui, il peut démissionner. Le droit à la parole peut être dévié,

manipulé, parfois même incriminé. « Il faut être conscient du pouvoir que nous a donné la révolution

pour être citoyen ». Le droit d’occuper l’espace public a été conquis. Toute manifestation avec ou sans

autorisation est possible même si la répression suit. L’acte de revenir dans la rue est vivace et entier.

Plus de 120 partis ont été créés depuis le 14 janvier traduisant l’immense désir d’expression politique.

3000 associations nouvelles ont vu le jour, qui ne sont pas convoquées comme sous Ben Ali (elles

étaient alors 9000), mais le fruit de rassemblements spontanés qui exprime l’envie de se prendre en

charge et montre la vitalité incontestable de la société civile.

Quels sont les obstacles à l’exercice de cette citoyenneté nouvelle ?

- La situation des médias qui ont pour rôle d’accompagner la révolution et le processus. S’ils

renvoient un miroir déformé de la réalité, le paysage est brouillé. Or, aujourd’hui les médias sont

déformants.ils ne rendent pas visibles ce qui se passe réellement, mais braquent l’attention sur ce

qui fait peur. Des inquiétudes sont salutaires, si elles n’inhibent pas la volonté de prendre en charge

cette citoyenneté.

- On construit une nostalgie de la dictature. La tentation de l’immobilité face à une liberté

vertigineuse et douloureuse est là. Le citoyen est un acteur qui doit assumer les risques de la

construction.

- Les décideurs politiques ne sont pas clairs sur la justice transitionnelle, mot galvaudé, mais passage

obligé pour savoir comment la dictature était construite pour mieux la déconstruire. Cela doit être

un outil de changement et non de revanche. Elle s’oppose à l’impunité pour permettre la

connaissance de la vérité et construire une démocratie viable. Céder à la compromission

consisterait à réduire la justice transitionnelle à la réparation par l’argent, l’indemnisation des

victimes, ce que fait le gouvernement actuel.

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La demande de justice qui se situe au même niveau après la révolution que l’exigence de dignité

nécessite une réforme de la police, des prisons et de la justice fondée sur le respect de la dignité

humaine. Or, le gouvernement tenté par la logique du pouvoir n’a pas engagé de processus de réforme

de la justice. La société civile dynamique, vigilante et forte veille au respect des promesses et dénonce le

partage des pouvoirs entre anciens et nouveaux.

Penser la citoyenneté dans l’égalité réelle des deux côtés de la Méditerranée

Bahija Ouezini a souhaité mettre la situation tunisienne en perspectives pour réfléchir à ce que les

progressistes ont en commun dans une relation Tunisie-Europe qui met en présence le pot de fer contre

le pot de terre, dans un dialogue déséquilibré marqué par les inégalités. L’histoire et le contentieux

colonial qui pèse encore beaucoup notamment sur les Tunisiens vivant en France, poussent à sortir du

face-à-face franco-tunisien.

Après le 14 janvier, les associations de l’immigration se sont interrogées sur le rôle qu’elles avaient à

jouer motivées par une envie forte de participer au réveil de la citoyenneté. Mais des erreurs

stratégiques ont été faites dans la lecture des réalités en Tunisie et de l’immigration. Elles sont

reconnues. La pierre a été jetée sur les électeurs (« les Tunisiens ne savent pas voter »), comme ils ont

voté majoritairement pour la Nahda. Alors qu’il faut se remettre en question et interroger « notre

capacité à nous adresser à nos concitoyens ». Cela fait écho aux politiques en France, même

progressistes, qui ont de grandes difficultés à comprendre les immigrés tunisiens et les électeurs des

classes populaires.

Deux éléments l’expliquent :

- Le départ de Ben Ali a provoqué un soulagement, un moment de partage et une euphorie y compris

en France. Puis deux mondes se sont confrontés. La classe aisée n’a pas vu la réalité des couches

populaires, interprétant le vote pour la Nahda comme une trahison de la révolution.

- Les votants sont d’abord les gens de l’intérieur, de l’émigration, nombreux à être morts en

Méditerranée, subissant frustration et humiliation dans les files d’attente pour les demandes de

visas, effets d’une politique assumée et décomplexée de l’Union européenne.

En Europe, la crise crée un terreau fertile aux discriminations. Une certaine Europe a peur de sa

jeunesse, des noirs, des maghrébins. Les xénophobes alimentent la caricature selon laquelle les

musulmans voudraient imposer la charia, ce que combattent les progressistes et les syndicats qui

accueillent les travailleurs immigrés au même titre que tout autre travailleur. Il existe une peur

irrationnelle et surdimensionnée de l’Islam perçu comme bloc.

Le discours et les positions de Nicolas Sarkozy ont alimenté la fracture entre les deux rives de la

méditerranée qui impose de revisiter l’histoire commune, le rapport à l’Islam et la question

palestinienne. Deux enjeux sont au cœur du rapport euro-méditerranéen : l’identité culturelle -facteur

de division en Europe et entre la gauche arabe et le peuple- et l’égalité réelle. Au niveau de l’Union

européenne, la suspension de l’aide financière dès les élections interpelle sur la conception de la

démocratie portée par les pays européens qui véhiculent déjà une image négative dans les pays du sud

en raison de leur politique migratoire.

Du sujet au citoyen : briser l’isolement par le collectif et la participation

Zohra Triki a présenté la démarche du réseau social et citoyen Doustourna : « Notre constitution », qui

s’est constitué mi-2011, pour être force de proposition et exercer un contre-pouvoir, en partant du

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principe que l’union des forces démocratiques par la base sans attendre les décisions des instances

nationales ou des partis politiques, est nécessaire. L’ambition est d’investir les quartiers, d’impliquer les

nouvelles générations dans un projet commun qui innove dans les méthodes de travail. A l’été 2011 le

réseau lance l’élaboration d’un projet de constitution avec les citoyens, des juristes et des associations.

