Sombart, Werner - Le Bourgeois II [1913]

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    Cette dition lectronique a t ralise par Gemma Paquet,bnvole, professeur la retraite du Cgep de Chicoutimi partirde :

    Werner SOMBART (1913)

    LE BOURGEOIS

    Contribution lhistoire morale et intellectuellede lhomme conomique moderne

    DEUXIME LIVRE.

    (Traduit de lAllemand en franais par le Dr S. Janklvitch en 1928)

    Une dition numrique ralise partir du livre de Werner Sombart, sociologueet historien allemand, Le bourgeois. Contribution lhistoire morale et intellectuellede lhomme conomique moderne. (1913). Traduit de lAllemand par le Dr S.Janklvitch. Paris : ditions Payot, 1928, Bibliothque politique et conomique.Rimpression de louvrage dans la collection Petite bibliothque Payot, 1966, 342pages.

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    dition complte le 14 juin 2002 Chicoutimi, Qubec.

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    WERNER SOMBART

    Ancien professeur l'Universit de Berlin, Werner SOMBART fut l'undes plus illustres reprsentants de la science conomique en Allemagne. Sestravaux sont demeurs des classiques auxquels les spcialistes d'aujourd'huicontinuent se rfrer, comme ceux de Max Weber.

    Rompant avec les traditions de l'cole classique, Sombart met la base del'tude de la vie conomique et sociale ce qu'il appelle la psychologie histo-

    rique - tout en accordant au milieu social, aux conditions historiques, uneplace au moins aussi importante que celle qu'il assigne aux mobiles psycho-logiques.

    On voit quel peut tre l'intrt de cette mthode, que Sombart applique,dans Le bourgeois, l'examen de la gense de l'esprit capitaliste et bourgeois.C'est une vritable analyse spectrale de l'homme conomique moderne, resitudans son devenir historique, social et psychologique.

    (Payot)

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    Table des matires

    (Voir livre premier)

    Prface de l'auteur

    Introduction

    I. - Les facteurs spirituels de la vie conomiqueII. - La mentalit conomique pr-capitaliste

    Livre premier: Dveloppement de l'esprit capitaliste

    Premire partie: L'esprit d'entreprise

    III. - La passion de l'or et l'amour de l'argentIV. - Des diffrents moyens d'enrichissement

    a) Enrichissement a l'aide de moyens violentsb) Enrichissement a l'aide de moyens magiquesc) Enrichissement a l'aide de moyens spirituels (Don d'invention)d) Enrichissement a l'aide de moyens pcuniaires

    V. - De l'esprit d'entreprise

    1) Le conqurant2) Lorganisateur3) Le ngociant

    VI. - Les commencements de l'entreprise

    1) L'expdition militaire2) La grande proprit foncire3) Ltat4) Lglise

    VII. - Les principales varits de l'entreprise capitaliste

    1) Le flibustier2) Les seigneurs fodaux3) Les fonctionnaires dtat4) Les spculateurs5) Les marchands6) Lartisan

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    Deuxime partie l'esprit bourgeois

    VIII. - Les vertus bourgeoises

    1) Le Saint Esprit d'ordre ( Sancta Masserizia )2) La morale des affaires

    IX. - L'emploi du calcul

    Troisime partie: Les manifestations nationales de l'esprit capitaliste

    X. - Les diverses modalits possibles du CapitalismeXI - Dveloppement de l'esprit capitaliste dans divers pays

    1) LItalie2) Pninsule ibrique

    3) France4) Allemagne5) Hollande6) Grande-Bretagne7) tats-Unis dAmrique

    Quatrime partie: Le bourgeois de jadis et d'aujourd'hui

    XII. - Le bourgeois vieux-styleXIII. - L'homme conomique moderne

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    Livre deuxime: Les sources de l'esprit capitaliste

    Introduction

    XIV. - Le problme

    Premire partie: Les bases biologiques

    XV. - Natures bourgeoises

    1) Temprament d'entrepreneur2) Temprament de bourgeois

    XVI. - Prdispositions ethniques

    Deuxime partie: Les forces moralesXVII. - La philosophieXVIII. - Influences religieuses

    1) Les catholiques2) Les protestants3) Les Juifs

    XIX. - Le catholicismeXX. - Le protestantismeXXI. - Le judasmeXXII. - Les forces morales et leur contribution a l'panouissement de l'esprit

    capitaliste

    Troisime partie: Les conditions sociales

    XXIII. - L'tatXXIV. - Les migrations

    1) Les migrations des Juifs2) Les migrations de chrtiens, en particulier de protestants, fuyant les

    perscutions religieuses3) La colonisation des pays d'outre-mer en particulier des tats-Unis

    d'Amrique!

    XXV. - Dcouvertes de mines d'or et d'argentXXVI. - La techniqueXXVII. - L'activit professionnelle pr-capitalisteXXVIII. - Le capitalisme comme telXXIX. - Conclusion

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    Livre

    deuxime:Les sources de l'espritcapitaliste

    Retour la table des matires

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    Livre deuxime

    Les sources de lesprit capitaliste

    Introduction

    XIV.Le problme

    Retour la table des matires

    La question des sources, des origines de l'esprit capitaliste peu tre conue d'unemanire tout extrieure: on peut, par exemple, citer tels ou tels pays dans lesquelsl'esprit capitaliste a t impos et implant par des entrepreneurs capitalistes trangersvenus pour faire du commerce ou pour fonder des entreprises; c'est ainsi qu'on citerales Anglais comme ayant import l'esprit capitaliste en Chine ou les Juifs commeayant implant le capitalisme Magdebourg. Ce n'est pas ainsi, c'est--dire sousl'aspect d'un simple problme historique de diffusion et de propagation, que jeconois la question des sources de l'esprit capitaliste. Ce que je voudrais rechercher,c'est ceci : comment a pu natre une mentalit capitaliste? sous quelles influences asurgi, chez les sujets conomiques d'une poque donne, un esprit impliquant destendances, des aptitudes et des rgles de conduite que nous considrons commefaisant partie intgrante de ce que nous appelons l'esprit bourgeois? l'action de quelsfacteurs devons-nous la persistance, travers tant de gnrations successives, desujets conomiques ayant une manire de sentir, de penser, de vouloir et d'agir quenous qualifions de capitaliste, de bourgeoise?

    Je tiens dire tout de suite que beaucoup de personnes se refusent voir l unproblme quelconque; leur avis, l'esprit capitaliste constituerait un produit natureldu capitalisme, et, loin d'tre quelque chose de substantiel, il serait une simple fonc-

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    tion de l'organisation capitaliste. A ces personnes je rpondrai qu'elles considrentcomme naturel , comme donn , ce qui ne l'est en aucune faon; qu'elles formu-lent un dogme l o il s'agit d'apporter une preuve. Il est, certes, possible que la men-talit conomique ait sa source dans l'organisation conomique (et nous aurons nous-mme plus d'une fois l'occasion de montrer dans le capitalisme la source de l'espritcapitaliste); mais c'est l un rapport causal qu'il convient de faire ressortir danschaque cas particulier, de mme qu'il convient de montrer comment et par quelmoyen le systme conomique agit sur la structure psychique et l'organisation intel-lectuelle des sujets conomiques.

    D'autres personnes, tout en admettant que l'origine de l'esprit capitaliste constitueun problme (au mme titre que l'origine de toute autre mentalit conomique), pr-tendent cependant que la solution scientifique de ce problme est une impossibilit.C'est ainsi qu'un jeune savant, non dpourvu de talent, a condamn comme vainestoutes les tentatives de dcouvrir les sources de l'esprit capitaliste. Nous citons sesparoles 1 :

    L' esprit du capitalisme et le genre de vie bourgeois qui s'y rattache sont des notionsauxiliaires certainement trs fcondes, mais qui dpassent le cadre de l'histoire proprementdite. De mme qu'il est permis de parler d'une volution, d'une histoire des notions moralessans qu'on puisse projeter sur les principales phases de cette histoire ou volution la lumiredos documents historiques, de mme il est permis de concevoir une volution de l'espritd'pargne, de l'gosme rflchi et raisonn et d'autres qualits psychiques dont l'ensembleforme l'esprit capitaliste, sans que la formation de ces qualits soit accessible l'investigationhistorique; tout ce que nous pouvons faire, c'est de noter pas pas la manire dont l'Homosapiens, dou de possibilits d'activit conomique et de l'organisation psychique correspon-dant ces possibilits, a ragi lorsque les conditions conomiques et (!) sociales ont librchez lui les qualits dont l'ensemble constitue ce que nous appelons la mentalit capitaliste.

    Ce qui est vrai dans cette remarque, c'est que les premiers commencements d'un

    tat psychique quelconque chappent la lumire des documents et tmoignageshistoriques . C'est imposer l'historien une tche impossible que d'exiger de lui unepreuve documentaire de l'influence, par exemple, que le puritanisme a pu exercersur l'volution de l'esprit capitaliste, De cela, il ne peut naturellement pas tre ques-tion. Tout ce que nous pouvons demander l'historien est prcisment ce queFeuchtwanger lui-mme (l'auteur que nous venons de citer) considre comme lalimite extrme de nos exigences et des possibilits historiques : nous pouvons notam-ment tablir quelles sont les conditions, naturelles ou autres, qui ont pu provoquer, etont probablement provoqu, certaines manifestations psychiques et mentales. Et laprincipale source dont nous disposions dans cette recherche nous est fournie par nospropres expriences internes. Nous pouvons, d'une manire un peu plus prcise, ta-blir une distinction entre les prdispositions psychiques, considres comme les con-ditions essentielles des manifestations psychiques et les circonstances ou vnements

    extrieurs qui transforment les simples prdispositions en tendances actives, enmanires de voir explicites, en pratiques et procds rels. Il est mme possible, pourles recherches de ce genre, de formuler un certain nombre de rgles peu prs infail-libles, grce auxquelles nous apprenons tout d'abord ce qui ne doit pas tre considrcomme la source d'une certaine mentalit conomique. C'est ainsi qu'il n'est paspermis de voir dans une prdisposition ethnique particulire la cause (ou la condition)d'une manifestation psychique commune un grand nombre de peuples; de mme1 Ludwig Feuchtwanger, dans Schmollers Jahrbuch (1913), XXXVII, p. 961.

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    qu'il n'est pas permis de rattacher telle ou telle manifestation de l'esprit capitaliste une source qui lui est postrieure; il est, par exemple, certain que des conceptionsayant eu cours au XVe sicles ne se laissent pas expliquer par les doctrines reli-gieuses du XVIIe. D'autre part, un vnement ne peut avoir rien de commun avec unesource avec laquelle il n'a jamais eu le moindre rapport : l'esprit capitaliste de l'Alle-magne du XIXe sicle ne se laisse expliquer d'aucune manire par tes ides religieu-ses du puritanisme ou du quakerisme.

