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1 Université Paris XII – Val-de-Marne – IUP Università degli Studi di Milano CORPS, TERRITOIRES ET TECHNOLOGIES Essai sur le temps des transformations Thèse de Doctorat en Urbanisme Présentée et soutenue publiquement par Tiziana VILLANI Directeurs de thèse : Monsieur le Professeur Thierry Paquot, Monsieur le Professeur Mauro Carbone Composition du jury: Mme. Chris Younes, HDR, Professeur à l’Ecole d’Architecture du Clermont-Ferrand et à l’Ecole Spéciale d’Architecture de Paris. M. Patrick Baudry, Professeur des Universités, Université de Bordeaux “ Michel de Montaigne ”, rapporteur , M. Mauro Carbone, Professeur à l’Università degli Studi di Milano, Dip. Filosofia, co-directeur de thèse, M. Stefano Catucci, Professeur à l’Università degli Studi di Camerino, Fac. Architettura M. Thierry Paquot, Professeur des Universités, IUP/Paris XII, directeur de thèse, M. Augusto Ponzio, Professeur à l’Università degli Studi di Bari, Fac. Filosofia e Scienze del Linguaggio, rapporteur Marne-la-Vallée, vendredi le 29 octobre 2004

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Université Paris XII – Val-de-Marne – IUP Università degli Studi di Milano

CORPS, TERRITOIRES ET TECHNOLOGIES

Essai sur le temps des transformations

Thèse de Doctorat en Urbanisme

Présentée et soutenue publiquement par

Tiziana VILLANI

Directeurs de thèse : Monsieur le Professeur Thierry Paquot, Monsieur le Professeur Mauro Carbone

Composition du jury: Mme. Chris Younes, HDR, Professeur à l’Ecole d’Architecture du Clermont-Ferrand et à l’Ecole Spéciale d’Architecture de Paris. M. Patrick Baudry, Professeur des Universités, Université de Bordeaux “ Michel de Montaigne ”, rapporteur , M. Mauro Carbone, Professeur à l’Università degli Studi di Milano, Dip. Filosofia, co-directeur de thèse, M. Stefano Catucci, Professeur à l’Università degli Studi di Camerino, Fac. Architettura M. Thierry Paquot, Professeur des Universités, IUP/Paris XII, directeur de thèse, M. Augusto Ponzio, Professeur à l’Università degli Studi di Bari, Fac. Filosofia e Scienze del Linguaggio, rapporteur

Marne-la-Vallée, vendredi le 29 octobre 2004

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Table des matières Préambule p. 5 Chapitre I Transformations des territoires urbains entre nouvelles hiérarchies et nouvelles minorités p. 9 1. Le territoire en tant que chair : les effets de superficie p. 10 � Le pluriurbain p. 12 � Nouvelles technologies, nouveaux langages, nouveaux territoires p. 15

2. Des hiérarchies verticales aux hiérarchies en réseau p. 20 � La ville cybernétique p. 21 � Regards technologiques p. 24 � Labyrinthes urbains p. 27

3. De la ville-machine à la ville-globale p. 30 � Urbanisme : la domination de la technonature p. 32 � Fétichisme et biopolitique p. 36

4. L’urbain est un corps mutant p. 40 � Le mutant urbain p. 42 � Le mythe du débarquement p. 43

5. Devenir minoritaire : la nouvelle organisation des espaces, des relations sociales, des langages p. 46 � Désorientations métropolitaines p. 48 � Un territoire à venir p. 50

Chapitre II Mutations anthropologiques p. 56 1. Corps et territoires en tant que domaine d’expérimentation p. 57 � Frontières de la biopolitique:

techniques d'expérimentation sur les corps p. 59 � Puissance du désir p. 63

2. La puissance du faux et les stratégies du consentement p. 65 � Puissance du corps et puissance du territoire p. 67

3. Pratiques d’accélération et processus de dématérialisation p. 71 � Le devenir urbain p. 72 � Zones d'“indiscernabilité” p. 74

4. Corps et besoins dans les systèmes de contrôle actuels p. 76 � L’invention de l’identité p. 79 � Disciplement des corps p. 81 � La marchandisation des relations p. 84

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5. La mythologie de la technique entre néo-tribalisme et décors futurible p. 88 � Tatouer le corps, tatouer le territoire p. 91 � Se libérer du vécu p. 93

Chapitre III Les nouvelles peurs : les corps et le territoire entre mythe et “ risque ” p. 102 1. La vie en tant que risque p. 103 � Environnement-corps de la transformation p. 107 � L'épidémie de la peur p. 112

2. Peurs et panique : le corps comme excédent p. 117 � Le grand Pan est devenu un virus p. 120 � Environnements du risque p. 123 � Technologie communicative: l'excédent du corps p. 126

3. Lignes de fuite et techniques d’assujettissement P. 131 � Le gouvernement de la lumière: espaces du contrôle

et espaces de la disparition p. 133 � Le regard cybernétique p. 136 � Les territoires de la dépense p. 140

4. Malaise, délire et nouvelles compatibilités p. 143 � Défaire le corps productif p. 145 � Modifier l'organisme p. 148 � Territoires du masochisme p. 150

5. Pratiques du devenir p. 152 � Environnement et tragédie p. 154 � Grammaire majeure: le credo technologique p. 157 � Minorité et bureaucratie p. 159

Chapitre IV Géophilosophie versus Géopolitique p. 167 1. Production d’espace autres p. 168 � Espaces virtuels: les territoires du maintenant p. 175 � Nouvelles formes de territorialisation p. 178

2. La Géographie comme expression p. 181 � Géophilosophie p. 185 � Paysages du troisième millénaire p. 188

3. Espace Hétérotopes p. 192 � La périphérie comme espace hétérotopique p. 193 • Le temps accéléré p. 196

4. Ceci n’est pas un plan p. 198 � Classification contre liberté p. 202 � La carte virtuelle vêtement du monde p. 205

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5. La Géopolitique sert, encore, à faire la guerre… p. 207 � Horizons géopolitiques p. 211 � Géophilosophie : devenir libres, devenir mineurs p. 217

Conclusions p. 224 Bibliographie p. 230 Filmographie p. 237 Résumé p. 238 Mots clés p. 239

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Préambule

Corps et territoire partagent une condition singulière et commune; celle d'un devenir

suspendu entre la persistance du passé et les sollicitations d'un présent-futur radicalement envahi

par les nouvelles technologies.

L'enchevêtrement de relations, d'affects, d'échanges sociaux et économiques qui concernent

autant les corps que le territoire se déploie sur un plan articulé que l'on doit définir en tant

qu'environnement. Il faut toutefois s'arrêter un instant sur le concept d'environnement en raison

des nombreuses définitions qu'il a reçues pour confronter celles-ci avec l'acception que nous

proposons ici.

Traditionnellement, le concept d'environnement a été marqué par l'emploi qu'en ont fait

d'abord la géographie et par la suite les diverses sciences sociales. L'environnement est cependant

une dimension, un horizon, un plan bien plus ample qui, loin d'être homogène, prévoit une

infinité d'espaces et de modalités qui forgent inlassablement l'existence. L'environnement a à

faire avec la vie, avec les corps qui le constituent, avec les transformations qui le traversent.

Actuellement, la complication et la variation qu'ont atteint les processus de transformation,

enclenchés surtout par le renouvellement incessant des innovations technologiques, demandent

un saut de paradigme. En d'autres termes, nous devons interroger tout ce qui arrive et se déploie

en ayant recours à une pluralité d'outils théoriques qui ne sont pas uniquement interdisciplinaires,

mais qui doivent réussir à dégager, à travers une analyse attentive du langage, la nature des

nouveaux dispositifs. Il s'agit de dispositifs non seulement de pouvoir au sens foucaultien du

terme, mais encore de communication, de gouvernement des corps, des passions et du territoire

comme expression créative du vivre quotidien. En ce sens, comme de nombreux chercheurs l'ont

déjà remarqué, on ne peut pas réduire le territoire à sa cartographie. Le territoire se constitue de

façon unitaire avec les corps en tant qu'environnement puisqu'il est un tissu de processus souvent

contradictoires, d'instances qui indiquent les plis d'un conflit qui oppose à la loi du contrôle les

instances de libération. Ces dernières élaborent des modalités d'installation, des langages, des

mélanges qui indiquent concrètement les alternatives nécessaires à un système qui a élevé son

propre credo bureaucratique et technocratique au rang de dogme.

L'environnement est caractérisé par une extrême plasticité, une performativité qui nous

révèle à présent comme jamais comment on en est arrivé à un moment d'écart particulier: celui de

l'accélération. Et même s'il est vrai que toute révolution économique a mobilisé son propre

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changement en imposant d’extraordinaires accélérations temporelles, celle dont nous sommes en

train de nous occuper indique une nouveauté qui lui est propre: la métamorphose et la

dématérialisation de l'espace tel qu'on l'avait entendu jusque là. Bien entendu, ce mouvement de

tendance ne signifie pas que l'espace concret et matériel du quotidien n'existe plus, c'est plutôt la

perception, la conception que nous en avons qui a changé et avec elle son usage.

Autant que le territoire, et encore plus que le devenir urbain du territoire actuel, le corps

rencontre une profonde mutation d'état et donc de conception. Le corps précaire, à durée limitée,

capable d'adaptations extraordinaires mais de résistances tout aussi fortes, entre en conflit avec le

corps biotechnologisé dont on fait actuellement la promotion. Il n s'agit pas tant d'en évaluer

l'augmentation des prestations et de la durée, dans le cadre d'un scénario où l'on prêche la

perfectibilité infinie, que de comprendre plutôt qu'en même temps que la méconnaissance de la

fameuse interrogation spinozienne “personne ne sait ce que peut un corps” c'est la conception

même de la vie dans sa multiplicité qui est mise ici en question.

L'assujettissement des corps n'a plus lieu ou mieux n'a pas seulement lieu à travers l'exercice

des pratiques disciplinaires mais à travers des modalités plus envahissantes et articulées qui

visent à digitaliser non seulement les émotions mais le patrimoine génétique, en définitive à

dresser la carte de la chair que nous sommes pour l'inscrire dans le système “économique” de la

dette infinie.

C'est pourquoi l'objet du présent travail est l'identification de plans, de seuils sur lesquels

s'exercent les nouvelles formes de contrôle, surtout celles qui sont innervées par les nouvelles

technologies et par les nouveaux pouvoirs linguistico-communicatifs. En ayant toujours à l'esprit,

comme l'enseignait Nietzsche, l'état de “suspension”, de transit entre l’invariant et le changeant

des archaïsmes et l'apparition de nouvelles réalités, nous devons nous doter d'une capacité

d'écoute.

L'environnement, dans tout l’éventail de ses expressions constitue la scène d'un pari que l'on

ne peut plus remettre à demain, dans le cadre duquel se font face de nouveaux totalitarismes et

des conceptions “autres” de l'existence et de la production, des modalités différentes d'être-au-

monde.

L'affirmation de l'ère cybernétique nécessite toute une série de passages qui tendent à effacer

ces institutions qui semblaient jadis caractériser l'espace public, surtout celui des démocraties

occidentales.

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Le pacte entre les citoyens et la polis, les éléments de démocratie participative ainsi que

l'espace urbain font l'objet d'une redéfinition continuelle qui, si elle renvoie d'un côté à l'emploi

des structures institutionnelles traditionnelles, met en œuvre de l'autre de continuels déchirements

et usages forcés qui en modifient autant le rôle que la fonction. Ce processus se vérifie avec

l'usage concret et quotidien de ces espaces appelés à interagir avec les mutations sociales et

technologiques en cours. Mais à la métamorphose des espaces, correspond toujours celle des

processus de “subjectivation” et celle des corps que l'on ne peut pas considérer à l'instar de

figures immuables dans le temps. Le corps se produit dans sa condition environnementale.

Or le lien que l'on veut rechercher ici entre corps et territoire ne doit pas être entendu

abstraitement, on doit plutôt mettre en évidence ces concepts, ces zones-crise qui rappellent le

“hors la philosophie” qui, comme l'enseignait Deleuze, pousse notre attention vers les “zones

d'indiscernabilité”. Ces zones sont constitutives de cet environnement dont nous parlions

précédemment, à savoir un enchaînement de forces dont la disposition est philosophique, là où

elle crée sans cesse des figures, des existences et des concepts nouveaux.

La mutation continue des tissus urbains, des hiérarchies qui les caractérisent est inhérente

non seulement au plan géographique-matériel mais aussi à ce que nous pourrions définir une

véritable géographie du quotidien à l'intérieur de laquelle se réalisent des systèmes de domination

et des pratiques de soustraction, des styles de vie et des modèles d'homologation, des techniques

futuribles et des comportements néotribaux.

Le gouvernement du territoire tout comme le gouvernement des corps doit être exploré

comme un environnement, un tissu pluriel et complexe traversé par des relations infinies et

changeantes.

C'est pourquoi dans le présent projet, on n'entend explorer que quelques-unes de ces zones-

crise. Le premier chapitre se réfère essentiellement à la métamorphose de l'urbain en relation à la

révolution cybernétique et aux nouvelles hiérarchies générées par le processus contradictoire de

dématérialisation en cours. Le deuxième se consacre surtout à l'analyse du mythologème de la

technique et à la façon dont celui-ci tente de modifier les styles et les pratiques du quotidien.

Le troisième chapitre circonscrit l'analyse à l'apparition de ce que l'on définit actuellement

comme les nouvelles peurs métropolitaines qui posent le plan de l'existence et de la vie comme

espace de risque. Un tel risque détermine toute une série de considérations qui y sont enchaînées:

systèmes de sécurité, systèmes d'assurance, organisation de nouveaux dispositifs de contrôle.

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Dans le quatrième et dernier chapitre, on veut rassembler les arguments présentés ci-dessus

au sein de cette confrontation entre la géophilosophie et la géopolitique, les “espaces autres” à

ceux du contrôle total et de l'homologation. Entendre le territoire dans son expression charnelle

permet ainsi d'identifier quelque nœuds centraux qui ne peuvent faire abstraction de tous ces

processus de subjectivation qui en constituent la géographie et non pas le catalogage.

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CHAPITRE I

TRANSFORMATIONS DES TERRITOIRES URBAINS ENTRE NOUVELLES HIERARCHIES

ET NOUVELLES MINORITES

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1. LE TERRITOIRE EN TANT QUE CHAIR : LES EFFETS DE SUPERFICIE

Dans un texte de G. Deleuze intitulé Instincts et institutions1, les institutions – le plan des

institutions – sont esquissées comme des espaces matériels où se produisent non seulement des

relations sociales dynamiques et mutantes, mais aussi comme de véritables domaines intensifs où

les affects exercent un rôle prioritaire. Or, ces espaces, souvent évacués trop rapidement par une

interprétation phénoménologique qui tend essentiellement à exalter la dimension virtuelle,

constituent le défi puissant et complexe des mutations qui secouent le plus notre époque.

La position centrale prise par la technique, même et surtout en tant que nouvelle idéologie,

s’est montrée capable de subsumer les grandes narrations des siècles passés. Cette position

s’affirme en fait, de manière décisive, dans les modalités et dans les transformations du mode

d’habitation, de l’“habiter”, contemporain, dans des contextes urbains qui sont de plus en plus

pluriels et qui paraissent, par contre, de plus en plus homologués. Dans les analyses de Th.

Paquot, l’on peut mettre en évidence ce passage en direction de l’urbain: “La civilisation

moderne unifie le monde à travers la suprématie de ses certitudes, mais elle ne peut totalement

laminer les spécificités résultant d’histoires particulières. Une civilisation urbaine mondiale et des

cultures locales semblent devoir cohabiter en des rapports de force jamais figés ni tranchés. Il n’y

a qu’un monde en ce monde et il est peuplé d’Homo Urbanus”.2

Commençons alors par indiquer les nouveaux phénomènes liés à l'urbanisme non plus

comme des dualités: centre/périphérie, ville/campagne, métropole/province, mais plutôt comme

les tesselles d'une mosaïque articulée où se produisent des phénomènes néo-identitaires, des

organisations économiques différentes et d'autres relations sociales. En ce sens, la technologie,

surtout dans sa phase actuelle d'accélération, produit un glissement de tous ces éléments et

significations qui a une grande portée. Selon J-F. Lyotard, ville et philosophie en sont arrivées à

la nécessité que l'on en repense le style puisque “La ville a débordé dans la mégalopole. Celle-ci

ne possède ni intérieur, ni extérieur, car ceux-ci sont unis comme une périphérie. De la même

façon, la métaphysique constituée de l'urbanisation, à travers le concept d'un au-dehors de la

pensée, semble rencontrer son propre motif quand cet au-dehors, nature, réalité, dieu ou homme

se dissout sous l'effet de la critique”.3

Nous assistons à une véritable mutation épistémologique qui demande à ce que soient

réexaminés toutes les catégories et tous les concepts qui caractérisaient les rapports entre les

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sujets et la polis. Les concepts et catégories traditionnellement utilisés pour décrire les

transformations urbaines et sociales doivent être repensés en fonction de la dilatation articulée et

complexe que constitue le devenir urbain du territoire.

La notion de citoyenneté (dans le sens de l'appartenance à tel ou tel lieu), la dimension

publique, les langages et les implantations sont soumis à des processus de dématérialisation

accélérée mais conservent en même temps, dans leur tissu matériel, des besoins, des phénomènes

de contamination que la technocratie actuelle ne peut subsumer immédiatement. 4

Mais à ce point, il peut être très utile de reconsidérer la distinction, proposée à plusieurs

reprises par M. Foucault, entre technê et “technologie” où la première indique l'ensemble des

dispositifs du gouvernement, et où la seconde, non sans tenir compte de ce contexte, tend plutôt à

indiquer un champ d'analyse plus réduit concernant l'application de pratiques dérivant de la

rationalité scientifique.

Il est inévitable que les mutations du premier champ interagissent avec celles du second,

même si chacun d'eux continue à maintenir en profondeur sa propre autonomie. En effet, comme

le soutient M. Foucault “le gouvernement est aussi fonction de technologies : le gouvernement

des individus, le gouvernement des âmes, le gouvernement de soi-même par soi-même, le

gouvernement des familles, le gouvernement des enfants”.5 En ce sens, nous pouvons relever la

création d'espaces où de telles pratiques deviennent constitutives aussi bien d'institutions que de

langages ou de lieux. Mais pour saisir la nature de ces transformations il est nécessaire de prendre

du recul par rapport au mythe technologique qui infiltre la communication actuelle.

La diffusion de la vulgate technologique comme nouvelle idéologie révèle le côté ambigu

qui nous permet d'éviter le piège qui voudrait situer tout ce qui à voir avec la technique dans le

cadre d'une scientificité étrangère à tout contexte social ou spatial.

La dimension territoriale, la matrice corporelle des territoires est soumise à une nouvelle

forme de contrôle, la télésurveillance, dont la nécessité est rendue de plus en plus évidente par les

processus de mondialisation. En ce sens, selon P. Virilio, il faut considérer deux aspects: “d'une

part, l'extrême réduction des distances résultant de la Compression Temporelle des transports

comme des transmissions; d'autre part, la généralisation en cours de la Télésurveillance. Vision

nouvelle d'un monde constamment ‘télé présent’, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, grâce à

l'artifice de cette ‘optique transhorizon’ qui donne à voir ce qui était naguère hors de vue”. 6

La mutation anthropologique en cours qui conjugue tribal et futuriste, et qui réalise un

métissage entre le passé et le contemporain, s'inscrit dans le contexte d'un réseau complexe de

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relations, d'idées, de pratiques et d'innovations qui esquissent les nouveaux lieux de l'agir humain

et ces lieux, pour la plupart, appartiennent à la constellation du pluri urbain.

Le pluri urbain

En proposant le concept de pluri urbain, nous ne voulons pas tant affirmer la disparition de

lieux autres, bien différents des processus d'urbanisation qui prévalent, que souligner la

prépondérance accordée dorénavant aux signes, aux manières et aux pratiques liés à l'urbanisme.

En ce sens, il faut explorer le champ des problèmes où les moyens technologiques s'intriquent

aux techniques qui règlent les relations humaines mais il faut aussi explorer les processus de

“subjectivation” eux-mêmes.

Les sujets, les corps, les instincts les affects sont appelés à se confronter aux processus de

déracinement : déracinement par rapport aux lieux d'origine, aux cultures, aux coutumes, aux

affects; mais aussi à une dimension spatiale dont les transformations en matière d'architecture, de

technologie, de travail, etc. deviennent extrêmement rapides. P. Virilio, à nouveau, explique ainsi

ce passage: “à côté de la dilatation permanente d'un temps désormais moins cyclique que

sphérique (dromosphérique), ce n'est plus seulement la profondeur du passé qui est amplifiée

puisque nous assistons aujourd'hui au même processus à propos de la profondeur du présent, mais

d'un présent qui se continue, qui se dilate, qui n'est autre que la mondialisation soudaine du temps

réel des télécommunications; ce temps superficiel d'une télé présence qui vient renouveler pour

nous la surprise, que dis-je, la stupéfaction des hommes du 18ème siècle devant la découverte

‘géologique’ d'un temps profond d'innombrables millions d'années”. 7 La superficie, et, dans

notre cas, le pluri urbain en tant que superficie, assume une valeur nouvelle: la valeur d'un plan

horizontal parcouru de flux matériels et immatériels qui en déterminent la figure. En effet, le pluri

urbain se propose comme nouvelle figure métaphorique du présent qui actualise la stratification

des processus historiques en en transformant profondément la nature puisque rien de ce qui a été

ne revient à l'identique; la révolution cybernétique a agi profondément, se propageant à travers

différents plans de l'expérience humaine, transformant non seulement la pensée mais aussi les

modalités concrètes de l'agir au quotidien. En ce sens, les espaces, les lieux de l'urbain se prêtent

à être de plus en plus l'expression privilégiée d'une existence où les technologies, les savoirs, les

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désirs, les affects et les projets se combinent, relativement à un temps-vie dont la temporalité a

radicalement muté.

Le temps-vie qui se produit dans les espaces actuels du pluriel urbain est le plus souvent un

temps du présent dilaté, en ce sens il est un temps “animal” où le passé se déverse dans le

présent, souvent sous la forme du mythe et où le futur est une sorte de carpe diem qui s'essouffle

en direction d'une durée toujours trop brève. Il s'agit d'un temps qu'il est aussi difficile de

comprendre que d'expérimenter.

L'homme hyper–technologique, l'homme–prothèse ou l'immortel des biotechnologies

continue à garder en lui la tragédie de la fin, seulement désormais cette tragédie a été expulsée du

rite et du sentir collectifs et s'est transformée en une faute secrète dont il est devenu interdit de

parler.

La chair, perçue comme résidu se transforme en tissu, en un tissu reproductible, clonable,

performant, tout comme l'ancien concept de territoire, obligé de céder le pas à l'actuel espace

virtuel qui n'est plus seulement parcouru par les moyens de transport traditionnels mais par les

autoroutes électroniques.

Le corps et le territoire sont ainsi appelés à être les figures les plus plastiques de l’actuelle

révolution cybernétique. Selon S. Aukstakalnis et D. Blatner, “dans les dix prochaines années, la

nouveauté et l'excitation incroyable de celle-ci passera et l'on commencera à reconnaître la réalité

virtuelle comme partie intégrante de la manière de traiter les affaires, de communiquer et

d'interpréter les quantités massives d'information qui nous entourent” . 8

Il faut, pour l'instant, identifier les tensions qui sont en train de se produire entre les

résistances matérielles et les sollicitations virtuelles. Ces tensions agissent dans le quotidien et se

révèlent précisément dans les territoires que l'on habite, que ce soient des rues, des appartements,

des bars, des hôpitaux, des grandes artères, etc.….

Si des films comme La Haine de M. Kassovitz, plutôt que Crash de D. Cronenberg ou tant

d'autres road movies, nous ont permis de jeter un regard sur le caractère intolérable de vies

circonscrites dans des parcours qui paraissent de plus en plus homologués, d’existences qui se

terminent en tragédie chaque fois qu'elle essaient de briser ce cercle vicieux, peut-être la vie

quotidienne, les épisodes mineurs, les micro évènements qui balisent pas en pas notre

quotidienneté peuvent-ils nous offrir quelque chose de différent.

Cette diversité, cette multiplicité de petits évènements est constitutive de nouvelles relations,

d'institutions en puissance, qui s'exercent dans un territoire où l'espace est marqué non plus par

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une manière de vivre périphérique mais par des dimensions plurielles, multiples, creusets de

nouvelles hiérarchies, mais aussi de nouveaux modes d'expression.

Sociétés polycentriques ou modulaires comme le suggère M. Castells ou encore sociétés

“multi réseau” selon la définition de Z. Baumann, “Dans la société multi réseau des hommes et

des femmes modulaires, les activités de l'intégration et du contrôle ont été déréglementées et

privatisées”. 9

Mais le scénario de cette déréglementation qui nécessite une quasi infinité de processus de

définition de l'identité est, en même temps, ce territoire urbain pluriel dont nous avons déjà parlé.

Plus qu'à une crise des modèles urbains ou des banlieues, il faut penser à une transformation

de l'urbain qui s'est disséminé partout, en imposant des modèles uniformes mais qui, en même

temps, s'est trouvé contaminé, déstructuré et modifié par les styles de vie et les lieux où il s'est

affirmé.

Cette nouvelle dimension territoriale, constituée de micro appartements, d'usines

désaffectées, de rues en retrait, d'hypermarchés en plein désert est peut-être la prothèse la plus

efficace du présent, la plus plastique, capable de se connecter à chaque mutation et de réaliser, en

transformant et en s'auto transformant, les espaces actuels de vie et donc le temps-vie, lui-même.

Le visage multiforme de la production, les différenciations portées par le capital trouve dans

cette transformation de l'urbain leur corps le plus approprié. La soi-disant flexibilisation des

fonctions productives, facilitée par l'application des nouvelles technologies mais, surtout,

soutenue par le mythe technologique, dessine les nouveaux paysages des manières de vivre et

d'habiter. Paysages qui réinventent de manière radicale des physionomies, des aspirations et des

désirs qui entrent en collision, de façon plus ou moins décisive avec les codes de l'homologation.

Mais les dynamiques en place ne se limitent pas à standardiser les processus sociaux, elles

déclinent le local avec le global dans le but de favoriser un processus de nouvelle domination de

la complexité. Dans l'essai I confini della globalizzazione, sous la direction de S. Mezzadra et A.

Petrillo, l'on peut lire: “Du point de vue de la cultural theory, la ‘culture globale’ ne peut pas être

pensée comme quelque chose de ‘statique’, mais seulement comme un processus ‘contingent’,

dialectique (au sens où il se présente comme une dynamique double, qui implique

l'interpénétration entre l'universalisme du particularisme et la particularisation de l'universalisme)

et contradictoire”. 10

Dans cette tension relationnelle qui met en jeu les espaces en les confrontant à leur

utilisation et donc aux modalités d'une nouvelle domination, s'exprime quelque chose

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d'impalpable: la tendance à libérer la vie du joug des comportements et surtout du langage

dominants. Si l'on fait le lien entre les déstructurations et transformations linguistiques ayant leur

origine, au début, dans les banlieues traditionnelles des grandes agglomérations métropolitaines

et les mutations en terme de structures d'habitation et d'aménagements urbains, on distingue la

force d'un jeu qui défie, de manière constante, les lieux communs en inventant des modalités

différentes d'exister. Si douloureuse que soit toute transformation, elle porte en elle le désir de se

libérer d'un état de choses désormais pourrissant.

Nouvelles technologies, nouveaux langages, nouveaux territoires

Les nouveaux langages qui se diffusent et continuent à se transformer dans le pluri urbain,

n'appartiennent pas tant à des groupes à la physionomie identitaire précise qu'à la création de

nouvelles communautés en transit qui, avec l'invention de langues “mineures”, réalisent sur le

terrain ce lien institutionnel nécessaire à la mise en discussion de l'empire cristallisé de la loi.

Cet acte de création linguistique est, peut-être, le produit le plus humoristique que l'on

observe lors de la diffusion des technologies. Les langages et les espaces urbains partagent,

comme l'avait déjà souligné M. Foucault, ces pratiques de l'action, du devenir où ce n'est pas tant

un processus chronologique plus ou moins unitaire que l'on peut voir que, plutôt, une mise en

acte, capable d'opérer un croisement entre la communication et les territoires, à travers la

production d'évènements.

Les territoires sont transformés en prothèse et les langages se conjuguent avec les signes et

les mots de la haute technologie et des ordinateurs. Dans les deux cas, on ne se trouve pas devant

un projet d'abord pensé théoriquement et ensuite rendu opérationnel, non, l'on découvre plutôt un

domaine où des modifications de portée variable réalisent une activité continue qui ne suit pas un

dessin achevé, qui implique plutôt une production créatrice nouvelle et continue, production de

plans, de communications, de désirs. Comme le relevait M. Foucault: “ce qui me parait décevant,

naïf dans les réflexions, les analyses sur les signes, c'est qu'on les suppose toujours déjà là,

déposés sur la figure du monde ou constitués par les hommes et que jamais l'on interroge l'être

même des signes. Qu'est-ce que cela, le fait qu'il y ait des signes, des marques, du langage ? Il

faut poser le problème de l'être du langage, comme tâche pour ne pas retomber à un niveau de

réflexion qui serait celui du 18ème siècle, au niveau de l'empirisme”. 11

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À présent, cette production, cet être des signes, est le fruit de la tension relationnelle entre

pouvoirs, institutions, lois qui ont pris toute une série de nouvelles significations dans le pseudo

empire de la technique.

C'est un rôle privilégié qu'assume sûrement le contrôle, dans ce contexte. Et pourtant, il

apparaît, à ce stade de réflexion, indispensable de séparer le langage du récit des dispositifs de

contrôle, les séparer du contrôle en tant que pluralité des techniques tendues vers la réalisation de

nouveaux programmes de domination.

La narration, le métalangage activé par le contrôle et né avec lui nous permet de repérer

toute une série de composantes que nous pourrions assez facilement rapporter à celles que l'on

regroupe communément comme les “grandes peurs collectives” de notre époque. Par rapport à

l'époque précédente, ces peurs prennent corps dans des fantasmes souvent aléatoires qui naissent

dans l'espace pluri urbain auquel nous faisions allusion précédemment. Dans le passage de la

métropole et du dualisme centre/périphérie vers le nouvel espace multiple esquissé par

l'urbanisme actuel, les peurs ont changé de forme et de contenu et le langage né avec elles, aussi,

par conséquent.

Ces peurs suivent l'évolution du mode de vie urbain et l'on peut ainsi y apercevoir la

persistance de frayeurs antiques qui se mêlent aux inquiétudes générées par la réalité actuelle. La

solitude et l'atomisation de la vie sociale augmentent la perception des risques mais tout cela ne

suffit pas à expliquer la diffusion de ces nouveaux phénomènes de dégradation et d'agressivité

qui décrivent notre façon de penser les peurs. Les craintes d'agression, de vol, de viol s'ajoutent à

l'incertitude pathologique de la vie à l'intérieur des familles. Loin d'être le lieu de la sécurité et de

la protection, la famille “recomposée” ou non, semble être devenue le lieu d'un désastre

relationnel qui n'épargne aucun de ses membres. Or, même si cette mise en évidence tend à

pointer la désagrégation de la cellule familiale, autrefois plan fondamental du tissu social, celle-ci

ne suffit pas à décrire la mutation qu'ont subie les peurs au cours des dernières décennies. Pour

mieux comprendre ce phénomène, nous devons porter notre attention sur le rôle qu'exercent les

media en ce domaine: amplifier et transformer en mythe. Le récit médiatique a revêtu un

caractère de plus en plus voyeuriste qui tend à accentuer l'horreur et à la tourner en farce.

Toutefois, le résultat en est une anesthésie progressive du public qui modifie la vision et le récit

des guerres comme ceux des atrocités du privé en anxiété. Cette anxiété diffuse alimentée par les

media, alliée à la perception d'un risque qui semble pouvoir nous saisir à n'importe quel moment

constitue le scénario des peurs métropolitaines. À l'incertitude de la vie professionnelle, du

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logement s'ajoute donc une incertitude dans les relations qui fait de quiconque, parent, ami ou

voisin, un ennemi potentiel.

Les craintes liées, le plus souvent, aux espaces périphériques, à l'idéologie plus ou moins

progressiste qui reconnaissaient les périphéries comme des espaces de ségrégation et par

conséquent de violence et de dégradation, ont fait place – ou plutôt, se sont ajoutées – à des

mythologies plus récentes. Le labyrinthe urbain est une constellation de parcours à risques, la

sécurité est devenue l'obsession majeure du citoyen, au point que l'espace privé peut et doit être

violé n'importe quand pour faire place aux systèmes de défense, de contrôle et de police qui

fleurissent partout. Mais le risque le plus notable est lié à la folie, à la déviance qui, phénomène

de masse, doit être normalisée à tout prix, au point d'induire en chacun de nous un sens de

culpabilité insurmontable pour tout aspect ou comportement qui ne correspondrait pas à la norme.

La folie normalisée et banalisée appartient aussi à la réalité de notre quotidien. Des exigences

“normales” comme la liberté, le désir, le temps créatif sont vécues comme des territoires à risque

qu'il faut absolument réglementer. Le malaise est une pathologie qui n'est plus extirpable, il faut

vivre avec, en le canalisant, là où c'est possible, dans la “solitude déprimée” qui caractérise cette

dimension dont on a délié le désir. Les nouvelles peurs rencontrent ainsi le langage né de ce

nouveau ressenti: la peur de transgresser, de ne pas y arriver, de ne pas être convaincu que ce que

l'on nous a proposé comme ligne de partage du devoir et du mode de penser la différence comme

vraiment juste.

Cette “différence” inquiétante et dérangeante est le facteur de la crise. Et de la crise,

émergent les fantasmes, surtout dans des territoires appelés continuellement à changer et à être en

même temps fidèles à eux-mêmes: dernière racine des identités morcelées.

Les nouvelles peurs sont donc inhérentes à la réinvention du territoire, un territoire de l'“ici

et maintenant” qui se sent menacé en permanence car il est fils du déracinement, un territoire

assailli par les nouvelles peurs qui ont la perte comme dénominateur commun. Des peurs

plurielles pour des territoires pluriels.

La langue du contrôle est le métalangage de ce substrat de corps, d'humeurs et de langage

appelés à traverser un tel déracinement.

En relation à cela et contrairement à ce qui a été relevé jusque là, les dispositifs et les

techniques du contrôle relèvent de nouvelles entités du pacte social. Des entités bi frontales, qui

jouent entre les terrains du consensus et ceux de l'homologation forcée. L'inter culturalisme,

comme l'a bien montré M. Davis, “est un slogan ambigu de notre époque: il définit aussi bien le

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programme des institutions culturelles dominantes […] que celui des guérillas d'opposition (qui

rêve d'une coalition inédite d'artistes de rue provenant des différentes communautés)”. 12 Même si

l'on tient compte des avertissements traditionnels – de L. Adamic à D. James – sur le fait que les

oppositions intellectuelles et culturelles dans la capitale de l'Industrie sont toujours

conjoncturelles (sinon conjecturelles), il convient d'accorder quelque crédit à l'observation de G.

Lipsitz: “quand les cultures de rue de Los Angeles se frottent les unes aux autres dans le bon

sens, elles produisent un éclat d'une chaleur et d'une clarté extraordinaires”. 13

Face à de telles options, le consensus réclame, de par sa nature propre, des techniques aussi

brutes que sophistiquées. Le vieil empire du lieu commun est récupéré par le message publicitaire

qui fait confiance au présumé bon sens commun d'un improbable citoyen moyen. Mais c'est

justement là que la puissance du faux et, donc, des media exprime sa capacité à être effective.

L'improbable citoyen moyen, doué de bon sens correspond parfaitement au citoyen fou normalisé

global. L'effet-masse devient explosif dans les territoires des solitudes de l'habiter pluri urbain.

Le consensus évoque donc un pacte virtuel commun, pacte qui garantit et souscrit l'action

normalisée du citoyen-usager.

Toutefois, la puissance mythologique du consensus ne suffit pas à expliquer l'ensemble de ce

processus, les affects et les pulsions aussi rentrent en jeu puisque, dans des territoires comme le

pluri urbain, ils n'ont absolument pas les contextes consolidés et traditionnels où s'exprimer. La

tradition apparaît plutôt comme un plan qui résiste, se transforme et se mêle, désespérément, aux

signes de changement rapide du Moderne, comme par exemple dans le cas du langage de la

publicité.

C'est là la ligne qui ouvre la voie aux techniques du contrôle. L'objet privilégié de ces

appareils n'est pas la pensée, qui s'attache toujours au consensus, mais une instance bien plus

puissante et ingouvernable: le corps.

Le corps est un territoire qu'il est difficile d'apprivoiser car il peut s'ouvrir à la puissance des

passions et la passion est une forme d'intelligence, de folie lucide qui impose le plan du désir, fût-

ce à travers un processus douloureux. C'est dans ce cas que les techniques de contrôle

interviennent, techniques dissuasives, répressives, bio-politiques.

Ces techniques sont dissuasives par l'emploi des media, des institutions comme l'école, la

famille, la justice; répressives en terme de territorialisation des systèmes de police de plus en plus

capillaire, bio-politiques en tant que technologies infiltrant et envahissant les trames les plus

intimes de la vie elle-même. Et comme le souligne S. Catucci, dans son essai sur la pensée de

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Foucault : “après l’anatomie politique du corps, dit Foucault , on assiste pourtant à la naissance

d’une ‘biopolitique de l’espèce humain’”.14

Les menaces de marginalisation, de réduction à l'état de “non-homme” sont le prélude à la

technique de dissuasion, à l'invitation à se mettre à côté, à se mettre de côté, à se soustraire

puisque l'on n'est pas adapté (fongible), tandis qu'à la troisième phase est inhérente la répression

médicalisée de l'altérité: les cures de médicaments, l'hospitalisation, le rejet. Ces dispositifs sont

encore renforcés par le développement technologique, par les satellites superviseurs, par les

systèmes d'interception de l'environnement. Par les systèmes de police des parcours qui

supervisent, fichent, cataloguent, classifient la population mondiale dans son entier : “Réformer

l'école, réformer l'industrie, l'hôpital, l'armée, la prison ; mais chacun sait que ces institutions sont

finies, à plus ou moins longue échéance. Il s'agit seulement de gérer leur agonie et d'occuper les

gens jusqu'à l'installation de nouvelles forces qui frappent à la porte. Ce sont les sociétés de

contrôle qui sont en train de remplacer les sociétés disciplinaires”. 15

Mais c'est à cet endettement sans fin, similaire à celui des Etats du Sud du monde, que les

technologies actuelles du contrôle sont appelées à se confronter et par conséquence à se

confronter au langage déstructurant qui apparaît ça et là dans l'univers pluri urbain.

En des points différents de ce territoire, se définissent souvent de nouveaux dispositifs

institutionnels qui affectent la “langue majeure”, la langue de la domination, imposant une

désarticulation au langage déjà existant. Il est donc improbable que les dispositifs de contrôle

soient appelés à un défi qui se déroulerait sur des terrains différents. Ce défi concerne la force de

la métamorphose face à la persistance du bìos, du vivant (le Leib allemand) qui, poussé à se

transformer, transforme sa propre réalité dans le territoire. La vie qui se déploie dans le pluri

urbain invente un nouveau système de citoyenneté. Le citoyen de notre temps fait partie de

communautés plurielles à l'identité précaire mais aussi, libre des chaînes du passé, capable de

risquer le présent.

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2. DES HIERARCHIES VERTICALES AUX HIERARCHIES EN RESEAU

La ville, les métropoles, comme nous sommes encore habitués à les considérer sous de

nombreux aspects, ont en réalité profondément mutée. Une fois modifiées les fonctions ainsi que

les scénarios qui constituaient le cadre du pacte précédent entre le citoyen et la polis, nous nous

trouvons dorénavant dans une sorte de zone frontière, d'espace en devenir où d'anciens interstices

mettent en évidence de remarquables formes de résistance à côté de changements profonds qui

ont modifié la façon d'être et du citadin de le nouveau quotidien urbain.

Le concept de chiasme urbain, selon la notion utilisée par M. Merleau-Ponty pour désigner

la relation complexe du corps et du monde, nous parait le mieux adapté à saisir cette phase

colloïdale qui s'élance entre passé et futur, sorte de zone médiane où, à côté des processus de

dématérialisation, l'on rencontre des essais de “muséification” des centres historiques ou de

certains quartiers particuliers ou encore, des mécanismes obsessionnels de délimitation qui

devraient sauvegarder les riverains des menaces infinies qui ne peuvent que se multiplier dans

des villes aussi polyédriques et stratifiées.

Or, l'ensemble de ces tendances contradictoires nous donne un scénario qui, si on l'observe

attentivement, nous rend compte de notre propre “devenir”, de l'accélération des changements

technologiques en même temps que de l'émergence, en superficie de tendances archaïques.

La destruction de la ville comme espace public, sûrement plus facile à comprendre si l'on se

réfère aux métropoles américaines, comme l'a bien montré M. Davis pour Los Angeles, prend

dans la configuration des villes européennes une dimension différente.

Les villes ont préservé, éventuellement en l'englobant ou en modifiant sa fonction, leur

propre noyau originaire, autour duquel s'est développé petit à petit un réseau “autre”, qualifié de

périphérique, encore que ce concept se révèle impropre à décrire la multiplicité des

caractéristiques et des fonctions que la ville-banlieue a fini par assumer. Mais il faut bien

distinguer le concept de banlieue du devenir urbain qui caractérise le monde actuel. La

métropole, en modifiant son propre devenir, en accentuant sa propre tendance périphérique, a

aussi modifié le centre, le concept même de centre.

Le centre-ville en Europe est en quelque sorte relié à la perspective de ville-intérieur

qu'exprime W. Benjamin. 16 Or c'est justement dans le centre que cette fonction est venue à

manquer; vitrifié, comme une image coagulée au bord de la périphérie, le centre historique des

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grandes métropoles européennes apparaît comme vidé. Il n'est plus un lieu de passage mais un

horizon évocateur, réservé à des fonctions tertiaires et quaternaires, destinées, elles aussi, à se

transformer sans cesse.

Si le centre se survit à lui-même, c'est comme simple témoignage. Il faut maintenant nous

interroger sur cet aspect multiple et protéiforme qu'est le devenir urbain dans sa configuration

périphérique.

La réalité stratifiée du chiasme urbain doit être entendue comme une évolution radicale et

complexe de l'ancien concept de polis.

Dans la mutation de la ville, il est possible de lire la mutation même des corps, des pactes

sociaux, des modalités même de l'existence, franchissant ainsi cette ligne de plus en plus ténue

qui maintenait, autrefois, clairement distincts l'horizon artificiel et celui de la nature.

Le paysage urbain dont nous allons nous occuper est le fruit de cette mutation en cours qui

s'inscrit dans le paysage de la troisième nature: le domaine cybernétique.

La ville cybernétique

La lecture dominante de la réalité virtuelle a tendu à souligner, dans la plupart des cas, la

valeur spectaculaire de ce phénomène. Les possibilités de la communication interactive, les

transformations des fonctions, le dépassement hypothétique de vieilles questions comme la

circulation ou les allers et retours répétitives et réguliers ville-banlieue grâce à l'affirmation du

travail on line, constituent, à coup sûr, d'alléchantes perspectives dont la portée de mutation va

cependant bien au-delà d'un horizon purement fonctionnel.

En premier lieu, il faut interroger le scénario de cette mutation et celui-ci ne peut être que la

mégalopolis-monde, c'est-à-dire un devenir des métropoles comme espace intégré de la

communication et en même temps territoire-ombre où la prolifération de réalités de lieu,

d'habitation, de communication finit par constituer l'autre visage, protéiforme, du mécanisme de

l'intégration mondiale des multitudes.

La mégalopolis mondiale, précisément en raison de sa dimension virtuelle, suppose une

hiérarchie dont le discours, dont la métanarration semble de moins en moins fondée sur les

savoirs et de plus en plus légitimée par l'accès à et la possession de la technique et des

technologies.

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Il faut relier ce processus à ceux de la mondialisation qui réalisent de nouveaux phénomènes

de concentration et de fonction urbaine. D'après J.-P. Carrière, “la mutation de l'aménagement-

urbanisme qui a accompagné l'essor de la mutation de l'économie s'est d'abord traduite par la

multiplication plus ou moins mimétique de ces grands projets urbanistiques, d'abord aux Etats-

Unis, puis en Europe. À chaque fois, il s'est agi de renforcer l'image et la compétitivité de la ville

par la revalorisation de zones de désindustrialisation récente mais présentant de grandes

potentialités urbano-environnementales, telles que par exemple les fronts d'eau”. 17

Forcément, un tel processus semble s'accomplir au prix de torsions et de décollements

profonds. Le motif de ce développement critique est la disparition de l'espace public en tant

qu'espace partagé: lieu des règles et des institutions. L'on peut ainsi repérer le fil conducteur qui

relie la crise de l'Etat-nation et le devenir des métropoles.

En effet, nous assistons à la disparition du territoire comme plan constitutif des règles qui

fait place à un territoire virtuel. Ce processus impose une délégation, le plus souvent passive, vers

la codification de notre quotidien, ce qui finit par faire imploser les lieux et les institutions

traditionnelles.

Les habitations, les écoles, les prisons, les hôpitaux dont la mission était de délimiter des

espaces et des comportements apparaissent de plus en plus délégitimés par la nouvelle structure

des relations qui caractérise l'actuelle mégalopolis. Il s'agit de relations immatérielles,

immédiates, envahissantes où les limites sont toujours violées et recodifiées, dans une course

permanente qui parait sans fin.

Le côté caché et insondable que ce processus contribue à rendre de plus en plus impénétrable

concerne donc les processus et les instances de soustraction et de résistance. Au centre de cette

querelle, il y a les corps, ou plutôt la dimension charnelle amenée, par une telle torsion, à

produire et à développer des formes de résistance et des parcours de fuite.

Le traumatisme des identités perdues ou incertaines qui caractérise, comme un signe

indélébile, le déchirement de la mégalopolis mondiale produit un effet singulier, tout à fait

similaire à ce qui a motivé tant de mythologies : le démembrement et le rite, qui s'en suit, de

recomposition des fragments des membres dispersés. La blessure sanglante de Sarajevo

s'enchaîne ainsi dans les anfractuosités du non-sens de la Suburbia que décrit M. Davis. Les

nombreuses fractures parlent d'un même processus avec des intensités différentes et difficilement

homologables : le devenir de la mégalopolis mondiale sera le fruit de ces chairs déchirées que

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seul un nouveau pacte, capable d'effacer l'utilitarisme obtus de notre époque, pourra espérer

construire.

Les terrains vagues, les centres historiques inaccessibles, la muséification des villes d'art, les

bidonvilles qui se propagent à l'infini sont le funeste témoignage d'un archaïsme qui continue à

considérer l'espace urbain comme domaine de la multiplication des ghettos. La force de cet

archaïsme constitue en même temps le visage possible et terrible de la mégalopolis mondiale,

c'est-à-dire un territoire incapable de reconsidérer la nature du pacte qui le constitue.

De quel pacte voulons-nous parler? Le lien originaire qui, dans le rapport entre habitant et

milieu urbain, définissait les droits et les devoirs de citoyenneté a subi au fil du temps une

évolution évidente. Toutefois, en l'état actuel des choses, nous sommes face à une mutation

radicale qui rend le pacte de citoyenneté plus que jamais labile et incertain. Cette situation est

déterminée par l'expansion de l'urbain à l'échelle globale et par la formation de situations

hybrides où la survie des lieux urbains doit se confronter à l'accélération des transformations

technologiques qui déterminent de nouveaux styles de vie. En ce sens, nous devons penser à la

citoyenneté comme à un plan extrêmement articulé et de gestion difficile puisque des modes de

vie à la fois anciens et modernes s'y croisent et s'y transforment réciproquement. Face à un

déploiement de l'homologation qui envahit de plus en plus les différents plans de l'existence, il

nous faut donc contempler la persistance de coutumes, de modes de faire, de langages anciens ou

en tout cas antérieurs à ceux d'aujourd'hui qui sont codifiés par les technologies de

communication et de contrôle.

La transformation géo-économique de l'espace participe aussi, selon une analyse de C. Galli,

de la transformation du rôle des entreprises transnationales et de l'état nation. “L'économie,

qu'elle soit financière ou productive franchit l'espace des frontières et des formes vitales et se

substitue à la politique en conférant un sens à l'espace, en donnant vie à ce que désormais l'on

définit justement géo-économie qui ne voit en l'Etat qu'une variable du processus économique”.18

Dans ce contexte, on met ainsi en question les liens institutionnels, les appartenances

sociales, l'utilisation et la valeur du temps-vie dans son entier.

En l'état actuel des choses, ce qui parait le plus fort et le plus explosif, c'est l'agonie des

identités mises en question par le processus en cours, qu'elles soient liées au sol, à la nation ou à

l'ethnie. Toutefois, la ville, née jadis comme pacte entre hommes libres esquissant un lieu

possible où vivre affranchis du schéma religieux, doit maintenant reconsidérer l'origine

spécifique de sa nature propre. La mégalopolis mondiale, si elle n'est pas capable d'être celle des

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hommes, s'effondrera sous le poids d'une Nemesis terrible : la métaphysique de la religion

virtuelle qui se fondera sur l'apport conflictuel ou indifférent de tous les fondamentalismes.

Regards technologiques

Une sorte d'obsession typique de notre temps concentre notre façon d'expérimenter, de

percevoir, dans le “primat de la vision”. La vision est ainsi devenue la perception la plus sensible

– et pour cela nécessaire - de notre quotidien. Mais le regard dont nous sommes en train de parler

et qui constitue l'horizon à l'intérieur duquel nous croyons exister, est de plus en plus une sorte de

super-œil, de prothèse mécanique qui renvoie à l'image d'un grand regard vorace dont les

perceptions prétendent aller dans toutes les directions, fouiller chaque coin jusqu'au plus caché.

Le regard technologisé de notre temps est en quelque sorte le reflet du paysage

métropolitain, de sa configuration comme élément central de la modernité. Comme le remarque I.

Ramonet, “au début du 19ème siècle, 3% seulement de la population mondiale vivaient en ville;

d'ici cinq ans, plus de la moitié de l'humanité sera urbanisée. Le phénomène concerne aussi bien

le Nord que le Sud, où les villes ont littéralement explosé”. 19

Or, la possibilité même de saisir les mutations en cours, dont les villes semblent être le

scénario le plus intéressant, nécessite des organes de perception de plus en plus sophistiqués qui

privilégient le voir comme forme de prédilection pour réaliser une cartographie à jour.

L'œil sondeur, le regard technologisé exprime une modalité à travers laquelle on se laisse

séduire par des paysages privés de leur réalité, plus encore que virtuels. Dans tous les cas, ces

scénarios constituent notre façon de concevoir et de connaître des milieux qui d'ailleurs nous

appartiennent et que nous ne serions pas capables de reconnaître autrement.

L'expérience qui, mieux que toute autre, peut exprimer la perception d'un rapport au

quotidien qui s'éloigne progressivement de la réalité se réalise précisément dans le domaine des

parcours urbains que l'on accomplit comme des automates, indifférents aux paysages. De cette

façon, le paysage urbain se soustrait et l'œil sondeur est ainsi amené à exercer sa nouvelle

capacité visuelle, celle qui appartient justement à l'horizon virtuel.

Pour cette raison, la métropole qui constitue la toile de fond d'une grande partie de la

production artistique contemporaine, nous apparaît comme une trame serrée qu'il est de plus en

plus difficile de ramener à une lecture cartographique puisque le domaine métropolitain est

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protéiforme et il y a donc toujours quelque chose qui reste dans l'ombre si l'on s'en tient à une

lecture de type purement cartographique.

Dans l'urbain, la métamorphose est comme un processus sans fin qui produit de petits et de

grands changements, de véritables effacements, des détours par rapport à des parcours utilisés

depuis longtemps. Ces métamorphoses échappent à la représentation cartographique, en effet,

“justement parce que la carte est une abstraction, elle ne peut couvrir la terre avec une précision

de 1/1. À l'intérieur des complexités touffues de la géographie moderne, la carte ne peut voir que

des réseaux dimensionnels, les immensités cachées restent dans les plis, échappent à la règle. La

carte n'est pas soigneuse, la carte ne peut pas être soigneuse”. 20

Et nous sommes donc de plus en plus des voyageurs de l'espace urbain. Nous marchons en

accélérant ou en ralentissant le pas en fonction du quartier ou de l'horaire de la journée; les

rythmes des villes sont en effet divers et inséparables des lieux. Or l'œil sondeur qui se voudrait

le principal instrument de nos voyages-explorations n'est pas en mesure d'accomplir, à lui seul, sa

propre tâche.

Notre connaissance des villes s'accomplit selon une modalité multiple, à la fois archaïque et

très moderne. Nous considérons comme acquis une fois pour toutes le territoire que nous

habitons, que nous ressentons comme habituel, sauf à se perdre en lui comme pris d'un vertige

qui dans le même mouvement modifierait et vivifierait notre regard. Un fragment, un détail

quelconque renverse la lecture d'ensemble, le milieu familial devient étranger : voici l'instant

suspendu qui soudain photographie la métamorphose qui a radicalement transformé notre

horizon habituel.

Pour être plus précis, il faut clarifier la façon dont la transmutation d'un territoire appartient à

notre voyage quotidien, à notre vie dans la rue qui constitue le côté obscur, souvent non raconté

de l'autre manière de voir le paysage qui concerne plutôt l'horizon vidéo montré. Toujours selon

P. Virilio, “l'image phatique - l'image ciblée qui force le regard et retient l'attention – est non

seulement un pur produit des focalisations photographique et cinématographique mais aussi d'un

éclairage de plus en plus fort et de l'intensité de sa définition qui ne restituent que des zones

particulières alors que le contexte disparaît presque toujours dans le vague”. 21

Et alors, si se perdre et se retrouver est encore possible, cela ne peut se produire que par

rapport à un écart, à un changement d'expression de tout ce qui nous entoure et que, pour cette

raison, on peut saisir, en accentuant une sensibilité qui appartient à l'autre regard, un regard qui

est d'abord un ressentir, et même un ressentir charnel.