Un ensemble de cellules autonomes se créé avec une plateforme pour une constitution respectueuse

des droits fondamentaux et des droits des femmes, de la justice, de l’égalité et de la dignité.

A l’occasion de la journée mondiale des droits des femmes du 8 mars, le réseau va à la rencontre des

femmes ouvrières de trois usines textiles. La profanation du drapeau tunisien à la Manouba par un

salafiste est discutée, mais les femmes lancent aussi un appel à exercer leur citoyenneté en exprimant

leur envie de participer à la création du « citoyen tunisien ». Avant le 14 janvier, les gens se privaient

de s’organiser ou de travailler collectivement, ne serait-ce que pour avoir un quartier propre. Sujet plus

que citoyen, les Tunisiennes et Tunisiens souhaitent briser leur isolement qui fait d’eux des proies

faciles pour l’exploitation, la manipulation et la corruption.

Doustourna opte pour la création de groupes restreints qui favorise la prise de parole et la participation

active de chaque membre.

Dans la discussion, il est souligné la leçon de solidarité donnée par les Tunisiens à l’Union européenne

qui veut une immigration qualifiée, par l’accueil qu’ils ont réservé aux Libyens réfugiés par centaines de

milliers. En Allemagne, la situation des immigrés turcs encouragent les plus jeunes à rentrer plutôt que

de vivre en citoyen de seconde zone. Concernant l’identité culturelle, le concept judéo-chrétien est

dépassé pour comprendre la réalité européenne actuelle.

Le gouvernement tunisien actuel veut l’allégeance des médias. Les journalistes honnêtes ont été

marginalisés. Il ne lutte pas contre les malversations, la corruption et les mafias qui se démultiplient

après la chute du parrain. La justice transitionnelle est indispensable pour faire la lumière sur les

responsables, et empêcher que se perpétuent les logiques et méthodes de l’ancien régime. Abdelwahab

Abdallah, parrain des médias, est une des personnes visées par les enquêtes en cours menées par des

journalistes indépendants de la radio Kalima, qui s’est également engagée pour un audit de l’agence

tunisienne de communication extérieure (ATCE). Les médias tunisiens ne sont pas encore des services

publics de l’information. Il faut une réforme et un accès aux archives que l’administration refuse, et la

création d’un institut de la mémoire.

Le système répressif de Ben Ali reposait en fait non pas sur 200 à 300 000 policiers mais sur 15000. Mais

il y avait un délateur pour chaque Tunisien. Il faut combattre « le policier que nous installons dans nos

têtes », selon S. Bensédrine.

Dans la future constitution, il faudra faire disparaître l’article selon lequel le président doit être de père

et de mère musulman pour garantir l’égalité entre citoyens.

Chrystel Le Moing

3. De la lutte des classes à l’accompagnement : centrer l’action des forces

progressistes sur la question sociale.

La Révolution s’est faite à partir de revendications sociales, mais elle n’a pas rendu l’espoir aux jeunes

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(40 000 immigrés après la chute de Ben Ali). C’est comme si les jeunes avaient seulement le choix entre

le suicide et la mer.

Les élections ont donné une nouvelle configuration des rapports de force, d’après Radhia Belhaj Zekri. A

l’assemblée constituante 40% des sièges sont aux islamistes qui expriment un conservatisme social de

façon violente avec pour cibles les femmes et les pauvres. Les résultats du scrutin ont révélé de

multiples fractures entre élites et couches populaires, entre la capitale, le grand Tunis et le reste du

pays, entre les jeunes et leurs aînés. La moitié des Tunisiens s’est abstenue d’aller voter notamment par

défiance à l’égard des partis.

Le nouveau gouvernement n’a pas changé de logique économique, selon Messaoud Romdani : toujours

le libéralisme, les privatisations. Avec en prime les conséquences économiques de l’instabilité politique :

de nombreuses entreprises étrangères ont quitté le pays. Comme sous Ben Ali, le gouvernement

n’accepte pas les critiques, crie au complot, évoque des impatiences. 22 000 mouvements sociaux ont

éclaté après la révolution, cela dérange les islamistes. En l’absence de réponse des pouvoirs en place, la

révolution pour beaucoup accentue la misère. Le climat social est explosif (plus de 900 000 chômeurs,

hausse de la précarité et du coût de la vie).

A Gafsa, les revendications n’ont pas changé depuis 2008. Les négociations avec le gouvernement

piétinent (situation des victimes d’accident du travail et de leurs enfants). Les problèmes écologiques

s’aggravent. Ainsi il faut :

- Orienter l’action politique vers le social et la réduction des inégalités,

- Cesser le remboursement de la dette extérieure,

- Etablir un vrai dialogue avec les syndicats et les associations militantes des droits de l’homme,

- Repenser le rôle des entreprises pour qu’elles deviennent économiquement et socialement

responsables.

Les islamistes détournent les revendications populaires vers les questions identitaires. Ils jouent sur du

velours, car il existe une insécurité identitaire du peuple. Le sens de la révolution s’en trouve changé.

Mais cette situation ouvre aussi des opportunités : un espace de liberté s’est ouvert. Les Tunisiens sont

dans une étape de construction, qui demande aux militants de faire preuve d’imagination, d’être à la

hauteur de la situation. L’AFTURD ouvre des locaux, y compris hors de Tunis (Kef, Kasserine, Jendouba),

pour accompagner des femmes de tous milieux (employées de maison, ouvrières…). Beaucoup ont voté

Ennahda, comme les jeunes d’ailleurs. L’association change de cap tout en poursuivant le plaidoyer pour

les droits des femmes en agissant pour leur autonomie financière et leur insertion économique,

notamment auprès des femmes précaires diplômées et chômeuses, travaillant dans l’industrie et le

secteur informel.