    L'interprtation exacte des rapports exige toutefois que nous tenions le plus grandcompte des faits suivants :

    1 Les diffrents lments constitutifs de l'esprit capitaliste doivent, en raisonmme de leur diffrence de nature, avoir des sources diffrentes. Je crois que les di-vergences de vues qui se sont produites l'occasion de notre problme tiennent engrande partie ce qu'on n'a reconnu avec une nettet suffisante ni les diffrences denature capitales qui existent entre les diverses manifestations de l'esprit capitaliste nila ncessit de traiter chacun des lments constitutifs de cet esprit, en tenant compte

    de sa source particulire.Nous avons vu que l'esprit capitaliste se compose, entre autres, d'tats psychiques

    se droulant en dehors de la conscience et que nous pouvons dsigner sous le nomd' impulsions , lorsqu'il s'agit de l'esprit d'entreprise dans son acception primitive,c'est--dire comportant l'amour du gain, le besoin d'activit, la rapacit, qu'on consi-dre, d'autre part, comme autant d'instincts.

    Que ces instincts aient toujours jou un grand rle dans les succs remportspar les grands entrepreneurs, C'est ce que confirment tous ceux qui sont au courant dela question et c'est ce que chacun peut constater par sa Propre observation. A ceuxqui prtendent que l'intelligence applique aux choses matrielles, le savoir faire, letalent diplomatique constituent les traits essentiels du temprament de l'homme

    d'affaires, on peut rpondre que leur dfinition ne s'applique pas tous les hommesd'affaires, et surtout aux plus grands d'entre eux. L'intelligence et l'nergie assurenttoujours le succs, mais les succs conquis grce ces qualits sont toujours dpassspar ceux qu'on attribue la chance, ou aux circonstances, ou encore l'absence descrupules. A tort, car les succs qui ne sont dus ni l'intelligence ni l'nergie, ont leplus souvent pour cause l'imagination, la fantaisie ou, plus exactement, un tat mentalet psychique complexe, ne se prtant pas l'analyse. Il y a des natures qui, par lasimple divination, prvoient la marche que suivra l'volution pendant les dcades venir, avec tous les besoins que cette volution fera natre et toutes les ressourcesdont l'humanit pourra disposer pour satisfaire ces besoins, et cela dans des domainesmatriels, il est vrai, mais chappant tout calcul. Sans rflexion, la faveur d'uneorganisation mentale qui leur permet de runir en une synthse cratrice le prsent etl'avenir, ils entrevoient d'avance l'tat futur des moyens de circulation, de production

    et d'changes, tel que le dterminent et le modifient des lois intrieures, et choisis.sent inconsciemment, guids uniquement par cette vision, et leurs jugements et leursprojets 1.

    Ceci s'accorde peu prs avec ce que Friedrich Gentz nous apprend (dans unelettre Adam Mller) sur les Rothschild . Ce sont des Juifs quelconques, ignorants,d'une apparence extrieure fort dcente, se comportant dans la vie ordinaire de la

    1 Rathenau, op cit., p. 92.

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    manire la plus empirique, n'ayant pas le moindre soupon de l'enchanement supra-sensible des choses, mais dous d'un instinct remarquable, grce auquel ils saventtoujours choisir le bon parti et, entre deux ou plusieurs en apparence galementacceptables, le meilleur. C'est prcisment cet instinct, que la foule confond avec lachance, qu'ils sont redevables de leur extraordinaire richesse. Les profonds raisonne-ments de Baring m'inspirent, depuis que j'ai vu tout cela de prs, moins de confianceque le coup d'il sain et rapide de l'un des plus intelligents parmi les Rothschild.

    Parlant de James Rothschild, Henri Heine dit son tour : Il possdait un remar-quable don d'observation, ou instinct, qui le rendait capable, sinon de juger et d'appr-cier, de deviner les aptitudes des autres.

    A ct de ces facults pour ainsi dire nues, l'esprit capitaliste comporte encore uncertain nombre de facults acquises : les unes par l'ducation qui peut inculquer, avecles vertus bourgeoises, certains principes moraux devant prsider la conduite desaffaires; les autres par l'instruction, grce laquelle on peut dvelopper chez les fu-turs entrepreneurs certaines facilits de calcul, de maniement des affaires, d'orga-

    nisation et d'administration.On le voit : la recherche des origines des diffrents lments constitutifs de l'esprit

    capitaliste doit tenir le plus grand compte des diffrences de nature qui existent entreces lments. Et ce sont encore ces diffrences de nature qui font que tous leslments ne se transmettent pas de la mme manire d'une personne l'autre, d'unegnration l'autre. C'est que les facults que nous avons qualifies d'innes se ratta-chent intimement la personnalit, laquelle ne peut agir que par l'exemple, maisemporte son patrimoine spirituel lorsqu'elle disparat. Impulsions et talents n'existentpas en dehors de l'homme en chair et en os. leur accumulation purement objective estchose impossible et inconvenable, et il ne peut tre question de leur transmission au-tomatique. Vertus et facilits, au contraire, se laissent facilement sparer de la person-ne et objectiver en systmes thoriques.

    Ces systmes thoriques demeurent, malgr la succession des hommes et desgnrations. Tout tre nouveau qui vient au monde y trouve consignes les exp-riences de ceux qui l'ont prcd, et il est libre de les utiliser. Un systme peut resterlongtemps sans trouver des adeptes ou des adhrents; mais tant que ses traces n'ontpas disparu, il peut un jour retrouver son influence et reprendre son empire sur leshommes. Ces systmes, qu'ils enseignent les vertus ou les moyens d'acqurir cer-taines facilits techniques, sont transmissibles dans le temps et dans l'espace. Maistandis que les facilits techniques se perfectionnent sans cesse et peuvent s'accumulerindfiniment, en rapport avec l'exprience acquise par les gnrations successives, lesvertus ne profitent de cette exprience que dans une mesure fort restreinte et restent peu prs invariables.

    2 En recherchant les sources de l'esprit capitaliste, nous devons tenir compte dufait que les conditions de sa formation varient avec les phases du dveloppementcapitaliste. La premire diffrence tablir sous ce rapport est celle qui existe entre lecapitalisme naissant et le capitalisme avanc. On peut dfinir la place que le sujetconomique occupe dans l'un et dans l'autre, en disant qu' la phase du capitalismenaissant c'est l'entrepreneur qui fait le capitalisme, tandis que dans la phase avancec'est le capitalisme qui fait l'entrepreneur. N'oublions pas qu'au dbut du capitalismeles organisations capitalistes n'existaient encore qu' l'tat isol et qu'elles ont t

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    cres pour la plupart par des hommes qui n'taient nullement capitalistes; que lasomme des connaissances et des expriences tait encore trs peu importante, que cesconnaissances et expriences devaient encore tre acquises, prouves, accumules;qu'au dbut les moyens de diriger une entreprise capitaliste taient encore crer etque le systme contractuel ne pouvait se dvelopper que pniblement, en rapport avecles progrs extrmement lents de la loyaut et de la fidlit la parole donne, l'engagement accept. On peut juger par l du degr de dcision, de libre initiative,d'arbitraire mme qui tait alors exig de chaque entrepreneur. L'organisation capita-liste actuelle reprsente, selon l'excellente expression de Max Weber, un immenseCosmos qui prexiste chacun de nous et dans lequel chacun est appel vivre, sanspouvoir y changer quoi que ce soit. Il impose l'individu, dans la mesure o il estengag dans le mcanisme du march, les normes auxquelles il doit conformer sonactivit. Mais, d'autre part, l'individu se trouve devant un amoncellement formidabled'expriences qui menace de l'craser : les mthodes de compatibilit, de calcul, d'or-ganisation, de technique commerciale, de rmunration du travail, etc. sont devenuestellement compliques et affines que leur seule application exige dj un travailnorme, alors que leur laboration a t effectue depuis longtemps par des spcia-

    listes, l'usage des entrepreneurs capitalistes.On le voit : les conditions qui ont prsid la formation de l'esprit capitaliste au

    temps jadis ne ressemblent gure celles dans lesquelles se forme l'esprit capitalistede nos jours. Et il va sans dire qu'il est indispensable de tenir compte de toutes cesdiffrences si l'on veut obtenir une solution plus ou moins satisfaisante du problmequi nous intresse.

    Deux moyens s'offrent nous de mettre un peu d'ordre dans l'norme masse dematriaux que nous possdons sur ce sujet. Nous pouvons, en premier lieu, recher-cher les causes qui ont donn naissance aux diffrents lments constitutifs de l'espritcapitaliste en examinant ces lments les uns aprs les autres : soif d'or, espritd'entreprise dans ses diffrentes manifestations, vertus bourgeoises, etc. Ou bien,

    nous pouvons, en deuxime lieu, examiner les diffrents ensembles de causes d'aprsleurs effets multiples et varis.

    Le premier de ces moyens est fastidieux, parce qu'il comporte des rptitionsinnombrables. Aussi je choisis le second, beaucoup plus vari et conduisant, bienqu'avec quelques dtours (qui constituent prcisment le charme d'une exploration dugenre de celle que nous entreprenons ici), aussi srement au but.

    La distribution des matriaux que j'adopte est donc la suivante. Dans une premiresection, je cherche tablir les bases biologiques de toute l'histoire morale et spiri-tuelle du capitalisme. L'humanit, considre comme apte s'assimiler l'esprit capita-liste, n'effectuera cette assimilation (soit la suite d'influences extrieures, soit la

    suite d'une slection) qu'en prsence de certaines forces morales (deuxime section)et de certaines conditions sociales (troisime section). La tche que nous nous propo-sons dans la deuxime et dans la troisime sections est, par consquent, celle-ci :montrer comment, dans un groupe humain prdispos, l'esprit d'un certain nombred'individus reoit, grce certaines influences extrieures, une orientation capitaliste.Et les effets qu'un certain ensemble de causes produit dans cette direction, nous lessuivrons depuis les dbuts du capitalisme jusqu' nos jours et dans toutes ses mani-festations.

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    Nous constaterons alors, non sans surprise, que souvent un seul et mme facteur acontribu de mille manires diffrentes la formation de l'esprit capitaliste, et nousverrons se drouler devant nos yeux les innombrables lments dont celui-ci secompose.

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    Livre deuxime : Les sources de lesprit capitaliste

    Premire partie :Les bases biologiques

    XV.