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26

Comme pour les “pistes des rêves” des aborigènes australiens,22 nous assistons à une sorte

de renversement entre l'imaginaire et la réalité.

Les Aborigènes considèrent effectivement comme réelle et déterminante l'activité de rêve

dont dépendent non seulement le quotidien mais l'existence entière. On peut donc comparer d'une

certaine façon ce renversement de sens, entre imaginaire et réalité, à la situation actuelle qui

attribue à la virtualisation de l'existence une force et un caractère incisifs sans précédent. Encore

une fois, il est bon de rappeler comment la production virtuelle est en fait production de réel.

Les ville photographiées, filmées, montrées en vidéo nous paraissent plus réelles que celles

que nous traversons tous les jours : voilà que l'œil dans le moderne revendique sa primauté. Ainsi

l'on reconnaît de moins en moins les villes que l'on habite. Le baroque dont l'œil-sondeur est

capable, nous offre des scénarios mirobolants, des parcours infinis dans la nuit, des constructions

incroyables qui rendent verticale notre perception de l'espace : des anfractuosités inconnues, en

somme des plis, des plis infinis dans lesquels l'urbain s'enroule et se déroule comme dans un jeu

visionnaire, capable de saisir des mondes infinis.

La Milan, raconté par Alberto Savinio dans Ascolto il tuo cuore, città23 est encore un

paysage charnel, comme Le porte di Taranto antica, d'un beau poème d'Alda Merini. À présent,

ces paysages sont devenus de plus en plus des mémoires opaques du passé et là où étaient leurs

replis, leurs odeurs, leur diversité s'affirme une vision qui tend à rendre tout de plus en plus

homogène.

L'œil sondeur dessine la carte : nous sommes tous à Los Angeles et Blade Runner constitue

le plan urbain, arraché au projet d'avenir et s'offrant comme notre unique présent possible.

Les hypermarchés, les CBD centers glaciaux, les échangeurs métropolitains, si on les perçoit

avec l'éducation au regard dont on vient de parler, contribuent à nous rendre co-protagonistes

d'un immense scénario capable de se répéter à l'identique n'importe où dans le monde et à l'infini.

Jamais comme en ce moment le jeu des superpositions, du renversement des significations

n'a contribué à dessiner ce scénario de la métropole planétaire. À la place de la métropole du

début du 20ème siècle, nous habitons une ville qui a profondément changé, obsédée par un

mouvement de croissance convulsif qui la fait de plus en plus ressembler à la “ville substituée”

décrite par P.K. Dick: “Pendant quelques minutes, ils restèrent immobiles à se souvenir du passé:

le parc avec son canon et la ville, la vraie ville qui avait existé jusqu'au Changement. Ils restaient

immobiles et sans parler, complètement perdus dans les souvenirs”.24

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27

Celui qui voyage, qui traverse la ville en réussissant, ne serait-ce que pour un instant, à

s'arracher au diktat des parcours homologués peut se transformer en Étranger. L'Étranger est

appelé à explorer les replis: ce n'est plus “sa” ville, il doit reconstruire autour de lui un territoire,

il doit le traverser, ouvrir les yeux sur un horizon qui, jusque là, était resté caché. C'est un état de

suspension, d'altération, l'état qui permet une telle transmutation de la vision. Ces suspensions

n'ont rien d'onirique, cela fait partie de ce qui peu t arriver, que l'on peut ou non accepter de

reconnaître.

La géographie de l'urbain est, pour toutes les raisons que nous avons évoquées jusqu'ici, une

“dimension charnelle propre” qui nécessite de procéder par exploration, de manière empirique et

non descriptive, à supposer que l'on ait jamais pu avoir la prétention de décrire la réalité.

Une telle approche géographique est celle que peut nous offrir J.G. Ballard avec Crash, par

exemple. Echangeurs, voitures, zones piétonnes et puis comme par un tour de passe-passe du

magicien d'Oz, ces territoires révèlent des fissures, des espaces secrets, de véritables déserts

métropolitains où vous pouvez disparaître sans que personne ne s'en aperçoive : “Le mouvement

de la voiture, son attitude et sa géométrie avaient subi une remarquable transformation, comme

s'ils avaient été épurés de toute concrétion familio-sentimentale”. 25

Labyrinthes urbains

Le paysage urbain est un formidable territoire de mythologies, des mythologies que l'œil-

sondeur scrute avec curiosité. Les nuits de la ville sont comme des brèches capables de libérer

des images et des lieux qui changent notre carte mentale. Même une rue banche sans drame

apparent, un simple pâté de maison ou une zone plus ou moins oubliée produit dans sa

métamorphose sa propre mythologie dont le voyage, de nos jours, est assuré par le reportage

vidéo. Mais celui-ci ne peut nous offrir que des fragments d'un mythe urbain qui tisse, au

contraire, la trame infinie de sa propre légende à travers les petits évènements qu'il exprime.

Ce sont les labyrinthes de J.L. Borges, thème ancien et récurrent de la mythologie urbaine

puisque le labyrinthe est le lieu du pli. Le labyrinthe avec sa figure qui caractérise toutes les

civilisation anciennes, nous montre la persistance du trajet rituel et presque infini et comme le pli,

il constitue, dans ce cas, le lieu.

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Des traces du mythe urbain courent le long des lignes de tramway et de trolley. L'homme qui

monte dans le bus depuis des années au même arrêt, comme dans une mise en scène

hyperréaliste, voyage contraint dans son propre corps, cherche à ne pas croiser les regards

d'autrui, descend d'un pas mécanique au même arrêt, franchit une porte. Le temps accéléré est le

rythme de la métropole.

Dans le temps réduit, dans les moments consumés sans pause, les choses se passent, elles

aussi, rapides, de brèves lueurs. L’œil sondeur est toujours prêt, seul instrument capable de

cataloguer la série infinie de non-évènements quotidiens, comme une immense banque de

données.

Des gens au pas accéléré, des appartements, des escalators, des voies surélevées, des

téléviseurs allumés et les longues files d'attente aux heures de pointe, seuls moments où, le pied

sur le frein de la voiture, on se laisse aller à penser. Voilà les “pistes du rêve” métropolitain. En

voiture, sous le soleil ou dans la grisaille hivernale, on attend et, regardant les mains du voisin sur

son volant ou la nuque du conducteur de devant, on se laisse aller.

Le fait de devoir être en ville détermine nos corps et, à y bien regarder, la posture qui

domine ressemble à celle du coureur toujours prêt à engager la compétition, les épaules tendues

vers l'avant.

L’“œil sondeur” scrute le réseau baroque d'un territoire qui continue à s'étendre, qui assimile

la campagne aux avenues et aux constructions de la ville, qui tente d'occulter entre de chétives

taches de verdure les ‘merveilles’ de fin de siècle, parcs d'attraction qui cherchent à offrir,

moyennant le prix d'un ticket d'entrée, ce qui fut arraché à une enfance improbable. Ainsi W.

Burroughs: “Tanger semble se déployer simultanément dans diverses dimensions. L'on y

découvre sans cesse des rues, des places, des parcs que l'on n'y avait encore jamais vus. Ici, la

réalité se mêle au rêve et le rêve fait irruption dans le réel, objets et sensations frappent avec

l'impact de l'hallucination”. 27

Aujourd'hui la polis n'est plus ceinturée de remparts, c'est une superficie dilatée et omnivore,

constellée de vides urbains semblables à des cratères lunaires. On ne peut plus échapper aux

villes puisque les modalités de vie métropolitaine se sont disséminées de partout, des antennes

paraboliques sont campées sur les taudis d'une humanité qui pousse et s'agglutine au bord de la

terre promise de début de millénaire.

Un scénario aussi changeant ne pouvait que requérir une expression de la vision éloignée de

tout style descriptif.

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On entend par le concept d'expression de la vision, le fait que le regard se transforme par

rapport à l'environnement, à l'environnement que nous sommes nous-mêmes et qui est transformé

par la “vision technologisée” qui nous restitue une autre façon de regarder.

Mais de quelle façon le regard peut-il interroger cette “ville substituée” qui dévore le futur

en en faisant un paysage déjà présent ?

Le regard est par nature un acte créatif qui se laisse capter par de faibles intuitions que l'œil

sondeur, par contre, ne peut que ramener dans le réseau de ce qu'il catalogue. C'est le ressentir

d'un tel regard, la boussole qui nous permet de nous orienter. C'est ce que G. Deleuze indique par

la figure du cristal parce que le cristal est le lieu où le temps se produit et se scinde et où persiste

l'évènement, le souvenir de ce qui a été et qui est passé, c'est-à-dire le présent. 28

Le réseau des regards est donc appelé à se confronter à la figure du cristal, il sera toujours

inachevé puisque les regards sont changeants, comme le sont les corps et le labyrinthe-métropole.

Dans le cristal demeure la lueur du déjà vu tandis que se produit le nouvel évènement, le passage

rapide d'une nouvelle intuition.

L'“instant qui fuit” qui déchirait Faust offrait encore la possibilité de faire l'expérience d'un

lieu. Dorénavant, l'accélération dématérialise l'espace, le soustrait à notre expérience et pour que

celle-ci soit encore possible, il faut reconsidérer notre dimension charnelle, notre ancienne et

toujours actuelle compromission avec le territoire. Nous mutons en même temps que le territoire

et si nous comprenons cela, nous pouvons continuer à en percevoir la consistance, la réalité, la

métamorphose. C'est le “chiasme”, l'intrication dont parle M. Merleau-Ponty qui nous permet de

comprendre le mieux cette approche. “À la frontière du monde muet ou solipsiste, là où, en

présence d'autres voyants, mon visible se confirme comme exemplaire d'une universelle

visibilité, nous touchons à un sens second ou figuré de la vision qui sera l’intuitus mentis ou idée,

à une sublimation de la chair qui sera esprit ou pensée”. 29

D’après M. Carbone dans son essai consacré à la pensée de M. Merleau-Ponty on peut lire:

“si le corps échappe à la distinction entre sujet et objet, la chose lui échappe également,

puisqu’elle est insérée dans le même tissu intentionnel que le corps. Ceci oblige donc à

reconsidérer l’être du sensible, auquel tous les deux appartiennent et dans lequel ils

s’appartiennent réciproquement. […] L’être du sensible se révèle donc comme un être de co-

existence, de co-implication et de co-perception, présentant l’intersubjectivité comme

intercorporéité”.30

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Même pour explorer la métropole, le regard doit se faire étranger, erratique, c'est-à-dire qu'il

doit libérer l’“âme-chair”; ce n'est qu'ainsi qu'une atmosphère peut être en mesure de nous révéler

son propre message, son passage rapide. En outre la métropole, même en relation avec le

territoire qui l'accueille réalise une condition particulière et si, sous de nombreux aspects, elle le

détermine, elle y superpose sa propre image en continuant à conserver sa propre spécificité.

L'image de la métropole a modifié l'expression créative dans tous les domaines, de la

littérature à la photographie, de la musique aux performances et en raison de cette mutation

substantielle, tous ces domaines n'ont pu éviter de nouer entre eux des liens étroits. Comme dans

le cas de la technique photographique qui infiltre tellement la littérature romancière américaine

ou comme dans les regards narrateurs de la photographie récente la plus innovante où le paysage

urbain vibre d'une extraordinaire pulsion charnelle.

3. DE LA VILLE-MACHINE À LA VILLE –GLOBALE

Le devenir urbain du territoire explicite un des mouvements de transformation technico-

anthropologique les plus titanesques et performants de notre temps.

À ce mouvement, se réfère l'ensemble de tous ces savoirs, ces techniques et ces stratégies

qui ont marqué, défini et redéfini à l'infini le langage particulier de l'urbanisme qui a modelé ainsi

le territoire tout entier.

Pour comprendre de quelle façon tout cela a pu se passer et continue à se passer, il faut

cependant préciser le sens d'une telle transformation et les caractères qui lui sont propres.

Le parcours qui va du territoire à l'urbain n'est en rien univoque, au contraire il est important

d'apercevoir en lui un ensemble complexe et contradictoire de stratégies dont la tâche est de

décliner et d'inventer des espaces stratifiés et articulés. Et pourtant quelque chose de décisif se

passe dans tout cela, un véritable écart : l'urbanisme se dessine comme un langage hégémonique,

une tension qui définit des styles et des modes de vie en transitant entre le nord et le sud du

monde, affirmant ainsi certaines caractéristiques. En ce sens, l'on ne peut pas séparer l'urbanisme

du processus de marchandisation et de fétichisation, bien au contraire, il propose, sous plusieurs

aspects, une extraordinaire clef de lecture des processus actuels et de leur accélération. Le fétiche

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urbain s'impose comme facteur absolu et “comprenant tout” du marché global, véritable figure

oscillant entre mythe et réalité de l'action humaine et de la tendance à produire toujours une

“nouvelle nature”.

En lien avec tout ce que l'on a dit jusqu'ici, les analyses proposées par F. Choay qui

indiquent la nécessité de repenser le langage même de l'urbain peuvent être utiles. “Le fait que le

nouveau langage – vocabulaire et syntaxe – aura dû être construit consciemment et délibérément,

retentira sur sa signification : il risque d'abolir l'illusion traditionnelle qui nous fait apparaître les

structures urbaines comme une donnée de la nature. Et savoir l'artificialité du système obligera

l'habitant à entretenir avec lui un rapport au second degré”. 31

Repenser les transformations urbaines ne peut plus être l'apanage d'élites technocratiques;

cela requiert une modalité différente de penser la dimension publique et donc politique de la

citoyenneté. En effet, les déchirements qui opposent les exclus, les migrants, les “non-personnes”

aux résidents munis de droits cachent en réalité, comme le soutient A. Dal Lago, une

contradiction plus profonde.32 Personne ne se sent plus totalement garanti sur son propre

territoire. Les langages métropolitains qui racontent la peur d'une exclusion toujours aux aguets

indiquent la diffusion de l'incertitude et de la précarisation d'une existence que la science et la

technologie nous apprennent plus que jamais à penser comme perfectible à l'infini.

La crise des liens sociaux se traduit en crise des territoires traversés comme des espaces

“éloignant” et en même temps usés et abusés par tous les train-train du quotidien. Assumer

l'ensemble de ces facteurs de crise signifie réfléchir à la construction de nouveaux rapports

sociaux, à de nouveaux espaces communautaires en faisant abstraction d'un passé mythologique

auquel il est impensable de revenir. On ne doit pas considérer la solitude métropolitaine comme

un absolu mais, plutôt, partir d'elle pour réinventer d'autres formes de solidarisation et de

solidarité enfin émancipées des structures que l'on pensait données une fois pour toutes, comme

la famille, l'école, l'Etat.

Les nouvelles institutions urbaines devront réussir à se mesurer à un nomadisme de plus en

plus intense. Mais il ne faut pas tomber dans le piège qui consiste à assimiler les parcours

nomades aux mouvements de déracinement, par nature douloureux et fatigants. Le nomadisme

dans l'urbain se donne comme ressource, possibilité d'accès à de meilleures conditions de vie que

l'on doit conquérir à travers une nouvelle bataille du droit à la citoyenneté garanti pour tous.

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Urbanisme: la domination de la technonature

Par le concept de technonature, on doit ici entendre la succession pressante des processus de

transformation qui assument dans le territoire certaines valences radicales. Là où, autrefois, il

était encore possible d'utiliser, dans toute une série de domaines, la notion romantique de

paysage, tout cela dorénavant ne peut qu'apparaître dépourvu de sens. Tout simplement le

paysage n'existe plus et à sa place, ont surgi les représentations virtuelles de la publicité

bucolique. L'urbain a effacé le paysage ou, plutôt, il l'a intégré dans ses propres plis, le rendant

tout autre par rapport à ses origines. À partir de cette réflexion, on peut déterminer un premier

élément du fétichisme urbain, à savoir, l'idéologie de la nostalgie de quelque chose que l'on fait

passer pour perdu mais qui en réalité n'a jamais existé sous cette forme. En effet, le mythe du

paysage est le mécanisme qui amorce les modes de vie artificiels, créés dans l'atelier des

publicitaires, véritables prêtres actuels de la marchandisation totale. Mais le fétiche urbain est un

fétiche polymorphe. En effet, il mobilise toutes sortes de figures possibles; paysages ruraux,

métropoles futuristes, villes néo-tribales, quartiers exotiques, territoires désertiques ou luxuriants

cohabitent et s'offrent au citoyen consommateur, comme le catalogue luxueux d'une agence de

tourisme.

Le paysage est la représentation artificielle des nouvelles consommations, des modèles de

vie actuels, calqués sur un univers publicitaire de dessin animé car ils tendent à évoquer le côté

féerique perdu de l'enfance. Comme le remarque M. Augé, “nous vivons une époque qui met

l'histoire en scène, qui en fait un spectacle et, en ce sens, déréalise la réalité – qu'il s'agisse de la

guerre du Golfe, des châteaux de la Loire ou des chutes du Niagara. Cette mise à distance, cette

mise en spectacle n'est jamais aussi sensible que dans les publicités touristiques qui nous

proposent des ‘tours’, une série de visions ‘instantanées’ qui n'atteindront leur maximum de

réalité que lorsque nous les ‘reverrons’ à travers les diapositives dont nous imposerons, au retour,

la vue et l'exégèse à un entourage résigné”. 33

Mettre en scène l'histoire signifie en même temps mettre en scène l'espace dans lequel nous

vivons et les modalités à travers lesquelles nous nous le représentons. La “réécriture” de l'histoire

s'insère dans le cadre de la redéfinition des appartenances, l'histoire se transforme ainsi en mythe

fondateur dont la véridicité n'a aucune importance. En réécrivant l'histoire on réécrit le territoire,

activant ainsi un nouveau principe qui implique la transformation des espaces. Comme Qiao

Liang et Wang Xiangsui l'affirment dans leur intéressant essai sur la guerre au temps de la

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globalisation : “les espaces naturels, entre autres, la terre, les mers, l'air et l'espace extérieur sont

des champs de bataille mais les espaces sociaux comme le militaire, la politique, l'économie, la

culture et la psyché le sont aussi. Et l'espace technologique qui relie ces deux grands espaces est,

à plus forte raison, un champ de bataille sur lequel tous les adversaires se confrontent sans

réserve. Une guerre peut être militaire, presque militaire ou non militaire. Elle peut utiliser la

violence ou ne pas s'en servir”. 34

Il est bon de réfléchir à certains passages de cette analyse. En premier lieu, on doit bien saisir

l'accent important que mettent les auteurs sur la relation entre corps, territoire et technologie. En

second lieu, on considère cet horizon comme un plan de guerre qui n'hésite pas à recourir aux

instruments les plus variés, traditionnels ou non, préfèrerais-je dire plutôt que plus ou moins

violents; en effet, les techniques de la violence peuvent être différentes, persuasives, dissuasives,

agressives, etc.…

De tout cela, l'on peut déduire une expression du territoire qui n'est plus seulement issue

d'une représentation militaire mais qui s'offre à la “scène” politico-socio-militaire comme plan

d'une guerre permanente en puissance. La fétichisation du territoire tend ainsi vers le dispositif

“comprenant-tout” de la guerre moderne.

Le catalogage et la cartographie du territoire actuel ne sont plus tant le produit de la

cartographie militaire que la réduction de l'espace public à la publicité, sa marchandisation

accomplie. Nous ne voulons surtout pas affirmer par là que la cartographie militaire ait épuisé sa

fonction traditionnelle de catalogage et de contrôle mais plutôt que la fonction de militarisation a

été assumée par le mécanisme même de marchandisation qui s'avère ainsi l'allié le plus précieux

des technologies actuelles de contrôle.

L’urbain tout entier, dans sa matérialité et dans sa complexité est envahi par le primat de la

visibilité où il faut rendre visible chaque mouvement, chaque lieu, chaque espace. Rendre visible

signifie exercer un contrôle, définir donc la modalité de l'espace public en le militarisant, comme

l'a montré magistralement J. Ballard dans son roman Super Cannes. La psychopathie repérée

comme la pulsion décisive de l'“homo sapiens” de notre temps caractérise le déclin de la

communauté, de la socialité: “L'homo sapiens est un tueur/chasseur repenti, aux appétits

désormais dépravés, même s'ils l'ont aidé jadis à survivre. Il s'est partiellement amendé dans une

prison ouverte, les premières sociétés agricoles et se trouve maintenant en liberté sur parole dans

les banlieues policées de l'état urbain”. 35

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Les villes forteresse ne sont-elles pas un exemple indubitable de militarisation du territoire?

Dans ce cas, le “devenir urbain” ne peut que souligner l'ensemble des techniques de défense, de

police, de sélection et d'appartenance que sous-entendent ces figures de l'urbanisation actuel de

l’Occident.

L'entente entre science militaire et techniques publicitaires nous permet d'affronter de façon

plus articulée la manière dont l'urbanisme se configure comme mouvement où se conjuguent des

pratiques de colonisation du territoire, à la fois matérielles et idéologiques.

Dans le volume déjà cité La ville et l'urbain, l'état des savoirs, Th. Paquot, qui l’a

coordonné, par rapport aux mouvements complexes de transformation de l'urbain, propose

d'utiliser l'analyse comparée entre plusieurs disciplines, puisque “l'état des savoirs sur la ville et

l'urbain, en 2000, est hétérogène, parfois conflictuel, résolument non consensuel. Des thèmes sont

formulés, des pistes amorcées, des chemins repérés, mais de très nombreuses interrogations

subsistent. Il conviendrait de le qualifier comme ‘un’ état des savoirs…”. 36

L'urbanisme s'affirme à l'échelle planétaire comme fétiche irrésistible du primat technico-

économico-idéologique de l'Occident, ou plutôt de l'image que l'Occident a voulu donner de lui-

même. Figure de la puissance, l'urbanisme d'origine occidentale s'est présenté dés le début,

comme un tissu omnivore capable d'absorber, de contenir et de transformer les différentes

modalités de l'espace public qui se sont affirmées dans les lieux les plus différents du monde

entier. En même temps les métropoles occidentales, comme celles du Sud du monde, se dilataient

démesurément en cassant toute conception traditionnelle de l'espace périphérique et en se dotant,

au contraire, d'une infinie pluralité d'implantations: quartiers dortoirs et réalités résidentielles,

pavillons individuels et gratte-ciel vertigineux, recyclage des “vides urbains” en utilisations les

plus diverses. En affirmant cela, nous ne voulons pas toutefois soutenir une homologation totale

des aménagements urbains dans les différentes parties du monde. Des mégalopolis comme

Mexico City, plutôt que Le Caire, ont répandu dans le territoire une physionomie propre, au

niveau de l'implantation comme de l'économie. Dans tous les cas, cependant, la tendance à la

colonisation urbaine de l'espace semble être irrépressible dans sa vocation polymorphe et

hétérogène.

La colonisation urbaine du territoire a toujours produit des modifications profondes qui,

surtout en ce qui concerne l'extension des périphéries, n'ont presque jamais respecté un caractère

organique dans leurs interventions, que ce soit à propos des habitations, du réseau routier ou, à

plus forte raison, de l'aménagement urbain. Au contraire, les mégalopolis actuelles s'étendent,

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particulièrement dans les pays pauvres, de manière de plus en plus convulsive et chaotique en

attirant des populations qui viennent des endroits les plus pauvres du pays mais aussi des pays

limitrophes. Ces mégalopolis ne se configurent pas comme un tissu capable d'une quelconque

harmonisation, elles apparaissent plutôt comme des monstres en dilatation permanente et

changeant en continuation, terre de débarquement pour tous ceux qui cherchent à survivre, ne

serait-ce qu'en marge de la production d'une richesse quelconque. La physionomie de cette réalité

est donc essentiellement une continuelle production de métamorphoses.

En réinventant les implantations, l'urbanisme réinvente la polis, le pacte social, le concept

même de citoyenneté.

La puissance du fétiche urbain consiste essentiellement dans la force d'évocation de son

propre mythe, le mythe de la terre promise, d'une technonature de plus en plus mirobolante, là où,

par technonature, on entend l'ensemble des transformations, non seulement technologiques, mais

aussi linguistiques, expressives et médiatiques qui caractérisent la mutation actuelle. La

technonature n'est pas seulement l'avènement de la révolution cybernétique, c'est aussi le

déploiement d'un horizon de projet de globalisation hiérarchique, ainsi analysé par M. Castells:

“Les temps se mélangent en créant un univers éternel qui n'est pas en expansion mais se conserve

de façon automatique, non pas cyclique mais imprévisible, ni récurrent, ni séquentiel: le temps

intemporel qui utilise la technologie pour échapper aux contextes de son existence et s'approprier

toutes les valeurs que peut offrir chaque contexte dans l'“éternel présent”. 37

En ce sens, le fétiche urbain peut être considéré comme une “merveille” aux mécanismes

extrêmement sophistiqués et en même temps très fragiles. La technonature qui caractérise

l'urbanisme actuel apparaît comme suspendue entre l'archaïque et le futuriste, les terres du milieu

qui la constituent sont aussi bien des ruines de toujours que des projets architecturaux d'une

extraordinaire avant-garde.

Et pourtant, les “terres du milieu” ne se limitent pas à être des lieux où habiter, elles sont

aussi les réalités où se modifient les langages et se réinventent les identités et les appartenances.

Il est impossible de réfléchir à l'urbanisme sans considérer la production sociale qui l'anime et le

réalise.

Tous les processus de migration, de flexibilisation du travail et de précarisation de

l'existence se dessinent comme les caractères les plus typiques de l'implantation urbaine qui

renvoient à la crise de toute une série d'instances traditionnelles et en premier lieu, à celle de la

figure de l'état nation, appelé à repenser sa propre fonction. D'après U. Beck: “À leur stade initial

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(difficile à localiser), les risques et la perception du risque sont des ‘conséquences non voulues’

de la logique du contrôle qui domine la modernité. Du point de vue politique et sociologique, la

modernité constitue un projet de contrôle social et technologique de la part de l'état nation.

Talcott Parsons, plus que quiconque, a conceptualisé la société moderne comme une entreprise

qui se propose comme but la production d'ordre et de contrôle. De cette manière, les

conséquences – les risques – sont générés selon une modalité qui met précisément en question

cette revendication de la part de l'état nation, non seulement à cause de la globalité des risques

(catastrophes climatiques ou trou d'ozone) mais également à travers les indéterminations et les

incertitudes de la diagnostique du risque”. 38

L'actuel devenir urbain du territoire dépasse les frontières et les géographies traditionnelles.

Par cela nous ne voulons pas du tout soutenir ici l'aplatissement des spécificités et des

singularités des différentes implantations. Mais il est important de souligner la particularité de la

volonté hégémonique sous-entendue par l'urbanisme. Même là où le “folkloristique” et

l’“éloignant” paraissent survivre, en réalité ce dont on jouit n'est rien d'autre qu'un effet “carte

postale”, la duplication touristique du territoire. La machine de la production touristique s'est

avérée être le moyen le plus puissant pour diffuser des comportements et des besoins homologués

qui ont produit les crises les plus profondes dans les différentes parties du monde.

L'urbanisme est ainsi un fétiche qui se répand à travers une diffusion capillaire et acharnée

qui prend naissance en premier lieu dans les agences publicitaires et qui dispose des moyens les

plus variés pour affirmer sa propre domination. Une telle réflexion doit toutefois être exempte de

toute nostalgie, sinon l'on ne ferait rien d'autre que retomber dans le piège d'un néo-romantisme

préfabriqué.

Fétichisme et biopolitique

Dans son acception traditionnelle, le fétichisme a été compris comme un objet appelé à

signifier et à réveiller le désir, cette inclination était liée à la capacité de renvoyer à autre chose,

c'est-à-dire d'activer un irrésistible enchaînement évocateur. Dans le présent travail, il peut être

intéressant de faire glisser cette conception sur un terrain différent: celui que l'on pourrait appeler

le langage du “fétichisme” et sa capacité de production matérielle en ce qui concerne la liaison

corps/territoire.

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37

L'accomplissement du processus de marchandisation et donc de fétichisation a donné origine

à un mouvement d'autonomisation du langage qui lui est lié.

Le langage du fétichisme urbain bien qu'il paraisse articulé et capable d'une grande

performance est en quelque sorte dogmatique. Le dogme le plus considérable peut être résumé

dans l'idée qu'habiter signifie essentiellement habiter en ville.

Partant de ce présupposé, il devient difficile d'ignorer le message qui accompagne un tel

dogme: ce qui est en question, c'est le gouvernement, le gouvernement des corps, du territoire et

des processus de subjectivation. Cette tendance au gouvernement total renvoie au langage des

marchandises, à son caractère énigmatique qui, dans l'urbanisme d'aujourd'hui, finit par

comprendre dans sa pluralité toute expression du vivre. M. Tronti, se référant à l'analyse de Marx

dans Le Capital, analyse la victoire du fétiche sur la marchandise, donc de la farce sur la tragédie

et il ajoute: “La marchandise est un ‘sujet’ moderne depuis qu'elle est devenue argent et que

l'argent est devenu capital : transformation de la marchandise en autre chose mais aussi

transformation de la marchandise en elle-même, à l'intérieur d'elle-même. La marchandise a-t-elle

donc une intériorité comme elle a une subjectivité ? Il semble que oui; c'est ce qu'il apparaît.

Cette apparence qui devient réalité pour qui produit, échange et consomme de la marchandise,

quand elle devient un cristal de travail traduit en valeur, non plus seulement d'usage. Voilà qu'elle

devient donc ‘sehr vertrachtes Ding’, chose très embrouillée”. 39

Le langage du fétichisme met en scène la farce d'une image puissante car séductrice mais,

aussi consolatrice qui, dans son mythe, semble vouloir garder un Eden dont personne ne peut se

sentir exclu; cet Eden virtuel exerce la puissance du faux en gouvernant, avec les techniques les

plus variées, la matérialité de notre quotidien.

Enquêter sur les paroles et les messages qui constituent ce langage signifie alors étudier les

techniques et les pratiques auxquelles il renvoie.

Le citoyen étant devenu essentiellement un consommateur, est appelé à se plier à l'empire du

logo. Mais le logo ne se limite pas à habiller nos corps, à aménager nos maisons, à présent le logo

s'écrit sur le corps, marque la chair, modèle les goûts, nous indique comment nous nourrir, nous

laver, où porter nos pas. 40

Le ‘souci de soi’ qui animait le rapport entre le sujet et la polis a été remplacé par la

domination bio-politique à laquelle collaborent une armée de publicitaires dont parlait G.

Deleuze, qui inventent les stéréotypes auxquels tout le monde est appelé à se conformer.

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38

Le marketing est maintenant l'instrument du contrôle social et il forme la race impudente de

nos patrons. “Nous entrons dans des sociétés de contrôle, qui fonctionnent non plus par

enfermement, ma par contrôle continu et communication instantanée.41 L'homme n'est plus

l'homme enfermé, mais l'homme endetté. Il est vrai que le capitalisme a gardé pour constante

l'extrême misère des trois quarts de l'humanité, trop pauvres pour la dette, trop nombreux pour

l'enfermement: le contrôle n'aura pas seulement à affronter les dissipations de frontières, mais les

explosions de bidonvilles et de ghettos.

Comme dans un tableau de Hopper, la fragmentation du vivre urbain est compensée par la

consommation solitaire des lieux et des aliments standard. Cette marchandisation envahissante

qui ne néglige même pas les plus intimes relations humaines a dans l'humain et dans la “gouverne

mentalité” son lieu d'élection.

L'exercice de la bio-politique ne peut pas être interprété seulement comme une pratique de

police, il est aussi, sinon surtout, diktat linguistico-comportemental. Le langage de la

marchandise est l'instrument le plus actif des bio-pouvoirs.

L'urbain est un mythe de débarquement, si ce n'est qu'aux jours d'aujourd'hui les terres

d'origine ne sont pas quelque chose d'autre ou de radicalement différent. La notion même de

dépaysement doit donc être repensée. Le dépaysement peut nous surprendre partout, même dans

des espaces habituels.

Où se produit donc le mythe de l'urbain? Une fois encore, on doit rechercher la racine de ce

phénomène dans sa portée linguistique, dans sa force communicative, dans son affirmation

médiatique. Où qu'il soit vécu, le mythe de l'urbain nous appartient, non seulement en tant que

modalité d'implantation mais aussi en tant que disposition à des rythmes, à des travaux, à des

contaminations qui mettent en question toute tentative d'enracinement définitif. Dans l'urbain, on

transite, on s'habitue à appartenir temporairement et les liens sociaux et affectifs sont tenus de se

confronter à cette précarité de l'existence. Comme C. Negrelli le souligne, “c'est une double

tendance symétrique donc, qui marque l'horizon urbain aujourd'hui: d'un côté la perte progressive

de la frontière mais de l'autre, la création d'une infinité de nouvelles petites frontières, parfois

mentales, de plus en plus physiques, en tous cas sociales. La ville est une addition discrète

d'espaces privés, puisque la ville comme extérieur, comme vide, comme réseau de parcours fait

peur”. 42

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39

Il n'est pas intéressant ici d'évaluer de manière moraliste cette tendance. Il faut en revanche,

s'interroger sur la nature de la domination sur une réalité si complexe ainsi que sur les instances

de libération qui s'y produisent.

Si l'urbain, au même titre que le “processus de marchandisation accompli”, est un fétiche,

voilà que l'on se trouve aussi face à l'autonomie de son propre mythe, un mythe dégagé de tout

positivisme et capable de produire des réalités matérielles et virtuelles. Si le mythe, comme le

messianisme et toute apologie du rachat appartiennent à l'humain, à l'artificiel-humain, voilà que

nous pouvons en reconnaître aussi le visage tyrannique : celui du contrôle.

Il ne s'agit pas tant de mettre en cause un quelconque “moteur immobile premier” duquel

tout a émané que de passer au crible les techniques qui poussent à intérioriser des manières et des

formes de comportement singulier ou de masse, quels qu'ils soient. La consommation et le

“devoir être” se constituent dans cet horizon comme des modalités intériorisées dés l'enfance

auxquelles il est difficile de se soustraire. L'instinct grégaire n'est pas liquidable en un seul coup,

au contraire il règle plus que jamais les liens de reconnaissance sociale dans une époque où tout

semble être devenu trop instable et précaire.

Et pourtant, ce sont ces lézardes même, dont notre quotidien est constellé, qui nous

permettent d'entrevoir et d'expérimenter de façon créative des espaces, des affects, des projets

dont il aurait été difficile d'avoir l'intuition dans les époques passées. Les machines du contrôle,

aussi raffinées puissent-elles être (et elles ne le sont pas toujours), sont des machines fragiles,

comme est fragile le tissu urbain, justement à cause de son articulation infinie. À cette fragilité,

correspond la multiplication des espaces autres, des lieux hétérotopiques dans lesquels, au déclin

des anciennes institutions, famille, église, nation, correspondent des institutions nouvelles,

expérimentales mais qui esquissent des enchaînements affectifs nouveaux, des langages différents

et tracent la figure de jeunes territoires.

4. L'URBAIN EST UN CORPS MUTANT

L'aspect le plus éclatant qui concerne les transformations du territoire au présent s’exprime

dans la mutation de la métropole, de sa physionomie et aussi de son rôle.

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La croissance des principales métropoles mondiales est un phénomène qui, tout en étant plus

explosif dans les secteurs les plus pauvres, ne néglige pas pour autant les secteurs les plus riches.

La tendance à l'urbanisation de la population mondiale représente un facteur spécifique de

ces décennies de passage de millénaire et, avec elle, s'accentuent les processus qui concernent la

transformation non seulement des façons de vivre et de travailler mais aussi et plus radicalement,

de l'horizon même de l'existence, des corps et des savoirs.

Avant de considérer la portée de certaines de ces véritables métamorphoses, il faudra

s'arrêter sur une première question : plus que d'une augmentation de la complexité, parallèle à

l'expansion progressive du tissu métropolitain, il faut parler de transformation de la complexité et

de ses configurations.

En effet, le “paradigme de la complexité” 43 a souvent été interprété comme l'expression d'un

processus qui indiquait une croissance exponentielle de tous ces facteurs qui tendent à définir la

complexité même.

En réalité, les métropoles actuelles apparaissent de plus en plus comme des espaces

surchargés, stratifiés qui tendent à effacer et à redéfinir inlassablement leur propre territoire. En

même temps, la réalité urbaine est soumise à un processus progressif de dématérialisation à cause

de la soustraction de territoire et d'expérience réelle et en fonction d'une accentuation du territoire

virtuel. Ce devenir est, à plusieurs égards, semblable à l'obsession maniaque d'effacement et de

reconstruction qui hante le protagoniste du conte Petite ville de P.K. Dick. “Haskel étudia

attentivement son œuvre. Il devait apporter immédiatement toutes les modifications. Il ne pouvait

pas attendre. C'était le moment de la création. Plus tard, une fois que ce serait terminé, on ne

pourrait plus changer. Il devait en profiter immédiatement ou laisser tomber. […] Tyler se leva. –

Il est parti, Madge. Dans son monde personnel”. 44

Ce double mouvement de disparition et de reformulation fait du panorama urbain un paysage

incertain; les tracés, les coutumes et les habitants changent.

En observant les mutations en cours, et en premier lieu la pression migratoire en direction

des principaux secteurs métropolitains, on en conclut qu'il est plus intéressant de déplacer l'accent

sur les transformations de la complexité que sur son hypothétique accroissement.

Dans ce sens, le processus de mondialisation lui-même peut être lu comme un mélange

articulé de phénomènes locaux et globaux qui ont leur siège d'élection dans les métropoles. Des

phénomènes qui, autrefois, apparaissaient dispersés dans les domaines territoriaux spécifiques

sont tenus aujourd'hui de se confronter dans le tissu métropolitain. Les caractères spécifiques de

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chaque secteur territorial concouraient à la création d'une géographie multiforme appelée à

interroger les spécificités tandis qu'à présent, la multiplicité tend à se concentrer.

Face à une telle transformation, on doit réutiliser une fois de plus la comparaison des

métropoles avec la figure du cristal. “On voit dans le cristal la perpétuelle fondation du temps, le

temps non chronologique, Cronos et non pas Chronos. C'est la puissante Vie non-organique qui

enserre le monde. Le visionnaire, le voyant, c'est celui qui voit dans le cristal et, ce qu'il voit, c'est

le jaillissement du temps comme dédoublement, comme scission. Seulement, ajoute Bergson,

cette scission ne va jamais jusqu'au bout. Le cristal en effet ne cesse d'échanger les deux images

distinctes qui le constituent, l'image actuelle du présent qui passe et l'image virtuelle du passé qui

se conserve: distinctes et pourtant indiscernables, et d'autant plus indiscernables que distinctes

puisque l'on ne sait pas laquelle est l'une, laquelle est l'autre”.45 Le cristal dans lequel se

multiplient les figures du temps nous permet de comprendre l'approche que le projet actuel

développe au sein de la métropole. Le computer graphic est le lieu du cristal, en lui la vitesse

concerne l'horizon virtuel, tandis que le territoire matériel devient de plus en plus opaque.

Donc, à la croissance métropolitaine correspond une importante soustraction de territoire,

que ce soit comme configuration d'espace ou en termes de ressource et, en tout cas, la métropole

continue à souligner l'importance du multiplicateur urbain qui en légitime la croissance ainsi que

l'hégémonie économique qu'elle exerce. La transformation de la métropole en périphérie ne peut

pas être endiguée par des tentatives de fuite vers des ailleurs improbables ni même à travers des

délocalisations d'activités économiques qui, de leur côté, ne feraient qu'augmenter la diffusion de

l'urbain de partout. À juste titre, M. Sernini souligne la fragilité de telles tentatives: “la soi-disant

fuite de la ville vers les villages, la province ou les petites villes sera une question de résidence

secondaire, un phénomène de mode qui ne résout rien par rapport à l'entité des problèmes (des

habitants) des villes et des banlieues dégradées les plus traditionnelles”. 46

L'élément de cette transformation qui parait le plus contradictoire concerne la

confrontation/combat entre les différentes cultures dont les spécificités, mises durement en

contact, donnent lieu à une radicalisation des appartenances, à une mise en relief des

particularités ainsi qu'à la production d'attitudes néo-identitaires dues à la rupture d'avec ses

propres racines. Dans un tel contexte, le sens commun exerce une fonction de réassurance, il se

pose comme une sorte de base idéologique appelée à combler et à “soigner” les déchirements

causés par la transformation. Il faut pour cela considérer le sens commun comme la métanarration

envahissante de nos sociétés appelées à faire face à la modification de leur propre quotidienneté.

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L'emprise du sens commun ne doit pas être sous-évaluée, en effet, A. Dal Lago observe “Les

horizons de sens commun constituent notre expérience pratique, mais justement parce qu'ils

contiennent des croyances, des noyaux symboliques et des “savoirs” de type religieux (dans le

sens des religions vécues dont nous parle Eliot), ils ne sont pas de simples dimensions de

connaissance. Comme tous les fragments de culture religieuse, ils engagent celui qui s'y reconnaît

au maintien de hiérarchies, de micro-pouvoirs, d'inclusions et d'exclusions”. 47

Le mutant urbain

La métropole, dans son devenir magmatique, exprime plus que n'importe quel lieu la faillite

du melting pot et l'avènement de la tendance à la “périmétration” du territoire, au contrôle, au

marquage ethnique. Cependant, ce qui parait stupéfiant, c'est l'expression éminemment baroque

de cette tendance; des zones désaffectées, des vides urbains qui semblent surgir de romans de

science-fiction des années cinquante côtoient les zones résidentielles.

Le recyclage des matériaux, des coutumes, des vocations caractérise le tissu métropolitain

actuel, la métropole est un corps protéiforme, assiégé par le déploiement des nouvelles

technologies qui se conjuguent avec la reproduction continuelle d'éléments archaïques qui

tendent inlassablement à la refondation de leur propre mythe. 48 Dans ce contexte, se reformulent

les nouvelles hiérarchies de l'être-au-monde 49 et, si certaines conditions tendent vers une grande

mobilité, beaucoup d'autres apparaissent surtout comme des lignes de fuite sans retour. Le “pour-

soi” sartrien erre précisément dans cette difficulté, l'évidence du quotidien est soustraite, reléguée

dans une zone d'une opacité d'autant nécessaire qu'elle est la condition même de l'affabulation

médiatique. 50 Le territoire envahi par le sens commun et l'affabulation ressemble à une draperie

baroque où le clair et l'obscur contribuent à la tenue et au rendu d'un riche drapé. “La métropole

avec son drapé baroque est le lieu d'un malaise qui apparaît comme une véritable difficulté à

exister, une crise des modes précédents d'attribuer signification et prégnance à la vie. La “vie-

nue”, c'est-à-dire le bìos est en question dans ce devenir du territoire”. 51

L'agglutination dans les villes des ganglions les plus importants de l'économie et des

pouvoirs a comme équivalent une sorte de disparition/modification des processus de subjectivité.

En premier lieu, c'est le concept même de “masse”, de “foule” qui demande à être reformulé.

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43

À la foule éparpillée des villes, typique de la première moitié du XIX e siècle, se substitue

une agrégation instable de corps qui interagissent différemment avec le tissu urbain. Ces corps

paraissent expropriés, c'est-à-dire privés de la capacité de ressentir et donc de nourrir des désirs

propres. La flânerie de W. Benjamin a été remplacée par une allure pré-établie, dépourvue

d'abandon, apprivoisée.

La masse d'individus qui, chaque jour et à toute heure, assiège les rues, les boutiques, les

trottoirs des villes parait un univers atone et mutant. Les rites du quotidien urbain, en grande

partie, développent une sorte d'indifférence composée de paroles, de gestes et de regards qui

réussissent rarement à s'arrêter sur quelque chose.

Cette indifférence est en réalité une mesure de protection, une sorte de dispositif d'adaptation

et de tutelle qui permet d'interagir avec un plan de réalité de plus en plus mutant et “éloignant”.

C'est un système d'interaction qui permet d'exister de façon fragmentée et grâce auquel tout

fragment qui constitue l'individu peut entrer en relation avec le milieu qu'il touche. D'une telle

approche provient la tendance schizophrénique typique du vivre urbain.

La fragmentation du quotidien qui dessine la carte du territoire affecte dans ce sens les corps

appelés à fonctionner selon un style performant et de plus en plus désincarné.

L'effacement des corps est l'aspect le plus inquiétant du vivre métropolitain, toutefois le

constant rappel à nos rites de masse quotidien ne cesse de s'exercer, comme une sorte de

magnétisme : des millions de personnes continuent à mener leurs propres pas vers le même but.

Qu'est-ce qui conditionne ces parcours? L'explication qui souligne que la motivation

d'attraction des grandes villes est due à l'espoir de conquérir une vie meilleure suffit-elle?

Non, elle ne suffit pas puisqu'un tel espoir, à lui tout seul, n'est pas en mesure de clarifier la

nature de ce grand rite collectif. Il peut être utile de commencer à considérer la mise en question

des différents modèles culturels, en raison de l’affirmation d’un mythe au fort impact, modelés

sur l'auto-valorisation promue par les sociétés occidentales.

Le mythe du débarquement

Ce mythe, capable d'auto-narration, tend à combler les lacunes et les déchirures qui se sont

produites dans les différentes traditions en les assumant et en les transformant de l'intérieur,

parvenant ainsi à confectionner une image de sa propre puissance, attrayante et soignée.

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Mais débarquer dans un tel contexte signifie aussi disparaître, c'est-à-dire, faire par rapport à

sa propre chair un travail d'effacement difficile pour favoriser une adhérence, la plus complète

possible, au modèle indiqué.

La “vie-nue” s'anéantit dans le masque. Et pourtant, aussi puissant soit-il, ce rappel ne peut

pas tout, la nature même omnivore du territoire métropolitain finit par produire un labyrinthe

inextricable où ce que l'on croyait définitivement liquidé revient pour se manifester, quoique sous

des formes différentes.

Le masque doit être ici compris comme l'artifice produit par le sens commun, du besoin de

bande, de l'exigence de faire partie d'une collectivité, en réalité fragile et effritée. Le masque finit

ainsi par effacer le sujet puisqu'il se nourrit de ses craintes, du besoin de devoir être qui anéantit

l'expression et la vérité du ressentir.

On peut assimiler ce travail lent et acharné au processus indiqué par le film de D.

Cronenberg, Videodrome (1982). Le masque n'incarne plus une facette du sujet : l'acteur et tout

humanisme ont été liquidés.

La crainte de l'autre dans le présent doit ainsi se confronter à ce qui se passe dans ces

métropoles protéiformes. Les appels moralistes à une solidarité de pure forme ne servent pas à

grand-chose. Il faut au contraire, se confronter aux peurs qui sont strictement liées à notre temps.

Des peurs pour lesquelles l'autre est appelé à témoigner de la permanente indétermination du

présent.

Le mythe du débarquement est lié au rythme des mouvements migratoires, surtout dans leurs

phases les plus tumultueuses. M. d'Eramo, dans son intéressante analyse sur le développement de

Chicago observe : “On voit comme est faux le lieu commun selon lequel d'un côté, la partie

réactionnaire, conservatrice de la société serait xénophobe, favorable à la fermeture des frontières

aux immigrés et, de l'autre, la partie progressiste et anti-raciste voudrait des frontières ouvertes.

La vérité, c'est que les plus grandes vagues d'immigration ont été absorbées par les Etats-Unis

durant les périodes les plus conservatrices, comme par exemple la fin du 19ème siècle ou la

décennie de Reagan. […] Ce sont les xénophobes eux-mêmes qui appellent les immigrés pour

maintenir les salaires au plus bas”. 52

La pression du chantage devient une arme formidable et à double tranchant: d'un côté,

l'autre, réduit à une chose sans droits, n'a aucune possibilité de négociation et de l'autre côté, il

devient un fantôme, capable de coaguler toutes les tensions d'une réalité agitée par les mutations.

L'autre assume la fonction du double. De la même façon, l'urbain fonctionne comme une

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promesse permanente, comme le mirage d'un monde meilleur. Au contraire, dans les plis de la

ville globale survit la dégradation des territoires désaffectés, la pénurie et l'exploitation.

Toutefois, une diversité radicale se profile dans ce contexte: la mise en œuvre des processus de

transformation qui ouvrent des passages vers de nouvelles possibilités de vie. Mais dans ce sens,

ce serait une erreur de considérer ces possibilités comme données une fois pour toutes. La

menace de la marginalisation ne se dissout jamais, l'acquisition de meilleures conditions de vie

n'est pas une garantie immuable.

La ville a toujours constitué un mythe d'émancipation.

Peut-être aujourd'hui une tendance différente s'ajoute-t-elle au mythe de l'émancipation. La

ville devient de plus en plus un lieu de débarquement, un passage obligé, capable de décevoir

toutes les attentes. À présent, les déplacements forcés de population caractérisent les

transformations du monde globalisé. La plupart des réfugiés sont accueillis dans le tiers-monde.

L’Amérique du Nord accueille 750.000 réfugiés et L’Europe, l’Allemagne surtout, plus de

3.000.000 auxquels il faut ajouter 1.000.000 de personnes déplacées dans la CEI et la ex-

Yougoslavie.

C’est comme ça que dans ce mythe, véridique sous de nombreux aspects, peuvent cependant

se nicher des contradictions typiques de toute pensée technocrate et positiviste. L'émancipation

des rites de provenance s'accompagne souvent du déclenchement de nouvelles dynamiques

identitaires. Adhérer à un contexte différent de celui que l'on a abandonné signifie souvent

reproduire l'idée et le masque de ce que l'on était et que l'on n'est plus. Cette palingénésie,

souvent burlesque, est celle qui alimente aujourd'hui l'actuel rapport ami/ennemi, non plus lié aux

mémoires du “sol” et du “sang”, mais à leur réinvention dans les formes récentes du néo-

tribalisme métropolitain. 53

En ce sens, esthétiques futuristes et nostalgies néo-tribales contribuent à enrichir le mythe

baroque de la ville globale. Dans les propos que U. Fadini consacre à l'esthétique futuriste de

l'espace, on trouve une analyse aiguë de la “modernolâtrie” qui se concrétise également dans une

mise en configuration de l'espace de la grande ville où l'identité subjective est attribuée par la

mobilité, par la vitesse, par la dynamique frénétique des déplacements. Dans cette optique,

l'identité devient un risque, un choix : la précarité et l'instabilité marquent des sujets susceptibles

de changement (R. Sennett dirait: “flexibles”), avec des sentiments émotifs en évolution

permanente. L'élargissement de l'horizon métropolitain, dessiné par le lien de l'économie et de la

technique met en lumière un besoin d'existence de plus en plus mobile et individualisée qui fait

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de la grande ville – comme l'observait G. Simmel – le lieu des possibilités de croissance et

d'enrichissement personnel infini”. 54

Mobilité et possibilité d'émancipation constituent ainsi un binôme qui marque en profondeur

le mythe urbain. Mais, à bien y regarder, c'est justement à l'intérieur de ce paradigme que se

dessinent les motifs des difficultés à interagir et à s'affirmer dans des contextes qui changent de

plus en plus rapidement. La plasticité des modèles de vie urbaine, si elle constitue d'un côté un

facteur de libération indubitable, représente aussi, d'un autre côté, le risque de l'échec,

l'impossibilité d'être aussi rapide et mutant que le milieu dans lequel on s'insère. La prétendue

pauvreté des corps de notre temps est donnée par les seuils de résistance et d'opposition que l'on

met en acte pour se protéger des constantes mutations de sens d'une existence prétendue trop

technicisée et performante.

5. DEVENIR MINORITAIRE: LA NOUVELLE ORGANISATION DES ESPACES,

DES RELATIONS SOCIALES, DES LANGAGES

Dans la métropole actuelle, le statut de citoyenneté qui qualifiait autrefois les habitants de la

ville et qui servait à les distinguer des étrangers a perdu sa signification d'origine. En l'absence

d'une certification d'appartenance aussi chargée de sens, se dessine plutôt l'adhésion à un modèle

de vie qui s'est affirmé comme dominant, dans l'écoumène entier.

Mais de quelle vie s'agit-il ? Et quelle vie passe-t-on dans ces typologies du devoir être ?

Le premier signal nous arrive de la multiplication des perceptions d'étrangéité. L’“étranger”

est porteur d'une mythologie pas encore assimilée et se prête bien à accumuler sur lui, quand ce

n'est pas à incarner, l'ensemble des peurs dont est parsemé le quotidien métropolitain.

Les figures du “seuil”, de la “frontière” paraissent évoquées en qualité de lignes de

démarcation devenues trop incertaines. Le seuil et la frontière indiquent, toutefois, deux scénarios

différents, là où le premier suggère la production d'un mouvement métamorphosant, la deuxième

indique une allure dynamique complexe. D'après C. Raffestin il faut distinguer entre “une zone

de frontière (marches ou franges pionnières) [qui] révèle une société en mouvement, plus ou

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moins marginale, agressive envers les êtres et les choses, souvent conquérante et parfois sur la

défensive, [et] une ligne de frontière [qui] exprime la limite au-delà de laquelle un état peut

exercer sa force coercitive”.55

L'état actuel des métropoles se configure ainsi comme une zone de frontière dans laquelle

guerroient pactes statutaires et mutations des conditions de vie.

En outre, les peurs viennent toucher le seuil du risque quand une communauté, qui

autopérimètre son propre territoire, sent le manque de tenue de ce dernier à cause des constantes

modifications auxquelles l'urbain est appelé à faire face.