L’association développe également une réflexion sur les questions économiques : quel modèle mettre

en œuvre ? Comment prioriser et développer l’économie sociale et solidaire ?

Par cette action, l’AFTURD ne se situe plus seulement dans la recherche, la réflexion, mais aussi dans

l’action sociale. Du temps de Ben Ali, les progressistes étaient cantonnés au rôle de spectateur, être

acteur est un rôle à inventer. Le principe fondamental est celui de la participation des personnes

accompagnées, il s’agit de les impliquer, pas de les assister comme le fait Ennahda.

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En conclusion une question qui a traversé les diverses interventions : les fractures sociétales (sur la

charia par exemple) sont-elles le résultat d’une manipulation islamiste ? Ou bien un phénomène

longtemps sous estimé ? Pour les progressistes tunisiens, l’instrumentalisation de l’identité encourage à

se défendre en tant que musulman, alors que les ambitions de la révolution sont la liberté, le travail et la

dignité. Reconnaître que le peuple est musulman n’induit pas que l’Etat soit musulman. Pour convaincre

de ces idées, il faut retrouver la proximité avec les couches populaires, reformuler les revendications et

non pas adapter le discours.

Les forces progressistes ont compris qu’il ne fallait pas tomber dans le piège d’une focalisation sur les

questions de société, qui occulterait la lutte des classes. Il leur reste à articuler concrètement la

démocratie sociale (l’égalité) et la démocratie politique (liberté).

Laurent Frajerman

4. Le rôle des médias dans la transition démocratique

La présidente de séance, Amel Bejaoui, membre du comité exécutif du Centre de Tunis pour la liberté

de la presse en Tunisie, a commencé par rappeler l’importance de ce « quatrième pouvoir » qui a fait

couler beaucoup d’encre car il constitue le moyen le plus efficace pour tenir la population tunisienne

informée. Elle a ensuite pointé les défis qui guettent la presse dans cette période nouvelle. La presse va-

t-elle bénéficier de ce souffle démocratique ou bien sera-t-elle détournée de sa mission suite aux

nombreux obstacles qu’elle rencontre ?

Les journalistes et le monde des médias sont entrés en résistance à partir du 23 octobre et lorsque le

gouvernement Jebali a évoqué les médias de gouvernement en lieu et place des médias publics

d’information. Ils ont engagé une grande bataille pour la mise en place d’un secteur transparent et

contre la nomination des rédacteurs en chefs par le pouvoir (manifestation du 20 janvier 2012). La levée

de bouclier des journalistes, syndicalistes et progressistes a fait reculer le gouvernement, mais rien n’est

gagné.

L’espace médiatique fait face à plusieurs types de problèmes : la multiplication de médias de caniveau,

les attaques et la marginalisation des journalistes, la reprise en main des médias publics par le pouvoir,

les menaces à l’égard du pluralisme.

Salma Jlassi, membre du bureau exécutif du SNJT, a souligné le rôle majeur de la presse dans la

transition démocratique. Ce rôle est également bien compris par ceux qui veulent lui tracer un autre

chemin qui est celui de « médias au service du pouvoir ». Les médias constituent alors un champ de

bataille entre ceux qui aspirent à une vraie démocratie et ceux qui veulent reproduire, sous une autre

forme, le système qui a dominé ces trente dernières années. Il y a selon Salma Jlassi plusieurs défis qui

guettent la liberté et l’indépendance de la presse à commencer par la structure même d’organisation

des journalistes, le SNJT (Syndicat Nationale des Journalistes Tunisiens - 1352 membres en 2011),

composée d’une majorité de femmes (52 %) mais qui sont peu nombreuses à occuper des postes de

décision.

Après le 14 Janvier, il y a eu :

- L’établissement d’un nouveau code de la presse,

- La fin de la presse de partis,

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- La fermeture de la presse au service de l’ancien régime,

- L’arrivée de nouveaux journalistes sur le marché.

Ce vide, crée par cette nouvelle situation a vu la naissance d’une nouvelle presse. D’un côté les médias

sociaux et associatifs avec une nouvelle approche de journalisme de proximité, mais qui souffre de

manque de moyens et de formation de journalistes. Et de l’autre, une presse de caniveau qui n’a

strictement rien à voir avec la mission d’information et qui bénéficie d’un appui logistique des barons de

l’ancien régime.

La presse n’a donc pas su profiter de ce nouvel espace de liberté conquis par la révolution. Les causes de

ce premier échec sont dus à de multiples raisons dont, et surtout, le manque de préparation pour

affronter ce nouveau défi (absence de journalisme indépendant d’investigation, les collaborateurs se

comportent plus comme salariés que comme journalistes, l’héritage du passé qui se caractérisait par

l’absence de journalisme d’information où le journaliste avait pour mission de relayer l’information

reçue et non sa recherche, l’autocensure qui est la conséquence de décennies d’absence de liberté

d’expression et d’indépendance de la presse).

Au lendemain des élections du 23 Octobre, le nouveau pouvoir a commencé à orienter les médias pour

les mettre à son service. Le gouvernement issu des élections a multiplié les tentatives pour le contrôle

des médias publics et plus particulièrement le journal télévisé. Il a renoué avec les patrons de presse de

l’ancien pouvoir pour prendre la tête des agences de presse. Cette politique a été accompagnée d’un

harcèlement systématique et de tentatives d’intimidations à l’encontre des journalistes issus de la

presse démocratique. Une attaque frontale a été menée par les milices des partis au pouvoir contre les

libertés publiques d’une façon générale et celle de la presse d’une façon particulière.

Les partis au pouvoir tentent maintenant de noyauter les organisations de masse, dont le SNJT, pour

prendre leur contrôle.

Salma Jlassi a rappelé enfin le combat des forces démocratique pour une presse indépendante et

émancipée car elle a un rôle déterminant à jouer au service du développement économique, politique,

culturel et social. Ce combat doit être axé autour du respect des libertés démocratiques, des droits

humains de la démocratie, de la coexistence pacifique et de l’acceptation de la différence.