    Natures bourgeoises

    Retour la table des matires

    Y a-t-il des gens dont on puisse dire qu'ils ont le bourgeois dans le sang ,qu'ils sont naturellement bourgeois, c'est--dire qu'ils prsentent certaines parti-cularits par lesquelles ils se distinguent des autres hommes? Devons-nous voir dansune certaine prdisposition congnitale une des sources (peut-tre mme la source) del'esprit capitaliste? Sinon, quel rle devons-nous accorder cette prdisposition, supposer qu'elle existe, dans la formation et l'volution de cet esprit?

    Si l'on veut trouver une rponse ces questions, il faut tenir compte des faits etconsidrations suivants. Sans doute, toutes les manifestations de l'esprit capitaliste seramnent, comme tous les tats et processus Psychiques, des prdispositions particulires, c'est--dire des proprits originelles et hrditaires de l'organisme,grce auxquelles il possde l'aptitude et la tendance certaines fonctions et l'acquisition de certains tats. Nous laisserons pour le moment de ct la question desavoir si les prdispositions biologiques qui constituent la source ou une des sour-ces de l'esprit capitaliste sont d'un caractre gnral, c'est--dire susceptibles d'vo-luer galement dans d'autres directions, de fournir la base d'autres activits que celledu bourgeois, ou bien si elles ne sont capables de se dvelopper ds le dbut que danscette seule direction. Les prdispositions psychiques sont celles qui dterminentcertains modes de reprsentation, certaines manires de penser, de sentir, de vouloir,

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    certains traits de caractre, telle ou telle orientation de l'imagination, etc. Une prdis-position, au sens large du mot, peut tre indiffremment bonne ou mauvaise; maisemploye au sens troit, une prdisposition signifie une aptitude hrditaire rem-plir plus facilement et plus efficacement certaines fonctions d'ordre psycho-physique,surtout morales et intellectuelles.

    A mon avis, c'est un fait au-dessus de toute contestation que toutes les manifes-tations de l'esprit capitaliste, toute la structure psychique reposent sur des prdis-positions hrditaires. Ceci est vrai aussi bien du vouloir affectif que des dons instinctifs , des vertus bourgeoises et des aptitudes acquises - nous devons assigner toutes ces manifestations une base forme par des dispositions psychiques, laquestion de savoir si et dans quelle mesure des particularits somatiques correspon-dent ces dispositions psychiques n'ayant ici pour nous aucune importance.

    Une autre question que nous laisserons de ct, parce que ne prsentant pour nousaucun intrt, est celle de savoir d'o viennent ces dispositions , si, quand etcomment elle ont t acquises : il nous suffit de savoir que l'homme les possdait

    dj l'poque historique qui concide avec la naissance de l'esprit capitaliste et surlaquelle nous possdons tant de renseignements et de documents, qu'il les avait djalors dans le sang , c'est--dire qu'elles taient devenues hrditaires. Ceci s'appli-que plus particulirement aux actions instinctivement efficaces et conformes desbuts. Bien que nous entendions, en effet, par instincts les expriences accumules,demeures dans le subconscient, les actes volontaires et impulsifs, devenus auto-matiques, d'un grand nombre de gnrations (Wundt), il n'en reste pas moins quepour pouvoir se manifester efficacement, il faut qu'ils reposent sur des dispositionshrites et hrditairement transmissibles, qu'ils soient pour ainsi dire ancrs dansle sang, et cela qu'il s'agisse d'instincts primaires ou secondaires (c'est--dire ns de lavie sociale).

    La question qui nous intresse est plutt celle-ci : les prdispositions aux tats

    caractristiques de l'esprit capitaliste sont-elles universellement humaines, c'est--diregalement rparties tous les hommes? En aucune faon. Il n'existe pas de branched'activit spirituelle pour laquelle tous les hommes soient galement dous. L'in-galit est de rgle, alors mme qu'il s'agit de prdispositions spcifiquement humai-nes, de prdispositions sans lesquelles l'homme est inconcevable, comme, par exem-ple, les prdispositions l'assimilation d'une langue. Cette dernire prdisposition estplus forte chez les uns, plus faible chez les autres, et tel enfant apprend la languematernelle facilement et rapidement, tandis que tel autre n'en vient bout que pni-blement et avec un retard plus ou moins considrable. Et les diffrences individuellessont encore plus prononces lorsqu'il s'agit de l'apprentissage et de l'assimilation delangues trangres.

    Ce n'est d'ailleurs pas seulement de degr, c'est aussi de nature que les prdis-

    positions au mode de penser et de vouloir capitaliste varient d'un individu l'autre.On peut mme dire que chez certains individus elles sont tellement faibles qu'on peutles considrer comme inexistantes, tandis que d'autres les possdent un degrtellement prononc qu'ils forment, au milieu de leurs semblables, comme une race part. Peu, trs peu nombreux sont les hommes capables de devenir corsaires, d'orga-niser des foules, de s'orienter dans des affaires de Bourse, de calculer juste et rapide-ment, voire d'pargner et de savoir bien rpartir leur temps, de mener en gnral unevie plus ou moins ordonne. Moins nombreux encore sont ceux qui possdentbeaucoup de ces prdispositions ou qui les possdent toutes, c'est--dire ceux dont on

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    puisse dire qu'ils sont anims de l'esprit capitaliste dans sa forme complte etacheve.

    Mais si la prdisposition que nous appellerons par abrviation capitaliste variespcifiquement, ou mme de degr seulement, d'un individu l'autre, on peut quali-fier ceux qui possdent cette prdisposition, c'est--dire ceux qui sont aptes (d'unefaon gnrale et un degr prononc) devenir des entrepreneurs capitalistes, de natures bourgeoises, de bourgeois-ns (alors mme qu'ils n'auront jamais l'occa-sion de devenirbourgeois).

    De quelle nature,demanderons-nous encore, est la prdisposition spcifique de ceshommes conomiques, quelles sont les proprits innes du bourgeois ? Pourrpondre cette question, nous devons porter notre examen sur un type de bourgeoisaussi complet et achev que possible, sur un type qui prsente, sinon toutes, du moinsla plupart des prdispositions qui constituent la condition essentielle, la base indis-pensable de l'esprit capitaliste.

    Deux mes coexistent dans la poitrine du parfait bourgeois . une me d'entrepre-neur et une me de bourgeois proprement dit, ces deux mes formant par leur runionl'esprit capitaliste. Nous allons analyser successivement chacune de ces deux mes.

    1) Temprament d'entrepreneur

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    Pour pouvoir s'acquitter efficacement de ses fonctions, l'entre. preneur capitalistedoit possder trois qualits morales que je dsignerai, en tenant compte des diffren-

    tes prdispositions, par les termes : vivacit d'esprit, perspicacit, intelligence.Vivacit d'esprit : l'entrepreneur doit avoir la conception rapide, le jugement net et

    rapide, la pense persvrante, et il doit possder le sens sr de ce qui est essentiel [mot en grec dans le texte], et savoir saisir le moment favorable.

    Le spculateur doit, en effet, avoir l'esprit trs souple; il forme la cavalerie lgre ct de la cavalerie lourde que reprsentent les autres types d'entrepreneurs. Onvante toujours chez les grands pionniers et fondateurs leur vivacit d'esprit et decorps. Il doit savoir s'orienter rapidement au milieu des circonstances les plus com-pliques, comme une sentinelle avance qui, au milieu d'une bataille, renseigne ceuxqui se trouvent derrire elle,

    Une bonne mmoire constitue pour l'entrepreneur un don particulirement pr-cieux : Carnegie tait fier de sa mmoire, tandis que Werner Siemens se croyait entat d'infriorit, parce qu'il ne se jugeait pas suffisamment dou sous ce rapport.

    Perspicacit: l'entrepreneur doit possder une connaissance des hommes et dumonde, tre capable d'apprcier srement ses semblables, de traiter chacun selon sesqualits et dfauts, de profiter des unes et des autres, de se rendre compte de tous lesdtails et complications d'une situation. Cette facult constitue, de l'avis unanime, le

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    trait caractristique de tous les grands hommes d'affaires. Souplesse, d'une part; forcesuggestive, de l'autre : telles sont les principales qualits du ngociateur.

    Intelligence : l'entrepreneurdoit tre riche en ides , en projets , possderune imagination spciale que Wundt qualifie de constructive , par opposition l'imagination intuitive de l'artiste.

    A ces dons de l' intellect , lorsqu'ils existent un degr prononc, doit corres-pondre une grande force vitale , une abondance d' nergies vitales , ou de quel-que autre nom qu'on appelle cette prdisposition dont nous savons seulement qu'elleconstitue la condition essentielle de toute grande entreprise, en crant lajoie d'agir eten mettant la disposition de l'entrepreneur uneforce d'agir suffisante pour l'heureuxachvement de l'entreprise. Le vrai entrepreneur doit tre pourvu d'un ressort toujoursen tat de tension, d'une force qui le pousse sans cesse en avant et lui fait apparatrecomme un vritable supplice le repos au coin du feu. Ne reconnat-on pas nettementdans cette description le tableau de l'homme qu'on appelle gnralement entrepre-nant ? Et l'esprit de dcision, la persvrance, la tnacit, le courage, l'audace, la

    bonne humeur, l'activit infatigable, bref toutes les qualits qui, ainsi que nousl'avons vu, constituent la condition essentielle du succs et de la russite, ont leursource dans une force vitale exubrante, dans une vitalit intense.

    Un dveloppement trop fort du ct sentimental, dveloppement qui fait attribuerune importance trop grande aux valeurs d'ordre affectif, n'est susceptible que d'en-traver l'activit de l'entrepreneur. Aussi pouvons-nous dire d'une faon gnrale quel'entrepreneur est un homme dont le ct intellectuel et la volont prsentent un degrde dveloppement qui dpasse la normale, tandis que sa vie affective et sentimentaleest plutt rabougrie et d'une intensit manifestement infrieure la normale. Et c'estcela, et cela seul, qui le rend capable d'accomplir de grandes choses.

    Voulons-nous nous faire une ide encore plus nette de la nature particulire de

    l'entrepreneur? Comparons-la des natures de catgories diffrentes.

    On a compar l'entrepreneur capitaliste, pour autant qu'il se rvle organisateur degnie, l'artiste. Cette comparaison me parat tout fait manque. Il n'y a pas d'oppo-sition plus tranche, en effet, que celle qui existe entre ces deux natures. La compa-raison en question repose sur le fait que l'entrepreneur et l'artiste, pour produirequelque chose de grand, doivent possder une riche imagination . Or, mme sousce rapport, ils ne sont pas dous de la mme faon : ce qui les distingue l'un de l'autre,c'est la qualit de l'imagination, ce sont les sources qui l'alimentent, ce sont les objetsauxquels elle s'applique et c'est la manire dont elle s'y applique.