Dans le “devenir étranger” à son propre territoire se produit ainsi une sorte de collapsus, le

langage se brise, ce que l'on croyait solidement acquis change et dans sa mutation, il requiert une

mutation/adaptation tout aussi radicale, du jeu des masques. Le processus est tellement accéléré

qu'il en est exténuant, les racines sautent, les identités révèlent leur propre portée fictive, le

monde est un ennemi. Seul celui qui nous parait plus éloigné que nous-mêmes peut alors

catalyser cette énorme charge d'anxiété. L'étranger ne peut plus être l'hôte, il est l'ennemi et aucun

rite ne réussit à exorciser ces craintes qui deviennent bientôt collectives. C'est pourquoi, “la

tentation du recours à l'arbitraire devient d'autant plus forte que la critique se tait. Attraper ce que

l'on ambitionne et que l'on désire, anéantir l'ennemi ou l'expédier dans des terres dont il ne pourra

pas revenir: c'est une tendance humaine universelle qui se manifestera avec d'autant plus de force

que l'opposition qu'elle rencontrera sera moindre”. 56

En outre, le “modèle occidental”57 étant habitué à dissoudre le multiple dans le syncrétisme,

il a par contre du mal à produire une réponse adaptée à l'affirmation des néo-fondamentalismes :

dans une distribution brute des rôles, on répond au fondamentalisme par le fondamentalisme.

Les métropoles sont en cela le scénario privilégié de ces évènements. Les limitations elles-

mêmes qui devraient fonctionner comme des remparts et des fortifications entre un quartier et

l'autre, pour technologisées qu'elles soient ne parviennent pas à maintenir l'intégrité des

périmètres. Les délimitations, au même titre que les masques, apparaissent dans toute leur

inconsistance.

Tout le débat récent autour du problème des métropoles pose finalement et encore une fois

comme problème central celui de la gouvernabilité. La métropole actuelle parait ainsi de plus en

plus semblable à un bateau corsaire, exposé aux abordages, destiné à s'approvisionner de la

cargaison d'autrui; elle se configure comme le lieu dans lequel on cohabite sur une ligne de crête,

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en équilibre entre séduction et peur. Le destin de ce navire, de cette “Nef des fous”, avec sa

cargaison de corps est le problème du présent en devenir.

Désorientations métropolitaines

La désorientation métropolitaine peut être comprise ici comme un “évènement” de la crise

actuelle des processus de repérage en rapport à l'accélération technologique qui nous montrent

l'individu comme un éclat désarticulé en relation avec le corps collectif.

Comme G. Simondon l'observait déjà par rapport à l'individuation physique : “l'individu seul

n'est donc pas le type même de l'être; il ne peut pour cette raison soutenir de relations en tant que

terme avec un autre terme symétrique. […]L'individuation perpétue le système à travers un

changement topologique et énergétique; la véritable identité n'est pas l'identité de l'individu par

rapport à lui-même, mais l'identité de la permanence concrète du système à travers ses phases.

L'eccéité vraie est une eccéité fonctionnelle et la finalité trouve son origine dans ce soubassement

d'eccéité qu'elle traduit en fonctionnement orienté, en médiation amplifiante entre ordres de

grandeur primitivement sans communication”. 58

Cette analyse qui vise à critiquer les études classiques et la mise en place hylémorphique du

rapport entre forme et matière, entre individu et milieu, propose une méthode capable de saisir la

dimension d'ensemble. Le rapport entre individu, corps social et milieu est analysé en termes de

devenir. Mais le devenir dont Simondon nous parle est un processus tout compte fait harmonisant

qui contraste avec le plan de réalité que l'on affronte ici.

En effet, l'interaction évoquée ci-dessus parait actuellement dominée par l'innervation de

toute une série de fragmentations soumises à la logique de la désorientation. La reconnaissance

nécessaire entre individu, corps social et milieu est mise en discussion par la difficulté

d'adaptation due à la vitesse des mutations en cours.

L'intensification des capacités performantes tant des processus de subjectivité que du

territoire, est une mesure de cette situation. Mais l'excès de performance ne peut qu’accentuer le

mécanisme d'atomisation. C'est dans ce sens qu'il faut interpréter les dynamiques isolationnistes,

revanchardes qui posent les relations sociales et le plan territorial comme des facteurs de querelle

infinie d'une réalité sociale parcourue par de nombreuses fragmentations. Il faut cependant

souligner à nouveau comment aujourd'hui l'ensemble de ces rapports fonctionne dans le cadre

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d'une dimension culturelle qui affirme le primat visuel froid au détriment d'une réalité plurielle

chaude. Par primat visuel froid on entend la propension caractéristique des technologies actuelles

du contrôle à cartographier en employant des moyens qui exercent une véritable violence

militaire. Par suite de cette propension des technologies actuelles, un écart se produit,

incomblable, entre le territoire et ses représentations.

Les désorientations métropolitaines de notre temps doivent être conçues comme des crises

de communication, une rupture de langage entre les expériences matérielle et virtuelle. À ce

point, il nous faut répéter combien les représentations virtuelles ont un impact efficace sur la

réalité et comment, pour cette raison, elle sont en mesure de produire leur propre horizon de sens

et d'expression.

Voilà donc que la désorientation peut être conçue comme un conflit de signes et de langages

dû à la multiplication, à la superposition et à l'effacement de l'existence.

Les espaces que nous traversons, que nous explorons ne sont plus simplement des lieux

auxquels on a recours pour habiter, marcher ou voyager; ils sont plutôt le fruit d'un redoublement

d'images et donc d'expériences.

Le primat du visuel froid propose un milieu modelé par une esthétique de l'image qui agit

comme un véritable lifting du territoire. En outre, l'espace urbain en raison de sa dilatation et de

sa particularité devient un milieu privilégié pour y recourir à des techniques de marketing, de

lifting, de manipulation visuelle dont l'objectif principal est de dématérialiser l'espace pour mieux

le contrôler. À la crise du langage matériel de l'espace urbain correspond le déploiement d'un

dispositif d'anéantissement et d'assujettissement de l'existence.

Nous pouvons à présent considérer cette mutation comme un véritable tournant par rapport à

l’“être local” postulé par M. Heidegger. 59

Les désorientations métropolitaines nous poussent à remettre en question le problème de la

territorialisation qui, avec le caractère concret de ses propres langages, ne peut qu'être abordée en

termes de devenir ; un devenir qui décline l'espace en tant que mutant et ouvert et non pas

périmètré et fermé. Les Holzwege 60 sont des parcours déjà esthétisés, dématérialisés qui se

limitent à nous offrir cette image idyllique et féroce que R. Musil nous avait déjà proposée avec

ironie dans ses essais, alors qu'il décrivait la fiction des bois allemands parfaits où même un

arbuste abattu et laissé à terre n'est pas le fruit du hasard mais d'une opération soignée de

maquillage. 61

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Comme le relève O. Marzocca, en lien avec le concept heideggérien de l'habiter: “L'essence

de l'espace ne peut être saisie qu'à partir du lieu mais , en réalité, on ne peut pas le distinguer, ce

lieu, des choses qui l'instituent”. 62

Mais aujourd'hui ces “choses” ne peuvent pas être constitutives de localités où de lieux dont

non seulement le statut parait incertain mais dont l'existence même est modifiée par les

technologiques décrites précédemment.

La vision satellitaire de l'environnement constitue une observation qui sélectionne et qui

catalogue, transformant le statut de l'habiter, comme celui de l'espace dont la “prise chirurgicale”

réside, et ce n'est pas un hasard, dans la stratégie de militarisation du territoire.

Nous ne sommes pas “auprès des choses” comme le voulait le philosophe allemand mais

nous sommes devenus des “choses redoublées à l'infini” dans un jeu infini d'images

kaléidoscopique.

Un territoire à venir

Il faut pouvoir défaire 63 le territoire montré par la vidéo et esthétisant qui assiège notre

existence, pour pouvoir en inventer un autre.

Défaire ne signifie pas détruire, il s'agit plutôt de mettre en action une modalité différente de

voir et de créer le milieu. Assumer un tel engagement pousse à comprendre la richesse de

l'existence capable d'effriter les clichés du quotidien. Les espaces métissés, transformés,

réinventés de l'actuel urbain expriment cette grande variété. Il ne sert à rien, en ce sens, d'utiliser

la notion de multiculturalisme puisqu'en elle se cache l'intention démagogique de gouverner et

d'homologuer la complexité. Plus que multiculturel, l'espace urbain parait métissé et syncrétique,

un véritable milieu capable d'inventer de nouvelle langues et de nouvelles modalités de vie.

La contamination qui, surtout dans le domaine musical, part des actuelles métropoles est une

véritable usine à styles, à comportements et à paroles en modification constante. C'est

précisément ce procédé créatif qui permet de créer en continuation des espaces autres, de

véritables interzones qui se soustraient aux tentatives de domination. Dans les propos de W.

Burroughs qui a consacré une grande partie de sa vie à l'exploration et à la création d'interzones,

ces espaces apparaissent comme une augmentation de la capacité à se transformer des hommes

eux-mêmes. Dans une interview datée de 1961, voici comment l'écrivain américain répond aux

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questions d'A. Ginsberg à propos de la possibilité d'une transformation de l'existence: “Oui. À ce

sujet, je peux te donner une réponse précise. Je sens que la transformation, la mutation de la

conscience aura lieu spontanément, une fois que certains conditionnements, actuellement

opérationnels, seront refoulés. Je sens que le principal instrument de monopole et de contrôle qui

s'oppose à l'expansion de la conscience est la limite imposée par la parole qui contrôle les

sensations perçues avec l'esprit et les impressions sensorielles de celui qui les héberge”. 64

Voici que se dessine le processus à travers lequel la domination d'une “grammaire majeure”

qui voudrait écrire le territoire en fonction de l'adaptation aux nécessités du fétichisme de la

production et de la consommation entre en collision avec l'émergence d'une “langue mineure”,

c'est-à-dire avec l'invention d'une langue capable de produire de vrais espaces de soustraction.

L'émergence d'une “langue mineure” est strictement liée à la création d'un milieu, d'un

milieu et de corps qui résistent aux rites de la soumission. Tout cela se trouve sous nos yeux. Si,

au lieu de juger de manière moraliste les constellations d'interzones qui caractérisent les

métropoles actuelles, nous les traversions, nous verrions en elles une production, plus variée que

jamais, de désirs qui écrivent l'espace. Un espace écrit par le désir de vie est un espace stratifié,

assiégé par une infinité de signes parfois contradictoires mais qui finissent souvent par inventer

des formes de communication jamais explorées auparavant.

Les murs et les aménagements urbains modifient ainsi leurs propres fonctions d'obstacles,

limites, barrières, ils se transforment en horizons; des horizons envahis par des signes qui sont de

nouveaux mots, de nouvelles images. Si les métropoles, dans leur architecture, dans leur structure

propre, apparaissent constellées d'un jeu infini de murs, alors ces murs peuvent toujours révéler

des destins différents, des frontières qui se mettent en place mais qui, en même temps, voient se

briser leurs fonctions traditionnelles.

Dans les graffitis, dans les rave party, dans le rap des banlieues, dans la musique techno,

dans les images, sur les vitrines et sur les murs, cette “langue mineure” écrit son parcours

révolutionnaire qui loin de s'éloigner des déchirures de notre temps les accueille et les transforme

en une nouvelle puissance de vie.

Une telle langue va au-delà de la dégradation, elle ne lui est pas assimilable et en est

pourtant un résultat. Cette puissance s'est révélée bien plus tenace que tout technicisme, que tout

spécialisme et elle a soustrait l’urbain aux technocraties pour l'investir de son propre élan créatif.

Voici que l'on se trouve donc dans le domaine réel de la querelle: d'un côté les hiérarchies

technico-financières qui visent à perpétrer leur propre arbitraire et de l'autre, les corps et les

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territoires qui se soustraient en utilisant justement ces espaces que le primat de la vision

bureaucratique aurait voulu effacer.

Dans les espaces matériels des territoires urbains naissent les inventions de l'urbanisme

récent et il est certain que leur configuration ne peut que déranger l'ordre de l'esthétique

technocratique. Aux “villes-forteresse", symbole du pouvoir et de la peur des nouvelles classes

dominantes correspondent les territoires mixtes des quartiers de frontière, de véritables

laboratoires où l'on expérimente la manière de survivre et puis de vivre dans une réalité qui

pousse de plus en plus vers la marginalisation et l'exclusion. Mais le désir de vie est plus fort que

toute tentative d'exclusion et c'est surtout pour cela que le territoire urbain actuel est sujet de

querelle et donc de conflit. Ce n'est pas par hasard que le développement technologique le plus

récent se tourne presque entièrement vers le contrôle du territoire interprété dans sa globalité:

espace, corps, langage. Les caméras, les satellites, les interphones, les micros cachés, les

systèmes de sécurité sont l'expression de cette nécessité où le terme de sécurité cache, en réalité,

la nouvelle organisation des technologies du gouvernement. La technoscience tend à devenir la

“grammaire majeure” de notre temps, l'unique horizon d'on ne sait quelle hypothétique réalité. M.

de Certeau questionnait: “d'où parlons-nous ? Le problème devient par là immédiatement

politique puisqu'il met en cause la fonction sociale – c'est-à-dire, d'abord répressive – de la

culture savante. […] Toute anthropologie articule culture et nature selon un ordre qui est celui,

majoritaire et statique, du regard et du savoir. […] De l'évènement politique, la science même

reçoit ses objets et sa forme, mais non pas son statut; elle ne lui est pas réductible. Sans doute

faudra-t-il toujours un mort pour qu'il y ait parole mais elle en dira l'absence ou le manque et ce

n'est pas tout expliquer d'elle que de signaler ce qui l'a rendue possible à tel ou tel moment.

Appuyée sur le disparu dont elle porte la trace, visant l'inexistant qu'elle promet sans le donner,

elle reste l'énigme du Sphinx. Entre les actions qu'elle symbolise, elle maintient l'espace

problématique d'une interrogation”. 65

Les abus de ce langage apparaissent renforcés par le redoublement médiatique, par la

communication publicitaire qui concourent à définir le primat d'un “territoire qui n'existe pas”.

Ces espaces rendus spectaculaires ne sont pas seulement une banale opération de marketing mais

plutôt la mise en œuvre d'une logique de dédoublement. Le territoire virtuel est de plus en plus un

plan despotique auquel il faut se tenir, à cause du circuit de la production et de la consommation

tandis que le territoire matériel est livré aux dispositifs de la ségrégation et de la négation. Mais

c'est justement au cœur de cette différence qu'il faut agir pour cueillir la puissance vitale de la

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mutation urbaine ainsi que le bonheur des corps, des milieux et des langues qui la constituent.

C'est à ce processus constitutif que sont confiées les pratiques de libération.

Note

1. Cf., Deleuze G., Instincts et institutions, Paris, Hachette, 1955. 2. Paquot Th., Homo urbanus, Paris, Felin, 1990, p. 130. 3. Lyotard J.-F., “Zone” in Les cahiers de philosophie, hiver 1993/1994, Paris, p. 19 (tr. it.

in Millepiani n. 2, Milano, Mimesis-Eterotopia, 1994, p. 68). 4. Cf. Virilio P., Vitesse et politique, Paris, Galilée, 1977. 5. Foucault M., “Space, Knowledge and Power” (entretien avec P. Rabinow) in Skyline mars

1982, pp. 16-20, in M. Foucault, Dits et écrits, par D. Denfert et F. Ewald, Paris, Gallimard, 1994 vol. IV, pp. 270-285, (tr. it., di S. Vaccaro, Milano, Mimesis-Eterotopia, 2000, p. 72).

6. Virilio P., La bombe informatique, Paris, Galilée, 1988, p. 23 (tr.it di G. Piana, Milano, Cortina, 2000)

7. Virilio P, La vitesse de libération, Paris Galilée, 1995, p. 144 (tr. it. a cura di U. Fadini e T. Villani, Milano, Mimesis-Eterotopia, 2000)

8. Aa. Vv., Mirrorshadows, Peachpit Press, Inc., 1992, (tr. it. Milano, Feltrinelli, p. 338). 9. Bauman Z., In Search of Politics, New York, Polity Press, 1999 (tr. it. G. Bettini, Milano,

Feltrinelli, 2000, p.161). 10. Aa.Vv., I confini della globalizzazione. Lavoro, culture, cittadinanza (a cura di S.

Mezzadra e A. Petrillo), Roma, Manifestolibri, 2000, p.14. 11. Foucault M., “Le mots et les choses”, (entretien avec R. Bellour) in Les Lettres

Françaises, n. 1125, 31 mars-6 avril 1966, maintenant in Dits et écrits par D. Denfert et F. Ewald, Paris, Gallimard, 1994 vol. I (tr. it. G. Costa a cura di J. Revel, Archivio Foucault, Interventi, colloqui, interviste, vol. I, Milano, Feltrinelli, 1996, p.116).

12. Cf., Urbanisme, Supplement au n. 323, “Espaces, temps, modes de vie. Nouvelles cohérences urbaines”. Voir aussi Aa.Vv., Geografia urbana, Torino, Utet, 1993.

13. Davis M., City of quartz.excavating the future in Los Angeles, London/New York, Verso, 1990 (tr.it., Roma, Manifestolibri, 1993, p.79).

14. Catucci S., Introduzione a Foucault, Bari, Laterza, 2000, p. 117. 15. Deleuze G. Pourparlers, Paris, Éd. de Minuit, 1990, p. 246 (tr. it. di S. Verdicchio,

Macerata, Quodlibet, 2000). 16. Cf. Benjamin W., Das Passagen-Werk, Frankfurt am main, Suhrkamp Verlag, 1982 (tr.it.

a cura di G. Agamben, Torino, Einaudi, 1986). 17. Carrière J-P, Mondialisation, mobilité internationale des capitaux et recomposition

territoriale, in Aa.Vv, La ville et l’urbain l’état des savoirs, Paris, La Découverte, 2000, p. 153.

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18. Galli C., Spazi politici. L’età moderna e l’età globale, Bologna, il Mulino, p. 135. 19. Ramonet I., “Megalopole”, in Le monde diplomatique, n.6, année III, juin 1996. 20. Hakim Bey, T.A.Z., The Temporary Autonomous Zone, Ontological Anarchy, Poetic

Terrorism, Brooklyn, NY, Autonomedia, (tr.it. Syd MIGX, Milano, ShaKe, 1993, p.17). 21. Virilio P., La machine de vision, Paris, Galilée, 1989, pp.40-41 (tr.it. Milano, Sugarco,

1989, p. 39). 22. Cf. Strehlow Th.G., Central Australian Religion. Personal Monotemism in an

Polytotemic Community, Flinders Press, 1993, (suivi par L. Percovich e G. Gisolo), Milano, Mimesis, 1997.

23. Savinio A., Ascolto il tuo cuore città, Milano, Adelphi, 1989. 24. Dick P.K., La città sostituita, Milano, Mondadori, 1994, p.87. 25. Ballard J.G., Crash, Paris, Èd. 10/18, 1990, p. 234. 26. Borges J.L., Nueva antologìa personal, Barcelona, Ed. Bruguera, 1982. 27. Burroughs W., Interzone, New York, J. Grauerholz, 1989 (tr. fr., Paris, C. Burgois, 1991,

p. 119). 28. Cf. Deleuze G., L’image-mouvement, Paris, Éd. de Minuit, 1983 (tr.it. di J.P. Manganaro,

Milano, Ubulibri, 1984). 29. Merleau-Ponty M., Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 188 (tr.it. di A.

Bonomi a cura di M. Carbone, Milano, Bompiani, p. 161). 30. Carbone M., La visibilité de l’invisible, Hildesheim-Zürich-New York, OLMS, 2001,

p.93. 31. Choay F., L’urbanisme utopies et réalités, Paris, Seuil, 1965, p. 8 ; Pour ce qui concerne

le débat sur les utopies et l’urbain Cf. Urbanisme, n. 336, Paris, mai-juin, 2004. 32. Cf. Dal Lago A., Non-persone: l’esclusione dei migranti in una società globale, Milano,

Feltrinelli, 1999, voir aussi, Conferenza nazionale dell’immigrazione, Università Bocconi, Immigrazione e diritti di cittadinanza, Milano, 1991.

33. Augé M., L’impossible voyage. Le tourisme et ses images, Paris, Payot & Rivages, 1997, p. 32 (tr. it. di A. Salsano, Torino, Bollati Boringhieri, 1999, p. 24).

34. Qiao Liang - Wang Xiangsui, Guerra senza limiti, Gorizia, LEG, 2001, p. 179. 35. Ballard J.G., Super-Cannes, Paris, Fayard, 2000, p. 288, (tr.it., Milano, Feltrinelli, 2000,

p. 253). 36. Paquot Th., Études urbaines ou ‘science’ de la ville et des territoires? In Aa.Vv., La ville

et l’urbain, l’etat des savoirs, cit., p. 7. 37. Castells M., The information age : economy, society and culture,1997 (tr.fr. La société en

réseaux, Paris, Fayard, 1998, p. 485 ; tr.it., Milano, Bocconi EGEA, 2002) 38. Beck U., Risikogesellschaft. Auf dem Weg in eine andere Moderne, Risk Society Revisited.

Theory, Politics, Critiques and Research Programs, (tr.it. W. Pivitera, G.C. Brioschi e M. Mascarino, Roma, Carocci, 2000, pp. 331-332).

39. Tronti M., I ‘grilli’ della merce, in Aa. Vv., (S. Mistura), Figure del feticismo, Torino, Einaudi, 2001, p. 107.

40. Cf. Klein N., No logo, taking aim at the brand bullies, (tr. fr. M. Saint Germain, Actes du Sud, 2001) Toronto, Knopf Canada, 2000, (tr.it. S. Borgo, Milano, Baldini & Castoldi, 2001).

41. Deleuze G., Pourparlers, cit. p 236. 42. Nigrelli F.C., Dalla città al golem, in Aa.Vv., Metropoli immaginate, (a cura di F.C.

Nigrelli), Roma, Manifestolibri, 2001, p. 35. 43. Cf. Kuhn T., The Structure of Scientific Revolutions, Chicago, University of Chicago

Press, 1962, (tr. it. Torino, Einaudi, 1999).

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44. Dick Ph.K., Piccola città, Milano, Mondadori, 1981, pp.166-167. 45. Deleuze G., L’image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 109 (tr. it. di L. Rampello, Milano,

Ubulibri, 1989, p.96). 46. Sernini M., Progetto urbano e società, Milano, Centro per lo studio delle logiche sociali,

1991, p. 35. 47. Dal Lago A., I nostri riti quotidiani, Genova, Costa & Nolan, 1995, p.13. 48. Cf. Desideri P., La città di latta, Genova, Costa & Nolan, 1996. 49. L’être-au-monde postulé par Merleau-Ponty tend vers le domaine charnel, qui est un plan

coextensif entre l’être et le monde environnement. Cf. Le visible et l’invisibile, cit. 50. Cf. Sartre J.P., L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1948 (tr.it., Milano, il Saggiatore,

1965). 51. Cf. Agamben G., Homo sacer, Torino, Einaudi, 1995. 52. D’Eramo M., Il maiale e il grattacielo, Milano, Feltrinelli, 1999, p. 134. 53. Schmitt C., Theorie des Partisanen, Berlin, Dunker - Humblot, 1963 (tr.it. di A. De

Martinis, Milano, il Saggiatore, 1981). Cf. Projet, n. 277, Paris, décembre, 2003. 54. Fadini U., Sviluppo tecnologico e identità personale. Linee di antropologia della tecnica,

Bari, Dedalo, 2000, p.181. 55. Raffestin C., “L’immagine della frontiera”, in Volontà, n. 4/92, p. 47. 56. Jünger E., Der gordische Knoten, Frankfurt am Main, Klostermann, 1953, (tr it. in. Jünger

E. Schmitt C., Il nodo di gordio: diaologo su Oriente e Occidente, Bologna, il Mulino, 1987)

57. Cf. Bernal M., Black Athena. The Afroasiatic Roots of Classical Civilization, London, Free Association Books, 1991 (tr. it. di M. Capitani, S. Avanzini, F. Lavagetto, Parma, Nuova Pratiche Editrice, 1994).

58. Simondon G., L’individu et sa genèse physico-biologique, Grenoble, Millon, 1995, pp. 63-64.

59. Cf.Heidegger M., Sein und Zeit, in “Jahrbuch für Philosophie und phänomenologische Forschung”, 1927 (tr.it. di P. Chiodi, Torino, F.lli Bocca, 1953).

60. Cf.Heidegger M., Holzwege, Frankfurt, Klostermann, 1950 (tr. Fr. W. Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962), (tr.it. di P. Chiodi, Firenze, La Nuova Italia, 1968).

61. Musil R., Essays un Reden/ Robert Musil, herausgegeben von Adolf Frise, Hamburg, Rowohlt, 1978 (tr. it. di A. Casalegno, Torino, Einaudi, 1995).

62. Marzocca O., La stanchezza di Atlante. Crisi dell’universalismo e geofilosofia, Bari, Dedalo, 1994, p. 190. Voir aussi Bonesio L., Geofilosofia del paesaggio, Milano, Mimesis, 1997.

63. Le concept de minorité a été développé par Gilles Deleuze in “Philosophie et Minorité”, Critique, n. 369, 1978.

64. Bourroughs W., “WSB Interview 1961”, in Journal For the Protection of All People, 1961 (tr. it. di M. Miotti, in Millepiani, n. 19, Milano, Mimesis-Eterotopia p. 9).

65. de Certeau M., La culture au pluriel, Paris, C. Bourgois, 1980, pp. 74-75-76.

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56

CHAPITRE II

MUTATIONS ANTHROPOLOGIQUES

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1. CORPS ET TERRITOIRES

EN TANT QUE DOMAINE D'EXPERIMENTATION

Le rapport qui se réalise entre les corps, les procès de subjectivation et les techniques

d'expérimentation du contrôle est inhérent à un plan, le plan du territoire, qui doit être compris

comme un ensemble de relations coextensives aux corps mêmes, à leurs besoins, au vivre

quotidien, en définitive à leur expression même.

Corps et territoire partagent une condition particulière, à savoir la disparition, la

dématérialisation de la réalité qui les caractérisent.

Le devenir des deux est en question. À la représentation virtuelle des corps et des territoires

correspond la tentative d'en effacer le côté matériel qui est, par nature, métamorphique, mutant et

complexe. La virtualisation est un dispositif de simplification qui tend à accréditer l'image d'une

homologation nécessaire de la vie. Selon Rem Koolhaas “L'expérience prouve, en effet, que plus

nous sommes “téléprésents” (en fait, 'télé-réprésentés'), plus nous avons besoin de spatialité

concrète et de présence véritable, autant dire de lieux. Que les rapports spatiaux physiques entre

les êtres (et les choses) se dissolvent au point d'enfermer chacun d'entre nous dans un continuum

spatial indifférencié dépourvu d'Autre (sinon virtuel) ou, au contraire, dans un épandage

dépourvu de sens d'objets architecturaux solipsistes, et le monde devient inhabitable”.1

L'atomisation des conditions de vie, la diffusion d'une précarisation de plus en plus répandue

des conditions de travail et d'existence, enclenchent un processus qui est à la base de toute une

série de phénomènes, qu'on s'obstine à considérer de plus en plus souvent en termes de

médicalisation ou bien de police. La primauté de la virtualisation doit être comprise ici comme

une technê qui mobilise des ressources économiques, politiques et médiatiques afin de gouverner

le mouvement de complication que les transformations technologiques et sociales produisent.

L'interrogation qu'on envisage de proposer ici concerne le corps dans la transformation de

son statut, un corps qui ne peut être en aucun cas séparé de l'environnement et donc du territoire

auquel il appartient. Comme l'observe Th. Paquot “Une architecture ou une décision d'urbanisme

facilitent ou non l' 'habiter', c'est en cela qu'il convient d'encourager les professionnels à ménager

– au sens de 'prendre soin', être 'aimable' ou 'attentif', l'habitat et son environnement – à ménager

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les espaces et les temps dans lesquels et à partir desquels se manifeste notre présence- au -

monde”.2

Et c'est exactement cette disposition au “souci de soi” que M. Foucault défendait aussi qui

doit guider l'analyse de cette transformation, car elle ne représente pas une continuité mais plutôt

une fracture par rapport aux époques précédentes, ne serait-ce que par l'accélération avec laquelle

les mutations citées ci-dessus sont en train de se produire.

Corps et territoire indiquent les différentes modalités à travers lesquelles les nouvelles

technologies agissent et en montrent de façon particulière la variation anthropologique que nous

sommes en train de traverser. Nous entendons, dans ce contexte, par variation anthropologique ce

complexe de mutations techniques, sociales politiques, linguistiques, qui ne se limitent pas

seulement à modifier le statut du “sujet”, mais aussi l'écosystème, l'ensemble environnemental où

il est inscrit. Le sujet n'a plus une centralité absolue, il est plutôt le “processus de subjectivation”

qui met en cause les relations à travers lesquelles il est modifié et donc modifie l'horizon auquel il

se réfère. Les nouvelles technologies, à la différence du passé, ont la caractéristique d'imprimer à

ces changements une accélération extraordinaire qui met en crise les paradigmes socio-

anthropologiques précédents.

Puisque nous observons la façon dont se dessine une révolution technologique, le rappel de

quelques éléments des transformations technico-anthropologiques peut être utile. Comme le

souligne U. Fadini : “La technique, au moins à ses débuts, peut se rapporter directement à la

dimension corporelle, mais pas tellement dans les façons de compenser les carences, les

manques, de l'organisme humain (comparé à l'organisme animal). Au contraire, on peut dire qu'à

l'origine la technologie est un genre de 'technique de renforcement de la main', comme on peut le

voir en prenant en considération le fait que l'outil augmente la puissance de cette main qui se

montre ainsi comme 'un mauvais indicateur de la déficience organique de ce dernier”.3

Aujourd'hui le rapport outil organes apparaît inversé, les nouvelles technologies, qui agissent

comme des prothèses allant jusqu'au niveau moléculaire des corps, en transforment non

seulement le statut et la performance mais aussi la sensation et l'expérience. P. Lévy s'arrête sur la

technologie de l'intelligence collective dans le passage du régime molaire au régime moléculaire

et note : “Par opposition aux technologies 'molaires', qui prennent les choses en gros, en masse, à

l'aveugle, de façon entropique, les technologie 'moléculaires' adressent très finement les objets et

les processus qu'elles contrôlent. Elles s'écartent de la massification. Ultra-rapides, très précises,

agissant à l'échelle des micro-structures de leurs objets, de la fusion froide à la super-

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conductivité, des nano-technologies à l'ingénierie génétique, les techniques moléculaires

réduisent les gaspillages et les rebuts au maximum. Nous voulons inscrire l'ingénierie politique

ici proposée dans un vaste et profond mouvement des techniques vers la 'finesse', qui comprend

d'autres ingénieries, d'autres technologies que celles de l'humain”.4 Selon P. Lévy, le virtuel ne

doit pas être saisi en opposition au réel, mais plutôt comme une actualisation dotée de puissance,

une possibilité qui s'est offerte, comme l'avait déjà souligné G. Deleuze.5 Cette actualisation, qui

compose une nouvelle communauté, a en soi des tendances de signe différent, même si l'auteur

semble être plutôt enclin à une lecture 'optimiste' des processus en cours. D'une façon différente,

P. Virilio, dans ses nombreuses études consacrées à la virtualisation du réel, souligne les risques

qui y sont liés, en remontant surtout à l'origine d'un grand nombre de ces transformations, qui se

situe le plus souvent dans les disciplines militaires. Selon P. Virilio: “pour les responsables

militaires américains, le GLOBAL c'est l’intérieur d'un monde fini dont la finitude même pose

des problèmes logistiques nombreux. Et le LOCAL, c'est l'extérieur, la périphérie, pour ne pas

dire la grande banlieue du monde! Ainsi, pour l'état-major des Etats-Unis, les pépins ne sont plus

à l'intérieur des pommes, ni les quartiers au centre de l'orange: l'écorce est retournée. L'extérieur,

ce n'est plus seulement la peau, la surface de la terre, c'est tout ce qui est in situ, précisément

localisé, ici ou là.

La voilà bien la grande mutation GLOBALITAIRE, celle qui extravertie la localité – toute

localité – et qui déporte non plus les personnes, des populations entières comme hier, mais leur

lieu de vie et de subsistance économique. Délocalisation globale qui affecte la nature même de

l'identité, non plus seulement 'nationale' mais 'sociale', remettant en cause, non pas tant l'Etat-

nation que la ville, la géopolitique des nations”.6

En ce sens, il est nécessaire d'un côté de saisir la portée des changements en cours, et de

l'autre d'en évaluer les retombées sur la vie : Vie qui apparaît plus que jamais exposée dans sa

corporéité humaine et environnementale.

Frontières de la biopolitique: techniques d'expérimentation sur les corps

Le besoin de connaître, de contrôler, de cataloguer, d'identifier, de situer semble renvoyer

immédiatement à la dimension d'une réalité sociale paranoïde, d'un tissu intensément parcouru

par des peurs et des tensions difficilement compréhensibles. Un monde qui semble sortir

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directement des romans de science-fiction de cet observateur aigu de la réalité qu'était Ph. K

Dick. Dans les mondes qu'il décrit, les anomalies, les mutations et les horreurs deviennent la

normalité, une normalité que seuls quelques “forts” arrivent encore à concevoir comme

expression, quoi qu'il en soit, pertinente de la vie et de son devenir. “Dans l'obscurité de la

guerre, avec ses destructions et l'altération incessante des formes de vie, Bonny continuait à

chanter son chant de joie, d'enthousiasme, d'indifférence au mal; rien ne pouvait la pousser,

même pas la réalité toute crue, à devenir raisonnable. – Quelle chance ils ont! Les gens comme

Bonny sont plus forts que les forces de la décadence, du changement. Voilà à quoi elle est arrivée

à échapper: aux forces de la décadence qui se sont instaurées dans le monde. Le ciel est tombé sur

nous, il n'est pas tombé sur elle…”.7

Ce sont eux les “prototypes” capables de s'adapter automatiquement aux nouvelles pratiques

de gouvernement, et qui permettent la survie du pacte social même quand celui-ci semble prendre

des formes “insensées”.

Mais il existe un lien plus subtil, et quelque part plus inquiétant, entre les pratiques

disciplinaires qu'on expérimente sur les corps et les territoires et les exigences de soustraction. Si

nous partons du présupposé qu'à la complication croissante du social correspond une élévation du

désir de soustraction, voilà que nous commençons à nous situer dans ce territoire polymorphe des

singularités où les corps cherchent leurs propres formes d'expression.

Ce rapport se décline dans le cadre d'une possibilité infinie de relations: des relations

guerroyées dans lesquelles l'enjeu n'est pas tellement le pouvoir mais plutôt la puissance, au sens

spinozien du terme. Il faut ici rappeler davantage la crise de toutes ces pratiques de soin de soi

même, comme l'indiquait M. Foucault, qui permettaient que la vie se déploie dans un réseau de

rapports où le devenir des sujets semblait lié indissolublement au gouvernement, aux institutions,

à la ville. Dans les cours qu'il tint au Collège de France en 1981-82, M. Foucault consacre une

attention particulière à la formation de ce réseau de relations concernant l'herméneutique du sujet.

Ainsi le 17 mars 1982 il montre comment “il me semble que, depuis l'époque classique, le

problème était de définir une certaine tekhnê tou biou (un art de vivre, une technique

d'existence). Et, vous vous souvenez, c'était à l'intérieur de cette question générale de la tekhnê

tou biou, que s'était formulé le principe 's'occuper de soi-même'. L'être humain est tel, son bíos,

sa vie, son existence sont tels qu'ils ne peuvent pas, ces humains, vivre leur vie sans référer à une

certaine articulation rationnelle et prescriptive qui est celle de la tekhnê. On touche là un des gros

noyaux sans doute de la culture, de la pensée et de la morale grecques. Aussi pressante que soit la

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cité, aussi importante que soit l'idée de nomos, aussi largement diffusée que soit la religion dans

la pensée grecque, ce n'est jamais ni la structure politique, ni la forme de la loi, ni l'impératif

religieux qui sont capables, pour un Grec ou pour un Romain, mais surtout pour un Grec, de dire

ce qu'il faut faire concrètement tout au long de sa vie. Et surtout, ils ne sont pas capables de dire

ce qu'il faut faire de sa vie”.8

C'est le précepte même du “souci de soi”, dont le rôle a été fondamental dans le

développement de la pensée occidentale, qui est mis en discussion. La vie est soumise à l'empire

de la dématérialisation et le soin semble être de plus en plus confié à la divulgation médiatique

qui remplace le sens par l'image, et la sensation par le contrôle.

Contrôler signifie ici essentiellement cataloguer. Le corps est assumé en tant que carte

géographique qu'on peut ainsi écrire et réécrire et enfin inventer.

Donc, qu'est-ce que c'est un corps? Quels sont ses seuils, les frontières, les expressions qui

doivent figurer sur la carte ?

Le corps, la vie même dans l'économie du moderne, a fini par se configurer de plus en plus

comme un “lieu de risque”. D'habitude, le malaise provoqué par une situation pareille était inscrit

dans la sphère de la pathologie, de la psychose. “Ce qui se passe dans la psychose” – écrit S.

Zizek – “est que le point aveugle dans l'autre, en ce que nous voyons et/ou entendons, est

concrétisé, devient une part de la réalité effective; dans la psychose, nous entendons réellement la

voix de l'autre primordial qui nous parle; nous sommes réellement conscients d'être toujours

observés”.9 Or, ce qui pouvait être compris comme ligne de faîte d'un risque toujours aux aguets

s'est transformé à présent en une condition collective où le problème du seuil du risque n'est plus

tellement compris en tant que malaise ou maladie, mais plutôt comme compatibilité plus ou

moins réussie dans le cadre d'un système productif qui doit être en mesure d'assumer et d'utiliser

n'importe quelle déviance. Sinon il ne reste que les mécanismes d'exclusion et d'annulation

totales.

Le risque doit alors être compris ici comme le facteur décisif dans le cadre de ce processus

totalisant et envahissant qu'est celui de la réalité économique actuelle.

Les risques liés à la modernisation, selon les analyses du sociologue U. Beck, concernent la

vulgate du triomphe de la rationalité scientifique “Dans l'application sociale et politique de la

modernisation à elle-même, l'intérêt à pouvoir disposer, qui est ainsi répandu, perd sa prise

technique et prend la forme du 'contrôle ou de la limitation de soi même'. Au milieu du tumulte

des contradictions et des nouvelles disputes doctrinales naît peut-être aussi l'opportunité pour

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chacun d'apprivoiser et de transformer la “deuxième nature” technico-scientifique, ses formes de

pensée et de travail”.10

Le monde du travail, surtout, en relation avec la transformation des rôles, des classes

sociales, a mis en œuvre une véritable technique d' “apprivoisement de soi-même”. La nécessité

de tenir compte pour aujourd'hui et encore plus pour demain de l'incertitude du revenu pousse à

adopter de nouvelles pratiques de vie qui se traduisent le plus souvent comme “stratégies

individuelles de survie”. L'absence d'une centralité de classe, typique de l'ère fordiste, provoque

l'adoption de nouvelles règles mentales où la précarité et l'incertitude des perspectives sont

assumées jusqu'au bout. Toutefois, ce processus, qui a déjà créé dans des pays comme les Etats

Unis. Une classe de nouveaux pauvres, non seulement n'est pas indolore, mais a un coût social

élevé, celui de l'angoisse et de la paupérisation diffuses.

Ces pratiques d'autorégulation occupent tout le domaine du social, désarticulant la séparation

qui existait jusque là entre les sphères publique et privée. La 'mise en scène' de toute expression

de vie, comme nombre d'œuvres d'art contemporaines le montrent bien, est une sorte de rite

funèbre qui s'acharne à tenter une réplique de la vie. Le corps, en ce sens, constitue une menace

qui risque à tout moment de démentir la capacité à résister de toute tentative de contrôle et

d'autorégulation. Le malaise, lui aussi, doit être ainsi médicalisé ou, mieux encore, calmé, parce

que si on se limitait à le repousser dans le domaine de la déviance non compatible il finirait par

multiplier les marges de risque et les coûts qui en dériveraient pour les démanteler.

Le corps, avec ses transformations et ses caducités, finit par représenter l'incertain dans le

cadre d'un système qui cherche, au contraire, à prévoir et à prévenir toute marge d'erreur et

d'incertitude. En premier lieu, les temps du corps diffèrent des temps entraînés par les nouvelles

technologies, par conséquent l'idée même d'un corps-prothèse comme nouvelle configuration

anthropologique de notre temps montre non seulement toute une série de fissures, mais aussi de

véritables zones de fracture.

La greffe des techniques traditionnelles, tout comme le précédent rapport homme-machine

ont été remplacés aujourd'hui par une relation différente, celle qui est produite par l'interaction

avec les récentes cyber- et bio-technologies, pour ne pas parler du génétisme différentialiste qui

fait fonction de corollaire idéologique.

Des analyses heideggériennes relatives à la technique contenues dans La question de la

technique11, nous offrent une conception de la technique comme façon du “dévoilement”

(Enterbergen). De là, nous pouvons déjà déduire une conception de la technique comme horizon

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ample ; en ce sens, selon le philosophe allemand, celle-ci rappelle, dans son déploiement,

davantage l'“être” que l'homme et renvoie à la nature en tant que source impossible à atteindre et

inépuisable.

Histoire, nature, territoire et environnement ne sont plus en conflit dans un rapport

dialectique sujet/objet, mais sont plutôt le domaine d'ensemble de la mutation. Par conséquent

l'éthique ne peut pas se rapporter seulement à l'homme, c'est-à-dire à une humanité distincte de

son contexte techno-naturel, elle doit être rapportée à son domaine environnemental.

Ce n'est pas par hasard si D. Le Breton prête attention à la popularisation du soi-disant

“génétiquement correct”, qui s'arroge la tâche de forger une nouvelle morale fondée sur le gène.

“Si les difficultés sociales sont d'origine génétique, la seule solution est de rectifier le corps, soit

de manière radicale par un eugénisme négatif consistant à interdire de procréation certaines

catégories sociales, soit en modifiant le stock génétique de l'individu pour le rendre

génétiquement correct. La morale collective, l'appel à la citoyenneté ou à la responsabilité

personnelle, sont sans fondement, seule importe la 'morale'”. 12

L'acceptation d'une telle 'morale' apparaît si inquiétante que, en prétendant sélectionner et

inventer des corps fonctionnels, elle finit même par en décider ensuite la distribution sur le

territoire. Comme dans un roman de science-fiction de deuxième zone, nous nous trouvons

repoussés dans un horizon où les nouvelles frontières sont génétiques, les peuples réduits à l'état

d'une chose, le territoire matériel du gaspillage et de la détérioration. Le no future du capitalisme

correspond à la réalisation d'un effet destructeur de plus en plus accéléré et aveugle. Après le

déclin du mythe de toute nouvelle frontière possible, s'engage un processus de cristallisation du

présent qui menace jusqu'à sa dernière fibre le corps et le mutant qu'il est devenu.

Puissance du désir

Parmi les nombreux effets de ce que nous pouvons considérer comme l'une des

transformations les plus radicales de l'histoire humaine, on peut indiquer quelques aspects qui

nous semblent particulièrement significatifs:

- le rythme du corps, bien qu'il puisse être accéléré par les prothèses actuelles qui

s'appliquent à en modifier et en contrôler toute performance, continue à être un facteur de

résistance incontournable;

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- il s'avère que le corps et le territoire sont, dans leur dimension matérielle, le domaine

privilégié d'expérimentation par les nouvelles technologies de leurs propres pratiques de

gouvernementalité;

- la caducité de la vie rend le corps de plus en plus réifié dans le cadre d'un processus de

remplacement rapide de ce qui devient obsolète;

- le temps de l'otium et remplacé par le temps de la consommation, du negotium;

- le besoin de soustraction et de changement doit être soumis à la logique du contrôle et de

l'homologation.

Les points indiqués ci-dessus forment un réseau de situations, stratégies et relations qui

s'appliquent à cantonner toujours davantage le corps et ses “excès” dans un horizon réglé dans le

détail par des impératifs qui s'expriment à tous les niveaux de l'existence. Mais, qu'est ce que l'on

entend par “excès” des corps?

L'excès, en ce cas, doit être entendu au sens de l'excéder, du franchir, du dépasser les limites

et les frontières fixées. La puissance du corps consiste dans sa capacité à se pencher vers ce qu'il

devient, c'est-à-dire à continuer à créer, actualiser ces virtuels qui permettent d'affirmer des

espaces différents de vie, et qui sont de véritables “territoires” de libération des dogmes et des

impératifs d'homologation. De telles puissances ont à voir avec la sensation, avec le désir et avec

les affects. Le Cri qui déchire les visages des peintures de Francis Bacon analysé par G. Deleuze

n'est rien d'autre que ceci: “Ce que Bacon exprime en disant : “peindre le cri plutôt que

l’horreur”. Si l’on pouvait l’exprimer dans un dilemme, on dirait : ou bien je peins l’horreur et je

ne peins pas le cri, puisque je figure l’horrible ; ou bien je peins le cri, et je ne peins pas l’horreur

visible, je peindrai de moins en moins l’horreur visible, puisque le cri est comme la capture ou la

détection d’une force invisible”.13

Si la vie, avec ses fissures et ses devenirs, représente l'incertain, ce risque doit être évité par

des pratiques de contrôle de plus en plus raffinées.

Il est important de souligner comment depuis que le contrôle des corps n'intervient plus dans

le cadre des structures totales, au contraire de l'aménagement territorial tout entier qui est appelé

à se charger de cette fonction.

Le broyage, la pulvérisation sont la règle à travers laquelle on tente de gérer la situation

actuelle, selon Z. Baumann: “Dans sa forme pure et non manipulée, la peur existentielle qui nous

rend anxieux et préoccupés est impossible à gouverner, à réprimer, et pour cela paralysante. Le

seul moyen de ne pas voir la terrible vérité est de réduire cette énorme, écrasante peur en des

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fragments plus petits et maniables, réduire la question cruciale de notre impuissance à une série

de petites tâches ‘pratiques’ que nous pouvons espérer savoir exécuter”.14

Les corps nous semblent donc “jetés-dans-le-monde” comme des éléments ou facteurs de

risque, comme une ressource obsolète, caduque et pourtant essentielle. La puissance des corps

finit ainsi par être en conflit avec les pratiques et les relations amorcées par les systèmes de

contrôle. Désirs, craintes entrent en conflit avec l'impératif optimiste de l'homme productif et de

la marchandisation qui caractérise tout aspect de son mode de vivre.

2. LA PUISSANCE DU FAUX

ET LES STRATEGIES DU CONSENTEMENT

Le collapsus de l'envie de faire des projets, dû à la perte de sens qui envahit l'existence

actuelle, qui nécessite pour s'exprimer des liens amicaux et un environnement, nous renvoie une

image du corps social de l'Occident tragiquement égarée; un égarement qui est dû aux

transformations de sa propre identité historique.

Il faut s'arrêter sur le déploiement de la charge destructrice et autodestructrice qui découle

d'un tel état des choses. L'engin qui, indifférent, continue à anéantir des corps, des relations, des

langages et des savoirs est un mécanisme autonome, une machine qui juge et qui fait

intentionnellement abstraction de l'élément charnel sur lequel son action s'exerce. Ce système

“machinique” tend à élaborer inexorablement un langage où chaque terme contribue à définir la

déresponsabilisation de l'individu au profit d'une entité, d'un pouvoir ultérieur auquel il faut obéir

aveuglement.

Cette divinisation du pouvoir, des pouvoirs, contribue à enclencher une abstraction

dangereuse, fondée sur un acte de foi plutôt que sur la structuration et sur la raison nécessaires à

un pacte d'institutions entre les hommes. Et pourtant, de tels mécanismes ne font que refléter

l'élément ancestral d'une humanité qui, se sentant exposée, fait de la peur une arme de terreur

aveugle. À cette puissance d'inertie, J. Baudrillard a consacré d'importantes réflexions qui

précisent que: “La puissance d'inertie des masses est littéralement insondable: aucun sondage ne

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la rendra visible, puisque les sondages sont faits pour l'effacer. Un silence qui renverse le

politique et le social dans l'hyperréalité que nous connaissons. Car, si le politique essaie de capter

les masses dans un espace d'écho et de simulation sociale (l'information, les médias), ce sont au

contraire les masses elles mêmes qui deviennent espace d'écho et de simulation gigantesque du

social. Il n'y a jamais eu de manipulation”.15

Ce mécanisme de simulation est expression d'un nihilisme dépourvu de Pietas et

d'humorisme, qui passe à travers les corps en en faisant des fragments du miroir mortuaire de

Narcisse; il n'a pas d'éthique, mais du jugement; il n'est pas capable de compassion, mais

d'asservissement; il n'a pas les mille facettes du multiple mais se veut unique et indissoluble.

Dans les simulacres d'identité qui caractérisent le quotidien, tout affect a été transmuté en

expérience de style. Le style de la douleur, celui de l'écoute et surtout celui de la parole. Derrière

eux, le vide absolu. Le principe du deuil.

Se soustraire à cette distribution des rôles reste possible. Non seulement les valeurs – ou

plutôt leur transmutation, comme le voulait Nietzsche – sont en question, mais aussi l'expression

et donc l'écriture des corps.

Un tel état de choses nous amène dans cet horizon parallèle et pourtant présent, ou plutôt co-

présent, dont eut l'intuition Ph.K. Dick. Dans cet univers, vivent les simulacres, sorte de résidus,

de déchets des subjectivités inexprimées. Ces déchets sont de véritables puissances douées d'une

sorte de penchant vampirique, prêt à faire irruption dans la vie de tous les jours, à la dévorer en

s'y substituant. Bob Arctor, le protagoniste de A scanner darkly, se déplace entre ces dimensions,

doué d'un mécanisme qui lui permet de modifier et de dissimuler sans arrêt son identité, jusqu'à

devenir lui-même incapable de la retrouver. Mais une telle perspective était caractéristique de

Dick, lui-même. Comme le dit E. Carrère, dans son intéressante analyse biographique de cet

auteur, longtemps considéré uniquement comme un écrivain de genre: “ À partir de ce moment, il

habitait le corps de l'homme qu'il avait cru être pendant quarante-cinq ans. Ce dernier n'avait pas

cédé complètement le pas mais, après quelques modifications, la cohabitation devint agréable. La

chose rappelait la conduite d'une voiture d'auto-école, munie de doubles commandes. Thomas

peaufinait l'éducation de Phil, lui enseignait le grec, les astuces d'un vétéran de la clandestinité

[…]. Parfois, (celui) qui jouait le rôle de Dick se trompait”.16

En ce sens, Dick anticipe sur notre temps, c'est-à-dire sur une dimension du vivre qui nous

contraint à fabriquer des masques et des simulacres qui risquent de nous remplacer pour ce qui

est de la possibilité virtuelle de “devenir autre”, de “s'exprimer autrement”.

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C'est donc l'écriture qui peut dire la vérité et se révéler salutaire. C'est à l'écriture comme

pratique, pour le dire avec G. Bataille, méthode de méditation 17, qu'il faut recourir quand la

ritualité du quotidien semble être arrivée à “dépotentier” la force du désir.

Cette écriture qu'Artaud indique comme tissée de chair et de sang est une force et une

possibilité ouverte; Quel chemin doit-on emprunter pour la rencontrer? Peut-être le parcours

nécessaire est-il celui qu'indiquent les aventures d'Alice.

Puissance du corps et puissance du territoire

Chez Lewis Carroll, tout commence par une horrible bataille. C'est la bataille du profond.

Dans le profond, tout est horrible, tout est non-sens. En effet, le titre prévu de Alice devait être

Les aventures souterraines de Alice.

Alice est aux prises avec les métamorphoses des choses et de leurs significations. Les gestes,

les lieux communs se transforment sous la pression de ses questions. Il n'existe pas de

significations unitaires, définies une fois pour toutes, parce que l'identité est infinie, c'est-à-dire

qu'elle contient en elle-même le principe du renversement de sens. Les évènements sont comme

des cristaux, ils croissent seulement sur les bords. La principale découverte d'Alice est que tout

arrive dans une sorte de zone de frontière.

La frontière, le seuil se présentent tels des personnages riches en signification. Alice, elle-

même, est un personnage de frontière, à chaque seuil, il y a un changement accueilli avec plus

d’humour que d’épouvante.

Dans De l'autre côté du miroir, Alice envisage le miroir comme une superficie pure,

continuité du dehors et du dedans, du dessus et du dessous.

Pour connaître les fronces, les riches plis de la surface, il faut lutter contre le remous de la

profondeur. Mais ces forces sont des “forces-écritures” qu'il faut absolument distinguer de

l'intention rhétorique de la parole. L'ambiguïté du dire dévitalise la force du concept. Le langage

qui vise à la séduction – et donc à l'assujettissement – plutôt qu'à la vérité est dévitalisé et

désincarné.

Alice n'arrive pas à contrôler les changements de son corps. Elle grandit, elle rapetisse, elle

oublie les choses qu'elle a apprises ou se les rappelle sous une forme toute autre. Dans ces

situations, Alice expérimente les différents états des affects. À chacune de ses modifications,

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correspond une expression différente de l'environnement. En transformant son corps, Alice

modifie les territoires qu'elle traverse et dans les deux cas, il s'agit d'une perturbation langagière.

