De l'esclavage à la féodalité (E. Werner)

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Ernst Werner De l'esclavage à la féodalité : la périodisation de l'histoire mondiale In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 17e année, N. 5, 1962. pp. 930-939. Citer ce document / Cite this document : Werner Ernst. De l'esclavage à la féodalité : la périodisation de l'histoire mondiale. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 17e année, N. 5, 1962. pp. 930-939. doi : 10.3406/ahess.1962.420900 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1962_num_17_5_420900

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Ernst Werner

De l'esclavage à la féodalité : la périodisation de l'histoiremondialeIn: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 17e année, N. 5, 1962. pp. 930-939.

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Werner Ernst. De l'esclavage à la féodalité : la périodisation de l'histoire mondiale. In: Annales. Économies, Sociétés,Civilisations. 17e année, N. 5, 1962. pp. 930-939.

doi : 10.3406/ahess.1962.420900

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1962_num_17_5_420900

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De l'esclavage à la féodalité :

La périodisation

de l'Histoire mondiale

Dans une importante communication présentée au XIe Congrès historique International de Stockholm, E. M. Žukov a exposé les thèses marxistes sur la périodisation de l'histoire mondiale, ouvrant ainsi une fois de plus une vieille discussion 1. Les historiens bourgeois décla

rèrent qu'il ne s'agit pas, purement et simplement, d'établir des séparations entre périodes successives ; ce sont plutôt les questions fondamentales du développement historique qui doivent être débattues, c'est-à-dire la cause des transformations. La présente contribution n'a pas la prétention de faire un bilan, ni d'établir un rapport sur les débats de Stockholm. Elle prétend plutôt évoquer quelques aspects de la coupure entre l'Antiquité et le Moyen Age.

Dans un récent passé, les formes du passage de l'esclavage à la féodalité ont fortement préoccupé les historiens marxistes. Un conflit entre forces productives et conditions de production provoque toujours une crise au sein d'une société de classes, une crise qui ne peut être dénouée que par la transformation des anciennes conditions de production. De là, l'importance particulière attachée aux insurrections révolutionnaires des esclaves dans l'Empire Romain 2.

1. E. M. Žukov, The periodization of World History. Rapports I, Goteborg-Stock- holm-Upeala, I960, p. 74-8S.

2. Cf. par ex., A. D. Dmitbjev, Der Aufstand der Westgoten an der Donou und die Revolution der Skktven, Berlin, 1952 ; N. A. Maškin, « De la question des mouvements révolutionnaires des esclaves et des colons dans l'Afrique Romaine », Vestnik Drevnii Istorii (VDIJ , 4, 1959 : E. Engelmann a Zuř Bewegung der Bagauden im Rômischen Galîien », dans Vor?i Mittelalter zut Neuzeit, Festschrift fur H. Sproemberg, Berlin, 1956 ; Tïi. Buttner л Die Sozial-religiôse Bewegung der Circumcellionen in Nord- afrika »5 dans TV;;; Mit'dàlter sur Neuzeit, cité.