Le législateur et la constituante doivent imposer l’application de l’article 115 qui assure le respect de la

déontologie et de l’éthique de la presse. Ceci passe également par l’immunité du journaliste, la garantie

pour sa sécurité et sa dignité ainsi que par une neutralité et une transparence de l’administration.

Selon Larbi Chouikha, la révolution et la chute du régime Ben Ali signent la fin de l’étatisation de

l’espace public qui était auparavant soumis aux logiques de la gestion patrimoniale. Les luttes sociales

étaient annihilées par la contrainte nécessaire et la population assujettie à un code de bonne conduite.

Les changements en cours depuis un an sont intervenus par le bas en l’absence d’encadrement

politique. L’évolution du pays dans son ensemble se distingue de par son caractère exceptionnel :

- Le ministère de la communication a été supprimé dès le 14 janvier.

- De nouveaux acteurs muselés auparavant ont émergé.

- La constitution d’une autorité qui régulerait les médias doit se faire mais n’est pas encore engagée.

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- Il n’y a pas de cadre juridique pour l’activité journalistique et médiatique.

Il est d’abord urgent de protéger le journaliste dans ses droits et dans ses sources (respecter et faire

appliquer les décrets 41 sur l’accès aux documents administratifs et 115 sur la liberté de la presse). A

partir du moment où cela sera garanti, une situation inédite en Tunisie pourra permettre la création

d’un espace médiatique démocratique.

Haythem Mekki a insisté sur l’autonomie d’action des journalistes qui doivent anticiper les mesures

gouvernementales sans attendre. L’expérience des nouveaux médias, leur rôle dans le mouvement

révolutionnaire et l’opinion publique témoignent d’une révolution culturelle où la relation du peuple

avec les médias devient directe. Le citoyen est devenu plus qu’un consommateur, il est aussi créateur de

média. Certaines pages facebook comptent plus d’abonnés que des journaux nationaux. Ce nouvel outil

a été perçu comme lieu d’influence et de pouvoir par le parti Ennahda qui a investi les réseaux sociaux

en rémunérant des centaines de blogueurs pour distiller sa propagande sur internet.

Le journalisme se diversifie avec les nouvelles technologies et l’arrivée d’une jeune génération qui

change les pratiques et le rapport aux auditeurs, aux lecteurs. Les aspects positifs ne sont pas assez

valorisés, pourtant des initiatives de proximité voient le jour, à travers les radios dans les régions

notamment, qui mériteraient d’être accompagnées. Les citoyens sont également en droit d’exercer un

contrôle sur le service public des médias qui fonctionnent grâce à l’argent des contribuables. Mais les

groupes étrangers, les chaînes de télé satellitaires interviennent sans contrôle parvenant à fabriquer

l’opinion et remettant en cause l’indépendance des médias en Tunisie.

Taoufiq Tahani

5. Les causes de la crise économique en Tunisie

La densité des interventions et des questions soulevées est révélatrice des défis posés aux forces

progressistes tunisiennes dans une période d'incertitude, de détérioration économique, et d'un débat

politique intérieur dominé par des thématiques imposées par les forces conservatrices, reléguant au

second plan les réponses à apporter aux urgences sociales.

« La Révolution a apporté des réponses politiques mais pas économiques », Abdellatif Haddad, membre

de l’UGTT à Tataouine et ancien membre du Conseil pour la réalisation des objectifs de la révolution. Les

interventions soulignent les risques graves d'instabilité sociale s'il n'est pas apporté des réponses à ce

qui a été au coeur de la Révolution "la dignité et l'emploi", dans un contexte économique dégradé

depuis le 14 janvier et l'absence de mesures de la part du pouvoir de transition, qui rompent avec le

modèle antérieur.

A l'origine de la Révolution, la crise du "miracle tunisien"

Les interventions, comme le débat, conduisent à ne pas s'enfermer dans des schémas réducteurs où

s'opposeraient deux décennies de "miracle tunisien" et "le cauchemar" après le 14 janvier (Sophie

Bessis, chercheure associée à l'IRIS). L'essoufflement du modèle mis en place dans les années 80 a

commencé à se manifester dès les années 90. La crise s'approfondit dans les années 2000, dans ses

dimensions économiques et sociales mais aussi politiques sous Ben Ali. Elle s'aiguise en 2008 avec la

Compte-rendu du colloque « DEFIS ET PERSPECTIVES NOUVELLES POUR LES PROGRESSISTES DE TUNISIE ET D’EUROPE »

12

crise mondiale et européenne (qui fragilise le tissu industriel).

Nous parlons d'un modèle de croissance - et de répartition - fondé sur la sous-traitance et l'exportation,

sur le tourisme (entrée de devises et création d'emploi) et sur l'agriculture, dans un pays qui à la

différence de ses voisins, ne compter sur la rente pétrolière (Hakim Ben Hammouda, économiste,

conseiller spécial du président de la Banque Africaine de Développement ; S. Bessis).

Les déséquilibres et les contradictions :

- Industriels : sous-traitance et bas de gamme, peu d'investissements, faible valeur ajoutée

(Mahmoud Ben Romdhane, Professeur d'économie à l'Université de Tunis, membre actif de

l'opposition démocratique et ancien président de la section de Tunis d'Amnesty International ; S.

Bessis).

- Système éducatif : incapacité du système d'absorber la main d'œuvre diplômée.

- Régionaux : le littoral favorisé, l'intérieur et le sud délaissés (A.Haddad).

La crise prend toute sa dimension en 2011 (H. Ben Hammouda, S.Bessis) :

- explosion des déséquilibres macro-économiques (déficit, commerce extérieur),

- l'arrêt des investissements privés et publics.

- croissance faible,

- aggravation du chômage et absence de réponse aux demandes sociales,

- explosion des revendications sociales.

