DE JEAN SANS-TERRE -...

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DE LA CONDAMNATION DE JEAN SANS-TERRE PAR LA COUR DES PAIRS DE FRANCE EN 1202. AVANT-PROPOS. On sait que la condamnation prononcée parles barons français contre le roi d'Angleterre Jean a eu pour résultat de priver ce fils dégénéré de Henri II de la meilleure partie des fiefs qu'il pos- sédait en France. Soit en France, soit en Angleterre, les histo- riens n'ont pas manqué de faire ressortir les avantages que cha- cun de ces deux pays en a retirés 1 ; mais ce n'est pas là ce qui doit m'occuper ici. Si les conséquences immédiates ou lointaines de la condamnation de Jean Sans-Terre ont été bien comprises et clairement exposées, on s'est le plus souvent trompé sur les caisses qui ont amené cette condamnation. Voici, en effet, quel est à peu près le récit traditionnel, et généralement accepté, de ces événe- ments. Jean Sans-Terre et Philippe-Àuguste avaient conclu la paix du t. Il est inutile d'insister sur tes avantages que le roi de Fiance a reti. rés de la conquête de la Normandie, du Maine, de l'Anjou, de la Touraine et d'une partie du Poitou. - Quant aux historiens anglais, surtout ceux qui appartiennent A.l'école libérale, ils se félicitent de ces conquêtes de Philippe- Auguste. « Par le meurtre caché de son neveu captif, dit M. Freeman, Jean Sans-Terre perdit ces possessions continentales qu'il était de l'intérêt de lAn- gleterre qu'il perdit... » The ,zorman Con quest, V, 701. Pour ces historiens, la grande charte fut le résultat heureux de la perte de la Normandie. C'est aussi l'avis de M. B. Green. Document II il Il Il il Ili ViOl il Ili 1 II 000000563238

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DE

LA CONDAMNATION

DE JEAN SANS-TERREPAR LA COUR DES PAIRS DE FRANCE

EN 1202.

AVANT-PROPOS.

On sait que la condamnation prononcée parles barons françaiscontre le roi d'Angleterre Jean a eu pour résultat de priver cefils dégénéré de Henri II de la meilleure partie des fiefs qu'il pos-sédait en France. Soit en France, soit en Angleterre, les histo-riens n'ont pas manqué de faire ressortir les avantages que cha-cun de ces deux pays en a retirés 1 ; mais ce n'est pas là ce quidoit m'occuper ici. Si les conséquences immédiates ou lointainesde la condamnation de Jean Sans-Terre ont été bien comprises etclairement exposées, on s'est le plus souvent trompé sur les caissesqui ont amené cette condamnation. Voici, en effet, quel est à peuprès le récit traditionnel, et généralement accepté, de ces événe-ments.

Jean Sans-Terre et Philippe-Àuguste avaient conclu la paix du

t. Il est inutile d'insister sur tes avantages que le roi de Fiance a reti.rés de la conquête de la Normandie, du Maine, de l'Anjou, de la Touraine etd'une partie du Poitou. - Quant aux historiens anglais, surtout ceux quiappartiennent A.l'école libérale, ils se félicitent de ces conquêtes de Philippe-Auguste. « Par le meurtre caché de son neveu captif, dit M. Freeman, JeanSans-Terre perdit ces possessions continentales qu'il était de l'intérêt de lAn-gleterre qu'il perdit... » The ,zorman Con quest, V, 701. Pour ces historiens, lagrande charte fut le résultat heureux de la perte de la Normandie. C'est aussil'avis de M. B. Green.

Document

II il Il Il il Ili ViOl il Ili 1 II000000563238

CII. EfrONT.

Goulet en mai 1200; mais l'ambition de l'un, les fautes de l'autrene tardèrent pas à rallumer la guerre. Jean répudia sa femmeIlawisia, qu'il avait épousée onze ans auparavant, mais dont iln'avait pas d'enfant, et peu après enleva Isabelle, fille du comteAixnar d'Angoulême, qu'il épousa à Chinon, le 30 août 1200. Delà, des complications graves Isabelle, en effet, avait été depuislongtemps fiancée par son père à Hugues le Brun, fils aîné ethéritier présomptif de Hugues IX, comte de la Marche'. Cetteunion, en réconciliantles deux familles depuis longtemps rivales,donnait à Hugues le Brun l'espoir qu'un jour le comté d'Angou-lême s'ajouterait à ses États, et que sa maison pourrait jouer unrôle prépondérant dans les futurs conflits entre les rois d'Angle-terre et de France. Aussi, dès que le mariage eut été célébré, lecomte de la Marche, secondé par son frère Raoul d'Exouduntet par une partie de la noblesse poitevine, prend les armes, etdemande justice du dommage que vient de lui causer son suze-rain, le roi d'Angleterre, à Philippe-Auguste suzerain de Jean(1201). Ajourné devant les pairs de France, Jean ne comparaîtpas. II est alors déclaré déchu de tous les fiefs qu'il tenait du roide France, et la guerre éclate à nouveau entre les deux souve-rains. Philippe-Auguste a pour lui l'alliance des seigneurs poite-vins; pour gagner celle des Bretons, il fait épouser sa fille Marieh leur comte, le jeune Artur, neveu de Jean Sans .Terre 3 , l'armechevalier, et, pendant que lui-même envahit la Normandie, ill'envoie conquérir les provinces de l'ouest. Surpris à Mirebeau,par l'arrivée imprévue de Jean Sans-Terre, Artur est fait prison-

I. Bogues IX, comte de la Marche de 1190 à 1219, épousa Mathilde,' fille deVolgrinTaillefer d'Angoulême, laquelle vivait encore en 1233. Son fils, liuguesX,était né avant 1190. Fiancé d'abord à Isabelle, puis, en 1214, à Jeanne d'An-gleterre, il épousa en 1220 celle qui lui avait été d'abord destinée, Isabelle,veuve de Jean Sans-Terre. Isabelle était cousine germaine de Mathilde taillefer.Les Taillefer prétendaient avoir des droits sur la Marche. Le mariage deMathilde avait éteint une partie de ces droits celui d'isabelle avec Roguesle Brun aurait terminé du coup toute contestation. Voyez Delisle, Soc. mcli. ethist. de ta Charente; Bulletin 1866, et Bibi, de l'École des chartes, 4' série,t. Il, p. 517 et 537.

2. Raoul d'Exotidun, et non d'lssoudun, seigneur de Melle. Voyez Delisle, art.cités. M. Fr. Delabordo a commis l'erreur dans sonédition, très soignée d'ail-leurs, de liigord et de Guillaume le Breton (Soc. de l'hist. de Fiance), t. I,p. 207, n' 2. La faute n'a pas été corrigée à L'erratum du t. II.

3. Geoffroy, frère ainé de Jean, avait épousé Constance, duchesse de BretagLie.Deux enfants étaient nés de ce mariage m Artur et Ahi.

LA CONDAMNATION DE JEAN SANS-TERRE,

nier (31 juill. 1202), enfermé à Falaise, puis à Rouen là, il estassassiné par la main même de son oncle (avril 1203). A cettenouvelle, tous les partisans d'Artur se soulèvent; les prélats etles principaux seigneurs de la Bretagne s'assemblent à Vannes etdéputent deux d'entre eux, Pierre, évêque de Rennes, chancelierd'Artur, et Richard, maréchal de Normandie, auprès du roi deFrance pour lui demander vengeance contre le meurtrier. Phi-lippe-Auguste écoute favorablement leurs prières, ajourne denouveau Jean Sans-Terre devant sa cour, et, après plusieurs cita-tions auxquelles l'intimé se garde bien de répondre, la Cour despairs (certains ajoutent des douze pairs) condamne Jean commemeurtrier et comme contumax à la peine de mort; elle le déclaredéchu, non seulement de ses fiefs, mais encore de la couronne,d'Angleterre, sur laquelle ni lui, ni ses héritiers ne devaient plusavoir désormais aucun droit. Aussitôt, Philippe prend les armespour se mettre en possession, par la force, des terres que le droitlui donne, et il ne s'arrête qu'après avoir conquis la Normandie,l'Anjou, le Maine, la Touraine et une partie du Poitou. Il portaitainsi un coup sensible à la domination anglaise sur le continentet donnait au domaine royal un agrandissement depuis longtempsconvoité.

Tous ces faite ont fourni une ample matière aux historiensmodernes. Sans parler de la mort mystérieuse d'Artur de Bre-tagne, on s'est plu à faire ressortir l'importance de l'année 1203,pour l'histoire de nos anciennes institutions politiques: on, a vudans cette cour, chargée de juger le meurtrier d'Artur, l'originede la Cour des pairs de France; dans l'assemblée de Vannes,l'origine des États provinciaux de la Bretagne. Je ne toucheraiqu'indirectement à ces points. Je pose et je chercherai unique-ment à résoudre la question suivante : Y a-t-il eu un doublejugement, l'un prononcé sur l'appel des barons poitevins, l'autrepour le meurtre d'Artur? Le premier point est hors de doute; lesautorités sur lesquelles repose le second semblent si respectablesau premier abord, qu'on n'a pas encore songé à demander leurstitres à la confiance universelle. C'est la valeur de ces autoritésque je me propose d'examiner'.

Je n'ai pas la prétention d'énumérer tous les écrivains qui ont parlé de Incondamnation de Jean Sans-Terre, ni d'indiquer leur opinion sur le sujet mêmede mon étude. Je me contenterai des observations suivantes : l'exact Le Nain de

—4

4 CH. BM0?T.

Afin de mener à bien ce travail, il faut passer en revue tous lestextes, chartes ou chroniques, relatifs à l'histoire de cette époque.Ce travail sera long. Pour plus de clarté, je le diviserai en troisparties. Dans la première, j'examinerai les documents authen-tiques bulles des papes, chartes émanées de la chancellerie desrois de France et d'Angleterre; dans la seconde, j'exposerai et jediscuterai le témoignage des chroniqueurs contemporains. Jeréserve pour la dernière partie la critique des historiens bretonsrelativement à l'assemblée de Vannes. Dans la conclusion, j'ex-poserai les faits à mon tour. Ils mettront, je l'espère, hors dedoute qu'il n5 a pas eu de procès pour le meurtre d'Artur deBretagne, et que par conséquent Jean Sans-Terre n'a pu être con-damné à mort pour ce crime.

I. - Actes diplomatiques.

Est-il besoin de le dire? Nous n'avons pas les pièces mêmes duprocès. A défaut de ces pièces qui, selon toute vraisemblance, n'ontjamais existé, nous trouvons, soit dans la riche correspondanced'innocent III, soit dans la chancellerie du roi de France, diversactes authentiques qui appellent tout d'abord notre attention.

Le pape surveilla toujours avec la plus grande sollicitude lespéripéties de la lutte engagée entre l'Angleterre et la France. En

Tillemont note que sni liigord, ni G. le Breton, historiens de Philippe-Auguste,ni Robert du Mont [Saint-Miche! = Robert de Torigny], ni Mathieu Paris,Walshingltam et Trivet ne disent rien des poursuites que fit PhiL-Aug. au sujetde la mort d'Artur; nous trouvons cependant que Jean fut accusé sur cela parles barons de France devant le roi..a llst. de saint Louis,.IV, 154.—Au xvi11'5.,Voltaire, dans son Essai sur tes moeurs, adopte et reproduit l'opinion commune.-r Au xix' s,, Bernardi élève des doutes sur le fait de la condamnation, iidna.de l'Acad. des i,vscr. et belles-lettres, t. x, 1833, p. 640. Pardessus, qui le croc-'bat, admet h condamnation pour le meurtre d'Artur. B4b1. de t'Éc. des chartes,2' série, I. IV, p. 299. De même Beugnot; ibid., t. V, p. 1. Michelet, Henri Martin,Dareste, les historiens de .Philippe-Auguste, depuis capeligue jusqu'à M. Lu-chaire, admettent les deux condamnations. Tous les historiens de la Bretagne,depuis Le Baud jusqu'à M. A. de la Borderie (Revue de tiret, et de Vendée,

2' série, t. IV, 1864, p. 29), admettent an moins la seconde. - En Angleterre,sans parler d'une médiocre histoire de Jean Sans-Terre, par Berington (trad. enk. par Pein, 1818), Lingard, Stubbs l'admettent également. - De même, enAllemagne, Hurler, ffist. d'innocent Iii (trad. fr., t. 1, 594), llefelê, lEst, desConciles (trad. fr., t. VIII, p. 35). B. Pauli ne parle que de la première; ilomet la seconde, sans noter qu'elle peut faire difficulté.

LÀ CONDAMNATION JE JEAN SANS-TERRE.

4202 et en 1203, dans ces années mêmes où se passent les faitsqui forment la matière du présent travail, se préparait et s'accom-plissait la quatrième croisade. L'Église avait un intérêt de pre-mier ordre à réconcilier les princes chrétiens, pourleur permettred'expédier ensuite des renforts, soit à Constantinople, qu'on allaitprendre, soit à Jérusalem, à laquelle on pensait peut-être encore.Aussi, k peine la guerre eut-elle recommencé, au printemps del'année 1203, que le pape envoya des commissaires chargés denégocier une trêve, ou même, s'il se pouvait, de conclure la paixentre les deux rois'. Ce fut en vain Philippe-Auguste signifia trèsrudement au pape que l'affaire ne le regardait pas; qu'entre lui etle roi Jean, le débat était exclusivement temporel, qu'en matièreféodale, le pape n'avait pas à intervenir, et que le roi n'était aucu-nement tenu de se soumettre aux injonctions du Saint-Siège. Cettedéclaration, renouvelée dans une assemblée de prélats et de baronsréunis à Mantes le 22 août, fit impression sur l'esprit du pape, qui,comprenant les difficultés de la situation, répondit d'Agnani, le31 octobre, par une longue lettre tour à tour hautaine, embarras-sée et menaçante 2 . « Il ne cherche pas, assure-t-il, à intervenirdans une cause féodale (de jure feodi et homme tuo); mais enmatière de péché, son autorité est absolue. Or, si les plaintes duroi d'Angleterre sont fondées, si Philippe est resté sourd à toutesles réclamations de Jean, s'il a refusé d'écouter aucune proposi-tion de paix, il a péché et il s'expose à la censure de l'Église.Qu'il fasse donc la paix, ou tout au moins qu'il accorde une trêve,pour prouver que sa conduite n'a rien de contraire à la charitéchrétienne s . »

Avec Jean Sans-Terre, Innocent 111 fut beaucoup plus explicite.On sent qu'à ses yeux Philippe a le droit pour lui, bien qu'il enabuse; à Jean, au contraire, il parle sans ambages, avec lasévérité que l'on doit à un coupable'. Il énumère tous les griefsde Philippe-Auguste dommages causés à l'Église de Tours, « qui

I. lnnoc. 111 episiolae, 26 mai 1203, dans Bouquet, XIX, 427. - Potthast,Peges(a pontificum romanorum, n 1921. Les commissaires étaient le légatdu pape, abbé de casamario (moriastùrc au diocèse de Veroti, États romains;cf. Ugbolli, floUa sacra, 1, col. 1394), l'abbé de Trois-Fontaines et celui de Dun.

2. Epst. lance., 31 oct. 1203 ; Bouquet, XIX, 441 ; fragments dans les Annaleseccleslastici de Baronius, continués par Bzovius et Bainaldus; nouv. édit., t: XX,P. 151. P ntthast, n' 2009.

3. Bouquet, XIX, 443; Potthast, 2011.4. J?pist. innoc., 31 oct. 1203; ibid.

CIL BIhIONT.

tient du roi de Franco tout ce qu'elle possède en biens tempo-rels, » châteaux et terres enlevés sans motifs (sine ratione, promotu voluntatis pro prie) à des vassaux du roi de Franco'; envain le roi de Franco a-t-il réclamé au bout d'un an', il n'apas encore obtenu satisfaction. Sur l'avis de ses barons (commu-nicato cura baronibus et /zorninibus suis consilio), il l'asommé de comparaître devant lui « pour entendre l'arrêt de lajustice et s'y soumettre; » mais Jean, bien qu'il fût'l'hommelige de Philippe-Auguste, ne s'est présenté ni en personne, ni parprocureur. Dans une entrevue que les deux rois ont eue ensuite,Philippe l'à de nouveau sommé de faire droit, déclarant qu'iln'avait nullement l'intention de le combattre, s'il remplissait sesobligations de vassal. Mais ces représentations étant restéesvaines Philipe, sur le conseil de ses barons et de ses hommes, adéfié Jean et lui a déclaré la guerre'. Cependant, même alors, Ha envoyé auprès de lui quatre doses chevaliers 5 ; ceux-ci n'ontpu être admis en présence du roi; on devinait bien, leur fut-ilrépondu, ce qu'ils avaient à dire, mais on ne voulait pas lesentendre. Le pape termine en invitant le roi d'Angleterre à trai-ter; « que non seulement il accepte la paix oq la trêve, maisqu'il ne rougisse pas de l'offrir lui-mêmes.

1. Ainsi le manoir de Driencourt, enlevé à Raoul d'Eu, Monteontour à Geof-froi de Lusignan , aussitôt après le mariage de Jean avec Isabelle, etc.(J2ecointre-Dupont, dans les Mémoires de la Société des Antiquaires de (Ouest,t. XII, 1845, p. 150.)

2. De l'automne de 1200, après te mariage de Jean, d l'automne de 1201. Aumois de juillet, Jean était venu tenir sa cour A Chinon, en grand appareil mili-taire, pour rendre justice au comte de la Marche et à ses partisans, mais ceux-cin'avaient osé s'y présenter. voy. Iloveden (Relis sertes), IV, 176.— Hardy, fit-tzerary 0f John dans le L. I des Rotait titi erarum patentium.

3. cette entrevue eut lieu au Goulet, entre Vernon et les Andelys, pendant lecaréme de l'année 1202. Voy. R. do coggeshail, éd. Stevenson (flous sertes),p. 136 Rigord, dans Bouquet, XVII, 57. Raoul de flicet (lMd., XVII, 660)indique le 25 mars (8 des RaI, d'avril) pour la date de cette entrevue.

4. Sans doute vers la fin d'avril- Rigord, Ramai do coeshall, B. de Vende.ver s'accordent., en effet, pour dire que les hostilités éclatèrent peu après l'inu-tile entrevue du Goulet, 0e point sera éclairci plus loin.

5. Je ne connais pas ce fait par d'autres sources.6. La doctrine contenue dans cette lettre et dans les lettres analogues relatives

à la même affaire a passé dans les Décrétâtes d'innocent lit, chapitre Nouit, Dejudiciis (vov. Arttiqitae coilectiones decrelalium, éd. de 4600, p. 282). Du lIon-chet, dans les Annales d'Aquitaine, e fait à ce sujet de singulières erreurs« Aucuns client que le roy Phelippes usurpoit sur ledict roy lehan ladicte cité de

LA CONDAMNATION DE JEAN SANS-TEnUE.

Voilà donc tout ce que le pape, le 31 octobre 1203, trouve àreprocher à Jean Sans-Terre. Si vaguement qu'il formule les griefsdu roi de France, on voit que ces griefs sont antérieurs à l'en-trevue du' Goulet (mars 1202); pas un seul mot d'Artur, ni d'unecondamnation prononcée contre son meurtrier. - Mais, dira-t-on, cela n'est pas étonnant; sait-on la date de la mort d'Artur?Si les uns affirment que le malheureux prince fut assassiné enavril 1203, d'autres reculent beaucoup la date de cette mortetneseraient pas éloignés de croire qu'elle a pu avoir lieu en 1204',S'il en était ainsi, n'est-il pas évident que le pape ne pouvait, enoctobre 1203, parler d'événements arrivés seulement en novembreou en décembre?

Je ne méconnais pas la force de cet argument, car il est difficilede préciser la date de la mort d'Artur. Remarquons-le cependant:s'il y a, dans cette affaire mystérieuse, un point que l'accordpresque unanime des témoignages contemporains doit faire consi-dérer comme acquis, c'est qu'Artur a été assassiné à Rouen de lamain ou sous les yeux de Jean Sans-Terre'. Or, Jean a quitté laNormandie dans les dernières semaines de l'année 1208. Partide Rouen le 12 novembre', il s'est embarqué le 5 décembre à Har-fleur; il n'est revenu sur le continent qu'en 1206. Le meurtred'Artur est donc certainement àntérieur au 12 novembre. C'estd'ailleurs la seule chose que nous puissions affirmer. Les annales

Poictiers contre raison, et qu'à ceste cause lè pape Innocent III l'itt ce chapitreNout, qui est Décrétales, ou titre De jucuiciis. Mais ils entendent mal teshistoires; car lediet Innocent fut pape cinq ans après le révoltement de ceuxde Poicti&s, sçavoir est en l'an mil deux cent sept, comme. a escrit AnthoniusFiorentinns, en sa chronique, ou X titre, chapitre premier. Et fut envoié ladicterescription quand Loys, fiIz dudict roy Philippes, alla conquérir le royaumed'Angleterre contre lediet roy lehan.., s Quel que soit le peu de crédit quemérite du Bouchet, il n'était peut-être pas inutile de signaler cette erreur, quis'ajoute à tant d'autres, dans le sujet qui nous occupe.

1. Luchaire, Philippe-Anguste, p. 94 « Tout porte à croire (lue Jean Sans-Terre lit tuer son neveu sans prendre part lui-même à celle exécution, et quela mort du jeune prince eut lieu entre la fin de 1203 et le commencement ile1204. »

2. Je rappellerai seulement une curieuse anecdote racontée par Roger de Wen-(lover â Vannée 1208 la femme de W. de Breause refuse de livrer ses enfantson otage au roi Jean, parce que, dit-elle, il n fait périr son neveu Artur. Sonmari lui rejfroche ses paroles injurieuses pour le solkverain; il ne lui reprochepas de le calomnier.

3. Voy. l'itinéraire publ. par D. Hardy.

CL Bil0NT.

de Margam donnent hardiment la date du 3 avril'; elle estfort possible, car nous savons que Jean était à Rouen à. cetteépoque; j'ajouterai, pour ma part, que je la crois vraie, mais sansavoir d'autre preuve à donner que le témoignage, d'ailleui's sus-pect, de l'annaliste de Margam 2 . Il se peut donc que le meurtreait été commis du 9 au 12 novembre, plus d'un mois par consé-quent après les lettres que le pape fit écrire à la date du31 octobre.

En définitive, les lettres d'Innocent ne nous apprennent jus-qu'ici qu'une chose: avant le mois d'octobre, aucune sentence n'aété prononcée contre Jean; aucune procédure n'a, même étécommencée pour le meurtre d'Artur. Les autres lettres du papene nous en apprennent pas davantage on n'y trouve rien sur lamort d'Artur, ni sur la seconde condamnation de Jean. Inno-cent III a cependant gardé le souvenir d'une condamnation pro-noncée contre ce dernier. En 1205, les évêques de la province deNormandie, récemment conquise parPhilippe-Auguste, luiavaientdemandé auquel des deux rois de France ou d'Angleterre, auqueldes deux maîtres, l'ancien ou le nouveau, ils devaient jurer fidélité.Le pape leur répondit le 7 mars : « Comme notre très cher ifis enJ.-C., Philippe, illustre roi de France, a conquis la Normandie etexige le serment de fidélité de tous, tant clercs que laïques, affir-

I. « In turre Rotomagensi, feria quint.a ante Pascha. o Eu 1203, Pâques tom-bant le 6 avril, le jeudi saint est Je 3. On pourrait croire, à première vue, queces Annales rapportent l'événement à l'année 1204, mais ce n'est qu'une appa-rence.