    Sous tous les autres rapports, aucune comparaison ne me parat possible entrel'entrepreneur et l'artiste : celui-l agit en vue d'un but, celui-ci travaille sans but;celui-l accorde dans sa vie la premire place l'intelligence et la volont, celui-ciau ct affectif et sentimental; celui-l est dur et ferme, celui-ci tendre et hsitant;celui-l connat le monde, celui-ci lui est tranger; celui-l a le regard dirig vers ledehors, celui-ci vers le dedans; aussi celui-l connat-il les hommes, tandis que celui-ci ne connat que l'homme.

    On ne peut pas davantage comparer l'entrepreneur des reprsentants d'autrescatgories : artisans, rentiers, esthtes, savants, jouisseurs, moralistes, etc.

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    L'entrepreneur ressemble, en revanche, sous beaucoup de rapports, au chef d'ar-me et l'homme d'tat qui sont en dernire analyse, et ceci est plus particulirementvrai de l'homme d'tat, organisateurs et ngociateurs. On retrouve galement quel-ques traits de l'entrepreneur capitaliste chez le joueur d'checs et chez le mdecin.L'art du diagnostic permet non seulement de gurir des malades, mais encore derussir en Bourse.

    2) - Temprament de bourgeois

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    Nous nous rendons parfaitement compte que n'est pas bourgeois qui veut, quepour tre ou pour devenir bourgeois, il faut possder une certaine prdisposition natu-relle, presque congnitale. Le bourgeois, nous le flairons de loin, nous connaissons le

    fumet spcial qui se dgage de cette race humaine. Et, pourtant, il est extrmementdifficile et, dans l'tat actuel de nos connaissances, presque impossible de dfinir etd'numrer les traits, les facults, les prdispositions psychiques qui font d'un hommeun bourgeois. Aussi nous contenterons-nous de dcrire d'une faon gnrale le tem-prament bourgeois et, surtout, de noter les diffrences qui le sparent d'un certainnombre d'autres tempraments.

    Il semblerait presque que la diffrence entre le bourgeois et le non-bourgeois nesoit que l'expression d'une autre, plus profonde et plus gnrale, de celle notammentqui spare les hommes en gnral (ou tout au moins l'humanit europenne) en deuxgrandes catgories, dont l'une comprend les individus au temprament expansif, lesindividus qui dpensent et se dpensent, et l'autre les individus au temprament con-centr, ceux qui vivent rentrs en eux-mmes et pargnent. L'homme a pour trait

    caractristique fondamental ou la luxuria ou l'avaritia (opposition que les anciensconnaissaient dj et laquelle les scolastiques attachaient une importance particu-lire) : certains hommes sont indiffrents aux biens intrieurs et extrieurs qu'ilsrepoussent, parce qu'ils sont conscients de leur propre richesse; tandis que d'autresaccumulent les biens, les cultivent, veillent sur eux et s'attachent ne jamais dpenserplus qu'ils ne possdent, soit en richesses spirituelles, soit en forces, soit en richessesmatrielles, soit en argent. Bref, l'opposition que je cherche tablir ici est celle-lmme que Bergson a formule en crant une distinction entre ce qu'il appelle l'hom-me ouvert et l'homme clos.

    Ces deux types fondamentaux : l'homme qui dpense et l'homme qui thsaurise, letemprament seigneurial et le temprament bourgeois (le lecteur a sans doute djdevin que j'identifiais l'un de ces types fondamentaux avec le temprament bour-

    geois) s'opposent nettement l'un l'autre dans toutes les circonstances, dans toutes lessituations de la vie. Chacun d'eux apprcie le monde et la vie d'une manire qui neressemble en rien celle de l'autre. L'homme expansif fonde ses jugements sur desvaleurs subjectives, personnelles; l'homme concentr sur des valeurs objectives etconcrtes. Celui-l est n jouisseur, celui-ci homme du devoir; celui-l peut se suffire lui-mme, celui-ci a un temprament grgaire; celui-l reprsente une Personnalit,celui-ci une simple unit; celui-l est esthticien et esthte, celui-ci moraliste. Celui-l ressemble une fleur qui rpand son parfum dans l'atmosphre, sans aucun bututilitaire; celui-ci peut tre compar une plante mdicinale ou un champignon

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    comestible. Ces prdispositions opposes se manifestent, en outre, dans la maniredont l'un et l'autre apprcient les occupations particulires, ainsi que l'activit totalede l'homme. L'un n'attache de la valeur qu'aux activits susceptibles de rehausser ladistinction et la dignit de l'homme en tant que personnalit; les autres attachent unevaleur gale toutes les occupations, pour autant qu'elles servent au bien gnral,c'est--dire pour autant qu'elles sont utiles . Il s'agit l d'une diffrence infinimentimportante dans la manire d'envisager et de comprendre la vie, et selon que l'une oul'autre de ces conceptions prend le dessus, nous nous trouvons en prsence d'unecivilisation toute diffrente. Les anciens s'attachaient des valeurs personnelles, lebourgeois ne connat que les valeurs objectives. Cicron a exprim d'une faonremarquable la conception de son temps en disant que ce qui importe, ce n'est pasl'utilit qu'on reprsente, mais ce qu'on est 1.

    Mais l'opposition que nous signalons s'tend encore plus loin. Alors que le non-bourgeois traverse le monde, heureux de vivre, de contempler, de rflchir, le bour-geois, lui, passe son temps ranger, lever, instruire. Celui-l rve, celui-ci comp-te et calcule. Encore enfant, Rockefeller passait pour un habile calculateur. Il faisait

    avec son pre, mdecin Cleveland, des affaires en rgle. Encore enfant, crit-ildans ses Mmoires, j'avais un petit livre (que j'appelais livre de comptes et que jeconserve toujours) dans lequel j'inscrivais rgulirement mes recettes et mes d-penses. Il devait avoir cela dans le sang . Aucune puissance de la terre n'auraitpu contraindre le jeune Byron ou le jeune Anselme Feuerbach tenir, et conserver,un pareil livre de comptes.

    Les uns chantent et rsonnent, les autres n'ont aucune rsonance; les uns sont res-plendissants de couleurs, les autres totalement incolores. Et cette opposition s'appli-que non seulement aux deux tempraments comme tels, mais aussi chacune desmanifestations de l'un et de l'autre.

    Les uns sont artistes (par leurs prdispositions, mais non ncessairement par leur

    profession), les autres fonctionnaires. Les uns sont faits de soie, les autres de laine.Wilhelm Meister et son ami Werner : celui-l parle comme quelqu'un qui

    distribue des royaumes , celui-ci comme il convient une personne qui ramasseune pingle .

    En y regardant de prs, on a l'impression que l'opposition entre ces deux typesfondamentaux repose, en dernire analyse, sur une opposition de vie rotique, car ilest vident que celle-ci domine l'ensemble de la conduite humaine, comme une puis-sance suprieure et invisible. Le temprament bourgeois et le temprament rotiqueconstituent pour ainsi dire les deux ples opposs du monde.

    Qu'est-ce qu'un temprament rotique ? Nous le savons par intuition, par

    exprience interne, mais il nous est impossible d'en donner une dfinition explicite.C'est peut-tre le pote qui nous l'apprendra. coutez le Pater Seraficus qui proclameen jubilant :

    - ternelle flamme d'amour, - ternel lien d'amour, -Bouillante douleur de poitrine, -Enivrante joie divine. - Flches, transpercez-moi. - Piliers, broyez-moi, - clairs, terrassez-moi. -Que tout ce qu'il y a de mesquin en moi - Se volatilise et disparaisse. - Que seule brillel'toile imprissable, - L'ternel noyau de l'amour .

    1 Brutus, 257.

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    Que tout ce qui est mesquin se volatilise...

    J'ai souffert et aim : ainsi tait fait mon cur .

    Tout au monde est mesquin, sauf l'amour. Il n'y a dans la vie qu'une seule valeurdurable, et c'est l'amour.

    Le noyau est form par l'amour sexuel; de lui manent, comme autant de rayons,toutes les autres varits d'amour : l'amour de Dieu, l'amour des hommes. Tout lereste ne compte pas. Et pour rien au monde l'amour ne doit tre un moyen : moyen dejouissance, moyen de conservation de l'espce. Le commandement : soyez fcondset multipliez-vous implique la plus profonde profanation de l'amour.

    galement trangers au temprament rotique sont les tempraments non-sensuelet sensuel, l'un et l'autre d'ailleurs parfaitement compatibles avec le tempramentbourgeois. Il existe entre la sensualit et l'rotique une opposition tranche, un abmeinfranchissable. Les tempraments sensuel et non-sensuel s'accommodent galementbien du besoin d'ordre de la vie bourgeoise, mais le temprament rotique ne s'en ac-commode jamais. Une forte sensualit, tenue en laisse et surveille, est capable de seplier la discipline capitaliste; le temprament rotique se rvolte contre toute tenta-tive tendant le soumettre au genre de vie bourgeois, parce qu'il se refuse admettred'autres valeurs que celles qui se rattachent l'amour.

    Les tempraments rotiques prsentent toutes les organisations et toutes les nuan-ces possibles : de saint Augustin, de saint Franois et de la belle me , il prsented'innombrables gradations pour aboutir Philine et l'homme moyen qui dpense savie en aventures amoureuses, ce qui ne l'empche pas d'tre bourgeois dans l'me.

    La masse des bourgeois se compose, en effet, de natures ordinaires et mdiocres,plutt que de natures dpassant la moyenne.

    Nous pouvons dire, d'une faon gnrale, qu'entre un bon chef de maison, c'est--dire un bon bourgeois, et un temprament rotique, de quelque degr qu'il soit, ilexiste une opposition irrductible. On considre comme la principale valeur de la vie,ou l'intrt conomique (au sens le plus large du mot) ou l'intrt rotique. On vit oupour l'conomie ou pour l'amour. Vivre pour l'conomie, c'est pargner; vivre pourl'amour, c'est dpenser. Les anciens conomistes ont exprim cette opposition de lafaon la plus froide et la plus calme. Voici ce que dit Xnophon, par exemple 1 :

    Je vois en outre que tu t'imagines tre riche, que le gain te laisse indiffrent et que tu nepenses qu' des histoires d'amour, comme si tu pouvais leur faire une place dans ta vie. Je teplains et je crains que cela tourne mal pour toi et que tu te trouves un jour dans un grandembarras

    Nous confions la direction domestique celui qui, aprs preuve, s'est montr le pluscapable d'observer la mesure dans tout ce qui concerne la nourriture, la boisson, le sommeil etl'amour . Les amoureux sont incapables de diriger une conomie domestique .