L'épuisement du modèle se traduit par le système de "kleptocratie" du clan Ben Ali qui ne répond aux

soubresauts sociaux que par la répression. La révolte du bassin minier de Gafsa en 2008 brutalement

réprimé est en l'illustration la plus significative.

Les questions des déséquilibres régionaux et de l'adaptation du système éducatif et de formation

traversent toutes les interventions. Il suffit de rappeler le départ des révoltes dans les régions de

l'intérieur et la centralité de l'emploi des jeunes, particulièrement des jeunes diplômés, dans un pays qui

a fait de l'éducation depuis l'indépendance le moteur de la promotion sociale. « L'explosion du chômage

des diplômés marque la rupture du contrat social » (M. Ben Romdhane).

La conjoncture présente

« Peut-on sortir de la crise à court terme ? » (M. Ben Romdhane).

« Il faut éviter deux pièges : le "tout tout de suite" dans un moment d'affaiblissement de l'Etat ; la

dépendance extérieure. » (S. Bessis).

« Dégage » : le message est adressé à la pauvreté, à l'inégalité, à l'échec d'une politique.

Certains insistent sur la détérioration macro-économique depuis janvier 2011, l'absence de marge de

manœuvre et la priorité à redresser les équilibres (dette, déficit), et à relancer l'investissement privé

(Ben Ramdhane, H. Ben Hammouda). M. Ben Romdhane appelle au consensus de toutes les forces

sociales et politiques. D'autres intervenants insistent sur l'immobilisme du pouvoir de transition (S.

Bessis, A. Haddad). Tous insistent sur la nécessité de répondre aux demandes sociales, du besoin de

réformes structurelles pour relancer la machine économique, et de la diversification des partenaires

pour se dégager de la dépendance (H. Ben Hammouda, S. Bessis). L'investissement massif des pays du

Compte-rendu du colloque « DEFIS ET PERSPECTIVES NOUVELLES POUR LES PROGRESSISTES DE TUNISIE ET D’EUROPE »

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Golfe n'apparaît pas comme une alternative qui permette la mise en place d'un nouveau modèle, mais

qui porte les risques d'une nouvelle dépendance.

Les pistes alternatives

Les réflexions, les pistes de propositions s'inscrivent dans la rupture avec un modèle en échec, et pour

un nouveau modèle de développement:

- La relance de la machine économique par la politique monétaire (mais qui trouve déjà ses limites

faute de croissance) et budgétaire, par la relance de la consommation (H. Ben Hammouda).

- L'urgence de la réponse au chômage par une politique industrielle (qui pose le problème de

l'investissement) et la refondation de la politique de formation en relation avec les besoins.

- La question de l'inclusion régionale des régions du Sud est centrale et intimement associée à la

démocratisation (association des populations, de la société civile aux décisions.) (A.Haddad).

- Un nouveau modèle de développement en sortant du modèle de sous-traitance (S. Bessis, H. Ben

Hammouda), par les nouvelles technologies, la refonte du secteur productif, pour s'inscrire dans

la mondialisation à l'échelle 2030.

- Concernant le tourisme, l'accent est mis sur le besoin d'un changement de stratégie plutôt que la

construction de nouvelles unités tel que cela est programmé, notamment par les investisseurs du

Golfe.

- Se dégager de la dépendance. Renégocier les accords d'association avec l'UE et diversifier les

partenaires (voir table-ronde 7). La diversification ne peut être réduite aux pays du Golfe (voir

plus haut) mais élargie aux puissances émergentes (Brésil, Chine...).

La mise en œuvre d'orientations économiques nouvelles implique l'ouverture d'un dialogue sur les

salaires, les conditions de travail, l'environnement social, souligne en conclusion, comme syndicaliste, A.

Haddad.

Daniel Cirera

6. Le travail et l’emploi au cœur des priorités économiques et sociales pour

sortir de la crise

Hédi Sraïeb, économiste, a mis en évidence une économie tunisienne à deux vitesses pilotée par l’Etat

d’une part et les PME-PMI de l’autre. Ce système qui n’a pas suffisamment investi, s’il a permis un taux

de croissance à 5% par an, pendant 20 ans ne permet plus de relever les défis de la mondialisation. Il a

souligné la grande précarité qui caractérise le monde du travail en Tunisie (un emploi sur deux)

expliquant ainsi les deux revendications, moteurs de la révolution : travail et dignité. Les statistiques

officielles sous-évaluent la situation. Dans l’industrie touristique, 1/3 des contrats de travail sont

permanents comme dans l’industrie manufacturière. Les migrants arrivés en France avaient pour la

plupart un petit métier, mais avec la révolution, les patrons qui ont du cesser toute activité, n’ont pas pu

les garder.

Compte-rendu du colloque « DEFIS ET PERSPECTIVES NOUVELLES POUR LES PROGRESSISTES DE TUNISIE ET D’EUROPE »

14

Les inégalités sont importantes : 20% des plus riches concentrent 45% des richesses. Les PME-PMI ont

accentué ces écarts en favorisant une économie patrimoniale. Des sommes considérables sont investies

dans l’immobilier au lieu d’alimenter l’économie productive.

Les progressistes doivent apporter une réponse plus constructive notamment concernant le système

universitaire qui génère des diplômés sans emploi que les industries locales ne peuvent embaucher.

Celles-ci priorisent la main d’œuvre bon marché, plutôt que les travailleurs qualifiés et les employés.

Cela n’a pas changé avec la révolution. Le discours économique est en décalage avec les enjeux et les

réalités.