2. Lltlnétairc dressé par M. Hardy montre que Jean, tout en se donnant,connue on dit, beaucoup de mouvement, ne quitta guère Rouen ni son voisinageimmédiat d'avril en août 1203. Le 4 sept., il part pour un voyage qui le conduitjusqu'à Mortain; il revient à Rouen le 4 oct.; IL repart le 7 el va jusqu'àVolques; il est de retour le 9 nov. L'itinéraire ne nous apprend donc rien;nous restons en présence de la sente affirmation des Annales de Margarn. -Dans son histoire de Rouen, M. Chéruel a publié la copie d'une charte concer-nant un fief du comte de Leicester à Rouen (1220) et contenue dans un registrevidimus de charles analysées à la fin du xvr s.; cite est, à ce qu'il prétend, datéecomme il suit': s L'an de l'incarnation mit deux cenz et vingt., l'an du règne dePhilippe Auguste xvii'. s L'auteur ajoute en note « Il est probable qu'on necomptait le règne de Philippe-Auguste, en Normandie, qu'à partir de la sen-tence de confiscation portée le 12 avril 1203 o (t, 262); ailleurs, il dit que cettesentence a été prononcée à cause du meurtre d'Artur. Mais nulle part il ne jus-tifie son hypothèse, qui, d'ailleurs, ne soutient pas l'examen. En effet, nousavons une copie presque contemporaine de cette charte aux Archives (J. J. 26,fol. 87 y'. Voyez Delisle, Cotai., n- 2014). Elle est datée très régulièrement« Anno domini nostre M' cc' xr, regni veto nostri Xi-, mense decembri,

LA CONDAMNATION DE JEAN SANS-TERRE.

mant qu'il a acquis cette province en vertu dun jugementrégulier de la cour de France, ..... mais comme nous ne connais-sons pas bien le droit ni la Coutume sur lesquels il s'appuie, quenous ignorons la cause, le mode, l'ordre et les autres circons-tances du jugement, nous ne pouvons vous donner une réponsedéfinitive s , i Sans doute, cette lettre ne nous dit ni quand, nipourquoi fut prononcé ce jugement de la cour de France; mais,si les faits relatifs à la mort d'Artur et à ses conséquences juri-diques avaient eu le retentissement dont la tradition s'est faitel'écho; si la nouvelle de cette mort avait causé une émotion aussivive qu'on l'a dit', si, à la requête des envoyés bretons, Philippe-Auguste, par une innovation remarquable autant que hardie,avait réuni solennellement la Cour des pairs pour lui demanderla condamnation à mort de Jean Sans-Terre, serait-il possiblequ'Innocent III déclarât « ignorer la Cause, te mode et les autrescirconstances du jugement? » Et ce qu'il ignore, oserons-nousl'affirmer?

On ne trouve rien de plus dans la correspondance d'Inno-cent HJ a• Ni à propos du concile de Meaux en 1204, ni à l'époquedu grand interdit, ni en 1213, lorsque le pape excommunia JeanSans-Terre et chargea Philippe-Auguste de. le détrôner, ni en1216 lorsque, malgré les menaces du pape, Louis de France passaen Angleterre pour s'emparer d'une couronne qu'il prétendait luiappartenir, les lettres d'innocent III ne gardent aucune trace dumeurtre d'Artur, ni de la peine prononcée contre le meurtrier.

L'étonnement redouble quand ou constate que les actes émanésde la chancellerie royale de France sont presque aussi muets sur

t. Asserens quod,justitia preevnte, per sententiam curie sue Normanniamacjuisivit.,. quia vero nec de jure nec de consuetudine constat, utpote quicausam, madone et ordinem, aliasque circuinstancias ignoramus. » Bouquet,XIX, 474. Potthasi, si' 2434.

2. Quoi qu'il en soit, à la nouvelle de cet attentat inouï, un cri (l'unanimeindignation s'éleva de tout le territoire de France. s Loch-aire, Philippe-Auguste, N. Un seul contemporain parle de ces cris d'indignation c'est B. de(Joggeshall, mais seulement au sujet du faux bruit de la iiorL d'Artur. Le secretqui entoura le fait même de l'assassinat rend impossible l'unanimité de cetteindignation.

3. Voy. Bouquet, XIX, 458, 460 et suiv. Ra'maldi, contin. des Annales cade'siastici de Blaronius, nouv. édit,, t. XX, p.182; Jlefele, Conciles, t. Vil!, p. 36.Le récit du concile de liteaux est emprunté à une Arionymi narraUuncuia publ.par Du Chesne au t. V de ses Script., et par Labbe, ConciL, t. XI.

40 CH. flhfONT.

ce point'. Voici cependant quelques actes qui donnent à réflé-chir. En mars 1203 (nouveau style), Maurice de Craon et plu-sieurs autres seigneurs poitevins prêtent à Philippe-Auguste leserment d'hommage « pour tout le temps qu'Artur restera enprison; ils resteront ses hommes liges s'il arrivait par hasardqu'Artur vînt à mourir. » Au mois d'octobre suivant, Philippe,lorsqu'il était déjà campé devant le château Gaillard, concède àGui de Thouars plusieurs châteaux en Touraine, « sauf le droitde l'évêque d'Angers et sauf le droit d'Artur, si cc prince estencore en vie 3. » - Si l'on compare les termes de ces deuxchartes, il semble bien qu'en mars 1203, Philippe-Augustecroyait qii'Artur était vivant, et craignait qu'il ne fût mis à mort;en octobre, au contraire, il croyait le meurtre accompli, mais cen'était encore chez lui qu'un soupçon vague; il n'affirme rien.Sans doute, on pouvait, sur de simples soupçons, intenter uneaction criminelle'; niais si un jugement avait déjà été prononcé,si même une instance avait déjà été ouverte en octobre 1203contre Jean Sans-Terre, la charte de Philippe-Auguste aurait-ellepu être rédigée comme on l'a vu plus haut?

S'il fallait en croire dom Brient, un des bénédictins qui tra-vaillèrent à l'histoire de Bretagne, et dont la Bibliothèque natio-nale a recueilli les papiers manuscrits, nous trouverions dans leschartes de Philippe-Auguste une attestation, pour le moins, dela condamnation prononcée contre le meurtrier d'Artur; c'est,comme il dit, « une promesse d'Eude, duc de Bourgogne, au royPhilippe, de le servir de tout son pouvoir dans la guerre qu'il fai-

• I. Je n'ai rien trouvé non plus dans les actes émanés de la chancellerieanglaise,- mais cela se comprend sans peine.

2. Delisle, te Premier registre de Philippe-Auguste, p. 58; cf. Catalogue,n' 752 et p. 500. N'y a-t-il pas là une allusion aux faux bruits de la mort dAt-tur de Bretagne rapportés par Raout de coggeshali?

3. Delisle, Càtalogue, n' 783. comparez n. de coggeshail, à la date d'avril1204 t Quod si ille (Arthurtrs) de niedio jam sublatus essai. o La charte con-cédée à Gui de Thouars se trouve dans le premier registre de Philippe-Augusteavec une autre en faveur dAimery, vicomte de Thouars, maïs qui a été biffée.On y lit « Nès in agmenturn (sic) feodi soi dedirnus et Lodunium (Loudun)con pertinenciis sais et heredi sue de uxore desponsata, oui illnd castrum inmorte sua dederit, selva jure Arturi si idem Artunj.s tlberatus [tient et con-ventjones nostras tennerit... , M. Delisle rapporte cette charte, non datée, ûl'année 1202. Je la crois plutôt de 1203. Cf. Catalogue, n' 742; Bouquet,XVII, 81.

4. Cf. Viollet, Établissements de saint Louis, t.- I, p- 197.

LA CONDAMNATION DE JEAN SANS-TERRE, 44soit au roy d'Angleterre pour tirer raison de la mort dudit Artur(juillet 1203)'. » Dom Brient renvoie aux Preuves des libertezde l'Église gallicane. Mais cette charte n'est autre que l'actementionné par M. Delisie au n° 770 de son catalogue; elle faitpartie d'une série d'actes analogues, délivrés par les plus puis-sants vassaux directs de la couronne de France, qui déclarent« avoir conseillé à Philippe-Auguste de ne pas se laisser forcerpar le pape à conclure une paix ou une trêve avec le roi d'Angle-terre'. » Ces déclarations individuelles furent solennellementrenouvelées quelques semaines plus tard, en présence des envoyésdu pape, dans l'assemblée de Mantes 3. Mais il n'y est nullementquestion du meurtre d'Artur'; dom Brient ne s'est pas contentéd'analyser l'acte, il a cru devoir aussi l'expliquer.

En résumé, de même que le pape Innocent III dans ses lettres,Philippe-Auguste, dans les chartes émanées de sa chancellerie,ne parle pas de la seconde condamnation de Jeans.

Le bruit de la mort d'Artur est sans doute parvenu aux oreillesdu roi; mais ce n'est qu'un bruit, une ombre de soupçon, baseincertaine pour soutenir un jugement régulier et une sentencecapitale.

Nous n'en saurons guère plus par les chartes émanées deLouis VIII.

Nous sommes en 1224. La trêve de quatre ans, conclue en1220 avec le jeune Henri III, vient d'expirer. Louis a repris lesarmes et envahi le Poitou dont la conquête était restée inachevée.Le pape Honorius III se plaint de cette agression, et, le 3 août, ilécrit à Louis VIII pour l'inviter formellement à renouveler latrêve avec l'Angleterre. Le roi lui répond « que ses barons ne luiont nullement conseillé de faire la paix avec l'Angleterre, qu'ilest entré en Poitou pour se mettre en possession de terres qui lui

1. BibI. nat., mss., cotisation des Blancs-fttanteaux. Fonds français, n' 22,308,fol. 185 verso.

2. Delisle, Cotai., n' 762 et suiv.3. voyez plus haut, p. 5.4. Eudes déclare avoir promis A Philippe-Auguste « Ut flaque parera neque

trengaw maint regi Anglie per s'iolentiam, val per coaclionem domini pape, ontalicujus cardinalis. D Preuves des Ub. de i'É9t. gail., éd. de 1731, t. I, I" part.,1" 95.

5. Je n'ai pas trouvé non plus, il est n'ai, dans les chartes de Philippe, lamoindre mention du premier jugement.

6. Tate des diplômes, t. V, p. 128; Ryaner.

12 CH. BI5TONT.

appartenaient légitimement « de quibus et allis feodis . de regnoFrancorum moventibus fuit abjudicatus Johaxines quondam rexAnglie, per judicium parium suorum Francie, baronum nostro-rum, antequam iste rex Henricus Anglie genitus esset, sivenatus 1 . » C'est sans doute dans les mêmes termes qu'était rédigéun autre acte, aujourd'hui perdu, mais dont l'analyse nous a étéconservée par Du Tillet dans son Recueil des traictez d'entreles roys de France et d'Angleterre: « Certification du royLouis VIII que, régnant son pèi'e, le roy Jean avoit, par juge-ment de la cour des pairs de France donné en conformité d'opi-nions, confisqué tout ce qu'il avoit deça la mer, avant que sonfils le roi Henri III d'Angleterre fut nay; pour ce, mande, etc...Datée en mai 1224. Au thrésor, registre 33, lettre 51. » Ber-mardi, dans un mémoire sur l'origine de la cour des pairs,semble soupçonner que l'analyse de Du Tillet n'est pas exacte,l'analyse de Bainaldi nous prouve le contraire.

Imaginons maintenant que nous ne puissions connaître l'his-toire des ces temps que par les renseignements puises dans lesactes authentiques, que saurions-nous de la mort d'Artur?Fresque rien. Que saurions-nous de la seconde condamnation deJean Sans-Terre? Bien!

Sans doute, on allègue d'autres documents, non moins dignes defoi, pense-t-on, que les lettres ou actes cités plus haut. C'est lerapport adressé par les agents de Louis de France, en 1216, sur

t. Annales ecetesiastici, t. XX, p. 482. Henri III naquit le P' oct. 1207.2. Le registre 33 n'existe plus; voy. l'inventaire sommaire des archives de

l'Empire, col. 16.3. Mémoires de l'Acad. des lnscr., nouv. série, t. X, p. 640. Voici en résumé

ce qu'il dit dans ce mémoire, rempli de menues erreurs c Un arrêt de la courdes Pairs condamna le roi d'Angleterre à mort et confisqua tous les fiefs qu'ilpossédait en France. C'est le premier jugement de la cour du roi où il soitparlé des pairs; mais il s'élève bien des doutes sur son authenticité... L'assas-sinat d'Artur n'a jamais été bien avéré... Il ne s'élève pas moins de doutes surla réalité de la cour des Pairs...; le seul monument qui nous en reste est lacertification qu'en donna Louis VIII; mais Louis VIII ne fait pas mention de lacondamnation à mort. cn silence sur un fait aussi important est d'autant plusextraordinaire que Louis l'avait donné pour certain dans trois occasions solen-nelles, pour appuyer ses droits à la couronne d'Angleterre. Pourquoi n'enparle-t-il point dans cette certification? c'est qu'alors il n'était pas questionde justifier ses prétentions à la couronne d'Angleterre, prétention qu'il avait dûabandonner après la mort de Jean. » Cette conclusion sera aussi la mienne;mais mes raisons sont bien différentes.

LÀ CONDAMNATION DE JEAN SOS-TERRE. 13leurs négociations en cour de Rome; c'est la lettre adresséepar le même 'Louis de France à l'abbé et au couvent de Saint-Augustin de Cantorbéry 2 . Ces deux textes affirment que Jean aété condamné pour le meurtre d'Artur; l'un d'eux ajoute mêmequ'il a été condamné à mort et que, pour cette raison, il a perdu,lui et sa lignée, tout droit de régner en Angleterre; mais, bien queje tienne ces pièces pour authentiques, c'est-à-dire comme ayantété inspirées ou dictées par Louis de Franco lui-même, je ne puisen faire pour le moment aucun usage, précisément parce que je mepropose de montrer combien peu le témoignage de Louis (le Francemérite créance'. Cependant cet examen ne pourrait se faire uti-lement maintenant; on ne peut le séparer de l'étude des chroniquesoù ces textes ont trouvé droit de cité.

II. - Les Chroniques. Discussion sur la valeur de leurtémoignage.

Parmi les historiens de Philippe-Auguste, contemporains desfaits qu'ils racontent, nous en avons deux seuls à citer iciRigord et Guillaume le Breton 4 . Ce sont, de l'aveu général, deschroniqueurs sages et véridiques. Sans doute, admirateurs dePhilippe-Auguste, ils ne sont peut-être pas toujours d'une rigou-reuse impartialité, et, dans le cas présent, il serait naturel que,sans fausser la vérité, ils présentassenties faits sous unjourplutôtfavorable à la Franco. Et quelle raison plus convaincante du bondroit du roi de Franco qu'un jugement des pairs condamnant dansJean Sans-Terre le meurtrier d'Artur? Cependant, pas un motchez eux d'une condamnation pareille. Que disent-ils?

I. « Objectiones Ludoviei et baronum Anglie contra regem Joliannem, s insé.rées par Roger de Wendover dans sa chronique; dans l'édit. de M. Paris parLuard, 1. 11, p. 657.

2. Intercalée par D. Bouquet dans le texte de Mat. Paris, t. XVII, p. 722.3. lI n'est peut-être pas inutile d'indiquer une lettre écrite par un grand per-

sonnage d'Angleterre, en janv. 1216, et publiée par Stubbs â la fin de sou édi-tion de Iloveden (Bous series), t. IV, 189; il n'y est nullement question desdroits prétendus par Louis. Le prétexte pris par Philippe-Augtiste, c'est queJean Ireugas Picta-qie infregit per LX millia inarcaruni quas de inercatoribussuis aceepiL » Louis espère réussir « quia pater élus crédit habere Iotum con-silium rornanum et ipsuin [papam ?] penes se. D

4. Sur ces deux chroniqueurs, voy. la préface que M. Fr. Detaborde a miseen tête de son édition des Œuvres de Rigord (Soc. de l'hist. de France).

14 C. B1hEO1NT.

• Intei'rogeons d'abord le moine de Saint-Denis, le chroniqueurofficiel du roi de France. Nous suivons son récit pas à pas'.

Versie commencement d'avril 1202, Philippe-Auguste et JeanSans-Terre ont une entrevue entre Vernon et les Andelys. Là, leroi de France somme Jean, « en qualité de comte de Poitou etd'Anjou et de duc d'Aquitaine, » de venir à Paris à la quinzainede Pâques 2 pour répondre « sur les faits que le roi de Francedevait proposer contre lui; » mais Jean ne se présente ni en per-sonne, ni par procureur. Le roi de France, « après avoir conféréavec les princes et avec ses barons, » prend les armes, s'emparedeBoutavant, d'Argueil, de Gournay et arme chevalier le jeuneArtur de Bretagne, son vassal 3 . Ce dernier marche alors versMirebeau, mais il y est fait prisonnier par son oncle le roi d'An-gleterre. A cette nouvelle, Philippe lève le siège d'Arques, sedirige vers Tours, prend la ville et la détruit. Hugues le Brun,comte de la Marche, Aimeri de Thouars, Geoffroy de Luzigoan,

et beaucoup d'autres l'appuient, « ils étaient hommes liges du roid'Angleterre; mais, comme celui-ci avait enlevé au comte de laMarche sa fiancée et qu'il avait fait éprouver beaucoup d'autresmaux aux Poitevins, ils avaient renoncé à la fidélité de JeanSans-Terre et s'étaient alliés avec le roi de France. » Rigord neparle pas autrement d'Artur, ni pr conséquent d'aucun jugementà propos de sa mort.

Le chapélain de Philippe-Auguste, le moine breton Guillaume,a repris l'oeuvre interrompue par Rigord après le récit des inon-dations de l'année 1206. Dans une première rédaction en prose,qui devient originale à partir de l'année 1209, il la continuajusqu'en 1219; puis, voulant mettre dans un plus grand lustrel'histoire de Philippe-Auguste et de Louis de France, il entre-prit de chanter leurs exploits en vers hexamètres. La Philip-pide paraît avoir été écrite entre 1220 et 1224; pour les faitsdes années 4202-1204, elle ne mérite donc pas la même créanceque la chronique en prose, beaucoup plus rapprochée des événe-ments.

t. Bouquet, XVII, 54. Édition Delaborde, j, r . 151 et suiv.2. En 1202, Pâques est le 14 avril.3. L'hommage de la Bretane fut sans cesse disputé au xii' s. entre le roi

de Franco et le duc de Normandie. voyez Luchaire, Histoire des institution-smonarchiques, 11, 36.

4. Voyez l'introduction de M. Delaborde aux œuvres de Jagord et de Cuit-laume le Breton. -

LA CONDAMNATION DE JEAN SANS-TERRE.

Dans cette chronique en prose, Guillaume le Breton ajoute peuà Rigord. Il attribue deux causes à la guerre de 1202-1203: l'en-lèvement d'isabelle par Jean Sans-Terre et le retard apporté parcelui-ci à prêter l'hommage qu'il devait au roi de France. Jeansongea cependant à se mettre en règle, et, comme garantie, pro-mit de livrer à son suzerain les deux châteaux de Tillières et deBoutavant'; mais, lorsque les chevaliers envoyés par le roi deFranco pour prendre possession de ces forteresses se présentèrentdevant les portes, elles restèrent fermées; de son côté, Jean nevint pas à la cour du roi de France et n'envoya pas de procureur;Philippe, irrité, envahit alors la Normandie, prit et détruisit Bou-tavant, s'empara d'Argueil et de Mortemer, enleva Gournai d'as-saut, après un siège long et pénible. Cependant Artur, gendre duroi, était fait prisonnier à Mirebeau (1202). En 1203, « Jean pritDol et ravagea Fougères. » Rien de plus! Ce Breton, qui s'inté-resse aux malheurs de Dol et de Fougères, n'a pas même un motsur la mort du comte de Bretagne!

Ce n'est pas qu'il n'en ait entendu parler. Franchissons unintervalle de dix ans. Guillaume expose en ces termes les causesde la guerre que Philippe -Auguste, en 1213, prépara contreJean Sans-Terre: « Ces causes furent que Philippe voulait res-taurer sur leurs sièges les évêques chassés par le roi d'Angleterre,rétablir le service divin interrompu depuis sept ans dans toute l'An-gleterre, infliger un châtiment mérité à Jean lui-même qui avaitassassiné son neveu Artur, fait pendre un grand nombre d'enfantset 183 otages, commis des actes d'infamie sans nombre; bien plus,il voulait le renverser de son trône et faire que son surnom de« Sans-Terre » fût l'exacte expression de la vérité. » Un peu plusloin, il répète la même accusation contre Jean, mais nulle part ilne parle de condamna hou 2

A ce récit très simple, dénué d'événements dramatiques, laPhilippide vient ajouter beaucoup de traits qu'il faut recueillir.Pourquoi Jean, cité devant la cour des pairs (par les Poitevins,comme nous l'avons vu, en 1201), a-t-il refusé de comparaître?Qui se plaint et quels griefs articule-t-on? Sur tous ces points, la

Il Tiltières-sur .Ayre, dép. de l'Eure. - ii Aedilicavit (Ricliardus nx) aliammunitionem super ripam Sequane, plain vocavit Botavant, quod suant pulsusin antertora, quasi diceret ad recuperandam terram mea,» in antoriora meexto'ido. » Guiti. Armer. Isouq., XVII, 76, éd. Delaborde, 1, 201

2. Voy. Bouquet, XVII, 75 01100; Delaborde, 1, 253.

46 cli. BtIIONP.

chronique rimée est plus explicite que la chronique en prose.Les barons du Poitou, dit-elle, après avoir souffert maintes injus-tices de la part du roi Jean, en appellent à leur suzerain le roi deFrance; Jean répond à l'assignation qu'il est prêt à se présenterdevant ses pairs; mais il demande qu'auparavant ses vassauxpassent en jugement dans sa prdpre cour; s'il est prouvé que leuraccusation est fausse, ils devront en être punis. Deux fois, il offreainsi de rendre bonne justice, deux fois il manque à sa parole.La guerre éclate alors' et Artur est pris à Mirabeau. Notre chro-niqueur raconte avec une grande abondance de détails, mieuximaginés peut-être qu'ils ne sont réels, la mort du malheureuxprince assassiné par son oncle; il s'indigne d'un pareil attentat;il compare Jean Sans-Terre à Néron le parricide, à Hérode, roides Juifs, qui ordonna le massacre des innocents. « Par la vied'Artur, s'écrie-t-il, tu as mérité de perdre le royaume'; par samort, tu seras privé du royaume et de la vie. Avant que lejeu du hasard t'ait fait devenir roi, ton propre père t'avait donné lesurnom de « Sans-Terre; » la mort d'Artur réalisera le présageattaché à ce nom. Car l'heure fatale arrive, elle est tout près detoi où, détesté de tous à cause dé ce meurtre, tu deviendras etvivras sans terre pendant de longues années; ensuite, privé deton royaume, tu seras privé de la vie'. » On pourrait peut-être trouver dans ce passage la trace d'une condamnation, voired'une condamnation capitale. Ce serait une erreur Guillaumele Breton raconte les événements de 1203 après la mort de Jeanen 1216; 11 lui est donc facile de prédire la perte de là Normandieet autres provinces françaises, puis l'expédition de Louis deFrance,

là détresse où s'est trouvé Jean fugitif et presque sans

appui dans son royaume, enfin sa mort misérable. Mais ce pas-sage ne contient aucune allusion an jugement qui nous occupe.