    1 conomique.

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    L'crivain rural romain Columella exprime une ide tout fait analogue, lorsqu'ilconseille son hte : Tiens-toi l'cart des aventures amoureuses; celui qui recher-che ces aventures ne peut plus penser autre chose. Il n'apprcie plus alors qu'unechose : la satisfaction de son dsir amoureux; et il ne craint qu'un chtiment : unamour malheureux 1. Une bonne matresse de maison ne doit jamais penser auxhommes : elle doit tre a viris remotissima.

    Je laisse des recherches ultrieures le soin d'approfondir cette question. Il mesuffit d'avoir attir l'attention sur le fait qu'en dernire analyse l'aptitude au capitalis-me a ses racines dans la constitution sexuelle, et que, sous ce rapport encore, le pro-blme amour et capitalisme est de ceux qui prsentent pour nous le plus vifintrt.

    Pour rsoudre la question concernant les bases de l'esprit capitaliste, il me suffitd'avoir montr qu'il existe des natures spcifiquement bourgeoises (croisement dedeux tempraments : celui d'entrepreneur et celui de bourgeois proprement dit), c'est-

    -dire des hommes susceptibles, en vertu d'une prdisposition intrieure, de mani-fester plus rapidement et plus compltement que les autres l'esprit capitaliste, sousl'influence d'une occasion, d'une excitation extrieure; de s'assimiler plus profond-ment les tendances de l'entrepreneur capitaliste et les vertus bourgeoises et des'adapter plus facilement aux exigences des conditions conomiques reprsentes parle capitalisme. Il va sans dire qu'il existe, entre l'entrepreneur et le bourgeois accom-plis, d'une part, et les hommes n'ayant aucune prdisposition aux aptitudes de l'un etde l'autre, d'autre part, une foule de degrs intermdiaires.

    Nous ne devons cependant pas nous imaginer que le problme l'lucidationduquel nous nous attachons ici se trouve puis par ce que nous venons de dire.Derrire la question de savoir s'il existe des individus dous d'aptitudes bourgeoises,s'en trouve une autre, beaucoup plus importante, relative la rpartition des tempra-

    ments bourgeois dans les grands groupes humains (chez les peuples historiques).Autrement dit, il s'agit de savoir si ces tempraments sont plus nombreux chez telspeuples que chez tels autres et, tant donn que nous considrons le dveloppementde l'esprit capitaliste comme un phnomne collectif, s'il existe des peuples plusprdisposs au capitalisme que d'autres, si cette prdisposition ethnique reste invari-able au cours des temps ou quels sont les facteurs susceptibles de la modifier. C'estseulement aprs avoir rpondu cette question, dont la discussion fera l'objet duchapitre suivant, que nous serons mme de formuler un jugement raisonn sur lesbases biologiques de l'esprit capitaliste.

    1 De re rustica, Livre XI, c.l.

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    Livre deuxime : Les sources de lesprit capitaliste

    Premire partie :Les bases biologiques

    XVI.

    Prdispositions ethniques

    Retour la table des matires

    Des considrations dveloppes dans le chapitre prcdent, il nous est permis deconclure qu' chaque manifestation de l'esprit capitaliste correspond une prdisposi-tion naturelle, congnitale particulire.

    Un coup d'il sur l'volution relle de l'esprit capitaliste au cours de l'histoireeuropenne nous a montr que cette volution s'est effectue chez tous les peuples,mais que sa marche n'a pas t la mme partout, les diffrences portant soit sur ledegr d'intensit de l'volution, soit sur le rle relatif de chacun des lments consti-tutifs de l'esprit capitaliste.

    Nous pouvons donc conclure

    1 que tous les peuples europens prsentent des prdispositions au capitalisme;

    2 que ces prdispositions varient d'un peuple l'autre.

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    Plus prcisment : lorsque nous disons d'un peuple qu'il est prdispos, nous en-tendons par l que ce peuple contient un certain nombre de types humains (variantes)dous leur tour de la prdisposition dont il s'agit.

    Nous pouvons donc modifier nos deux conclusions ci-dessus de la maniresuivante :

    1 Tous les peuples prsentent des prdispositions au capitalisme . Cela veutdire : il s'est trouv chez tous les peuples europens, au cours de leur volutionhistorique, un nombre suffisant de variantes, capables de contribuer au dveloppe-ment du capitalisme.

    2 Les prdispositions du capitalisme varient d'un peuple l'autre . Cela si-gnifie : a) que chaque peuple contient, pour une masse de population donne, unnombre de variantes capitalistes qui diffre d'un peuple l'autre; ou bien que l'inten-sit des prdispositions capitalistes varie d'un individu l'autre, au sein du mmepeuple : dans un cas comme dans l'autre nous avons affaire des variations quanti-

    tatives; b) que la nature de la prdisposition peut varier d'un peuple l'autre (auquelcas nous avons affaire des diffrences qualitatives), en ce sens que tels peuples outels individus au sein d'un seul et mme peuple peuvent tre plus prdisposs pourtelles ou telles manifestations donnes de l'esprit capitaliste, tandis que d'autrespeuples ou d'autres individus au sein d'un seul et mme peuple sont plus prdisposspour d'autres manifestations du mme esprit.

    Comment devons-nous concevoir, en nous plaant au point de vue purementbiologique, l'apparition ou la formation de ces variantes capitalistes, galement ouingalement prdisposes et rparties?

    Il convient d'liminer avant tout l'opinion d'aprs laquelle les aptitudes capitalistesauraient t acquises au cours de l'histoire, c'est--dire que l'emploi de pratiques

    capitalistes, force de se rpter indfiniment, serait devenu une habitude et aurait,en pntrant dans le sang , pour ainsi dire, provoqu des modifications organiques.Cette opinion se heurte, en effet, l'objection suivante : l'exercice d'une pratiquequelconque ne peut tre efficace que pour autant qu'elle est favorise ou facilite parune prdisposition ou une aptitude prexistante. Que si pourtant l'on persiste affirmer que la premire tentative a pu avoir lieu en l'absence de toute prdisposition,l'tat actuel de nos connaissances psychologiques ne nous en autorise pas moins opposer cette affirmation qu'il ne suffit pas d'une seule ou mme de plusieurstentatives pour faire natre une prdisposition ou une aptitude. Affirmer la possibilitd'un exercice prolong, avec tous ses raffinements et toutes ses complications, sansune prdisposition spciale, c'est se mettre en opposition avec nos connaissances lesplus certaines et les mieux tablies.

    Nous nous trouvons ainsi amens postuler l'hypothse d'une prdispositionethnique originelle. Cette prdisposition, nous pouvons la supposer comme tantidentique chez tous les peuples ou comme diffrant d'un peuple l'autre. Dans lepremier cas, nous sommes obligs d'attribuer toutes les diffrences qui se sontproduites au cours de l'histoire un exercice ingal, plus ou moins intense, des apti-tudes originelles et une slection correspondante. Dans le deuxime cas, cette der-nire hypothse devient inutile. Thoriquement, les deux cas sont galement con-cevables. Mais les faits que nous rvle la ralit historique plaident plutt en faveurd'une prdisposition diffrente et ingale des peuples europens, l'poque du moins

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    qui nous offre les premiers tmoignages dignes de foi. L'admission de ces diffrencesfacilite singulirement l'explication de la marche historique des vnements, nousaide comprendre un grand nombre de rapports et corrlations historiques, de sortequ'en l'absence de contre-indication absolue je me prononce dcidment en faveur decette manire de voir.

    Les diffrences de prdisposition une fois admises, nous obtenons le tableausuivant :

    Les tribus ou peuples dont se composent les populations europennes prsententdes aptitudes capitalistes soit en dfaut, soit en excs. Les peuples dont les aptitudesrestent au-dessous de la moyenne prsentent certes des variantes capitalistes (iln'existe, en effet, pas de peuple qui n'ait manifest, d'une faon quelconque ou dansune mesure quelconque, l'esprit capitaliste), mais le nombre de ces variantes esttellement limit et leur prdisposition tellement faible que l'volution du capitalismene dpasse gnralement pas chez ces peuples les premires phases. Les peuples, aucontraire, dont les aptitudes dpassent la moyenne prsentent des variantes capitalis-

    tes suffisamment nombreuses et suffisamment prdisposes pour que, toutes condi-tions gales d'ailleurs, l'volution du capitalisme s'effectue chez eux plus rapidementet d'une faon plus complte. Et voil une raison de plus d'admettre des diffrencesde prdisposition, car comment expliquer sans cette hypothse le fait que des peuplesvivant dans des conditions gales, presque identiques, n'aient pas ralis le mmedegr de dveloppement de l'esprit capitaliste? On dira, par exemple, que si l'Espagneet l'Italie, la France et l'Allemagne, l'cosse et l'Irlande ont volu, au point de vuehistorique, dans des directions diffrentes, cela tient ce que les conditions mmes dedveloppement de ces peuples ont t diffrentes. Sans doute, mais qui ne voit queces diffrences de conditions tiennent elles-mmes des diffrences de prdispositionoriginelle? Ne sait-on pas que chaque peuple a l'tat, la religion, les guerres qu'ilmrite, c'est--dire qui correspondent sa nature, son caractre?

    Ce qui plaide encore en faveur de notre hypothse d'une diffrence de prdisposi-tion originelle, c'est la circonstance que des peuples, quelles que soient leurs aptitudes(c'est--dire que celles-ci soient infrieures ou suprieures la moyenne), vivant dansdes conditions extrieures diffrentes, suivent souvent la mme ligne d'volutionhistorique en gnral et conomique en particulier.

    Parmi les peuples dont les aptitudes capitalistes sont au-dessous de la moyenne, jerange avant tout les Celtes et quelques tribus germaniques, telles que les Goths (il esttout fait erron d'attribuer des aptitudes gales tous les peuples germaniques ;ils possdent sans doute un certain nombre de traits communs par les quels ils sedistinguent de peuples autrement conforms, tels que les Juifs, par exemple; mais ilexiste entre eux, en ce qui concerne du moins leurs aptitudes conomiques, des diff-rences notables : je ne vois pas, ce point de vue, de diffrence plus profonde que

    celle qui existe entre les Goths, les Langobards et les Frisons).