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Žukov élargit alors le cadre de la discussion et attira l'attention sur la Chine, où « the first revolutionary transition from slavery to feudalism took place ». Il faisait ainsi allusion au mouvement populaire des Turbans Jaunes qui, entre 168 et 184, donna le coup de grâce au despotisme des propriétaires d'esclaves de la dynastie Han. Dans une même perspective de généralisation des connaissances, les événements d'Iran, sous les Sassanides, revêtent une grande importance. Il s'agit du puissant mouvement populaire des Mazdakites sous le règne du Chah Kawád I (488-531). L'imposante figure du chef religieux et réformateur social Mazdak (-f- 529) a fait plus d'une fois l'objet de recherches de la part d'historiens tant bourgeois que marxistes x. Seules nous intéressent les mesures révolutionnaires mises en œuvre par Mazdak avec l'appui de ses partisans. Pour Mazdak, la cause première de tout mal réside dans le besoin et dans l'envie. A l'origine, les hommes possédaient tout en commun et en jouissaient pleinement. Si l'on veut rétablir l'état originel, la possession doit redevenir commune. Il pensait vraisemblablement aux communes rurales qui existaient alors en Perse mais y végétaient, et où les moyens de production étaient mis en commun. Le prophète s'emportait aussi contre les harems des nobles et exigeait le partage des femmes entre les pauvres. Les Mazdakites, transposant les préceptes de leur maître, firent irruption dans les maisons des nobles, y dérobèrent bétail, céréales et femmes, et tuèrent bon nombre d'entre eux. Il est intéressant de constater que, lors de la première phase du mouvement, les Chah et la petite noblesse, les Deccans, firent cause commune avec les rebelles. L'attaque était dirigée unanimement contre la haute noblesse propriétaire d'esclaves, qui avait tout intérêt au maintien de l'ancienne situation et intriguait contre le pouvoir central pour l'empêcher de devenir trop puissant. Les Chah et les Deccans furent les principaux bénéficiaires de ce mouvement, ainsi que les villes animées de mêmes aspirations, et favorisèrent l'évolution vers une structure féodale 2. Une nouveau contrat social s'instaurait ainsi : les réformes de Chosroès I (531-578) manifestent cette féodalisation de l'Etat iranien. Les Deccans devinrent dès lors le principal appui du pouvoir central : subordonnés au roi, en tant que noblesse de robe, ils étaient investis par lui. Le système des impôts reposait sur un cadastre précis et sur la prédominance de la rente féodale, ce qui représentait, pour les paysans

1. A. Christensen, « Le règne du roi Kawádh I et le communisme mazdakite » Kgl. Donské Vid, Selsk. IX. 6, Copenhague, 1925 ; F. Altheim et R. Stiehl, Bin asiatischer Staat. Feudalismus untcr den Sassaniden und ihren Nachbarn, Wiesbaden, 1954, p. 192-206 ; O. Klima, Mazdak. Geschichte einer sozialen Bewegung im sassa- nidischen Persien, Prague, 1957 ; N. V. Pigujgevskaja, « Le mouvement mazdakite », Jzv. otd. istorii i fil, n° 3, 1944 ; du même, Le concept d'égalité dans les préceptes des Mazdakites. Histoire des idées socio-politiques, Moscou, 1955.

2. Cf N. V. Pigulevskaja, dans Histoire de l'Iran de la plus haute antiquité jusqu'à la fin du XVIIIй siècle, Leningrad, 1958, p. 56 ss. ; et Histoire des pays de UOricni durant le Moyen Age, Moscou, 1957, p. 83.

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ид allégement par rapport à l'arbitraire d'antan 4. Tout cela illustre clairement le renversemetit de l'ancien système par la masse populaire. Mais quelles furent les principales forces motrices ? Etaient-ce les esclaves des grands domaines ? D'autres classes sociales se trouvaient-elles au premier plan ? Si l'on s'en tient aux sources d'information dont nous disposons, il faut souscrire à ce qu'en dit Pigulevskaja : rien, dans ces textes2, ne nous éclaire à ce sujet. Cependant, d'autres historiens soviétiques ne s'arrêtent pas à cette conclusion négative, et croient pouvoir soutenir, en raisonnant par déduction, que la plupart des Mazdakites étaient issus du petit paysannat 3. Récemment, Pigulevskaja déclarait, lui aussi : « Divers groupes paysans prirent part au mouvement mazdakite *.