Cen'estpas cependant que Guillaume le Breton l'ignore. Danslesderniers vers de son poème, Philippe-Auguste mort, il exhorteLouis VIII à imiter les vertus de son père. « Sans doute beau-coup de choses ont été mites, mais il en reste à faire plus encore,

1. On remarquera que Guillaume le Breton ne parle pas ici de jugement.2. Allusion aux droits dArtur sur la couronne d'Angleterre. Fils de Geoffroy,

le troisième fils de Houri Il, Artur paraissait avoir, en effet, un droit supérieurà celui de Jean, le dernier des fils de Henri Il.

3. Phuiippide, liv. VI, dans 1100 .1., XVII, 194. Éd. Delaborde, 1, P. 175, vers588-599.

LÀ CONDSM?ÀTION 1)5 JEÂN SÀNS-TSRItE. 47

que d'autres poètes raconteront. » II s'agit de prendre la Rochelle,de soumettre toute l'Aquitaine, de chasser de France l'étranger.« Tu ne laisseras pas régner en paix le nouveau roi qui vient deprendre le sceptre de l'Angleterre, enlevé à son père par lin juge-ment légitime'. Ce sceptre n'appartient qu 'à toi; par le droit deta femme,à toi seul il est dû; enfin l'élection unanime du clergé,du peuple et des grands d'Angleterre t'ont donné sur lui un droitparticulier. Ne te repose pas avant que ce royal enfant, vaincupar tes armes, ne te cède un royaume auquel il n'a nul droit etque tu ne règnes seul dans les deux royaumes! »

C'est Roger de Wendover qui nous fournira le meilleur commen-taire de ce passage. A l'assemblée de Melun (1216), en présencedu légat du pape qui le pressait de renoncer à son expédition enAngleterre, Louis de France s'adresse en ces termes à son père« Tout le monde sait que Jean, soi-disant roi d'Angleterre, a étécondamné à mort dans votre cour, pour le meurtre d'Artur, puisdéposé par les barons anglais pour des meurtres, des énormitéssans nombre. Le trône ainsi vacant ne pouvait être rempli sansles barons; ceux-ci m'ont donc élu, à raison de ma femme, dontla mère, c'est-à-dire la reine de Castille, survivait seule à cetteépoque de tous les frères et soeurs du roi d'Angleterre 2 . » Il y aun rapport étroit entre ce passage du chroniqueur de Saint-Albans et celui, que je citais plus haut, du chapelain de Philippe-Auguste. Leur source commune, nous la connaissons : c'est lerapport des envoyés de Louis auprès du pape et les déclarationsidentiques du prince lui-même devant l'assemblée de Melun; mais,en 1216, Louis de France avait besoin de justifier ses droits à lacouronne anglaise; la prétendue condamnation à mort de Jeann'a été pour lui qu'un argument; c'est, du moins, ce que j'es-.saierai d'établir plus bas. Retenons seulement ceci: avant 1216,pas un mot du jugemeuf dans Guillaume le Breton; il n'y faitallusion qu'après 1216e.

I.Non regem regnare Bines in pane novellum,Qui modo presumit Anglorum sceptra tenereQuae genitori ejus snbdueta examine juste...

Liv- XII, y. 833 et s. Jlouq., XVII, 285. flelaborde, 11, 380, y . 834-840, 859-861.Z. Wendover-Paris, éd. Luard. Ii, p. 652. D'après les mss. de Mathica Paris,

cette assemblée eut lien « apnd Lugdunum » en ilote de son édition, p. 651,M. Luard cite D. Brial, qui suggère Laudanum (Laon) pour Lugdunum (Lyon);c'est idetedunum (Melun) go il faut lire. Voy. Delisle, CataL, n 1657, 8, 9.

3. Aubri de Trois-Fontaines et les Grandes chroniques de Saint-Occis, quisuivent Guillaume Je Breton, n'ajoutent rien à leur modèle.

18 CH. nihtortt.

Dans le même temps où, d'après l'ordre et sous l'inspiration dePhilippe-Auguste, Rigord et Guillaume le Breton étaient occupésà écrire les Gesta re gis, Robert d'Auxerre composait une chro-niqué très digne de foi, dont nous possédons l'original, écrit de lamain même de l'auteur'. Robert mourut en 1212; son témoignagea donc pour nous une valeur particulière, car il n'a pu êtreinfluencé par les événements qui se produisirent cinq ans plustard. Le moine d'Auxerre connaît très bien les causes de laguerre qui éclata en 1201 dans le Poitou; il les rapporte à peuprès de la même façon que Rigord. Il sait qu'Artur a été pris àMirebeau avec la plupart de ses compagnons. « Jean, dit-il,relâcha ces derniers après leur avoir fait livrer des otages; maisil garda Artur et le tint dans une prison encore plus étroite 2 . »Rien de plus dans la chronique de Robert et de son continuateur.

Mais, dira-t-on, Robert vivait et écrivait dans le comtéd'Auxerre, en dehors des terres du domaine royal e ; ce qui se passaiten France, en Normandie, en Poitou n'avait pour lui qu'unintérêt secondaire; on comprend donc qu'il n'ait pas connu ledétail de ces événements. - Quelle que soit la valeur de cetargument, on ne pourra l'invoquer contre le chroniqueur anonymede Tours'; après avoir raconté les injures faites par Jean Sans-Terre au comte de la Marche et la manière dont fut pris Artur,il ajoute ces seuls mots i Par la suite, Jean, dit-on, le tua àRouen. » Cette mort, le jugement qui la suivit, ont-ils donc eu sipeu de retentissement qu'ils n'aient pu venir aux oreilles d'unhomme vivant au milieu même des pays disputés entre Philippe-Auguste et Jean Sans-Terre, entre le juge et le meurtrier?

Nous en avons fini avec les chroniqueurs français qui ont

L Cet original est conservé à la bibliothèque publique d'Auxerre. Robertd'Auxerre est désigné d'ordinaire par le surnom d'Abolant. C'est une erreur.Robert Abolant, lecteur au chapitre d'Auxerre, mort e,' 1250, ne doit pas êtreconFondu avec l'auteur de la chronique. Ce dernier naquit en 1156, entra en1172 dans l'ordre de Prémontré, devint prieur de l'abbaye de Notre-Daine Lad'I3ors, composa la chronique de Saint-garien, d'après l'ordre de l'abbé Milon,et mourut en 1212. Voyez une notice sur l'auteur de la chronique de Saint-Marien dans le Bulletin de la SocWtd des sciences historiques et naturelles deL'Yonne, année 1883, vol. XXXVIII, P. 159.

2. Bouquet) XVIII, 266,3. Le comté d'Auxerre, après avoir été annexé pendant quelques années au

domaine de la couronne par Philippe-Auguste, appartint, de 1192 à 1257, àMabaut. 1, fille d'Agnès et de Pierre Ii de Courtenay. II fut vendu au roi deFrance par Jean 1V de Chaton en 1370.

'j. Bouquet, XVIII, 295.

Li. CONDAMNATION DE JEAr1 SANS-TERRE. 19raconté l'histoire des années 1201-1203, au moment même où lesfaits venaient de se produire, ou tout au moins avant 1216 f. Leschroniqueurs postérieurs ne méritent plus la même créanceécrivant longtemps après les événements, leurs souvenirs pou-vaient ne plus être très sûrs, ou si, reproduisant le récit d'un con-temporain, ils y ont ajouté quelque chose de leur propre fond,cette addition ne peut avoir par elle-même aucune valeur.D'ailleurs, les affirmations de Louis de France en 1216 ont pro-duit l'effet souhaité tout le monde crut dès lors et répéta queJean Sans-Terre avait été condamné à mort pour le meurtred'Artur; mais il est curieux de constater que presque tous leschroniqueurs français du MIT 2 et du xiv' s. ont rappelé ce fait entermes presque identiques soit Vincent de Beauvais, qui écrivaitson Speculum historiate vers le milieu du xiii 0 s. (il mourut en1264) 2 ; soit Guillaume de Nangis, mort avant 1304, et qui nousa laissé une chronique plus connue que digne de l'être, tant elleest peu originale s ; soit le prétendu Pierre, évêque de Lodève,dont Du Chesne a publié une chronique allant de 1201 à 1311,mais qui n'est autre que le célèbre dominicain et inquisiteur duxiv' s., Bernard Gui, évêque de Lodève en effet, de 1324 à 13311;soit l'auteur anonyme d'une brève histoire des comtes d'Anjou,

1. 3e n'ai pas eu à citer la médiocre chronique d'Hélinand, bien qu'elle s'ar-rête en 1204. Voici les derniers mots de cette chronique Civitas Rotoinagicorn tota Normannia subjugata est Philippo regi Franeoruni. Rex Johannesfugit in Angliam, territens ne a baronibus traderetur in manus Phulippi regis.Civitas Constautinopouis a Francis capitur. p Aucune mention ,I'Ârlur. Voy.Bibtiotheca patron; cisterciensium, ta bore et studio ('r. B. lbsier, 1664, t. Vil,P. 205.

2. c Johannes autern Artnrum apud Mirabellum cepit, ceterisque per obsidesliberatis, ipsum, ut fertur, latenter perernit; super quo a baronibus apud regemFraude accusatus, cujus vassallus crut, cum comparere nollet, post mullascitationes per judicium parium exheredatus est. u Édit, de Douai, IV, 1209.

3. Le passage de Nangis est, identique à celui de Vincent de Beauvais; édit.Géraud (Soc. de l'hist. de Fr.), t. 1, p - 118.

4. praectara Francorum (acinora... 1201-1311, quae valga ch,'oncj consUlsJlfontisfortis nomine designantur. Du Chesne, use. Franc. Script., V, 704. Cf.Schmidt, Histoire des Cathares ou Albigeois, II, 303, et Delisle, JIibi, deERe.des charte, 1877, p. 384. Le passage, dans cette chronique, est identique à celuide Vincent.; seulement, après exhereda tus est, n ajoute « a dt,catu Aquitanieet a lots terra quam babebat in regn6 Fraude. On remarquera que, dans cetexte, il n'est nullement question de condamnation à mort. C'est pourtant à lachronique de P. de Lodève, publiée par Du Chesne, que renvoie Isambert pourattester l'arrêt de la cour des Pairs qui condamne à mort Jean Sans-Terrepour l'assassinat du comte Artur. Lois françaises, f, 104.

20 -CIT. B]MONT.

càiriposS on ne sait au juste à quelle époque'; soit une chroniquede Normandie, publiée pour la première fois par M. Chéruel2,sans qu'on nous dise à quelle époque elle a été composée; mais ilest certain qu'elle l'a été à une époque assez tardive. Ajoute-rons-nous à cette liste Mathieu de Westminster, dont la chroniqueintitulée Flores historiarum a joui d'une si grande faveurauprès des historiens du moyen âge? On a plus d'une fois invoquéson témoignage; mais le passage qu'on cite de lui n'est autrechose que cette phrase consacrée, et pour ainsi dire -stéréotypée,dont nous suivons en ce moment la trace dans les chroniqueurs dutemps. Je me hâte d'ailleurs d'ajouter qu'ici l'on a tout à faittort de renvoyer à Mathieu de Westminster. Sir Th. D. Hardy aen effet montré depuis longtemps 3 que le passage en question estinterpolé; qu'il a été arbitrairement introduit par l'éditeur Parkerdans le texte de la seconde édition (1570) dela chronique; et qu'ilne se trouve ni dans la première édition (1567), donnée par lemême Parker, ni dans aucun des -mss. dont cet éditeur, peu soi-gneux, pour ne pas dire plus, s'est servi pour constituer ouplutôt pour fabriquer son texte.

En réalité, tous ces témoignages se réduisent à un seul'; c'estle même fait rapporté dans les mêmes termes par différents auteurspuisant à la même source. Quelle est cette source commune? Je nele saurais dire. Cette phrase, cette formule consacrée exprimaitl'opinion courante des gens du xrir s.; Je fait qu'elle affirmen'était pas vrai, mais il était vraisemblable. Elle était rédigéeavec une assez heureuse concision; c'est cette concision même quia fait sa fortune.

Passons maintenant de France en Angleterre et voyons ceque nous apprendront les chroniqueurs anglais contemporains.

1. « Unde vocales et accusatus, dum apud Philippum regem Fr., cujus vas-salins erat, nollet comparere, per judicium pariera Fraude exheredatus est aIota terra quam habebat in rogna Ennoie D (Soc. de l'hist. de Franc; p. 368).

2. Normanniae nova chronica a Christo ad saec,ztwrn XV, dans les friém.de ta Soc, des Antiq. de Nornz., L. xvii, p. 15.

3. Descriptive catalogue of engtlsh. history, I. Hi, p. 412 et 441.4. Une très brève chronique des comtes de Poitou et ducs d'Aquitaine, publiêe

d'abord par Coin Martène, Ampliss. cotlectio, V, col. 1155, puis dans dora Bou-quet,. XVIII, 244, se contente de dire que Louis VIII devint duc d'Aquitaine etde Normandie « per forisfactuni regis A. Johanuis, quando ferro necavit Artu.runa ducem Britannie.

LA CONDAMNATION FE JEAN SANS-TERRE. 21

Il est fâcheux que les guides les plus précieux pour l'histoire deRichard 1er et des premières années de Jean nous abandonnent ici:Roger de Hoveden et Raoul de Dicet' s'interrompent brusquementen 1201 et en 1202. lin autre Raoul, abbé du monastère cisterciende Coggeshall (1207-1218), nous a laissé une chronique, peuremarquée pendant longtemps, mais dont on fait aujourd'hui untrès grand cas. 11 raconte, en effet, ce qu'il a vu, ou ce qu'il tientde témoins dignes de foi'; il n'a de parti pris ni pour ni contreJean Sans-Terre; comme la plupart de ses contemporains, il nelui est pas favorable, mais il ne le maltraite pas avec la violenceque l'on regrette de trouver, par exemple, dans les Annales ano-nymes de Margam. Son témoignage, impartial dL tout à fait depremière main, doit donc peser d'un grand poids dans la présentediscussion. Or, l'auteur du Chronicon anglicanum ne sait riend'une condamnation de Jean, à propos du meurtre d'Artur; maisil est on ne peut plus précis sur les véritables origines du procès.Jean, dit-il, avait attaqué le comte de la Marche et son frère, lecomte d'Eu; ceux-ci s'étaient plaints à Philippe. Invité à plu-sieurs reprises à laisser en paix ses vassaux, Jean ne tint aucuncompte des prières ni des menaces de son suzerain. Il fut alorssommé par les grands (proceres) du royaume de France, enqualité de comte d'Aquitaine et d'Anjou', de venir à lacour de son suzerain pour subir le jugement de ses pairs. Jeanrépondit qu'il était duc de Normandie et qu'à ce titre il n'étaitpas tenu de venir à Paris, mais seulement sur la frontière duduché de Normandie et du royaume de France'. A cela, Philipperépliqua que Jean était cité devant ses pairs, non comme duc deNormandie, mais comme duc d'Aquitaine; s'il réunissait cettedouble qualité, était-ce une raison pour que les droits du roi deFrance fussent amoindris? De longues discussions s'engagèrent

1. La chronique de R. de Dicet se termine par ces mots s Colloquium esthahitum inter regem Francic et i'egem Anglie vus kal. aprilis (25 mars 1202) inNormannia, prope Andeliacum, in loco qui dicitur Galet. Bouq., XVII, p. 660;cf. l'édit. donnée dans la colt. du Master of the volts, Z vol., 1876.

2. Ohronicon a.gUcanum, publié en dernier lieu par Stevenson dans lamême collection, 1875. Bouquet en donne les extraits les plus importants.M. Mullinger ne le cite pas dans son Introduction to the engtish history.

3. O'eft donc bien sur l'appel des barons poitevins que porte le procès.4. « Quia sic antiquitus inter ducem et regem decretum, et scriptis autisen-

licis confirinatuni oral- , C'est ce qui explique les nombreux traités signés àVernon, à Gournai, au Goulet, etc.

22 CII. BMONT.

sur ce point litigieux, mais sans pouvoir aboutir. La cour du roide Franco assemblée déclara alors Jean Sans-Terre « déchu detous les fiefs qu'il tenait du roi de France, parce que, pendantlongtemps, il avait dédaigné de remplir les conditions de ses fiefset ne voulait obéir presque en aucune chose à son suzerain'. »Philippe-Auguste accueillit avec joie et approuva une décisionaussi favorable à ses intérêts; il réunit une armée et entra aus-sitôt en campagne (1202); mais Artur fut pris à Mirebeau etenfermé à Rouen. Philippe-Auguste et les Bretons demandèrentau roi d'Angleterre d'acepter des otages en échange de son prison-nier; Jean refusa. Aux prières, ils ajoutèrent les menaces. Jeanne s'émut pas plus des unes que des autres. En présence de cesrefus multipliés, le roi Philippe envahit à nouveau la Normandie.

Si l'on compare le récit de Raoul de Coggeshail avec les lettresqu'Innocent III fit écrire en octobre 1203, on est frappé de la con-cordance qu'offrent les deux récits. Cette concordance est d'autantplus significative qu'elles proviennent de deux sources différentes.Il est fort vraisemblable que le chroniqueur anglais reproduit laversion anglaise des faits, tandis que, dans sa lettre à Jean Sans-Terre, Innocent III reproduit la version française; or, ces deuxversions sont de tout point semblables, et il n'y a pas de meilleurcommentaire à la bulle un peu embrouillée du pape que le récitdes faits présenté par le Chronicon anglicanum.

Essaiera-t-on d'alléguer qu'il y a eu un second jugement etque la condamnatioit de Jean pour le meurtre d'Artur a pu êtreignorée du chroniqueur anglais ou passée par lui sous silence?Mais une pareille supposition est inadmissible. Raoul de Cogges-haliraconte, en effet 2 , qu'après la mi-carême (I 0' avril) de l'année1204, le roi Jean avait envoyé en Franco l'archevêque de Can-torbéry, les évêques de Norwich et d'Ely, Guillaume le Maréchal,et le comte de Leicester pour négocier la paix. Comme conditionpréalable, Philippe-Auguste exigea qu'Artur lui fût remis vivant;« que s'il avait déjà disparu de ce monde, » il demandait enmariage la soeur du défunt

s , et pour dot tous les fiefs du roi d'An-

1. Chronicon anglicanum, éd. Stevepson, p. 136.2. Éd. Stevenson, p. 146. Bonq., xviii, 98.3. Agnès de Méranie était morte en 1201; Ingeburge avait été confinée en

prison après le concile de Soissons (mars-avril 1201), et Ph.-Aug. plaidait l'il-légalité de ce mariage, disant quingeborge était sa cousine au degré prohibé.il pouvait donc agir comme ait était veuf.

LÀ CONDflINÂTÉON DE JEAN SANS —TERRE. 23

gleterre en France; « quant aux articles mêmes de la paix, ilimposait toujours quelque condition nouvelle et inacceptable. Lemotif de son extrême irritation était la mort d'Artur, qui avaitpéri noyé dans les eaux dela Seine; aussi avait-il juré, dit-on, quetoute sa vie il ferait la guerre au roi Jean et qu'il ne poserait lesarmes qu'après lui avoir enlevé tous ses domaines'. » Nous nepouvons ici que reproduire les observations présentées dans la pre-mière partie de ce travail, à propos d'une charte de Philippe-Auguste d'octobre 1203 en avril 1204, au moment môme où ilachève la conquête de la Normandie, le roi de France douteencore de la mort d'Artur et, par conséquent, n'a pas encorepu ouvrir d'instance contre le meurtrier; or, qui croira qu'unjugement ait pu avoir lieu après avoir déjà été plus d'à moitiéexécuté'?

Nous avons encore ufe chronique contemporaine du Chroni-con anglicanum, et qui sur plusieurs points le . complète; c'estl'oeuvre d'un anonyme, sans doute chanoine de Barneweil, prèsde Cambridge, qui écrivait vers 1227; mais, pour ce qui nousconcerne, cette chronique, reproduite par Walter de Coventry,dans son Mcmorialc, ne nous apprend rien; elle mentionne lamort d'Artur « arrivée on ne sait comment, » sans parler d'unjugement quelconque; elle serait fort précieuse au contraire pourl'étude de l'expédition de Louis en Angleterre, en 1216-17.

Roger de Wendover, moine à Saint-Albans, vivait à peu prèsà la même époque que Raoul de Coggeshail et que le chanoine deBarneweil. Sa chronique devient originale et importante à partirde 1200 environ, c'est-à-dire au moment où s'arrêtent Roger dellovedenetRaoul de Dicet'. Jusqu'en 1235, le témoignage de ses

t. « Ponce soin rogue son privasset; le mot regarni doit signifier icinon pas le royaume d'Angleterre, mais les fiefs français dépendant de ce royaume.C'est du moins le sens qu'indique le contexte de notre chroniqueur. Cf. Paris,11, 658. - Ne pourrait-on pas identifier l'ambassade dont parle tel R. de C.avec celle dont parle Paris au passage auquel je renvoie? La grosse difficulté,c'est que les noms des ambassadeurs ne sont pas les mêmes dans les deuxauteurs. Paris ne donne que celui de l'évêque d'Ely (qui se trouve aussi dansR. de O.) et celui d'llubert de Bourg (qu'il a fort bien pu confondre avec Cuil-laitme le Maréchal).

2. Phulippe.Auguste venait en effet de'prendrele château Gaillard (6 mars 1204),et Rouen allait bientôt succomber 24 juin).

3. PubI. par Stubbs (Rotls series). Cf. Luard, préf. au t. Il de son édition desChronica majora de M. Paris, p. 'n.

4. La chronique de Roger de Wendover a été publiée par extraits dans D. flou-

24 CH. F.illONT.

Pores itistoriarum est de première main, mais quel comptedevrons-nous en faire, siWendover se contreditlui-même? Lorsqu'ilraconte les événementsdes années 1202-1204, il concorde aveclessources les plus autorisées que nous avons étudiées jusqu'ici, avecRigord et Guillaume le Breton, comme avec Raoul de Coggeshail:au carême de l'an 1202 (entre le 27 février et le 14 avril), les deuxrois de France et d'Angleterre ont une entrevue au Goulet. Là, leroi de France, animé contre Jean Sans-Terre d'une haine mor-telle - Wendover ne dit pas pourquoi - somme le roi d'Angle-terre d'abandonner au comte de Bretagne toutes les terres qu'ilpossédait en deçà de la mer et élève d'autres exigences qui sontrepoussées. Philippe entre aussitôt en campagne, mais Artur, sonprotégé, tombe aux mains des Anglais. Il est enfermé au châteaude Rouen (1202); peu de temps après, « il disparaît subitement; »la rumeur publique accuse aussitôt Jean Sans-Terre d'avoir assas-siné sou neveu'.

Tel est le simple récit deWendover, que Paris a transcrit dansson Historia major et paraphrasé dans son Historia Anglorum.On n'y parle, comme on voit, ni de procès, ni de condamnation àmort. C'est pourtant Wendover, et Paris d'après lui, qui ontaccrè-dité l'erreur historique que je combats ici, en intercalant dans leurtexte une pièce queje tiens pour mensongère. Voici à quel propos.