    Partout o les Celtes forment la majorit de la population, le rgime capitaliste nerussit pas atteindre un degr de dveloppement apprciable : la couche suprieure,constitue par la noblesse, vit avec une grande pompe seigneuriale, sans aucun soucide l'pargne et des vertus bourgeoises, tandis que les couches moyennes restentattaches la tradition et prfrent la moindre situation qui leur assure la scurit dulendemain aux risques d'une vie agite, alors mme qu'elle est pleine de promesses.Ce sont des Celtes que les montagnards cossais, et surtout la noblesse cossaise,

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    ment de l'esprit capitaliste par le seul recours ces moyens pacifiques. Maintenant, ils'agit de montrer que l'activit particulire que ces peuples ont dploye l'poquehistorique accessible nos recherches s'expliqueprobablement(car les matriaux quenous possdons ne nous autorisent formuler que des probabilits) par une prdispo-sition originelle particulire; autrement dit, il s'agit de montrer que les peuples enquestion possdaient dj, au moment o ils sont entrs dans l'histoire, les aptitudesque nous prtendons connatre par leurs effets.

    C'est grce au sang trusque et grec (oriental) qui coulait dans leurs veines que lesFlorentins sont devenus marchands; mieux que cela le premier peuple marchand dumoyen ge.

    Dans quelle mesure les traits trusques se retrouvent-ils chez les habitants de laToscane, au sortir de la priode romande ? C'est ce qu'il nous est impossible de direavec quelque exactitude. D'aprs des auteurs comptents, ce serait prcisment laville de Florence qui aurait le moins perdu son caractre trusque. Et il est, en effet,incontestable que le sang trusque entrait pour une part importante dans la composi-

    tion du sang florentin. Or, les trusques taient un des peuples marchands del'antiquit ( ct des Phniciens et des Carthaginois) dont la conduite en affairestait, d'aprs ce que nous savons, la mme que celle qui caractrisa plus tard lesFlorentins : ils se livraient, partir du Ve et, au plus tard, partir du IVe sicle, uncommerce pacifique, notamment avec des peuples qui habitaient au nord de leurpays. Ils ont continu le mme commerce, aprs mme que leur pays fut colonis parles Romains qui, mprisant eux-mmes le commerce, laissrent pendant longtempsaux habitants autochtones toute libert sous ce rapport.

    Toutes les autorits s'accordent dire que les trusques taient un peuple prati-que et qualifier leur manire de faire le commerce de rationnelle .

    Leurs ides religieuses taient, depuis la plus haute antiquit, imprgnes de cet espritpratique qui impose aussi leur imagination des limites assez troites. Il se forme ainsi unsystme dont toutes les parties se tiennent et forment un ensemble logique... Dieux et hommessont runis en un tat et lis par un contrat en vertu duquel les dieux, en rapports continuelsavec les hommes, les prservent et les guident, mais sont aussi quelquefois obligs de cder des manifestations de volonts humaines un peu fortes. Ces rapports engendrent une organisa-tion de la vie publique et de tous les jours qui se manifeste, avec une suite admirable, mmedans des choses peu essentielles en apparence et exprime le principe de ce peuple minem-ment positif : ce qu'il y a de meilleur en toutes choses, c'est la rgle 1.

    Il n'est pas sans intrt de savoir que les trusques taient un peuple trs religieuxet accordaient au culte une des premires places dans leur vie, comme ce fut plus tardle cas des Florentins et des deux autres peuples marchands par excellence : cossais

    et Juifs.A la couche trusque s'est superpose, pendant l'poque romaine, une couche asia-

    tique qui n'a pu que renforcer l'esprit positif dont taient anims les trusques,lorsqu'ils sont venus en Italie, en tant que marchands.

    Les Grecs et les originaires de l'Anatolie taient nombreux Florence; sur 115 pierrestombales provenant de l'poque paenne, on trouve 21 inscriptions comprenant 26 noms grecs;

    1 Mller-Deecke,Die Etrusker, 2ed. (1877), II, p. 325.

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    et sur 48 pitaphes qui nous ont transmis le souvenir de chrtiens florentins du premier sicleneuf sont rdiges en grec, une autre pitaphe, dont il ne reste plus qu'un fragment, contientune lettre grecque dans le seul mot (latin) qu'elle a conserv; une autre pitaphe encore nousapprend que le dfunt tait originaire d'Asie Mineure... Il est incontestable que toutes cesinscriptions se rapportent des marchands originaires de cette rgion et aux membres de leursfamilles. Nous possdons encore d'autres preuves tmoignant que l'lment grec occupait uneplace importante dans la communaut chrtienne florentine... Encore au XIe sicle, le prtredemandait (lors du baptme) dans quelle langue le proslyte dsirait confesser la foi de Jsus-Christ, et cela se faisait en prsence de deux acolytes, dont l'un, tenant un garon dans lesbras, chantait le symbole en latin, tandis que l'autre, qui tenait dans ses bras une fillette, lechantait en grec 1.

    Si l'hypothse d'aprs laquelle les ctes de l'cosse auraient t peuples par desFrisons est exacte, nous aurions l une excellente confirmation du caractre originelde la prdisposition des cossais. Nous savons, en effet, que les Frisons taientconnus, depuis les temps les plus reculs, comme des marchands intelligents ethabiles . Il s'agirait donc de l'influence de l'lment ethnique romain-saxon-normanden Angleterre, de celle de l'lment frison dans la Basse cosse, et les diffrences de

    prdispositions existant entre les deux parties de la Grande-Bretagne s'expliqueraientainsi tout naturellement par des diffrences de sang.

    Mais les Frisons ont encore contribu faonner le caractre d'un peuple dontnous savons galement qu'il s'tait engag de bonne heure dans la voie du commerceet qu'il compte parmi ceux qui ont les premiers adopt le genre de vie bourgeoisfond sur le calcul et la rflexion : nous avons nomm les Hollandais. C'est ainsi queparmi les tribus germaniques les Frisons reprsentent le peuple spcifiquement mar-chand, ct des Allemands dont sont issus les Suisses, peuple non moins spcifi-quement marchand.

    Je crois avoir montr ailleurs que les dispositions particulires dont les Juifs ontfait prouve au moment o ils ont commenc exercer une influence dcisive sur le

    dveloppement du capitalisme, c'est--dire partir du XVIIe sicle environ, taientdes dispositions originelles ou, tout au moins (et c'est ce qui nous intresse plusparticulirement ici), que ces dispositions n'avaient subi aucun changement depuisl'entre des Juifs dans le courant de l'histoire de l'Europe occidentale. Je ne puis querenvoyer le lecteur, pour plus de dtails, mon livre surLes Juifs et la vie conomi-que, dont je me contente de reproduire la conclusion en disant que les Juifs sont desmarchands-ns.

    Nous sommes ainsi mme d'tablir ce fait d'une trs grande importance : l'espritcapitaliste en Europe s'est form grce au concours d'un certain nombre de peuplesaux diverses dispositions originelles et au nombre de ces peuples figurent trois peu-ples spcifiquement marchands (distincts de ceux que nous avons appels peuples

    de hros ) : les trusques, les Frisons et les Juifs.Mais la prdisposition originelle fournit seulement le point de dpart au processus

    de formation biologique. On sait que les prdispositions d'un peuple changent avecchaque gnration, et cela sous l'action de deux forces : la slection et le mlange desang.

    1 Davidsohn, Geschichte von Florenz, 1, pp. 39 et suiv.

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    Voici ce qu'on peut dire au sujet de l'action de ces deux forces dans le casparticulier qui nous intresse. En ce qui concerne les peuples marchands, la slectiondes variantes ayant le plus de vitalit, c'est--dire le plus doues pour le commerce,s'effectue chez eux avec une rapidit extraordinaire et de la manire la plus radicale.

    Chez les Juifs, qui reprsentaient ds le dbut un peuple de marchands de lignepure, il n'y avait plus place pour la slection.

    Les Florentins taient fortement imprgns de sang germanique, surtout dans laclasse noble : tant que celle-ci donnait le ton, Florence offrait le tableau d'une villeguerrire. Il n'est pas sans intrt de noter que nulle part les lments hostiles au typergnant n'ont t limins du corps de la nation aussi rapidement et aussi radica-lement qu' Florence. Une grande partie de la noblesse a disparu sans aucune violen-ce extrieure : nous savons que Dante dplorait dj la disparition d'un grand nombrede familles nobles. Le reste de la noblesse a t limin par des moyens violents. Ds1292 lespopolani, c'est--dire les reprsentants de la partie marchande du peuple, ontrussi liminer les grands de l'administration municipale. L'effet que toutes les

    mesures diriges contre elle produisit sur la noblesse fut double; les lments les plussouples renoncrent leur statut particulier et se firent inscrire sur les listes des Artiles autres, c'est--dire les variantes au sang seigneurial le plus pur migrrent.L'histoire ultrieure de Florence, caractrise par une dmocratisation de plus en plusprofonde de la vie publique, nous apprend qu' partir du XIXe sicle la rpublique nese composait plus que de bourgeois.

    Non moins radicale fut l'limination de la noblesse (celtique) dans la Basse-cosse. Grce son ternel manque d'argent et ses dpenses inconsidres , elleavait commenc dprir rapidement partir du XVe sicle. Les nobles qui nevoulaient pas se rsigner disparatre s'taient retirs de bonne heure dans les rgionsmontagneuses. C'est de cette poque que date l'influence prpondrante des mar-chands frisons sur la vie publique de la Basse-cosse.

    Plus lente, mais non moins irrsistible, fut la slection des variantes capitalisteschez les autres peuples. Elle s'effectua tout d'abord en deux temps : limination desvariantes non-capitalistes; slection des variantes aptes au commerce. Ce processusde slection a pu s'effectuer grce au fait que les reprsentants les plus capables des couches infrieures de la population ont russi s'lever au-dessus de leur rang et devenir entrepreneurs capitalistes, et ils n'y ont russi que parce qu'ils possdaientdes aptitudes commerciales, savaient bien grer leur maison et taient capables decompter, de calculer et de prvoir.

    Le mlange de sang, qui commena ds le moyen ge et joua, partir du XVIesicle, un rle de plus en plus important dans des pays comme la France et l'Angle-terre, agissait dans le mme sens que la slection. C'est une loi que lors du mlange

    de sang seigneurial et de sang bourgeois celui-ci l'emporte sur celui-l. Sans cette loi,un phnomne comme celui de Lon Battista Alberti resterait inexplicable. LesAlberti taient une des familles germaniques les plus distingues et les plus nobles dela Toscane et ils ont vcu pendant des sicles en se livrant des entreprises guer-rires. Nous connaissons plusieurs branches de cette famille, dont celle desContalberti est la plus clbre. La branche laquelle appartenait Lon Battista a tgalement fire et puissante; elle tait originaire de Castello di Catenaia, dans leValdano, possdait, en plus du chteau de famille, les chteaux Talla, Montegiovi,Bagena et Penna et tait apparente plusieurs familles germaniques nobles. Vaincus

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    dans la guerre civile, les Alberti migrent (au XIIIe sicle) dans la ville o le premierAlberti se fait encore inscrire dans la corporation des giudici. A partir de ce moment,ils deviennent les meilleurs... marchands de laine. C'est un des descendants de cettefamille qui crit un livre dont on peut dire qu'il n'a pas son gal pour l'esprit bour-geois, ou plutt petit-bourgeois, qui l'anime d'un bout l'autre : un livre qui, quoiquedatant du XIVe sicle, semble avoir t crit sous la dicte de Benjamin Franklin.Quels flots de sang de boutiquier ont d pntrer dans les veines de cette noblefamille, pour qu'une transformation pareille ft devenue possible? Pour ce qui est deLon Battista lui-mme, nous possdons des preuves pour ainsi dire documentaires de l'embourgeoisement de son sang de noble : il tait un enfant naturel et il naquit Venise. Nous pouvons donc supposer qu'il eut pour mre une femme bourgeoise ayant du sang de marchands dans ses veines et appartenant Dieu sait quelle famille.