O. Klíma, l'éminent spécialiste des textes arabes et persans, soutient une thèse analogue. Selon lui, il faut envisager l'ensemble de la période des Sassanides, donc ne pas perdre de vue la décadence des communautés villageoises et l'oppression des petits paysans qui en découle. C'étaient ces derniers qu'intéressait au premier chef une réforme sociale telle que Mazdak la concevait. Il est probable que les artisans des villes prirent également part à l'action subversive, mais il ne peut en aucun cas être question d'une révolution d'esclaves. Même si des esclaves se sont trouvés aux côtés des réformistes, ils ne décidèrent ni du but, ni du déroulement de l'insurrection. Beaucoup d'entre eux n'étaient pas des Iraniens, mais se recrutaient parmi les prisonniers de guerre. Enfin, la structure sociale de l'Iran ne leur donnait pas la possibilité, de jouer un rôle prépondérant, car ce n'était pas un système d'esclavage pur et simple : la persistance solide de structures gentilices y avait empêché un développement analogue à celui qui se produisit à Rome. Bien plus décisive fut la crise de l'Etat tout entier qui conduisit à légaliser la révolution issue d'en bas par des réformes émanant d'en haut. C'est ainsi qu'en Iran, le passage d'une société antique décadente à la féodalité eut lieu sous une forme révolutionnaire, et ceci sous l'égide d'un mouvement de masse paysan. En Chine également, des paysans, libres et dépendants, jouèrent un rôle important dans la lutte contre le despotisme Han, mais la participation des esclaves doit toutefois être estimée comme beaucoup plus forte qu'en Iran 5. Dès le début,

1. L'ancien procédé d'évaluation de la récolte sur pied fut abandonné. Le Chah se déchargea sur les propriétaires du risque des récoltes alternées. L'impôt devait être payé en trois mensualités, ce qui signifiait un paiement anticipé de la première mensualité. Il englobait tous les produits des champs qui servaient à nourrir hommes et animaux. Pour plus de détail, voir F. Altheim et R. Stiehl, Finanzgeschichte dcr Spiitantike, Francfort, 1957, pp. 31-81, ainsi que F. Ax.theim, Reich gegen Mitter- nacht. Asiens Wcg nach Europa, Hambourg, 1955, p. 92 ss.

2. N. V. Pigtttjevskaja, Mazdakitskoe dviženie, op. cit., p. 170. 3. « Grande encyclopédie soviétique », tome 26, Moscou, 1954, 2° éd., p. GS-G9 ;

M. S. Ivano v, Esquisse de Vhistoire de Г Iran, Moscou, 1952, p. 29-31. 4. Istorija Irana, op. cit., p. 57. 5. Istorija stran, zarub. vottoka, op. cit., p. 14 ss.

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la classe dominante prit position contre les rebelles et il n'y eut aucun accord entre masses populaires, gouvernement central et petite noblesse, Au contraire, les gros propriétaires, la bureaucratie et les détenteurs du commandement militaire luttèrent avec cruauté et acharnement contre les révolutionnaires. Ainsi, le système esclavagiste ne put être entièrement détruit en un seul assaut, et beaucoup d'interventions furent encore nécessaires pour le liquider. Par contre, les révolutionnaires chinois entrèrent en scène exactement comme leurs homologues iraniens, sous l'égide d'une secte religieuse (le taoïsme). Selon toute apparence cependant, leur programme comportait moins de points concrets que celui des Mazdakites. De leur chef, Chang Hsue, membre de la célèbre famille des Chang, on ne sait presque rien. Il semble avoir surtout combattu pour la reconnaissance de l'Etat taoïste dans le nord de la Chine \

L'Iran et la Chine sont deux exemples du renversement d'un régime périmé par une révolution, exemples qui illustrent bien les critères de Lénine : une crise nationale totale, mettant aux prises exploités et exploitants 2. Dans nos deux cas, bien que les esclaves n'aient pas joué un rôle de premier plan, les mouvements de masse paysans ou citadins hâtèrent, néanmoins, le passage à un mode de production de t}^pe féodal. Il n'est pas permis d'omettre ce point de vue, car il serait alors facile de conclure que, faute d'une véritable révolution d'esclaves, le passage de l'esclavage à la féodalité n'est intervenu qu'à la suite d'une évolution ; il y aurait là une simple affaire de terminologie : s'agit-il de « révolution sociale », ou ď « évolution économico-sociale »? 3 Ces questions, liées à la chute de l'Empire Romain, retinrent l'attention de la recherche soviétique et furent vivement discutées 4. Après avoir d'abord simplifié le problème, on y introduisit bientôt, par une rapide généralisation, des éléments de distinction. L'extension plus grande de l'esclavage en Occident qu'en Orient fut mise en évidence et l'intensité de la crise de l'Occident devint ainsi plus compréhensible 5. Bien entendu,