J'ai déjà parlé plus haut de l'assemblée tenue à Melun enavril 1216. Le légat du pape, Walon, menaçait Philippe-Auguste et son fils Louis de l'excommunication, si ce dernierdonnait suite à son dessein d'envahir l'Angleterre, devenue un fiefdu saint-siège. Philippe-Auguste allégua hypocritement que cetteaffaire nele regardait pas. Peson côté, Louis de France déclara,en présence du légat et de toute l'assemblée, que Jean Sans-Terreavait été, par le jugement des barons anglais et parla volonté deson frère Richard, déclaré déchu de tous ses droits à la couronned'Angleterre; au cas où, malgré ce jugement, il aurait encore eudes droits au trône, Jean les aurait perdus par le jugement de la

guet, sous te nom de son continuateur, Mathieu Paris, isolément, mais seule-ment depuis 449 par M. Coxe, pour t'Engtish histôrical Society, enfin inlégra.lement par M. Luard dans son édition des Chronca majora de Mathieu Paris;7 vol. dans la coll. du Master of Oie relis, c'est à cette dernière édition quenous renverrons.-

t. t Quasi ittum mail', propria peremisset. s Mathieu Paris ajoute e Modofere omnibus ignorato, utinam non ut lama fert invida I n

L

LÀ CONDAMNATION DE JEÂN SANS-TERRE. 25

cour des pairs de France, « qui l'avait condamné à mort k causedu meurtre d'Artur » et qui avait prononcé la confiscation de tousses fiefs continentaux. Irrité par cette résistance, le légat du papelança ]es foudres de l'excommunication sur Louis de France ettous ses partisans. Ceux-ci en appelèrent à la cour de Borne etenvoyèrent au pape des députés chargés d'exposer et de défendreles prétentions du prince sur la couronne d'Angleterre. Ces der-niers, aussitôt après leur arrivée, écrivirent à Louis de Franceune lettre très courte, où ils lui annoncèrent l'accueil qu'ilsavaient reçu du souverain pontife'. Alors, et sans aucune tran-sition, Roger de Wendover donne le rapport circonstanciéqu'ils lui adressèrent sur leurs entretiens avec le saint-père9.Dans ce rapport sont reproduits et discutés les arguments pré-sentés par Louis à Melun. Nous savons en quoi ils consistent, etl'on comprendra quelle est l'importance capitale de ce documentdans la question qui nous occupe, puisqu'il contient l'affirmationla plus précise de la condamnation de Jean Sans-Terre pour lemeurtre d'Artur de Bretagne.

Je n'ai pas l'intention d'exposer en ce moment ce que je pensedu rapport des agents de Louis de France; on rencontrera bien-tôt un document très semblable à celui-ci, et il est impossiblede les étudier séparément. Je me contenterai d'appeler dès main-tenant l'attention sur une remarque de Mathieu Paris lui-même,sur le premier argument (le plus important pour nous) qui futprésenté et défendu-par les envoyés du prince Louis.

Voici d'abord le fait allégué par eux « Jean a été condamnéà mort pour avoir assassiné son neveu Artur. » La vérité sur cepoint, selon Mathieu Paris 3 , n'est ni dans l'affirmation des

1. \Vendnver.Paris, 11, P. 656.2. Ibid., p. 657 n Hie ponuntur objectiones Lodowic,i et baronum Anglie

contra regem Joharniem. D Le diligent éditeur de M. Paris nous apprend icique tout ce morceau manque dans un des mss. et qu'il n'y n été inséré qu'aprèscoup et sur une feuille séparée. Le fait est bon à noter. Je ne vois pas cepen-dant quelle conclusion pratique on en pourrait tirer. - À propos de ces c Objec-i.innes, B je pense qu'il faut faire une correction à la dernière phrase. L'éditeuret le ms., que j'ai eu l'occasion de vérifier en cet endroit, la donnent ainsis Novissiine vero dicit Papa qund ipse statuet super bis antequam veniantnuneii don,ini Walonis. Je crois qu'il faut lire non statuet. Il serait tropétrange de voir le pape décider sur une affaire aussi grave avant d'avoir reçules avis de son légat.

3. « Veritas roi geste super hoc. » Wendover-Paris, Il, 658. Cc passage estune addition de Paris.

26 CH. JJéMONT.

envoyés, ni dans la réfutation du pape. « En réalité; le roi Jeanne fut pas justement ni légalement déchu de la Normandie; ceroi, dépouillé non par un jugement, mais parla violence s , députaauprès du roi de France, pour demander la restitution de sesbiens, des ambassadeurs extraordinaires, Eustache, évêque d'Ely,et Hubert de Bourg; il les chargea d'annoncer à Philippe-Auguste qu'il viendrait volontiers se présenter devant sa cour etqu'il était prêt à se soumettre au jugement qu'elle prononcerait,si on lui donnait un sauf-conduit. Philippe-Auguste le promit. -Mais, lui demanda-t-on, le sauf-conduit sera-t-il valable aussibien pour le retour que pour l'aller? - En aucune façon, réponditle roi Jean Sans-Terre devra se soumettre au jugement de ]acour, quel qu'il soit. Les ambassadeurs, ne pouvant accepter desi dangereuses conditions, revinrent auprès de leur maître sansavoir rien obtenu. De son côté, le roi d'Angleterre ne voulut passe fier à la justice douteuse des Français qui ne l'aimaientpas; il craignait surtout que l'abominable mort dArturlui fut reprochée?. » Ainsi, pour Mathieu Paris, il n'y a paseu de jugement prononcé contre Jean Sans-Terre, à cause del'assassinat d'Artur. La raison qu'il en donne n'est pas, il estvrai, péremptoire. Si Jean Sans-Terre a refusé de comparaîtrepar crainte qu'on lui reprochât le meurtre d'Artur, il a pu êtrecondamné quoique absent, et c'est bien ainsi que les choses sepassèrent, s'il faut en croire le rapport des envoyés de Louis;mais la remarque de Mathieu Paris n'en est pas moins curieuse;elle montre que sur un point important il ne partageait pas l'opi-nion commune et se permettait de n'être de ]'avis ni du pape, ni desenvoyés de Louis de France3. Nous prendrons la même permission.

Parmi les historiens du règne de Jean Sans-Terre, il faut ran-ger au nombre des ennemis déclarés de ce roi un chroniqueuranonyme, moine au monastère cistercien de Margam (comté deGlamorgan, en Galles). De la personne même de cet écrivain,nous ne savons rien. Sa chronique s'arrête brusquement en 1232dans le manuscrit unique du collège de la Trinité à Cambridge,mais elle allait plusloin'. Elle a été écrite un certain temps après

1. « Non judicialiter, sed violenter spoliatus.2. • Maxime cum timeret ut ci de turpissima morte Arturi obiceretur.3. Elle prouve aussi que, dans sou esprit, la prévention d'homicide n'était

pas principale au procès.4. Le dernier éditeur, M. Luard (Relis series), dit qu'un ou deux feuillets

LA CONDAMNATION DE JEAN SANS-TERRE. 27

les événements qu'elle relate, car, à la date de 1200,parlant dela mort de l'évêque de Lincoln, lingues, elle emploie la qutliflca-tion de sanctus; or, cet évêque a été canonisé seulement en 1221.Elle est flirt hostile au roi Jean; pour elle, Jean a été couronnéillégalemeiit en 1499, parce qu'en 1494 il avait été condamnépar contumace à la perte de tous ses droits. Quant à la mortd'Artur et à ses conséquences, rien de plus net que ses affirma-tions Artur est mort en 1203, le jeudi saint (3 avril), frappé parla main même de son oncle; puis il fut précipité dans la Seine,une pierre énorme au cou; plus tard, son cadavre a été retrouvépar un pêcheur et enseveli au prieuré du Bec, appelé Sainte-Marie du Pré. Jean, cité devant la cour des pairs pour se justi-fier de la mort d'un si grand personnage (de oecisione tantiviri responsunus), se sauva en Angleterre au lieu de compa-raître. En conséquence, « il fut, par jugement de la cour du roiet des princes français, condamné (abjudicatus) et déshérité, luiet tous ses hoirs, des terres et honneurs qu'il tenait de la cou-rofine de Franco'; et ce jugement a été juste » (et fixum et jus-tumjudicium hoc). Mais quelle est la garantie de toutes ces affir-mations? Comment, au fond du pays de Galles, aurait-on, mieuxsu la vérité sur le drame de Rouen qu'à la cour de Philippe-Augusteou de Jean Sans-Terre? Ajoutons que le récit du moine de Mur-gant est fort incohérent à l'année 1203, il mentionne très sèche-ment la mort d'Artur; puis, en 1204, le retour de Jean en Angle-terre et la prise du château Gaillard par Philippe-Auguste, laconquête par les Français de la Normandie et de l'Anjou, la rhortd'Aliénor, mère de Jean Sans-Terre (18F avril), de l'évêque deWinchester (14 septembre), de l'archevêque de Reims, enfin laprise de Chinon par le roi de France (23 juin 1205). Il revientalors sur ses pas et, cette fois, il raconte en grand détail lamort d'Artur. Il semble qu'il ait fondu et confondu ensembledeux sources différentes : d'un côté, de sèches annales, cellesqui ne disent rien de la condamnation de Jean, et qu'on peutsupposer contemporaines des événements; ensuite une chroniquecirconstanciée composée à une époque et par un auteur inconnus.Quelle autorité mérite cette compilation rédigée vers le milieu

manquent au tus., ce qui représente peut-être, vu la sécheresse de la chronique,une lacune d'une dizaine d'années.

1. L'anonyme de Margam ne parle pas du jugementqui 'aurait condamné Jeanà perdre aussi son royaume.

28 Cil. BE'MOLNT. -

du xnr° s., au fond du pays de Galles, par un ennemi de JeanSans-Terre?

Nous ne nous laisserons pas arrêter longtemps par des chroni-queurs plus récents, comme Pierre de Langtoft,.qui a composésous le règne dEdouard II une chronique rimée depuis les tempsles plus reculés jusqu'à la mort d'EdouardPtf, ou comme Thomasde Burton, auteur des Annales de Meaux t , qui écrivait après1399. Au milieu d'emprunts faits le plus souvent au Polycliro-nicort de Raoul de Higden, Burton insère un passage dont l'édi-teur, M. Bond, n'a pas retrouvé la source et où Jean est repré-senth en termes un peu confus, mais encore assez clairs, commeayant été condamné, « à cause de l'attentat (felonia) commissur la personne d'Artur, » à perdre ses fiefs en France; mais nouspouvons négliger le témoignage d'un chroniqueur du xv' s, surun événement déjà vieux de deux siècles.

II nous reste à parler d'une chronique, les Gesta abbatunzSancti Augustini cantuariensis, continuée par W. Thorne,moine de cette abbaye, de 1272 à 1397 4 . Cette chronique ne s'in-téresse guère qu'aux affaires intérieures de l'abbaye de Saint-Augustin; en 1216, par exception, elle présente un intérêt général.

1. Thechronicle of Pierre de Langof1, in french verse, front the earliestperiode te the deaih of Edward 1, pub!. par Th. Wright (RoUs series) ; 2 vol.,1860-68.

2. Annales de Melsa, pub!, par Bond (Poils series). Il ne faut pas confondreces Annales avec les Annales de Burton publiées par Luard dans sa collec-tion d'Annales monaslicl (Poils scries).

3. Sans vouloir tirer aucun argument de leur silence, constatons que lesautres chroniques anglaises du xm' s., les Annales de Burton, de Constable(originales de 1201 h 1241 et composées par Richard de Morins, prieur dumonastère, de 1202 à 2242), de Winchester, de Worcester, de Waverley (origi-nales de 2219 à 1266), de l3ermondsey, de Tewkesbury, (l'Osney et de Wikes; leschroniques de Trivet et de Walshinghani, de Jean de Taxter et de .BarthélemyCotton, etc., toutes oeuvres instructives à des points de vue divers, parlent àpeine d'Artnr et surtout sont absolument muettes sur la prétendue condamna-tion encourue par Jean Sans-Terre à propos de cette mort.

4. « Ego W.illelmus dictes Thorne.., exemple priorum merito provocatus,qnedam superflus n compilatione dieU Thome Sprot reseeans, quedam nolabi.lia suis in locis superaddens, aggregatis bine mile diversorum proeessuumcodicetlis... reliquum tcmporis in 111111m corpus propagare curavi... Intendenso fine dicti Thome, scilicet anno incaro. domin. 1272, abbate Rogero de Ciras-tria debitum sue carnEs lune exsotvente, osque ad tempos mee resolutionis...,gesta et eventns tain in prosperis quam in adversis stilo recenti delegare futu'ris... » La chronique s'arrête en 1397. PubI. par Twysden et Selden, Decemscriplores, II, col. 1868.

LA CONDÂMNATtON DE JEAN SANS-TERRE. 29

Louis de . France vient de débarquer à Stonar, . dans l'île deThanet (20 mai); il apprend que l'abbé de Saint-Augustin estchargé de prononcer l'excommunication contre les envahisseurset leur chef. De même qu'après l'assemblée de Melun, il en avaitappelé au pape de la sentence du légat, de même, en Angleterre,il veut détourner de sa tête les foudres ecclésiastiques; il écritdonc à l'abbé et au couvent de Saint-Augustin une lettre « élé-gante, » où il s'efforce de prouver que la couronne d'Angleterrelui revient de droit, qu'il est le légitime héritier de RichardCoeur-de-Lion, qu'il vient chasser le roi intrus, et rendre àl'Angleterre ses libertés violées par l'usurpateur. Cette lettre,Thorne l'insère entièrement dans sa chronique. Les argumentsqu'elle contient présentent de notables différences, mais offrentaussi de grandes analogies avec ceux que nous connaissons déjàpar Roger de Wendover; enfin, le bot que Louis de France se pro-pose dans les deux cas est le même. Le temps est venu d'examinerde près ces documents. Je commencerai par la lettre adressée àl'abbé et au couvent de Saint-Augustin de Cantorbéry.

Mais tout d'abord, à quelle époque cette lettre a-t-elle été écrite?Est-elle vraiment de Louis, ou ne serait-elle pas une fabricationpostérieure? U n'est ni long ni difficile de répondre à cette ques-tion, car, si nous n'avons pas l'original de la lettre, nous en avonsune copie presque contemporaine, conservée dans un registre queThorne a certainement eu entre les mains. Ce registre est unmanuscrit de la bibliothèque Cottonienne conservé au Musée bri-tannique, sous la cote Julius D, ii. Ce manuscrit est composé dedeux parties tout à fait distinctes. La première, où se trouve lalettre de Louis de Franco, comprend sept fragments, dont l'ordrea été de bonne heure bouleversé; ils ont été écrits par quatremains différentes. La lettre de Louis de Franco est de la main laplus ancienne et s dû être transcrite sur le registre vers l'année1234, mais, comme je l'ai dit plus haut, il a entre cette lettre etle rapport des agents de Louis de Franco une étroite parenté;ces deux documents sont certainement du même temps, et, commeGuillaume le Breton a connu et reproduit à la fin de sa Philippide lasubstance tout au moins de ce rapport, nous pouvons affirmer queces documents existaient déjà en 1223, et tout nous porte à croirequ'ils ont été réellement rédigés à l'époque qu'on leur assigne, àl'année 1216. Je les tiens donc pour tout à fait authentiques.

30 cii. nihiorit.

Comme le prouve le catalogue de la bibliothèque Cottonienne,rédigé par Planta, ce manuscrit n'a pu être écrit et composé qu'àSaint-Augustin de Cantorbéry; nous pouvons donc en conclureque c'est de là, non d'ailleurs, que Thorne a tiré le texte de lalettre. Du Boulay' l'a emprunté à Thorne, et c'est d'après Du Boit-lay que les rédacteurs de la Table des diplômes en ont donnél'analysei . La lettre a été copiée d'après le registre môme par domde Béthancourt 3 et communiquée par lui aux continuateurs dedom Bouquet, qui l'ont intercalée dans le texte même de MathieuParis. Elle a été revue plus tard et reproduite avec soin par leséditeurs du Nouveau Rymer (1816); à l'exception de cinq ou sixfautes légères, ce texte peut être considéré comme très correct.Étudions-le maintenant en soi.

Pour prouver que la couronne d'Angleterre lui appartient légi-timement à lui seul et que Jean Sans-Terre n'est qu'un usurpa-teur, Louis de France développe dans cette lettre un tripleargument..

« En premier lieu, dit-il, à cause de la trahison notoire queJean, le feu roi d'Angleterre, a commise au détriment de son frère,le roi Richard, alors qu'il était en terre sainte, il a été légalementajourné, lors du retour de son frère, accusé et traduit devant sespairs et condamné légalement par eux comme traître. Cette sen-tence fut solennellement promulguée par Hugues de Pudsey, alorsévêque de Durham. En conséquence, à la mort de Richard, ledroit à la couronne d'Angleterre fut dévolu à la reine de Castilleet à ses hoirs, la seule qui survécût alors des enfants de Henri II,à part le roi Jean. » Les chroniqueurs du temps, et, avant tous,Roger de Hoveden, si minutieusement informé sur rhistoire deRichard P', ne disent rien de pareil. Voici ce que raconte love-den' lorsqu'on apprit le retour prochain de Richard, l'arche-vêque de Cantorbéry assembla les évêques, les comtes et les

1. historia Lîniversitatis Parislensis, III, 86.2. Tome V, p. 67.3. « .Eucyctiea videtur fuisse Mcc Ludovici de jure suo ad regnum Anglie pro-

testatio, quam ex ms. codice Musaci liritannici Junius n il bis omit, et noble.cure communicavit a[nrnnus benedietinus et eunfrater nosler D. de Betban.court, o Bouquet, XVII, p. 723. Au lieu de Junius n il bis, il faut lire Julius o u.La lettre était personnelle à l'abbé et au convent de Saint-Augustiu; mais, enréalité, c'était une circulaire dont Louis de Francô avait intérêt à répandre laconnaissance aussi loin que possible.

4. Bouquet, XVII, 564. .

LÀ CONDAMNATION DE JEAN SANS—TERRE. 31barons du roi; il leur montra des lettres qui prouvaient l'ententesecrète de Jean avec Philippe-Auguste; le commun conseil duroyaume décida aussitôt que Jean « serait privé de tous ses fiefsen Angleterre et que ses châteaux seraient assiégés. » Le mêmejour, plusieurs évêques et beaucoup de clercs du diocèse de Can-torbèry se réunirent dans la chapelle de l'infirmerie à West-minster et anathématisèrent Jean et ses partisans, « à moins qu'ilDéposât les armes et ne vîntdonner des satisfactions» (10 février)Un mois après, Richard débarqua enfin en Angleterre (13 mars),et, sans vouloir s'arrêter un moment, il alla mettre le siège devantNottingham, la place forte des insurgés. Il était devant la villeà la fin de mars; là, dans son conseil assemblé (31 mars), ildemanda justice contre son frère et contre l'évêque de Coventry,qui l'avaient trahi. « La sentence fut que le comte Jean et l'évêquede Coventry seraient cités en bonne forme; que, si dans les qua-rante jours ils n'étaient pas venus et n'avaient pas fait droit, lecomte Jean perdrait ses droits à la couronne. » Ainsi F' le10 février Jean est par le « commun conseil du royaume » déclarédéchu de tous ses fiefs (de ornnibus'tenementjs suis), puis l'as-semblée du clergé l'excommunie s'il ne pose pas les armes; 2 0 le31 mars, il est condamné à perdre tous ses droits à la couronnesi, avant quarante jours, il n'est pas venu se présenter devant sesjuges. Cette seconde sentence a-t-elle reçu son exécution? Hove-den ne le dit pas, mais il permet de supposer qu'il n'en fut rienle 9 mai, dft-il, Richard arriva en Normandie et prit terre àBarfleur. Le 28 mai, il força Philippe-Auguste à lever le siègede Verneuil. Dans cet intervalle, ajoute-t-il, Jean, comte deMortain, revient auprès de son frère et, grâce à l'intervention deleur mère Aliénor, ils se réconcilièrent (facti sunt amici rex et111e); mais le roi ne voulut lui rendre aucune terre ni aucunchâteau. - Qr, le répit de quarante jours accordé par la sen-tence du 31 mars expirait vers le 10 mai; ne sommes-nous pasautorisés à penser que Jean, dirigé par sa mère, se sera hâté devenir au-devant de Richard et que la déchéance de ses droitsn'a pas été prononcée2? L'allégation de la lettre de Louis de

1. o Si infra 40 dies non venerint nec juri steterint, judieaverunt comitemJohannem demeruisse regnum. La phrase est incorrecte, mais le sens est clair.

2. William de Newhurgh (Histor. anglicane, édit. Hamilton, 'Il, 129) s'exprimeainsi sur la condamnation de Jean J. fratri sua, ciii per immoderatam algueindiscretam largitatcm conflua contra se dederat, oh enormem culpam ingrati-

•Cil; BIhIONT.

France est donc fausse. Fût-elle exacte, il n'en serait pas moinsvrai que, peu de temps 'avant sa mort, Richard Coeur-de-Liondésigna son frère Jean pour son héritier universel', et que lesdroits du comte de Mortain furent reconnus sans contestation enAngleterre et dans la plus grande partie des fiefs continentaux.S'il est vrai qu'au couronnement de 'Jean Sans-Terre, l'arche-vêque de Cantorbéry, Hubert Fitzwalter 2 , ait déclaré publique-ment qu'il était roi « non par le droit de succession, mais parl'élection, » il faut voir dans ces paroles une affirmation du droit,auquel prétendaient les prélats et les barons anglais, d'élire leursouverain

s , sans y chercher un argument contre les droits de Jeanà l'héritage de son frère; l'archevêque de Cantorbéry, qui, cinqans auparavant, avait excommunié Jean, n'ignorait pas quecelui-ci s'était réconcilié avec son frère. On peut croire aussi quecette déclaration était une fin de non-recevoir opposée d'avanceà toute réclamation, non seulement d'Aliénor de Castille, fille deHenri II, mais encore et surtout d'Artur de Bretagne'.

20 « Tout le monde sait que, pour le meurtre d'Artur sonneveu5 , Jean Sans-Terre a été cité par ses pairs devant la cour

tudinis nique perfidie, o,nnes jus pristinum sotenani judicio procerum abjudi-cavit. » - R. de Dicet et R. (le 'Wendover ne parlent pas dune condamnation,mais seulement de la réconciliation des deux frères; édit. Coxe, Iii, 80; cf.Paris, éd. Luard, II, 404.

1. Iloveden, IV, 83 « Cum aute,n rex de vita desperaret, divisit Johannifratri suo regnum Anglie, et fecit fieri predicto Johanni fidelitates ab illis quiattenant, » Hoveden (floUs sertes), IV, 83. Cf. Stubbs, Constitul. history, 1, 513.Il est donc tout à fait inexact (le dire avec l'historien (le Guillaume DesRoches, M. Gaston Dubois La mauvaise intelligence qui régnait entre lesdeux frères, l'absence de Jean quand Richard mourait, le mépris que Von con-vient que celui-ci avait pour ce frère, sont des présomptions très graves contrela supposition d'une déclaration d'hérédité que rien "e constate. » (Bibi. deI'Ecole des chartes, 6' série, t. V (1869), p. 395.) - Au traité du Goulet (mai 1200),Jean donne à Philippe et à ses hoirs, « sicut rectus hues regis R. fratris nos-tri, le comte d'Évreux, etc. Philippe-Auguste aurait-il laissé écrire ces motsdans l'instrument authentique du traité, s'il ne les avait tenus pour vrais?