En effet, comme le souligne A. Berque: “Parler, ce n'est pas moins; or, cela n'est pas pensable

dans le cadre du paradigme de la modernité, celui du topos ontologique 'personne individuelle:

corps individuel'; car celui-ci n'a, ou n'avait d'autre chôra qu'un absolu extra-mondain. Ce dont le

langage est le vecteur, le sens, privé de base, est donc renvoyé aux signifiants. Autrement dit, ce

n'est personne qui parle, et personne qui écoute”.18

C'est le mécanisme de la relecture et de la réécriture qui est donc introduit. Le souvenir est

relecture, les rêves sont relecture, nous-mêmes sommes la réécriture et relecture ininterrompue de

notre devenir. Ce n'est pas pour autant que l'on doit considérer les mécanismes de relecture

comme mensongers. Il s'agit plutôt de comprendre l'action de ces forces de transformation qui, en

modifiant les souvenirs et les rêves, indiquent le changement même, sa vérité. C'est pourquoi,

nous devons distinguer sans tarder la relecture, de la réinterprétation qui est, au contraire, la

discipline de l'homologation et de la vérité unique et dogmatique, toujours affirmée par les

serviteurs du Prince.

Accepter les modifications, ou plutôt, comprendre les forces actives des affects a quelque

chose de l'entreprise héroïque de l'éloignement dont Kafka aussi nous offre, dans ses récits, un

important témoignage.

Dans La métamorphose, Grégoire Samsa se réécrit comme animal, il porte à la surface ceux

de ses affects qui l'ont rendu ainsi, nous amène dans sa “tanière” dont les parois et les objets nous

apparaissent métamorphosés, tout comme son être; c'est le jugement du père, le dispositif qui

voudrait le rappeler au devoir d'une identité immuable, certifiée, définitive. L'unique possibilité

de fuir un tel empire s'active alors à travers l'écriture qui est appelée à dire la vérité de la

métamorphose. L'écriture devient ainsi l'expression de la surface corporelle et spatiale, où les

choses arrivent en nette opposition avec la constitution déraisonnable du masque identitaire. En

ce sens, le monde-écriture de Kafka apparaît extraordinairement proche de celui d'Alice.

La tanière est un lieu assiégé, une ville-forteresse, fait un tout avec l'animal qui y cherche

protection, un redoublement illusoire de la peau, un épaississement de la cuirasse. Kafka souligne

l'éloignement, la fuite vers l'animal qui, au contraire, s'avère être un piège: ainsi les villes-

forteresses alimentées par le moteur des peurs actuelles se transforment en un cauchemar

introjecté, bunkers édifiés pour le triomphe de la paranoïa élevée au rang de régulateur social.

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À ce propos, il est utile de rappeler les récentes analyses de l'ingénieur-urbaniste E.

Scandurra qui relève comment: “Dans ces villes, les habitants sont remplacés par des figures

abstraites aux noms aussi fantasmagoriques que customers qui signifie clients et utilisateurs des

produits-services fournis par la ville; stock-holders qui signifie propriétaires de terrains, édifices,

infrastructures, managers, policy-makers, etc.…”.19

Les hommes-marchandise habitent des villes-marché, le negotium tend à définir

l'unidimensionnalité des nouveaux “projets urbains” en négligeant et marginalisant tous ces

espaces et ces existences qui continuent, avec des pratiques différentes, à résister et à se

soustraire à l'empire de l'homologation. Donc revenir à la figure d'Alice signifie reconsidérer les

possibilités d'un projet qui serait capable de saisir les langages performants qui traversent les

corps et les environnements. M. Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception, revient

de plusieurs façons sur ce passage qui concerne la dépersonnalisation qui permet de saisir l'effet

sensoriel comme “Ma perception totale n’est pas faite de ces perceptions analytiques, mais elle

peut toujours se dissoudre en elles, et mon corps, qui assure par mes habitus mon insertion dans

le monde humain, ne le fait justement qu’en me projetant d’abord dans un monde naturel qui

transparaît toujours sous l’autre, comme la toile sous le tableau, et lui donne un air de

fragilité”. 20 À ce propos M. Carbone souligne comment “Dans cette perspective, le pouvoir

originaire de symbolisation du corps, déjà mis en lumière dans la Phénoménologie de la

perception et confirmé dans les écrits de cette période, se révèle par conséquent, à présent,

comme pouvoir originaire de différenciation”. 21

Mais, dans le contexte que nous sommes en train d'examiner, l'élément le plus important

concerne l'innocente amoralité d'Alice qui réalise le langage de vérité auquel elle ne sait pas

renoncer même pas quand dire la vérité l'expose à d'horribles incompréhensions. Le jeu des

opposés se présente simultanément et en superficie dans les mots d'Alice puisque, comme le

suggère G. Deleuze : “Alice ne peut plus s’enfoncer, elle dégage son double incorporel. C’est en

suivant la frontière, en longeant la surface, qu’on passe des corps à l’incorporel. Paul Valery eut

un mot profond “ le plus profond, c’est la peau”.22

Alice veut dire la vérité même quand il lui conviendrait d'utiliser les astuces du “mensonge

blanc”. C'est bien là l'humour qui fait surgir dans le langage la vérité, en éliminant toute

prudence. L'humorisme a représenté depuis l'antiquité, surtout à partir de les Stoïciens, un

élément inquiétant, considéré avec suspicion par le langage officiel ou par le langage codé. Ainsi,

pour Deleuze: “L'humour est cet art de la surface, contre la vieille ironie, art des profondeurs ou

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des hauteurs. Les Sophistes et les Cyniques avaient déjà fait de l'humour une arme philosophique

contre l'ironie socratique, mais avec les stoïciens, l'humour trouve sa dialectique, son principe

dialectique et son lieu naturel, son pur concept philosophique”.23

C'est l'humorisme qui démontre avec légèreté, avec l'évidence de la surface que “le roi est

nu”.

Le langage dogmatique, visant à perpétuer la malédiction de la tragédie, ne peut pas tolérer

la vérité moqueuse de l'humorisme. Le lieu de la tragédie est celui où persévère la domination

déclinante des mères, ces mêmes mères que Goethe avait cantonnées – et ce n'est pas un hasard –

au lieu le plus caché des Enfers. Elles ne se résignent pas, elles désirent que leur pouvoir – qui se

nourrit du chaos et de l'indifférencié – demeure, sans quoi il déferlera sur les corps comme une

malédiction et cette malédiction semblera au plus grand nombre un destin. Dans les cultures qui,

parties de l'Orient, atteignirent la Méditerranée, cet écho persiste. L'environnement méditerranéen

a banni hors des remparts le vagabondage qui expérimente le doute. La rhétorique de

l'appartenance et de l'identité défend le règne violent des mères archaïques, Athéna, édificatrice

de villes, a porté ses pas ailleurs, loin de l'enclos des Erinyes. 24 Et, si la tragédie nous montre

l'opposition entre la domination de la polis et celle du nomadisme, nous devons maintenant

rechercher les plis de ce conflit dans les territoires urbains qui, par leur complexité, ressemblent

au monde des surfaces à travers lesquelles passe Alice. Alice est la fillette d’Athéna qui lutte

contre les profondeurs, qui veut tout exprimer en surface. Mais que signifie cette lutte contre

l'Abîme? Il s'agit de la lutte visant à démasquer les mensonges de l'Absolu. Alice entend faire

coïncider vie et langage et pour cela, elle est destinée à être malentendue. La vérité d'Alice est

l'ambiguïté de l'Absolu. “I prefer not to”, comme l'indique Bartleby, le copiste de Melville25, doit

alors résonner non comme un simple refus, mais une prise de position radicale qui revendique

l'expression de la vie. Expression qui ne doit pas être confondue avec la linéarité ou avec la

simplicité.

De nos jours, l'ambiguïté semble être devenue la pensée dominante, les belles âmes qui sont

toujours au bon endroit, au bon moment, ont le visage impassible, inexpressif, immuable des

automates, seulement capables de détourner toute puissance créative vers la rhétorique. Pour cette

raison, Artaud, en proposant Le Théâtre de la cruauté soutenait qu'il fallait faire de l'art en

pensant/agissant avant tout avec un mouvement “contre soi-même”, contre l'évidence du lieu

commun, en réalisant ainsi “Un théâtre qui provoque des transes comme les danses des Derviches

et des Aissaua, et qui s'adresse à l'organisme avec des instruments précis, les mêmes que ceux qui

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sont appliqués par les musiques thérapeutiques de certaines tribus que nous admirons sur disques

mais que nous sommes incapables de créer entre nous”.26

C'est le simulacre de puissance des automates, leur “n'être jamais responsables de rien” parce

qu'ils sont des engrenages de grandes machines bureaucratiques qui rend les langages et les mots

sales, comme le soulignait Deleuze. Si le langage possède une disposition artistique dans le mode

révélé par Alice, cette disposition existe dans la capacité d'exprimer la vie, de l'arracher aux

mailles de l'hypocrisie, capable de s'absoudre seulement dans les rites de la confession.

3. PRATIQUES D'ACCELERATION ET PROCESSUS DE DEMATERIALISATION

La sensation de “se perdre”, dans un paysage complètement humanisé, dans le règne de la

troisième nature, est devenu presque impossible.

Nous traversons des lieux, nous rencontrons des personnes, nous habitons dans le rituel, dans

la demande d'identique, dans le besoin spasmodique du pareil qui a la tâche de nous rassurer.

Dans les espaces de la fracture on craint de s'égarer. La rupture, un changement soudain dans

la répétition du quotidien, fonctionne comme un évènement désarticulant: l'évènement qui nous

permet de modifier notre langage en l'émancipant du discours vide de la consolation.

L'expression de la dimension architecturale moderne qui concerne les corps et les territoires

consiste à se dessiner comme horizon de la dématérialisation. L'ère cybernétique configure, dans

les réflexions de P. Virilio, l'effacement de l'expérience matérielle: “Déjà substantiellement

dégradée par la production matérielle de substances (atmosphère, hydrosphère, lithosphère…),

notre planète est dégradée plus discrètement par la pollution immatérielle des distances (ces

dernières, dromosphériques) qui nous amènent à nous émanciper du 'sol de référence' de

l'expérience sensible de la géographie – grâce, comme chacun le sait, à l'acquisition d'une vitesse

dite de 'libération' – mais qui nous contraignent aussi à perdre les références, les contacts avec les

surfaces de la matière, afin d'inscrire notre action 'interactive' dans le hors champ d'un espace

sans gravité, pour télé-agir instantanément dans la trajectoire cybernétique d'une deuxième

réalité.27

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L'expérience qui, mieux que toute autre, peut exprimer la perception d'une progressive

déréalisation du rapport avec le quotidien se vérifie justement dans le domaine des parcours

urbains que nous accomplissons comme des automates, indifférents au paysage. Le paysage

urbain, de cette façon, se soustrait et l'œil capteur est appelé ainsi à se charger de rendre visible

un nouveau plan, celui qui appartient précisément à l'horizon virtuel. Dans ce paysage dupliqué et

avec une infinité de variantes, se développe l'esthétique étincelante des “non lieux” si

soigneusement analysés par M. Augé,28 qui alternent avec des espaces de décharges et de

dégradation.

J.G. Ballard, extraordinaire narrateur de villes-forteresses qui ont inspiré, et ce n'est pas un

hasard, autant de filmographies contemporaines, décrit ainsi, dans un de ses premiers romans,

l'artificialisation du paysage et la naissance des “non-lieux” : “Les enseignes des boutiques

proliféraient de partout comme une vorace flore métallique, non taillée et irrégulière. L'aspect

rude des rues en asphalte et en ciment, en comparaison avec les sentiers dallés, pleins de fleurs,

des Cités Jardins, la technologie élémentaire des câbles de force motrice et des puits d'aération

reflétait toute la puissance anarchique d'une société proto-industrielle plus proche des massifs

ponts en porte-à-faux et des machines à vapeur de l'époque victorienne que de l'image du 20ème

siècle qu'il s'était faite”.29

Le devenir urbain

Pour toutes les raisons indiquées ci-dessus, le devenir urbain qui constitue aussi la toile de

fond d'une bonne partie de la production artistique contemporaine nous apparaît comme un tissu

dense, toujours plus difficile à ramener à la lecture cartographique. En effet, le milieu

métropolitain se propose comme protéiforme et donc quelque chose en lui disparaît toujours dans

l'ombre si l'on se confie à une lecture purement cartographiante. Dans l'urbain, la métamorphose

est comme un processus infini qui entraîne de petits et de grands changements, de véritables

effacements, des distorsions de parcours longtemps considérés usuels. Ces métamorphoses

échappent à la représentation cartographique, en effet, déjà dans les études réalisées par H.

Lefebvre, la conflictualité entre espace et pouvoir est soulignée dans toute sa violence: “La

pratique spatiale ne détermine pas, mais règle la vie. L'espace n'a 'en soi' aucun pouvoir, et les

contradictions de l'espace ne sont pas déterminées par lui: ce sont des contradictions de la société

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(entre plusieurs éléments de la société, par exemple entre les forces productives et les rapports de

production) portées en plein jour dans l'espace, au niveau de l'espace, qui génèrent à leur tour des

contradictions de l'espace”.30

Toutefois, aujourd'hui, la dimension territoriale apparaît traversée par des contradictions

différentes et de nouvelles expressions. Encore une fois, le travail de G. Deleuze et F. Guattari

s'avère précieux, travail dont nous pouvons retirer quelques indications utiles, au sujet de la

différence entre la représentation cartographique et le rôle du calque. “Tout autre est le rhizome,

carte et non pas calque. Faire la carte et pas le calque. L'orchidée ne reproduit pas le calque de la

guêpe, elle fait carte avec la guêpe au sein d'un rhizome. Si la carte s'oppose au calque, c'est

qu'elle est toute entière tournée vers une expérimentation en prise sur le réel. La carte ne

reproduit pas un inconscient fermé sur lui-même, elle le construit”.31

L'élément créatif de la carte appartient au plan du présent, du devenir et donc du projet. Le

trajet est donc encore possible, demeure comme un “rayage” parmi les nombreuses modalités

d'explorer le territoire. À côté des parcours préconfectionnés, des mouvements distraits, des rites

de passage et de consommation, le trajet reste une condition à l'intérieur de laquelle demeure un

besoin d'invention et d'exploration.

Dans un certain sens, nous sommes la carte, une sorte de “géographie de l'expression” 32 qui

nous permet de saisir notre coappartenance avec le monde environnant. Là où le territoire se

transforme, se modifient aussi les instances subjectives, la métamorphose apparaît ainsi un

processus environnemental avant d'être individuel.

Nous sommes donc, toujours plus, des voyageurs d'espaces urbains. Nous marchons,

accélérant ou ralentissant le pas selon les quartiers et les heures de la journée; les rythmes des

villes sont en effet différents et inséparables des lieux. Or, l'œil-capteur qu'on voudrait comme

l'élément principal de nos voyages-exploration n'est pas en mesure de remplir sa propre fonction.

Notre “connaissance de la ville” se produit selon une modalité multiple, archaïque et très

moderne à la fois. Nous donnons pour acquis une fois pour toutes le territoire que nous habitons,

que nous sentons comme habituel, sauf, ensuite, à nous égarer en lui comme ravis par un vertige

qui modifie notre regard et le vivifie. Un fragment, un détail quelconque bouleverse la lecture

d'ensemble, l'environnement familier devient étranger, et voilà l'instant suspendu qui soudain

photographie la métamorphose qui a radicalement changé notre horizon.

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Pour être plus précis, il est nécessaire d'éclaircir comme la transmutation d'un territoire

appartient à notre “voyager” quotidien, à l'“être dans la rue” qui constitue le côté sombre, souvent

non raconté, de l'autre “voir-le-paysage” qui concerne, au contraire, l'horizon videomontré.

Mais c'est justement dans cette tension qui est en même temps une tentative de projet et

d'exploration qu'il faut remettre en question les techniques de pouvoir, lesquelles, dans les

analyses récentes de M. Castells, semblent persister et être aussi en crise. Pour éclaircir de quelle

forme de pouvoir on est en train de parler ici, rappelons quelques-uns de ses concepts: “Le

nouveau pouvoir est dans les codes d'information et dans les images de représentation autour

desquels les sociétés organisent leurs propres institutions et les personnes bâtissent leurs propres

vies et déterminent leurs comportements. Les lieux de ce pouvoir sont les esprits des personnes.

C'est la raison pour laquelle le pouvoir dans l'Age de l'information est en même temps

identifiable et diffus”.33

À ces pouvoirs s'opposent des processus de subjectivation qui, même s'ils ne semblent

produire pour le moment aucune alternative utopique, arrivent très concrètement à réaliser dans

ce même réseau des moments et des évènements de crise qui mettent en question le système-

environnement tout entier à l'époque de l'informatisation et de l'homologation diffuses.

Si se perdre et se retrouver est encore possible, cela ne peut se produire qu'en relation avec

un écart, une transformation expressive de tout ce qui nous entoure et qu'il est pour cela possible

de saisir en accentuant une sensibilité qui appartient à l'autre voir, un voir qui est avant tout un

sentir, encore mieux, un sentir charnel, en conflit avec toute tentative de dématérialisation.

Zones d'“indiscernabilité”

Le corps et le territoire partagent la condition de cette zone d'indiscernabilité, rappelée

plusieurs fois par G. Deleuze, qui dessine l'espace entre l'homme et l'animal, entre le naturel et

l'artificiel.

Les zones d'indiscernabilité se présentent pour cela comme de véritables seuils de

transformation, c'est-à-dire, pour rappeler l'approche anthropophilosophique de U. Fadini “ce

complexe des transformations sensorielles et cognitives que les corps (et les esprits) sont en

mesure de produire pour eux-mêmes, à travers une expérimentation du contexte ‘biopolitique’ qui

permet la génération ('de nouveau être') et donc l'innovation du monde de la vie”.34

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Le sens d'une telle innovation ne doit pas tellement, ni seulement, être recherché dans le

“nouveau” à tout prix, mais plutôt dans les espaces liminaux où des héritages passés croisent des

évènements futurs. Autrement dit, le “corps propre” – qui est une formation sociale comme

l'explique D. Le Breton – devient un tissu où l'on teste les mutations socio-antropologiques que

nous sommes en train de considérer. Toutefois le corps matériel, pour autant qu'il puisse être

isolé ou nié, persiste dans le quotidien et souffre la dégradation dans laquelle la logique du

marketing veut le voir relégué. Et c'est pourtant dans ces contextes que continue à se produire le

devenir de la vie tout comme celui du territoire, surtout dans la configuration de la transformation

urbaine actuelle.

F. Lloyd Wright, qui avait tenté de résister aux transformations urbaines en cours en

proposant l'improbable institution d'une ville à l'intérieur de laquelle puissent s'harmoniser sans

risque des objectifs architecturaux et sociaux est le témoignage de la faillite d'une sorte de

reproposition neo-humaniste face au développement, de plus en plus chaotique, du territoire dans

le Moderne. Dans The living city, texte rédigé en plein climat de guerre froide, il percevait déjà

les risques d'une production de l'espace urbain qui convenait uniquement au développement du

capitalisme et à la logique économico-militaire qui aurait balayé toute relation de libre

citoyenneté. La veine utopique qui pousse l'auteur à postuler l'invention du monde de Usonie

n'est pas seulement une récupération de la littérature utopiste mais aussi la tentative de récupérer

la tradition américaine d'auteurs comme Emerson et Thoreau. Leur exercice de liberté en contre

tendance de leur temps ne se concrétisait pas tellement et pas seulement en un nostalgique retour

à la nature mais plutôt en une réappropriation des fonctions de vie quotidienne déliées de la

prédominance du commerce et de la technique. De telles tentatives doivent être insérées dans

cette veine pionnière qui a nourri, dans nombre d'ouvrages de littérature et d'art américains, la

créativité et la mystique du naturel.

Ainsi, pour en revenir aux propos de Lloyd Wright, “dans la libre ville, dans l'aspect usonien

de la campagne, vous trouvez une humanité qui cherche une simplicité organique comme

caractère approprié en tout : les travailleurs eux-mêmes apprennent à voir que cette simplicité

organique est en réalité l'aspect positif du Principe et pas moins aujourd'hui, dans cette époque

mécanique qui est la nôtre, que cela ne le fut jamais dans les temps anciens. Plutôt plus, au

contraire. Oui, elle est d'autant plus nécessaire à la vie, ce sont les architectes eux-mêmes,

amoureux de la poésie de l'existence qui sont les seuls à pouvoir nous le dire”. 35

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La mise en évidence du caractère organique doit être entendue comme la tentative de

résistance à la soustraction non seulement de l'espace mais des expressions mêmes de vie et des

corps qui se verraient sinon réduits au statut d'organismes, dans les paroles de Deleuze, en effet

“Ce sont les organismes qui meurent, pas la vie. Il n’y a pas d’œuvre qui n’indique une issue à la

vie, qui ne trace un chemin entre les pavés. Tout ce que j’ai écrit était vitaliste, du moins je

l’espère, et constituait une théorie des signes et de l’événement”. 36

Résister aux processus de dématérialisation requiert la capacité de se ramener du côté de la

vie, des intensités et des projets et c'est une tâche de type géo-philosophique qui, comme le

soutient Th. Paquot, ne craint pas la comparaison avec l'élan utopique. “L'utopie, pour se décrire,

se raconter, et a fortiori se construire, doit se libérer d'une histoire prédestinée et revendiquer, non

seulement le libre arbitre, mais la liberté d’agir et, par conséquent, celle de penser et de se

penser”. 37

L'action nécessaire est celle qui affirme une liberté sans arrêt mise en question parce que

mise en danger par les techniques de gouvernement et de contrôle. Réaffirmer le besoin de liberté

expressive que ce soit du caractère des corps ou du territoire signifie combattre l'humiliation à

laquelle ces derniers sont soumis. Nous parlons d'une humiliation du devenir, du devenir vieux,

enfants, femmes; devenir villes moléculaires, diffuses, parcourues par de nouveaux langages, des

espaces migrants.

4. CORPS ET BESOINS DANS LES SYSTEMES

DE CONTRÔLE ACTUELS

Il existe une puissance irréductible des corps qui consiste dans leur capacité à être des

figures du désir et donc capables de projet. Même dans les situations les plus adverses ils créent

des modalités d'existence qui mettent inévitablement en question les systèmes de contrôle. Le

terme même de contrôle doit être cependant entendu dans un sens moins démagogique que dans

les lectures qu'on en fait couramment. Par contrôle, nous ne voulons pas entendre ici l'exercice

d'un démiurge dont tout dépend, mais plutôt cet ensemble de technologies, de pratiques et de

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langages qui tendent à exercer de manière plus ou moins fluide leur propre pouvoir

d'assujettissement à une idéologie monolithique, universaliste et technocratique du monde. En se

servant de la terminologie de M. Foucault, nous pouvons ainsi parler d'un exercice accompli de la

bio-politique, capable de se prévaloir d'un vaste ensemble d'instruments médiatiques,

technologiques de persuasion et de répression en vue de l'unique objectif du gouvernement,

infiltrant corps et territoires. Selon E. Balibar: “Un pouvoir qui s'organise lui-même comme

contre-violence préventive (même quand il s'agit d'un pouvoir insurrectionnel, révolutionnaire) a

incontestablement besoin de certaines connaissances sur la violence: typologies juridiques,

explications et scénarios psychologiques, statistiques sur son augmentation ou sur sa baisse, etc…

Sans cela, il n'y aurait ni police, ni politique”.38

Un corollaire à la violence préventive est représenté par tout le système de la “mise en

scène” des techniques d'intimidation et de dissuasion qui sont appelées à se mesurer sur le terrain

des pratiques de soustraction. Ces pratiques sont des champs de bataille qui indiquent que

s'affirment des environnements, des géographies au sens où l'entend G. Debord. Dans ces espaces

se produisent des processus qui cherchent à se soustraire aux “appareils de capture” analysés par

G. Deleuze et F. Guattari: “Dans ce sens, ce que nous appelons “propositions indécidables”, ce

n'est pas l'incertitude des conséquences qui fait nécessairement part de tout système. C'est, par

contre, la coexistence ou l'impossibilité de séparer ce que le système conjugue et ce qui ne cesse

de lui échapper, le long de lignes de fuite, elles aussi susceptibles d'être connectées. L'indécidable

est par excellence le germe et le lieu des décisions révolutionnaires”. 39

Cette capacité à exprimer des désirs, des lignes de fuite et à créer des environnements est

étroitement liée à la nature charnelle des corps et aux relations que celle-ci tresse avec le

territoire.

En effet, le corps et le territoire partagent certaines conditions de base: le facteur artificiel, la

dimension relationnelle, l'être en devenir.

Comme l'indiquait déjà C. Schmitt en se référant au caractère “tellurico-terrestre du

partisan”,40 le lien technologies-territoire-corps est celui qui nous permet de saisir les

mouvements contradictoires de la transformation en cours, dans laquelle les media aussi sont

impliqués en tant qu'acteurs.

L'artificialisation présuppose un plan de dilatation aussi bien corporel que territorial qui

puisse supporter, comme en témoigne une importante production littéraire qui va de Th. Pynchon

à J.G. Ballard, des dysfonctionnements pathologiques dus à une transformation, d'une portée et

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d'une radicalité sans précédent. Comme la justement observé U. Fadini : “La géographie

ballardienne n'est pas simplement descriptrice dans la mesure où s'y frayent un chemin, les

attentes, les besoins, les manières de ressentir qui indiquent les modifications territoriales, en

influençant la conception même des projets, l'expérimentation effective du ‘possible’

métropolitain”.41

Dans ces nouvelles manières de ressentir et de créer des relations intervient, à cause de

l'augmentation de la précarisation des structures sociales traditionnelles, l'utilisation marchande

des affects. Placer le système des affects sous le signe d'une économie de valeur nous permet de

saisir ce que nous pourrions appeler le néo-tribalisme de l'ère post-industrielle Le sentiment

diffus d'insécurité contraint les individus à développer des techniques de survie étroitement

intriquées à la logique de valeur d'échange. La capacité de se dépenser devient ainsi indice de la

capacité d' assurer une circulation de disponibilités, de réassurances et d'attentions qui s'avèrent

particulièrement précieuses pour les sujets les plus faibles et sans défenses. Et cela, pour le dire

avec J.L. Nancy, parce que “Le monde de la technique, voir le monde ‘technicisé’, n’est pas la

nature livrée au viol et au pillage– bien que barbarie et folie s’y déchaînent, en effet, autant que

rationalité et culture, à la mesure de l’ampleur que prend le geste technique lui même”. 42

Le devenir doit alors être pris comme expression de l'immanence. Le plan d'immanence est

un plan dans lequel s'explicite un advenir, une possibilité qui est multiple et qui dispose de

diverses figures. Et pourtant, c'est précisément dans cette multiplication de figures, de “virtuels”

que se produit la rupture de ce système de segmentation et de catalogage qui voudrait réduire le

territoire à un instrument de ségrégation garant de toute inégalité. Mais, comme le suggérait F.

Guattari, l'on peut opposer à cette vitrification oppressive de l'existence la mise en œuvre de

l'inconscient machinique qui “nous fait passer à travers des niveaux d'intensité qui constituent ces

devenirs, nous fait accéder à des univers transformationnels, précisément là où tout semble

stratifié et définitivement cristallisé”.43 C'est par ces nombreux devenirs que nous repérerons un

horizon de guerre, dans lequel l'univers contaminé et rhizomatique de la vie contrecarre les

identités tautologiques crées par le système de la communication multi médiatique.

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L'invention de l'identité

Le rapport entre le corps et la chair exprime en premier lieu le dur travail du processus

identitaire qui se définit comme un mouvement disciplinaire. Les pratiques activées sont ainsi en

relation avec les temps et les lieux où elles s'exercent et n'ont rien à voir avec une loi universelle

mais plutôt avec les exigences de disposition et d'organisation d'un tissu social spécifique.

Dans la phase actuelle, il est important de réfléchir à la spécificité du mécanisme de

complication en relation avec le processus de définition du corps, des normes et des règles qui s'y

réfèrent. Un tel mécanisme semble aujourd'hui s'autonomiser des systèmes de valeur traditionnels

et devenir autoréférentiel au fur et à mesure qu'il se sépare des processus matériels en cours. La

production d'identité est un mécanisme qui, avec le Moderne, est devenu obsessionnel et peut

nous aider à comprendre les raisons de ces procédures. Au moi faible et vacillant de notre temps

correspond la mise en œuvre de tous ces masques et écritures qui ont la tâche d'en signifier le

sens d'effritement. De telles écritures ne peuvent qu'être corporelles et territoriales.

La nouveauté la plus remarquable se vérifie dans la façon dont, dans un même processus de

subjectivation et de création de soi, les identités se relaient rendant ainsi précaire toute tentative

d'enracinement durable. Rôles et identités doivent eux aussi réussir à être en syntonie avec ce

mécanisme de flexibilisation qui caractérise notre temps.

Dans La volonté de savoir, M. Foucault consacrait sa recherche à tous ces principes de

régulation, et à la sexualité en premier lieu, qui tendent à discipliner la vie à travers la norme.44

Mais, la production de subjectivité parait être allée bien au-delà de ces frontières de la bio-

politique, en parvenant à forger, dés l'enfance et pour tout aspect de notre existence, des masques

qui assurent la reconnaissance sociale. Et ce n'est pas tout: le fait d'être reconnu permet d'activer

aussi la reconnaissance de soi-même. Or, une telle pratique ne peut que nous faire penser à cette

performance permanente qu'est devenue la vie quotidienne, et qui permet aussi de comprendre,

médicaliser ou subsumer tous ces comportements déviants qui, s'ils n'étaient pas convenablement

régulés, représenteraient de véritables bombes à retardement.

Mais, encore une fois, il est bon de revenir sur la question de la production des identités

plutôt que d'en rechercher une origine. En effet, une approche de type historique risquerait de

liquider le problème en le congelant dans le énième aménagement catégoriel. Il est donc

préférable de se placer d'un point de vue généalogique et de s'arrêter sur les raisons et la nature de

cette production. M. Foucault lui-même, en rappelant l'enseignement de l’Alcibiade, remarquait

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comment : “le souci de soi n’est pas lié à l’acquisition d’un statut particulier à l’intérieur de la

société. Il s’agit de l’être tout entier du sujet qui doit, tout au long de son existence, se soucier de

soi, et de soi tant que tel. Bref, on arrive à cette notion qui vient donner un contenu nouveau au

vieil impératif ‘se soucier de soi’, […]Il s’agit réellement d’un déplacement, d’un certain

déplacement – sur la nature duquel il va falloir s’interroger _– du sujet par rapport à lui-même. Il

doit, lui, le sujet, aller vers quelque chose qui est lui-même”.45 En ce sens, il est possible de

penser à la production d'identité comme à une procédure qui tend à la sauvegarde d'un corps

social où les identités d'appartenance ont été profondément entamées et qui, de façon

bureaucratique, tend à postuler une nouvelle configuration des sujets, le plus possible compatible

avec la gestion bureaucratique de la vie. Nous entendons par gestion bureaucratique de la vie

cette persistance de formes traditionnelles de l'administration des pouvoirs qui, bien que de façon

souvent contradictoire, se conjugue avec les formes les plus actuelles de persuasion et de

domination, surtout informationnelles et médiatiques. La médiatisation de la bureaucratie exerce

son pouvoir en s'adressant aux pensées et aux esprits du citoyen-spectateur, en lui soustrayant, en

outre, fonctionnalité et accessibilité concrètes. En définitive, la gestion bureaucratique actuelle

est une version encore plus despotique, parce que matériellement imperceptible, du Château de

Kafka, une dimension où le pouvoir, dématérialisé, est en mesure d'exercer sa propre force en

lien avec les modifications des conditions socio-économiques de la société post-industrielle.

Et pourtant, la complication est l'issue des transformations des appareils bureaucratiques et

contribue de façon substantielle à souligner cet effet de déréalisation, typique des sociétés post-

industrielles.

C'est ainsi que la prolifération des normes, souvent contradictoires et incongrues, participe à

la formation d'habitus mentaux subjugués par le pouvoir relationnel de la norme plutôt que par sa

nécessité concrète. Il s'agit de reproposer cette dimension relationnelle des pouvoirs à laquelle M.

Foucault a consacré une grande partie de ses analyses: “Il me faudra ensuite faire l’histoire de ce

qui s’est passé au 20ème siècle, montrer comment, à travers une série d’offensives et de contro-

offensives, d’effets et de contre-effets, on a pu arriver à l’état actuel très complexe des forces et

au profil contemporain de la bataille. La cohérence ne résulte pas de la mise au jour d’un projet,

mais de la logique des stratégies qui s’opposent les unes aux autres. C’est dans l’étude des

mécanismes de pouvoir qui ont investi les corps, les gestes, les comportements qu’il faut édifier

l’archéologie des sciences humaines”.46

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Disciplinement des corps

En tout cas, les pratiques disciplinaires des corps à l'intérieur de ces structures relationnelles

met en lumière quelques caractéristiques assez répandues: en premier lieu, la perception que les

humeurs, les inclinaisons et les désirs de la chair constituent un “risque” qui doit être dés le début

corrigé, dirigé et canalisé en fonction de normes tendant à garantir les liens de reconnaissance et

d'appartenance. Il faut anticiper, dés maintenant, que tout cela peut se passer de façon plus ou

moins conforme à l'intérieur de ces contextes, connus comme communautés, qui apparaissent en

phase de complète désagrégation. Ce n'est pas par hasard que l'évocation de la communauté

comme lieu d'utopie plus ou moins heureuse provient de filons de pensée différents qui toutefois

détournent le regard de la nature diverse des processus actuels en œuvre où peut-être les liens

d'amitié et de solidarité peuvent s'exprimer différemment. Par contre, Z. Baumann relève

comment: “Dans les ghettos contemporains il n'est possible que se crée aucun 'coussinet collectif'

pour la simple raison que l'expérience du ghetto dissout tout sens de solidarité et détruit la

confiance réciproque bien avant que toutes deux puissent avoir la minime chance de se

développer. Le ghetto n'est pas une maison dense en sentiments communautaires. Au contraire, il

est un laboratoire de désintégration sociale, atomisation et anomie”.47

L'évocation du lien communautaire, loin de produire solidarité et développement du

multiple, penche en direction des normes et des disciplines qui le garantissent.

Discipliner les corps signifie donc activer des langages et des stratégies différentes, tendant

dans leur ensemble à configurer des modèles plausibles dans le cadre de sociétés de plus en plus

complexes.

À propos des transformations du pouvoir global, G. Deleuze, dans une rencontre avec M.

Foucault du 4 mars 1972 notait déjà comment: “Face à cette politique globale du pouvoir, on fait

des ripostes locales, des contre-feux, des défenses actives et parfois préventives. Nous n'avons

pas à totaliser ce qui ne se totalise que du côté du pouvoir, et que nous ne pourrions totaliser de

notre côté qu'en restaurant des formes représentatives de centralisme et de hiérarchie”.48 Donc,

pour contraster l'emprise totalisante du pouvoir, il faut inventer des espaces autres, et des corps

qui résistent dans leur capacité à se transformer. En outre, dorénavant, justement parce que les

figures les plus traditionnelles de l'aménagement social et disciplinaire sont en crise, les

productions de nouvelle appartenance dont le but consiste à garantir un glissement vers les

exigences nouvelles du capitalisme apparaissent d'autant plus fortes.

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À cet égard, il est bon d'observer comme la transition du travail en usine au travail flexible,

concernant le plus souvent le nouveau prolétariat des services, a élaboré la mythologie

démagogique “du libre travailleur dans le libre marché” en occultant évidemment un point

fondamental : l'offre de ces nouveaux sujets se fonde sur l'échange inégal de l'accès, accès aux

services, à la santé, à la formation et à la protection de base.

Le chantage des nouvelles formes de travail se fonde sur la diffusion du sentiment

d'incertitude, non seulement par rapport au futur, mais aussi et surtout au présent. Par de

nombreux aspects, la prolétarisation de ces nouvelles figures de travailleurs rappelle les tout

débuts du développement des sociétés industrielles, mais avec la variante substantielle d'un

exercice du pouvoir disciplinaire dirigé vers l'atomisation et l'asservissement total du temps de

vie de ces sujets.

Pour cette raison, les identités fictives sont appelées à assumer un rôle de disciplinement et

de garantie face à un système monde de plus en plus complexe et accéléré dans ses

transformations. Le principe qui règle en effet un tel mécanisme ne peut qu'être celui de la

corruption. “En d'autres termes: l'apparence du pouvoir (légalité, légitimité…) a besoin de la

matérialité de la corruption, de sa trame d'illégalismes. La positivité de la corruption (au niveau

'charnel' et à celui du fonctionnement de l'administration) consiste dans sa 'capitalisation', en tant

qu'occasion où émergent des pratiques de restructuration de plus en plus amples du soi-disant

pouvoir constitué”. 49

C'est justement la complexité, entendue ici comme expression du multiple à l'intérieur

duquel se réalisent des poussées différentes, le premier terrain de difficulté que les stratégies de

gouvernement et de contrôle des corps rencontrent. Figures et sollicitations différentes entre elles

activent toute une série de contradictions et d'incongruences que les techniques disciplinaires ne

peuvent admettre. Autrement dit, la construction de l'identité entre continuellement en

contradiction avec le plan charnel, avec toutes ces zones d'indiscernabilité, évoquées ci-dessus,

qui mettent en crise toute tentative de produire une subjectivité monolithique et imperméable au

séisme des besoins et des désirs.

En d'autres termes, il s'agit de commencer à chercher à pénétrer le plan des langages comme

facteur constitutif des champs normatifs. Loin de toute abstraction, le langage, tout langage

disciplinaire garde ses propres codes qui mettent en œuvre toute leur effectivité et leur

productivité. Nous pourrions ainsi considérer les langages et leur devenir comme des capteurs des

stratégies de pouvoir en œuvre. Les langages explorés en un tel sens sont des expressions de

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vérités qui, pour distordus, camouflés ou altérés qu'ils soient, finissent ensuite par révéler leur

propre nature dans les effets mêmes qui en découlent.

La réalité des langages n'est pas tant le fait de cacher que la puissance de l'impact qu'ils

produisent sur les corps et sur les processus de subjectivation. Autrement dit, les corps, et donc

non seulement le corps humain, possèdent différentes modalités expressives, langages multiples

qui demandent et réalisent différentes interactions. Cette multiplicité des langages est souvent

mise en marge par le prévaloir d'une langue dominante ou par des expressions communément

codifiées, mais ce catalogage n'est rien d'autre que la tentative de cacher la puissance des corps et

la créativité qui trouve justement dans le langage multiple son instrument le plus riche et le plus

articulé.

Le “dehors” du langage, auquel toute la pensée critique du 20ème siècle a consacré tant

d'attention, devient ainsi l'ombre nécessaire qui permet la création de toute une série de courts-

circuits qui peuvent ouvrir de véritables fissures dans le réseau des significations établies. En

termes deleuziens: “C’est un évènement qui transparaît: la vie et le savoir ne se opposent plus, ne

se distinguent même plus, quand l'une abandonne ses organismes nés, et l'autre ses connaissance

acquises; mais l’une et l’autre engendrent de nouvelles figures extraordinaires qui sont les

révélations de l'Etre – peut-être celles de Roussel ou de Brisset, et même celles de Artaud, la

grande histoire du souffle et du corps 'innés' de l'homme”. 50

La compréhension d'une telle dynamique permet de désamorcer ce mécanisme pervers de

contrôle stratifié à l'intérieur duquel jouent des technologies qui produisent des structures

spécifiques de langage, et précisément tous ces langages dominants, ces modèles de

comportement renforcés par la divulgation médiatique à travers les jeux conséquents et toujours

actuels d'inclusion et d'exclusion rendus plus rapides par l'accélération technologique.

La nouveauté est le plus souvent constituée justement par l'usage différencié des stratégies

indiquées ci-dessus, à l'intérieur d'un processus caractérisé par une profonde accélération qui crée

un déchirement entre les temps charnels des corps et les impératifs d'adaptation en transformation

de plus en plus rapide, en ce qui concerne les modèles de comportement considérés compatibles.

C'est cette compatibilité qui se dessine donc comme un épicentre sismique qu'il faut tenir sous

observation constante.

L'“homme flexible” paraît de plus en plus ressembler à un simulacre. Il doit être en mesure

d'en appeler à toutes ses qualités de plasticité et de dépossession de soi-même, qui le rendent apte

à une logique du profit n'entendant prévoir aucune possibilité de marge résiduelle. C'est dans ce

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contexte que la dimension charnelle des corps se configure comme risque, un risque causé par la

caducité des corps, par leur désir, par leur penchant à produire des espaces autres où l'on

expérimente “affects et forces” qui contrastent radicalement avec le simulacre de l'homme

productif. Selon U. Beck qui nous offre une intéressante analyse des transformations identitaires

et de la construction du consensus: “La multiplication des perceptions culturelles et des liens qui

s'auto produisent abîme justement les présupposés dont ils peuvent se nourrir et à travers lesquels

peuvent se renouveler sans cesse les communautés de valeur”. 51

À l'unidimensionnalité du corps productif correspond la nature multiple des désirs et des

affects. En découle un durcissement des techniques de contrôle qui, en un tel sens, ne peuvent

qu'excéder les limites des pactes sociaux en faisant de l'“état d'exception” une règle et en posant

de facto un terrain de pouvoir discrétionnaire unilatéral qui n'admet pas de critique et qui tend à

se légitimer à travers le flot du papotage et du lieu commun. En aucun cas, ce dernier aspect ne

doit être sous-estimé car le corps et le langage coïncident dans l'artifice qui d'ailleurs les produit.

Les premières constructions du contrôle se donnent à travers le langage, c'est-à-dire à travers

cette trame qui s'exerce sur le pré-verbal, sur le “dehors” du langage rappelé ci-dessus et qui

affirme sur eux sa propre primauté.

Les chiasmes du langage dessinent le territoire stratifié du langage à l'intérieur duquel le ton,

l'expression, les pauses se configurent comme des zones d'ombre qu'il faut apprendre à

dissimuler. Savoir dissimuler, d'un côté signifie réussir à être compatible avec les modèles

proposés mais, de l'autre côté, veut dire aussi possibilité de se soustraire en tentant de préserver

ces zones, ces hétérotopies 52 qui sont propres à la chair et qui n'entendent pas s'adapter. De ces

premières ébauches de réflexion, nous pouvons maintenant passer à un deuxième élément

d'analyse des sociétés contemporaines : celui de la dimension relationnelle.

La marchandisation des relations

Depuis toujours, l’ensemble des relations a été attribué à la sauvegarde des conditions de vie

et de survie des différentes structures sociales. Ce qui se passe de nouveau aujourd'hui concerne

le fait que les relations sont englobées dans le cadre des structures de profit, d'où la

transformation immédiate des relations en carte de change, en monétisation des relations et donc

en structuration des pratiques relationnelles en forme de gouvernement, sous-tendues par une

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logique de valeur. Selon P. Klossowski, nous nous trouverions face à une création de courts-

circuits bien repérés par l'analyse sadienne: “Au moment où l'être humain aura dépassé et donc

réduit la perversion externe, à savoir la monstruosité de l'hypertrophie des besoins et admettra, au

contraire, sa propre perversion interne, à savoir la dissolution de son unité fictive, une

concordance s'instaurera entre le désir et la production de ses objets, dans une économie établie

rationnellement en fonction de ses impulsions propres; une gratuité de l'effort correspondra donc

au prix de l'irrationnel”. 53

Considérer la production sadienne comme un plan capable d'expliquer l'économie du désir

signifie se situer le long du versant d'un régime despotique où les relations affectives sont mises

sur le plan d'un nécessaire échange inégal. Et pourtant, loin de toute interprétation dialectique

possible, un tel système d'échange présuppose une configuration symbiotique à l'intérieur de

laquelle les interdépendances réciproques permettent la survie, et rien de plus.

En ce sens, la valeur de l'autre ne peut être conçue que comme une extension de son propre

“moi faible”. Dans la dynamique de l'asservissement, le système des affects est subsumé dans une

logique de marchandisation globale qui ne néglige ni la chair, ni les affects, ni les sentiments.

G. Deleuze, en cassant le couple conceptuel sado-masochiste typique de la tradition

médicale et psychanalytique faisait une distinction aiguë entre l'ironie sadienne (tendant souvent

à l'anéantissement de l'autre) et l'humorisme masochiste. “Le sadique a besoin d’institutions, mais

le masochiste, de relations contractuelles. Le Moyen Age, avec profondeur, distinguait deux

sortes de diabolisme, ou deux perversions fondamentales : l’une par possession, l’autre par pacte

d’alliance. C’est le sadique qui pense en terme de possession instituée, et le masochiste en terme

d’alliance contractée”. 54

L'investissement relationnel de type sadien réduit les personnes à des choses et l'obscène est

constitué par l'existence de l'autre comme projection de soi , mortifère déflagration de sens. De la

même façon, l'environnement ne peut que manquer d'air. Les territoires sadiens sont des espaces

de la ghettoïsation et de la représentation cartographique de la paranoïa, des lieux où l'on

commerce des corps contre des corps.

Contrôler un réseau relationnel signifie se situer à l'intérieur de la structure articulée de

l'inclusion/exclusion dont la règle nécessaire est en même temps celle de la mobilité que donnent

les opacités de gestion, compatibilité, capacité que chacun est amené à mettre en œuvre. La

production de relations nécessite une inclinaison essentiellement mimétique et gérée en

profondeur. D’après M. Castells “Le temps intemporel appartient à l’espace des flux, alors que la

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discipline du temps, le temps biologique et la mise en séries socialement déterminées

caractérisent les lieux tout autour de la planète, structurant et déstructurant matériellement nos

sociétés segmentées […] L’espace multiple des lieux, éparpillés, fragmentés et déconnectés,

manifeste des temporalités diverses”.55

L'ensemble des relations que l'on est capable de mettre en jeu équivaut, en effet, au jeu

boursier où ce qui paie le plus souvent est toujours la rente de position. Rente de position que l'on

acquiert par une aliénation continue de soi-même.

Mais qu'a à voir le système du contrôle avec ces dynamiques?

La marchandisation des relations a à voir avec la désagrégation des précédents liens

d'appartenance et avec la crise des liens communautaires; L'automate productif est conscient

d'être exposé au risque continu de l'exclusion , il est donc “tenu” à tisser des relations qui lui

permettent de créer une sorte de réseau minimum de protection. Mais ce réseau n'a rien à voir

avec les liens amicaux qu'il semble pourtant vouloir évoquer et simuler mais en est plutôt une

transmutation gouvernée par les capacités d'échanger et d'assurer un profit à tous ceux auxquels

elle s'adresse. Donc, ce réseau est précieux en ce qu'il est le signe de sa propre valeur

économique, appelée même à garantir des formes de survie minimale dans des milieux sociaux

où les liens familiaux, amicaux et de complicité semblent s'être complètement évanouis.

Les tribus sadiennes de la relation “marchandisée” ont trouvé, et ce n'est pas un hasard, un

large écho surtout dans la littérature contemporaine et spécialement anglo-américaine qui offre

une véritable recherche sociologique du phénomène. Qu'il suffise de considérer le beau premier

roman d'un jeune auteur comme B. E. Ellis, Less Than Zero, dont le titre est tiré d'une chanson

d'Elvis Costello. Nous pouvons recourir encore une fois à une œuvre littéraire pour saisir d'une

façon directe la transformation du quotidien urbain actuel. Une mégalopole diffuse comme Los

Angeles n'a pas seulement déterminé de nouvelles modalités d'implantation mais aussi d'autres

styles de vie et d'autres manières de créer des relations. Dans ce roman, tous les personnages ne

sont que des éclats, figurants inconsistants balancés dans un paysage édulcoré comme une affiche

publicitaire, ce sont des fictions d'une fiction. En voilà un extrait: “Je lui dis que je dois aller aux

toilettes. Evan dit: bien sûr. En fait, je vais au téléphone et j'appelle Trent qui est revenu de Palm

Springs et lui demande si Julian est chez lui. Il me dit que non et que la coke qu'il achetée chez

Sendy est dégueulasse et qu'il en a trop et n'arrive pas à la vendre. Je dis à Trent que je n'arrive

pas à trouver Julian et que je suis stressé et fatigué. Il me demande où je me trouve. 'Dans un Mac

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Donald's à Sherman Oaks', lui dis-je. 'Voilà pourquoi', dit Trent. Je ne comprends pas et

raccroche”. 56

De tels comportements, à travers média et opérateurs de marketing de toutes sortes, se sont

répandus à l'échelle globale: films, télévision, presse ont fonctionné comme des véhicules d'un

modèle unique de comportement.

Un tel processus est imputable à la digitalisation des émotions de la société mondiale,

comme le suggère R.Valvola Scelsi: “Que le processus de digitalisation des émotions puisse se

concrétiser est appuyé peut-être par l'extension concomitante des processus de numération à la

définition de la dimension temporelle”. 57

En partant de ce présupposé, il est possible de repérer toute une série de raisons qui mettent

de nouveau en question les technologies du contrôle. Avant d'affronter ce passage, il est bon de

clarifier le contexte à l'intérieur duquel nous entendons nous déplacer, un contexte qui, loin

d'avoir accueilli comme modèle unique le modèle postulé par les camps d'extermination où le

gouvernement était lié par nature à des pratiques reflétant les sociétés industrielles, tend

maintenant à infiltrer de façon articulée, différenciée et fluide cette trame complexe des relations

qui constituent la modalité privilégiée de l'être au monde.58

Les relations deviennent ainsi un investissement qui, en tant que tel, doit être quantifié, dosé

et utilisé. Les relations, même quand elles ont un caractère affectif, sont surtout, de nos jours, une

valeur d'usage qu'il faut savoir gérer pour se garantir non seulement un environnement soutenant

mais sa propre survie, elle-même. Contrôler un réseau de relations signifie arriver à capitaliser sa

propre position à l'intérieur d'un certain réseau. C'est pourquoi les technologies du contrôle

s'exercent principalement sur ces dynamiques des corps et des territoires. Loin d'être une

expression absolue de l'idéologie productive, le réseau des relations est cependant “affecté” en

même temps par les forces de la chair qui le marquent de nécessités diverses et contradictoires.

Justement dans sa volonté de se présenter seulement comme force, la structure relationnelle peut

devenir un capteur incroyablement aigu des phases de crise et pencher vers des projets de

soustraction et de transformation des modèles dominants.

5 . LA MYTHOLOGIE DE LA TECHNIQUE

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ENTRE NEO-TRIBALISME ET DECORS FUTURIBLES

Au déclin des grandes narrations qui ont caractérisé tout le 20ème siècle, correspond, dans la

période plus récente, le déploiement du mythologème de la technique.

Mais les technologies modernes requièrent un effort d'analyse qui ne nous permet pas de

reprendre tout court le débat sur la technique comme il avait été abordé dans les époques

précédentes. Certaines innovations demandent une approche spécifique capable de chercher à

pénétrer le champ où elles s'exercent, les mutations du ressentir qu'elles induisent et aussi la

production de nouveaux rapports sociaux, économiques et culturels.

La force de cette mythologie s'exerce en premier lieu sur la sphère sensorielle, en en

modifiant radicalement aussi bien l'expérience que l'expression.

Les si nombreuses prothèses qui caractérisent notre vivre quotidien ne sont pas seulement

des renforcements de nos organes mais des interactions qui transforment notre rapport au

ressentir et à l'environnement dans lequel nous agissons. Selon A. Caronia: “Se demander si un

cyborg est un homme ou une machine équivaut à remettre en discussion nos croyances et nos

convictions sur ce qu'est l'homme, ce qu'est sa nature ou, du point de vue linguistique, sa

définition. Et si, dans la tradition dualiste de la pensée occidentale, la ligne de démarcation entre

humains et non humains est plutôt sur le versant de l'esprit que sur celui du corps (Descartes avait

repéré dans le langage la caractéristique distinctive de l'homme par rapport aux animaux), on ne

peut pas nier que dans la conscience de soi, la forme corporelle soit strictement associée à

l'activité mentale. Mais la science moderne, comme nous l'avons vu, en identifiant le corps de

l'homme comme l'objet d'une discipline spécifique lui a soustrait la possibilité de fonctionner

comme lieu de médiation entre le soi et la nature, comme support de processus symboliques de

communication entre les codes”.59

Encore plus remarquables, en ce sens, semblent toutes ces biotechnologies qui interviennent

sur la physiologie du corps en en modifiant les fonctions et mettant donc en discussion le statut

même du corps comme on l'avait entendu jusqu'ici. Ce n'est pas pour autant un hasard si

l'avènement de cette véritable mutation anthropologique interpelle tous les aspects disciplinaires

en les contraignant à revoir et à reformuler leur propre statut. À titre d'exemple, nous pouvons

rappeler tout le débat qui s'est ouvert autour du “statut” de l'embryon qui a concerné médecins,

juristes, religieux, etc…, car pour la première fois dans l'histoire de l'humanité on se trouve

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devant la possibilité de devoir indiquer un système des droits qui soit capable d' identifier

l'origine de la vie et donc des “droits qui y sont liés”.

Contrôle génétique, clonage, virtualisation sont de véritables domaines de conflit où les

institutions sont appelées à se confronter.

Il y a cependant un problème qu'il est important, là où nous en sommes, de ne pas négliger et

qui concerne la partie secrète de ce processus. S'il est vrai que la frontière vers laquelle se sont

dirigées les technologies d'aujourd'hui concerne le plan charnel, il faut relever d'un autre côté

qu'elle est l'excédent qui met en crise une telle propension.

Un tel excédent concerne les corps qui sont de plus en plus cantonnés dans une situation

obsolète à cause de leur caducité. Le corps sectionné, médicalisé, le corps interface n'est pas

seulement la figure prométhéenne qui entend vaincre la mort, mais il est aussi une structure

despotique qui nie le devenir de la chair, le fait qu'elle se défait et change d'état.