1. E. Erkes, Geschichte Chinas. Von den Anfángen bis zum Eîndringen des aus- lândischen KajHtals, Berlin, 1957, p. 88.

2. Lénine, Der Radikalismus, Die Kinderkrankheit im Kommtmismus, Berlin, 1947, p. 63.

3. Dont Fr. Vittinghoff, Die Bedeutung der Sklaven fur den Uebergang von der Antike in das abendlundische Mittelalter. Résumé des communications, Goteborg- Stockholm-Upsala, 1960, p. 73. Une évaluation critique de la littérature bourgeoise concernant la crise du Bas-Empire est donnée par A. P. Každan, « Problème du Bas- Empire Romain dans la littérature bourgeoise contemporaine », VDI, 1950, I.

4. Cf. Les résumés de la discussion dans VDI, 195G, kn. I, « Problèmes soulevés par la chute de la société des possesseurs d'esclaves ». En outre, E. M. Staerman, La crise de la société des possesseurs ďesclaves dans les provinces de VOuest de V Empire Romain, Moscou, 1957.

5. E. M. Staerman, op. cit. p. ICI, .167, 226, 248, 253, et A. P. Každan, <t Quelques points religieux concernant l'établissement de conditions féodales dans l'Empire Romain », VDI, 1953, kn. 3.

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on ne prétendit pas pour autant que la conduite de la révolte contre la classe dominante revînt automatiquement aux esclaves, car le développement, en Occident, se fit, unilatéralement, en direction du petit colonat. La Gaule seule connut une certaine concentration des latifundia. En général, la propriété foncière des possesseurs d'esclaves se maintint, mais en même temps la petite production se consolida. Cet essor économique du petit producteur établi sur les latifundia se heurta à une âpre résistance de la part de la classe dominante, c'est-à-dire que le changement ne se fit pas pacifiquement, mais à la suite de dures luttes de classes, dans lesquelles les colons se battirent au premier rang, afin de ne pas être rejetés par leurs maîtres au rang d'esclaves1.

La rupture avec l'ancienne forme de société se produisit, tant en Gaule qu'en Italie et en Espagne, à la suite de l'invasion des Germains. La complicité des colons et des esclaves avec les envahisseurs devrait faire l'objet d'un examen particulier, même s'il est aujourd'hui à peu près établi que l'affaiblissement de l'Etat se fit aux dépend de la classe inférieure qui, de ce fait, fut la première à aplanir le chemin aux Barbares.

Il en alla autrement dans la moitié orientale de l'Empire : dans ce qui devint plus tard l'Empire Byzantin. Ici, les symptômes de crise furent plus faibles, car en aucun cas, le travail des esclaves ne déposséda le libre petit paysan et l'artisan. C'est pour cette raison qu'il n'y eut également pas de détérioration profonde des forces de production, mais qu'on enregistra plutôt un progrès dans la technique et la production artisanale. A cela s'ajoute la position favorable des provinces de l'Est, situées à d'importants carrefours, dont le mouvement commercial apportait à l'Etat les moyens financiers de parer au danger barbare 2. Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que les empereurs aient pu maintenir l'ancienne situation. Cependant, en dépit de ces circonstances, de nouvelles conditions de production se firent jour. On confia de plus en plus aux esclaves l'administration autonome d'un pécule, et le colonat entra dans la phase qui devait le mener à la victoire. La classe dominante s'efforça alors de transformer ces institutions en une variante de l'esclavage. Sous le règne du droit romain, le pécule n'était autre chose « qu'une division technique du travail dans une économie esclavagiste » 3. Mais qui, dans ces circonstances, dirigea la révolution, brisa les liens de l'ancien mode de production et fraya un chemin à la féodalité ? Se produisit-il, à Byzance, un développement en droite ligne, allant de « l'Antiquité » au « Moyen Age » ? ; autrement dit, le Bas-Empire se rattache-t-il sans transition à la pré-féodalité ?

1. A. P. Každan, op. cit. p. 100 ss. 2. D. Angelov, Histoire de Byzance, I, Sofia, 1959, p. 21-26. 3. M. J. Sjužjumov, « Quelques problèmes de l'histoire byzantine », VJ, 1959,

kn. 3, p. 100.