2. Et non Bannes '

comme l'imprime l'éditeur de Thorne.3. Vos. Stubbs, toc. citat.4. Dans Roger de Wendover, l'archevêque de Cantorbéry donne encore une

autre raison il prévoit que Jean sera un méchant prince et il lui veut lierd'avance les mains. C'est évidemment comme une prédiction faite après coup.Voy. Stubbs, Select Charters, p. 271.

5. « Quod quidem murlri,m ejusdem temponia plunibus et plunies predictusJobannes est confessas. b A qui fera-t-on croire que Jean ait si souvent avouéson. crime? S'il en était ainsi, comment expliquer que les auteurs contempo-

LA CONDAMNATION DE flAN SANS-TERRE. 3du roi de France, dont l'un et l'autre étaient les hommes liges, etque par ces mêmes pairs il fut légitimement condamné; par cettecondamnation et en vertu des coutumes en vigueur, il a perdu(forisfccit) tous les biens qu'il possédait, en quelque endroit qu'ilsfussent'. C'est ainsi que pour la seconde fois la couronne d'Angle-terre échut à Louis de France, car, à l'époque de cette condam-nation, Jean n'avait pas encore d'enfants 2 et, par conséquent,le trône revenait à Louis de France, son plus proche héritier. »

Pour bien comprendre sur ce point la lettre de Louis deFranco, il faut la rapprocher du passage analogue dans le rap-port que lui adressèrent ses agents auprès ,de la cour de Rome. Lepape prétendait que Jean, ayant été jugé par défaut, n'avait puêtre condamné à mort; il n'avait pu que perdre les fiefs tenusdu roi de France. Les agents répondirent « C'est une coutumedans le royaume de France (consuetudo est in regno Francie)que l'homme accusé de cette sorte d'homicide appelée meurtreest tenu pour coupable s'il refuse de comparaître devant ses jugeset s'il ne présente pas d'excuses légitimes; dans ce cas, il peut•être puni, même de la peine de mort, tout comme si le jugementavait été contradictoire. » On peut s'étonner de cette' expres-sion « Consuetudo est in regno Francie; » car il n'y avait pasune coutume dans le royaume, chaque province avait la sienne.Sans sortir des terres du domaine royal, de l'ancienne « Fran-cia, » le Beauvaisis, l'orléanais avaient leurs usages juri-diques particuliers; de même les pays conquis par Philippe-Auguste, l'Anjou, la Normandie, etc. Cette « coutume duroyaume de Franco, » c'est sans doute la loi du roi, le droitappliqué devant les juges royaux; on la trouve fréquemmentalléguée dans les textes juridiques et les chartes du un' sièdle 1.

reins savent si peu de chose sur l'attentat de Rouen, et que ceux qui donnentdes détails soient si peu d'accord ensemble? Qu'on se rappelle, en outre, l'ému-tien que Jean éprouva en apprenant que la femme de Guillaume de Breansel'avait hautement accusé du meurtre d'Ârtur. Wendover-Paris, Il, p. 523 (àl'année 1208).

1. Pour te dire en passant, ces mots supposent une condamnation à mort.2. Le fait est exact. Lainé des enfants do jean Sans-Terre et d'Isabelle d'An-

gouléme, le futur Henri III, naquit le 13 oct. 1207.3. € Ergo baronnes Francie non peineront judicare cura ad marteau, sed nI-

(cm alio modo punire eum, per ablationem seilicet feudi sui. »4. Dans les OHm, l'expression ordinaire est « Fraude consuetudo o ou

« generalis consuetudo Franeie, plus rarement c regni Francie o la plupart3

.34 cil. JIIhIONT.

Quel que soit le sens exact du mot, le point de droit affirmé dansle rapport des ambassadeurs français est plus que douteux. Sansdoute, le meurtre est un crime que les jurisconsultes du moyenâge, tant en Angleterre qu'en France, définissent avec précision.« Il y a, dit Glanville, le grand ministre de Henri II, deux sortesd'homicide. Celui qu'on appelle meurtre est celui qui a été com-mis en secret, sans que personne l'ait vu ni le sache que lemeurtrier et ses complices; enfin, de telle sorte que le cri publicne s'élève pas aussitôt contre les criminels'. » C'est tout à fait lecas pour le meurtre d'Artur. En pareil crime, la peine prononcéepar les coutumiers française contre le meurtrier qui comparaîtdevant ses juges est la mort 3 , mais il n'en va pas du tout demême lorsque le criminel est contumax. Dans la coutume d'Or-léans et dans celle d'Anjou par exemple, la poursuite d'office contrele criminel ne peut entraîner la peine de mort, il faut avant toutque le criminel se soit soumis à l'enquête 4.

Une double réflexion se présente à l'esprit h la fin de cette dis-cussion juridique; en premier lieu, le pape semble avoir ici rai-son contre Louis de France, et il se pourrait que celui-ci, en allé-guant en termes vagues « une coutume en vigueur dans leroyaume de France, » ait précisément voulu éviter de rien pré-ciser, afin d'ouvrir plus large la porte à la chicane. D'autre part,je demanderai quelle pourrait être, en bonne justice, l'autorité decette « coutume de France » invoquée contre le roi Jean, né et

des exemples appartiennent d'ailleurs au xir s. Vo y. Mortet, le Livre des cons-titution.s demendes et Clzastelet de Paris, p. 9 (Menu. de la Société do l'laist.de Paris, t. X).

1. Phillips, Liiglisehe Reicks-und Bechtsgeschichtc, 11, 471.2. Les 011m, qui nous montrent la jurisprudence suivie devant le Parlement,

la s consuetudo.regni Francie, » ne renferment pas «actes antérieurs à 1254.Les Actes du Parlement de Paris, publiés par Boutaric, ne contiennent aucunprocès criminel pour l'époque primitive. Nous ne pouvons donc savoir quelleétait la jurisprudence suivie devant la cour du roi, quelle était la « consuetudnFrancie j pour le point qui nous oécupe, dans les premières années du In, 0 s.Voyez, dans les 011m, I, 714, un arrêt de l'année 1208.

3. Viollet, Établissements de saint Louis, I, 106, - Tardif, Coutumiers deNormandie, I, 30.

4. Viollet, Établissements, 1, 197. Dans la coutume d'Anjou, le criminel con-tumax est puni do la confiscation Ibid., II, 39. De même dans le Très anciencoutumier de Normandie, pub. par Tardif, 1, 32. ce coutumier a été rédigé eu1199. Mathieu Paris ne croit pas qu'on puisse légalement condamner à mortle contumax. Il le donne clairement à entendre dans le passage déjà cité.

LÀ CONDÂIINÂTTON P5 JEAN SANS-TERRE. 35

vivant en Angleterre, non en France, accusé d'avoir assassiné sonneveu Artur, né en Bretagne et tué en Normandie.

La peine de mort prononcée contre le meurtrier entraîne laconfiscation de ses biens. Mais le meurtrier seul est-il frappé outoute sa lignée avec lui? Non, dit le pape; le royaume d'Angle-terre devait revenir à Henri III, bien qu'il fût né après la con-damnation de son père, « parce que le roi d'Angleterre n'a com-mis ni le crime de lèse-majestè, ni le crime d'hérésie, les seulspour lesquels le fils puisse être déshérité à cause du crime de sonpère. » - Mais, répondent les agents de Louis, « c'est une cou-tume dans le royaume de France que, lorsqu'un homme n étécondamné à mort, les enfants qui naissent après la condamnationsont incapables de lui succéder; ceux-là seuls sont aptes à succé-der qui sont nés auparavant'. » D'ailleurs, ils ne voulurent pasdiscuter sur ce point. - J'imiterai leur réserve j'avoue n'avoirpas trouvé dans les coutumiers français du XIII' siècle de dispo-sitions formelles à cet égard; d'ailleurs, en trouvât-on, cela neservirait pas à grand'chose, car les deux parties invoquent ici undroit différent, l'un le droit canonique, l'autre la loi coutumière;elles pouvaient difficilement s'entendre.

Si l'on dénie aux enfants d'un meurtrier condamné à mort ledroit de lui succéder, qui donc doit succéder à Jean Sans-Terre?Ici s'ouvre une discussion dans laquelle je n'entrerai pas. Il suffitde dire que naturellement Louis s'efforça de prouver que la cou-ronne enlevée à Jean devait légalement revenir au dernier survi-vant des enfants de Henri II, c'est-à-dire à la reine de CastilleAliénor, et par celle-ci à sa fille Blanche, que Louis de Franceavait épousée en 12002.

I. Autrement dit lacoutume de France à ne reconnaît pas le droit dereprésentation.

2. Encore fallait-il pour cela écarter les droits d'Otton de Brunswick, petit-fils de Henri 11 par sa mère Mathilde, et ceux de Raimond VI de Toulouse,époux de Jeanne, autre fille de fleuri Il. Les droits de Blanche sont haute-ment revendiqués par Guillaume le Breton dans un passage cité plus haut; oueu retrouve encore l'affirmation dans le Premier registre de PltAtAppe-Auguste,P . 93 verso-

Annus crût Domini unaus dum mille ducentis,Mensis nona dies quem septimus indicat ymber,Quando Blanclaa païens, iterato aomine matris,Optato parla Francis dominum dot et Anglis;

3 C CH. IllM0NT.

C'est ainsi que le rapport fournit un excellent commentaire à lalettre de Louis de France. Mais poursuivons l'examen de celle-ci.Pour faiS triompher ses droits, nous dit-on, Louis a déclaré laguerre au roi Jean. « Cette guerre, , nous l'avons continuée contrelui jusqu'à ce jour sans aucune interruption de paix ou de trêve.Quant à la trêve s qui eut lieu ensuite entre notre très cher sei-gneur et père et lui, nous n'y avons pris aucune part; bien queprésent, nous n'avons pas été requis et nous n'avons requis per-sonne de l'observer. » Nous ne pouvons contrôler cette dernièreassertion. Une trêve fut signée entre les deux rois en 1206, uneautre en 1214 après l'affaire de la Roche-au-Moine; le texte deces traités, qui nous a été conservé 2 , ne porte pas mention deLouis de France; mais qu'est-ce que cela prouve? Qui d'ailleurscroira que ces trêves n'ont pas obligé le fils comme le père? Quiadmettra que Louis de France n'a pas posé les armes, et quedepuis 1203, époque supposée de la condamnation à mort,jusqu'en 1216, au moment où il vient de débarquer en Angleterre,la guerre n'a été interrompue par aucune paix ni aucune trêve?Nous voyons bien pourquoi Louis de France avance cette éton-nante assertion; il veut prouver contre le pape que rien ne peutprotéger Jean Sans-Terre, ni la croix qu'il a prise en 1213 3, ni ledécret du concile de Latran, en 1215, qui ordonnait aux princeschrétiens une suspension d'armes de quatre années en faveur dela croisade; leur querelle est antérieure à ces faits récents, quine peuvent en aucune façon abolir ni suspendre les droits que la

Quem facit insignem Philippi nomine regis,Ut successor avi leneat eum nomine mores.

Cela signifie le 9 sept. 1209, naquit Philippe (encore appelé Dagobert. Fou.quel, XVIII, 3[7), second fils de Blanche, le futur roi de France et d'Angleterre.On l'appela Philippe comme son aïeul, auquel il devait succéder (le fils ainéétait déjà mort) et dont on espérait qu'il aurait les talents. - C'est bien là,on le voit, le droit. officiel. - Ces vers ont été publiés pour la première fois,avec quelques petites inexactitudes, par M. llauréau dans le Journal desSavants. Cahier de janv. 1884.

I. Bouquet imprime de guerra enim, » en faisant remarquer en note que,pour avoir un sens suffisant, il faut « de treuga, » XVII, p. 723, note cl. Lenouveau Rymer et le ms. portent bien ( de guerra. »

2. Delisle, Catat., n' 1000 et 1500.3. Lettre de Louis. Eouq., XVII, 723.1s. Rapport des agents de Louis; ibid., p. 727. C'est du moins là cette « ah.

qua condicio postmoduin lite peudente suscepta n dont parle la lettre.

LA CONDAMNATION DE JEAN 5AN5-TEIUIE. 31

double condamnation de Jean Sans-Terre donnait à Louis deFrance sur sa couronne.

Le troisième argument de la lettre ne soulèvera pas les mêmescritiques. Louis rappelle que Jean, le jour de son couronnement,avait promis de conserver les droits et les coutumes de l'église etdu royaume d'Angleterre, « mais contrairement à son serment,sans le conseil et sans l'aveu de ses barons, il a soumis sonroyaume au pape et s'est engagé à lui payer tribut; il a renverséles bonnes coutumes, il en a établi de mauvaises; par toutessortes d'oppressions, il a cherché à asservir l'Église etl'Etat; c'estpourquoi, après un vain essai de réconciliation, ses barons se sontsoulevés contre lui, et, le jugeant indigne du trône, ils ont choisiLouis de France pour seigneur et pour roi 1 . » Voilà l'exactevérité. Non, Jean Sans-Terre n'a pas été définitivement privé deses droits au trône en 1194. Non, il n'a pas été condamné à mortpour l'assassinat d'Artur de Bretagne. Louis a été appelé enAngleterre par les barons et le clergé anglais soulevés contre leurroi légitime. Ce n'est pas par droit de succession, c'est par droitd'élection 2 qu'en 1216 il est devenu roi d'Angleterre.

En faisant la critique de la lettre du prince Louis de France,nous avons fait aussi celle du rapport de ses agents. Au fond,les arguments sont les mêmes; c'est la forme extérieure seule

1. BouQ, XVII, 723 « De communi regni consilio et approbatione ipsumregno judicantes indignum, nos in regein et dominuin elegerunt. »

2. Unde apparet quod, sive ail successionem, sive id electioneni babeaturrespectas, nos potissime jus in regno Anglie habemus. o llonq., XVII, 723 infine. Il est à remarquer que la plupart des chroniqueurs anglais du In,' s.donnent pour unique cause de l'arrivée de Louis en Angleterre l'appel desbarons. Ils ne parlent pas de ses droits.

3. Relevons cependant encore une erreur évidente et voulue dans ce rapport.En un endroit, le pape dit que le roi le France et son fils Louis, après [aises-berce prononcée par les barons de France contre le roi d'Angleterre, ont conti-nué à donner à celui-ci le titre de roi ils l'ont considéré comme roi de fait etont conclu des trêves avec lui, en sa qualité de roi d'Angleterre. a Les agentsrépondirent que c'était lino erreur, que les actes officiels nont jamais désignéJean que « comme roi déposé, comme on dit un abbé déposé, ou toute autrepersonne. o Voilà encore un de ces faits où l'erreur se dissimule sous une appa-rence de vérité. Il est matériellement taux que jamais Philippe-Auguste aitdésigné Jean Sans-Terre avec la qualification de roi déposé (voy. par exemplele texte du traité du 18 sept. 1214 dans Bouq., XVII, 103). Quant à Louis, jerépéterai ce que j'ai dit plus haut sans doute, un ne peut prouver qu'il aitofficiellement traité ainsi sou oncle; mais tout porte à croire qu'il ne le consi-déra pas davantage comme roi déposé. Ici encore, le pape a raison.

38 cli. 15}M0NT.

qui diffère. S'adressant à l'abbé de Saint-Augustin, Lotis secontente de donner un résumé de ses arguments; il les indiqueen substance, mais il ne les développe pas. Il s'adresse à des gensqui connaissent en partie les faits sur lesquels il s'appuie, iln'éprouve donc pas le besoin de les raconter en détail. Peut-êtremême évite-t-il de le faire, pour ne pas trop éveiller les critiques.II mêle habilement la vérité à l'erreur, pour que l'une fasse pas-ser l'autre. Sans doute, Jean a été condamné en 1194 à perdreses fiefs anglais; mais ce jugement n'était que provisoire; Louisle donne comme définitif. Sans doute, Jean a été en 1202 condamnéà perdre ses fiefs français pour avoir négligé ou méprisé derendre les devoirs auxquels l'obligeàit sa qualité de vassal du roide France; Louis ajoute 'qu'il a été condamné à mort commeassassin d'Artur; le fait était faux, mais il était trop vraisem-blablè pour ne pas paraître vrai à distance 2 . Aux yeux de tous,Jean était le meurtrier de son neveu; quoi de plus juste qu'il eûtété condamné, lui et toute sa lignée, pour un crime dont le mys-tère augmentait encore l'horreur? Enfin, tout le inonde savait enAngleterre que Louis venait d'être appelé pour renverser letyran, le contempteur des libertés anglaises. La vérité sur ce pointne garantissait-elle pas la vérité sur les autres?

Mais, dira-t-on, s'il était facile de tromper l'abbé et le couventde Saint-Augustin, pouvait-on avoir aussi facilement raisonauprès du pape? En 1216, c'était encore Innocent III qui étaitassis sur le trône de saint Pierre, Innocent III, qui avait suivi avectant de sollicitude les péripéties de la lutte entre Philippe-Augusteet Jean Sans-Terre en 1203 et 1204. Comment, si Jean n'ajamais été condamné comme meurtrier d'Artur par l'assembléedes pairs de France, a-t-on l'impudence de l'affirmer en présencedu souverain pontife, et comment croire que celui-ci admette lefait sans le discuter, s'il n'est pas vrai? A cette objection, laréponse me semble facile. Rappelons-nous que la lettre du papeécrite à Jean Sans-Terre, en date du 31 octobre 1203, renfermaitbeaucoup de renseignements plus précieux que précis et qu'elle

- t. q Quas oppressiones vos malins nostis quam nos, ut qui cas fanuliari sen-sistis experimento, » dit-il en un endroit, de sa lettre.

2. on n raisonné ainsi Artur a été assassiné par Jean; or, Jean a été con-damné par les pairs de France donc, il a été condamné pour avoir assassinéSon neveu. -

LA CONDAMNATION DE JEAN SANS-TERRE. 39

a besoin de commentaires. Rappelons-nous que le pape lui-même,dans sa lettre du 7 mars 1205 aux évêques de Normandie,déclare « ne pas savoir les motifs du jugement prononcé contreJean, la procédure suivie alors, ni toutes les autres circons-tances. » Cette ignorance du pape n'a rien pli doive nous sur-prendre, s'il est vrai, commeje me suis efforcé de le prouver, quela mort d'Artur est restée ignorée pendant longtemps et qu'il n'ya pas eu do procès à cause de ce meurtre. Elle rendait d'autantplus facile la tâche de Louis et de ses agents. Innocent III n'ajamais appris par ses légats cette condamnation, pour la raisonbien simple qu'elle n'a jamais eu lieu. Treize ans plus tard, onvient lui affirmer qu'elle a été prononcée. Je le répète, le fait ensoi était trop vraisemblable pour n'être pas aisément accepté; lepape se laissa tromper comme tout le monde le fit après lui. Iladmit le fait de la condamnation et s'efforça de prouver qu'ellen'était pas valable, parce que le tribunal qui l'avait rendue.n'était pas compétent, que la procédure avait été irrégulière,que les conséquences qu'on prétendait en tirer étaient illégales;eniln, que Jean Sans-Terre était le vassal du saint-siège etqu'en tout état de cause c'était au suzerain, au pape, qu'il fal-lait demander raison. Tout cela est parfaitement logique et lesdeux parties sont dans leur rôle; mais, je le répète, le point dedépart de cette discussion est faux. C'est tout ce qui nous importeen ce moment.

Il serait oiseux de chercher si toute cette fable do la condam-nation à mort de Jean Sans-Terre est l'oeuvre de Louis de France,ou, s'il n'en est pas l'auteur, qui l'a imaginée, enfin jusqu'à quelpoint Louis a pu lui-même y croire. Pour répondre à ces diversesquestions, les documents nous font en effet complètement défaut.Je ne puis cependant m'empêcher de rappeler que Philippe-Auguste est un des souverains les plus habiles et les moins scru-puleux qui aient porté la couronne de France, et, d'autre part,que son fils n'a jamais passé pour un profond politique. « Faiblede corps et faible d'esprit, Louis a été qualifié par son père homodeticatus et debilis, et l'on a peine à concevoir quel titre ilpouvait avoir au surnom de Coeur-de-Lion qui lui est resté dansl'histoire. Celui de Lion pacifique, par lequel il est parfois dési-gné, lui conviendrait un peu mieux 1 . » Comment donc ne pas voir

t. Bouq., XIX, P. LXXIX.

40 CII. BÉMONT.

dans Philippe-Auguste le véritable inspirateur des prétentions deLouis de Fra lice et des raisons sur lesquelles il devait les appuyer?Son attitude énigmatique à l'assemblée de Melun, ses efforts ten-tés pour séparer officiellement sa cause de celle de son fils etécarter ainsi de lui et de son royaume l'excommunication dont ilétait menacé; la clairvoyance du pape et du légat, qui agissentaussi activement auprès du père que du fils!; tous ces faits tendentà confirmer mon hypothèse que Louis n'était que l'instrument dela politique et de la convoitise de sou père. Jusqu'à quel pointfut-il dupe de la comédie qu'on lui fit jouer? Eut-il conscience desmensonges qu'on lui fit dire? Je ne saurais me prononcer en aussidélicate matière. C'est plutôt affaire de sentiment que de raison.

III. - La Bretagne et les dtats de Vannes à la mortd'Artur.

Si la mort mystérieuse d'Artur de Bretagne fut opportune pourle roi de France, elle jeta la désolation dans le coeur des Bretons.Ils avaient mie en ce jeune prince leùrs plus chères espérances;ils croyaient voir revivre en lui le fabuleux roi Artur, que lesromans de la Table ronde venaient de rendre si populaire; aveclui, l'indépendance de la Bretagne, séparée de l'Angleterre parl'inimitié de l'oncle et du neveu, aurait été assurée. Artur mort,au contraire, sa soeur captive', il ne restait plus comme héritièrequ'une orpheline au berceau, Alix, fille de feue Constance deBretagne et d'Aimeri, vicomte de Thouars; tant qu'elle n'auraitvas atteint sa majorité ou qu'elle ne serait pas mariée 4 , la tutellede la jeune princesse et le gouvernement de la Bretagne seraiententre les mains du père, un étranger! Comment le pays pour-rait-il conserver son indépendance, échapper à l'ambition de

t. Innocent 511 était sur le point de lancer lexcornmunicalion contre Phi.lippe-Auguste, quand il mourut à Pérouse, le 16 juill. 1216. Vo y. QuOI, le Bre-ton, dans l3ouq., XVII, 109.

2. Aliénor, enfermés au chMeau de Bristol, y mourut en 1240, sans avoirjamais recouvré sa liberté.

3. Constance, morte en sept. 1201, était la ni&e d'Artur et d'Aliénor, quelleavait eus de son premier mariage avec Geoffroi, troisième fils de lienri Il.

4. Elle épousa plus tard Pierre Mauclerc, de la famille royale de Franr,e; elleen eut un fils, Jean P', qui devint la souche d'une nouvelle dynastie do ducs.