Et c'est exactement sur le versant de l'actuelle thanatologie en Occident que nous pouvons

découvrir les raisons du divorce radical qui s'est établi entre les vivants et les morts. La

marchandisation des rapports humains apparaît empruntée à la structure des relations d'entreprise,

dans les recherches de P. Baudry, la logique de marché est décrite dans toute sa diffusion

tentaculaire dans le domaine du social. Voilà comment ce chercheur en sciences économiques

indique la transformation de toute transaction: “C'est notamment le cas lorsque les transactions

s'inscrivent dans des réseaux au sein desquels des relations personnelles entrent en jeu”.60

La mort et tout l'appareil scénique qui va avec n'échappe pas à cette logique, ils sont au

contraire le “papier de tournesol” de l'instrumentalisation des affects. Dans son intéressante étude

sur la mort en Occident, M. Vovelle relève que : “C'est le cas, tout particulièrement en ce qui

concerne la thanatologie, le système des funérailles et l'institution du cimetière. Le temps du

portrait chargé de l'american way of dying par Jessica Mitford et d'autres apparaît bien daté. On

peut s'étonner ou regretter que, du pouvoir économique, l'accent soit passé sur le pouvoir

médical, qui n'en peut mais. Si la critique est moins explicite, peut-être finalement reflète-t-elle

un approfondissement, en s'attaquant en termes moins mécaniques, aux formes de

dépersonnalisation de l'individu, à l'épreuve de la mort. Le fait est, en tout cas, que les chroniques

américaines sur les funeral directors se font bonhommes”.61

Le “devenir anorganique” est, dans ce contexte, perçu comme une menace absolue et

pourtant la crainte sociale de la mort qui induit la négation/refoulement de la douleur ne fait

qu'actualiser la mort même.

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En niant la chair, on en nie autant le bonheur que la douleur au nom d'une “vie meilleure”

aseptique et dématérialisée. Pour cette raison et justement en raison de la chair que nous sommes,

le “superhomme” actuel semble suspendu entre le rétablissement décoratif esthétisant d'antiques

rites tribaux et l'automate bionique.

En marchant dans les rues de nos villes, en les traversant en voiture, en métro ou en

trolleybus, nous pouvons saisir les signes infinis de cette nouvelle cartographie. Affiches,

caméras vidéo, graffiti, langages de quartier, de rue, assemblent comme dans un gigantesque

patchwork des éléments de provenance différentes en laissant émerger de nouveaux contextes et

de nouvelles expressions. Aux édifices futuribles qui assiègent allées, quartiers et zones d'affaires

s'ajoutent toutes proches des zones désaffectées, des survivances du périurbain, des parcours

abandonnés.

D'un tel tableau qui suggère l'accélération des processus en cours ne peut que découler une

mise en discussion profonde des identités traditionnelles.

Les technologies de plus en plus sophistiqués suggèrent d'un côté un virtuel rétablissement

d'anciens us et coutumes (qu'il suffise de penser à toute une série de productions publicitaires) et

de l'autre un horizon futuriste hi-tech qui décrit des espaces et des corps comme des choses parmi

les choses.

Toutefois, l'horizon inauguré par les biotechnologies présuppose une attention ultérieure. À

ce propos F. Terragni souligne en effet comment: “Les biotechnologies innovatrices comprennent

un complexe de techniques permettant d'utiliser la matière vivante (molécules biologiques,

cellules, tissus, organismes entiers) pour la production de biens et de services. Elles se basent en

bonne partie sur la manipulation des systèmes vivants et spécialement de leur contenu génétique.

Elles naissent dans les années soixante et dix quand est mise au point la technologie de l'A.D.N.

recombinant ou ingénierie génétique. Elles se différencient des biotechnologies traditionnelles –

se référant à des activités anciennes comme l'histoire: agriculture, élevage, transformations

alimentaires telles que la fermentation – surtout en fonction de techniques avancées de

manipulation génétique ou cellulaire et trouvent à s'appliquer dans des domaines très différents

entre eux, en ayant en commun l'intervention sur des systèmes vivants où de toute façon

organiques”.62

À une telle expropriation du corps et à une telle manipulation ne peut que correspondre la

diffusion du malaise de la panique à un niveau sans précédent.

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Le corps post-organique qui actualise le masque funéraire d'une identité que, désormais, il ne

possède plus se dessine comme le plan d'un déchirement auquel on répond avec toute la batterie

de la médicalisation. D’après l’essai de P. Baudry sur le sex-shop “On peut aussi comprendre

que, de la boutique à vibromasseurs aux grandes surfaces, on ne passe pas que du Bonheur des

dames aux Grandes Galeries. L’enjeu n’est pas seulement celui d’une plus grande visibilité et

d’un agrandissement spatial. Il est question de mixte d’excitation et de flegme, de combinaisons

de l’intime et du collectif, de compossibilités territoriales urbaines, dont le sex-shop épouse en se

modifiant les nouvelles configurations”.63

L'être performant qui nous induit à être est tout autre chose que le corps sans organes dont

parlait A. Artaud et, sur la même longueur d'onde G. Deleuze et F. Guattari: “Le corps est le

corps. Il est seul. Il n'a pas besoin d'organes. Le corps n'est jamais un organisme. Les organismes

sont les organismes du corps. Le corps ne s'oppose pas aux organes, mais, avec ses 'organes vrais'

qui doivent être composés et placés, il s'oppose à l'organisme, à l'organisation organique des

organes”.64

Réorganiser le corps apparaît de plus en plus difficile du moment où non seulement les

organes mais même les molécules sont devenues un lieu d'expérimentation. La solitude du corps

est ainsi menacée parce qu'elle est déliée de la sensation, c'est-à-dire de la modalité et de

l'expression que la chair peut activer quand elle rencontre un nouveau seuil. Le devoir être des

sujets est relayé par un devoir être encore plus inquiétant et qui appartient à la sphère non tant

comportementale que génétique en proposant ses propres lois de sélection et de vie.

Tatouer le corps, tatouer le territoire

Les pratiques de tatouage, de piercing, les sports extrêmes, l'emploi de neuroleptiques, les

lifting, le morphing etc. correspondent de façon spéculaire aux éternels travaux de l'urbain. La

modification de l'aménagement et de la voirie, les tags sur les murs et les moyens de transport, les

restructurations et les reconversions sont les expressions d'une tension rhizomatique qui écrit la

transformation de notre temps.

Tatouer un corps, comme tatouer un mur, veut dire lui donner une nouvelle signification, lui

indiquer une nouvelle appartenance qui montre le besoin de s'occuper des infinis déracinements

qui l'ont produit.

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L'identité ne doit pas être entendue comme intériorité, profondeur, mais plutôt comme un pli

qui déroule le dedans et le dehors aussi bien des corps que des territoires.

Selon les analyses de R. Esposito : “Il ne s'agit pas ici du bouleversement des rapports de

possession entre le sujet et son instrument, redouté par une longue tradition antitechnologique, et

il ne s'agit pas non plus de la conception de la technique en tant qu'extension physique de nos

corps qui fait de la roue la continuation du pied et du livre celle de l'œil – évidemment fondée

encore sur une distinction taxonomique entre le corps et ses projections extérieures. Il s'agit

plutôt d'une interaction entre des espèces différentes, ou même entre le monde organique et le

monde artificiel, qui implique une véritable interruption de l'évolution biologique par la sélection

naturelle et son inscription dans un régime de sens différent”.65

À une telle situation de crise ne peut que correspondre la crainte d'une déchirure dont les

issues sont cependant perçues comme imprévisibles. Voilà que le tatouage, entendu dans un sens

large, devient la marque, inscrite sur les corps, de cette fracture. Toute la rhétorique néo-

identitaire, de lieu, traditionaliste s'inscrit dans cette narration du deuil qui peut assumer le visage

féroce de l'intolérance provoquée par la peur sociale diffuse.

Au-delà d'une vérification statistique qui montre déjà en soi-même de profonds écarts entre

la perception de la peur et la présence effective de risques, quelque chose de plus subtil et

envahissant fait son apparition: la crainte de la perte de soi-même.

À cette crainte on a fini par répondre par une multiplication inouïe de signes appelés à

signifier la fragilité d'un moi qui ne trouve plus son propre domaine de reconnaissance.

Des voitures aux habits, à la maison, plutôt qu'au modèle de portable ou de lecteur cd, nos

prothèses, nos extensions tentent d'amortir le sens de solitude où nous nous trouvons immergés.

Comme dans le film Le coupe herbes de B. Leonard, de 1992, le glissement dans la dimension

virtuelle assume une fonction salvatrice. Les corps dématérialisés peuvent se trouver dans un

environnement où l'individualité est effacée en fonction d'un sentir immatériel et aseptique et

donc dépourvu de risques.

Le cyborg comme l'entend D. Haraway,66 c'est-à-dire la figure d'un corps dont les organes et

les prothèses forgent le développement de nouveaux codes linguistico-culturels, peut être compris

comme l'accomplissement des rites de signification du tatouage et des codes de signification. Le

cyborg est un corps complètement réécrit. Dans cette interprétation reste absente, toutefois, le

silence auquel est réduite la chair, qui ne doit être entendue ici comme “corps vécu”, mais en tant

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que plan du Corps sans organes en perpétuel conflit avec les pratiques de gouvernement dont il

est l'objet.67

Tous les thèmes du post-human ont ainsi fini par alimenter même dans le domaine artistique

l'éloignement de la figure en fonction d'une figuration de l'artificiel. T.Macrì, qui est une

observatrice attentive des phénomènes esthético-artistiques contemporains, observe comment:

“La performance s'est ainsi abandonnée à la séduction de l'inorganique dans la conviction absolue

que le corps est désormais précipité dans l'artificiel et que la déflagration de sa matière doit

ramener à une reconstruction alternative. La désagrégation du corps dissocié désormais entre

chair et machine représente la réagrégation métamorphique de la subjectivité”.68

Pour autant que cette analyse nous semble partielle, elle révèle une tendance certaine: l'adieu

au corps a fini par solliciter le besoin de nouvelles formes d'appartenance, de nouvelles créations

de liens néo-tribaux connectés à des pratiques linguistiques et de redéfinition du territoire que l'on

ne peut comparer, sauf par association banale, aux rites du passé. S'inventer une identité

disneyenne pour un territoire disneyen semble être l'impératif de nos temps. Mais loin de garantir

une présumée unicité perdue, ces pratiques ne peuvent qu'être des standardisations qui

ressemblent à tous nos rites quotidiens, constellés par les marchandises mêmes, les habits mêmes,

les quartiers mêmes où nous vivons.

Se libérer du vécu

"La chair n'est que le thermomètre du devenir",69 disent G. Deleuze et F. Guattari. Et c'est

précisément ce devenir qui indique la zone de contamination où se libère la sensation qui est

l'objet des biopouvoirs. La sensation est inquiétante précisément là où le vécu, avec sa charge

consolatrice et subjectivisante, agit comme un dispositif normatif.

Le vécu apparaît de plus en plus comme un engin publicitaire qui narre sans cesse notre

devoir être; de la même façon, le design se propose comme le vécu du territoire, la réécriture de

son passé présumé de paysage et l'effet carte postale de l'habiter du temps post-industriel.

Et pourtant, il serait erroné de liquider le thème du vécu en quelques mots, parce que ce-ci ne

met pas seulement en discussion toute l'évolution récente de la pratique psychanalytique, mais

aussi la catégorie de l'imaginaire 70 qui a tant influencé certaines dérives néo-romantiques de la

pensée contemporaine.

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Le vécu apparaît en premier lieu comme une invention épique tendant à limiter les désarrois

des sujets, un récit en forme de fable où tout se mélange de façon acritique et qui applique une

série de catégorisations d'interprétations somme toute très rigides. Autrement dit, l'imaginaire

redonne d'une façon héroïque une histoire au sujet, l'incite à “creuser à l'intérieur de lui-même”,

le sollicite à recréer au plus profond de lui l'environnement qui très probablement ne lui a jamais

appartenu, lui invente une appartenance.

C'est ainsi que la “récupération du vécu” apparaît comme une pratique de médicalisation, un

système de police qui somme le sujet de recomposer une chaîne de lieux et de situations au-delà

desquels il n'y aurait rien d'autre que le gouffre désespérant de la déviance.

Ces procédures ne sont rien d'autre que des pratiques d'occultation qui font abstraction de la

condition matérielle de la vie. En effet, faire l'expérience d'un environnement ne signifie en rien

arriver à définir un environnement pareil et partagé par tous.

Mettre en question la thèse du vécu implique, comme passage suivant, la nécessité de

reconsidérer le problème de l'origine, pourvu qu'on on entende par origine la dérivation ethnique,

sociale et familiale. Ce n'est pas justement un hasard, si toutes ces constructions socio-

anthropologiques, mais aussi philosophiques, entrent à présent en crise, si le thème de l'origine

réapparaît de façon cruciale.

Par contre, la puissance des corps n'est pas soumise au diktat de la fouille en profondeur, M.

Merleau-Ponty notait déjà dans Le visible et l'invisible à propos du Chiasme: “Le Chiasma n’est

pas seulement échange moi autrui (les messages qu’il reçoit, c’est à moi qu’ils parviennent, les

messages que je reçois, c’est à lui qu’ils parviennent) c’est aussi échange de moi et du monde, du

corps phénoménal et du corps ‘objectif’, du percevant et du perçu : ce qui commence comme

chose finit comme conscience de la chose, ce qui commence comme ‘état de conscience’ finit

comme chose. Ce double ‘chiasma’ on ne peut rendre compte par le tranchant du Pour Soi et le

tranchant de l’En Soi” 71

Sur cette ligne et en dépassant la recherche d'un fondement de l'existence, G. Deleuze parlait

du moi comme “sujet–larvaires”, en soutenant la vanité de la prétendue recomposition du passé

“en partant d'un des présents qui l'immobilisent”.72

Cela vaut donc la peine de s'arrêter sur la dimension relation qui tisse un lien étroit de

construction entre les subjectivités et l'environnement où elles agissent et sont agies plutôt que

sur de présumées pluralités du Moi.

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Un tel processus est constitué par une langue qui n'est pas encore et pas toujours codée par la

norme grammaticale. Corps et environnement sont pourvus d'une puissance bien plus intensive,

qui est à même d'activer des langages préverbaux, des langues différentes et en devenir qui

produisent des plis transformateurs et qui sont des véritables failles, des moments de rupture par

rapport au cartogramme rigide des corps et de leurs territoires.

Le travail de fouille des techniques disciplinaires tend en définitive à séparer le dedans et le

dehors, à les séparer de l'environnement, à ne pas accepter ce système articulé d'écriture qui au

contraire modifie, de façons différentes, la vie.

Il n'y a aucune terre promise à atteindre: se pose au contraire le problème d'un devenir

environnemental des corps, en dehors duquel aucune géographie n'est possible, puisque que nous

sommes le territoire qui écrit. “Un vivant ne se définit pas seulement génétiquement, par les

dynamismes qui déterminent son milieu intérieur, mais aussi écologiquement, par les

mouvements extérieurs qui président à sa distribution dans l'extension”.73

Le vécu des corps, comme le vécu du territoire, veut renvoyer à un système de codes tendant

à compartimenter et à discipliner leur expression même, leurs modalités de produire sensation et

variation.

Se libérer du vécu signifie s'émanciper de cette union insensée qui croise des techniques de

marketing avec des suggestions psychanalytiques dans la tentative, même pas trop cachée,

d'accentuer l'atomisation qui au contraire sépare et isole les corps et les environnements.

La récupération du vécu par les nouvelles technologies, on la tire du bonheur acritique avec

lequel sont saluées les communautés virtuelles présumées, où l'ordinateur a la fonction qui fut

jadis celle des confesseurs d'abord, puis celle des analystes . À ce propos, le film Hello Denise de

Hal Salween, de 1995, nous offre de façon ironique une coupe verticale d'une telle situation en

racontant l'histoire de sept amis dont la vie relationnelle se déroule uniquement par téléphone, fax

ou ordinateur. La solitude de leur vie est due au fait qu'ils n'arrivent jamais à se rencontrer, les

amours, les morts et même les naissances ne sont partagés que par câble tandis qu'ils se trouvent

dans leurs propres bureaux ou maisons-prisons que le surcroît de travail les empêche de quitter.

Si d'un côté la diffusion des nouvelles technologies surtout dans le domaine de la

communication et de l'information a développé le réseau des échanges, elle a produit de l'autre

une liquidation progressive du plan charnel. Les sujets en réseau ont développé un “langage-

prothèse” qui, plutôt que nomade, semble être soumis à une nouvelle grammaire imposée par les

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systèmes d'écriture digitalisés, par les temps de connexion, par les formules d'abréviation

typiques des Sms par exemple.

Encore une fois c'est la vitesse qui impose, l'usage de plus en plus répandu de vocables

tronqués ne doit pas être entendu en sens abstrait, car il joue sur la contraction des sensations. De

la même façon, l'environnement virtuel détermine une soustraction d'environnement matériel

puisqu'il se réduit au lieu de l'interaction homme-ordinateur. Par conséquent, tout le système des

intensités est révolutionné en direction d'une simplification des langages. Or, loin de vouloir

tomber dans le piège d'une opposition trop escomptée entre réel et virtuel, ce qui nous intéresse

ici est de chercher à pénétrer la zone d'ombre où ces processus se développent.

Tandis que P. Lévy insiste à interpréter les nouvelles formes d'intelligence collective comme

la réalisation positive d'une nouvelle communauté capable de créer des processus de libération

surtout par rapport aux formes traditionnelles du travail fordiste, il nous semble que manque dans

cette lecture l'analyse du fait que les dispositifs technologiques actuels sont connectés avec les

techniques de contrôle d'aujourd'hui. Avec optimisme, P. Lévy affirme que : “Les intellectuels

collectifs s'approprient un temps subjectif parce que leur chronologie n'est référée à aucun espace

extérieur, préexistant, à nul mouvement physique. Leur temps pousse, croît, devient. Selon

l'opposition mise en scène par Norbert Wiener au début de Cybernetics, ce serait un temps

bergsonien plutôt que newtonien”.74 Il semble au contraire que ne soit pas considérée toute cette

dimension d'obscurcissement qui nous ramène un peu aux origines des disciplines militaires, dont

les corps et les territoires n'étaient rien d'autre que des symboles situés dans une carte.

Aux possibilités ouvertes par les nouvelles technologies s'accompagne la diffusion de toutes

ces techniques visant à cacher qui révèlent leur propre but dans les scénarios de guerre, qui, et ce

n'est pas un hasard, sont des scénarios niés. Aux corps virtuels connectés en réseau

s'accompagnent les corps repoussés dans le silence des morts des guerres cachées, des isolés. 75

La légalité et la légitimité de l'usage des corps et de l'espace dans l'ère cybernétique sont

soumises à une nouvelle conception de l'espace public, une conception déterminée

essentiellement par la publicité. Dans le dossier “Illégalités et urbanisation” publié dans le n. 318

de la revue Urbanisme, J.-M. Ferry analyse la transformation médiatique des droits sociaux. À

son avis “La légalité bien conçue est inséparable de la publicité. Et la publicité est devenue par la

suite un principe de communication, non seulement des décisions politiques, mais aussi des

expériences sociales. Elle est à l'origine même de l'ouverture d'un espace public entre les

citoyens, d'une communication médiatisée par ce qu'on pourrait appeler la raison de la discussion

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argumentée”.76 Comme on le sait bien, la publicité est un véhicule extrêmement sélectif, tendant à

structurer, en fonction du spectacle de la marchandise, des styles et des modes de vie. La censure

publicitaire est le vrai censeur de l'intensité de vie et elle est en même temps l'auteur de la

réduction de toute cette complicatio de l'existence dont parlait Giordano Bruno.77

À cette métamorphose qui se déploie dans le nouveau Millénaire il n'est donc pas possible de

s'approcher de façon unitaire. Il faut adjoindre à l'interactivité qui permet d'expérimenter de

nouvelles formes d'expression, l'attention vers l'invasion médiatique. A. Caronia, dans une lecture

non acritique de la mutation anthropologique que nous sommes en train de traverser, nous fait

remarquer “L'invasion des nouveaux médias (télévision et médias post-télévisuels), leur très haut

degré de couverture des activités humaines, le fait qu'ils jouent de plus en plus les médiateurs

omniprésents de notre rapport avec le monde frappe les observateurs, les commentateurs, les

chercheurs”.78

L'hybridation qui traverse les corps et les territoires doit être entendue comme un plan

multiple à l'intérieur duquel se déploient des transformations critiques qui, si elles augmentent

d'un côté les possibilités de vie, en mortifient de l'autre l'expression. Ce n'est pas un hasard si

toute la question eugénique, qui impose un nouveau paradigme, celui qui détermine un pouvoir

décisionnel hétérodirigé sur le bios et qui se propose d'atteindre un environnement compatible et

standardisé en fonction de la logique du fétiche 'productif', revient avec une actualité meurtrière.

Selon R. Esposito la réponse à la recherche problématisée sur le circuit dialectique protection et

négation de la vie “doit être cherchée au cœur même du mécanisme protecteur qui s'est

progressivement étendu à tous les langages de la vie – c'est-à-dire dans ce système immunitaire

qui en garantit la sauvegarde sur le plan biologique dans le corps de chaque individu”.79

Voilà que nous nous trouvons alors concrètement projetés dans la dimension d'une guerre

diffuse, une situation devant laquelle P. Virilio se demande : “La guerre de tous contre tous

jouera-t-elle un rôle majeur dans une nouvelle idéologie sanitaire, en forme d'humanitarisme?”.80

Devant tout cela, l'intelligence collective est appelée à relever le défi pour ne pas glisser du

côté de la contemplation euphorique et esthétisante de l'état des choses. Aux techniques

disciplinaires des corps et à la cartographie technologique des territoires il faut répondre par

l'ouverture continue d'espaces qui libèrent la vie des ganglions de l'homologation.

Dans l'automate le processus d'adaptation est donné comme accompli, sa chair hybridée a

discipliné le corps, il se réfère à lui- même et est autosuffisant comme un centre commercial, où

la fête des marchandises et le dédoublement des lieux de transit et de rencontre renvoient à la

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ville totale capable d'exaucer tout désir. Dans les deux cas, le vécu émerge dans toute sa

puissance coercitive et d'homologation. C'est dans cette direction que doivent être assumées les

réflexions de D. Le Breton: “Le corps est devenu la prothèse d'un Moi éternellement en quête

d'une incarnation provisoire pour assurer une trace significative de soi. Innombrables

déclinaisons de soi par le feuilletage différentiel du corps, multiplication des mises en scène pour

sursignifier sa présence au monde, tâche impossible qui exige de remettre sans arrêt le corps sur

le métier dans une course sans fin pour adhérer à soi, à une identité éphémère mais essentielle

pour soi et pour un moment de l'ambiance sociale”.81

Le vécu en tant que dispositif publicitaire n'est qu'un masque, définition esthétique tendant à

effacer les plis de toute sensation. Mais ce qui est vraiment en question est le multiple, l'intensité

et la complication de la vie qui ne peut pas être réduite par les pratiques de la nouvelle sélection

biotechnologique.

Note

1. Gossé M., “Koolhaas l’Africain ou l’équivoque apologie de la débrouille urbaine”, in Urbanisme, Paris, 2001, n. 318, p.26

2. Paquot Th., Demeure terrestre. Pour une philosophie de l’architecture et de l’urbain, Lausanne, Ecole Polytechnique, Dep. D’Architecture, 2000, p. 47.

3. Fadini U., “Tecnonomadismo”, in Millepiani, n. 17/18, Milano, Mimesis-Eterotopia, 2000, pp.63-64.

4. Lévy P., L’Intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberspace, Paris, La Découverte, 1997, p. 51, Voir aussi : Formenti C., Incantati dalla rete. Immaginari, utopie e conflitti nell’epoca di Internet, Milano, Cortina, 2000 e E. Livraghi, Il silicio e l’episteme, Milano, il Castoro, 1999.

5. Cf., Deleuze G., “L’Immanence: une vie...”, in Philosophie, n. 47, 1995 (tr.it., in aut aut , n. 271-272, 1996)

6. Virilio P., La bombe informatique, Paris, Galilée, 1998, pp. 19-20. 7. Dick Ph. K., Cronache del dopobomba, Milano, Mondadori, 1987, p. 118. 8. Foucault M., L’Herméneutique du sujet, Paris, Gallimard-Seuil, 2001, pp. 428-429. 9. Zizek S., Il grande altro. Nazionalismo, godimento, cultura di massa, (tr. it. di M. Senaldi)

Milano, Feltrinelli, 1999, p. 45. 10. Beck U., Risikogesellschaft. Auf dem Weg in eine andere Moderne, Frankfurt am Main,

1986 (tr. it. di W. Privitera, Roma, Carocci, 2000, p. 253). 11. Heidegger M., Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1954, p.26.

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12. Le Breton D., L’Adieu au corps, Paris, Métailié, 1999, p. 109. 13. Deleuze G., Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, La Différence, 1981, p. 41 (tr. it.

di S. Verdicchio, Macerata, Quodlibet, 1995, p. 67). 14. Bauman Z., In Search of politics, Polity Press, 1999 (tr. it. di G. Bettini, Milano, Feltrinelli,

2000, p. 51). 15. Baudrillard J., All’ombra delle maggioranze silennziose, ovvero la morte del sociale,

Bologna, Cappelli, 1978, p. 35. 16. Carrère E., Philip K. Dick. Una Biografia, Roma, Theoria, 1995, p. 266. Cf. Dick K. Philip,

de A scanner darkly, 1977 (tr.it., Napoli, Cronopio, 1995). 17. Cf. Bataille G., Méthode de Méditation, Paris, 1947, maintenant in : L’expérience intérieure,

Paris, Gallimard, 1984-90. 18. Berque A., Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000, pp.

186-187. 19. Scandurra E., Città del terzo millennio, Molfetta, la Meridiana, 1997, p. 93. Cf. Th. Paquot,

L’urbanisme comme “bien commun”, N-AERUS, conférence de Leuven le 24 mai 2001 (tr. it. di E. Rudelli, in Millepiani n. 20, Milano, Mimesis-Eterotopia, 2001.

20. Merleau Ponty M., Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, 339 (tr.it. A. Bonomi, Milano, il Saggiatore, 1965, p. 300).

21. Carbone M., La visibilité de l’invisible, Hildescheim- Zürich- New York, OLMS, 2001, p. 74. Cette analyse doit être suivie par l’approfondissement que Mauro Carbone développe sur le concept de chair dans l’œuvre de M. Merleau-Ponty, in Chiasmi International, n. 4, Vrin, Mimesis, University of Menphis, pp.49-64.

22. Deleuze G., Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 20 (tr. it. di M. De Stefanis, Milano, Feltrinelli, 1975, p. 38.

23. Deleuze G., op. cit., pp. 18-19 (tr.it., p.16). 24. Pour ce qui concerne le mythe de Athéna voir mon : Athena cyborg. Per una geografia

dell’espressione: corpo, territorio, metropoli, Milano, Mimesis, 1996 25. Cf. Deleuze G., Bartleby ou la formule, Paris, Flammarion, 1989 (tr. it. di S. Verdicchio,G.

Agamben - G. Deleuze, Bartleby. La formula dello scrivano, Macerata, Quodlibet, 1993). 26. Artaud A., Le Théâtre et son Double, vol. IV, Paris, Gallimard, 1956-1994, (tr.it., Torino

Einaudi, 1968, p. 198). 27. Virilio P., La vitesse de libération, Paris, Galilée, 1995, p. 161 (tr.it. di U. Fadini e T.

Villani, Milano, Mimesis-Eterotopia, 2000, p. 163). 28. Cf. Augè M., Non-lieux, Paris, Seuil, 1992 (tr. it. di D. Rolland, Milano, Elèuthera, 1993). 29. Ballard J.G., La civiltà del vento, Milano, Mondadori, 1977, p. 16 30. Lefebvre H., La production de l’Espace, Paris, Anthropos, 1974 (tr.it. di M. Galletti, vol.II,

Milano, Moizzi, 1976, p. 344). Voir aussi : Th. Paquot, Vive la ville, Condé-sur-Noireau, Arléa-Corlet, 1994; A. Petrillo, La città perduta. L’eclissi della dimensione urbana nel mondo contemporaneo, Bari, Dedalo, 2000.

31. Deleuze G., Guattari F., Mille plateaux, capitalisme et schizophrénie, Paris, Éd. de Minuit, 1980, p.20

32. Cf., Villani T., “Geografia dell’espressione”, in Millepiani, n. 10, Milano, Mimesis-Eterotopia, 1997, pp. 41-48

33. Castells M., The Power of Identity, Oxford, Blackwell, 1997 (tr. it. di G. Pannofino, vol. II, Milano, EGEA, p. 395)

34. Fadini U., “Psicogeografie”, in Millepiani, n. 14, Milano, Mimesis-Eterotopia, 1998, p. 61 et du même auteur Principio metamorfosi. Verso un’antropologia dell’artificiale, Milano, Mimesis, 1999.

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35. Lloyd Wright F., The Living city, Scottsdale, AZ. (USA), 1958 (tr. it. di E. Labò, Torino, Einaudi, 1966, p. 97).

36. Deleuze G., Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 196 (tr.it. di S. Verdicchio, Macerata, Quodlibet, 2000, p. 190).

37. Paquot Th., L’utopie, ou l’idéal piégé, Paris, Hatier, 1996, pp. 13-14 (tr.it. di E. Rudelli, Milano, Mimesis-Eterotopia, 2002, p. 18).

38. Balibar E., La crainte de masse, Paris, 2000 (tr.it. di A. Catone Milano, Mimesis- Eterotopia, 2001, p. 227)

39. Deleuze G. - Guattari F., Mille plateaux, capitalisme et schizophrénie, cit. p. 565. 40. Cf., Schmitt C., Theorie des Partisanen, Berlin, Duncker -Humblot, 1963, (tr. it. di A. de

Martinis, il Saggiatore, Milano 1981). 41. Fadini U., Sviluppo tecnologico e identità personale. Linee di antropologia della tecnica,

Bari, Dedalo, 2000, p. 119. 42. Nancy J.L., Le sens du monde, Paris, Galilée, 1993, p. 66. 43. Guattari F., Plan sur la planète, Paris, 1978 (tr.it., F. Berardi Bifo, Verona, ombre corte,

1997, p. 87). 44. Cf., Foucault M., La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976 (tr.it. di P. Pasquino e G.

Procacci, Milano, Feltrinelli, 1978). 45. M. Foucault, L’Herméneutique du sujet, cit. pp. 237-238 (tr.it., Milano, Feltrinelli, 2003). 46. Foucault M., Pouvoir et corps – Quel corps ?, in Dits et écrits, vol. II, Paris, Gallimard,

1994, p. 759 ; Cf. “Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps”, in La Quinzaine Littéraire, n. 247, Paris, 1975 (tr.it. di L. Feroldi, in Millepiani, n.9, Milano, Mimesis-Eterotopia, 1996, pp. 11-17).

47. Bauman Z., Missing Community, (tr.it. di S. Minucci, Laterza, Roma-Bari, 2001, p. 119). 48. Deleuze G., L’île déserte et autres textes, Paris, Minuit, 2002, p. 294. 49. Fadini U., Sviluppo tecnologico e identità personale. Linee di antropologia della tecnica,

cit. p. 97. 50. Deleuze G., Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 32 (tr.it. di A. Panaro, Milano,

Cortina, 1996, p. 35). 51. Beck U., Riskante Freiheiten, Frankfurt am Main., Suhrkamp, 1994 (tr.it. di L. Burgazzoli,

Bologna, il Mulino, 2000, p. 31). 52. Cf. Merleau-Ponty M., Le visible et l’invisible, cit. (tr.it M. Carbone e A. Bonomi, Milano,

Bompiani, 1969-1993, p. 170); M. Carbone, Ai confini dell’esprimibile. Merleau-Ponty da Cézanne e da Proust, Milano, Guerini e Associati, 1990.

53. Klossowski P., La Monnaie Vivante, Paris, E. Losfeld, (tr.it. di R. Chiurco, Milano, Mimesis, 1989, p. 60).

54. Deleuze G., Présentation de Sacher-Masoch. Le froid et le cruel, Paris, Minuit, 1967, p. 20 (tr.it. di G. Da Col, Milano, ES, 1991p. 38).

55. Castells M., La société en réseaux, Paris, Fayard, 1998, pp.521-522. 56. Ellis B. E., Less than zero, New York, Simon & Schuster, 1985 (tr.it. di F. Durante, Napoli,

Pironti, 1986, p. 141). 57. Scelsi R., Comunicazione, in Zanini A., e Fadini U., (a cura di), Lessico postfordista.

Dizionario di idee della mutazione, Milano, Feltrinelli, 2001, p. 60. 58. Cf. Agamben G., Homo sacer. Il potere sovrano e la nuda vita, Torino, Einaudi, 1995. 59. Caronia A., Il cyborg. Saggio sull’uomo artificiale, Milano, Shake, 2001, p. 47. 60. Baudry P., L’économie des relations interentreprises, Paris, La Découverte, 1995, p. 98. 61. Vovelle M., La mort et l’Occident. De 1300 à nos jours, Paris, Gallimard, 1983-2000,

p. 751.

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62. Terragni F., Biotecnologie, in Zanini A., e Fadini U., (a cura di), Lessico postfordista. Dizionario di idee della mutazione, Milano, Feltrinelli, 2001, p. 40.

63. Baudry P., “Le sex-shop, une boutique comme une autre ?” in Urbanisme, n. 325, juillet-août, 2002, p. 53.

64. Deleuze G., Guattari F., Mille plateaux, capitalisme et schizophrénie, cit., p. 196. 65. Esposito R., Immunitas. Protezione e negazione della vita, Torino, Einaudi, 2002, p. 177. 66. Cf. Haraway D., A Cyborg Manifestog :Science, Technology and Socialist-Feminism in the

Late Twenthiet Century, New York, Routledge, 1991. 67. Cf. Carbone M., “Carne”, in aut aut, n. 304, Firenze, La Nuova Italia, 2001 ; La carne e la

voce, Milano, Mimesis, 2003.. 68. T. Macrì, Il corpo post-organico, Milano, Costa & Nolan, 1996. 69. Deleuze G., Guattari F., Qu’est-ce que la philosophie?, Paris, Minuit, 1991, 173 (tr.it. di A.

De Lorenzis, Torino, Einuaudi, 1996, p. 185). 70. C’est tout à fait diffèrent l’analyse de C. Castoriadis pour ce qui concerne le concept

d’imaginaire que dans son œuvre réalise une fonction critique et de libération. Cf. L’istituzione e l’immaginario, [1965] in L’enigma del soggetto. L’immaginario e le istituzioni, (tr. it. di Currado, a cura di Fabio Ciaramelli, avec postface di F. Ciaramelli, Dedalo, Bari 1998, pp. 53-54), Figures du pensable, Paris, Seuil, 1999.

71. Merleau-Ponty M., Le visible et l’invisible, cit. p. 264-265. 72. G. Deleuze, Différence et répétition, Parsi, Puf, 1968, p. 140 (tr.it. di G. Guglielmi, Bologna,

il Mulino, 1971, p. 137). 73. Ibidem, p. 349. 74. Lévy P., L’Intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberspace, cit. p. 175. 75. Cf. Vaccaro S. Informazione in guerra, guerra all’informazione, Milano, Mimesis-

Eterotopia, 2002. 76. Ferry J.-M., “Civilité, légalité, publicité”, in Urbanisme, n. 318, Paris, 2001, p. 59. 77. Bruno G., De l’infinito, universo e mondi, (a cura di S. Russo) Milano, Signorelli, 1961. 78. Caronia A., Il corpo virtuale. Dal corpo robotizzato al corpo disseminato nelle reti, Padova,

Muzzio, 1996, p. 192. 79. Esposito R., Immunitas. Protezione e negazione della vita, cit. p. 20. 80. Virilio P., Ce qui arrive. Naissance de la philofolie, Paris, Galilée, 2002, p. 106. 81. Le Breton D., L’Adieu au corps, cit. pp. 24-25.

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CHAPITRE III

LES NOUVELLES PEURS : LES CORPS ET LE TERRITOIRE

ENTRE MYTHE ET “RISQUE”

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1. LA VIE EN TANT QUE RISQUE

En utilisant le mot “environnement”, nous ne pouvons pas nous référer uniquement au

territoire, mais nous devons plutôt considérer tous ces réseaux de relation qui s'établissent entre

les corps, les instincts, les affects et l'environnement lui-même qui comprend le territoire dans sa

dimension matérielle et avec lui les acteurs qui le constituent. Il existe toute une tradition de

l'urbanisme qui c’est toujours soucié du concept d'environnement. Cela vaut la peine, dans ce

contexte, de relire Gustavo Giovannoni qui dans un essai consacré à l'urbanistique de la

Renaissance définissait celle-ci comme “le grand Art de l'environnement, des masses, des

espaces” et qui encore par rapport au contexte urbain précisait que “chaque plante, chaque forme

de ville est un livre où des artistes et le peuple, des seigneurs et des serviteurs ont écrit des pages

d'histoire franche et indélébile; et l'histoire est vie, et la vie ne se renferme pas dans des formules

brèves et dans de simples diagrammes artificiels”.1

En France et en Italie le débat sur les politiques environnementales en milieu urbain est

devenu très important par rapport aux questions de gestions de l’espace public . L’urbain est

caractérisé par une certaine “porosité” d’après le concept de G. Simondon.2 Cette porosité nous

donne la possibilité de souligner comment “Les politiques environnementales en milieu urbain

sont plus complexe qu’il n’y paraît. Initialement empreintes d’un caractère technique, elles

procèdent dorénavant d’une volonté d’intégration plus globale remettant en cause la forme de la

ville et les modes d’intervention publique, au nom du développement durable. […] les pays à

forte tradition de décentralisation des pouvoirs et de participation des populations, où les

politiques d’environnement sont plus anciennes et privilégient la prévention au traitement du

problème et où les associations environnementales constituent une réelle force de pression,

disposent de conditions généralement plus favorable. Cependant, l’intégration intersectorielle des

objectifs y reste malaisée, notamment dans le domaine des transports. […] Le développement

durable et son application à l’échelle urbaine renvoient à une question plus générale de

gouvernance de ces espaces et de consensus social ; ce qui conduit à un renouveau des politiques

d’environnement urbain”.3

Alors, si l'on entend ainsi cet environnement, auquel on consacre des analyses de genre

différent et dans le contexte de disciplines variées, on ne peut le liquider par une lecture

strictement empirique puisque, ainsi que l'observe à son tour M. Wieviorka : “Les tensions

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causées par la diversité culturelle aussi bien que les exigences ou les demandes identitaires sont, à

bien y regarder, inscrites dans l'espace, ancrées aux territoires, informées et transformées par les

media qui sont, à leur tour, profondément influencés, pour une bonne part, par les identités en

question. […] Quand on s'éloigne d'une position purement idéologique et du débat politique

médiatique, et qu'on examine sereinement la réalité sociale, on découvre comme elle est bien plus

riche, épaisse et diversifiée que ce que n'en disent les controverses trop académiques sur

l'opposition universel/particulier”.4

La richesse de l'articulation qui prend le territoire comme plan principal d'analyse ne réussit

pas cependant à rendre compte de toute une série d'évènements qui ne s'avèrent pas

immédiatement catalogables; premier de tous, le plan des libertés et leurs configurations

actuelles. Il paraît clair que dans ce contexte nous n'engageons aucune approche métaphysique du

problème de la liberté, en préférant en explorer les aspects qui caractérisent les parcours de

libération.

Dans le rapport entre le territoire, ses instances et les processus de subjectivation se

dessinent deux champs: celui de la nécessité et celui de la liberté.

En dépassant une interprétation purement économiste, nous pouvons situer ces deux

concepts dans le cadre de cette transformation du système-monde qui voit le déclin de toute une

série de paramètres qui nous avaient jusqu'à présent permis de reconnaître et de saisir les

différents phénomènes de la réalité. On fait référence pour cela à des questions telles que les

nouveaux antagonismes géopolitiques, les formations néo-identitaires, la répartition injuste des

ressources premières, l'effacement de toute une série de normes et d'institutions qui tendaient à

garantir non seulement la dignité de la vie mais le droit-même à la vie. La nécessité de mettre en

acte des processus de libération entre ainsi en conflit avec une nouvelle configuration de la

misère du monde, une misère qui emploie la logique d'un état d'alerte permanent et qui se révèle

être la racine constitutive des nouvelles peurs. La nécessité de faire face à une incertitude

toujours croissante du vivre au quotidien met en question chaque plan de liberté auquel, en fait,

vient se superposer la logique de la guerre permanente. Cette logique, comme on l'a déjà noté, se

fonde sur l'“état d'exception” et démantèle en fait toute institution qui tend à réaliser et à

configurer des processus de libération aussi bien des peuples que des subjectivités dans leur

appartenance environnementale. Dans Terre-Patrie, E. Morin définit une telle situation comme

“crise universelle du futur” puisque les processus qui ont caractérisé et qui caractérisent la

modernité sont arrivés avec toutes leurs ambivalences à un tournant et qu'ainsi “L’économie

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mondiale semble osciller entre crise et non-crise, dérèglements et re-régulations […] La

croissance économique, depuis le XIX siècle, a été non seulement motrice, mais régulatrice de

l’économie en accroissant la demande en même temps que l’offre. Mais elle a en même temps

détruit irrémédiablement les civilisations rurales, les cultures traditionnelles”.5

Face à cette diffusion progressive de l'incertitude, les nouvelles peurs tendent à fonctionner

comme un dispositif capable de générer des conflits à une échelle différente, des conflits qui

traversent la sphère individuelle comme la sphère sociale. Il est clair que devant une telle

diffusion de menaces de toutes sortes qui précarisent et appauvrissent les existences, les

processus de libération sont relégués aux marges des transformations en cours.

Ici, il faut préciser qu’il est nécessaire de dégager le plan de la liberté de la dogmatique du

nouveau progrès qui radicalise la perception du risque et de l'incertain en ce que P.-A. Taguieff

appelle l’“épistémophobie”. “Quoi qu’il en soit, c’est un fait que l’entrée dans le XXI siècle ne se

fait pas sous le signe de la confiance et de l’espérance longtemps portées et nourries par l’idée de

progrès. La machine folle qui fonce vers le futur provoque l’inquiétude, voire l’angoisse, plutôt

que l’enthousiasme. L’âge d’or n’est plus devant nous. Il n’est pas pour autant derrière nous. Le

retour global en arrière nous est interdit, en même temps que la fuite en avant nous paraît

suicidaire”.6

La vie elle-même tombe, de cette façon, sous le signe du risque. Le risque donc n'est plus

seulement, comme semble le suggérer Taguieff, une perception de chacun, il se révèle au

contraire comme un dispositif qui, manipulé utilement, peut fonctionner comme un épouvantail et

être géré en tant que facteur économique. Ce n'est pas un hasard si la “vulgate” médiatique tend à

multiplier la perception du risque de manière à confier sa résolution et sa réglementation aux

diverses compagnies d'assurance plutôt qu'à l'édification des luxueux quartiers ghetto.

À l'augmentation vertigineuse de l'industrie du risque correspond l'activation de toute une

chaîne d'activités appelées à gérer les craintes causées par l'atomisation sociale. En effet, la

parcellisation des existences réclame un réseau articulé de technologies de surveillance et de

contrôle capables de gouverner le temps-vie dans chacune de ses expressions. Naturellement de

telles technologies ne se réfèrent pas uniquement aux individus mais bien aux contextes socio-

environnementaux dans lesquels les individus agissent. La géographie entière de l'existence est

l'objet des systèmes de contrôle actuels et la diffusion des peurs actuelles s'avère fonctionnelle au

renforcement de ces stratégies.

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La liberté de langage, de mouvement et d'action est soumise à l'empire du risque et à son

économie fructueuse. De façon antinomique, voilà que se produit une combinaison absurde : la

liberté devient la terre promise de tous ceux qui réussiront à gérer l'angoisse et les situations de

risque. De cette façon, la liberté n'est rien d'autre qu'un slogan destiné à couvrir le réseau des

nouvelles contraintes.

Pour Spinoza, la liberté est comprise de la façon suivante: “Je dis libre ce qui existe et agit

par la seule nécessité de sa nature; contraint, au contraire, ce qui est déterminé à exister et à agir

par autrui selon une raison certaine et déterminée”.7

C'est alors que, si nous considérons le contexte environnemental à l'intérieur duquel se

produisent des processus de contraintes et des processus de libération, nous devons nous arrêter

précisément sur cette “nécessité” soulignée par Spinoza.

La liberté est action mais cet agir n'est pas motivé seulement dans le sens de la finalité, il

exprime plutôt la nécessité de produire entre-temps des conditions de vie capables d'être

salutaires, au sens indiqué par Nietzsche, plutôt que dépressives. Dans ce sens-là, l'agir ne peut

qu'être relation et antithétique en tout point du lieu commun qui répand l'image improbable de

l'“individu seul et se suffisant à lui-même”.

Ce n'est pas un hasard si la compréhension de la puissance relationnelle est objet de la

colonisation du système de consommation actuel. L'assomption des relations à l'intérieur des

critères de marchandisation de l'existant constitue un véritable instrument de désintégration de

l'agir social, qui n'est plus ainsi réduit qu'au visage farcesque de l'engrenage productif.

L'élévation du risque au rang de technologie du contrôle se pose de manière antithétique à la

dépense, c'est-à-dire au renforcement des subjectivités dans le cadre de la sphère relationnelle.

Or, l'agir en termes relationnels et donc environnementaux se distingue nettement des

technologies décrites précédemment, puisque l'action de la liberté excède tout horizon purement

productiviste.

À ce propos, il nous semble utile de citer certaines observations de G. Agamben à propos du

concept marxiste de praxis. “Quand le caractère conscient de la praxis sera dégradée – dans

Idéologie allemande – en caractère dérivé et entendu comme conscience pratique,

νουσ πρακτικοσ, rapport immédiat avec le milieu sensible environnant, la volonté déterminée

de façon naturaliste, comme appétit et passion, restera le seul caractère original de la praxis.

L'activité productive de l'homme est, à la base, force vitale, appétit et tension énergique, passion.

L'essence de la praxis, du caractère générique de l'homme, comme être humain et historique, est

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ainsi rétrocédée dans une connotation naturaliste de l'homme comme être naturel. Le continent

original du vivant-homme, du vivant qui produit, est la volonté. La production humaine est

praxis”.8

Mais cette volonté est précisément ce dont il faut se libérer pour dépasser cet horizon au

productivisme accompli qui a asservi chaque fragment de l'existence. L'agir spinozien est dans un

certain sens moins enclin à la métaphysique, en effet, la liberté est conçue comme un devenir sur

le plan d'immanence, pour le dire comme Deleuze.

À la Loi comprenant tout du développement économique actuel, il faut opposer le fait que se

constituent sans arrêt des institutions capables de créer des environnements relationnels où la

libération des corps actualise et fait advenir la transformation du langage et des modalités

d'existence. Transformer le langage signifie modifier l'environnement avec lequel il coïncide.

Environnement-corps de la transformation

Instincts, institutions et affects dessinent ce réseau d'interdépendances qui colonisent les

corps et les territoires en les poussant vers une tension créatrice qui non seulement finit par les

déterminer mais aussi par les reformuler. Ces déterminations environnementales sont les

passions. “Mauvaises passions” et “bonnes passions” selon Spinoza affectent les corps en en

déterminant le bonheur ou la tristesse; de la même manière, nous pouvons voir ces passions écrire

leur action sur l'environnement où elles se produisent.

En relation avec la transformation des scénarios que nous propose de plus en plus un

quotidien caractérisé par la précarité et l'insécurité, U. Fadini souligne la nécessité de s'émanciper

d'une interprétation de la vie trop complexe en tant qu' assujettie uniquement aux exercices de

pouvoir “La recherche de la 'liberté pour' (multipliée!), de la libération en dehors des logiques de

la valorisation du capital peut remettre au centre de l'attention critique la positivité, à laquelle on

ne peut pas renoncer, de l'inclusion du renforcement de la vie-même, contre les pratiques

meurtrières de l'exclusion et du contrôle bio-politique le plus raffiné”.9

L'écriture des passions au sujet de l'environnement amène à considérer ce mouvement

comme une géophilosophie à l'intérieur de laquelle s'intriquent donc les langages des corps et des

territoires.

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La liberté elle-même ne peut qu'être considérée dans ce contexte, c'est-à-dire comme un agir

qui met continuellement en discussion des codes et des comportements homologués ou imposés

comme normes indiscutables et insurmontables.

Pour mieux comprendre le sens de cet agir, il faut partir du fait que corps et territoires sont

des réalités plastiques et hautement performantes. Dans les processus de subjectivation, les corps

modifient, amplifient ou diminuent leur puissance qui ne concerne pas seulement le système des

affects, mais la trame même de la chair. La chair souffre son propre devenir. En ce sens, nous

pouvons redonner pietas à la chair innervée par le sentir qui excède les limites du moi et se

déploie comme plan environnemental des relations.

Le sens de cette souffrance doit être saisi dans l'agir passif qui caractérise le processus des

transformations, donc non pas une fuite panique mais plutôt une disposition à l'accueil d'une

éventualité. La perception même de la liberté ne s'exprime pas en relation avec un processus

rationnel de causalités agies par une volonté supérieure, mais plutôt en fonction d'une limite,

d'une peine qui affaiblit toute possibilité d'expression.

À ce propos, sont particulièrement utiles les intuitions de I. Hacking, qui dans son texte sur

les voyageurs fous élabore le concept de “niche écologique” où les phénomènes, comme les

maladies mentales transitoires, décrivent le sentiment d'un conflit, d'une dépression dont les

causes appartiennent au contexte où elles se développent en marquant les langages et les corps de

qui n'arrive pas à trouver d'autre solution que la négation d'un contexte trop “triste”.10

De la panique à la fuite, de l'exclusion à la précarisation de l'existence, le tout dans un

environnement qui ne cesse de se compliquer en raison des processus en cours. La soustraction

d'environnement, qu'il s'agisse de celui d'origine ou de celui d'accostage est due à un véritable

dispositif de contrôle qui se fonde sur les peurs, sur l'atomisation, sur la perception paranoïaque

de toute extranéité/diversité. Un tel sentiment d'expropriation et d'éloignement progressifs

s'acharne sur les corps qui sont niés par la domination de l'image et de la consommation et donc

affaiblis dans leurs affects. La volonté de faire du territoire un espace périmétré et contraint va

avec l'intention de rabaisser toute capacité de relation et de concaténation. Les agents des peurs

sont le fruit de l'appauvrissement de l'espace relationnel.

Pour le philosophe J.-L. Nancy qui a consacré tant d'attention au problème du corps et des

métamorphoses actuelles, corps et liberté sont inséparables, en effet: “la réalité de la liberté de

celui qui se trouve dépourvu du pouvoir d'agir n'est pas une 'pure disposition intérieure', n'est pas

une simple protestation de l'esprit contre les chaînes du corps. Il s'agit plutôt de l'existence même

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du corps. L'existence du corps est une force libre qui ne disparaît même pas avec la destruction

du corps et qui ne disparaît vraiment que si le rapport entre cette existence et une autre,

destructrice, se détruit lui aussi, en tant que rapport entre existences, devenant un rapport entre

essences dominé par la causalité”.11

Mais cette liberté du corps constitue, en même temps, le plan assiégé par les peurs, le plan

sur lequel s'écrivent les régimes du chantage et de la peine, le plan de la dette inépuisable qui à

chaque instant essaie d'arracher au corps son propre rendu, c'est-à-dire sa tenue affective et

relationnelle. À partir de cette considération, il est alors facile de comprendre comment un tel

chantage finit immédiatement par se produire dans l'environnement et par produire

l'environnement même.

Corps et environnement ne sont pas, en effet, rigidement délimités l'un par rapport à l'autre.

La puissance du corps consiste essentiellement dans sa transaction avec ce qui l'entoure et cette

relation n'est pas l'issue d'un dispositif volontaire du moi mais plutôt un plan chiasmatique

parcouru d'intensités différentes. Ces intensités dessinent l'environnement que nous sommes et la

liberté que nous pouvons exprimer. La peur est le visage ombreux de ce processus. Là où

l'environnement se dispose comme ouverture, la peur isole; il suffit d'observer la force du

parallélisme qui existe entre les soi-disant villes-forteresse et la figure d'un corps enserré par la

panique. Dans les deux cas, la puissance implose et produit un raidissement des normes, du

contrôle, de l'homologation. À juste titre, dans ses travaux sociologiques concernant les questions

des configurations actuelles des systèmes de contrôle, S. Palier remarque comme “le sentiment

d'insécurité qui semble se répandre comme un élément central de la culture de masse

homologuante à l'échelle locale et globale se confond et se nourrit de toute sorte de peur et

d'insécurité mais tend à s'exprimer plus facilement en tant qu'insécurité attribuée à la criminalité

(aussi parce que c'est la réponse la plus médiatisée). […] L'attribution des responsabilités de la

peur aux sujets indésirables est indiscutablement un geste de redéfinition de l'ordre social qui

criminalise l'exclu quand il n'aspire pas carrément à son élimination tout court ”.12

La liberté des corps est écrite par la dimension relationnelle de la chair, par le fait qu'elle est,

dans sa matérialité, l'environnement où se produisent les transformations.

La liberté ne peut pas faire abstraction de la condition matérielle des corps et doit donc se

confronter à leur souffrance concrète qui se réalise à son tour dans un environnement où les

choses arrivent non pas par la volonté d'un obscur démiurge mais par des enchaînements

d'évènements.

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Les instincts, les sensations, la croissance et le dépérissement des corps ne concernent pas

seulement l'écriture de notre code génétique; le devenir conjugue, au-delà de tout cela, les

passions qui marquent les corps et donnent consistance à la vie. La plasticité des corps est mue

par le système des passions et la liberté possible peut donc s'exprimer dans une augmentation de

bonheur, là où nous entendons par bonheur l'ouverture vers un environnement qui exalte forces et

désirs plutôt que de les déprimer. Pour cette raison, toute liberté n'est jamais donnée mais est

plutôt le parcours d'une recherche constante d'espaces et de situations qui se construisent dans la

dimension relationnelle.