Chokri Ben Amara, professeur d'université, collaborateur au département de recherche de l'UGTT, a

souligné que les ressources allouées pour l'emploi dans le budget 2012 sont insuffisantes, tandis que le

chômage est en hausse spectaculaire, passant de 18,9% des femmes et 10% des hommes en 2010 à

27,3% des femmes et 15% des hommes en 2011. Malgré les prévisions - 75.000 à 100.000 personnes

pourraient trouver un emploi dans les prochains mois-, le taux de chômage demeurera inchangé. Un

taux de croissance de 5% par an ne permet la création nette que de 30000 emplois, ce qui est

insuffisant. Par ailleurs, les objectifs de croissance et de création d’emploi du gouvernement actuel

sont intenables.

Le taux de chômage montre un creusement des inégalités homme/femmes, qui souffrent davantage

des pertes d’emploi. Il alimente en outre des drames sociaux : le trafic de drogue et la migration dans les

pires conditions. Le gouvernement propose pour l’endiguer une coopération technique avec les pays du

Golfe, mais cela n’est pas une solution au chômage de masse.

La Tunisie est atteinte d'une crise structurelle depuis l'an 2000 qui met en cause une croissance

fondée uniquement sur l’exploitation intensive d’une main d’œuvre peu qualifiée. Une action

volontariste de l’Etat doit engager le pays vers un nouveau modèle de développement, garantissant

des salaires décents aux travailleurs et la possibilité d’une formation continue qui permette d’acquérir

des compétences spécifiques. En d'autres termes, la Tunisie a besoin d'une économie sociale fondée sur

la solidarité, où les chômeurs ne sont pas livrés à eux-mêmes.

Mais comment organiser la transition entre l’ancien et le nouveau modèle, rendre effectif le droit

opposable au travail et le droit à la formation ? C’est l’objet de la bataille syndicale et des progressistes

pour la création d’un système national d’insertion, de formation et d’emploi

Il faut :

- Assurer à la personne une autonomie financière à travers le versement d’une indemnisation

chômage pour lui permettre de garder sa dignité et d’engager des démarches d’insertion.

- promouvoir le travail d’utilité sociale dans les programmes d’infrastructures, la rénovation

urbaine, la culture, l’éducation, etc.

- financer par l’emprunt national en contractant une dette publique résorbable sur une quinzaine

d’années, un organisme de sécurité sociale professionnelle.

La discussion a porté sur le rapport à l’investissement public, aux PME et au libéralisme. La libéralisation

des années 90 a provoqué un creusement des inégalités, des révoltes, puis finalement une impasse.

Aujourd’hui, le social doit être placé au cœur des politiques. La gauche est confrontée à cet enjeu

majeur, tout comme à la nécessité d’articuler la réforme de l’enseignement avec les besoins d’emploi.

Compte-rendu du colloque « DEFIS ET PERSPECTIVES NOUVELLES POUR LES PROGRESSISTES DE TUNISIE ET D’EUROPE »

15

La Tunisie n’a jamais souscrit un plan d’ajustement structurel mais a pourtant vécu une dérive libérale

caractérisée par la substitution du capital au travail. Sous la pression de la compétitivité extérieure, la

variable d’ajustement devient l’emploi et la masse salariale. 30% des travailleurs ont des salaires qui

n’atteignent pas le smic (280 dinars, soit 138 euros), 20% travaillent la nuit.

Il y a des solutions : donner des signaux forts et engager des reformes structurels sans se contenter d’un

traitement social du chômage. Le climat s’invite dans les débats d’orientations. Il faut en outre une

approche citoyenne des questions économiques, car une économie sociale et solidaire doit s’ancrer

dans les territoires et va donc de pair avec la démocratie et la citoyenneté, ce dont le pouvoir ne veut

pas.

Renato Sabbadini

7. L’Union européenne et la transition en Tunisie

La révolution et le processus en cours en Tunisie invitent à revoir la politique d’association de l’union

européenne et de la Tunisie. Mais la crise de l’UE engagée dans une transition vers une nouvelle

politique néolibérale suscitant inquiétudes et rejets dans de nombreux pays au nord de la

Méditerranée (en Grèce, en Espagne, au Portugal, etc.), a de lourdes conséquences sur les perspectives

tunisiennes et méditerranéennes. Birgit Daiber, directrice du Bureau de Bruxelles de la fondation Rosa

Luxemburg et consultante internationale, pointe également du doigt la politique migratoire et

sécuritaire de l’UE qui constitue un frein et doit être totalement remise à plat.

Moktar Trifi a rappelé que les relations UE/Tunisie existent depuis les années 70 et qu’elles ont été

régies jusqu’au 14 janvier par les accords de Barcelone de 1995 appliqués en 1998. L’article 2 du

préambule de ces accords portant sur les droits de l’homme, n’a pas été pris en compte par l’UE qui a

développé sans réserve, ses relations économiques avec le régime Ben Ali. Les élections de 2009 qui ont

donné une large majorité au pouvoir n’ont fait l’objet d’aucune déclaration critique reflétant la réalité

d’un scrutin pourtant largement falsifié. En 2008, lors de la demande de statut avancé par la Tunisie à

l’UE, la société civile avait milité pour qu’un accord ne soit conclu qu’en cas d’avancées substantielles

sur les droits. Or, l’unique disposition nouvelle ne visait qu’à punir de 5 ans de prison le responsable de

délit économique…

Le 28 et 29 septembre 2011, la task force Tunisie-UE s’est réunie sous la coprésidence de Mme Aston et

M. Béji Caïd Essebsi. Un document est publié indiquant parmi les nouveaux objectifs de la relation :

- développer les partenariats entre les peuples,

- Faire le plein usage des visas shengen pour les étudiants ; favoriser la mobilité de certaines

catégories de personnes. Mais la politique migratoire des Etats-membres de l’UE reste nationale

(dans la campagne pour l’élection présidentielle, le président Sarkozy a agité la menace d’une

suspension unilatérale et d’une révision des accords de Shengen).

- Favoriser la recherche scientifique, qui reste soumise au bon vouloir des Etats en matière

d’immigration.

- Soutien de l’UE à la société civile.