LA CONDAMNATION DE JEAN SANS-TERRE. 41

ses voisins? Que se passa-t-il donc en Bretagne après la mortd'Artur? Quels rapports les seigneurs bretons eurent-ils avecPhilippe-Auguste? voilà ce qu'il nous reste à étudier.

Dans les histoires de Bretagne les plus autorisées, soit celle dedom Lobineau (1707), soit celle de dom Morice (1742), soit cellede Daru (1826), on lit qu'à la nouvelle de la mort d'Artur, lesprélats, les comtes et les barons de la province s'assemblèrent àVannes pour délibérer sur les mesures à prendre dans une con-joncture aussi critique; puis ils députèrent deux d'entre eux,Pierre, évêque de Rennes', et Richard, maréchal de Normandie,au roi de France, pour lui exposer le dommage que leur causaitla mort de leur comte et lui demander vengeance contre JeanSans-Terre. Philippe-Auguste, qui, on le sait de reste, affectaitun respect scrupuleux pour la justice et les formes de la procé-dure, fit ajourner le meurtrier par un chevalier, parent trèsproche du défunt; mais Jean refusa de comparaître devant letribunal de son suzerain celui-ci réunit alors la cour des pairs,qui, quinze jours après l'attentat, déclara Jean Sans-Terre déchude tous ses biens en France. Tel est le récit qu'on lit, à quelquesvariantes près, dans tous les historiens de la Bretagne. S'il étaitvéridique, le présent travail serait sans objet. Voyons donc cequ'il faut en penser et d'abord demandons à ces historiens àquelles sources ils ont puisé.

Dom Lobineau et dom Morice se contentent de renvoyer à Knyg-ton et à Nicolas Trivet, compilateurs du xiv' s., qui n'ont aucunevaleur originale en ce qui concerne le xiii', qui, en outre, nedisent rien que nous ne connaissions déjà 2 et ne parlent pas desétats de Vannes. Il faut alors remonter à Pierre le Baud. Aprèsavoir dit que les états « transmirent » à Philippe-Auguste

t. fl était chancelier dArtur. Voyez bobineau, 11, Preuves, col. 206. Cf. Cai-lla chrtsUana, XIV, 752.

2. Trivet se contente d'enregistrer la mort dArturRotomagi moritur, decujus morte regem Johannem quidam ejus emu!i infaniarunt. n Èd. Hog (En.gt.halo. Soc.), p. 171. - Knygton In prirnordiis regni soi, Johannes appel-latus fuit ad curium regis Fr. super niortem Arturi... per que,ndain ,nilitemstrenuissimum, parenteïn proximum ejusdem Arturi et, quia voeat.ns non coin-painil, saisita fuit in manu regis Franoic Normannia, hereditas sua. ltorurnqnecitatus cum non rompareret, P0 11110(1 sciehat judicioin sibi fieri in morte,...judicio curie illias perdidit cam totam. Pubi. dans les Deccni Scriptores deTwysden et Setden, col. 2420.

id 2 CH. 141h!ONT.

« Pierre, évesque de Rennes, qui avoit ceLé chancelier duditArtur, et Richard le Maresehal, » il ajoute « Dont dit RobertBlondel, que lesdits barons de Bretagne, poursuivans à avoirvengeance du roy Jean, le firent appeler à droict par devant leroy Philippe'. »

Qu'est-ce que Robert Blondel? Un écrivain du xv' siècle, d'ori-gine normande2. Né vers la fin du xiv' siècle, il était maître èsarts en 1420. En 1449, il était précepteur de François, plus tardduc de Bretagne; à cette époque, la trêve qui, depuis plusieursannées, suspendait les hostilités entre la France et l'Angleterre,allait expirer. Robert Blondel voulut persuader à Charles VII dene pas la renouveler. Pour lui, le temps était venu de chasser pourtoujours les Anglais du royaume de France. Les Anglais ne sont-ils pas en effet les plus perfides des ennemis, et leurs prétentionsà la couronne de Franco ne sont-elles pas aussi peu fondées endroit, qu'en fait elles ont été désastreuses pour le pays? Ce sontces deux points que Robert Blondel se chargea d'établir dans untraité qu'il a intitulé Oratio /zistorialis. Ce traité, écrit en1449 , a été traduit en français onze ans plus lards.

Robert Blondel ne pouvait oublier l'argument tiré de la mortd'Artur et de la condamnation de Jean Sans-Terre; aussi se fait-il l'écho convaincu de la tradition. Jean, dit-il, après l'affreuxparricide commis sur la personne d'Artur, fut, par une très juste

t. iiistofre de Bretagne, 1638, p. 210..2. Sur ce personnage, voy. Noua. bi ôgr. générale (art. de Vailet de VirivilIe.

Robert Blondel est aussi l'auteur don 1M Fedutiione Norrnarrnlae publié parle Rév. J. Stevenson (Polis series, 1863). La préface de M. Stevenson ne nousapprend sur R. Blondel rien nue n'ait dit vallet de Viriville.

3. « Tuam eximiarn strenuitatem, rex christianissime, fictis Anglorum trou-gis postes minime irretitam fore, publica experientia comperi (c'est H. Anque-til qui parle; voy. la note suivante)... Preseoti opere jura corone, Ang!orumbelle in regnuin l?raneie exactis diebus injuste fuisse, neenon quamplura jugimemoria di.-Da tua prefata regia majestas poterit inspicere... » Bibi. ont., ma.lat. 13838, au début.

4. Clementissimo principi Karolo Dei gracia Francorum regi christiania-simo, moque superiori Domino, Ilenricus Anquetil, post felices victorias deregno momentanco migrare feliciter ad eternum I... Et quia ad instractionentpreclarissiini principis, domini Stamparuni oomutis... egregios labores agebat(Robertus Blondelli), miebi, suo obsequentissimo disciptilo striblis mandatisprecepit ut illud pretactum opus mea propria manu scriptum eidern tue regiemajestati presentare cicius conarer,.. 1 Ma. lat. 13838, au début

5. Cette traduction a été faite en 1300, comme nous l'apprend le traducteurlui-même dans sa préface. Bibi. na(., m. fr. n' 17516.

LA CONDAMNATION DE JEAN SANS-TERRE. 43

sentence de la cour des pairs, privé du duché de Normandie etd'autres domaines'. Pas un mot d'ailleurs sur l'assemblée deVannes.

Ii est trop évident que Robert Blondel ne saurait être ici on-giflai; mais peut-être a-t-il consulté des auteurs dignes de foi.Heureusement, il nous indique ses sources c'est « Vincent deBeauvais, Richard de Saint-Victor (sic), les Chroniques des sou-verains pontifes et les Chroniques de France 2 . » On a vu plushaut ce qu'il y a dans Vincent de Beauvais. Quel chroniqueur secache sous le nom de Richard de Saint-Victor? Il a eu un cha-noine de ce nom à Saint-Victor; il est bien connu; mais il vivaitau xu° s. et n'a pas composé, que je sache, la moindre oeuvrehistorique. Peut-être s'agirait-il ici de Richard le Poitevin, moinede Cluny, dont là chrdnique s'arrête h 4173, mais a été conti-nuée et a été souvent citée au xur s.. S'il en était ainsi, le récitdu continuateur de Richard devrait se retrouver dans la Chro-nique Martinienne des pontifes romajas 4 , qui est, je pense, latroisième des sources indiquées par Robert Blondel; mais nousy retrouvons exactement ce que nous ont appris déjà Vincent deBeauvais et tant d'autres'. Enfin, les Chroniques de France, ou

1. « Ducatu Northmannie et allis dominiis rcctissimo Parium curie judicioprivatum. » Fol. 31 r'.

2. « Hec ex scriptis Vincentii, Riehardo de Sancto Vietore, ex summorumpontilidum Franeieque chronicis fnleliter dccerpsi. s Fol. 79. Ce passage estainsi reproduit dans la trad. fr. citée plus haut « Tant es escriptz (le Vincent,en son Mirouer historiai, comme de maistre Richard de Saint-Victor, en sescroniques papales et françoyscs parlant des princes de Valloys et de 'rance.Fol. 78 y'. Cette traduction est évidemment inexacte.

3. Voy. Élie Berger, Notice sur Richard le Poitevin (Main, 1879), et flelisle,dans la Bibi. de rÉe. des chartes, t. XXXI, p. 308. On & parfois aussi confonduRichard de Sainl-Victor avec le savant lingues de Saint-Victor; suais le célèbrechanoine mourut en 1141. Ois a de lui une chronique souvent citée sous letitre de « Chronica D ou plus souvent de « Liber de tribus rnaxi,,zis •eircum-stanciis geslorum. Mais elle ne dépasse pas le pontificat d'}Ionorius Il, etd'ailleurs ce n'est qu'un très bref manuel de chronologie; il donne des noms,des dates, prcsqu'nucun développement. Voyez liaurénu, Journal des Savants,cahier de mai 1886.

4. Richard Poitevin est en effet une des sources de la chronique de MartinusPolonus cf. Berger, ouv. cité, 118; cl. les sources d'un ms. (les « Croniquesabrégiée.s du commencement (lu monde jusques au temps du pape Jehan XXII, »indiquées par E. Berger dans la Notice sur divers ,nss, de la bibliothèque Voit-cuite, p. Il. Cette notice forme, avec la précédente, le 6' fuse, de la Biblio-thèque des Écoles françaises de Borne et d'Athènes.

« L'an de nostre Seigneur mil deux cens et deux, Jeban, roy d'Angleterre,

44CH. liÉelo.Nl'.

Grandes Chroniques de Saint

, reproduisant puremen

, naoute rient età ce que Rigord pour les années 1202_1203'jnous savons déjà'. Robert

Blondel ne nous est doncd'aucune utilité, et ce n'est pas à lui que Le Baud a emprunté

CC qu'il raconte des éta ts de VannesRemonterons-no,,, jusqu'à Main

Bouchard le dernier deschroniqueurs bretons dts et u moyen âge et le premier des historiens

modernes de la Bretagne 2?

Il parle des états de Vannes; chez luila liste des préla des barons qui composèrent cette assembléeest à peu près la même que

dans Le Bauds; il ne fournit, d'ail-leurs, aucune référenœ et nous ne Pouvons faire aucun fond surle témoignage

du trop crédule chroniqueur Enfin, Bertrand

fait n

d 'Argentré n mis Bouchara à contribution (il lui emprunte parex

omple, le récit de l'assassinat dÀrtur à Chcrbourg) .. Son

récitombre, mais non pas autoritéSi le but que nous cherchons à atteindre recule sans cessedevant nous, si les historiens de la Bretagne n'ont su ni

voulunous donner de bonnes cautions pour ce qu'ils

avancent, pour-ro

ns_nous du moins, livrés à nos propres ressources, arriver à la

puni et Lan à Mirbej en Poici0 Arthus, r mte de Bretagne par quoy il fut

appefl et accusé devant le roy de France duq es Pers duci il estojt vassal, et Pour Cequ'il ne veut comparoir il fut,, par

jugement de Franco exhérédé et

débecte rie la duché d'Âqrutain6 et do toute la Ferre

qu'il àvou oude France. » Chronjq5 frfartjnjen,,

pub!, par Vérard , ehf0,, CXXVIIverso On reconnaît ici en ore

'actoni fie que nous avons signalé plus haut,

ParisP. 122., t. iv,2. s Grandes

Chroniques de Egn8 par Main BoucharJ parurent Polir

la prem retaière fois en 1507.«p

our avoir réparation du s Susdit, se assemblèrent les seigneurs deflohan, de ca00,

de Vitré, de Fougère de Suçr de liais, d'Aneeux (PourAncenis1 de Malestrojtsaova

, de Darnujj (pour Dorval) de Quintin et aujes pairsdu pais de Bretagne » Éd. gothique de 1531, fol. ccX, - Dans Le Baud et,d'après i, dans Lobineau et Mori(e, cette list

Gui de Thonars.Gu

Main de Pentèvre et ses frères, Etienne et Conaniomar Ilervé, Conan

et Solirnan de Ln; Ane comprend

é de Viiré Guillaume de Foued Dol et

son fils Gédouin. Olivier, vicomk de Rouan res; cari

ses frères et soi' deAIs; JMayen,. Ge fi, (je Chàteaubriand Guillaume de O

GffdRis...; Heé et Geom'0 de

Beaumafloir,

erraieo rOj 'Anee_Péande Malestroit Olivier de Dinan;Bichard Maréchal, les mar

échaux de Rennes et de Cornouailles etc. Vo y. hi-eau, t, il, P. 189. Ogée, dansn Dictionnaire (éd. de f840,p. 946),

reproduit intégralement Cette liste,I. Voyez par exem

dit-il , à Cherbourg, ph` le récit fantaisiste quil fait do la mort d'Artur, tué,5. Ilistoir, de

Bretagne, 3' édit., 1618,

LÀ CON.I)ÂflNATION 13E JEAN SANS-TERRE.

vérité? Par malheur, personne ne s'est encore donné la peined'étudier méthodiquement les sources de l'histoire de Bretagne',ni de les publier d'une façon qui réponde aux exigences de la cri-tique moderne. Les bénédictins ont, il est vrai, réuni une grandequantité de documents. Que nous apprennent-ils? Je' passe soussilence de très sèches annales, où il n'y a rien à prendre. Mais laChronique de Saint-Brieuc, composée d'ailleurs au xvC siècle,peut-être d'après une Chronique de Quimperlé que je ne connaispas autrement 3 , ne nous parle pas des états de Vannes 4 . Uneautre chronique bretonne, composée de fragments trouvés dansun ancien ms. de l'église de Nantes, et citée souvent par Pierrele Baud sous le titre de Chroniques annaulw, raconte deux foisla mort d'Àrtur, mais omet les états1'.

S'il fallait en croire Jean de la Raye, « assez méchantautheur 6 , » dans ses recherches sur le Poitou 7 , nous tiendrionsenfin ce que nous cherchons un témoignage positif, et sur lesétats de Vannes, et sur la nature des délibérations qu'on y prit

I. Le Jean, dans un volume intitulé la Bretagne et ses historiens ( 1850), abien donné un aperçu des sources de l'histoire de la Bretagne; mais cet ouvrage,peu original, est entièrement dénué d'indications bibliographiques. TI est per-mis d'espérer que le Répertoire général de Bio-bibliographie bretonne, coin-,nencé par M. R. Kerviler, remplira, en partie au moins, cette lacune. Mais leseul fascicule paru jusqu'ici (Rennes, Plihon, 1886) s'arrête au milieu (le lalettre À (Andelol).

2. Publiés par D. Lobinean et par D. Morice à la suite de leur Histoire deBretagne. Une partie des papiers mss. des bénédictins a passé û la BibI. nat.,où elle forme, dans le fonds français, la collection parLiculière dite des Blancs-Manteaux.

3. 11 y a, au commencement du cartulaire de Quimperlé, un extrait de laChronique de Quimperlé; ce morceau contient l'histoire du mariage de Conan,fils de Geoffroi, avec Berte de Chartres, telle qu'elle est rapportée dans laChronique de Saint-Brieuc, qui n'est qu'une copie de celle de Quimperlé. »Dom Taillandier; relation de son voyage en Bretagne dans la Revue de Bre-tagne et de Vendée, 4° série, t. H (1872), p. 189. Dom Taillandier est l'auteurde l'histoire ecclésiastique de Bretagne, à laquelle D. Morice a ajouté deuxvol. in-fol, de textes sous le titre de Mémoires pour servir de preuves à l'his-toire de Bretagne.

A. 1). Mortes, Preuves, t. I, p. 38. Le Ghronieon Brioeense n'est ici qu'unecompilation faite à l'aide de deux récits différents, reproduits maladroitementl'un après l'autre par le compilateur.

5. D. Lobineau, t. Il, p' 351 cf. D. fonce, t. 1.0. Papiers mss. de Briant. Bibi. nat., (r. 22308, fol. 188 r',7. Les Mémoires et recherches de la France et de 14 Gaule aquitanique, du

sieur lean de la Haye, baron des Goutanix, lieutenant général en la sénéchaus-sée de l'oictou, etc., 1581.

46 en. BIfMONT.

en 4203, Par malheur, son récit touche en certains points à lahaute ntaisje « Quant à la royne Leonor, dit-il (

p. 152), ellese tenai t à Poictiers, Mireljeau et Chinon .....encore plus ennuyéelorsqu'elle scout la nouvelle de la mort de son

.Peti t-fils Artur,surprins par Jean Sans-Terre en son chasteau de Chinon (sic) etprécipité, tué et getté en la rivière de Vienne et porté eu terre àFontevrault » A cette nouvelle, Louis de France, à la ,prièredeConstance, mère d'Artur 2 , assembla son parlement à Etampes,Où

fut appelé Jean Sans-Tee « A ceste tenue de parlementassemblé à Etampes, mon chroniqueur se trouua, qui dit qu'àla même heure que fut donné l'arrest de confiscation contre JeanSans-Terre, fut au roy Philippe donné moyen d'exécuter leditarrest » (p. 154). Le gouvernement de la Bretagne fut alorsdévolu à Gui de Thouars', « pour raison de quoy, et pour fairel'hommage du au roy de France, il fist assembler les estats dupays de Bretaigne, auxquels nostre chroniqueur se trouua,les quels es tats estoient composés, comme il dit, de neuf évesques,neuf barons etsuit... »neuf villes, dont il descrjt les rancs comme il s'en-

Quel est donc ce chroniqueur qui assista aux plus grands évé-nements de son époque et qui nous en a raconté l'histoire? C'est,nous dit Jean de la Raye, un moine de l'abbaye de Moutierneuf,près de Poitiers 4 , « dont le nom ne se trouve point s ; » il « estoit dutemps, et, comme je pense, du service de Constance 6 ; » il acheva« avec la vie son histoire » vers le temps où Pierre de Preuxdevint duc de Bretagne par son mariage avec Alix, héritière du

I. En 1203, Louis avait seize ans.2. En 1203, Constance était morte,3. « Gui eut, depuis la mort de Constance, sa femme (elle décéda le 2 de

Sept- mil deux cens et diz (sic), jusques au mariage de Pierre de Dreux etd'Alix, sa fille aisnée, l'administration du pais de Brelaigne Pour raison dequoy,., » P. 171. Peut .èlre, au lieu de mil deux cent dis, faut-il lire mildeux cent dcuz, ce quiCfl Septembre 1201,ne serait pas encore exact, puisque constance mourut

4.« Relisant ce qu'a escrit avec grand labeur Jean Bouchet, je l'ai trouvé aux'principaux points Si esbigné du vray de l'histoire, que cela m'a forcé de mettrela main A la plume u (p. 6)... « Et vous dite avec la eronique gardée en

baye de Moulierneuî, à Poictiers, qui est authentique etl'ab.

dignemc0 useras àla main, avec brèves et'belles observations, mains. P. 5.Parus.

laquelle j'ai en mes5. P. 172. J. de la Baye le nomme pouxta, ici I. Forus; plus haut (p. 78),

G. P. 164.

LA CONDAMNATION DE JEAN SANS-TERRE. 47

duché s . J'avoue'ne pas connaître ce chroniqueur. Il y a bien euun Martin de Poitiers qui a écrit une histoire de Moutïerneuf;mais, si c'estlà par hasard la chronique citée par Jean de la Haye,nous ne pouvons contrôler jusqu'à quel point il l'a fidèlementinterprétée, car il ne nous en reste, à ma connaissance, qu'unfragment de deux pages, interrompu après la consécration del'abbaye par Urbain II 2, Je me crois du moins autorisé à poser cedilemme ou Jean de la Haye a réellement trouvé ce qu'il ditdans un auteur contemporain, dans un chroniqueur témoin ocu-laire et auriculaire des événements, ou il s'est imaginé l'y trouver;dans le premier cas, les erreurs constatées du chroniqueur sonttellement considérables qu'il ne mérite aucune créance s ; dans lesecond, quelle foi mériterait Jean de la Haye?

En définitive, l'incertitude subsiste; chaque donnée nouvellenous ménage une nouvelle déception. Il y aurait un moyen com-mode de se tirer d'embarras ce serait de dire que le fait de cetteréunion des états de Vannes, n'étant appuyé par aucun auteurcontemporain, est controuvé, que quelque chroniqueur posté-rieur, jaloux de donner aux états de Bretagne une plus hauteillustration, produite par une plus haute antiquité, ou simple-ment désireux de plaire à telle puissante famille de Bretagne 4,

imagina de point en point toute cette légende des états de Vannes.Mais, d'une part, nous sommes loin, sans doute, de connaître tousles chroniqueurs anciens de la Bretagne; en outre il est impossible

t. P. 172 « Mais c'est I'autheur que j'aye oncqiies leu qui a le plus grandpeur de faillir et de mentir. »

2. 0e fragment a été publié par D. Martène, Thesaurus hotus Ànecdotorum,t. iII, foi. 1210; il est I.iré ex ma. Pictav.; » il s'arrête après la rubrique« de dedicatione ecclesie Novimonasterli Pictav. » Caetera desunt, ajouteMarlène. - Dreux du Radier, dans la Bibi. hist. et crU. dis Poilais, t. 1, 275,se demande si « ce serait ce même Martin que La Haye appelle Férus dans sesMémoires. » Il serait impossible de répondre à cette question.

3. Exemples la mort d'Artur â Chinon; les états de France réunis parLouis à Étampes, la composition des états de Bretagne, formés de neuf repré-sentants du clergé, neuf de la noblesse et neuf des villes, etc. Dosa Briant,dans les papiers déjà cités, est justement sévère pour Jean de la Haye; il n'estpas d'ailleurs lui-même à l'abri de tout reproche « Si ce Parlement (les étatsde Vannes) estoit véritable, dit-il, il devrait ptutdt k rapporter à l'an 1206,auquel on dii, que le roi Philippe se rendit ,naistre de la Bretagne, qu'en toutautre... » Bibi. est., ms. fr. 22038, fol. 188 r',

4. C'est ainsi que D. Morice refit l'histoire des origines bretonnes dans unsens plus favorable aux prétentions des Rohan que D. Lobineau ne l'avait faitavant lui.

CII. 8610NT,

qu'un chroniqueur postérieur ait inventé cette liste de noms dontj'ai cité les principaux. Passe encore si nous n'avions que celled'Alain Bouchard, qui donne seulement le nom des grandesfamilles représentées aux états de Vannes; mais Argentré et,après lui, Le Baud, puis les bénédictins du xvjrie s. ont donné lesnoms des barons qui s'y trouvèrent. Or, les recherches auxquellesje me suis livré ont constaté l'existence de ces personnages àl'époque indiquée; aucun de ces noms ne paraît erroné et, parconséquent, arbitraire'. On ne peut donc nier que ces seigneursaient été assemblés en effet dans une occasion solennelle 2. maisquant h savoir ce qu'ils ont décidé, c'est une autre affaire.