    Avant de clore cette partie biologique de notre expos, nous attirerons encorel'attention sur le fait que toute multiplication des variantes capitalistes tait de nature,indpendamment de toute autre circonstance, favoriser le dveloppement de l'espritcapitaliste; et cela non seulement en tendue (ce qui tait tout naturel), mais aussi en

    intensit, parce que cette multiplication, en facilitant les manifestations de l'espritcapitaliste, crait des conditions favorables l'panouissement de plus en plus com-plet des aptitudes qu'exige le capitalisme.

    Il nous reste maintenant rsoudre un problme purement historique : il nousincombe notamment de montrer quelles sont les influences auxquelles nous devonsattribuer la formation de l'esprit capitaliste, ou plutt l'panouissement des aptitudescapitalistes, ainsi que le processus de slection dont nous avons parl plus haut.Ainsi que le lecteur pourra s'en rendre compte en parcourant la table des matires, jedivise ces influences en deux groupes : en influences extrieures et influences int-rieures; mais je tiens prvenir que cette division est quelque peu arbitraire etartificielle, tant donn que les influences intrieures ne deviennent le plus souventefficaces que grce au concours de circonstances extrieures, et que les influences

    extrieures restent totalement inefficaces en l'absence de prdispositions internes. Iln'en reste pas moins que les forces morales agissent du dedans au dehors, et les conditions sociales du dehors en dedans.

    Je laisse peu prs totalement de ct les conditions naturelles , c'est--dire lesinfluences exerces par le pays, par son climat, sa position gographique, les riches-ses de son sol. Dans la mesure o nous serons obligs de tenir compte de ces circons-tances, nous les rangerons parmi les conditions sociales qui rsultent elles-mmesde conditions gographiques. Celles-ci ne dterminent-elles pas les occupations d'unepopulation, sa technique particulire, sa richesse, etc. ?

    Et maintenant, avant de prendre cong de l'aride problme concernant les basesbiologiques , voici ce que nous dirons pour consoler et tranquilliser le lecteur scepti-

    que : l'expos historique qui suit garde toute sa valeur ( supposer qu'il en possdeune) mme pour ceuxqui n'attachent aucune importance aux considrations d'ordrebiologique. Le thoricien du milieu lui-mme, pour lequel tout est dans tout etprovient de tout, pourra, sans se compromettre, souscrire nos considrations histori-ques. Tandis que nous autres, partisans de prdispositions innes, voyons dans lesconditions (influences) historiques un facteur qui dtermine l'panouissement d'apti-tudes prexistantes et prside la slection de variantes susceptibles d'adaptation, lescroyants du milieu sont libres d'admettre que les faits historiques dont l'numrationsuit ont seuls engendr (pour ainsi dire de rien) l'esprit capitaliste. Eux et moi

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    sommes d'avis que si l'histoire n'avait pas suivi un cours dtermin, l'esprit capitalistene serait jamais n. Aussi accordons-nous la mme importance la mise en lumiredes conditions historiques et sommes-nous galement intresss de savoir quellesfurent ces conditions historiques auxquelles nous devons la formation et le dvelop-pement de l'esprit capitaliste.

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    Livre deuxime : Les sources de lesprit capitaliste

    Deuxime partie :Les forces morales

    XVII.

    La philosophie

    Retour la table des matires

    Nous rangeons ici parmi les forces morales non seulement ce qu'on entend com-munment par ces mots, mais aussi (dans la mesure o la direction et les buts de nosactions ne sont pas dtermins par la coutume ) la philosophie et la religion. Etdans l'expos qui suit, nous nous attacherons dgager l'influence que l'une et l'autre,en affectant d'une certaine manire la vie psychique du sujet conomique, exercentsur la formation de l'esprit capitaliste. Nous commencerons par la philosophie.

    On s'expose ne pas tre pris au srieux lorsqu'en parlant de l'histoire spirituellede l'homme conomique moderne, on dsigne la philosophie comme une des sources laquelle s'est aliment l'esprit capitaliste. Il est cependant constant qu'elle a contri-bu l'dification de cet esprit, sinon directement, tout au moins par l'intermdiairede quelques-unes de ses ramifications plus ou moins russies. Une de ces ramifica-tions est reprsente par ce qu'on appelle le bon sens humain , par l'utilitarismedans toutes ses nuances, qui n'est au fond que la conception du monde bour-geoise , rige en un systme et que professent tous les auteurs dont nous avons pr-cdemment appris connatre les opinions et ides. C'est sur l'utilitarisme que repose

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    mes d'action ayant beaucoup lu, et c'est de la confrontation entre ce qu'ils ont lu etleurs expriences personnelles qu'ils ont dduit leurs rgles de la vie pratique.

    De toutes les ides mises en avant par la philosophie de la basse antiquit, ceshommes prisaient surtout celle d'une loi morale naturelle qui subordonne les impul-sions et les instincts naturels au contrle et la direction de la raison : c'tait l'ide dela rationalisation de tout l'ensemble de la vie, dans toutes ses manifestations. Cetteide, susceptible de devenir le point de dpart de connaissances profondes et que lesstociens ont rige en un magnifique systme de conception et d'apprciation dumonde, nos crivains florentins l'ont considrablement rtrcie en lui donnant un senspurement utilitaire, en enseignant notamment que le bonheur suprme consiste dansune organisation rationnelle, finaliste de la vie. C'est cette exigence morale, si favo-rable au capitalisme, de la disciplinisation et de la mthodisation de la vie quiforme le ton fondamental, l'ide directrice des doctrines d'un Ruccellai. Tant qu'il nese lasse pas de prcher la rpression des instincts et impulsions et de proclamer quece but ne peut tre obtenu que par la discipline morale, c'est l'autorit d'auteurs del'antiquit qu'il invoque l'appui de sa manire de voir. C'est ainsi, pour ne citer

    qu'un exemple, qu'il emprunte Snque l'ide : toutes les autreschoses chappent notre pouvoir, mais notre temps nous appartient .

    On peut, si l'on veut, c'est--dire en envisageant des ides dtaches, sans tenircompte de l'ensemble du systme, interprter tout trait stocien dans un sens utili-tariste et rationaliste; et c'est pourquoi la philosophie stocienne, avec laquelle nosmarchands de laine taient trs familiariss, leur offrait une source abondante d'inspi-rations et d'enseignements. Je m'imagine trs facilement un Alberti ou un Ruccellailisant attentivement les admirables Penses de Marc-Aurle et en notant toutparticulirement les passages suivants :

    Je m'attachais... vivre simplement et modestement, bien l'cart du luxe ordinaire des

    grands (1,3). J'ai appris d'Apollonius la rflexion et la fermet dans les dcisions et ne tenir compte

    que des commandements de la saine raison (1,8).

    Je suis en outre reconnaissant aux dieux de ne m'avoir pas trop favoris en ce quiconcerne les progrs dans l'art oratoire, dans l'art potique et dans d'autres sciences pareilles,qui n'auraient eu pour effet que de m'enchaner compltement (I,17).

    Fuis les livres et les distractions : tu n'as pas assez de temps pour cela (II, 2).

    L'me de l'homme... se dshonore,lorsqu'au lieu de conformer ses actions et aspirations une fin, elle agit sans rflexion et au hasard, alors qu'il est de notre devoir de conformer unbut les choses mme les plus insignifiantes (II,16).

    Ce qui reste l'homme de bien, c'est la raison qui le guide vers tout ce qui lui apparatcomme son devoir (III, 16).

    C'est en vue de l'utilit que la nature procde comme elle le fait (IV, 9).

    As-tu une raison? Oui. Pourquoi ne t'en sers-tu pas? Laisse-la gouverner, et tu n'aurasplus rien dsirer (IV, 13).

    Lorsque tu hsites te lever le matin, pense ceci : je m'veille pour agir en homme.Pourquoi ne ferais-je pas volontiers ce en vue de quoi j'ai t cr et envoy dans le monde?Suis-je donc n pour m'attarder dans un lit chaud? - Mais c'est plus agrable. -Serais-tu donc

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    n pour le plaisir, et non pour l'activit, pour le travail? Ne vois-tu pas les plantes, les moi-neaux, les fourmis, les araignes, les abeilles, s'acquitter joyeusement de leurs tches etcontribuer l'harmonie du monde? Et toi, tu hsites remplir ton devoir d'homme, tucherches te soustraire ta destination naturelle? - Mais il faut bien prendre du repos. - Sansdoute. Mais cela la nature a impos une limite naturelle, comme au besoin de boire et demanger. Tu voudrais dpasser cette limite, aller au del du besoin, tandis que dans ton activit

    tu cherches rester en de du possible. Tu ne t'aimes pas toi-mme, car autrement tu aime-rais aussi ta nature et tout ce qu'elle veut. Ceux qui aiment leur mtier, y travaillent jusqu'oublier de se baigner et de manger. Mais toi, tu t'estimes moins qu'un fondeur de bronzen'estime ses statues, un danseur ses bonds, un avare son argent, uni ambitieux son peu degloire. Tous ils aiment leur travail au point de lui sacrifier leur sommeil et leur nourriture etne consentiraient pour rien au monde renoncer ce qui prsente pour eux tant d'attrait (V,1).

    En parlant on doit songer aux expressions, comme en agissant on doit songer auxsuccs. Dans les actions, ce qui importe, c'est le but en vue duquel on les accomplit; dans lesparoles, ce qui importe, c'est leur sens (VII, 7).

    Personne ne se lasse de chercher ce qui lui est utile; or n'est utile que l'activit conformeaux lois de la nature. Ne te lasse donc pas de chercher ce qui t'est utile (VII, 74).