Mais la task force ne s’est pas réuni depuis l’élection et la mise en place du nouveau gouvernement. La

rencontre prévue dans le premier semestre 2012 n’a pas encore eu lieu. Par contre, une déclaration

Compte-rendu du colloque « DEFIS ET PERSPECTIVES NOUVELLES POUR LES PROGRESSISTES DE TUNISIE ET D’EUROPE »

16

commune a été publiée à l’issue de la visite de M. Jebali, premier ministre tunisien, à Bruxelles le 2

février 2012, dans laquelle la troïka stipule sa volonté d’organiser des élections dans un délai ne

dépassant pas les 18 mois. Les engagements sont donc pris à Bruxelles avant de l’être en Tunisie. Les

relations ne sont pas bâties sur l’article 2 et ne prévoient aucun mécanisme d’application.

Le frein que constitue les questions migratoires a conduit la société civile tunisienne à demander que les

pays du sud aient une politique commune des migrations afin de mettre un terme à la gestion de leur

frontières pour le compte des pays européens, comme c’est le cas avec les accords existants. L’UE veut

également faire avancer le droit d’asile dans les pays de la Méditerranée pour que les demandeurs

venant d’Afrique sahélienne et subsaharienne puissent effectuer leur demande dans le Maghreb.

La question de la conditionnalité se pose à nouveau notamment dans la négociation du statut avancé de

la Tunisie: la démocratie et les droits de l’homme vont-ils conditionner l’aide et les coopérations ? Va-t-

on mettre en avant les valeurs ?

Daniel Cirera a souligné que l’ambition de la déclaration conjointe est d’aller plus loin dans les relations

économiques et d’avancer dans l’intégration de la Tunisie au marché européen. La configuration des

liens UE-Tunise va-t-elle évoluer vers plus de coopération ou vers une nouvelle étape du projet libéral ?

Au contraire, c’est une refondation des relations politiques qui est nécessaire à partir de l’appréciation

des rapports que les nouveaux régimes ont avec leur peuple et de la façon dont ils répondent ou non

aux exigences des populations. L’objectif ne peut plus être la stabilité pour l’investissement.

L’UE est aussi à un tournant de son histoire qui dépend entre autres des choix que feront les

progressistes européens : va-t-on vers une sortie de crise par le progrès et les avancées ou vers une

fuite en avant dans le libéralisme avec un démantèlement des droits sociaux et la généralisation de

l’austérité ?

Les luttes se rejoignent et des convergences sont à mener sur des enjeux fondamentaux comme

l’utilisation de l’argent : sert-il au système productif et à la satisfaction des besoins sociaux vitaux des

populations et donc des pays ? Quels types d’investissements réalise la Banque européenne

d’investissement, sous quel contrôle, pour quelles finalités ?

Les politiques d’immigration actuelles ne répondent pas aux enjeux déterminants : vivre en dignité dans

son pays, organiser des mobilités dans l’intérêt des deux espaces nord et sud de la Méditerranée. Le

traitement des migrations est pourtant un marqueur fort du niveau de progrès des sociétés, un défi

majeur de fait pour les progressistes, et un élément dur de la bataille politique.

Dans les années 70, les progressistes parlaient une même langue construite autour des idées de

socialisme, de lutte anticoloniale et de vision commune. Désormais, la crise confronte à des questions

de système, aux grandes expressions populaires pour la démocratie et la justice sociale. Cela implique

de repenser le type de solidarité politique à construire pour l’émancipation humaine. Les relations

méditerranéennes doivent aussi se penser dans des solidarités politiques et d’idées (dialogue avec une

union du Maghreb).

Fathi Chamki évoque l’UE, la domination qu’elle a exercée en amont de la révolution et le rôle qu’elle

joue en aval qui fait d’elle une force contre-révolutionnaire. Dès le 14septembre, il a été question de

poursuivre l’établissement d’une zone de libre-échange. Déjà en 1995, le libre-échange était présenté

Compte-rendu du colloque « DEFIS ET PERSPECTIVES NOUVELLES POUR LES PROGRESSISTES DE TUNISIE ET D’EUROPE »

17

comme le remède absolu au chômage et la pauvreté, censé apporter la démocratie. L’UE parle

désormais d’une zone de libre-échange complète et approfondie.

Alors que le gouvernement en place a été élu pour assurer une transition, peu de gens ont eu vent de ce

projet qui engage la Tunisie pour des décennies. Des secteurs épargnés en 1995 sont ciblés par la

libéralisation : les services qui constituent 47 à 58% du PIB tunisien, le transport aérien, les

investissements. Les échanges avec l’UE représentant 75% des relations avec l’extérieur de la Tunisie,

rompre les relations seraient contre-productif, mais il faut trouver une réponse adéquate en dehors du

libre marché car si le peuple tunisien a fait la révolution, c’est aussi en conséquence de la politique

libérale menée jusqu’à présent qui caractérise les relations avec l’UE.

Les traités de protection de l’investissement en discussion représentent une négation de la souveraineté

nationale tunisienne et du respect de la volonté populaire, puisque les peuples ne sont à aucun moment

consulter. L’Algérie, le Maroc, la Jordanie devront aussi s’intégrer dans le marché unique européen.

Cette politique sert les intérêts des transnationales européennes. Les exportations tunisiennes que l’on

souhaite intégrer sont en fait des productions d’entreprises de l’UE qui sont réexportées vers l’UE.

Ces évolutions nécessitent un travail en commun des mouvements sociaux, des forces progressistes et

de gauche de deux côtés de la Méditerranée.

Hugo Braun, d’ATTAC Europe, a expliqué les liens entre la crise multidimensionnelle et la résurgence des

mouvements sociaux. La diminution des droits des citoyens et des travailleurs, la destruction

irrémédiable des ressources sont les signes d’une conjonction inédite des crises de la démocratie et de

l’environnement, qui exige de sortir du système capitaliste et de trouver des alternatives.