Pour moi, je reviendrais volontiers, sur ce point encore, autémoignage de Raoul de Coggesha:U. Voici ce que nous racontece chroniqueur très véridique lorsque Artur eut été faitprison_nier, Guillaume des Roches, un des plus puissants barons ange-vins, accompagné d'autres barons venus de toutes les parties dela Bretagne 4, alla prier le roi Jean de leur rendre son prisonnier;Jean refusa; les autres conspirèrent aussitôt contre lui et com-mencèrent à se mettre en état de rébellion. A cette nouvelle, cer-taines personnes de l'entourage du roi lui conseillèrent « de fairepriver le noble jeune homme des yeux et des génitoires, pour lerendre désormais incapable de régner'. » Ce conseil plut au cruelJean Sans-Terre, et il ordonna le supplice. Des trois hommesqu'il chargea de l'exécution, deux, saisis d'horreur, s'arrêtèrenten route, sans aller plus loin; le troisième, plus décidé, arriva auchâteau où Artur était gardé prisonnier. Le gouverneur de làforteresse, Hubert de Bourg, avec l'assentiment des autres clic-.valiers qui formaient la garnison, persuadé que le roi se repenti-

I. Après avoir reproduit la liste des 38 chevaliers et plus » qui assistèrentaux états, D. Ilpiant ajoute « Cette assemblée s'est faite avant le 21 juil. 1203,

FocarL Hervé de Léon, qui y esteit, mourut ce jour-la (iVecrol. Landuen).

2. D. .lohineau publie, d'après Du Chesne, "ne liste de chevaliers bretonstirée d'un r\lc di, temps de Philippe-Auguste II conjectura que ces seigneursfurent du nombre des 400 que 'Gui de Thouars emmena au siège du montSaint-Michel en avril 1204. Cette liste a de grandes ressemblances avec celledes chevaliers qui assistèrent aux états de Vannes. Faudrait-il croire quecelle-là ait aidé à forger cette-ci?

3. Sur ce personnage, voir une bonne étude dans la Bibi, de t'Ée. des chartes,6 série, t. V.4. «alus bai'onibus tocius Britanoje. Éd. Stevenson (Roils serin). -Cf. Bouquet, XVIII, 96.

LA COIYDÀMrÇÂfl0N DE JEAN SANS-TERRI

rait bientôt d'avoir donné un ordre aussi cruel, refusa de laisserpénétrer le bourreau auprès du prisonnier; mais, « voulant apai-ser pour un temps la colère du roi et refréner la fureur des Bre-tons, il fit publier dans le château et dans tout le pays qu'Arturétait mort à la fois de chagrin et des cruelles souffrances que sesmutilations lui avaient causées. » Ce bi'uit se répandit pendantquinze j'; enfin, on sonna de la trompette dans les villes etles châteaux, comme pour le repos de son âme, et ses habitsfurent distribués à l'hôpital des lépreux. On publia aussi que soncorps avait été enseveli dans l'abbaye de Saint-André. Loind'apaiser les Bretons, cette nouvelle les irrita davantage; « ilsjurèrent de ne jamais laisser ni repos ni trêve au roi d'Angleterre,qui n'avait pas craint de commettre un si détestable attentatcontre leur seigneur et son propre neveu! »

S'il est vrai, comme je le pense, que les seigneurs bretons sesont réunis à Vannes à la nouvelle de la mort d'Artur, n'est-cepas au moment où, selon Raoul de Coggeshall, cette nouvelle futmise faussement en circulation? Rien n'empêche assurément quecette assemblée ait eu lieu alors, ni qu'elle ait envoyé demandervengeance à Philippe-Auguste. Mais s'ensuit-il que les pairs deFrance aient été aussi réunis à leur tour et qu'on se soit hâté decondamner Jean Sans-Terre? Sans doute, il ne faut pas s'arrêterau récit de dom Morice, qui précipite les événements de manièreà les rendre dès l'abord inadmissibles, mais restons dans la vrai-semblance. En admettant qu'une instance ait été commencée parordre de Philippe-Auguste ou de la cour des Pairs après l'arrivéedes envoyés bretons, a-t-elle pu être continuée? Le récit de Raoul

I. N'est-ce pas là ce qui a fait croire à D. Morice que le jugement de JeanSans-Terre avait eu lieu quinze jours après le meurtre?

2. Saint-André de Goufferu, près de Falaise. Comme je l'ai dit dans la secondepartie de ce travail, cette indication prouve que toute cette scène si drama-tique, origine du récit de Shakespeare, eut lieu A Falaise, sans doute vers lafin de 1202 ou dans les premiers jours de 1203. Nous voyous, par l'itinérairede Jean, que le roi était le 30 janvier à Falaise et le 4 février à Rouen. On peuttrès bien admettre que c'est alors qu'il a enlevé le prisonnier au trop humainHubert de Bourg pour le tenir sous sa main. La version de R. de Coggeshall seretrouve, au moins quant à ses traits essentiels, dans llolinshed (A chro,aicleofEngland), à qui Shakespeare l'a empruntée. -

3. Comment admettre que Phulippe-Auguste, si fort intéresé à respecter lesformes de la justice; ait demandé et obtenu sur-le-champ une sentence et quecelle-ci ait été rendue quinze jours après le meurtre? D'ailleurs, tout ce quej'ai dit plus haut prouve combien D. Morice est ici dans l'erreur.-

50 cli. BlllONT.

de Coggeshail permet de répondre hardiment parla négative. Car,dit-il, dès qu'on vit le mauvais effet produit parla nouvelle faussede la mort d'Artur, « on s'empressa de la démentir; Jean Sans-Terre lui-même fut satisfait qu'Hubert de Bourg n'eût pas obéi àses ordres. » On a pu d'autant mieux ajouter foi au démenti quepeu de temps après Artur quittait Falaise pour être transféré kRouen 1.

C'est ainsi qu'à l'aide du Chronicon anglicanuni on peutcorriger et interpréter le récit, soit faux, soit incomplet, des histo-riens bretons. Si l'on cesse de suivre ce guide, on retombe dansl'incertitude; le pied ne sait plus où se poser avec confiance. Sil'on veut que l'assemblée de Vannes se soit réunie aussitôt aprèsla mort réelle dArtur, et il faut l'admettre pour qu'elle ait puavoir toutes ses conséquences juridiques et politiques, je deman-derai quelle est au juste la date de cette mort, comment cette date,presque entièrement inconnue aux chroniqueurs anglais et fran-çais, a pu être si bien connue des Bretons, alors qu'ils commettentune erreur étrange sur un des faits les plus importants de cettehistoire, sur les circonstances mêmes de la mort du jeune duc.

Arrivés au terme de cette longue étude critique, il importe d'enrésumer les principaux résultats.

Sur la condamnation (capitale ou non) prononcée contreJean Sans-Terre à cause du meurtre d'Artur, le silence le plusabsolu est gardé, soit dns les chartes émanées de Philippe-Auguste et de Louis VIII, qui auraient eu tant d'intérêt k enannoncer, répandre et répéter la nouvelle; soit dans la cor-respondance d'Innocent III, qui, tour à tour hostile au roi deFrance et ai roi d'Angleterre, aurait trouvé mainte occasion des'en faire une arme dangereuse, surtout eu 1208, lorsque Jean futexcommunié, et en 1213, lorsque le pape prépara contre lui unevéritable croisade; soit dans les chroniques écrites sous la dictée

1. Du moins, le fait est très probable. Le même Raoul de Coggeshail dit unpeu plus loin qu'en 1203, Philippe-Auguste et les Bretons « mandèrent avecinstance an roi d'Angleterre qu'il leur rendit son neveu Artnr en acceptant (lesotages; » ce message était accompagné de paroles hautaines et menaçantes. -Enfin on se rappelle les termes de la charte, citée plus liant, de Philippe-Augusteen mars 1203, et dans laquelle on parle d'Artur comme étant toujours vivant.Tous ces faits, rapprochés les uns des antres, prouvent que l'émotion causéepar le faux bruit de la mort d'Artur a du se calmer promptement et que, parconséquent, l'instance commencée à la prière des ambassadeurs bretons n'apu être poursuivie.

LA CONDAMNATION DE. JEAN SANS-TERRE.

même des événements, avant 1216, que leurs auteurs fussent d'aiÏ-leurs dévoués à la politique française ou plutôt disposés en faveurdu roi d'Angleterre. Mais, en 1216, les circonstances changent,et l'opinion publique avec elles. L'intérêt politique, l'ambitionpersonnelle, la crainte des foudres pontificales inspirent à Phi-lippe-Auguste et au prince royal le roman de la condamnationà mort; à Rome, à Melun, en Angleterre, Louis fait proclamer,soit en présence de barons et de prélats gagnés d'avance à sacause, soit dans unmonastère lointain, ou àla cour de Rome, pluséloignée encore, que Jean, meurtrier d'Artur, condamné par lacour des pairs de Franco, est désormais indigne, non seulementde porter la couronne, mais même de la transmettre à ses héri-tiers. Le pape résiste, mais on sait pie le saint-siège n'aime pas àbrusquer les choses; l'important pour lui, c'est de négocier, degagner du temps. Plus tard, si l'on se trouvait en face d'un faitaccompli, on s'inclinerait. Le pape l'avait dû faire, une fois déjà,quand la Normandie et les provinces de l'ouest avaient été con-quises. Louis irait à la croisade pour racheter son péché et toutserait dit: les Albigeois paieraient pour l'Angleterre.

Cette machination, habilement ourdie, et où l'on xepeut guèrese refuser de voir la main de Philippe-Auguste, faillit en effetréussir. Innocent III mourut en juillet 1216, peut-être avantd'avoir reçu les rapports qu'il attendait de son légat en France.Trois mois après, Jean succombait à son tour, malade et déses-péré. Il semblait que rien ne pût désormais entraver la marchevictorieuse de Louis de Franco; mais au politique Innocent 1Hsuccéda l'énergique Grégoire IX; au criminel Jean un enfantde neuf ans, que son âge même défendit et sauva. On s'étaitsoulevé contre le tyran, mais Henri III était innocent; si lesinsurgés avaient cru ou fait croire la fable de la condamnationà mort, ils ne tardèrent pas à la renier, pour maintenir la cou-ronne sur la tête d'un roi national. En tout cas, la fable survécutet s'est imposée à l'histoire comme une vérité.

IV. - Conclusion.

Je crois avoir démontré que Jean Sans-Terre n'a pas été con-damné pour l'assassinat d'Artur de Bretagne. Il me reste à direbrièvement co qu'on peut savoir de certain sur le procès véritable.

Je n'ai pas évidemment à rechercher les causes multiples du

52 CH. DIhIONT.

différend qui mit la France et l'Angleterre aux prises après lamort de Richard Coeur-de-Lion. D'ailleurs, le traité du Goulet(mai 1200) avait réglé les pins grosses questions Jeàn étaitreconnu roi d'Angleterre et duc de Normandie avec l'hommàgede la Bretagne; il cédait en retour une partie de la Normandie(Évreux et l'Evrecin); il donnait en dot à sa nièce, Blanche deCastille, promise à Louis de France, plusieurs fiefs en Berri etl'expectative, dans certaines conditions, de certains fiefs nor-mands; il renonçait à ses alliances avec le comte de Flandre etOtton d'Allemagne; il s'engageait enfin à payer au roi de Franceun droit de rachat de 20,000 livres sterling, et à mettre Arturen.paisible jouissance de la Bretagne. - Rien de plus net que lesstipulations de ce traité. Pendant un an au moins il fut honnête-ment exécuté les chroniqueurs racontent avec quelle magnifi-cence le roi d'Angleterre fut reçu à Paris par Philippe-Auguste(fin mai 1201)2; un jugement de la cour de France l'investitmême de l'Anjou', qu'Artur réclamait avec le Maine et la Ton-raine comme sa part d'héritage et qu'il avait conquis en 1499.L'accord était donc à ce moment parfait entre les deux rois; c'estl'affaire des seigneurs poitevins qui les brouilla.

On l'a vu plus haut en 1200, Jean Sans-Terre avait raviau fils aîné de Hugues IX, comte de la Marche, sa fiancée, Isa-belle Taillefer. Sans doute, il n'y avait pas eu violence, au sensactuel du mot; mais les fiançailles avaient été solennellementconclues; Hugues le Brun « l'avait reçue comme sienne parparoles de présent, et elle l'avait reçu par paroles de présent. »Aimar d'Angoulême enleva sa fille au comte de la Marche, quil'avait en garde

s, et la donna précipitamment en mariage à Jean

Sans-Terre. C'était à la fois uneinjure et une double injustice. Jeanne tarda pas à en subir les conséquences.

Le mariage fut célébré à Chinon le 30 août 1200 1 ; Hugues le

-

1. Bouquet-, XVII, 51; Delisle, Le plus ancien registre de Philippe-Auguste,P. 27 y'.

2. Roger de Hoyeden, dans Bouquet, xvii; Rigord, ibid., p. 53; édit. Dela-borde. 1, 150.

3. Chronique anonyme de Tours, dans Bouquet, XVIII, 295.4. Roger de Hoveden, dans Bouquet, XVII, 605. Les fiançailles a per verba

de presenti culminaient tes mêmes conséquences juridiques que le mariagemême. ce genre de ftancailios fut interdit par un concile de 1279. Voyez viol.let, Précis de l'histoire du droit français, p. 358,

5. 14. de Iloveden « Eripuit oam de custodia Hugonis Bruni. o6. Roger (le Iloveden dit que Jean épousa Isabelle e consilio Phitippi regis

LÀ CONPAMNÀTIO?( DE JEAN SANS-TERRE.

Brun prit aussitôt les armes; son frère et beaucoup de baronsépousèrent sa querelle. L'année suivante, Jean Sans-Terre revinten France avec sa femme et, après son voyage à Paris, il serendit dans ses provinces de l'Ouest, où l'appelait sa mère, alorsmalade à Fontevrault, et où il avait à régler l'affaire des baronspoitevins soulevés. Il arriva à la tête d'une armée de mercenairesrompus au métier des armes'. Au milieu de cet appareil mena-çant, il établit sa cour, on dirait mieux son quartier général, àChinon et il somma les seigneurs poitevins de comparaître devantlui, les accusa de félonie, pour des faits anciens ou récents,et ordonna au comte de la Marche, au comte d'Eu et à leursadhérents de venir se justifier. L'assignation sans doute ne futpas régulièrement faite, on refusa des sauf-conduits aux Poite-vins', et ceux-ci n'eurent garde d'aller se jeter sans défensedans la gueule du loup au lieu d'un tribunal prêt à les juger,ils craignaient de trouver à Chinon des soldats prêts à les saisir.Ils refusèrent donc de comparaître devant leur suzerain, disantque, des crimes qu'on leur imputait, ils répondraient seulement« à leur pair 5 , » et par là ils invoquaient une justice supérieureet déféraient leur cause à la cour du roi de France, où paraî-traient à titre égal, et les vassaux faussement accusés, et leur sei-gheur qui leur avait dénié bonnejustice. Jean Sans-Terre, trompédans ses espérances , revint alors en Normandie, après avoir, parson imprévoyante politique, allumé une guerre qui devait lui coû-

Erancie. i Bouq., XVII, 605. Si cela est vrai, ou pourrait voir là un trait nou-veau de l'astucieuse politique de Philippe-Auguste; il ne pouvait pas ignorercombien ce mariage irriterait Hugues IX, et il avait un intérêt évident à brouil-ler les barons du Poitou avec leur suzerain. - Sur ce mariage, voy. Leoointre-Dupont, Soc, des AnLiq. de l'ouest; AfSwlres, t. XII (1845), p. 127.

1. Jean était reparti dans les premiers jours d'oct. 1700. 115e fit couronneravec sa femme à Westminster, le 10; le 14 mat 1201. il s'embarqua à Ports-mouth; nous le retrouvons le 2 juin à Bonneville-sur-Touque. Voy. l'itinérairedressé par D. Hardy.

2. Voy. une lettre d'Aliénor à son fils, dans Rymer, à l'année 1200.3. R. 4e Hoveden. dans Bouq., XVII, 613; éd. Stubbs, IV, 175.-4. c'est ce qui semble résulter des aveux de Jean lui-même l'année sui-

vante.5. Iloveden. Dans Bouquet, XVII, 613, il y a « quod nemini responderent

nisi pain sue, o ce qui n'a aucun sens; le dernier éditeur de iloveden, M. Ste-venson (flous senies) rétablit la vraie leçon nisi pari suo. 1V, 176.

6. « Fraudatus desiderio; o Hoveden, IV, 176. Jean désirait sans doutes'emparer des seigneurs poitevins. On sait comme il traita durement ceux quifurent pris l'année suivante à ?direbeau.

M CH. BÛIONT.

ter ses plus riches provinces (mi-oct. 1201)'. Avant de quitter lepays, il prit cependant des mesures de défense il laissa tous sespouvoirs à Robert de Tourneham 2 , confisqua, « pour défaut deservice féodal, » la ville forte (castelluni) de Montcontour, quiappartenait à Geoffroi de Lusignan, et en fit aussitôt prendre pos-session par ses officiers'; il traita avec son beau-père, Aimard'Angoulême, allié précieux, qui, établi sur le flanc du comté dela Marche, pouvait faire échec aux Lusignan 4 ; il s'assura lafidélité suspecte de certains seigneurs en les forçant à donner descautions et à livrer des otages 5 . Cela fait, il crut pouvoir laisserà la vigilance de ses officiers le soin de maintenir la paix mena-cée dans ses provinces occidentales.

Mais à peine était-il arrivé aux Andelys que les seigneurs poite-vins, un moment effrayés par la présence du roi et de ses merce-naires, reprirent les armes. Raoul d'Exoudun, comte d'Eu, le fitdéfier solennellement° et les Lusignan, qui tous avaient à seplaindre du roi d'Angleterre, s'adressèrent au roi de France; ilsdemandèrent à être jugés par la cour du roi ou cour des pairs,qui prononcerait souverainement après avoir entendu les deuxparties.

Philippe-Auguste n'était pas homme à laisser échapper uneaussi belle occasion; il somma Jean Sans-Terre de comparaître àsa cour, et, comme celui-ci fit défaut après avoir lui-même refuséla justice à ses propres vassaux, il le traita en vassal rebelle, pritfait et cause pour les seigneurs poitevins et envahit le Maine.

I. Nous trouvons Sans-Terre à Chinon du 26 juillet au 2 août, (lu 19 août au9 sept. et du 13 au Il oct. il est probable que c'est à cette dernière époquequ'était. fixé Le jour où les Poitevins devaient venir A Chiner, Iloveden dit, eneffet, que le roi, après l'échec qu'il venait d'éprouver, se retira en Normandie;d'autre hart, l'itinéraire de Jean nous le montre passant le 17 roi. à Séez, le 19à Orival; il est aux Andelys le 23.

2. Son « procurator: m Hoveden, IV, 170.3. Rot. titi. pat., 9 oct. 1201.4. 26 sept.; ibid. et Rymer, nouv. édit. (151G),!, 1, 84.5. 14 oct. Ibid.6. 11 y a, dans les. Rot. tilt, pat., une charte non datée, par laquelle Jean

annonce aux bourgeois d'Eu, les fidèles vassaux do son père el de son frère,que Raout d'Exoudun l'a défié « dorninica proxiina preterita o et les invite àfaire le plus de suai possible à leur comte et à tous ses partisans. D'après saplace sur le ride, cette charte parait avoir été rédigée aux Andelys entre lemardi 23 et le lundi 29 oct. Le dimanche indiqué plus haut serait donc le 21ou le 28.

LA CONDAMNATION DE JEAN SANS-TERRE.

L'hiver et sans doute aussi l'ouverture de nouvelles négociationsmirent pour le moment fin aux hostilités'.

Tout l'hiver (1201-1202) fut en effet employé en pourparlerssans fin entre les deux rois. Je ne puis que renvoyer sur ce pointau témoignage des chroniqueurs analysés et critiqués plus hautà Rigord et à Guillaume le Breton, à Raoul de Coggeshali, enfin àInnocent III, dans la lettre du 31 oct. 1203 adressée à Jean Sans-Terre. Ce dernier avait fait venir auprès de lui l'archevêque deCantorbéry, les évêquesd'Ely, deSalisbury, de Londres etde Nor-wich, les abbés de Saint-Edmond, de Tewkesbury et de Westmins-ter. Entouré de leurs conseils, il n'hésita pas, lorsque le retour duprintemps prépara la reprise des hostilités, à demander à Phi-lippe-Auguste un entretien. Il eut lieu le 25 mars 1202 en Nor-mandie, près des Andelys, au lieu dit le Goulet. Mais Philippe-Auguste n'était pas d'humeur à offrir des conditions modérées nià faire une paix durable avec son ancien allié et ami. Parlant lelangage d'un suzerain irrité contre son vassal récalcitrant, il lesomma, « comme son homme lige, » de rendre au comte Artur deBretagne « toutes les terres qu'il possédait sur le continent, c'est-à-dire la Normandie, la Touraine, l'Anjou et le Poitou, » et,sur son refus, il lui ordonna de venir à Paris', « dans la quin-zaine de Pâques 5 , pour se justifier de toutes les accusations que le

1. Lecointre-Dupont, mémoire cité, P. 133. L'Histoire des ducs de Norman-die et des rois d'Angleterre, publiée par M. Fr, Michel pour la Soc. des AnUq.de Norm. (1845), explique autrement la rupture de Jean avec Philippe. D'aprèsl'unique témoignage de cette chronique (p. 152), Philippe-Auguste, lors de lavisite que lui fit Jean Sans-Terre en juillet 1201, lui aurait fait réclamer parsa belle-fille, Blanche de Castille, le Vexin normand. Pour ne pas irriter contrelui le Toi de France, Jean aurait consenti, puis, rentré dans ses États, il auraitLaissé sa promesse. Je crois qu'il y a là une erreur. Le Vexin normand avaitété formellement cédé à l'Angleterre par le Irailé du Goulet du 30 mai 1200(voy. Rymer). Il y eut bien, dans cette circonstance, des négociations, mais àpropos de la dot de la reine douairiére (l'Angleterre, Béreogère, veuve de RichardCœur. de-Lion. Voy. li. de lioveden, dans Bouq., XVII, 611 Wendover-Paris(éd. Luard), 11, 475; Rymer, à la date du 20 août 1201.

2. Raout de Dicet, dans llouq., XVII, 660.3. Comme nous t'apprend Raoul de Coggesball, les ducs de Normandie avaient

depuis longtemps le privilège de n'être pas contraints à se présenter devantleur suzerain, le roi de France, ailleurs que u inter utrosque fines. b Comp. lerapport des agents de Louis en 1216.

4. Raoul de Goggeshall, or. le sait, a bien soin de dire que Jean fut cité noncomme due de Nor,mandie, mais comme duc d'Aquitaine, et, par conséquent,sur l'appel des Poitevins.

5. Pâques tombant cette année-là le 14 avril, la quinzaine do Pâques est le

56 CII. BIai0fl.

roi de France pourrait élever coutre lui. » Jean se déclâra prêtà obéir et, comme garantie, promit par lettres patentes de,livrerà Philippe les deux châteaux de Tfflières-sur-Avre et de Bouta-vant, les clés de la Normandie. Mais il manqua à toutes ces pro-messes : quand les officiers de Philippe se présentèrent devant lesportes des deux forteresses, ils les trouvèrent fermées, et, le jourde l'assignation, non seulement le roi d'Angleterre ne comparutpas devant la cour des pairs, mais il n'envoya même personnepour l'excuser ni pour le représenter.