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Certains historiens de Byzance, se limitant étroitement au point de vue bourgeois qui veut ignorer les changements révolutionnaires, vont même jusqu'à contester chacun de ces développements x ; ainsi, F. Dôlger, par exemple. M. V. Levcenko conclut en disant que, dans l'Empire d'Orient, on constate bien, comme en Occident, un mouvement révolutionnaire d'esclaves et de colons, mais que celui-ci n'entra pas dans une phase active en raison d'une stabilité économique plus grande et d'une pression plus faible des Barbares 2. Dans la période de transition entre esclavage et féodalité, il ne fait aucun doute qu'il y ait eu des mouvements populaires à Byzance ; mais nous n'avons pas de preuve qu'il se soit produit d'importants mouvements d'esclaves entre le rve et le vie siècle. M. J. Sjuzjumov fait remarquer avec raison qu'à un moment où s'écroulaient les structures reposant sur la possession d'esclaves, les mouvements populaires perdaient de leur importance. Pas un seul soulèvement ne visa à la destruction de l'esclavage en tant qu'institution ; aucun ne fut mené par un esclave. La révolte d'un Spartacus s'explique par la concentration, sur les latifundia, d'importantes masses d'esclaves auxquels manquait toute stimulation au travail et qu'il était aisé de pousser à un soulèvement de masse. Après que la grosse propriété foncière eût abdiqué et que la plupart des esclaves se fussent mués en petits producteurs autonomes intéressés à leur travail, le baromètre des émeutes baissa automatiquement, en dépit de la situation difficile des esclaves devenus colons 3. Les mouvements populaires intervenus sur le tard sous de nombreuses formes (insurrection des classes inférieures des villes, révolte contre les collecteurs d'impôts, agitation des monophysistes, émeutes des factions qui s'opposaient dans les jeux du cirque, etc.) n'étaient pas des révolutions d'esclaves ni de colons, mais des mouvements dirigés contre la grosse propriété. Les effets de ces soulèvements furent de loin plus importants que ceux des puissantes insurrections des 11e et Ier siècle avant Jésus-Christ. Ils assurèrent le développement ultérieur des forces productives, conditionnées par un type de production individuel, encouragèrent les forces de destruction au sein de l'Etat romain, facilitèrent aux Barbares lapéné-

1. Cf. l'aperçu instructif qu'en donnent Každak-Litavrin-Udalcova, dans « Byzance et l'Occident dans l'historiographie bourgeoise contemporaine », in Contre les falsifications de l'histoire, Moscou, 1959, p. 381-447, notamment p. -386 et ss.

2. M. V. Levčenko : Istorija na Vizantija, Sofia, 1948, p. 13 et ss. Dans Particle « Vizantija » de la Bolsaja Sovetskaja Enciklopedija, t. 8, Moscou, 1951, p. 29 et ss., l'auteur attache toutefois encore une grande importance aux soulèvements d'esclaves. Cependant, dans les exemples donnés, il s'agit le plus souvent d'émeutes locales, ne présentant pas de danger réel pour l'Etat.

3. M. J. Sjuzjumov, Quelques problèmes de Vhistoire byzantine, VI, 1959, 3, p. 100 ss. 4. Cf. M. N. Mejman, « L'évolution de la structure esclavagiste et l'établissement

d'éléments féodaux dans l'Empire Romain d'Occident » Srednie veka, 17, 1960, p. 9 2

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AîsNALEs (17e année, septembre-octobre 1962, n° 5) 7