Arrivés à ce point, nous voyons clairement la contradiction qui caractérise le plus notre

temps: jamais l'humanité n'a été si proche de la possibilité de s'émanciper des besoins primaires

et, en même temps, elle n'a jamais envisagé de subjuguer et d'éliminer la part la plus consistante

d'elle-même en l'excluant même des formes les plus élémentaires de survie, comme le souligne I.

Illic dans son La perte des sens. 13

La liberté du besoin se dessine alors comme une lutte pour le droit à l'existence qui est nié au

plus grand nombre. Toutefois, même la part de la population qui se sent sauvegardée se trouve

dans la “triste” condition de la dégradation de la puissance de vie car le citoyen-consommateur

n'est pas un habitant d'espaces libres mais un automate pris dans l'engrenage de la

marchandisation totale.

La “modernité liquide” analysée par Z. Bauman qui souligne le passage d'un capitalisme

lourd (fordiste) et donc territorialisé à un capitalisme léger et par conséquence dégagé du lien

avec le territoire, ne tient pas compte d'une nouvelle forme de territorialisation contrainte

inhérente précisément aux migrants dont les flux sont déterminés par les exigences d'un capital

qui déplace hommes et marchandises (comme d'ailleurs, cela a toujours été le cas) de façon de

plus en plus accélérée. Le capitalisme des “non lieux” intensifie non seulement la production de

territoires virtuels, mais aussi la création d'espaces réduits à la norme et colonisés par des

standards de vie de plus en plus violents et contraignants. Toutefois, celles-ci, qui sont les lignes

de tendance en acte, n'impliquent pas la disparition du modèle fordiste, comme nous le savons,

vis-à-vis d'une transformation subsistent dans ses plis les héritages du passé. D'ailleurs, la survie

non seulement du modèle fordiste, mais aussi de systèmes de production bien plus archaïques, se

conjugue avec les exigences de la globalisation à l'intérieur de laquelle se déclinent les situations

productives et de travail les plus diversifiées en raison des profits que chacune est en mesure

d'assurer.

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La capacité révolutionnaire du capital s'est toujours exprimée et continue à s'exprimer dans

l'invention d'environnements capables de gouverner le système des relations. Le point sur lequel

l'analyse de Bauman apparaît particulièrement fragile est celui où il propose encore le dualisme

nature-culture, il affirme par exemple que: “L'histoire du système économique fondé sur la

consommation est l'histoire de la désagrégation et de l'élimination de tous les obstacles “solides”

qui limitent le libre envol d'imagination et réduisent le 'principe de plaisir' à la dimension dictée

par le 'principe de réalité'”.14

Et pourtant, si on regarde bien, ce processus de “liquéfaction” du réel s'avère de plus en plus

matériel, non seulement par rapport à l'assujettissement des styles de vie à l'égard des standards

proposés, mais aussi et surtout en relation avec un quotidien complètement colonisé dans chaque

fragment de son propre temps et de ses propres expériences. La matérialité des corps apparaît

ainsi contrainte à résister dans la souffrance effective et dans le sacrifice qui inspire – et ce n'est

pas un hasard – la matrice culturelle de notre temps. Jouissance et sacrifice apparaissent comme

les deux faces d'une même médaille qui en essayant de dématérialiser la vie prêchent le système

de la “dette infinie”.

L'esclave de notre présent n'a plus de chaînes aux chevilles ou aux poignets mais il a

hypothéqué toute son existence entre emprunts, assurances et autres formes d'assistance

improbable. Sa dette s'éteint, comme pour l'ancien esclave, avec sa vie et celle de sa progéniture.

Le système monde, selon l'analyse d'I. Wallerstein, connaît de profonds bouleversements qui

touchent non seulement les différentes formes de revenu mais aussi les droits qui, dans le monde

développé, étaient considérés comme acquis. La fin d'un certain optimisme à l'égard de la

tendance du développement qui avait caractérisé les décennies précédentes laisse dorénavant la

place à “un pessimisme sur les perspectives à long terme autant qu'à une profonde incertitude et à

une crainte persistante. […] La peur qui se répand maintenant est beaucoup moins tangible; c'est

la peur que la situation ne soit en train de péricliter et que rien ne soit fait, ou ne puisse être fait,

pour arrêter la chute. Ce genre de peur mène à un comportement beaucoup plus étrange et

beaucoup moins contrôlable”.15

Les “passions tristes” dominent cette époque de transformation. Même l'art de la fuite qui

avait caractérisé plusieurs décennies du siècle précédent semblent être en question. Ce n'est pas

un hasard si tous les systèmes législatifs des pays les plus riches ont reformulé le corps de leurs

lois en relation aux différentes formes de nomadisme, qu'elles concernent les migrants, les

vagabonds ou les formes actuelles de folie qui dénoncent l'incompatibilité avec l'ordre donné.

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L'acharnement avec lequel on tend à poursuivre le nomadisme met en évidence la peur la

plus profonde de notre temps, celle de l'égarement de sens. Pour cela, la périmétration des

territoires, les nouveaux concepts de frontière et d'appartenance sont appelés à fonctionner

comme un obscur superviseur des dynamiques environnementales. La conséquence la plus

immédiate que nous pouvons saisir au sujet de ce processus concerne la médicalisation des

comportements plus ou moins déviants. Et si d'un côté l'importance que prennent les industries

pharmaceutiques face à un système sanitaire de plus en plus réduit est certaine que ce soit en

termes de ressources ou en termes de capacité, de l'autre côté existe un versant non moins

important qui concerne les nouvelles technologies du contrôle visant à affaiblir toute instance de

désir qui ne soit pas normalisé et à détruire, dans les processus sociaux, toute intention de

libération.

Nomadisme et liberté partagent une condition commune, celle de la mise en discussion du

statu quo. L'histoire de l'Occident qui naît avec le voyage “insensé” d'Ulysse nous parle

précisément du lien ambigu avec l'environnement: les traditions et les racines sont appelées à se

confronter à la tension vers la découverte de nouveaux territoires et d'autres affects.

Ulysse sacrifie, en raison de cette tension, tout son environnement, la famille, la maison, les

copains. Même son retour à Ithaque n'est que la énième étape de son errance infinie. Dans notre

présent, Ulysse ne jouerait plus le rôle de l'étranger parfois bien accueilli et d'autres fois en

danger, il serait exclusivement un rejeté, sujet à la loi de la “tolérance zéro”.

Nous sommes tous potentiellement des rejetés, des obscurs fantômes de ce mythologème qui

en déclinant la thèse des peurs métropolitaines ne fait que nous éloigner de nous-même en nous

appelant à combattre notre double: l'étranger. Nous sommes toutefois des créateurs infatigables

d'environnements dont les langages, comme l'enseignait W. Burroughs, sont des virus.16

L'épidémie de la peur

Liberté et peur sont deux plans qui devraient être toujours considérés dans l'ensemble des

relations qui les constituent. Si nous partons du présupposé que chaque environnement possède

un climat qui lui est propre, voilà que nous commençons à repérer le réseau des signes, des

langages et des parcours qui affectent inévitablement les processus de subjectivation qui s'y

accomplissent.

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L'environnement n'est jamais neutre, la stratification de tous les éléments qui le composent

finit par déterminer un plan de contamination auquel on est appelé à se confronter. Non

seulement un environnement n'est jamais neutre, mais il n’est jamais statique non plus. Il

convient d’insister sur cette conception non statique et non neutre car plusieurs interprétations ont

tendu à représenter l'environnement comme une sorte de scénographie immobile au-delà de

laquelle se produisaient les évènements. En soulignant le lien intrinsèque que constitue le rapport

entre corps et territoires, voilà que nous parvenons à une lecture plus articulée, dans laquelle

l'environnement se déploie soit comme agent, soit comme agi et donc comme plan charnel

producteur d'évènements. C'est cela la dimension relationnelle entre existence et territoire capable

pour autant d'être constitutive de transformations et d'institutions. Il s'agit, en résumé, d'en

rechercher la puissance de vie.

Ce que nous ferons en interrogeant est la performativité de l'environnement au temps des

peurs diffuses et endémiques.

Une telle approche fut déjà développée par les futuristes et particulièrement par des peintres

comme Boccioni e Carra. Au début du 20ème siècle, l'art, le genre narratif ont contribué à affirmer

une conception de l'environnement, et précisément de l'environnement urbain, comme plan

générateur de forces. Comme le suggère N. Blumenkranz “La ville est comme l’enveloppe

charnel et palpitant de ses habitants. Sans être une subjectivité, l'individu est cependant loin

d’être réifié ici: il est une cellule vivante au sein d'un vaste organisme composé d'un agrégat

d'autres cellules vivantes. L'anéantissement du moi opérée par la ville ne provoque aucune

inquiétude chez les Futuristes: ils sont au contraire convaincus de leur immanence à la ville”.17

À partir des avant-garde artistiques du siècle dernier, la conception d'un environnement

comme plan de processus s'est affirmé de plus en plus mais, récemment, l'allure même de ce

processus est perçue comme dangereuse. Pour cela, les technologies du contrôle sont appelées à

affronter les processus de transformation en se dotant d'une plasticité semblable à celle des forces

auxquelles elles se confrontent.

Or, dans la dialectique qui se développe entre le tissu des stratifications et les processus de

transformation, la peur s'insinue comme facteur dominant dû à l'incertitude et à l'insécurité des

identités des rôles et des fonctions que les réalités actuelles déterminent. La peur constitue le

double obscur du temps de la marchandisation totale, et comme il est facile de le remarquer, la

peur constitue un facteur de contrôle paranoïaque qui affaiblit et prive de puissance les processus

de libération. Notre temps se dessine comme une dimension panique qui même en changeant sans

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arrêt ses acteurs maintient fermement sa propre condition de chantage. En d'autres termes, même

si les facteurs qui déchaînent les peurs de notre quotidien se modifient, ce qui reste inaltéré est

l'horizon de risque et de péril qui affecte la vie. À juste titre, C. Marazzi remarque, en se référant

à la désarticulation du langage dans la société post-fordiste, que “dans le contexte post-fordiste où

le langage est devenu, sous tous rapports, un instrument de production de marchandises et donc la

condition matérielle de notre vie elle-même, la perte de la faculté de parler, de la 'capacité de

langage', signifie perte d'appartenance au monde en tant que tel, perte de ce qui unit le grand

nombre qui constitue la communauté”.18

Panique, désarticulation du langage et perte de monde rendent l'environnement assujetti à la

pauvreté, une pauvreté matérielle et existentielle. Le langage de la peur se révèle en ce sens

comme le langage de la domination. Il faut donc révolutionner le langage pour redonner force à la

puissance vitale des corps et du territoire. Cela signifie inventer des mots nouveaux, des concepts

nouveaux, d'autres significations qui ne soient pas usées par le lieu commun qui nous destine à

survivre dans un horizon donné dépourvu de tout bonheur et de tout espoir. En effet, les pratiques

envahissantes de la consommation sont devenues désormais des systèmes de la “consommation

de vie” , attelées à l'empire du chantage et de la peur.

Les environnements de notre temps sont saturés de ces craintes, qu'elles soient médiatiques,

réelles, occasionnelles ou autres, car le syndrome de l'incertitude est constitutif d'un modèle de

développement qui peut fonder sur lui les raisons des formes d'exploitation connues.

À partir d'une telle réflexion, il apparaît clairement que le concept même de liberté doit être

aujourd'hui radicalement repensé. Encore une fois, il peut être utile, pour comprendre ce que nous

venons de décrire, de faire appel à l'analyse du territoire et des nouvelles modalités de

gouvernement dont il est l'objet. Dans son texte, intitulé Ecology of Fear M. Davis, se référant

aux transformations de Los Angeles, souligne que les: “quartiers du contrôle social (QCS) qui

fusionnent les sanctions du code pénal et civil avec la planification du territoire de façon à créer

ce que M. Foucault aurait sans doute reconnu comme stade ultérieur de l'évolution de l' 'ordre

disciplinaire' de la ville moderne. En poussant comme de mauvaises herbes dans un terrain vague

constitutionnel, les quartiers du contrôle social peuvent être distingués selon leur modalité

juridique spécifique d'imposer une 'discipline' spatiale. Les quartiers de diminution protégés

aujourd'hui contre les graffiti et la prostitution dans les zones de Los Angeles et West Hollywood

marqués par des pancartes ont élargi les pouvoirs traditionnels d'intervention de la police sur les

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infractions (la source légale de financement de tout le plan régulateur), de la fabrique nocive au

comportement nocif”.19

Il est intéressant de s'arrêter sur cette notion de “comportement nocif” qui nous permet de

revenir sur les considérations, développées précédemment, au sujet de l'environnement et des

tensions qui l'agitent.

Une telle évolution de l'ordre disciplinaire amène avec elle tout un appareil paranoïaque qui

élève le principe du suspect à une norme de vie, une telle norme, on ne l'exerce pas seulement en

fonction de l'autre, mais aussi et peut-être surtout en fonction de soi-même, en nous contraignant

à devenir nos propres contrôleurs. La “privatopie” analysée par Mc Kenzie accompagne et reflète

ce gouvernement des peurs métropolitaines qui permet d'activer de nouveaux dispositifs policiers

et sécuritaires.20

Face à un tel paradigme, le développement de véritables pathologies sociales ne peut pas

étonner. La coercition des comportements, le rabaissement des instances de libération ont comme

issue la prolifération des passions tristes.

La dépression des corps va avec la périmétration obsessionnelle des territoires et le contrôle

social des environnements.

Nous sommes entrés dans l'aire de la Terreur virtuelle où la domination des corps et des

territoires manifeste une intention d'omnipotence perverse d'un capital qui s'est émancipé de toute

norme qui ne soit pas celle de la reproduction vertigineuse et de la légitimation de lui-même.

Le capitalisme éversif de notre présent nécessite tout un appareil d'intercesseurs appelés à

dominer la vie elle-même et à faire du territoire une cartographie militaire sur laquelle jouer des

conflits utiles exclusivement à son auto- perpétuation.

Le désir de liberté est pour cela appelé à faire les comptes avec cette force mythologique et

omniprésente dont est parsemé chaque pas de notre quotidien.

Selon les analyses de Ph. Robert et M.-L. Pottier, “Des mutations de nos conditions de vie

ont ruiné les capacités de surveillance du particulier sur son espace privé. L’éclatement de la

socialité en une multitude de réseaux s'inscrit désormais dans l'espace: on habite à un endroit, on

travaille dans un autre, on se distrait dans un autre encore. C'est le zonage urbain mise en œuvre

lors des vagues massives de construction des années soixante”.21

La fragmentation du environnement social et l'atomisation des relations humaines

constituent le terrain sur lequel poussent les peurs, plus ou moins fondées de notre vivre présent

qui est en substance solitaire et paranoïaque.

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Avec l'augmentation de l'acuité des peurs et des dangers et avec la crainte grandissante qui

se réfère à sa propre situation sociale et identitaire, l'horizon même des processus de libération est

égaré en fonction d'un effort tendant de plus en plus à parvenir à la pleine adhésion, à l'adaptation

aux standards proposés, sinon que ces mêmes standards, à cause de la réalité à laquelle ils se

réfèrent sont eux-mêmes extrêmement changeants et labiles.

L'angoisse de la compatibilité constitue le paradigme fondateur de l’actuelle situation.

L'humanité endettée et faible de notre temps se trouve dans un déficit constant d'adaptation. Mais,

comme l'enseigne le savoir des Stoïciens, on ne peut jamais atteindre le mythe et la liberté

consiste dans la capacité de savoir en détourner le regard.

Revenir à l'essentiel signifie se réapproprier un processus de libération à la base duquel il y a

une question radicale: que me faut-il vraiment ?

Cette question sort-elle complètement de toute métaphysique puisqu'elle se situe dans l'“ici

et maintenant” et implique-t-elle une considération attentive et affective de l'état des choses

auquel nous appartenons?

À partir d'une telle considération, nous pouvons en revenir à considérer la liberté comme un

plan “virtuel” que l'on peut constituer à partir d'une reconsidération des passions fortes et donc de

la puissance qui est toujours et uniquement puissance des corps.

Nous disons virtuel le plan de la liberté parce qu'il est “en puissance”, c'est-à-dire demande

une volonté révolutionnaire pour être saisi. En aucun cas, les processus de subjectivation ne

peuvent éluder la condition matérielle dans laquelle ils se trouvent, toutefois, ils peuvent la

considérer autrement que comme un horizon donné et partir d'elle pour en postuler un autre. Une

telle attitude tient à la créativité qui est la racine originelle de toute liberté.

Un tel parcours arrive encore une fois, et arrive précisément dans un espace qui est en même

temps langage. L'espace-langage est, comme on l' a martelé plusieurs fois, “chiasme”, c'est-à-dire

relation de vie en toutes ses configurations.

À l'homologation des espaces poursuivie par les techniques sans souffle du contrôle sadique,

s'oppose la capacité inventive du glissement de langage. En d'autres termes, au moi dilaté et

simulacre qui alimente les techniques de domination s'opposent des moi qui sont “des sujets

larvaires”22 dont parlait Deleuze, qui se libère dans toute une série d'instances qui désarticulent la

dogmatique de la langue majeure. Le “sujet larvaire” se soustrait à la prise tyrannique du

narcissisme dominant, il devient un dispositif de soustraction nomade capable de créer d'autres

espaces, de nouveaux territoires.

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Dans le territoire, un tel processus se développe dans le cadre des relations et des

contaminations qui réussissent à dépasser les barrières des dites cultures et font parler les corps,

les affects et les langages de transmission qu'ils développent en venant en contact les uns avec les

autres. Au-delà, de la monade et du monde de la terreur, l'espace urbain dorénavant ne se pose

plus (et plus seulement) comme un espace de police mais comme un espace de libération dans

lequel les corps et les langages se modifient dans la rencontre nécessaire de l'un avec l'autre, non

pas pour développer uniquement une forme de salut, mais pour participer à un processus de

libération autrement nié. C'est ce qui arrive, très banalement et brutalement dans le langage et

dans la vie de la rue; ce sont des horizons que le langage médiatique nous présente au contraire

comme un scénario pauvre et affecté, tendant à en conjurer la dimension matérielle.

Dans son étude déjà citée sur la fuite, I. Hacking se demande à juste titre si ce ne serait pas le

cas de repenser la diffusion de toute une série de pathologies diversement médicalisées ou

pénalisées comme “un aspect de l'arsenal médico-légal pour le soutien duquel la médecine et la

justice conspirent dans la définition et le contrôle de l'élément criminel, sans tenir aucun compte

de la pauvreté chronique comme facteur crucial du comportement criminel”.23

Le moment est donc arrivé de réorganiser la “boîte à outils” en pensant que l'environnement

est un plan complexe analysable dans ses articulations mais qui de toute façon se soustrait

toujours à toute “description définitive”.

2. PEURS ET PANIQUE : LE CORPS COMME EXCEDENT

La panique réapparaît comme un virus endémique des sociétés actuelles après avoir été

longtemps le visage obscur du mythe grec. La transformation de la panique d'expérience rituelle

en expression pathologique du vivre au quotidien demande alors une réflexion attentive.

Le caractère originaire du dieu Pan résidait essentiellement dans son être erratique. La nature

et donc l'environnement dans toutes ses expressions contradictoires sont son domaine: nous

sommes en présence d'une force multiple, en même temps salvatrice et nuisible.

Dans les Bacchantes de Euripide, Pan n'est pas honoré par les lois de la polis et il se venge

en semant la ruine. Mais le bouleversement panique n'est pas uniquement un bouleversement de

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la loi. En analysant la trame du mythe et de la tragédie, nous y apercevons quelque chose de plus

inquiétant, la destruction du lien familial et la dissolution des tabous. Le corps fait irruption sur la

scène en tant que medium de cette métamorphose. Les femmes qui suivent, possédées, le cortège

du dieu, “de l'étranger aux formes féminines”24, ont enfreint le cadre des rôles parentaux, elles

s'acharnent ainsi de façon indiscriminée sur les maris et sur les enfants.

Le corps panique révèle un excédent et cet excédent met en discussion rôles et conventions,

libère et assainit le corps blessé. En ce cas, nous devons insister avec les Grecs que nous sommes

en train de parler du corps propre et non pas du soma réduit à son élément charnel .22

Mais qu'entend-on par excédent du corps ? Et en quoi cet excédent entre-t-il en conflit avec

la naissance de la polis?

Ce n'est pas un hasard si la compréhension d'un tel conflit traverse de façon privilégiée le

corps féminin et le déchire dans des directions apparemment antithétiques: aux corps-délire des

Bacchantes correspond le corps en armes, le corps-artifice d'Athéna. C' est la carte de la polis: les

corps de l'assujettissement et le corps de la technique appelé à se faire nomos dans la figure de la

déesse née en armes de la tête de son père. 25

Loin de représenter une opposition entre naturel et artificiel, cette dichotomie nous amène à

considérer l'environnement dans sa nature multiple et contradictoire dès l'origine de la fixation

urbaine. La loi de la polis pour s'affirmer ne peut pas se passer de la confrontation avec les forces

qu'elle entend assujettir. Le corps féminin apparaît en premier lieu comme le corps sacrifié,

comme le plan d'expérimentation de toute forme d'assujettissement, qu'il soit normatif, parental et

social ou qu'il soit technique.

Le corps des femmes est appelé à se territorialiser et l'unique forme de fuite qui lui est

concédée est circonscrite dans la forme du rite. Le même délire panique doit pour cela être

normalisé à l'intérieur de l' initiation des rituels des mystères. 26

Les divinités erratiques, nomades le plus souvent d'origine asiatique sont condamnées à

changer de signe, à renoncer à leur propre puissance en fonction du nomos de la polis naissante.

Errance, liberté des espaces nous apparaissent alors spéculaires aux libertés d'expression des

corps. Hier comme aujourd'hui, la liberté des corps ne peut pas faire abstraction de la liberté des

territoires. Ce n'est pas un hasard si nous parlons de territoire et non pas de nature ou de paysage

car on entend souligner le devenir de l'environnement et non pas un statut originaire présumé de

pureté perdue. L'environnement a toujours été une techno-nature en constante métamorphose. En

relation à cela, c'est-à-dire aux “âges du corps” de Benjamin, U. Fadini relève que: “l'organisation

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d'un nouveau 'corps' qui sort de la 'peau' de l'individu défini, fixé, pour se détendre, conscient de

sa propre 'constitution', dans le règne de l'artificiel, du flux informationnel, pourra enfin résoudre

la logique/métaphysique identitaire 'paranoïaque', en libérant une compréhension de la

subjectivation en tant que processus, en tant que 'rapport de rapports' en transformation

continuelle, capable de dessiner de nouvelles modalités et de nouveaux styles d'existence”. 27

Le corps-panique n'est pas pour cela un symptôme mais il est justement un “style”, selon la

lecture deleuzienne, une modalité d'exister qui nous permet de saisir tout ce qui, comme disait

Spinoza, est “mauvais” pour nous. 28

“Mauvaises” sont les passions qui diminuent la puissance du devenir propre des corps.

Le corps panique est donc le lieu d'un conflit non assaini, il est le langage symptomatique de

la rage et de la révolte dont la charge en arrive même à se retourner contre lui.

Mais depuis la panique dont les Grecs ont eu une telle intuition, jusqu' à aujourd'hui, qu'est-

ce qui a changé ?

L'annonce désespérée de Nietzsche qui déclarait “Le grand Pan est mort”, ne pouvait pas

prévoir que le dieu serait revenu sous la dépouille d'une épidémie endémique du temps de la

marchandisation totale.

Le grand Pan hante notre monde urbanisé. Les rites de notre quotidien asservi à la norme de

la consommation et de l'effacement de la puissance des corps cherchent à en nier la présence,

mais la panique n'a pas quitté notre environnement et sa force niée s'est transformée en maladie,

en malaise social, en conflits qui à plusieurs niveaux envahissent notre temps et qui se dessinent

éminemment comme des conflits d'intensité différente, mais toujours et en tout cas concernant

l'urbain dans ses tracés matériels et symboliques, comme en témoigne l'histoire récente.

Dans les analyses de I. Illich, ce processus est analysé ainsi: “L'exercice du contrôle social

mis au service du plan devient la tâche des spécialistes. L'idéologue remplace le juriste.

L'éducateur façonne l'individu à être dressé et redressé tout au long de son existence.[…]

L'homme est un être fragile. Il naît dans le langage, il vit dans le Droit et meurt dans le mythe.

Soumis à un changement démesuré, l'homme perd sa qualité d'homme”. 29

Dans le court-circuit repéré par Illich, ce qui apparaît peut-être le plus sacrifié se trouve dans

la relation et dans la trame charnelle corps-environnement dont les normes soustraient, à travers

l'éducation, la punition et la médicalisation, toute tentative d'émancipation et de libération.

Pan devient alors une maladie avec sa propre variété taxonomique présumée à traiter

pharmacologiquement et normativement.

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Dans le paradigme foucaultien, les corps ont une possibilité de soustraction, ils sont capables

d'activer “l'élément fuyant”30 mais Foucault nous montre en cela la persistance d'un héritage

illuministe qui dans le binôme “savoir-pouvoir” trouve encore des instances de solution. Il

apparaît maintenant nécessaire de comprendre comment le gouvernement des complexités

actuelles n'introduit pas tellement des stratégies ciblées mais plutôt des techniques de négation et

de dématérialisation qui livrent l'environnement à un horizon que P. Virilio a défini, à juste titre,

“de la disparition”.

La panique a perdu tout halo mythique pour se transformer en plan d'assujettissement auquel

tout langage est nié; et s'il est vrai, comme l'affirme Illich, que l'homme naît du langage, alors

c'est vers le langage “mineur” de la panique que nous devons tourner notre attention.

Le silence des femmes au “temps de la pauvreté” n'est pas sans signification. Les corps des

femmes et des jeunes hommes ont étés les premiers à marquer cette transformation. En effet, le

corps panique est témoin d'une indicibilité qui affecte la chair en la rendant témoin du malaise.

Qu'ensuite ces corps soient définis “hystériques”, “convulsifs” et en définitive “malades” n'est

qu'une échappatoire visant à détourner le regard de ce qui arrive. La vie dans les contextes

hyperurbanisés, auxquels nous appartenons, apparaît complètement colonisée. La colonisation

des existences procède de l'assujettissement des corps et du territoire et a recours à des pratiques

“éducatives” et dissuasives. Les systèmes d'éducation récents tendent de plus en plus à forger

“l'individu moyen” animé par des espoirs d'adaptation et en mesure de dissoudre dès son plus

jeune âge tout élan créatif. Plutôt que d'un savoir nié, il s'agit davantage de la mise en œuvre de

pratiques normatives tendant à gouverner toute manifestation d'altérité. Le premier étranger qu'il

faut éliminer n'est autre que notre corps lui-même. C'est la raison pour laquelle la panique est

revenue se répandre dans notre temps tel un virus.

Le grand Pan est devenu un virus

La première caractéristique de l'attaque panique consiste dans son surgissement impromptu.

Pan raidit les membres, accélère les battements cardiaques, bloque la respiration; Pan annonce la

mort. Dans la taxonomie médicale et dans le catalogage des symptômes, l'attaque de panique

semble répondre à toute une série de caractéristiques qui dès le siècle dernier ont été identifiées

comme des symptômes typiques du corps hystérique qui, incapable de parler, et donc aphasique,

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déplace son propre langage sur la géographie du corps. Sur la base de cette lecture, sous plusieurs

aspects encore aujourd'hui en vigueur, le langage corporel de Pan n'était pas et n'est pas digne

d'intérêt car il ne serait rien d'autre que le glissement vers une dimension régressée et donc peu

noble vis-à-vis du langage dominant. Les techniques psychanalytiques, comme on le sait, invitent

à ne pas “agir”, pendant la thérapie, le corps. Mais le corps non agi est aussi un corps nié.

Liquider le corps en fonction de la prééminence de la grammaire majeure qui constitue la

technique psychanalytique signifie en ignorer le poids avec l'intention de le discipliner.

La panique est le déchaînement du conflit qui déploie ainsi un environnement propre, la

géographie du corps panique dessine un territoire de révolte qui nous contraint à regarder de

façon différente les pratiques du quotidien. En outre, le déchaînement panique constitue une

“affection” qui met en crise toute “bonne éducation”.

Voilà qu'alors le déchaînement de la panique, dans des proportions de plus en plus

importantes qui dépassent les clivages sociaux et les cultures de provenance, demande une

attitude différente.

En premier lieu, la panique n'est en rien l'expression d'une nostalgie de la perte d'un

improbable “état de nature originaire”. La panique est immanente au plan même de existence

actuelle. Le glissement de la parole à la chair est indice d'une transformation violente qui se

produit dans le passage du système des affects à celui de la consommation. Ce n'est pas un hasard

si l'investissement le plus célébré en absolu de notre temps concerne l'univers des marchandises

et si notre corps est traité sous le même angle. La possession vorace des choses procède du même

mouvement que la spoliation de l'existence de tout autre désir.

Le corps panique, ainsi que la panique collective sont donc des formes de protestation, une

protestation aphasique qui circonscrit les possibilités de fuite. La fuite panique est sans accostage,

c'est une révolte contre l'état présent des choses.

À la “liberté” présumée de l'individu tant célébrée par le développement récent du capital

mondial, fait pendant l'appauvrissement radical des processus de subjectivation contraints à

s'orienter vers le modèle unique du “citoyen consommateur”. Au sujet de cette dynamique, Z.

Bauman a opportunément observé que “la liberté de consommation, malgré l'applicabilité

universelle qui en principe lui appartient, reste dans la pratique un privilège et une distinction.

Dans une société composée de consommateurs, elle n'est peut-être pas une nécessité logique mais

semble être une inévitabilité pratique. Pour utiliser la liberté de consommation comme principal

instrument de contrôle et d'intégration sociale le système “tardo-capitaliste” a évidemment besoin

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d'opposer la liberté à son contraire, l'oppression, non seulement pour pouvoir pactiser avec les

inévitables effets collatéraux de la rivalité symbolique entre consommateurs mais, aussi et

surtout, pour la valeur symbolique de la différence”. 31

La diffusion de la panique est spéculaire à la diffusion des nouvelles formes d'oppression. Le

sentiment d'inadaptation, d'insécurité, d'obsolescence alimente la crise des langages dominants et

parmi eux même la crise du langage commun dont les significations ne font que souligner le

régime décrit ci-dessus.

La panique nous assaillit à cause d'une négation et d' une violence subies dont on n'est pas

conscient, le plus souvent. À l'aphasie panique ne tarde à répondre l'industrie pharmaceutique et

médiatique, la médicalisation du malaise et sa ségrégation ont pris place parmi les activités les

plus florissantes de l'économie mondiale.

Toutefois, il serait erroné de ne penser à la panique que comme au signal d'une peur diffuse.

La nécessaire désarticulation de la langue majeure comporte aussi une mise en crise radicale des

rituels du quotidien: horaires de travail, courses, maison, télévision, fitness, café, rues, grands

magasins, tout chute dans une vertigineuse perte de sens.

Voilà alors que, il parait opportun de parler, plus que d'une fuite, de l'explosion des

significations traditionnelles auxquelles corps et territoires paraissaient condamnés. Au

bouleversement du sentir corporel correspond en effet un bouleversement d'expression de

l'environnement.

Le panorama quotidien devient désuet et le corps, étranger. Nous pouvons lire dans cette

explosion d'affects et de significations la libération d'une force, canalisée sinon vers le devoir-

être. C'est cela le nomadisme des langues mineures et étrangères dont les corps sont, de toute

façon, expression; en d'autres termes, expression d'une altérité que l'on ne peut pas supprimer. La

manie, sacrée aux Grecs, est une possibilité, le déchirement violent d'un horizon fermé: pour cela

plus qu'en interpréter le sens en termes de maladie il faudrait en relever la force, le surgissement

de nécessités longtemps réprimées. En ce sens, tout le corollaire de solitudes, atomisations,

dégradations et exclusions peut être assumé de façon différente.

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Environnements du risque

La panique s'éveille au cœur des environnements qui ne sont jamais fortuits. La première

observation dont il faut partir concerne l'enchaînement de la panique avec le contexte territorial.

Au-delà de toute liquidation trop facile et expéditive du problème, nous devons considérer le plan

d'une complexité urbaine en transformation tumultueuse, un plan où sont appelées à se confronter

des identités plus ou moins précaires, des conditions de vie, des structures et des équipements

souvent dégradés et des interventions de sécurité quand ce n'est pas de police.

La territorialisation du risque, l'élévation des seuils de malaise soulignent la désarticulation

du tissu urbain. Ce n'est pas un hasard si le processus urbain procède de moins en moins par

planification globale mais plutôt par des interventions épisodiques et localisées. La vision

d'ensemble n'est plus compatible avec le développement de mégalopoles et ce qui devient ainsi

urgent est la mise en œuvre de technologies de rétention face à une prolifération diversifiée des

conflits.

La colonisation des espaces urbains procède par systèmes de “sièges transitoires”. Les lieux

de rencontre, qu'il s'agisse de coins de rue, couloirs d’hypermarchés, entrées de cinéma ou

discothèques assument la fonction de tesselles de fixation, la répartition du territoire finit ainsi

par définir des espaces relationnels destinés à remplir la fonction de l'accueil. Mais cet accueil

n'est pas escompté en soi, ni pacifié. La recherche d'une définition d'identité se reflète sur le

territoire qui doit être dans un certain sens redessiné et réinventé pour ne pas s'avérer trop

éloignant. Et, si d'un côté il est vrai comme l'affirme U. Beck, que désormais notre vie est déliée

de l'appartenance stricte aux lieux, il est pourtant vrai aussi que dans les lieux de transit relations

et signes territoriaux se redéfinissent. “La multilocalisation, la transnationalité de la biographie, la

globalisation de sa propre vie constituent une cause ultérieure de l'érosion de la souveraineté de

l'Etat national et de l'obsolescence d'une sociologie nationale-étatique: le lien de lieu et de

communauté ou société se dissout. La glocalisation de la biographie se réalise à l'enseigne de la

transformation et du choix des lieux”. 32

La “glocalisation” reste toutefois une possibilité sélective, ou mieux encore un libre choix

pour quelques uns et un choix obligé pour d'autres; c'est pourquoi l'environnement produit de

nouveaux seuils de risques causés par le déracinement forcé, par l'insertion précaire, par la mise

en relation de codes comportementaux différents.

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Le problème de la sécurité par rapport à un contexte assiégé par la vitesse des

transformations constitue le terrain politique et médiatique de l'actuelle transformation des

pouvoirs. C'est pourquoi, les pouvoirs doivent assumer une sorte de capacité “théatrique” , c'est-

à-dire qu'ils doivent être en mesure de développer une continuelle mise en scène de la gestion des

conflits en place. En effet, si nous observons la force des éléments symboliques de notre temps,

nous noterons comme ceux-ci sont tous attenants à la géographie de l'urbain. L'attaque des Twin

Towers s'insère dans ce contexte. La “mise en scène” du conflit opère dans différentes directions

qui sont cependant toutes spéculaires à l'affirmation du langage dominant. La puissance

technique, économique, sociale se cristallise, comme d'ailleurs l'avaient déjà remarqué les

futuristes, dans les édifices qui définissent le plus l'identité rongée des métropoles.

Paradoxalement l'attaque des symboles de la domination leur redonne un prestige perdu, une

valeur et une signification d'acteurs qui arrive à vivifier le sentiment d'une appartenance devenue

désormais très labile.

Le risque, la demande de sécurité franchissent ainsi l'horizon domestique et se déversent

dans l'espace social; ground zero, le cratère laissé par l'explosion des Twin Towers, est devenu

ainsi l'acropolis mondial de notre temps.

Dans une entretien accordé il y a quelques années, l'écrivain J. G. Ballard exposait un

démantèlement du temps à cause d'une prédominance du présent devenu capable d'annexer le

passé et le futur. L'élargissement du temps présent renforce le sens de précarité car même les

évènements les plus dramatiques sont consommés à la vitesse d'un spot publicitaire. “Or, nous

avons aujourd'hui la sensation de parvenir à une époque de changements invisibles, produits par

des technologies invisibles. Cela est évidemment sensible dans le monde de l'informatique, mais

aussi dans le paysage de la communication qui connecte la planète entière à travers des réseaux

qui comprennent la finance, l'industrie, la publicité, la circulation de millions de personnes: un

flux continu d'informations et de divertissement qui fait le tour du monde. La majeure partie de

ces choses se produisent à la vitesse d'un électron, sans qu'on en soit conscient”. 33

L'accélération des évènements a une importante retombée sur la communication qui doit

alimenter sans arrêt la tenue d'un tissu social de plus en plus désagrégé et indifférent. La diffusion

du sentiment du risque causé par cette soustraction de monde est ainsi gérée au moyen d'un

double mouvement: la “sécurisation” des espaces et la “mise en scène” de la catastrophe virtuelle

qui a souvent la mission d'occulter les infinies catastrophes périphériques.

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Que l'environnement soit donc une production sociale parcourue par de multiples

enchaînements nous permet d'affronter la question du risque en termes d'une disposition mobile,

changeable dont les normes s'avèrent tout aussi incertaines. L'incertitude devient ainsi le terrain

de culture d'une agressivité ainsi que d'une peur diffuse. L'environnement se complique dans ses

signes et dans ses expressions: nourriture, enseignes, langages, implantations, activités

économiques concourent à créer une perception confuse. Au déjà vu du territoire urbain

homologué, s'ajoute la décontextualisation des us et des habitudes. Si l'éloignement dans

l'actuelle modernité ne tient plus au paysage, à l'exotique, etc…, la sensation d'adaptation plus ou

moins forcée ne s'avère pas pour autant moins douloureuse.

Cette orientation qui constitue selon T. Spybey le passage du “local au global” prévoit une

conception différente de la dimension collective. “Le collectif, c'est-à-dire tout ce que l'individu

se trouve à devoir affronter au sein d'un ensemble d'autres individus, est sujet à des flux globaux

d'information qui transcendent les définitions traditionnelles et conventionnelles de société. La

reproduction d'une variété d'institutions sociales, des plus quotidiennes, comme la garde-robe,

aux plus occasionnelles comme la construction de l'habitation, est sujette, dans une mesure de

plus en plus importante, à des influences globales et moins à des influences nationales”. 34

Or cette transformation des institutions n'advient pas d'une façon pacifiée, la première

crainte concerne l'écart qui se produit entre les modèles proposés par la communication globale et

la condition concrète de l'existence. En effet, les systèmes de communication ne se contentent pas

de redoubler la réalité, ils en créent plutôt une autre, capable de convenir au mieux aux exigences

d'homologation que leur rôle même sous-entend.

Les signes de reconnaissance standardisés fonctionnent dans ce contexte comme des

systèmes d'acceptation ou de mise à l'écart. Ce que l'on appelle les “non lieux”35 de notre époque

s'acquittent de cette fonction de consolation car, en eux, les signes des provenances sociales et

culturelles sont dissous et ils fournissent de plus l'illusion de n'importe quelle liberté. Les

systèmes d'exclusion et de précarisation procèdent cependant de manière bien plus profonde et

rapide.

Le risque se révèle alors comme une condition de vie qui est en premier lieu intériorisée. La

précarité de la vie s'avère parfois insoutenable, surtout là où les liens sociaux et affectifs semblent

les plus effilochés. L'environnement ne rassure pas, il effraie plutôt car ses propres institutions

qui nous parlent d'homologation et d'adaptation se révèlent d'autre part indifférentes et porteuses

d'exclusion.

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Toutes les analyses sur la dégradation urbaine, sur l'insécurité, sur la nécessité de contrôle et

de police ne peuvent faire abstraction de ce point de départ: l'insécurité et le risque sont

directement en corrélation avec l'indifférence des institutions actuelles.

Les grandes périphéries urbaines, ce que l'on nomme les “quartiers ghetto” s'acquittent plus,

en ce sens, d'une fonction de démonisation amplifiée par les media que d'une véritable condition

de mise à l'écart puisque la précarisation de l'existence se présente actuellement transversale aux

classes sociales. En étudiant la crise de la dimension périphérique, J.-M. Stèbè suggère qu'il est

désormais impossible de continuer à agiter l'épouvantail des bandes de jeunes aux structures

internes rigides, puisqu “il reste que dans une très large mesure la communauté scientifique

(sociologues, psychosociologues, etc.) montre que ces regroupements se sont éclipsés avec la

désintégration de la classe et de la culture ouvrières, et qu’elles ne vivent plus que dans un mythe

médiatique entretenu pour dramatiser certains débordements de la jeunesse. À cette forme

collective d’organisation juvénile, se seraient substituées des conduites, plus souvent le fait

d’individu, ou de petits groupes, que l’on qualifie, faute de mieux, de ‘déviantes?”.36

C'est pourquoi le risque actuel est un risque environnemental dans lequel se rencontrent des

problèmes d'existence quotidienne et des problèmes plus généraux qui concernent un futur

incertain et difficile à comprendre. La mort du futur implique plus des attitudes de repli que

d'agressivité, il s'agit d'un mouvement de soustraction d'un désir de vie qui est contraint, jour

après jour, à se reformuler en l'absence de perspective.

Le risque s'est ainsi transformé en un media de gouvernement dont les pratiques se sont

répandues de façon variée dans le territoire.

Technologie communicative: l'excédent du corps

En considérant la question du risque comme un enchaînement environnemental, nous

devons souligner en lui l'économie du corps comme un excédent auquel se réfère tout un

ensemble de pratiques destiné à le gouverner.

Si le corps est le plan sur lequel s'exerce le “jugement différé”, comme le suggère Deleuze,

c'est à lui qu'il faut revenir pour en interroger la puissance de délire qui constitue cet excès de vie

difficile à soumettre. “Cinq caractères nous ont semblé opposer l’existence au jugement : la

cruauté contre le supplice infini, le sommeil ou l’ivresse contre le rêve, la vitalité contre

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l’organisation, la volonté de puissance contre un vouloir-dominer, le combat contre la guerre”.37

Mais le délire n'est pas un langage métaphysique puisque sa force transforme les pratiques de vie

et les territoires où elles s'exercent.

Le ressentiment est devenu actuellement le facteur propulsif de la communication

médiatique dont la mission principale consiste à élever le lieu commun de masse à vérité

irréfutable, d'autant plus irréfutable qu'elle est vulgaire.

Mais quelle est la force du “lieu commun” et en définitive de toute vulgate? Avant tout, nous

devons préciser les modalités de diffusion à travers lesquelles le lieu commun s'affirme. Etant

donné que la force persuasive du lieu commun a toujours montré une extrême capacité à créer du

consensus, il convient de relever comment sa diffusion est renforcée par les moyens de

communication en général. Mieux, même l'exercice de la communication de masse a dans le lieu

commun son propre fondement. À partir de cette première observation, nous pouvons maintenant

considérer en termes d'efficacité la force de ce facteur d'adaptation. La simplification des choses

produit comme premier impact la reconnaissance réciproque en raison de la facilité de

compréhension du postulat de départ, lequel est à son tour une sorte d'amalgame de conventions,

plus ou moins usées, tendant à assurer le pacte collectif à l'intérieur du réseau des normes. Voilà

alors que nous pouvons déjà saisir une première nature du dispositif de la divulgation: l'intention

normative. En outre, le lieu commun rétablit la rhétorique du dedans/dehors, moi/l'autre,

homologués/aliénés. Le rétablissement de ces dualismes qui proposent sans arrêt la logique du

bouc émissaire active une sorte de solidarité banale grâce auquel notre propre crainte d'exclusion

ou de mise à l'écart peut être consolée. La consolation est un autre dispositif extrêmement

important, surtout dans une époque comme la nôtre où elle est déléguée aux instruments

impersonnels de la communication médiatique. Le facteur consolateur permet en outre de

développer une agressivité socialement acceptée puisque, théoriquement, c'est la conviction d'une

majorité qui prévaut au détriment d'une minorité. C'est ainsi que le cercle se referme en parvenant

à créer des binômes totalitaires de masse: normal/déviant, juste/injuste, blanc/noir. C'est en ce

sens que l'on doit comprendre tous les programmes et les émissions qui cultivent, avec une

anxiété obsessionnelle, l'infantilisation du public. Ce processus est donc arrogant et réside dans la

complicité entre le communicant et l'écoutant qui se rencontrent dans un jeu de séduction

réciproque. Voilà que nous pouvons ainsi mieux observer la nature des totalitarismes actuels:

c'est sur la vulgarisation de l'existence et sur l'adhésion au besoin de déléguer qu'ils fondent non

seulement leur propre pouvoir mais surtout la capacité de créer un environnement,

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l'environnement de l'anesthésie collective. L'impact du lieu commun n'est pas négligeable car il

est l'élément propulseur de toute catastrophe qui n'est autre que le moment cathartique qui

survient là où le lieu commun a échoué à former un consensus. Les technologies qui réalisent ce

but, nous pourrions les dénommer ainsi: simplification, consolation, agression, il s'avère qu'elles

agissent comme des glissements environnementaux capables de produire de nouvelles

organisations de domination.

La mise en scène du “conformisme-anticonformiste” est le plus grotesque signe de la

nouvelle modernité. Le conformisme de masse élevé au rang de dogme dévore toute tentative de

soustraction et se transforme en un narcissisme omnivore. De cette façon, le système de la

communication impose un langage entièrement constitué de slogans dont le but principal consiste

dans une délimitation de l'expression qui lui impose de renoncer au devenir et d'accepter des

codes et des comportements complètement préfabriqués.

Mais les formes de la communication sont multiples comme sont différents les moyens

utilisés pour définir de manière variée les relations et les processus qui innervent. En relation à

cela, R. Scelsi propose comme plan d'analyse “la digitalisation des émotions de la société

mondiale [qui] procède à pas vertigineux, dans une sorte de zapping acéphale aux proportions

inimaginables, il y a quelques années encore. Si la communication médiatise par définition tous

les rapports humains à travers des systèmes différents, il apparaît aujourd'hui évident comme la

dynamique de digitalisation tend à englober même cette définition. Ce n'est un mystère pour

personne que d'ici cinq ans, le Web sera vraiment autre chose que ce qu'il est aujourd'hui: un

instrument multimédiatique très puissant, commercial, de transmission de commandes de

production, intercréatif et absolument hypertextuel”.38

La virtualisation en cours de la sphère émotionnelle, qui tend à structurer le plan des

relations dans un cadre productif, finit par amener à considérer le corps comme un excédent, un

matériel dont il faut soupeser la valeur d'usage.

Pourquoi le corps se révèle-t-il comme un excédent ?

En premier lieu, c'est exactement le caractère métamorphique du corps qui nous amène à

considérer la variation des institutions qu'il constitue. La création d'une sphère émotionnelle

complètement subsumée à la logique de la marchandisation concerne, par contre, la tentative de

coloniser chaque fragment du temps-vie. Toutefois le langage du corps reste difficile à soumettre

complètement. Il s'agit alors de comprendre et de revenir aux multiples motifs qui constituent ce

langage et qui font du corps un plan capable d'excéder la logique du contrôle.

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De quel langage un corps est-il capable ? Tout d'abord, ce langage, loin de se référer

seulement à la création d' identités plus ou moins fragiles est au contraire capable de produire de

l'environnement, comme on l'a souligné à maintes reprises. La production d’environnement ne

tient pas uniquement aux technologies de contrôle, au contraire, plus précisément, elle est

inhérente aux corps et est expression d'un système de relations et d'institutions qui, dans le

rapport avec le territoire, sont en mesure d'identifier des parcours nomades, c'est-à-dire capables

d'activer des transformations dans le contexte matériel où l'on vit.

À l'aplatissement de l'articulation entière du territoire, et surtout du territoire urbain, sur le

plan du langage capitaliste actuel, la dimension “corporelle” répond en créant des “zones

autonomes” de transformation qui n'ont pas pour issue finale la production de terres promises

hypothétiques et totalitaires mais qui se confrontent par contre aux conditions matérielles

immédiates pour en transformer la “situation” au présent. Il peut être utile, au point où nous en

sommes, de rappeler les observations de Hakim Bey à propos de la création des “zones

temporairement autonomes”, les T.A.Z. “La TAZ a un emplacement temporaire mais réel dans le

temps et un emplacement temporaire mais réel dans l'espace. Mais évidemment, elle doit avoir un

“emplacement” sur la Toile et cette localisation est d'un type différent, non pas réel mais virtuel,

non pas immédiat mais instantané. La Toile non seulement pourvoit au support logistique de la

TAZ mais l'aide aussi à devenir; en parlant crûment, on pourrait dire que la TAZ 'existe' dans

l'espace informatique comme dans le 'monde réel'. […] La Toile ne dépend pour son existence

d'aucune technologie d'ordinateur. La poste, les forums, le réseau marginal des magazines de

fans, des 'chaînes téléphoniques' et ainsi de suite suffisent déjà à construire une charpente

d'informations. La clef n'est pas le type ou le niveau de technologie nécessaire mais l'ouverture et

l'horizontalité de la structure”.39

La production d'environnement due au travail des corps doit être entendue comme la

possibilité d'un processus capable de déchirer la grammaire de la langue majeure et de tisser au

contraire son propre champ de variation.

Loin d'être entendu dans un sens vitaliste restrictif, le langage du corps s'offre comme

capacité transformatrice immédiate en raison du désir, de l'opposition, de la création dont il est

une force expressive.

L'environnement que produit un corps est le fruit d'un enchaînement qui met en jeu la

multiplicité en opposition à toute dogmatique qui tendrait à aplatir et à normaliser l'existence

même, là où elle se dégage des pratiques totalitaires.

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À la dogmatique du langage et de l'information dominants correspond en miroir le langage

messianique de l'accostage.

Les corps savent quelque chose du devenir, des passions et des transformations, c'est

pourquoi leur langage est en mesure de se défendre, de combattre et de se méfier de la violence

de toute volonté destinée à créer une nouvelle hégémonie.

Le langage de l'hégémonie ne peut que s'inscrire dans la logique du sacrifice, dans la

négation de l'existence matérielle des corps et dans l'humiliation de leur excédent qui a quelque

chose à voir avec la constitution même de la vie .

Les nouveaux intercesseurs n'appartiennent pas seulement à la sphère du langage dominant

mais aussi au plan et à la sphère du ressentiment. Comme l'enseignait déjà Nietzsche, les hommes

du ressentiment contrarient tout salut et sont les chantres de la maladie qui s'obstine à prêcher

l'humanisme violent recouvert du voile des idéologies.

Dans son assai consacré à Nietzsche, P. Sloterdijk souligne que “Seule la dépense sans

compter possède suffisamment de spontanéité et de force centrifuge pour sortir du champ de

gravitation de la cupidité et de ses calculs. [...] S’il existe un saut originel (Ur-Sprung) dans la

générosité, c’est sous la forme de défi lancé à la générosité dissimulée par la générosité

ouverte”.40

Le langage du corps tient à la générosité qui se manifeste justement dans son devenir et à la

création d'environnements qui ne sont jamais donnés une fois pour toutes puisque les flux et les

enchaînements franchissent les seuils et sont sans arrêt amenés à se confronter aux dispositifs

différenciés des techniques de la domination. En ce sens, le corps excède et entre en conflit avec

la diffusion des “mots d'ordre” qui ne sont rien d'autre que la face cachée de tout message

publicitaire.

L'excédent des corps se manifeste alors en tant que production d'une langue dont le parcours

coïncide avec et est en substance un parcours de libération. Il peut être utile, en ce sens, de

considérer ce que disait W. Benjamin à propos du caractère destructeur “Au caractère

destructeur, il n'importe en rien d'être compris. Il considère superficiel de s'efforcer dans cette

direction. Le malentendu ne peut lui nuire. Au contraire, tout cela, il le provoque, comme le

provoquent les oracles, ces institutions d'état destructrices. [...] Le caractère destructeur a la

conscience de l'homme historique dont le sentiment fondamental est une insurmontable méfiance

par rapport au cours des choses ainsi que la promptitude avec laquelle il prend note du fait que

tout peut aller de travers. C'est pourquoi le caractère destructeur est la confiance elle-même”.41

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C'est la raison pour laquelle le processus de libération des corps doit procéder en rompant

tout syndrome dialectique et en posant le plan d'immanence comme plan capable d'excéder toute

métanarration, que ce soit celle du lieu commun ou celle du ressentiment destructeur.

3. LIGNES DE FUITE ET TECHNIQUES D’ASSUJETTISSEMENT

Les lignes de fuite doivent être comprises comme la mise en œuvre de véritables espaces de

création tendant à démonter les techniques d'assujettissement. Les lignes de fuite se produisent

donc à l'intérieur d'un horizon donné, dans le cadre d'un système codifié devenu

incompréhensible. Plus que des espaces de soustraction, les lignes de fuite sont de véritables

fractures qui se développent à l'intérieur du réseau des relations, du quotidien et des

appartenances. Il s'agit alors de la mise en œuvre de pratiques de transition. De multiples facteurs

concourent à activer cette possibilité, facteurs qui tiennent aux processus de subjectivation ainsi

qu'à la lecture du territoire non comme plan homogène mais plutôt métamorphique et articulé.

Le lieu commun concernant le problème de l'insécurité, des conflits et du gouvernement du

territoire tend à aplatir la réalité, comme le soulignent S. Body-Gendrot et D. Duprez

“L’appréhension des questions liées à l’insécurité urbaine exige une rupture épistémologique

avec les catégories du discours policier largement reprises par les médias”.42

Dans l'amplification de la vulgate des peurs métropolitaines, il faut entrevoir la production

d'un dispositif négationniste des processus matériels en cours. Pour mieux comprendre ce

phénomène, il peut être utile de partir d'un aspect, apparemment marginal, celui du débat sur

l'illumination de la ville. Lumière et obscurité occupent, en ce cas, la fonction d'un binôme

linguistique comparable au couple blanc/noir, bien/mal. Si l'on prend en considération un tel

paradigme, le contrôle serait inscrit à l'horizon de la lumière alors que la fuite le serait à celui de

l'obscurité.