Rien ne pouvait mieux servir les intérêts de Philippe-Auguste.Il ne craignait pas la guerre, mais il préférait l'entreprendre aprèsavoir mis de son côté le droit ou l'apparence du droit. Or, JeanSans-Terre était certainement dans son tort: il avait manqué à sesobligations féodales; par là, le contrat qui le liait à son suzerainse trouvait brisé e . Si l'histoire n'en présentait pas d'autre

28 avril. Si l'entrevue du Goulet eut lieu le 25 mars, comme le dit R. de Dicet,le délai pour coinparaitre serait de 35 jours, soit à peu près le délai ordinairepour l'ajournement, qui est de quarante jours. - Wendover.Paris (éd. Lourd),11, 477, dit seulement que l'entrevue eut lieu « pendant le carême, I soit du27 févr. au 14 avril.

1. Rigord, XVII, 54; cf. Wendover-Paris, 11, 477.2. « Post molles defectus, c ajoute au texte de Guillaume le Breton un des

mss.; voy. édit. Belaborde, I, p. 207,3. Voici quelques exemples qui permettent de fixer d'une façon très sûre ce

point de droit, féodal. Je les prends autant que possible dans la a Franciale concile de Saint-Basic, en 1000, décide que le roi peut reprendre 5011 béné-fice ail vassal convaincu d'avoir violé sa foi (Bouquet, X, 530). - En 1102,Robert de Bellesme est accusé devant la cour de houri 1cr sur quarante-cinqcas d'infidélité; il ne vint pas. Assigné de nouveau, il fut ensuite déclaré ennemipublic (Orderic Vital, cité par Brussel, I, 164). - Le même Houri I", pourPunir Thibaut, fils d'Eudes Il, comte de champagne et de Blois, de ce qu'illui avait refusé l'hommage, lui ôte le comté de Tours et le donne à Geoll'royMartel, comte d'Anjou (Bouquet, Xl, dix). - De soit Eudes do champagne.a à la force pour réduire le seigneur de Commercy, qui lui refusaitl'hommage (ibid.). - cette règle, il est vrai, était rarement appliquée les vas-saux de la couronne, ait siècle, étaient trop puissants. Us pouvaientrépondre comme Eudes il, comte de Chartres, écrivit à Robert le Pieux« ... postquam gratinait tuam averlisti a 'ne, et honorent queni (Ioderas mihitonere nisus es, si nie et honorent Ifleum defendo, feci hoc lacessitus injuriis,et siocessitate conclus , (ibid., X, SOI cf. Pflster, Études sur le régne de Robertle Pieux, p. 242). - Jean Sans-Terre avait lin-mono appliqué la loi. qu'ilsubissait maintenant on in vu plus liant enlever aux Poitevins deux chàteaux« pro defectu servitii. - Voyez enfin Bouquet, X, 237, SOt ; Xl, clix, clxxvi]Brosse], Nouvel usage général des fiefs, 1, tôt; Luchaire, Histoire des insU!.taon, de la France, 1, 272; il, tt et append.; Aug. Molioiei, Étude sur l'ad-ministration féodale dans te Languedoc, p. 61 (au tome VII de Vaissete, non-

LA CONDAMNATION DE JEAN SANS-TERRE. 57

exemple, le procès de Jean Sans-Terre suffirait pour mettre cepoint de droit hors de contestation. Une occasion unique s'offraitainsi à Philippe-Auguste d'écraser son rival. Les circonstancesextérieures favorisaient d'ailleurs ses desseins il venait de ren-trer en grâce avec le pape en répudiant Agnès de Méranie';Innocent III sollicitait même son appui en faveur d'Otton, le can-didat du saint-siège à la couronne d'Allemagne 2 . Le roi n'hésitaplus « La cour de France, assemblée, nous dit Raoul de Cogges-.hall, déclara que le roi d'Angleterre devait être privé de toutesles terres qu'il avait, lui et ses prédécesseurs, tenues du roi deFrance, parce que pendant longtemps il avait dédaigné de fairepresque tous les services qui lui étaient dus et qu'il ne voulaitpresque en aucune chose obéir aux ordres de son souverain 3 . »Jean Sans-Terre avait un jour prétendu qu'il n'était pas tenu decomparaitreen personne àla courpour répondre à l'appeldesbaronspoitevins, parce qu'en sa qualité de duc de Normandie ses diffé-rends avec le roide Franco devaient être vidés « sur les frontières »de son duché. On lui rétorquait son argument, et, comme on nepouvait distinguer en lui le duc d'Aquitaine du duc de Norman-die, on le frappait en cette double qualité aussi bien en Norman .-die qu'en Aquitaine.

Demandera-t-on à quelle époque la cour des pairs a rendu cetarrêt fameux et gros de conséquences? Je crois qu'on ne se trom-perait guère en fixant cette date au jour même de l'assignation(28 avril 1202). Une lettrepatente de Jean, datée du 11 mai 12021,

voile édition). - M. Luchaire n emprunté à M. d'Arbois de Jubai,iville ( Hist.des comtes de Champagne, III, 29) un exemple qu'il faudrait vérifier; aprèsque fleuri II Plantagenet eut épousé la femme divorcée de Louis VII, il futcité en justice. s Louis VII, (lit M. d'Arbois de Juhainville, suzerain de l'Aqui-taine cl. du Poitou, était fondé à faire déclarer par sa cour fleuri Plantagenetet sa femme déchus de tous droits sur l'Aquitaine et le Poitou. il fit citer le jeuneduc, qui refusa de se justifier [et qui fut condâmrié par défaut; la sentencedéclarait confisqués les biens qu'il tenait du roi de Francel. Nous savons 3 eneffet, qii'llenri dédaigna plusieurs fois de répondre à l'assignation de son suzerain;mais M. d'Arbois de Juhainville n'allègue aucun texte pour justifier cette asser-tion, que j'ai signalée entre crochets. Je n'en ai pas trouvé de mon côté. Lel'ail de lu condamnation est vraisemblable, mais il n'est pas prouvé.

1. Delisle, Catalogue, ir 667 et p. 502.2. Pottbast, n' 1649. Cf. Winkelmann, Fhi1pp von Schwaben uS Otto IV

von .Eraunschweig, 1,279. Winkelmann croit que Jean n été condamné pour temeurtre d'Artur, assassiné en 1202 (sic).

3. linonl de coggeshail; éd. Stevenson, p. 136.4. Rysner l'enregistre à l'année 1201; M. llardy la reporte à l'année 1202

us CII. IIIhIONT.

et adressée « à ses fidèles établis en Angleterre, » leur manded'ajouter foi à l'archevêque de Cantorbéry et à l'évêque d'Ely,chargés de leur faire connaître le résultat de ses négociations avec-le roi de France. « Ils vous exposeront, dit-il, quelle humilité,quelle modération nous lui avons témoignées et quelle arrogancenos ambassadeurs ont trouvée auprès de lui, et de quelle façonil est venu manifestement contre la forme de la paix con-clue entre lui et nous. » Ne saisit-on pas dans ces derniersmots une allusion au jugement rendu contre Jean Sans-Terre(qualiter contra formam pacis manifeste venit)? Nous savonsd'ailleurs par Rigord, par Guillaume le Breton, par Raoul deCoggeshail qu'aussitôt après l'arrêt rendu, Philippe assembla sonarmée et envahit la Normandie. Les hostilités étaient déjà com-mencées le 41 mai, la lettre précédente le prouve et tout porte àcroire que la sentence était déjà prononcée.

Peut-être pourrons-nous préciser encore davantage en nousappuyant sur la promesse faite par Philippe-Auguste (4202, aumois d'avril, et par conséquent, puisque Pâques tombe le 14 avril,du 14 au 30 de ce mois) de donner Marie, sa fille, en mariage àArtur, comte de Bretagne , . Cette union, décidée entre un toutjeune homme de quinze ans' et une enfant en bas âge', ne pou-vait être qu'un mariage politique, destiné à rattacher plus étroi-tement le jeune prince et, par conséquent, aussi la Bretagne àl'alliance de Philippe-Auguste. Cette alliance devenait particu-lièrement désirable dès que, l'arrêt de la cour des pairs ayant été

(Rot. lUter, patent., I, p. 10). Il n raison- celte lettre est, en effet, ainsi datée« Teste me ipso, apud Pontera Arche 11 die mail et se trouve sur la mem-brane I (et non 2, comme dit Rymer) du rôle de la 3° année ile Jean. On saitqueles années du règne de ce roi commençaient è l'Ascension: La 3' annéedu règne de Jean allait donc de l'Ascension 1201 (3 mai) 4 l'Ascension 1202(23 mai). On sait de plus que les rôles anglais (des lettres patentes ou closes)sont composés de pièces (membranes) de parchemin cousues les unes an boutdes autres; sur ces rôles, les pièces sont transcrites suivant l'ordre chronolo-gique mais les membranes sont numérotées dans l'ordre inverse, le numéro Iétant donné A celle qui contient les derniers actes de l'année. La charte duU mai est donc. de la fin de l'année; en effet, en 1207, le Il mai se trouvaità la fin de la 3' année de Jean. En 1201, où l'Ascension tombait le 3 mai, elleaurait élé an commencement.

t. Delisle, Catalogue, si' 726.2. Artur était né en effet en 1187.

- 3. « Ai'turus cornes Britannie, militarihus amis a rege Philippo decoratus,cujus liliam parvulani allidaverat, ipso jalu seidecim annorum etatem habens. 'B. de Gogg., dans Bouq., XVIII, 95.

LA CONDAMNATION DE JEAN SANS-TERRE. 59

rendu, la guerre allait reprendre; n'est-il pas légitime dès lors desupposer que le mariage, garantie de cette alliance, fut décidéet promis après le jugement? S'il en est ainsi, la date de ce der-7nier devrait se trouver en avril et nécessairement un des troisderniers jours du mois'.

Il serait plus intéressant de savoir quels ont été les juges dansune si grande cause. Écartons d'abord toute idée d'une courdes douze pairs. Il a été surabondamment prouvé quo, cette coureût-elle existé en 1202, il était matériellement impossible qu'elleifit réuniee. Il est de plus hors de doute que cette cour n'existaitpas encore : les procès-verbaux officiels des séances de la cour despairs, publiés par Du Tillet 8 et par l3outaric 4 , le prouvent suffi-samment. Enfin, quand on entend parler des douze pairs, soit àl'époque de saint Louis', soit à l'époque de Philippe le Bel', ilparaît évident qu'il ne faut pas confondre cette cour avec l'ordi-naire cour du roi. La côur du roi se compose des grands vassauxde la couronne relevant directement du roi de Franco; depuis1224, les grands officiers de la maison du roi ont droit d'y siéger et

1. Autre conséquence la date de cette promesse de mariage serait aussi undes trois derniers jours du mois.

2. Eu effet, Jean Sans-Terre, duc de Normandie et d'Aquitaine, était détail-lant; le comte de Flandre était â Constantinople, le comte de Champagneavait deux ans. Restaient donc le ceinte do Toulouse, qui était en guerre avecle roi de Fiance, le duc de Bourgogne et les six pairs ecclésiastiques pourcomposer la cour (les Douze pairs. Voy. Pardessus, 131M. de l'Jfc. des chartes,2' série, t. IV, p. 299 et suiv. La réponse de Beugnot à cet article de Pardes-sus, au t. V, n'a aucune valeur.

3. Recueil des rangs des grands de France ( 1606). Du Tillet a publié beaucoupd'actes où sont énumérés les personnages, pairs, barons et prélats qui ontassisté le roi dans des affaires importantes en juillet 1216, à propos du comtéde Champagne en nov. 1223, peur l'établissement sur les Jm]ifs; cmi juin 1230,dans une sentence de forfaiture prononcée contre Pierre de Bretagne, etc

4. Dans les Archives du Parlement de Paris (pub!. officielle, commandée parla Direction des Archives de ltnipire). Vo y ., t. 1, p. ccxcviii, un arrêt de lacour du roi sur la régale de l'évêque de châlons (vers 1202) un autre adjugeantléchoiLe du comté de Beaumont-sur-Oise à Thibaud d'Alby (avril 1223), p- ccci;l'arrêt célèbre portant que les officiers de la couronne ont le droit de siéger etd'opiner dans la cour des Pairs (1224), p. ccc,',, etc.

5. Jean de Leyde lui attribue la création de cette cour (.Beugnot fils, Étudessur tes Institutions de saint Louis, p. 64). Mat. Paris en parle aux années 1249,1257; éd. tuaS, y, 92, 606.

6. Dans la charte par laquelle, en 1297, il créa le comte de Bretagne due etpair « Considerantes insuper quod xii Pariuin, qui in predicte nostro regnoantiquitus esse solebant, est adeo numerus diminutus... • dans Seldon, Tilles0f honour, p- 438.

60 CII. BI3LONT.

d'y opiner; c'est une assemblée à la fois politique et judiciaire,qui n'est pas encore, dans les premières années du nu° siècle,composée d'une manière fixe et permanente, mais que le roi con-sulte dans les affaires importantes et à laquelle ressortissent lescauses intéressant les vassaux de la couronne. Le nom de pairconserve encore sa signification étymologique; si, plus tard, ilservit à désigner d'une façon particulière certains vassaux que leroi voulait distinguer, il faut se garder d'y attacher un sens tropprécis, c'est un titre purement honorifique, mais auquel on ne voitpas qu'aucune fonction spéciale, au xiii0 siècle du moins, ait étéattachée s . Pour en revenir à notre sujet, nous ignorons les nomsdes juges de Jean Sans-Terre, parce qu'aucun auteur du temps,aucun document ne nous les a conservés. Prendre, par exemple,les noms de ceux qui formèrent la cour du roi, cette mêmeannée 1202, dans l'affaire de la régale de l'évêque de Châlons2,serait inutile, car la cour n'ihtait jamais composée des mêmespersonnages'. Nous devrons donc nous résigner à les ignorer.

Ici se termine notre travail. L'arrêt de la cour des pairs unefois rendu, Philippe envahit les domaines que la sentence décla-rait confisqués à son profit; cette guerre, je n'ai pas à la racon-ter. Disons seulement que, malgré la sentence rendue, malgré lessuccès déjà remportés par Philippe-Auguste, les négociations nefurent pas entièrement abandonnées. Qu'on se rappellele passagesi souvent cité de Mathieu Paris. Après la mort d'Artur, desambassadeurs furent envoyés au roi de France pour traiter de laréintégration de Jean Sans-Terre dans ses fiefs confisqués et enpartie conquis. Ils demandèrent pour leur maître un sauf-conduit.« Très volontiers, leur répondit Philippe, il peut venir en toute

1- Sur cette question des pairs de France, on peut consulter, entre autrestraités, la dissertation placée en tête du t. XVII dc Bouquet et le mémoire,plusieurs fois cité, de Ilernardi (Acad. des inser., nouv. série, t. X), Il s'en fautd'ailleurs que ces travaux épuisent le sujet, qui n'a pas encore été traité d'unefaçon satisfaisante. Voyez aussi Ftach, Les Origines de l'ancienne France,1, p. 251 et suiv.

2. cité plus haut, en note.3. Du moins comme on le voit dans les textes qui nous sont parvenus.4. En avril 1204, innocent II1 charge l'abbé de Casarnario et l'archevêque de

.Bourges de s'enquérir « utrum jiista sit qTlerimonia guam contra eum (Phil.-Aug.) tex Augile proposuit corne ecclesia. L'abbé vint alors au concile deMeaux mais Jean ne s'y fut pas représenter. Est-ce alors qu'il aurait demandéle sauf-conduit dont parle Mathieu Paris?

LA CONDAMNATION DE JEAN SANS-TERRE. 61

sftret&4. - Mais pourra-t-il s'en retourner de même? - Oui, sila cour des pairs le veut ainsi. » Les ambassadeurs supplièrentPhilippe-Auguste de montrer plus de douceur, « Par les saints deFrance, répondit le roi avec son jurement ordinaire, il n'en seraque ce que les juges voudront! » L'arrêt avait été rendu en l'ab-sence de l'accusé; Philippe l'estimait parfaitement valable,comme en droit il l'était; il consentait à reviser le jugement enprésence de Jean Sans-Terre, mais à condition qu'il se soumîtd'avance à la décision des juges. Plus heureux que ne le futl'apôtre des Hussites, Jean Sans-Terre au moins était prévenu; et,s'il avait des motifs sérieux pour craindre qu'une fois à la courde France il en sortirait malaisément, à qui la faute? Ne s'était-il pas souillé d'un crime affreux? C'est par là que le tenait Phi-lippe-Auguste. La loi qu'on lui appliquait était rigoureuse, maisc'était la loi.

Non ADDITIONNELLE. La lettre de Louis de Franco à l'abbé de Saint-Augustin de Cantorbéry a été publiée, comme on l'a vu page4, dansdom Bouquet et dans le Nouveau Rymer. J'ai eu l'occasion de voirmoi-mémo le manuscrit de la Bibliothèque Cottonienne où elle setrouve. ,T'ai donné la description de ce ms, dans mon ouvrage intitulé:De Johanne, cognornine Sine Terra, Angiiae regs, Lutetiae Parisiorumanno 4202 eonde,nnato (Paris, Picard, 1884), et, à la suite, une nou-velle transcription de la lettre, aussi littérale que possible.

INDEX

Aimeri de Thouars, père d'Alixde Bretagne, 40.

Aliénor de Bretagne, soeur dAr-tur, 40.

Aliénorde Castille,flhlede Henri 11,32, 35.

Aux de Bretagne, 2,40 (voy. l'Er-ratum).

Annales de Burton, 28.Annales de Margam, 26.Annales de Meaux, 28.Arbois de Jubainville (R. d'), 57.ArgentM (Bertrand d'), 44, 48.Ariur de Bretagne. Ses parents

(voy. Constance et Geoffroi). -Ses droits prétendus à la cou-ronne d'Angleterre, 46. - Ar-mé chevalier; épouse Marie deFranco, 2, (4, 58. - Pris àMireheau, 44, 15, 16, 22. -Interné à Falaise, 48, Fuis kRouen. -- Sa mort, 7, 40, 18,23, 27, 46.

Aubri de Trois-Fontaines, 17.Bernard Gui, évêque de Lodève,

49.Bernardi, 4, 12, 60.Blanche de Castille. Ses droits à

la couronne d'Angleterre, 35.Blonde! (Robert). Son Oratio his-

teneUr, 42.

Houchard(Alain), 44.Ereanse (W. de), 7.Prient (Dom), 14. - Ses papiers,

45.Chéruel. Date erronée d'un acte

de Philippe-.Auguste, 8.Chronicon Briocense, 45.Chronique martinienne, 43.Chroniques annaulx, 45.Chroniques de Saint-Denis, 44.Constance de Bretagne., 40.Coutume de Franco, 33.Cour du roi, 9, 49 (voy. Pairs).Delisle (Léopold), 2, 8, 40, 49.Du Bouchet, 6.Du TiIlet, 42, 59.1tats provinciaux de la Bretagne,

3, 47.Eudes, duc de Bourgogne, 40.Félonie, 56.Flach (Jacques), 60.Geoffroi Plantagenet, 2.Goulet (le). Traité (mars 4200), 52.

- Entrevue de jean Sans-Terreet de Philippe-Auguste, 6, 14,55.

Gui de Thouars, 10.Guillaume de Nangis, 19.Guillaume des Roches, 32.Guillaume le Breton, 15.Hardy (sir T. D.), 6, 7, 20.

INDEX. 63

Rawisia, femme répudiée de JeanSans-Terre, 2.

Hélinand, 19.TTolinshed, 49.Honorius III, 11.Hubert de Bourg, gouverneur du

château de Falaise; refuse demettre au supplice Artur deBretagne, 48.

Hubert Fitzwalter, archevêque deCantorbéry, 32.

Hugues de Saint-Victor, 43.Hugues IX le Brun, comte de la

Marche, 2, 24, 52.Hugues le Brun, fils de Rugues IX,

fiancé à Isabelle Taillefer, 2, 52.Innocent III. Intervient dans le

différend entre Philippe.Augusteet Jean Sans-Terre, 4, 8, 22. -Ignore la vérité sur la condam-nation de Jean, 38. - Doctrinecontenue dans ses Décrétales, 6.

Isabelle Taillefer. Épouse le roiJean, 2, 14, 52.

Jean Sans-Terre. Prend les armescontre son fière Richard; con-damné, 30.—Succède légitime-ment à Richard, 32. - Enlèveau fils du comte de la Marche safiancée, 14,52.— Cite tes baronspoitevins soulevés à sa cour, 6,53. - Sommé de comparaitre àla cour de Philippe-Auguste, 14,15, 21, 54. - Condamné pourfélonie, 22, 57. - Sa prétenduecondamnation à mort, 47, 19,27. - Ordonne le supplice dAr-tur de Bretagne, 43. - AssassindArtur, 15, 17.

J{erviler (René), 45.linyton, 41.La Raye (Jean de), 45.Le Baud (Pierre), 41, 44.Lecointre-Dupont, 6, 55.Le Jean, 45.Lobineau (Dom), 41.

Louis VIII. Épouse Blanche deCastille, 52. Accuse Jean Sans-Terre de la mort d'Artur deBretagne; ses mensonges, 17,33, 38, 51.—Ses droits préten-dus à la couronne d'Angleterre,17, 22, 35. - Sa lettre à l'abbéde Saint-Augustin de Cantor-béry, 29. - Fait la guerre àl'Angleterre en 1224, 11, 46.

Luchaire, 4, 7, 57.Mantes (Assemblée de), 5.Martin de Poitiers, 47.Mathieu de Westminster, 20.Mathieu Paris. Nie que le roi

Jean ait été condamné pour lemeurtre d'Artur de Bretagne,26.

Mathilde Taillefer, femme de lin-gues IX le Brun, 2.

Maurice de Craon, 10.Melun (Assemblée de), 47, 24,

40.Morice (Dom), 41, 45.Pairs de France (Cour des), 3, 9,

12, 59.Pardessus, 4, 59.Peine de mort, dans le cas de con-

tumace, 34.Pierre de Langtoft, 28.Pierre, évêque de Rennes, chan-

celier d'Artur de Bretagne, 41.Pierre Mauclerc, 40.Philippe-Auguste. Résiste aux

légats du pape à l'assemblée deMantes, 5. - Négocie et luttecontre Jean Sans-Terre, 6, 14,15, 22, 54, 58. - Demande enmariage la soeur dArtur de Bre-tagne, 22. - Invente la fablede la condamnation k mort deJean Sans-Terre, 39.

Raoul de Coggeshall. Sa chronique,21. - Dit la vérité sur la mortd'Artur et la condamnation deJean, 48, 50.

64 INDEX.

Raoni dExoudun, comte d'Eu, 2,6, 21.

Richard Cceur.de-Lion. Fait recon-naître son frère Jean pour sonhéritier, 32.

Richard de Saint- 17ictor, 43.Richard le Poitevin, 43.Richard, maréchal de Normandie,

41.Rigord, 44.Robert Abolant, 48.

RobertdeSaint-Marien d'Auxerre,18.

Roger de Hoveden, 52, 53.Roger de Wendover, 7, 17, 23, 24.Shakespeare, 49.Taillandier (Dom), 45.Thorne (W,), 28.Trivet (Nicolas), 44.Vannes (Assemblée de), 49.Vincent de Beauvais, 19.Walter de Coventry, 23.

ERRATUM.

Page 2, dernière ligue. Au lieu de AIS, lisez Aliénor. Gomp., p. 40.Page 8, dernière ligne. Au lieu de Domiui nostre, lisez nostri.Page 45, u. 6. Au lieu de Dom Briant, lisez Brient.

Nogent-le-Rotrou, imprimerie DAUPELE? .GduvznrçEua.