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tration dans l'Empire. Ils favorisèrent les petites exploitations libres de producteurs directs, créant ainsi un climat de destruction révolutionnaire des forces réactionnaires. Sjuzjumov voit dans la révolte des mercenaires de Phoca (602-610) un acte révolutionnaire, car elle eut comme conséquence d'annihiler une grande partie de la noblesse de la capitale. Dans le court laps de temps durant lequel l'appareil étatique fut aux mains de l'armée en révolte, la domination économique des sénateurs, à Constantinople et dans les provinces, fut réduite à néant x. Bien que Phoca n'ait pas eu les moyens de se maintenir au pouvoir, sa terreur révolutionnaire porta tout de même un grand coup à la classe dominante 2. Le règne de Justinien II (685-695) eut des conséquences du même ordre. Sa politique fut orientée dans un sens anti-aristocratique, menaçant les sénateurs nobles d'une destruction complète. Dix mille paysans s'établirent sur les domaines confisqués 3. Finalement, dans la confusion iconoclaste, la dynastie syrienne (717-802) détruisit les grandes propriétés foncières appartenant aux riches citadins et aux monastères, et renforça le système de défense paysan *. Le processus de rupture avec les anciennes conditions de production fut puissamment favorisé par les invasions slaves et arabes, qui aidèrent les communes paysannes libres à obtenir gain de cause, et qui créèrent à Byzance une situation « mérovingienne » 6. Mais entre le système des possesseurs d'esclaves et la pré-féodalité, se trouvait la paysannerie libre ; la féodalité n'égara donc pas ses forces contre le colonat, mais elle commença par susciter des oppositions à l'intérieur des communes paysannes, par une pression de l'aristocratie (Themenaristokratie) contre ces dernières et par une active intervention de l'appareil étatique 6.

Ce processus est commun à Byzance et à l'Europe Occidentale, où nous enregistrons également la féodalisation des paysans libres, mais il différencie Byzance de l'Iran qui, après avoir vaincu le despotisme des possesseurs d'esclaves, passa immédiatement à un système de production et de domination de type féodal, sans qu'il ait existé de communautés villageoises libres. En Perse également, l'élément nomade, à l'Est du territoire, réussit à se maintenir, et, même, sous la domination arabe, il empêcha une féodalisation homogène.

1. M. J. Sjuzjumov, Nekotorije problemi, p. 101. 2. La légende de Démétrius dorme d'importants détails sur les agissements de

Phoca, de même que sur l'intervention des Dèmes (Migne, P. G., 116, col. 1261 ss.). 3. G. Ostrogoksky : Geschichte des byzantinischen Staates, Munich, 1952, 2e éd.

p. 112 ss. D. Angelov, op. cit., p. 255. 4. Exposé de façon fondamentale dans M. J. Sjuzjumov, Problèmes de la querelle

des images à Byzance, Sverdlovsk, 1948, notamment p. 95 ss. 5. Se référer notamment à Sjuzjumov, qui souligne que le paysan libre de Byzance

n'a pas été institué par des lois, mais par des conditions intérieures et extérieures (invasions barbares). Voir Problèmes, op. cit., p. 58.

6. D. Angelov, op. cit., p. 223 ; M. J. Sjuzjumov, Problèmes..., p. 74; A. P. Každan, Village et ville à Byzance aux IX et Xe siècles, Moscou, I960, p. 188 et ss.

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Une comparaison entre histoire asiatique et histoire européenne montre que le passage de P« Antiquité » au « Moyen Age » ne se fit en aucun cas selon un processus d'évolution pacifique, mais que des mouvements révolutionnaires durent intervenir. Le contenu social de ces mouvements est très variable. Aucune preuve ne peut être donnée d'un rôle prédominant joué par les esclaves ; en Iran et à Byzance, ce sont des groupes paysans et citadins qui s'unissent pour une action révolutionnaire, ou plutôt qui en prennent la tête. En Occident, ces événements révolutionnaires reçurent l'empreinte des invasions barbares. Une seule « révolution » ne fut pas suffisante pour porter un coup mortel à l'ancien ordre social : il fallut de nombreuses actions révolutionnaires (Chine, Byzance). L'analyse d'autres exemples (Japon, Indes, Afrique, Arabie) enrichirait certainement notre tableau, nous offrant encore d'autres possibilités et d'autres variantes., Mais elle ferait également apparaître, partout, des processus analogues. Une comparaison entre l'Orient et l'Occident nous permet d'établir les points suivants :

1. Au cours du processus de rupture, une nouvelle classe dominante apparaît qui, le plus souvent, s'associe étroitement au pouvoir central contre la noblesse de sang et l'aristocratie détentrice d'esclaves. L'appellation qui lui convient le mieux est celle de noblesse de robe (Deccans, ministérielles, Bagainen, druzini, Themenaristokraten, etc.).