En réalité, aussi bien le contrôle que les lignes de fuite, véritable “épidémie de soustraction”

de notre temps, doivent, pour être compris, être rapportés à la profonde mutation qui a bouleversé

le visage de l'urbain entendu selon les canons les plus traditionnels.

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132

L'urbanisme a changé de signe, non seulement dans la configuration géographique mais

surtout par rapport aux caractéristiques sociales et économiques actuelles. Ce changement est

d'ailleurs advenu, et continue à advenir, de manière tumultueuse, faisant abstraction des

politiques de pleine programmation et gestion du territoire. Hommes, activités économiques,

langages et sensibilités diverses concourent à la métamorphose des implantations, des institutions

et de l'enjeu des conflits.

La révolution urbaine, comme l'a bien montré M. Davis43, place au centre de ses propres

intérêts la question de la sécurité. La périmétration des quartiers, les standards d'habitation, les

modalités d'implantation doivent faire front à l'horizon des peurs. Le sentiment d'insécurité qui

dérive de la vie dans nos villes contemporaines est d'ailleurs un phénomène qui se répand au

travers d'une intention substantielle d'amplification. Selon A. Dal Lago “depuis quelques années,

toutefois, l'idée d'une 'guerre' intestine entre les membres d'une même société ou communauté est

utilisée dans un sens beaucoup plus large, pour définir des formes relativement nouvelles de

conflits urbains, de malaise collectif lié aux transformations de la vie métropolitaine ou bien à la

mutation du paysage culturel causé par les phénomènes migratoires”.44

Les nouvelles peurs métropolitaines constituent ce côté obscur, du reste déjà exploré par

Max Weber,45 sur lequel l'exercice du contrôle envahissant de toute part fonde sa propre

légitimation. L'exercice d'un observatoire panoptique exprime l'invisible fonction de contrôle du

territoire: “[il] comprend la direction du centre commercial, une sous-station de police et un

opérateur qui contrôle les systèmes audio et vidéo et qui maintient la communication “avec les

autres shopping centers reliés au système ainsi qu'avec la police et les pompiers”.46

Les fonctions s'étant transformées, tout comme les scénarios qui constituaient le cadre du

pacte précédent entre le citoyen et la polis, nous nous trouvons dans une sorte de zone de

frontière, d'espace en devenir où d'anciens interstices mettent en évidence de remarquables

formes de résistance à côté de profonds changements qui ont modifié le mode d'être et d'habiter

dans les tissus urbains actuels.

L'annulation des distances liée aux processus d'accélération doit éveiller la stupeur, au sens

que H. Arendt assignait à ce concept capable de sonder la crise de la sphère publique commune,

“Mais l'éclipse d'une sphère publique commune, tellement décisive pour la formation d'un

homme –masse solitaire et tellement dangereuse, parce qu'elle favorise la tendance à s'éloigner du

monde, typique des mouvements idéologiques modernes de masse, commença par la perte

beaucoup plus tangible de la possession privée d'une portion de monde”.47

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Le concept de chair du monde, comme on a déjà vu dans les chapitres précédents, apparaît

comme le plus capable de saisir cette phase colloïdale qui se projette entre passé et futur, zone

médiane où, à côté des processus de dématérialisation, nous rencontrons des tentatives de

muséification des centres historiques ou de certains quartiers, ou bien des mécanismes

obsessionnels de périmétration censés protéger les résidents des menaces infinies qui semblent ne

pouvoir que se multiplier dans des villes aussi stratifiées et polyédriques.

De plus en plus dispersées et polycéphales, les structures urbaines actuelles ont comme

contrepoids la multiplication des zones d'ombre, des lieux incertains rendus peu fiables par le

continuel mouvement des migrations et des destructurations qui caractérisent le “plus qu'urbain”

du temps présent.

Le gouvernement de la lumière: espaces du contrôle et espaces de la disparition

Le jour s'oppose à la nuit. Les lieux illuminés par des milliers de watt contrebalancent les

espaces obscurs. La dématérialisation des lieux due au développement des technologies de

représentation, de configuration et de contrôle du territoire se confronte à l'extension de processus

matériels chaotiques et dispersés. Sur tout ce réseau constellé de points de tensions et de

résolutions inespérées domine le besoin de sécurité à l'égard d'une réalité ressentie comme de

plus en plus incompréhensible. Cette fragmentation de la perception réalise ainsi “[un] système

[qui] devient un objet à la visibilité locale, horizontale, myope, à partir du moment où “il ne peut

exister de prééminence […] d'un système fonctionnel sur les autres”. 48

Et encore, pour préciser le concept de fragmentation, il faut rappeler avec Th. Paquot que :

“La ville, victorieuse, se nourrit de banlieues qu’elle favorise. Elle s’éparpille. Elle étend son

pouvoir tout autour d’elle. Elle se soumet les espaces comme elle apprivoise les temporalités. La

ville moderne et ses banlieues dispersées et diversifiées s’unissent dans le même chant à

l’urbain”.49

C'est la dimension périphérique qui retourne sa propre marque sur le projet entier des

structures territoriales actuelles. L'extension magmatique des périphéries ayant échappé à toute

logique de planification nous offre le plan obscur des processus sociaux en cours.

La lumière, les lieux dominés par la lumière naturelle ou artificielle sont les espaces du

privilège. La sécurité est un privilège ségrégatif que les classes aisées mettent en compte afin de

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se garantir une supposée meilleure qualité de vie. L'obscurité profite ainsi d'une sorte de style

néogothique qui a nourri les légendes métropolitaines et continue à leur fournir un matériel utile.

La lumière, c'est le “bien”, c'est-à-dire une dimension rassurante et partagée de l'“être au

monde”, par contre, l'obscurité présuppose une condition d'incertitude, de risque puisqu'elle se

soustrait au contrôle du regard. En raison des conditions actuelles du développement, la vision

doit être entendue comme une vision électronique en premier lieu.

C'est au regard omnivore des caméras, satellites, etc... qu'est confiée la garantie de la vie

quotidienne. Et pourtant, cette vision même n'est pas univoque dans son intention puisqu'elle

porte “à la lumière” même ce que les pouvoirs voudraient “obscurcir”. La “vision” appartient à

un champ et à des pratiques aux usages extrêmement différenciés entre eux. Les habitants eux-

mêmes d'une ville-forteresse savent que le prix à payer pour leur recherche de sécurité est la perte

de la liberté de mouvement dans leur propre habitat ainsi que de toute intimité.

C'est la raison pour laquelle l'obscurité niée finit par être un “horizon négatif” à l'appel

duquel cependant personne ne semble échapper. Loin donc d'être une dimension concernant

seulement ceux qui sont rejetés, l'obscurité devient une condition de soustraction, une fragile

tentative de dépasser la domination de la vision.

C'est surtout à la littérature anglo-saxonne que nous devons la capacité d'avoir placé au

centre de son récit l'urbain avec ses labyrinthes de lumière et d'ombre.

Par exemple, dans High-Rise, J. G. Ballard met en scène une sorte de panoptique

métropolitain, subdivisé en classes sociales pour la disponibilité des espaces et des services. Au

dehors, le magma d'un quotidien rituel ne parvient pas à effacer la régression tribale des habitants

de la copropriété qui donnent lieu à un conflit implosif entre eux.

Dans une des phases conclusives de la lutte de tous contre tous, la lumière vient à manquer

dans l'immeuble et c'est précisément à ce moment-là que l'instinctualité la plus agressive se

déploie ignorant visages et corps, dans la certitude que le risque, dans l'obscurité, peut se cacher

n'importe où. “Chaque nouvel épisode les rapprochait du but final auquel tout le gratte-ciel

aspirait, la constitution d'un règne où leurs impulsions les plus déviantes seraient finalement

libres de se manifester, de n'importe quelle façon. Seulement alors, la violence physique

cesserait”.50 Retour à des instincts primordiaux, néo-tribalisme et espaces de sécurité à haute

capacité technologique concourent à produire les conditions d'alerte qui caractérisent les tensions

et les peurs du moderne.

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Toutefois, le problème de la lumière, de l'espace illuminé a emprunté une configuration

singulière dans les projets des territoires urbains de notre temps. Faire la lumière sur l'espace

signifie leur permettre d'avoir lieu dans le développement de la graphique assistée par ordinateur

plutôt que dans l'emploi de plus en plus large de satellites appelés à exercer un contrôle

minutieux sur le territoire. Le “faire la lumière” se relie avec le fait de rendre évident et donc

connaissable ce que l'on entend illuminer. En ce sens, le dépassement de la cartographie

traditionnelle en faveur de la codification satellitaire la plus envahissante s'explique. Selon P.

Virilio, la véridicité dépend de la visibilité, surtout de la sollicitation de l'œil en tant que capteur

principal de notre être quotidien. Dans la logistique de la perception, s'avère la “Guerre des

images et des sons qui remplace celle des objets et des choses, où pour vaincre il suffit de ne pas

perdre de vue. Volonté de tout voir, de tout savoir, à chaque instant, en chaque lieu, volonté

d'illumination généralisée, autre version scientifique de l'œil de Dieu qui voudrait empêcher à

jamais la surprise, l'accident, l'irruption”.51

Ce n'est pas pour autant que l'espace dématérialisé est un espace obscur, il s'agit plutôt d'un

espace surexposé, aveuglé par l'excès de luminosité qui en souligne l'expression violente.

Ce qui découle paradoxalement de cette considération, ce n'est pas tant une réglementation

immédiate de l'espace et des existences qu'une nouvelle modalité d'affirmation de la géopolitique.

Dans l'analyse socio-économique de E. Diodato, la fragmentation et la désarticulation que l'on

voudrait avoir finalement dominées apparaissent au contraire accentuées : “Durant toute la guerre

froide et, ensuite, dans la post-guerre froide, la globalisation a fini par fragmenter de plus en plus

ce que nous avons considéré comme son opposé contradictoire, c'est-à-dire la fragmentation elle-

même”.52 Nous pourrions dire ainsi que la fragmentation s'installe dans les lieux de l'obscurité

niée, qu'elle en est d'une certaine façon l'actualisation à une époque dont le besoin de scruter est

devenu une véritable maladie.

“Malades” par excès de vision et d'exposition, c'est ainsi qu'apparaissent aussi bien les corps

que les territoires. Cette maladie que nous avons décrite précédemment comme une véritable

épidémie collective, naît d'un sentiment d'égarement tellement profond qu'il nous induit à

considérer la ségrégation de nos existences préférable à une quelconque tentative de mise en

discussion de l'état des choses. La vision illuminante est perçue à l'instar d'un produit

pharmaceutique destiné à calmer toute sorte d'inquiétude, fût-elle provoquée par notre propre

ombre sur le mur.

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Le regard cybernétique

La perception elle-même des lieux est modifiée par le fait de devoir s'exercer en lien avec un

plan hyperscruté qui relègue dans l'obscurité des sentiments comme ceux de l'expropriation, de

l'ennui, de la perte verticale de sens.

Le flâneur dont parlait W. Benjamin a été expulsé de force des parcours qui se déroulent

dans les hypermarchés, dans les rues, dans les bureaux et dans les appartements ultra-illuminés de

nos villes. Le mot flâneur comme le souligne Th. Paquot “a déjà une longue histoire, dès 1806

l’on peut lire le Flâneur au salon ou M. Bonhomme : examen joyeux des tableaux, mêlé de

Vaudevilles ; en 1808, l’on trouve l’acception suivante : ‘flâner : rôder sans motif de côté et

d’autre ; fainéanter ; mener une vie errante et vagabonde…’ ”.53 À présent, la modification elle-

même des lieux de rencontre, des espaces publics, des places est soumise à l'empire de la

consommation; on se rencontre entre des rayons et des vitrines encombrées de marchandises, on

s'assoit à des tables où il est obligatoire de consommer, sous la lumière envahissante des

enseignes publicitaires.

Le problème de la lumière est en corrélation avec la nécessité d'exposer, de mettre en

évidence. C'est l'œil indiscret de la caméra qui se déplace comme un capteur appelé à sonder

toute chose, à l'arracher aux marges fuyantes de sa situation pour l'offrir à la vivisection du regard

électronique.

Dans le beau roman de Ph. K. Dick, A scanner darkly, l'unique façon que les personnages

possèdent, au-delà des rôles qu'ils sont amenés à jouer, pour pouvoir échapper au contrôle

tyrannique des caméras vidéo consiste à endosser une combinaison désidentifiante. “Enveloppé

dans sa combinaison désidentifiante, Fred était assis face à une émission d'images

holographiques, observant Jim Barris dans le séjour de Bob Arctor qui lisait un livre sur les

champignons. Des champignons ? Et pourquoi donc ? Se demanda Fred et il fit rapidement

avancer les bandes pour arriver à une heure plus tardive”.54

Dans leurs maisons, dans les voitures qui parcourent des trajets routiers ultra-contrôlés grâce

à ces combinaisons, les “tuteurs de l'ordre”, personnages du roman, peuvent se montrer au regard

électronique qui ne les lâche pas un instant, comme des sujets protéiformes, agents de sécurité ou

délinquants et drogués dans une sorte de mouvement incessant qui empêche la personnalité de

chacun d'être cohérente et cristallisée.

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Etre illuminé, être vu signifie alors avoir été identifié. Identifié et individualisé, on est appelé

à adopter des styles de vie sondés et scrutés non plus seulement par le regard curieux du voisin

mais par celui, impersonnel et envahissant des caméras.

Illumination et sécurité deviennent des logiques de marché qui périmètrent l'agir quotidien.

Ph. Robert, dans son essai consacré à l'évolution des politiques de sécurité, souligne que “ Les

ressources du marché privé de la sécurité s’adaptent assez bien aux besoins des entreprises

commerciales ou de spectacle, voire de transport, même à des collectivités, pourvu toutefois

qu’elles puissent assurer le coût de cette mise en sécurité. La situation du particulier est moins

claire: comme client, comme employé, comme usager, il est incontestablement de plus en plus

soumis à des surveillances privées (ce qui n’est d’ailleurs pas sans poser des problèmes de

libertés publiques); est-il pour autant mieux protégé, ce n’est pas évident”.55

C'est un énième exemple de colonisation du territoire dans la phase de désarticulation de la

logique panoptique et d'affirmation de stratégies multiples d'assiègement qui doivent permettre

un redoublement du territoire. C'est pourquoi un tel redoublement est virtuel au sens de la

création d'un ensemble de styles de vie, pratiques d’actions structurées dans un cadre sous-jacent

au primat de la vision cybernétique et de l'expression qui en est la conséquence.

Dans le film de Paul Verhoeven, Total recall, - à son tour tiré d'un récit de Dick- aussi bien

la Terre que la colonie de Mars apparaissent comme un dédale urbain constellé d'habitations, de

boyaux et de rues enchâssées dans un tout urbain qui ne connaît pas de solution. Corps et

paysages sont manipulés, sont mutants et toute frontière entre le vivant et l'inorganique semble

abolie. La lumière artificielle domine un “monde-environnement” lui aussi totalement artificiel.

Le redoublement continuel de la vision, dans ce cas, parvient à constituer la mémoire

artificielle greffée qui a pour mission de “donner lieu” à des souvenirs qui en réalité ne l'avaient

jamais possédé, ce lieu. La mémoire visuelle artificielle se substitue ainsi à la mémoire charnelle.

Un autre aspect remarquablement intéressant qui réussit à nous donner la mesure de la

mutation expressive de notre temps concerne la modification des paysages lumineux réalisés par

l'horizon virtuel. Ces paysages, loin d'être un reflet de notre expérience matérielle constituent un

élément ultérieur qui a transformé et notre mode de perception et notre mode d'expression;

comme le relevait M. Merleau-Ponty, “[...] le particulier du visible [...] est d'être une superficie

d'une profondeur inépuisable: et c'est ce qui fait qu'il peut être ouvert à d'autres visions, au-delà

de la nôtre”.56 Et comme souligne M. Carbone : “Si l’invisible est l’envers du visible, cela

signifie également que le visible renvoie indirectement à l’invisible et par conséquence qu’il en

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présente latéralement l’absence, en la suggérant non comme absence absolue, mais comme

latence”.57

Il ne s'agit pas tant d'analyser un redoublement de réalité que de comprendre une dimension

ultérieure qui s'est insérée dans notre façon d'être.

La réalité stratifiée de l’urbain actuel doit être entendue comme une évolution radicale du

concept antique de polis. Dans la mutation de la ville on peut lire la mutation même des corps,

des pactes sociaux, des modalités mêmes de l'existence, franchissant cette ligne de plus en plus

ténue qui autrefois voulait que l'horizon de la nature soit nettement distinct de l'horizon artificiel.

Le paysage urbain dont nous nous occuperons est le fruit de cette mutation en cours qui s'inscrit

dans le paysage de la troisième nature: l'environnement cybernétique.58

La lecture prévalent de la réalité virtuelle a tendu à souligner, dans la plupart des cas, la

valence spectaculaire de ce phénomène. La possibilité de la communication interactive, les

transformations des fonctions, le dépassement de vieilles questions telles que la circulation ou les

allées et venues des travailleurs grâce à l'affirmation du travail on line constituent pour sûr d'

alléchantes perspectives dont la charge de transformation surpasse cependant un horizon

purement fonctionnel. C'est la capacité créatrice elle-même qui est poussée à accomplir un écart:

“Notre habileté à créer des modèles est un bien car ils sont extrêmement importants pour notre

compréhension du monde. La réalité virtuelle nous permet d'expérimenter des modèles carrément

plus complexes et sophistiqués, plus simplement et plus rapidement qu'on ne l'a jamais fait”. 59

En premier lieu, il faut alors comprendre l'environnement de ce devenir et ce ne peut être

que le devenir urbain du territoire à échelle globale; c'est-à-dire un devenir des métropoles en tant

qu'espace intégré de la communication et en même temps territoire ombre où la prolifération des

réalités locales d'habitation et de communication finit par constituer le visage autre et protéiforme

du mécanisme de l'intégration à échelle mondiale.

La mégalopole mondiale, précisément en raison de sa dimension virtuelle, présuppose une

hiérarchie dont le discours, dont la métanarration apparaît de moins en moins fondée sur des

savoirs et de plus en plus légitimée par les possibilités d'accès à et de possession de la technique,

des technologies. Un tel processus semble nécessairement s'accomplir au prix de torsions et de

décollements profonds. La raison de ce développement critique est la disparition de l'espace

public en tant qu'espace partagé, lieu des règles et des institutions.

On peut ainsi repérer le fil conducteur qui relie, entre autre, la crise de l'Etat-nation et le

devenir des métropoles. En effet, la disparition du territoire en tant qu' horizon constitutif des

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règles, en faveur d'un territoire virtuel qui impose de déléguer, en général passivement, à la

codification, notre quotidien, finit par faire imploser les lieux et les institutions traditionnelles.

Les habitations, les écoles, les hôpitaux, les infrastructures, le réseau routier, dont la mission

consistait à délimiter des espaces et des comportements apparaissent délégitimés par la nouvelle

structure des relations qui anime la mégalopole d'aujourd'hui.

L'ensemble des projets de villes, rues et environnements virtuels, plutôt que d'être un modèle

auquel rapporter le projet architectural qui s'en suit, réalise des lieux d'expérience. Il s'agit de

véritables lieux hétérotopiques où les choses arrivent, on entre dans les habitations, on les

explore, on les équipe, et de même, on parcourt les rues, les parcs, on visite les musées en

sélectionnant des détails d'œuvres, d'environnements ou de paysages sur lesquels on a l'intention

d'arrêter un instant son attention.

À cette dimension enrichissante du quotidien peut donc se confronter un “exister” pauvre,

toutefois, les deux plans, ces deux expressions de la réalité, peuvent très bien vivre ensemble, l'un

à côté de l'autre. Le risque inhérent à une telle dynamique est naturellement celui du court-circuit.

La lumière qui domine ces constellations d'évènements est donc la lumière artificielle des

ordinateurs, des caméras, de l'illumination urbaine mais il faut souligner que cette luminosité

n'entend d'aucune façon évoquer la luminosité naturelle, elle crée plutôt sa propre dimension

chromatique, constitutive des lieux qu'elle réalise.

Dans Requiem for a dream, de Darren Aronofsky, film essentiel et extrêmement dur sur les

solitudes de notre temps, chaque histoire, chaque personnage a un équivalent dans le

chromatisme des lieux qui accueillent et développent son aventure.

Les bleus de Trakl, les rouges intenses de Baudelaire présupposent de la même façon une

capacité visionnaire, pour ainsi dire de matière, qui se fait entendre dans son excentricité.

De nouveau, ce qui revient en question est une sorte d'antinomie infinie, la sécurité des lieux

opposée à la perception émotionnelle de parcours différents.

Comme l'a bien observé M. Novak, l'espace qui se transforme en cyber-espace subit une

sorte de développement alchimique dans lequel la lumière elle-même change de signe: “Une

architecture liquide dans le cyber-espace est clairement une architecture dématérialisée, une

architecture qui ne se contente plus seulement de l' espace, de la forme et de la lumière ni de tous

les aspects du monde réel. C'est une architecture qui tend à devenir musique”. 60

En ce sens, l'exercice visionnaire qui tend à donner consistance à des lieux virtuels remplit

une fonction de consolation rassurante. La ville que je traverse, que j'habite que j'explore

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justement parce qu'elle est virtuelle autorise la sensation qu' on peut la dominer, la contrôler à tel

point que, pour que ce soit plus crédible, je peux y insérer quelques marges de risque calculé.

L'illumination de 19ème siècle et de début du 20ème de nos métropoles qui tendait à faire une

distinction entre les zones nobles et les zones dégradées du tissu urbain a cédé la place à cette

nouvelle dichotomie: de lumineux paysages virtuels et d'obscurs territoires matériels.

Mais le jeu ne s'arrête pas à cette proposition, l'exercice dominant de la lumière n'a pas

perdu, dans cet aperçu de début de millénaire, ses prérogatives. L'œil froid de la caméra contrôle,

s'insinue et envahit les espaces obscurs afin de réaliser l'empire d'un monde entièrement

lumineux, puisque cartographié de manière achevée et donc contrôlé. Les paysages virtuels

destinés à être l'expression d'un nouveau mode d' être au monde ont pour cela la nécessité de

soumettre les corps et les choses au sondage électronique de la “machine qui voit”.61

La consolation et l'expérience de sécurité présumée qui s'accomplissent dans les espaces

virtuels entendent s'affirmer de façon titanesque comme vérité unique: celle de l'illumination faite

pour garantir un “voir” total, capable de scruter l'obscurité au moyen des infrarouges, le lointain

au moyen des satellites.

Métropoles virtuelles et métropoles matérielles parviennent ainsi à un entendement commun:

celui de la sécurité garantie par une lumière diffuse, cartographiant, capable de décrire même le

plus petit évènement.

Les territoires de la dépense

Les lignes de fuite présupposent une inclination créative, si l' on entend par créativité la

capacité d'exprimer une force vitale capable de révolutionner un contexte de plus en plus

ségrégatif. C'est pourquoi les lignes de fuite ne tendent jamais à nier les environnements dans

lesquels elles se produisent puisqu'elles sont de toute façon un évènement produit par la

radicalisation de la tension entre l'existence et la norme. Comme l'observait Céline: “Il faut se

dépêcher de s’en gaver de rêves pour traverser la vie qui vous attend dehors, durer quelques jours

de plus à traverser cette atrocité des choses et des hommes”.62

En ce sens, on ne peut pas définir la fuite comme une action forcée, incapable de s'émanciper

des motifs qui l'ont produite mais plutôt comme une action de santé, un désir d'activer des

ressources qui ne pourraient s'exprimer autrement.

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Les lignes de fuite esquissent des territoires et même dans ce cas, il est bon de préciser

comme la production de territoires dépend des modalités de l'usage qu'on en fait. Mais, avant de

poursuivre, il faut opérer une distinction précise entre la fuite panique et les lignes de fuite

libératrices.

La fuite panique, comme on l'a vu, actualise le langage endolori du corps mais reste en deçà

de tout seuil créatif. Les lignes de fuite, par contre, prédisposent un environnement de santé, elles

sont en elles-mêmes un soin. La santé, en ce cas, dépend de la capacité de créer un

environnement dans lequel il soit possible de développer des enchaînements différents de ceux

que l'on a voulu abandonner. “Une formation sociale quelconque a toujours l’air de bien marcher.

Il n’y a pas de raison que ça ne marche pas, que ça ne fonctionne pas. Et pourtant il y a toujours

un côté par le quel ça se fuit et ça se défait. Le messager, on ne sait jamais s’il va arriver. Et plus

on s’approche de la périphérie du système, plus les sujets se trouvent pris dans une espèce de

tentation : ou bien se soumettre aux signifiants, obéir aux ordres du bureaucrate et suivre

l’interprétation du grand prêtre – ou bien être entraîné ailleurs, au-delà, vecteur fou, tangente de

déterritorialisation – suivre une ligne de fuite, se mettre à nomadiser, émettre ce que Guattari

appelait des particules a-signifiantes”.63

Les “zones de continuité intensive” sont le produit d'un écart par rapport au plan

d'appartenance dominant. Ce sont des zones d'intensité élevée car elles réalisent le “désir de

transvaluation de toutes les valeurs” dans le passage. Il faut encore une fois préciser que la

création de tels environnements ne se situe pas dans le sillon d'une “marche militaire” mais bien

dans celui d'un processus de soustraction et de libération.

De quelle soustraction sommes-nous donc en train de parler ?

Soustraction à la langue dominante du lieu commun, soustraction aux dispositifs de

périmétration territoriale et sociale, soustraction aux formulations d'identités fictives.

Se soustraire au lieu commun signifie exercer la libération de grammaires différentes

capables d'exprimer un plan relationnel non plus forcé mais en devenir et en exploration; des

langues, donc, capables même d'accueillir le conflit mais pas des dispositifs normatifs. Des

langues en substance anti-dogmatiques et anti-paradigmatiques, c'est-à-dire des langues qui

développent du sens à l'horizontale et non dans un sens hiérarchico-vertical, des langues qui ne

redoublent pas le réel mais l'étendent. Des langues-couleurs, là où la dogmatique du lieu commun

édifie des espaces de retranchement , forteresses de significations, galères de l'expression. Il ne

s'agit pas en ce cas de postuler la création d' espaces ou de langues séparées mais plutôt de créer

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des plans d'“affection”, c'est-à-dire des dispositifs d'invention qui, à partir de leur existence

même, contaminent les espaces dominants. Cette activité est une véritable activité de

désintégration telle que l'avait préconisée Nietzsche qui, en effet, dans la lecture de Klossowski

apparaît comme le philosophe du phatos et des antinomies du langage, des trames de l'erreur et

de la vérité. “L'expérience de l'éternité du moi à l'instant extatique de l'éternel retour de toutes

choses ne peut devenir l'objet d'une expérimentation, encore moins d'une élucidation construite

rationnellement. Précisément de la même façon que cette expérience vécue et impossible à

élucider, donc incommunicable, ne peut se constituer un impératif éthique qui fasse du vécu un

voulu et un revoulu tant que l'on considère le mouvement universel de l'éternel retour comme

portant infailliblement la volonté à vouloir au moment voulu: l'expérience vécue et donc implicite

dans une contemplation où le vouloir se résout tout entier dans l'existence rendue à elle-même.

D'autant plus que la volonté de puissance n'est qu'un simple attribut de l'existence qui se veut

seulement comme elle est”.64 La langue mineure est appelée à accueillir, à donner puissance à

l'existence. Voilà qu'alors, les lignes de fuite permettent de réactiver la langue comme espace

inventif parce qu'elles se développent dans une conception différente du territoire.

Il faut réagir à la délimitation du territoire en réussissant à déchirer les parcours obligés de

l'agir quotidien; au territoire marchandise, il faut opposer le territoire de la dépense. Les

territoires de la dépense sont des espaces qui détruisent le sens de l'habiter et du vivre urbain

complètement délégué à l’accumulation des choses et à la logique de la consommation. Aux

villes-forteresses et à la logique de la ségrégation, il est nécessaire d'opposer un vivre urbain

antithétique en tous points à l'existant, renversé en parcours de rencontre gratuits où le temps, la

“dépense” du temps ne se mesure pas à l'aune de la consommation. Espaces-musique aux

variations infinies qui soient capables de réutiliser les lieux avec toutes leurs stratifications de

signification. Des espaces matériels de vie où ce ne soit pas les choses qui légitiment la valeur de

notre existence mais la puissance des affects. Se soustraire à l'hégémonie de la possession signifie

s'émanciper de la règle de l'endettement infini, du système de la délégation de la vie à l'univers de

la marchandisation totale, comme l’a bien souligné A. Ponzio dans son essai intitulé, La

comunicazione.65 Les territoires de la dépense sont des territoires d'usage où l'on apprend à

pratiquer non la “solidarité charitable” mais la production de la vie. Des territoires conçus comme

des anti-lieux de la dogmatique de l'appartenance. La soustraction peut donc parvenir, grâce à

l'ensemble de ces forces et de ces actions, à dénuder les identités préconstituées.

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Il faut procéder ensuite par l'intermédiaire de la soustraction aux identités fictives, non pas

en raison d'une hypothétique nature intérieure non explorée mais en fonction du renforcement des

passions et des sensations. Dans une telle dimension environnementale, les corps peuvent faire

advenir le virtuel. En d'autres termes, ils peuvent faire advenir ce qui est en puissance et les

proliférations de la vie dans de multiples directions, n'étant plus contraintes à se développer à

l'enseigne du “devoir-être", se libèrent donc en direction d'un environnement qui favorise la mise

en œuvre de la santé, entendue comme expérience de vie renouvelée. Echapper à ces soi-disant

“destins pré-établis” signifie accueillir l'existence comme plan du multiple. Nous nous retrouvons

donc à explorer l'écartement de plan entre l'“affection” et l'“affect” qui, comme l'a bien expliqué

U. Fadini ne sont pas uniquement réductibles à une différence de point de référence, l'affection

par rapport aux corps tandis que l'affect se réfère à l'esprit “la vraie différence, ce n'est pas celle-

là. La vraie différence est entre l'affection du corps et son idée qui comprend la nature du corps

externe, d'un côté et, de l'autre, l'affect qui comprend, pour le corps comme pour l'esprit, une

augmentation ou une diminution de la puissance d'agir. L'affectio renvoie à un état du corps

affecté et implique une présence du corps qui détermine l'affection, tandis que l'affectus renvoie

au passage d'un état à l'autre, compte tenu de la variation corrélative des corps qui affectent”. 66

Les corps se libèrent en direction de l'environnement externe et non en profondeur, Corps-

environnement qui en liquidant les masques identitaires existent comme puissance vitale. Dans

cet avènement se produit un retournement radical des choses puisque, n'étant plus obligés de

mettre aux normes le corps dans les mailles de l'appartenance, nous réussissons à décoloniser

l'espace corporel en le soustrayant à la domination de machine qui voudrait en faire le mécanisme

d'un engrenage social insensé ou un excédent destiné au rebut.

4. MALAISE, DELIRE ET NOUVELLES COMPATIBILITES

Peut-être la carte de la dépendance, des nombreuses dépendances, exprime-t-elle mieux que

tout autre considération le labyrinthe dans lequel nous nous trouvons égarés. Les différentes

formes d'addiction ne sont, en ce sens, que la partie exprimée d'un phénomène de plus grande

importance. Virtuellement, on peut dépendre de n'importe quoi; toutefois, il existe des formes et

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des figures de la dépendance qui nous offrent des scénarios plutôt particuliers, capables d'écrire

des histoires qui, bien qu'elles aient d'évidentes connotations collectives possèdent une “griffe”

de singularisation importante.

Il ne s'agit donc pas, dans ce contexte, de tracer une taxonomie des différentes dépendances,

mais plutôt de soulever un problème: on ne dépend pas tellement d'un quelque chose, parce que

ce quelque chose n'est rien d'autre qu'un masque, un objet transitoire qui doit conjurer le vide et

l'absence. En effet, il est probable que la dépendance ne soit rien d'autre que la manifestation

d'une inépuisable baisse de puissance de vie.

Mais de quelle baisse de puissance s’agit-il ? Il est difficile d'assigner des contours et des

attributs à cette sorte de zone opaque qui n'offre aucun point d'appui et qui arrive pourtant à se

faire sentir.

Souvent la baisse de puissance ne se laisse pas nommer mais elle nous contraint à en faire

l'expérience. On met en évidence de cette façon une condition nue qui ne sait ni ne veut être

consolée. Cette expérience de l'absence est faite alors de lieux, de sensations, d'humeurs qui

marquent l'agir, les corps, les langages. Voilà que nous commençons à esquisser une stratégie,

une modalité du vivre qui nous contraint immédiatement à comprendre l'univers multiforme et

nomade de la dépendance. On dépend d'autant plus qu'on est déchiré, projeté dans un plan

multidirectionnel au sein duquel il s'avère difficile de s'orienter. Nous dépendons par les

nombreuses blessures et les infinies séparations qui constellent nos existences. La dépendance est

l'expression masochiste et sadique d'un agir qui a perdu le sens du futur, et cette absence de futur

s'inscrit dans l'horizon de l'incertitude et de la méfiance, plutôt que dans celui du manque réel.

L'environnement qui pourrait nous satisfaire nous est soustrait et nous sommes à la merci d'un

néo-sadisme téchno-financier. S'émanciper de cette dogmatique signifie en premier lieu en

reconnaître la pauvreté essentielle et la faiblesse. La force de ce dogme absolutise une manière de

voir unique puisqu'il craint et n'est pas en mesure d'en contempler d'autres qui le mettraient

irréversiblement en discussion.

Le thème de la dépendance, entendu comme expression particulière de toute une série de

modalités d'exister de notre temps, met en cause le plan de la liberté, des libertés possibles. On

dépend en raison d'une maladie de la sensation. En ne réussissant pas à libérer le corps du

masque, on en réduit la force en activant un mécanisme que nous pourrions dénommer comme la

narration et l'exercice de la nostalgie. Cultiver un tel état renvoie nécessairement à la figure du

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corps “lieu de la peine”, au corps saturé d'intériorisations et incapable de forcer le barrage,

l'armature reichienne, vers l'extérieur.

Dans la culture occidentale, la réification du corps en soma est ancienne et préconise que le

corps productif s'évére comme échelle de valeurs socialement partagée. Se libérer des

dépendances signifie donc réussir à se défaire du corps productif. Cette action peut s'inscrire dans

la conquête d'un ethos qui pour Foucault n'était autre que l'exercice d'une pratique de liberté “non

pas une liberté moralisée mais un ethos conquis, construit dans la pratique quotidienne grâce à

une problématisation de soi même, de sa propre manière de vivre, passant par le fait courageux

et incessant de se penser et de se poser en relation aux autres. […] L'éthique du soin de soi même

est une pratique, un exercice critique de la pensée, un style de vie et l'ethos une façon d'être, une

philosophie qui est aptitude critique, vertu politique en tant qu'interrogation permanente de nous-

mêmes et de notre présent exercée de l'intérieur et au-dedans des institutions”.67

Le “corps-soin” est un corps qui renverse sa propre puissance sur le plan des institutions, des

langages et des affections

Défaire le corps productif

Dans le processus de ce que Deleuze et Guattari identifient comme le mouvement de

viséification qui se configure comme un évènement spécifique de l'homme blanc, une importante

réflexion est proposée qui focalise la transmutation des pratiques sociales et collectives. La façon

dont le visage se structure n'est pas tant un pur mécanisme d'expression que l'aboutissement d'un

dur travail de modelage, de sacrifice et de construction d'une identité dont la réalisation finit par

se propager à l'organisme entier. Mais cette construction de l'identité ne concerne pas seulement

l'individu singulier, elle constitue en effet un véritable réseau de relations qui s'affirment et se

démêlent dans le social. La viséité, comme ils expliquent dans Mille plateaux, qui domine les

corps de notre temps en édifiant des masques, de nouvelles solitudes et d'infinies pauvretés

exprime une codification des corps condamnés à exister à travers des techniques de

réglementation dans un régime sous-tendu d'absence absolue.

Ces “corps pauvres de monde”, en appartenant aux lieux de la nostalgie, en sont ainsi

possédés et ne réussissent à s'en arracher que grâce à la forme des dépendances, qui s'exprime

pour cela comme un véritable dispositif social.

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Voila que nous pouvons commencer à entrevoir une trame collective où le court-circuit –

baisse de puissance-dépendance – met en cause l'homme omnivore de la consommation, c'est-à-

dire le masque désespéré de notre temps. Un masque apparemment “rassasié”, mais tragiquement

privé de sa chair, de son propre devenir qu'on a laissé faire naufrage parmi les infinies

sollicitations médiatiques. “Le visage n'est pas animal, mais il n'est pas non plus humain en

général, il y a au contraire quelque chose d'absolument inhumain dans le visage. […] Visage-

bunker. À tel point que si l'homme a un destin qui lui est propre, ce sera d'échapper au visage, de

défaire le visage et ses viséifications”.68

Mais pour pouvoir défaire le visage et ses dispositifs, il faut que la nature de la dépendance

soit reconnue dans ses multiples ascendances, occultées de diverses façons par le langage

médico-analytique et par le langage mystico-démagogique de notre temps.

Les langages canoniques ne sont pas en mesure d'exprimer la dépendance parce que celle-ci

dispose d'une pluralité de voix qui concernent les organes et non seulement l'organisme. C'est

peut-être dans ce sens que l'on peut entendre le cri d'Ingeborg Bachmann: “Tenez-vous à distance

de moi, si non je meurs ou je tue, ou bien je me tue. Tenez-vous à distance, pour l'amour de

Dieu!”69

Le régime des dépendances concerne essentiellement le corps productif, c'est-à-dire tout cet

ensemble d'engins qui demandent une capacité élevée d'adaptation au code dominant des

comportements. La dépendance s'inscrit ainsi dans le réseau des compatibilités en imposant une

spécialisation des corps qui vise à répliquer et à élever leur utilisation. Au-delà de tous les débats

qui mettent l'accent sur les propensions génétiques du “caractère dépendant", nous pouvons

observer comment, en réalité ceci, se produit en fonction des prestations auxquelles il doit

obtempérer. De telles prestations ne sont pas uniquement liées au plan du travail, mais aussi au

plan social et relationnel au sens large. La “digitalisation des émotions” ne peut pas faire

abstraction de la mise en scène théâtrale de la dépendance visant à élargir le pouvoir de la

colonisation de tout le temps-vie. À juste titre D. Duprez et M. Kokoreff observent que : “Loin

d'être un facteur de destruction des réseaux de sociabilité, la circulation de produits stupéfiants y

trouve des points d'ancrage qui assurent un minimum de sécurité, l'accès à l'information et la

reproduction de l'organisation du business”.70

Une telle addiction est inextinguible, puisque c'est le système identitaire et productiviste lui-

même qui génère la dépendance, c’est le cas des papiers d’identité, des cartes crédits, des fiches

bancaires etc.

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Comme ça, on ne peut pas ramener la dépendance uniquement à la consommation de

substances illicites, la dépendance est la concrétisation et l'actualisation d'une dimension

archaïque qui a été rendue fonctionnelle aux objectifs du moderne.

À cet égard s'avèrent particulièrement intéressantes les réflexions de E. Fachinelli au sujet de

l'obsession et de la suspension du temps qui – si on y prête attention – semblent être les

conditions les plus décisives de tout régime de dépendance. “L'obsessionnel, on l'a dit, est une

microsociété archaïque; il comprend à l'intérieur de soi un ensemble de positions différentes qui,

dans le cas des archaïques, sont, au contraire, distribués sur des personnes et des groupes

différents”.71

L'obsessionnel soumis au régime de l'addiction est donc assimilable à l'homme “flexible”

tant vanté par l'économie récente, l'homme-performance capable d'endosser des masques

différents et de s'acquitter de tâches diverses, un homme-publicité.

L'obsessionnel est dépendant de nombreux rituels qui conditionnent sa vie quotidienne. Les

rituels qui constellent les systèmes de la dépendance apparaissent comme des transpositions

burlesques de l'agir de tous les jours.

Comme pour toute technique d'adaptation, ce qui revient est le rituel à l'intérieur duquel on a

cependant complètement perdu le motif déclenchant. Ce processus nous montre le mouvement de

ramification presque infini du système des dépendances. Celui-ci est donc un plan de tristesse

infinie.

Pour Spinoza l'état de tristesse est toujours causé par une condition d'impuissance,

d'impuissance d'agir. En effet, comme il l'affirme dans la Proposition 11 de l'Ethique: “Si

quelque chose augmente ou diminue la puissance d'agir de notre corps, l'aide ou l'empêche, l'idée

de ce quelque chose augmente ou diminue, aide ou empêche la puissance de penser de notre

esprit”.72

Il s'agit de l'instauration d'un processus cruel qui croît en proportion avec la dilatation de

l'attente. Mais c'est justement cette expansion maniaque de l'attente qui, en se configurant comme

rite, assiège le quotidien. C'est la raison pour laquelle le système des dépendances est souvent

considéré comme une maladie. S'agit-il peut-être d'un barrage? On serait tenté de répondre oui, si

ce n'était que les langages décrits ci-dessus s'aiguisant, ils produisent une sensibilité altérée qui

résiste aux pratiques de médicalisation et pose la question du désir d'un monde différent.

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Modifier l'organisme

Les états affectifs, quand ils sont réduits à produire les fantasmes de la perte de sens, de la

réduction de la puissance vitale, humilient le corps et, comme nous l'avons vu, en baissent la

puissance, en en délimitant les expressions. Le corps dressé est le singe de cirque qui bouge en

suivant les indications rigides du dompteur, là où le dompteur, dans ce cas, doit être entendu

comme le simulacre d'une identité désormais pauvre en monde.

Ce qui est en question n'est pas tellement le corps comme lieu de solitude, mais plutôt un

organisme gelé, privé de toute potentialité et pour cela capable uniquement de répondre au

signaux de la dépendance: nourriture, drogue, alcool, lésions, médicaments, il est impossible de

compléter la liste.

Tout ce qui cherche momentanément à calmer l'anxiété causée par la pauvreté de monde

réalise, pendant quelques instants, le jeu simulacre de la consolation.

Il existe toutefois quelque chose de plus profond qui s'amorce dans le mouvement spécifique

de dépendance des drogues: la tentative de désarticuler le corps-organisme domestiqué, une sorte

de pulsion qui cherche à activer peut-être ce qu'on a jamais pu sentir est qui est resté enkysté

quelque part dans le silence.

Une telle approche peut nous permettre peut-être de commencer à apercevoir, dans ce que

Deleuze et Guattari définissent comme une sorte de “société psycho-chimique”, un phénomène

diffus de masse innervé dans les plis des différentes quotidiennetés et qui constitue la litanie

cachée des dépendances consommées entre les murs des habitations, dans les cafés, dans les rues,

dans les parkings, enfin, si on y prête attention, n'importe où le regard se pose. C'est là que se

situe, probablement, la fatigue prométhéenne du corps qui doit supporter, comme on l'a déjà vu,

le poids unidimensionnel du masque. Dans la dépendance l'étau semble se desserrer un peu, il se

déconnecte du corps, il fait reculer l'organisme, il offre le devenir d'un flux qu'on percevait

comme inévitablement interrompu. Ce n'est toutefois rien d'autre qu'un jeu au miroir. Peut-être

W. Reich avait-il regardé dans cette direction quand il avait mis l'accent sur la tyrannie de

l'organisme-armature par rapport à l'énergie-flux.73

Au centre de la question il y a donc la notion même de temps, et avec elle la perception de

celle qui est entendue conventionnellement comme réalité. À la tyrannie d'un temps-vie assiégé

par des rythmes accélérés répond la tentative de produire des conditions différentes à l'intérieur

desquelles l'organisme est doublé par un autre organisme considéré plus adapté à la condition au

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sein de laquelle on doit se produire. Deleuze dirait que l'organisme fonctionne en ce cas en tant

que killer des organes.

Selon Ph. K. Dick, l'“expérience-drogue” est à entendre comme un parcours d'exploration de

dimensions de réalité et de temps qui ne sont pas acceptées socialement et qu'on ne peut pas pour

cela facilement partager. Mais comme elle est devenue aujourd'hui une condition de masse, cette

expérience contraint à s'interroger sur les compatibilités et les segmentations qui innervent ce

côté passé sous silence du collectif: “L'hyper-perception a son origine en dehors de l'organisme:

le système perceptif de l'organisme saisit quelque chose de réellement présent, ce qui ne devrait

pas arriver, parce que ainsi le processus cognitif s'avère impossible, aussi réelles que soient les

entités perçues”.74

C'est donc le contrôle, et surtout le contrôle en tant que dimension temporelle d'une vigilance

continue qu'on espère relâcher. En effet, le corps qui souffre la dépendance, qui est marqué par la

pauvreté de la vie, apparaît inscrit dans une temporalité strictement contrôlée. Il suffît de penser

aux rituels maniaques et obsessionnels qui marquent le passage des journées de tous ceux qui

sont affligés par l'anxiété d'obtempérer aux tâches ou aux rituels quotidiens. Les drogues, l'alcool,

plutôt que les neuroleptiques, même si c'est avec des modalités différentes, sont appelés à broyer

le temps linéaire.

Ce qu'on ne supporte pas c'est justement la parcellisation de l'existence et la dépendance, en

ce cas, semble suggérer une sorte de procédure de territorialisation dans le cadre d'une

collectivité, d'un quartier et d'un rite quelconque. La dépendance est un masque de relation, une

tentative de répliquer un organisme déficitaire en faveur d'un organisme compatible. Compatible

avec quoi ? Surtout avec une idée de survie, de reconnaissance de soi, même résiduelle, là où tout

lien apparaît défait ou précarisé. Dépendre en ce sens signifie réussir à se découper un espace de

vie, même asphyxié. En tout cas, il est bon de le souligner, ce simulacre de vie ne peut que

préluder à un processus d'annihilation progressive.

Le sentiment de nostalgie qui se cache entre les plis de cette situation est restitué à l'état d'un

souvenir privé de toute charge affective. Défaire le corps-productif signifie effacer la nostalgie de

tout ailleurs dont il faut perdre la mémoire afin que la tristesse n'efface pas toute force vitale utile

à l'exercice de la santé dans le présent.

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Territoires du masochisme

Le régime de la dépendance est connecté au corps-productif, il faut maintenant explorer

l'environnement que ce corps, semblable aux parallélépipèdes qui délimitent les figures des

tableaux de Bacon, réalise en tressant les différents codes du quotidien.

Nous pouvons identifier comme premier plan d'analyse le masochisme inconscient qui

envahit le tissu socio-économique actuel. En effet, l'acceptation plus ou moins consciente des

codes d'appartenance, de travail, de relations demande un mouvement continu de restructuration

des existences visant à les rendre compatibles avec l'horizon donné. Un tel mouvement gravite

autour d'une disposition masochiste, au sens de la production d'un enchaînement de lieux, des

affects et de langues qui écrivent sur les corps et sur les territoires la trame de notre temps.

Dans ce mouvement, qui apparemment semble amorcer la pratique de la rencontre différée,

on consomme au contraire une sorte de divorce de la réalité. Il faut cependant éclaircir la nature

de cette réalité à laquelle on veut se soustraire. C'est la réalité impérative, construite sur des

modèles sociaux souvent suffocants qui est mise en crise.

Le processus masochiste implique une renonciation de liberté, une sorte d'“appareil de

capture” qui esquisse un plan de renonciation. Renonciation à l'autonomie, au choix et surtout

acceptation de vérités données et non discutées: l'autre, de même que le plan du pouvoir n'est pas

discutable, assume la fonction de réglementation de la Loi. Une telle Loi despotique est vide de

sens mais assume de la puissance et surtout de la puissance destructrice, là où l'attitude

masochiste la légitime en lui offrant une signification qu' elle ne possèderait pas sinon. Dans le

masochisme, les existences ne peuvent être rien d'autre que des écritures de la “peine infinie”.

Cette dimension du réel ne se limite pas cependant à être une pure narration. En effet, le

processus de construction de l'identité qui y est connecté advient grâce à un mouvement infini de

stratifications. Des stratifications qui marquent les corps, les forgent au point de plier et de

déplier la chair en une effigie qui, de cette façon, arrive à interagir avec l'idée, la représentation et

l'auto représentation d'un social donné est indiscutable. Mais, dans les plis de cette chair modelée

et transformée, la dépendance creuse et réalise sa propre innervation. Et un tel travail de

creusement crée le filet qui renferme le corps dans l'armature, dans une dépression imperceptible

qui le sépare des autres corps, qui le gèle dans un nombre réduit et bien défini de prestations

automatiques. Il s'agit d'une véritable soustraction d'écoute qui humilie le sentir dans le monde

froid du jugement.

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Mais qui est l'auteur, la figure qui crée autour d'elle ce paysage froid d'une humanité

rétractée capable seulement de dépendre, de dépendre à l'infini?

Personne mieux que Léopold von Sacher Masoch n'a su explorer ces territoires et nous parler

de La Mère de Dieu: “La Mère Sainte représente l'Eternel sur terre. Tous doivent l'adorer et la

révérer comme ils adorent et révèrent Dieu qui l'a choisie pour guider les hommes au paradis

perdu. La Mère Sainte seule peut punir les péchés ou les pardonner. Ses ordres expriment la

volonté-même de l'Eternel”. 75

Il y a dans cette affirmation toutes les raisons qui génèrent les dépendances. Cette mère

tendre et glaciale diffère la nourriture, simule le lien communautaire là où, en réalité, elle entend

fonder une tyrannie.

La communauté des fidèles de la Mère Sainte est constituée par des individualités non

communicantes, par des corps sans affects, ils ne sont pas un peuple et ne seront jamais non plus

ni “un peuple mineur” ni un peuple à venir comme le préconisait Deleuze, ces individualités

constituent plutôt l'ensemble de ces tesselles vitrifiées qui nécessitent l'agir froid et vaguement

mystique d'un pouvoir totalitaire.

Peut-être le peu de succès littéraire de Masoch est-il compréhensible, si l'on affronte la

tragédie muette qu'il a su apercevoir et de laquelle il a été, à sa façon, prophète. La communauté

des sacrifiés est silencieuse, tout au plus implorante, elle consomme les rites de ses propres

dépendances dans les zones d'ombre quotidiennes, elle reste apparemment compatible avec l'état

des choses. Mais, comme nous le fait remarquer Deleuze, dans ces rituels, bien que de façon

imperceptible, la Loi est humoristiquement bouleversée: “la loi toute entière est devenue

maternelle et nous conduit dans ces régions de l'inconscient où règnent, solitaires, les trois images

de femme. Le contrat représente l'acte personnel de la volonté du masochiste; mais grâce à lui et

aux changements de la loi qui s'en suivent le masochiste atteint l'élément impersonnel d'un destin

qui s'exprime à travers un mythe et dans les rites que nous avons décrits”. 76

Il y a de l'humorisme en plus de la douleur dans la dépendance, comme il y a un bonheur

ivre et en même temps sobre dans l'absence. En traversant les territoires de la dépendance, en

restant à côté d'elle, en ne se laissant pas martyriser par son potentiel devenir-maladie on peut

attraper les segments d'une co-appartenance qui cherche et invente d'autres réalités, qui change de

plan et qui écrit à travers les corps une autre dimension possible de monde, un bouleversement de

la Loi. Mais il est certain qu'il faut savoir se libérer de la dogmatique masochiste pour arriver

humoristiquement à en saisir l'absence de signification et la misère intrinsèque.

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Le monde de Narcisse représente à son tour la figure de la dépendance sans humorisme, le

deuil de la “viséification” qui a fini par dévorer le monde, c'est cela l'horizon aplati de l'absence,

vécu comme le rappel séduisant du deuil; le monde pauvre à cause de la réduction de l'expérience

de monde. Cette absence se produit en raison d'un accident, d'une incompréhension radicale; le

corps-langage de la mère n'est pas rencontré, il ne reconnaît pas le corps-langage de l'enfant et le

gèle dans le semblant grotesque d'un être auquel tout devenir est nié.

Cette propension qui donnera origine à la blessure de Narcisse semble caractériser ce que

nous pouvons considérer comme une énième et répandue épidémie de notre temps: le cynisme

narcissique diffus.

Ce retour à zéro de l'écoute et du sentir esquisse un véritable défi du dehors que la

philosophie ne peut ignorer. L'expression repliée et la dépendance de ces corps contraints à des

performances mécaniques et jamais “animales” constituent l'horizon souffrant et asservi d'un

social sans désir, incapable d'échange.

Sourire au visage du régime des pauvretés diffuses signifie activer cet humorisme qui

bouleversant le monde accomplit le jeu d'Alice en lui redonnant des figures et des couleurs. Pour

réduire la puissance des infinies addictions qui nous entourent, il faut faire exploser le régime de

la dépendance en commençant à produire “plus de vie”.

5. PRATIQUES DU DEVENIR

"La majorité, dans la mesure où elle est analytiquement comprise dans l'échantillon, est

toujours Personne – Ulysse – tandis que la minorité est le devenir de tous, leur devenir potentiel,

dans la mesure où elle dévie du modèle. Un brin de beauté, une excroissance ou un vide peuvent

suffire, ce sont des greffes de devenir. Il y a un “fait” majoritaire, mais il est le fait analytique de

Personne, qui s'oppose au “devenir-mineur” de tout le monde. C'est pour cela que nous devons

distinguer le majoritaire comme un système homogène et constant, les minorités comme sous-

système, et le minoritaire comme devenir potentiel, créé et créatif. Le problème n'est jamais

d'acquérir la majorité, même en instaurant une nouvelle constante. Il n'y a pas de devenir qui ne

soit minoritaire”.77

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Le “devenir mineur”, comme on l'a déjà évoqué, ne tend pas vers une cristallisation des

existences et encore moins vers l'édification d'une grammaire majeure, de langages de

domination.

Par rapport aux formes de dépendance, peur, panique examinées jusqu'ici, le devenir

minoritaire s'inscrit dans le parcours de libération de ces dispositifs d'assujettissement.