Les inégalités se creusent en Europe dans les sociétés industrialisées de façon dramatique, alors que les

bulles financières se succèdent en cascade. Face à cela, une nouvelle phase de coopération s’engage

entre mouvements sociaux. La crise a ravivé les syndicats et mouvements sociaux partout en Europe

faisant grandir une conscience politique notamment dans la jeunesse. Ils agissent à côté des parlements

dans l’opposition, de façon autonome, en concertation avec les partis politiques, en innovant sur le plan

des mobilisations et des pratiques (désobéissance civile, « printemps arabes », les indignés, Occupy,

journée de blocage de la banque européenne à Frankfort, etc.). Une nouvelle critique anticapitaliste

s’exprime et permet d’envisager l’avenir.

Les printemps arabes qui ont vu le jour grâce au courage des populations et ont débouché sur un

changement politique, ont suscité beaucoup d’admiration et encouragé les manifestants à mener des

actions sans violence. Le Forum social mondial qui aura lieu en 2013 en Tunisie sera un moment

d’apprentissage réciproque et de construction car les forces progressistes sont encore sur la défensive,

alors qu’il faut une stratégie commune. Le capitalisme souffre de ses propres contradictions. Le

renforcement des traités de l’UE avec le reste du monde et la Tunisie est une nécessité pour la survie de

l’UE libérale et sa sortie de crise.

L’avenir de la Tunisie passe aussi par l’union du Maghreb. Les organisations des droits de l’homme et les

mouvements sociaux travaillent déjà ensemble (coordination maghrébine des droits de l’homme, Forum

social maghrébin, échanges avec les Sahraouis, les Algériens, les Mauritaniens, etc.), mais les

gouvernements freinent les rapprochements nécessaires (depuis le début des années 90, des accords

permettent la liberté de circulation des personnes mais ils ne sont pas appliqués).

Chrystel Le Moing

Compte-rendu du colloque « DEFIS ET PERSPECTIVES NOUVELLES POUR LES PROGRESSISTES DE TUNISIE ET D’EUROPE »

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Conclusion

Les événements en Tunisie ont eu un retentissement mondial et une signification politique forte : si le

peuple veut changer la vie, alors il faut un changement politique. Mais de grandes inquiétudes plus d’un

an après la révolution et la chute du régime Ben Ali s’installent car la dynamique du changement est

menacée et des questions essentielles restent en suspend : vers quel modèle économique évoluer alors

que la première année de la révolution montre une grande continuité des orientations du

gouvernement de Ghanouchi et de celui de B. C. Essebsi, à celui de M. Jebali ? Il faudra une seconde

révolution sur le plan socioéconomique et des relations avec l’Union européenne pour rétablir les

équilibres nécessaires au développement de la Tunisie.

Ces enjeux essentiels sont évacués par une focalisation des préoccupations sur les questions sociétales

non-négociables pour les progressistes, qui sont au cœur de l’écriture de la nouvelle constitution : les

libertés et droits des femmes, les droits de homme universel comme référence exclusive du droit, la

laïcité garante de la liberté et de la démocratie pour toutes et tous.

Tout commence, la suite est à construire. Les enjeux de système et de modèle démontrent les failles

d’un ordre mondial qui vacille. Les forces conservatrices sont mises en échec par le combat des femmes,

dont le courage, la détermination et la créativité sont remarquables. Elles sont aussi mises en échec par

les effets du néolibéralisme, dont les stratégies à l’œuvre sont différentes selon les continents mais dont

les conséquences sont semblables. Le vieux monde industrialisé en crise ne peut continuer, à l’heure où

l’austérité s’impose aux peuples comme horizon indépassable, à exporter des politiques délégitimées. La

crise du modèle néolibéral et du système capitaliste met un terme à l’idée d’une fin de l’histoire.

L’histoire à nouveau en marche exige des forces progressistes qu’elles élaborent ensemble des chemins

nouveaux pour l’émancipation des peuples, des femmes et des travailleurs. Plusieurs terrains de

coopération existent :

- Valoriser, sauvegarder les expériences et acquis en termes de droits et travailler à en acquérir de

nouveaux : loi sur la parité, citoyenneté égalitaire, constitutionnalisation des droits des femmes,

levée des réserves sur les conventions internationales, etc. ; liberté de manifester ; liberté

d’expression. Le droit à l’information, la liberté et le pluralisme des médias sont une

préoccupation majeure et prioritaire : les droits des journalistes doivent être garantis ; la

création de médias publics répondant aux objectifs de service public est prioritaire pour garantir

la démocratie.

- Construire une citoyenneté fondée sur le dialogue et la solidarité entre les populations, et une

démocratie égalitaire qui prend en charge les préoccupations des plus défavorisées.

- Le monde du travail : les droits du travail, la régularisation des contrats, la mise en place d’un

système de sécurité professionnelle, le droit à la formation peuvent faire l’objet de projets

communs entre les deux rives de la Méditerranée (respect du droit du travail dans les

entreprises de sous-traitance, échanges d’expériences syndicales, etc.).

Compte-rendu du colloque « DEFIS ET PERSPECTIVES NOUVELLES POUR LES PROGRESSISTES DE TUNISIE ET D’EUROPE »

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- De nouvelles coopérations sont à construire pour l’émergence d’une économie sociale, solidaire,

équitable, durable : favoriser l’échange d’expériences coopératives, mutualistes, d’un tourisme

solidaire.

- Promouvoir une autre vision à portée révolutionnaire du développement fondée sur une

approche démocratique et citoyenne pour que les ressources d’un territoire et le travail humain

permettent la satisfaction des besoins et le progrès social.

- Soutenir et coopérer avec les organismes qui portent cette même vision : associations des

femmes démocrates, organismes de défense des droits de l’homme, associations citoyennes,

médias, partis politiques et coalitions de forces progressistes, UGTT, think tank, etc.