2. La population paysanne est soumise à un système de rentes de type féodal, assuré par des contraintes économiques et extra-économiques, et se trouve prise dans des liens de dépendance personnelle (réforme des impôts dans les empires asiatiques et à Byzance, capitulaires sous les Mérovingiens et les Carolingiens). La lutte pour une assimilation juridique des anciens esclaves et des colons aux hommes libres, devenus indépendants, s'intensifie si bien qu'au cours des temps apparaît le paysan féodal proprement dit : paroikoi, grundholden, homines, etc.

3. Des idéologies nouvelles, ainsi que d'anciennes idéologies religieuses rénovées, viennent étayer le pouvoir central pour entraîner la population libre dans le processus féodal. Quand la révolution a été menée par la masse populaire sous le signe de doctrines religieuses (Chine, Iran), ces doctrines sont traitées d'hérésie par la nouvelle classe domi- nente dès qu'elle se trouve solidement établie. En Occident, le christianisme joua un rôle de premier plan pour consolider les formes de production féodale. La noblesse de sang est évincée, sous l'inculpation d'impiété et de déviation de la foi (Bulgarie, Hongrie, Saxe). Il n'est pas rare que des différends dogmatiques, ou relatifs au culte (Querelle des Images) recouvrant des forces sociales concrètes, aient servi à liquider d'anciennes formes de production.

4. Le caractère progressiste du nouvel ordre social se manifeste par la prospérité économique, sociale et culturelle des formations étatiques

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nouvelles ou renouvelées (l'Iran sous Chosroès, la dynastie T'ang en Chine, lés empires mérovingiens et carolingien, le grand empire bulgare, la Russie de Kiev), grâce à l'accord entre forces productives et conditions de production.

5. Mouvements populaires, invasions barbares et mesures révolutionnaires émanant d'en-haut (les réformes de Kawád et de Chosroès, la terreur de « l'empereur-soldat » byzantin, la sécularisation en France) marquent le passage à la féodalité, à l'encontre de ce que disent les historiens bourgeois sur une évolution sans rupture.

6. Les conditions économiques, sociales et géographiques qui furent à l'origine des états féodaux, présentent en Asie et en Europe des caractères particuliers, qui se reflètent dans les différentes structures féodales. Entrent aussi en ligne de compte le droit de propriété de l'Etat sur la terre \ le faible développement de la rente du travail, la prédominance de la rente de production et l'écroulement des rentes et des impôts sur les propriétés de l'Etat en Asie 2. Tandis que les villes européennes d'Occident se sont développées sous forme de communes autonomes, en Asie et à Byzance, les centres urbains, héritiers de l'Antiquité, restèrent sous la domination directe du pouvoir central ou de grands seigneurs féodaux. A Byzance et en Iran, l'appareil étatique, renforcé dans sa bureaucratie, s'inséra dans le processus de féodalisa- tion de la classe paysanne 3.

7. La pré-féodalité suit un même processus en Asie et en Europe : survivance de classes antagonistes, appropriation par les seigneurs féodaux des surplus de production des paysans et artisans, en vertu du droit de propriété des seigneurs féodaux sur les biens-fonds, et, partiellement, sur les producteurs.

Le phénomène, pris dans sa totalité, ne peut plus être étudié comme jusqu'au début de notre siècle, dans son seul contexte européen, à plus forte raison à partir de la seule royauté franque. La division indispensable de l'histoire mondiale en périodes doit amener les médiévistes à sortir du cadre européen, pour construire une histoire générale de la

1. A ce sujet, K. Marx fait remarquer : « C'est l'Etat qui est ici le propriétaire foncier souverain, et la souveraineté n'est que la concentration à l'échelle nationale de la propriété foncière. Mais par contre, il n'existe pas alors de propriété foncière privée bien qu'il y ait possession et usufruit de la terre, privés aussi bien que collectifs л. JLe Cupitaly livre troisième, Paris, Editions Sociales, 1960, tome III, p. 172.