    Mets de l'ordre dans toute ta vie, ainsi que dans chacune de tes actions (VIII, 32). Tiens en bride ton imagination; calcule tes passions; modre tes dsirs; que ta raison

    royale garde la matrise d'elle-mme (lX, 7).

    Pourquoi ne te contentes-tu pas de passer convenablement le peu de temps que tu as vivre? Pourquoi perds-tu ton temps et manques-tu les occasions? (X, 31).

    N'agis pas au hasard, sans but (XII, 20).

    Beaucoup de ces prceptes du philosophe vraiment imprial sonnent comme destraductions de certains passages des livres de famille d'Alberti. Mais ils ne seraientpas non plus dplacs dans les Fruits de la Solitude de William Penn et ne dpa-

    reraient pas les crits sur la Vertu de Benjamin Franklin.Il y avait encore une autre raison pour laquelle nos Florentins devaient apprcier

    tout particulirement la philosophie pratique des anciens : elle leur fournissait lameilleure justification de leur amour du gain. C'est ainsi qu'Alberti a emprunt pres-que textuellement Snque ses fines observations sur la signification et le rle de larichesse et du gain. Voici les plus importantes de ces observations (De tranquil. an.,21, 22, 23).

    Le sage ne s'estime pas indigne du bonheur qui lui choit. Il n'aime pas la richesse, mais ilne la refuse pas; il lui accorde une place, non dans son cur, mais dans sa maison; lorsqu'il lapossde, il ne la mprise pas, mais la mnage.

    Il est vident que le sage, lorsqu'il est fortun, possde plus de moyens de dvelopper sonesprit que lorsqu'il est pauvre... La richesse ouvre des possibilits infinies la modration, lagnrosit, la sollicitude, l'clat et au bon emploi .

    Alberti, qui tait quelque peu avare, admettait cette dernire proposition avecquelques restrictions : la gnrosit qu'on pratique en vue d'un but est toujours loua-ble ; on doit tre gnreux mme envers des trangers, soit pour se faire unerputation d'homme gnreux [per farti conoscere non avaro], soit pour acqurir denouveaux amis (Dellafamiglia, 237)... Larichesse rjouit, comme un vent favo-

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    rable lorsqu'on navigue sur la mer, comme une belle journe ou comme un endroitensoleill un jour d'hiver... Certaines choses sont plus ou moins apprcies, d'autres lesont beaucoup : la richesse fait incontestablement partie de ces dernires... Cessedonc de dfendre au philosophe l'argent; personne n'a condamn la sagesse trepauvre. Un philosophe peut possder beaucoup de trsors, sans les avoir pris quique ce soit, sans qu'ils soient tachs de sang, sans les avoir acquis par injustice ou pardes moyens malpropres . (En ralit, nous savons ceci : Snque a, par exemple,impos aux Brites un emprunt de 40 millions de sesterces un taux d'intrt trslev, et le recouvrement subit et violent de cet emprunt t la cause d'une insur-rection de la province en l'anne 60. C'est ce qu'il s'est bien gard de raconter dans sesouvrages. Toutefois Alberti et ses successeurs souscrivaient sans rserve cesprceptes)... Amasse des trsors volont : c'est ton droit , etc.

    Ces ides sont celles de presque tous les moralistes de l'antiquit.

    Cicron disait, par exemple (2,De Inv.) : On dsire l'argent non pour lui-mmeou cause de l'attraction qu'il exerce, mais cause des avantages qu'il est susceptible

    de procurer . Et nous avons vu que ces mmes ides furent en faveur pendant toutela priode du capitalisme naissant : acquiers autant que tu pourras, mais honntement( onestamente , honestly ), sans t'attacher la richesse, la considrant comme unmoyen, et non comme une fin!

    Mais les hommes conomiques du capitalisme naissant devaient apprcier plusparticulirement les ouvrages de l'antiquit dans lesquels se trouvaient formules lesrgles pratiques d'une conomie bien ordonne, rgles auxquelles on pouvait seconformer, sans y changer quoi que ce soit, dans ses propres affaires. Bien que cesouvrages ne soient pas d'un caractre philosophique proprement dit, je demandela permission de leur consacrer ici quelques mots. Les deux auteurs qui, mon avis,ont exerc la plus grande influence sur la formation de la mentalit capitaliste sontXnophon (dont lOeconomicus a t plus lu et apprci que les ouvrages correspon-

    dants d'Aristote dont les tendances se rattachent encore celles de l'poque anti-chrmatique de l'artisanat) et l'crivain rustique romain Columella.

    Je suppose que les passages suivant de l'Oeconomicus ont d impressionner plusparticulirement les lecteurs florentins .

    J'agis conformment ce que je considre comme juste et bon, anim du dsir de meprocurer sant, force, honneur civique, de me faire bien voir de mes amis, de me tirer heu-reusement d'affaire dans la guerre et d'acqurir des richesses par des moyens lgitimes. - Tutiens donc, Ichomaque, devenir riche et faire de grands efforts pour acqurir des trsors? -J'y tiens en effet, car j'estime que c'est une grande joie, Socrate, que de pouvoir honorercomme il convient les amis et les dieux, de pouvoir les secourir lorsqu'ils ont besoin dequelque chose et de ne pas laisser, pour autant que cela dpend de moi, la ville sans pompe etclat...

    Rechercher sant et force corporelle, se prparer pour la guerre et en mme tempssonger l'augmentation de sa richesse : qu'y a-t-il de plus admirable et de plus remar-quable... ?

    Alberti se contente de transcrire textuellement ce passage, en omettant seulementles mots se rapportant la prparation la guerre.

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    Livre deuxime : Les sources de lesprit capitaliste

    Deuxime partie :Les forces morales

    XVIIIInfluences religieuses

    1)- Les catholiques

    Retour la table des matires

    Nous avons montr, dans le chapitre prcdent, que la mentalit conomique desmarchands de laine florentins avait subi l'influence des ides philosophiques descrivains de l'antiquit. Il convient cependant de ne pas s'exagrer le degr de cetteinfluence. Celle que la religion, et plus particulirement la religion catholique, avaitexerce sur les penses et sur les actes de ces hommes fut infiniment plus forte et plusprofonde. Qu'on songe, en effet, que les dbuts du capitalisme concident avec unepoque pendant laquelle toute la vie sociale se trouvait subordonne aux prescriptions

    de l'glise, c'est--dire pendant laquelle l'homme ne pouvait faire un pas dans la viesans marquer par l mme son attitude l'gard des lois de l'glise, l'gard desconceptions morales de la religion. Le christianisme catholique tait devenu cettepoque la base de toute la culture occidentale, en faisant une culture chrtienne, uneet indivisible (Trltsch). Cette puissance de l'glise avait domin tous les espritsjusqu'au XVe sicle, et ceux-l mmes qui prenaient la libert de philosopher pareux-mmes, qui lisaient les anciens et s'appliquaient adapter leur vie auxenseignements qu'ils puisaient dans les crits de ceux-ci, auraient t ( quelquesrares exceptions prs) tonns et effrays de s'entendre dire qu'ils se mettaient ainsi

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    en opposition avec les autorits de l'glise. Ils tenaient avant tout rester pieux etorthodoxes et ne consentaient subir d'autres influences que dans la mesure o celapouvait se faire sans drogation aux ides et conceptions de la communaut religieusedont ils faisaient partie. C'est ainsi qu'un homme comme Alberti ne se lasse pas deproclamer sa pit et son orthodoxie et de recommander ses disciples de serviravant tout Dieu (tel que le concevait l'glise catholique) . Celui qui ne craint pasDieu, celui qui a dtruit la religion dans son me, doit tre considr comme mchanten toutes choses. Les enfants doivent tre levs, avant tout, dans la plus grandevnration de Dieu, l'observation des enseignements divins tant un admirableremde contre un grand nombre de vices 1. C'est ainsi qu'il donne pour base sespropres enseignements les commandements de Dieu. Alors mme qu'il adopte lesides des anciens, il cherche toujours les asseoir sur une base religieuse : Dieu n'apas voulu qu'un tre humain vct dans l'oisivet; donc l'homme ne doit pas treoisif2.

    Ce qui tait vrai des esprits soi-disant libres , l'tait galement, et plus forteraison, de la grande masse des hommes conomiques. Au ave sicle, toute l'Italie tait

    encore strictement orthodoxe; le scepticisme ne fit son apparition qu'au XVe.Ce qui nous intresse plus particulirement, c'est le fait que nulle part le zle reli-

    gieux et clrical ne fut plus grand qu' Florence, cette Bethlem de l'esprit capitaliste(d'origine chrtienne!). La Toscane fut au dbut du moyen ge la vritable citadelledu clricalisme; ici les rapports entre l'histoire des diffrentes glises et celle desdiffrentes villes taient plus troits que partout ailleurs; ici les moines taient par-ticulirement nombreux et actifs, et plus d'un ordre, fond ailleurs, recevait en Tos-cane une nouvelle impulsion; nulle part la population n'tait plus trangre l'hrsieet d'une foi plus pure. Le meilleur connaisseur des premires poques de l'histoireflorentine rsume ainsi son jugement sur l'attitude de la Toscane l'gard de l'glise :

    Il s'est form ici une association troite entre des tendances clrico-religieuses et leslments robustes d'une communaut qui, dans son opposition voulue et dlibre contre desempereurs non italiens et une noblesse leur dvotion, s'appuyait sur une bourgeoisie compo-se de ngociants et d'industriels et qui, grce l'honnte labeur de ses artisans et fabricants et la ruse, au manque de scrupules, la vaste exprience de ses marchands et banquiers, taitdevenue une des plus riches et des plus puissantes du monde. C'est cet ensemble de faits quiavait imprim la ville des bords de l'Arno sa marque particulire, laquelle s'tait maintenue,tant que Florence avait jou un rle de premier ordre dans le dveloppement de la civilisationeuropenne 3.

    Tout nous autorise d'ailleurs admettre que cette forte mentalit religieuse, aprsavoir t renforce par la Rforme, fut, jusqu' la fin de la premire phase du capi-talisme, celle de la plupart des catholiques de tous les pays. Les marchands et les

    industriels du XVIIIe sicle sont encore aussi pieux que ceux du XIVe et vivent,comme eux, dans la crainte de Dieu . Leur religiosit pntre jusqu'au fond de leurvie d'affaires. Et nous trouvons dans des livres de commerants allemands des recom-mandations qui sont certainement dictes par une profonde et honnte conviction;celle-ci, par exemple : Un marchand doit tre avant tout honnte et vertueux; le

    1 Della Famiglia, p. 54.2 Ibid., pp. 122et suiv.3 O.Hartwig, Quellen und Forschungen zur lteren Geschichte von Florenz (1875), 1, p. 93.