2. K. Marx explique cette particularité de la façon suivante : « Si les producteurs directs n'ont pas affaire à des propriétaires particuliers, mais directement à l'Etat, comme en Asie où le propriétaire est en même temps un souverain, la rente coïncide avec l'impôt ou plutôt il n'existe pas alors d'impôt qui se différencie de cette forme de rente foncière. Dans ces conditions, le rapport de dépendance économique et politique n'a pas besoin de revêtir un caractère plus dur que la sujétion à l'Etat qui est le lot de tous » {Op. cit., p. 172).

3. Pour Byzance, se référer à A. P. Každan, Derevnaja i gorod, op. cit., p. 188.

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Page 11: De l'esclavage à la féodalité (E. Werner)

ESCLAVAGE ET FÉODALITÉ

féodalité ; il faut partir d'analyses comparatives : enregistrer toutes les formes du phénomène féodal et les évaluer. Bien entendu on doit ne pas oublier qu'avant la naissance du capitalisme et l'extension des marchés nationaux et régionaux à l'échelle mondiale, il ne peut exister de véritable histoire mondiale. E. B. Djurdjev attira avec raison l'attention sur ce point, dont E.M. Žukov n'avait pas tenu compte dans son rapport г. Si l'on conserve le terme d'histoire mondiale et qu'on ne le remplace pas par celui ď « Histoire générale », il faut alors mettre en évidence d'une façon quelconque la différence entre sociétés pré-capitalistes et capitalistes, afin d'éviter tout malentendu. Par contre, il ressort de la tentative de « périodisation » qu'il est nécessaire d'établir l'histoire de tous les peuples sans exception. Pour le marxisme, il n'exite pas de nation dépourvue d'histoire, que l'on pourrait éliminer de l'historiographie pour n'y faire figurer que des peuples et des civilisations ayant joué un rôle marquant. Cependant, pour dépasser l'ancien schéma bourgeois de la féodalité dont on trouverait le type dans le Moyen Age occidental, il est également important de ne plus en rester à des comparaisons juridiques et formelles, comme le fait encore O. Hintze 2, mais de prendre pour base d'étude la production et les conditions de production, afin de saisir l'essence d'une époque, et, avec ses diverses formes de manifestations, d'établir des comparaisons dans des domaines particuliers. Consédérée sous cette forme, la méthodologie, dans sa spécialisation, peut apporter une aide précieuse, en concrétisant et en approfondissant la « périodisation », aussi bien en histoire générale que pour chaque peuple en particulier.

Ernst Werner.

1. В. DjUEDjEv, Zur Streitfrage iiber die Periodisierung der Weltgeschichte, Résumé des Communications, Góteborg-Stockholm-Upsala, I960, p. 40 ss. En ce qui concerne l'établissement du marché mondial, se référer à K. Marx, Le Capital, Troisième livre, Paris, Editions Sociales, 1960, tome I, p. 249.

2. O. Hintze, Wesen und Verbreitung des Feudalismus, SB der Preussischen Akademie der Wissenschaft, Berlin, 192D. Pour l'auteur, la féodalité a été engendrée par une « Weltgeschichtlichen Konstellation, wie sie nur in grôsseren Kultur kreisen vorkommt » (conjonction de l'histoire mondiale, telle qu'elle ne se produit que dans des civilisations d'une certaine importance) p. 333. Mais il ne compare que les féodalités japonaise et franque, car, selon lui, dans ces deux exemples, « die normale direkte Entwicklung vom Stamm zum Staat abgelenkt wurde durch eine weltgeschichtliche Konstellation, die zu einem iiberstiirzten Imperialismus fiihrte » (l'évolution normale et directe de sujet à Etat a été déviée par suite d'une conjonction de l'histoire mondiale qui a conduit à un impérialisme renversé). Etant donné que Hintze n'établit son parallèle que d'après des critères superficiels, son schéma tout entier reste superficiel et passe à côté de la nature même des choses. C'est pourquoi également il s'est lancé dans une morphologie culturelle abstraite qui donne trop d'importance aux facteurs extérieurs.

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