Le devenir mineur regarde strictement le territoire en ce qui concerne non seulement les

formes d'établissement, de construction de l'identité, de production qui s'y développent, mais

surtout parce que la création de territoire a besoin de liberté de vie pour s'émanciper de tout

réseau hiérarchisant. Le territoire des minorités est un fait inventif, un plan d'expérimentation

d'installation et de relation, il est sans aucun doute une dimension conflictuelle.

Aucune terre promise n'est référable à la création des territoires des minorités, car ceux-ci

sont une construction qui réalise les institutions en cours de route. Il faut agir la vie là où elle

s'exprime et non pas l'enchaîner aux ganglions d'une quelconque attente messianique visant à

mettre dans l'ombre l'“ici et maintenant” et le concret des conditions matérielles qui assiègent

chaque instant de l'existence.

Un tel penchant implique la capacité d'action; d'activation de tout ce plan de forces qui

peuvent expérimenter des styles de vie différents des styles dominants. Que signifie adopter des

styles de vie différents? Comme le dit Spinoza, la création de tissus sociaux et de styles de vie est

“dans l'ordre même de la nature humaine”: “Puisque toujours, en tous lieux, les hommes, qu'ils

soient barbares ou policés, nouent entre eux des relations et forment une société organisée d'un

genre quelconque, on n'ira pas chercher les causes et principes naturels des Etats dans les

enseignements généraux de la raison. Mais on les déduira de la nature, c'est-à-dire de la condition

humaine ordinaire. […] Lorsque j'ai étudié les problèmes politiques, je n'ai donc nullement visé à

inventer du neuf ni de l'inédit. J'ai cherché à expliquer de manière rigoureuse et indiscutable,

ainsi qu'à déduire de la situation propre à la nature humaine, la doctrine susceptible de s'accorder

le mieux avec la pratique”.78

La création d'institutions se réalise dans la création de territoires qui sont des véritables inner

city, puisqu'ils se constituent tandis que demeurent les agencements traditionnels. C'est l'usage

même des habitations, des rues, des lieux de rencontre et de passage qui détermine la

physionomie de ces expérimentations. L’urbain ne pourra plus être dorénavant un plan

rigidement planifié des structures, des équipements et des acteurs qui le composent. Le rythme

urbain, même dans les expressions musicales qui en sont issues, n'est pas homogène, au contraire

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il accentue dans son devenir la polyphonie qui le caractérise. Un projet urbain capable de se

mesurer avec les héritages du passé et les tendances futures peut être alors polyphonique,

contaminé et inventif. Les plis qui traversent la surface urbaine sont des bouleversements et des

transformations d'usage et de sens qui permettent l'élaboration de styles de vie qui ne sont plus

dominés par la logique stricte de la reconnaissance de la valeur sociale sur la base des signes qui

la caractérisent: revenu, habitation, possession de biens secondaires, etc..

Un tel bouleversement implique une mise en discussion d'un cadre plus ample du quotidien

et demande une nouvelle réflexion sur la capacité de construire des institutions garantes non pas

d'un système de contrôle, mais plutôt d'une structure urbaine plus horizontale et articulée. Une

structure qui se donne comme une nouvelle polis capable de parier sur son propre devenir plutôt

que sur sa propre vitrification.

Environnement et tragédie

Le premier mouvement qu'on entend proposer ici se réfère à la tragédie, mieux, à la

dimension tragique dans l'ère cybernétique.

Au cours des dernières décennies, au fur et à mesure que s'affirmait une sorte de grande

euphorie alternée à des états d'atonie en relation avec les plus récents développements des

technologies, la dimension tragique a subi progressivement un processus de véritable spoliation

non seulement de sa signification originaire et pourtant toujours actuelle, mais surtout de son

demeurer entre les plis de langages inécoutés parce que mineurs. Et pourtant la tragédie –

précisément dans son contenu de transformation et de libération – nous appartient, elle constitue

ce plan des langages et des corps grâce auquel nous pouvons nous mesurer avec la complexité de

la vie, avec les zones sombres et les zones apparemment résolues.

Dans une importante étude, Z. Bauman s'arrête un instant sur le désenchantement du monde

que les nouvelles technologies ont produit dans la modernité en générant “la société du risque”.

Dans cette société “les dangers doivent être aptes à être transformés en demande de marché:

dangers 'créés sur mesure' pour une lutte privatisée contre les risques. En conclusion, on pourrait

affirmer que la façon dont la gestion des risques a été institutionnalisée dans la société de

consommation permet d'utiliser la réflexion non tant comme instrument de liberté individuelle, de

contrôle de son propre destin ou de 'colonisation du futur' que comme instrument pour

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transformer l'anxiété publique en profit d'entreprise et, en même temps, pour éloigner de plus en

plus les intérêts publics du mécanisme même de perpétuation des dangers”. 79

Or, c'est justement cette intuition concernant l'angoisse et encore plus sa gestion qui nous

amène à considérer le bouleversement que le sentiment du tragique a subi aujourd'hui, permettant

l'affirmation d'un but bureaucratique visant à conjurer la tragédie parce que dangereuse.

Si la tragédie ne peut plus développer sa mission pédagogique, cela est dû surtout à certaines

formes de relation hiérarchico-institutionnelles qui craignent l'élément métamorphique et

cathartique que le sentir tragique permet au contraire d'exprimer.

La tragédie, dans son sens le plus strict, est inscrite dans le corps de la pensée occidentale, en

rapport étroit avec l'agir actif de la polis. Cette co-appartenance explicite tout de suite quel est le

domaine du sentir tragique, celui de la condition humaine visant à construire le sujet du fait

qu'elle se propose aussi comme savoir conscient. D’après Écoumène de A. Berque “dans la cité,

un lieu n’est pas seulement un topos, légitimement appropriable par une personne individuelle ou

collective; mais forcément aussi une chôra, imprégnée de l’être plus vaste qu’est la collectivité

(et, au-delà, l’humanité). Ce point de vue, inversement, exclut tout autant le totalitarisme : il n’y a

de collectivité que constituée par des personnes, dont le topos ne se dissout jamais dans la chôra.

Topicité n’est pas chorésie, mais l’une ne va pas sans l’autre”.80 Dans ce pli on peut envisager le

rôle de la tragédie.

La tragédie n'explicite pas toujours, et pas seulement le conflit, entre les lois du sang et

celles de la ville, plus subtilement, elle met en évidence la fragilité de la capacité raffinée

d'entendre le monde face à des impératifs brutaux et prédateurs. La destruction de Troie par le

siège et par la ruse doit être aussi interprétée dans le sens de la fragilité de l'urbain face à la

dissolution qui le menace toujours.

Les processus de libération rencontrent dans le contexte urbain un lieu qui leur est propre. La

ville et sa transformation fonctionnent comme révélateur du caractère contradictoire des

processus en cours. Ville et tragédie composent le canevas de cette réalité.

C'est cela la fêlure, le déchirement que la pensée occidentale, peut-être de manière plus aiguë

que d'autres, a parcouru depuis longtemps. La tension qui se produit dans le processus de

subjectivation est due à son inévitable finitude, c'est-à-dire à la conscience que le sujet est une

dimension de passage au-delà de laquelle s'ouvrent des issues que la raison ne peut mettre en

œuvre. En ce sens, la nécessité de construire son propre soi et de le mettre en jeu dans le projet de

relations, d'environnements et d'affects est une motivation très importante qui ne peut cependant

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éluder les autres seuils qui ne nécessitent plus un sujet mais qui sont eux-mêmes des mondes

autres, d'autres devenirs. La tragédie est le lieu où ce déchirement est accueilli. En effet,

totalement différent de toute philosophie de la mort, le sentir tragique n'exclue pas une telle

contradiction mais entend lui donner corps et environnement. Nous pourrions ainsi mettre en

corrélation la tragédie avec le plan d'immanence puisque tous les deux partagent la dimension

pré-philosophique, celle du chaos: “Le chaos n'est pas un état inerte ou stationnaire, ce n'est pas

un mélange au hasard”.81 Ce n'est que de cette façon qu'arrivent à se produire ces “lignes de

fuite” qui ne font pas que concerner la pensée mais en permettent la mise en chair d'un projet de

vie capable de se dégager des plis de l'organisme bureaucratique.

Cela ne doit donc pas nous sembler tellement un hasard qu'aujourd'hui le sentir tragique soit

vécu comme un danger et qu'il soit si expéditivement liquidé comme “corps étranger",

empêchement par rapport à un “faire” absolument mécanique qui de par sa structure ne peut pas

comprendre une quelconque fêlure.

Et pourtant, jamais comme maintenant, dans le temps où la dimension même du sentir

apparaît modifiée par les différents input technologiques, le tragique est notre ombre, une ombre

possible et libératrice qui, si on l'écoutait, pourrait nous permettre d'accomplir notre voyage de

façon différente, plus intense et ouverte au multiple que nous sommes.

Qu'est-ce qu'en effet la permanence de Dyonisos sur le lieu de la tragédie ? Et de quelle

instance ce lieu est-il l'expression?

La tragédie est un rite de changement collectif capable de recourir à des expressions

cathartiques visant à activer des langages non conventionnels comme: l'extase, la possession, la

danse, le rythme.

Le plan de la tragédie constitue une fuite de la privatisation des existences et prédispose

l'emploi d'une technique de soustraction capable de désarticuler le langage dominant. C'est

pourquoi la tragédie prédispose un espace public en mesure d'assurer le développement du rite.

Cet espace public, loin d'être une agora où les rôles sont rigidement définis, est un espace de

subversion des codifications quotidiennes en fonction de la libération d'un dispositif anti-

identitaire.

Le travail qu'il faut entreprendre dans les lieux du tragique ne veut pas célébrer le négatif

mais entend comprendre la douleur et le bonheur du changement qui ne sont rien d'autre que la

mise en action des forces vitales, autrement assoupies.

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Grammaire majeure: le credo technologique

À une époque qui tend à vouloir totaliser la durée et à congeler la vie, la dimension tragique

remplit donc une fonction différente et décidément plus concrète: l'expérience d'une

transformation émotionnelle d'un quotidien, sinon silencieux. À bien y regarder, c'est en effet

précisément ce refoulement du concret quotidien, de sa matérialité incontestable qui a fini par

produire une véritable philosophie de la mort. Le devenir qui nous appartient en tant

qu'expérience incontournable procède en effet à travers des seuils et des passages qui, s'ils sont

occultés, finissent par enrober d'angoisse tout projet d'existence.

Le credo technologique ne peut ni ne doit se substituer à un credo religieux. Qu'est-ce qui

rend aujourd'hui le progrès technologique semblable à une foi?

Sûrement son message de salut, la promesse d'un prolongement de la vie, l'antique et

toujours actuel pari avec la mort.

Un développement technologique que l'on ne peut pas arrêter peut être assimilé à la défaite

de la mort, même si cette dernière affirmation est toujours passée sous silence en raison de

l'omnipotence narcissique qui s'y attache.

Ce qui est donc en question n'est pas tant la vie dans son déroulement mais plutôt l'identité

destinée au contraire à être mise sans arrêt en question. En effet, si souvent l'existence humaine

est gouvernée par un travail conduit sur la construction, plus que des processus de subjectivation,

de l'identité, voilà que nous pouvons saisir le profond substrat d'angoisse qui accompagne le

processus de technologisation.

Une telle approche ne peut pas ne pas mettre en discussion certaines pratiques typiques de la

philosophie de l'histoire, comme l' indiquait H. Arendt: “La grande énigme qui a déconcerté la

philosophie de l'histoire de l'époque moderne apparaît quand on considère l'Histoire comme un

tout et on découvre que son sujet, l'humanité, est une abstraction qui ne peut jamais devenir un

agent actif; la même énigme a déconcerté la philosophie politique dés ses origines dans

l'Antiquité…”.82

Mais, s'il est vrai que l'homme “est un être naturellement technique” 83, nous pouvons alors

avoir l'intuition du motif de tant de déchirement en cours. L'être humain capable de se modifier

lui-même et de modifier l'environnement transforme ainsi les seuils de son propre ressentir, dans

cette transformation on ne récupère ou ne résout pas tout, toute une série d'évènements, de traces,

de possibilités sont négligées mais pas perdues à tout jamais.

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Défaire le processus identitaire signifie activer une ligne de fuite de la domination des

appartenances, surtout là où la collocation identitaire se connecte avec la fluidification des

prestations auxquelles sont appelés les automates de notre temps. Selon J.-Y. Boulin, le problème

du temps par rapport à la flexibilisation des mentions due au déploiement des nouvelles

technologies et des formes adoptées aujourd'hui par le développement du capital constitue le

problème central du devenir des sociétés occidentales “on ne peut développer une politique du

temps de travail dans l'entreprise, qu'il s'agisse d'une politique dictée par des impératifs d'ordre

économiques (flexibilité) ou qu'elle réfère à une conception émancipatrice du temps de travail

(optionalité) en faisant abstraction de ses externalités, c'est-à-dire de l'interaction entre les

décisions prises dans l'espace du travail et leurs effets sur l'ensemble de la société”. 84

Ce qui est en question, c'est le temps global de la vie et les environnements qui y sont

imbriqués. Au-delà d'une analyse plus strictement socio-économique il s'avère important

d'évaluer les figures que la communication médiatique et l'idéologie technocratique tendent à

diffuser et à affirmer.

Ce qu'il peut être donc utile d'examiner dans ce contexte concerne l' écart qui se produit

entre la tension transformative/performative et le caduque/résistant. Il s'agit, pour ces deux

polarités, de modalités de l'existence; le caduque qui représente la perte, tout ce qui ne revient pas

est en réalité le chiffre même de la transformation, sa plus profonde vérité.

Nous sommes une altérité constante dans le devenir et pourtant nous sommes des êtres de la

nostalgie quand par l'exercice dangereux du souvenir nous écrivons et réécrivons nos identités

perdues. Il faut alors masquer ce vice dont s'est nourrie tant de philosophie de l'histoire pour

pouvoir restituer la vie au devenir. La tragédie représente en ce sens une alternative valable. Le

sens historique de la tragédie est suspendu au profit d'une actualisation du contraste et de la

métamorphose qui préside aux nombreux seuils du temps de l'existence.

Ce n'est pas un hasard si dans la tragédie le premier mouvement consiste à accueillir le

pouvoir du masque, renonçant ainsi à l'identité préconstituée, qu'elle soit individuelle ou

collective. Le masque fonctionne comme une sorte de passe-partout entre l'ici et maintenant et

une dimension atemporelle. Pour cette raison, nous pouvons penser à la tragédie comme à la

réalisation du radical inactuel par rapport au système des modes. Dans la tragédie, se donne avec

une force extrême l'évènement de la métamorphose, du déchirement, de la transformation. Dans

tout cela, il y a quelque chose qui fait abstraction de l'individu tout en adoptant la signification

d'une réalité autre qui nous fait peur, qui déchaîne la joie mais aussi la douleur.

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Mais si nous dissolvons pour un moment l'artifice de la communication et des modes, nous

pourrons remarquer comment l'expérience du devenir ainsi nié, comment la tragédie ainsi oubliée

finissent au contraire par réapparaître dans les formes vulgaires de la spectacularisation du

quotidien. Non plus évènement tragique , non plus expression de la transformation mais obscène

réduction de puissance de toute émotion, mise en scène de l'avilissement. Nous avons donc là une

véritable activation du processus de réduction de puissance du langage mais, pour Deleuze, “Le

tragique et l’ironie font place à une nouvelle valeur, l’humour. Car si l’ironie est la coextensivité

de l’être avec l’individu, ou du je avec la représentation, l’humour est celle du sens et du non-

sens; l’humour est l’art des surfaces et des doublures, des singularités nomades et du point

aléatoire toujours déplacé, l’art de la genèse statique, le savoir-faire de l’événement pur ou la

‘quatrième personne du singulier’ – toute signification, désignation et manifestation suspendues,

toute profondeur et hauteur abolies”. 85

Le ressentir tragique se propose donc comme une “technique de superficie”, c'est-à-dire

comme l'environnement où se donnent les évènements.

Minorité et bureaucratie

L'autre argument sur lequel il vaut la peine de se pencher concerne le rapport entre ce que

l'on soustrait, la tragédie, son “sentir mineur” et le “gouvernement bureaucratique de la vie” avec

son scénario de spectacularisation permanente.

Il faut considérer le gouvernement bureaucratique de la vie non seulement comme un

ensemble de structures dont le but principal est le contrôle mais encore dans son être langage,

langage despotique et de gouvernement.

Le langage bureaucratique s'est donné dans une capacité progressive à réduire la puissance

du sens, mieux de l'occulter au profit d'un mécanisme acéphale et capable donc de s'émanciper de

toute critique et de toute tentative de mise en crise radicale. Les lieux où il est plus facile de

mesurer la force par laquelle ce langage s'est affirmé ne sont autres que ceux du “banal

quotidien”, du routinier. Dans ces cadres, la vie, la “qualité de la vie” tant déclamée nous apparaît

immédiatement appauvrie, pure coaction à répéter le circuit production-consommation-mode qui

représente une des formes les plus propres à l'expression de notre temps.

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Or, ce langage si apparemment incongru se manifeste comme expression d'une domination

tout à fait particulière sur les corps et les affects car transgresser cette grammaire majeure signifie

se mettre tout de suite sur un territoire de personne, non certifié par les rites quotidiens et par les

liens que ceux-ci tressent, pour cela une telle action ne peut qu'être perçue comme une action qui

dérange et donc dangereuse.

En commentant les thèses de G. Anders, Fadini suggère une lecture attentive du mouvement

de subsomption de l' “humain” dans le ‘machinal’ qui peut nous être particulièrement utile pour

l'approfondissement de cette analyse. “L'auto-production de la production articule ainsi une sorte

de machine sociale où l'homme en vient à être prédéterminé dans sa sensibilité, dans ces affects-

mêmes, à cause du fonctionnement du code interne du cadre machinal d'appartenance”.86

En lien avec cette lecture, nous pouvons ainsi connecter le plan du gouvernement

bureaucratique de la vie et le déploiement des technologiques avec tout le corollaire idéologique

qui s'en suit. Le machinisme bureaucratique se fonde en effet sur la dépersonnalisation de

l'administration et sur la fragmentation des différents segments qui la composent. Loin d'être

strictement verticale, la structure bureaucratique actuelle apparaît réticulaire et donc visant à

gouverner un tissu social que le capital transnational de notre temps a quitté. Ainsi la bureaucratie

fonctionne avec des tâches de suppléance dans la gestion non plus et non seulement de services

mais aussi en relation aux dynamiques socio-territoriales qui à cette époque de violente

accélération semblent complètement désarticulées. S'en suit l'élaboration d'u langage constitutif

d'une technique de communication particulièrement compliquée et obscure en raison de la

multiplicité d'exigences et d'acteurs qu'elle met en scène.

Une telle forme de gouvernement apparaît plus “exclusive” qu'“inclusive”, en ce qu'elle est

appelée à remplir toute une série de fonctions que la globalisation a modifiées en rapport avec

l'émancipation des flux de capitaux que ce soit à l'égard des strictes obédiences de l'état-nation ou

à l'égard de l'affirmation d'un mécanisme d'autovalorisation financière fondé sur des mouvements

spéculatifs qui se réalisent en temps réel.

Dans les analyses de U. Beck, “Le modèle de l'Etat transnational est un modèle androgyne,

un modèle hybride, dans lequel sont combinés et fusionnés ensemble dans un nouveau type-idéal

des traits fondamentaux qui, selon la conception courante, semblent s'exclure réciproquement.

Puisque les Etats transnationaux sont en premier lieu Etats non-nationaux donc aussi des Etats

non territoriaux (au moins stricto sensu) ils doivent être entendus comme un contre-modèle par

rapport à la théorie de l'Etat et de la société comme container”.87

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Face à une telle prétention qui voit les processus économiques causés par la globalisation se

délier soit du territoire, soit de la bureaucratie, ce rôle de suppléance de cette dernière, dont il est

fait mention ci-dessus, semble sous-estimé. Le langage bureaucratique s'applique, en relation

avec cela, directement et normativement aussi bien sur les corps que sur le territoire. Le

gouvernement des bureaucraties actuelles est de plus en plus aseptique et impersonnel de façon à

pouvoir réaliser une sorte de mouvement global de déresponsabilisation. Ce mouvement de

déresponsabilisation est particulièrement important car il permet une mise en œuvre de dispositifs

de la légitimité desquels personne ne doit, ni ne peut s'occuper.

Le gouvernement bureaucratique de la vie présuppose le recours à des pratiques

d'intériorisation, de consensus et de soumission d'autant plus despotiques qu'elles sont

impersonnelles.

L'intériorisation du langage bureaucratique est un dispositif de contrôle social, un véritable

pacte collectif qui réalise une dimension communautaire forcée à l'intérieur de laquelle tout

déchirement, tout évènement-crise doit être conjuré. C'est pour cela qu'une certaine

représentation du déploiement technologique, des transformations qu'il a produites ne pouvait que

rencontrer cette fonction de suppléance réalisée par le langage bureaucratique. De la rencontre de

ces deux registres de communication, dérive un paysage insolite: celui de l'adaptation à la

nouvelle religion de notre temps: le credo technocratique qui sonde la chair et l'existence comme

un plan de travail où vérifier l'exercice de cette nouvelle puissance.

La virtualisation de la communication, les scénarios tridimensionnels, les capteurs, les

émotions pré-confectionnées, l'effacement de la “chair-du-monde” et donc du sentir-tragique

constituent la constellation actuelle à laquelle nous sommes appelés à nous confronter.

Encore une fois, ce sont les évènements crises qui nous permettent de déchirer le perfectible

horizon virtuel, dans ces cas l'existence même devient un véritable évènement de science-fiction

qui fait irruption dans le scénario de l'homologation.

Quand la tragédie nous surprend et que nous en sommes traversés, nous pouvons vraiment

saisir les signes de ce “gai savoir” dont parlait Nietzsche.

La rencontre avec l'ombre, c'est-à-dire avec tout ce plan de la matérialité des affects et des

conditions de vie, est la rencontre avec le sentir tragique qui n'a rien à voir avec les divagations

métaphysiques heideggériennes sur un prétendu “y être” délié de tout contexte. En référence à

tout cela, nous pouvons rappeler quelques intéressantes réflexions de B. Bettelheim à l'égard de la

répétition générale de la domination bureaucratique: c'est-à-dire, les camps d'extermination: “En

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annulant la capacité d'agir librement ou de prévoir l'issue de ses propres actions, on détruisait

dans les personnes la sensation que les actions qu'elles accomplissaient avaient un but, à tel point

que bientôt, elles cessaient d'agir. La différence essentielle était constituée par la possibilité

concrète que l'environnement oppressif comme il était laissât cependant (ou promît) une gamme

minime de choix, un minimum de temps libre, un minimum de résultats positifs…”.88

Ce sentir ne résulte pas de l'angoisse mais plutôt du dévoilement de la condition la plus

propre à l'existence dans un total contrôle reflétant l'intention de gouvernement global du temps-

vie.

Les seuils, les fractures, les transformations qui caractérisent la scène tragique de notre

temps constituant une véritable antinomie par rapport à toute tentative de catalogage typique de

chaque géopolitique.

La tragédie ouvre à la transformation, au devenir des corps et des territoires, produit un plan

de soustraction en nette opposition au spectacle de la mort, à la réduction de puissance du sentir

et du désir.

Les tautologies bureaucratiques et médiatiques ont sûrement modifié notre être-au-monde

ainsi que nos perceptions et cependant, nous devons toujours garder en tête les nombreux

langages mineurs qui sont la vérité d'un déroulement de l'existence qui ne se veut pas toujours

compatible et qu'il n'est pas toujours possible d'homologuer et d'assujettir.

Une géophilosophie ne peut donc qu'avoir cette tâche, tout à fait semblable au lancement de

dés de Dyonisos qui consiste à libérer la vie de la pauvreté de la grammaire majeure en favorisant

la multiplication des parcours qui permettent de développer l'intensité des affects et d'une radicale

pietas pour le monde mutant que nous sommes.

La géophilosophie en ce sens se trouve en conflit ouvert avec tout dispositif d'ordre

géopolitique, où tout langage, tout dispositif agit en fonction des fonctions actuelles du

catalogage et du contrôle.

Note

1. Giovannoni G., L’urbanistica del Rinascimento, in Aa.Vv., L’urbanistica dall’antichità a oggi, Firenze, Sansoni, 1943, p. 115 et p. 98

2. Cf. Simondon G., L’individu et sa genèse physico-biologique, Grenoble, Millon, 1995.

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3. Larrue C., “Environnement et politiques urbaines”, in Aa.Vv., La ville et l’urbain, l’état des savoirs, Paris, La Découverte, 2000, pp. 298-299.

4. Wieviorka M., Préface, in Aa.Vv., Identités, cultures et territoires, Paris, Dusclée de Brouwer, 1995, pp. 11-12.

5. Morin E., Terre-Patrie, Paris, Seuil, 1993, p. 73 (tr.it. S. Lazzari, Milano, Cortina, 1994, p. 74)

6. Taguieff P.-A., Du progrès, Paris, Librio, 2001, p. 186. 7. Spinoza B., Epistolario, (tr. it A. Droetto, Einaudi, Torino, 1974, p. 248). 8. Agamben G., L’uomo senza contenuto, Macerata, Quodlibet, 1994, p. 127. 9. Fadini U., “Controlli, poteri e soggetti a rischi”, in Millepiani, Milano, Eterotopia, 2001, p.

83. 10. Cf., Hacking I., Les Fous voyageurs, Paris, Les Empêcheurs de penser en ronde, 2002 11. Nancy J.-L., L’expérience de la liberté, Paris, Galilée, 1988, p. 98 (tr.it., di D. Tarizzo, a

cura di R. Esposito, Torino, Einaudi, 2000, p. 105). 12. Palidda S., Sicurezza e paura in Lessico Postfordista. Dizionario di idee della mutazione

(sous la direction de A. Zanini, U. Fadini), Milano, Feltrinelli, 2001, p. 273. 13. Illic I., La perte des sens, Paris, Fayard, 2004. 14. Bauman Z., Liquid Modernity, Cambridge, Polity Press- Oxford, Blackwell Publishers, 2000

(tr.it., S. Minucci, Bari, Laterza, 2002, p. 78). 15. Wallerstein I. - Hopkins Terence K., The Age of Transition, Fernand Braudel Center for the

Study of Economies, Historical Systems, and Civilization, 1996 (tr.it., M. Di Meglio e V. Pecchiar, Trieste, Asterios, 1997, p. 284).

16. Cf., Burroughs W., The Western Lands, 1988 (tr.it. di G. Saponaro, Milano, Sugarco, 1990). 17. Blumenkranz N., La ville des Futuristes in Aa.Vv., La ville n’est pas un lieu, Paris, Union

Générale d’Editions, 1977, pp. 96-97 18. Marazzi C., Panico, in Lessico Postfordista. Dizionario di idee della mutazioni, cit. p. 222. 19. Davis M., Ecology of Fear, Los Angeles, Knopf, 1998 (tr.it., G. Carlotti e E. “Gomma”

Guarneri, Milano, Feltrinelli, 1999, p. 395). 20. Cf., Mc Kenzie E., Privatopia, Yale University Press, 1994. 21. Robert P. e Pottier M.-L., Introduction in Aa.Vv., Crime et sécurité. L’état des savoirs,

Paris, La Découverte, 2002, p. 17 22. Deleuze G., Différence et répétition, Paris, Puf, 1968, p.107 (tr.it., di G. Guglielmi, Bologna,

il Mulino, 1971, p.133). 23. Hacking I., op. cit., p. 24. 24. Euripide, Baccanti 685-688. 25. Cf. l’important analyse de Vernant J.P., L’individu, la mort, l’amour, Paris, Gallimard, 1989

(tr.it. A. Ghilardotti, Milano, Cortina, 2000). 26. Cf. Villani T., Demetra, Milano, Mimesis, 1987. 27. Fadini U., “Le età del corpo”, in Millepiani, n.12, Milano, Mimesis, p. 125. 28. Cf. Deleuze G., Spinoza, philosophie pratique, Paris, Minuit, 1970 (tr.it. G. Guglielmi,

Milano, Guerini e Associati, 1991). 29. Illich I., La convivialité, Paris, Éd. du Seuil, 1973, p.113. 30. Cf. Foucault M., “Gefängnisse und Gefängnisrevolten”, (tr.fr. Prison et révoltes dans les

prisons), in Dokumente: Zeitschrift für übernationale Zusammenarbeit, n.2, juin 1973, pp.133-137.

31. Bauman Z., Freedom, Buckingam, Open University Press, 1988 (tr. it. L. Melosi, Troina-Enna, Oasi Editrice, 2002, p. 113).

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32. Beck U., Was ist Globalisierung? Irrtümer der Globalismus – Antworten auf Globalisierung, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1997 (tr.it. E. Cafagna e C. Sandrelli, Roma, Carocci, 1999, p. 97).

33. Ballard J.G., “Myths of the near future”, in ZG-Altered States, 1989 (tr.it in Millepiani, n.6, Milano, Mimesis, 1985, p.17).

34. Spybey T., Globalization and World Society, Cambridge, Blackwell, 1996 (tr.it. S. Hoe Koh e E. Corsino, Trieste, Asterios, 1997, p. 130).

35. Cf. Augé M., Non-lieux, Paris, Éd du Seuil, 1992. 36. Stébé J.-M., La crise des banlieues, Paris, PUF, 1999, p. 57. 37. Deleuze G., Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 168 (tr.it. A. Panaro, Milano,

Cortina, 1996, p. 169). 38. Scelsi R., Comunicazione, in Lessico Postfordista. Dizionario di idee della mutazioni,

cit. p. 60. 39. Bey H., T.A.Z. The Temporary Autonomous Zone, Ontological Anarchy, Poetic Terrorism,

Brooklyn NY, Autonomedia, 1991 (tr.it. S. MIGX, Milano, Shake, 1993, pp. 24-25). 40. Sloterdijk P., Über die Verbesserung der guten Nachricht, Nietzsche fünftes “Evangelium”,

Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 2001 (tr. fr. par O. Mannoni, Paris, Fayard, 2002, pp. 75-76).

41. Benjamin W., Der destructive Character, in Gesammelte Schriften, Frankfurt am Main, 1972 (tr.it. in Millepiani, n. 4, Milano, Mimesis, 1995, pp. 11-12).

42. Body-Gendrot S. e Duprez D., “Comment maîtriser les peurs dans la ville”, in Urbanisme, n. 323, Paris, mars-avril 2002, p.37.

43. Cf. Davis M., The city of Quartz. Excavating the Future in Los Angeles, New York, Vintage Books, 1992.

44. Cf. Weber Max, Rationality and Modernity, Allen & Unwin, London, 1987. 45. Dal Lago A., I nostri riti quotidiani. Prospettive nell’analisi della cultura, Genova, Costa &

Nolan, 1995, p.99. 46. Davis M., cit. p. 137 47. Arendt H., The Human Condition, The University of Chicago, 1958 (tr.it. S. Finzi, Milano,

Bompiani, 1989, p. 190). 48. Carmagnola F., La visibilità, per un’estetica dei fenomeni della complessità, Milano,

Guerini & Associati, 1989, p. 73. 49. Paquot Th, Vive la ville, Condé-sur-Noireau, Arléa-corlet, 1994, p. 151. 50. Ballard J.G., High-Rise, Jonathan Cape LTD, 1975 (tr.it. P. Lagorio, Milano, Anabasi, 1994,

p. 191). 51. Virilio P., La machine de vision, Paris, Galilée, 1988, (tr.it. G. Pavanello, Milano, SugarCo,

1989, p.145). 52. Diodato E., “Il passaggio nell’artico del nord. Globalizzazione e frammentazione a Seattle”,

in Millepiani, n. 16, Milano, Mimesis, 2000, p. 80. 53. Paquot Th., “L’art de marcher dans la ville”, Paris, Esprit, mars-avril, 2004, p. 209. 54. Dick Ph. K., A scanner darkly, 1977 (tr.it. G. Frasca, Napoli, Cronopio, 1993, p. 221). 55. Robert P., L’evolution des politiques de sécurité, in Aa.Vv., Crime et sécurité. L’état des

savoirs, cit, p. 47 56. Merleau-Ponty M., Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 108 (tr.it. A. Bonomi e

M. Carbone, Milano, Bompiani, 1969, p. 159). 57. Carbone M., La visibilité de l’invisible, Hildescheim- Zürich- New York, OLMS, 2001,

p. 99.

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58. Cf. Aukstakalnis S., Blatner D., Miraggi elettronici. Arte, scienze e tecniche di realtà virtuali, Milano, Feltrinelli, 1995.

59. Aukstakalnis S., Blatner D., cit., p.35. 60. Aa. Vv., Cyberspace - First Steps… (M. Benedikt), M.I.T., 1991 (tr.it. C. Lunardi, Padova,

Muzzio, 1993, p.261). 61. Cf. Virilio P., La machine de vision, cit. 62. Céline L.F., Voyage au bout de la nuit, Paris, Denoël, 1932, p. 201. 63. Deleuze G., Deux régimes de fous, in Armando Verdiglione éd., 1975, maintenant in Deux

régimes de fous, Paris, Ed de Minuit, 2003, p.15. 64. Klossowski P., Un si funest désir, Paris, Gallimard, 1963, p. 105-106 65. Ponzio A., La comunicazione, Bari, Graphis, 1999. 66. Fadini U., “Trascorsi affettiv”, in Millepiani, n.6, 1995, p. 39. 67. Di Marco C., Critica e cura di sé. L’etica di Michel Foucault, Milano, Franco Angeli, 1999,

p.191. 68. Deleuze G. - Guattari F., Mille plateaux. Capitalisme et schizophrenie, Paris, Minuit, 1980

(tr.it. di G. Passerone, sez. II, Come farsi un corpo senza organi?, Roma, Castelvecchi, 1996-’97, p. 38)

69. Bachmann I., Il trentesimo anno, Milano, Adelphi, 1985, p. 33. 70. Duprez D. et Kokoreff M., Les drogues: consommations et trafics, in Aa.Vv., Crime et

sécurité, cit. p. 191. 71. Fachinelli E., La freccia ferma. Tre tentativi di fermare il tempo, Milano, Adelphi, 1992,

p. 178. 72. Spinoza, Ethique, L., III, Prop. 11. 73. Il y a une intéressant connexion entre la théorie des flux énergétiques de W. Reich et le CsO

postulé par Deleuze et Guattari. Cf. Reich W., La teoria dell’orgasmo e altri scritti, Cosenza, Lerici, 1965; Psicologia di massa del fascismo, Milano, Sugar, 1971.

74. Dick Ph. K., Mutazioni. Scritti inediti, filosofici, autobiografici e letterari, Milano, Feltrinelli, 1997, p. 213.

75. Sacher Masoch L. von, La Madre Santa, Milano, Longanesi, 1976, p. 75 76. Deleuze G., Présentation de Sacher-Masoch. Le froid et le cruel, Paris, Minuit, 1967 (tr.it.

G. Da Col, Milano, Se, 1991, p. 112). 77. Deleuze G., “Philosophie et minorité”, in Critique, 369, 1978, pp. 154-155 (tr.it. A. Zanini,

Millepiani, n. 12, Milano, Mimesis, 1997, p. 39). 78. Spinoza, Tractatus, (tr. it. di P. Cristofolini, Pisa, ETS, 1999, p. 81) 79. Bauman Z., Postmodern Ethics, Cambridge, Blackwell, 1993 (tr.it. G. Bettini, Milano,

Feltrinelli, 1996, p. 208). 80. Berque A., Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000, p.218. 81. Deleuze G. – Guattari F., Qu’est-ce que la philosophie?, Paris, Minuit, 1991, p. 45 (tr.it. A.

De Lorenzis, Torino, Einaudi, 1996, p. 33). 82. Arendt H., The Human Condition, cit. p. 135. 83. Cf., Fadini U., Principio Metamorfosi. Verso un’antropologia dell’artificiale, Milano,

Mimesis, 1999. 84. Boulin J.-Y, Le temps du travail dicte-t-il l’emploi du temps des citadins? in: Paquot Th., Le

quotidien urbain. Essai sur les temps des villes. Paris, La Découverte, 2001, p. 49. 85. Deleuze G., Logique du sens, Paris, Minuit, (tr.it., M. De Stefanis, Milano, Feltrinelli, 1975,

p. 162). 86. Fadini U., “Il principio della diversità”, in Millepiani, n.16, Milano, Mimesis, 2000,

p. 28.

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87. Beck U., Was ist Globalisierung? Irrtümer der Globalismus–Antworten auf Globalisierung, cit. (tr.it. E. Cafagna e C. Sandrelli, Roma, Carocci, 1999, p. 113)

88. Bettelheim B., Il cuore vigile, Milano, Adelphi, 1988, p. 171

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CHAPITRE IV

GEOPHILOSOPHIE VERSUS GEOPOLITIQUE

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1. PRODUCTION D'ESPACES AUTRES

Poser le problème de la production d'espace et donc de territoire à une époque qui en

souligne sans arrêt l'effacement et le brouillage de leurs limites implique de considérer deux

facteurs qui pour le moins en déterminent la transformation: l'accélération et la digitalisation. En

un tel sens, il est nécessaire de préciser tout de suite comment la production de territoire advient

aujourd'hui selon des modalités et des représentations différentes de celles du passé. De la

représentation cartographique du paysage on est arrivé à son expression virtuelle, c'est-à-dire à

une réinterprétation non seulement des lieux mais aussi des flux de communication, des réseaux

économiques qui font dire par exemple à E. Morin: “Notre arbre généalogique terrien et notre

carte d'identité terrien sont aujourd'hui enfin connaissables, à la fin du vingtième siècle de l'ère

planétaire. Et c'est justement maintenant – au moment où communiquent les sociétés éparses sur

le globe, au moment où se joue collectivement le destin de l'humanité – qu'ils prennent sens pour

nous faire reconnaître notre patrie terrestre”.1

À une telle transformation correspond une multiplication plurielle d'environnements,

d'identités, de langages qui bien qu'ils soient soumis aux impératifs d'homologation visant à

réécrire le territoire en fonction des nouvelles exigences technocratiques, arrivent à produire sans

arrêt des glissements de sens, espaces de soustraction où se tissent de nouvelles modalités

d'existence. Les conditions matérielles de vie se modifient en union avec la transformation des

territoires, même si la représentation de ces derniers n'arrive pas toujours à en saisir la réalité, en

effet, ce qui prévaut, c'est le besoin de représenter d'une façon qui s'accorde avec les exigences

technico-militaires des langages appelés à définir et à cataloguer l'espace .

La création de territoire rencontre, dans son processus de formation et de transformation,

toute une pluralité d'exigences qui rappellent la complexité qui assiège notre horizon présent.

D’après S. Catucci : “la déformation des catégories classiques, par exemple de la régularité, de la

proportion et de l’idée courante de fonction, est donc adoptée afin de souligner le caractère

artificiel, donc non naturel et non anthropologique des concepts architecturaux”. 2

Créer du territoire ne signifie pas tant et pas seulement se confronter aux exigences

d'implantation de l'habitat, de la production, aux exigences de mobilité et d'équipement, mais

plutôt tenir compte de la radicale transformation sociale en cours. Ce n'est pas un hasard si P.

Virilio, dans son texte intitulé Ce qui arrive soutient que “Progresser, ce serait accélérer! Après la

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rupture du géocentrisme de Ptolémée et la délocalisation copernicienne des “vérités éternelles”,

on assisterait au développement exponentiel d’arsenaux techno-industriels privilégiant l’artillerie,

les explosifs, mais également l’horlogerie, l’optique, la mécanique... Toutes choses nécessaires à

l’élimination du monde présent. Accélération d’une Histoire dromologique et de sa ruée non plus

vers l’Utopie mais vers l’Uchronie du temps humain”.3

Quand nous considérons l'accélération des transformations sociales, économiques et

politiques qui modifient sans arrêt le visage du territoire à l'échelle planétaire, nous devons aussi

souligner l'impact que tracent les nouvelles technologies et les langages qui s'y réfèrent. Une telle

tendance n'exclue pas la permanence de configurations économiques et sociales qui

caractérisaient les périodes précédentes. Comme toujours, à toute révolution déclenchant des flux

radicaux de transformation correspondent des réalités résiduelles qui gardent leur propre

pertinence et leur propre nécessité dans les plis des tissus sociaux et économiques en phase de

changement.

En ce sens, il est opportun de considérer les nouvelles technologies dans leur polyvalence, à

savoir que ce sont des mécanismes de production matérielle, immatérielle et linguistique. Le

langage des technologies actuelles, au même titre que leur variété multiforme, réalise un large

éventail qui comprend la communication médiatique, scientifique, philosophique jusqu'aux

nouveaux codes d'expression urbaine qui font recours aux parlers argotiques, musicaux, visuels et

plastiques en général . Tous ces signes sont la production d'“espaces autres” en continuel devenir.

Toutefois, justement en raison de l'accélération avec laquelle ces transformations se produisent,

elles échappent à toute tentative de catalogage et de codification. En outre, il est important de

considérer la portée “glocale” de ces évènements car se tressent en eux des expressivités qui

appartiennent à des situations circonscrites et qui répercutent en même temps des phénomènes de

portée mondiale même si c'est en les déclinant selon des codes qui ne correspondent pas toujours

de façon achevée à la langue dominante de l'homologation. Nous nous pencherons plus loin sur la

question de l'expressivité des espaces.

La dimension glocale est la plus appropriée pour réussir à tracer les interconnexions qui

réalisent le passage entre les phénomènes, les figures, les évènements qui arrivent dans un lieu

déterminé et les techniques autant que les stratégies qui se vérifient dans les mouvements actuels

de globalisation, qu'ils soient économiques, sociaux ou culturels. Le territoire apparaît, en ce

sens, comme le plan sur lequel s'écrivent de façon souvent contradictoire ces variations. La

glocalisation, comme l'indiquent différents manuels de géopolitique, est un concept forgé au

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Japon pour indiquer l'augmentation de l'articulation des territoires à l'échelle locale face à

l'intensification des flux économiques de portée mondiale. Dans ce contexte, le plan immatériel

devient “une grandeur significative de l’activité économique. Il a toujours existé (fonds de

commerce, brevets et marques, savoir-faire, clientèle, etc.) mais il a récemment agrandi sa place.

[...] En outre un immense marché de protection contre le risque (d’accident, mais aussi de perte

de revenu, de change, de taux d’intérêt, de prix, etc.) se développe à travers des contrats

d’assurance et surtout des produits financiers dérivés qui multiplient les transactions

déconnectées de contrepartie en biens matériels. Dans tous ces domaines, l’informatique qui

transforme en signaux traversant l’atmosphère à la vitesse de la lumière la majeure partie du

savoir, des capitaux, des biens et services est l’outil de base. Elle ne connaît ni frontières ni

distances, sa seule limite est celle de la mondialisation: l’écosystème terrestre (pour le moment).

Il s’ensuit de nouvelles logiques économiques et l’on parle même de nouvelle économie”.4

D'un tel cadre dérive une configuration territoriale polyédrique et porteuse d'issues et de

caractéristiques extrêmement différenciées bien qu'elles soient soumises aux tentatives constantes

de catalogage. La transformation de l'espace planétaire en territoire urbanisé, que ce soit de façon

directe ou indirecte, nous permet de développer quelques considérations à partir d'exemples. Les

dénommés “non-lieux” postulés par M. Augé se révèlent être des territoires essentiellement

ambivalents, des lieux de la consommation et de la standardisation des comportements qui

deviennent cependant en même temps des mirages mirobolants pour tous ceux qui proviennent

d'autres zones de ségrégation marquées par l'exclusion et par la pauvreté. Ces espaces ne sont pas

incluants, ce sont des passages, des traversées qui imposent sadiquement la domination des

marchandises comme seuil incontournable des nouvelles formes d'appartenance.

Mais, à côté de ces lieux qui sévissent de partout dans les tissus métropolitains, dans les

continuum urbains, d'autres figures et d'autres écritures créent du territoire. La création de

territoire peut donc procéder aussi à travers des parcours non escomptés dont la contamination

des langages, des existences est en mesure de subvertir la représentation dominante au profit de

nouveaux plans de sens, d'un sens qui échappe souvent à la vulgate multimédiatique et au

catalogage technocratique. Ces territoires sont pour cela en mesure de libérer et d'activer des

styles de vie, des modalités d'action communication qui correspondent à des besoins et à des

relations et qui donnent corps à de véritables communautés de passage. Toute la question de

l'appartenance identitaire est repensée à partir des existences nomades qui mettent en œuvre des

relations qui valorisent et accueillent le devenir plutôt que la vitrification dans le cadre d'un

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improbable régime des nouvelles appartenances. Tout cela ne signifie pas que ces réalités

excluent le conflit, on peut même dire que la conflictualité est une des expressions les plus

récurrentes de cette nouvelle modalité d'être en relation entre des êtres humains et aussi entre

êtres humains et environnement. Selon Th. Paquot “L’homo urbanus du XXI siècle nomadise

aussi bien dans le temps que dans les territoires, la discontinuité et l’émiettement le ravissent.

L’unité n’évoque pas pour lui la totalité, mais la complétude. Celle-ci accepte le provisoire, le

réversible et l’incertain. Son rapport au monde et aux autres n’exige plus une quelconque

stabilité, une base arrière fixe. Il naît chaque matin et son pays natal a le visage du jour. En cela

on reconnaît le nomade ouvert à lui-même et à autrui par sa déambulation inachevée”. 5

En tout cas, le plan du conflit n'est pas celui de la guerre, on répond au conflit en produisant

des institutions visant à satisfaire la puissance de vie tandis qu'au plan de la guerre correspond

l'empire brutal de la Loi qui s'autolégitime dans l'exercice de l'anéantissement des corps. À ce

propos, Z. Bauman parle d’“abandon des techniques de domination panoptiques, écartées non

tant à cause de leur exécrabilité morale que de leur coût exorbitant et surtout parce qu'elles

empêchaient et limitaient la mobilité des dominants autant que la liberté des dominés. [...] Dans

la lutte pour le pouvoir qui caractérise notre ère, l'appropriation du territoire s'est transformée de

profit en perte, encore une fois à cause de ces effets néfastes: l'immobilisation des dominants, due

à leur lien avec les innombrables et encombrantes responsabilités que comporte inévitablement

l'administration d'un territoire”.6 Ainsi, la production de territoire est donc une activité

éminemment complexe, créative et polymorphe qui renvoie d'une façon directe à la “mutation

anthropologique” en cours et aux compositions des rapports sociaux qui s'en suivent, il est bon de

souligner dés maintenant comme le polymorphisme que l'on entend affronter ici n'a rien à voir

avec la poétisation ou l'esthétique du fragment qui nous renvoie toujours à la nostalgie d' une

totalité perdue.

L'attention au “détail”, l'élévation du fragment au rang de témoin d'un passé qui n'est plus

doivent amener à quelques considérations. En premier lieu, cette poétique se réfère à un horizon

mythologique écrit et réécrit à l'infini, sur la base des exigences d'un présent perçu comme

précaire et éloignant. En effet, le “bon vieux temps” ne peut qu'être une construction du présent

au même titre que la nostalgie d'un paysage ou d'une nature qui apparaissent désormais

transformés. En réalité, nous ne connaissons pas le monde dont nous réinventons les

caractéristiques, nous sommes uniquement artisans de son devenir et tout ce que nous en savons,

c'est le tressage à l'œuvre entre ce qui était et ce qui est, un tressage qui se reproduit sans arrêt.

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Le renvoi à l'absolu et à l'intégrité perdue constitue par ailleurs un risque à ne pas sous-

estimer, celui de l'édification de nouvelles idéologies visant à s'autolégitimer sur la base de

fragments devenus témoins d'un quelque chose que, plutôt que récupérer, l'on veut, en réalité

édifier dans un halo magique de valeurs fausses et présumées.

À bien y regarder, le territoire conserve dans ses plis une mémoire tout autre, une mémoire

active qui nous met sans arrêt au défi de créer de l'environnement entre rigidité, pénurie,

disponibilité et incertitude. Le territoire continue à être une technique d'exploration de la terre.

Tout cela n'est pas séparable aujourd'hui des mutations innervées par l'avènement des nouvelles

technologies, on peut même dire qu'il serait vraiment impossible d'imaginer mieux les

comprendre sans une comparaison étroite avec la permanence durable de mouvements lents ou

carrément rétrogrades qui nous parlent d'autres modalités d'exister.

Les processus de dématérialisation avec lesquels nous sommes appelés à nous confronter

s'avèrent en un tel sens, des dispositifs de contrôle visant à dissoudre et à occulter les

transformations en cours, surtout dans leur valence sociale et donc politique.

La digitalisation de l'espace dans un cadre virtuel est la modalité par laquelle s'exprime la

cartographie de notre temps et donc le besoin de produire de nouvelles formes de contrôle et de

connaissance des processus en cours. Avec l'empire territorialisant de l'homologation contraste le

nomadisme de la production de ces “espaces autres” dont parlait M. Foucault. 7

De quelle façon est-il donc possible de saisir la production nomadique d'espaces de

soustraction par rapport aux logiques du contrôle sous-entendues (et même pas si sous-entendues

que cela) de la nouvelle cartographie ?

La face cachée des réalités “vidéo-montrées” ou “méta-narrées” est un “terrain vague”. La

multiplication de la vision du réel due à la digitalisation des processus en cours a comme premier

impact un effet de “fondu”. Il ne s'agit pas tant, en ce cas, d'évoquer un présupposé de primauté

présumée de la vérité que d'enquêter sur l'éparpillement d'images du réel qui tentent de raconter

le quotidien et encore plus les modalités d'existence. Du reste, il n'est même pas possible de

parler de cette “privation de substance” analysée par P. Lévy8 mais plutôt de saisir le processus

d'écartement entre les différentes formes de réalité. Quand on souligne la production d'une

multiplicité de réalités, on entend en effet abandonner l'ancien paradigme qui postulait la

dichotomie entre naturel et artificiel. À ce propos, il peut être plus utile de recourir à la notion de

technonature qui déploie toute une variété d'expressions de l'agir humain qui en modifiant les

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contextes au sein desquels ils œuvrent, modifient de même les sujets et les environnements dans

leur globalité.

Il apparaît vraiment difficile de rétablir de façon dialectique le plan d'une nature originaire

sans tache, appelée à se confronter à une dimension artificielle pensée comme radicalement

antithétique. L'environnement a toujours été une création métamorphique où l'agir, non seulement

de l’être humain, mais aussi des différents facteurs environnementaux a toujours contribué à sa

modification et qui, dans la situation actuelle, présente une intensification des processus de

transformation. De telles considérations demandent d'ultérieures précisions si on les réfère à ce

que nous avons défini à plusieurs reprises comme le devenir urbain du territoire. Dans l'étude

réalisée par F. Choay, L'urbanisme. Utopie et réalités, surtout dans la section consacrée à

Anthropopolis, on peut lire: “la position topographique et géographique d'une ville doit être

clairement identifiée et rester présente à l'esprit: il ne faut jamais cesser de bouger sur le sol et

d'en respirer l'air vif, autrement on risque de suivre l'histoire non pas d'une ville mais d'une

abstraction [...] Du point de vue économique, c' est un organisme de plus en plus évolué dont les

organes accomplissent chacun des fonctions spécifiques. Il faut s'appliquer avec la plus grande

attention à identifier ces organes et à en étudier le jeu réciproque. Ils sont bien localisés dans

l'organisme urbain, ce qui impose l'examen des phénomènes de localisation liés à l'usage du sol

de la part de l'homme. La vie des villes est une lutte continue, comme celle de l'homme”. 9

Mais l'avènement des nouvelles technologies constitue un véritable saut qualitatif en relation

avec le jeu de tous ces facteurs qui contribuent à construire le tissu urbain. La croissance urbaine

et les articulations qui lui sont liées rendent problématiques les stratégies de gouvernement et de

planification du territoire. Les technologies configurent de nouvelles modalités de l'agir urbain,

surtout en ce qui concerne les aspects du travail, de la communication et de la relation. Le

territoire urbain technologisé, à l'instar de ses habitants, est constamment appelé à se confronter à

l'accélération des processus qui le traversent et qui en transfigurent non seulement les fonctions

mais aussi les différentes formes d'utilisation et de localisation. Et si la technique s'est posée dés

les origines comme facteur caractéristique de l'agir humain, il est bon maintenant d'en souligner

le saut technologique qui demande une nouvelle considération du concept même

d'environnement.

En définitive, la technicité n'appartient à aucun horizon métaphysique mais elle est un

élément constitutif du devenir environnemental de l'espèce humaine, comme on l' a déjà vu, dés

ses origines.

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Au sein de cette réflexion est particulièrement intéressante l'analyse qui se réfère au

développement assumé par les techniques de virtualisation des environnements à l'intérieur

desquelles se vérifie une nouvelle forme d'objectivation de l'expression humaine. En se référant à

la tradition de l'anthropologie philosophique allemande et aux analyses d'A. Heller dans son texte

Instinct et agressivité. Introduction à une anthropologie marxiste, U. Fadini remarque comment:

“La détermination sociale de l'être humain en signale aussi sa 'non naturalité' au sens où son

développement signifie un recul des limites naturelles (extérieures et intérieures); l’'essence

générique' ne peut être déduite de présupposés biologico-naturels, ne peut être extraite de

conditions naturelles. Mais ces dernières constituent le présupposé d'une telle 'essence générique'

et l'on doit toujours remarquer comme la mission de l'homme est toujours celle de la 'satisfaction

de ses besoins biologiques socialement médiés'”.10 Or, cette “non naturalité” doit être considérée

sous l'angle de la disposition technique, inhérente à l'espèce humaine, apte à résoudre ses propres

besoins en se modifiant elle-même et en modifiant en même temps le contexte dans lequel elle

œuvre. Cette satisfaction des besoins assume dans le virtuel des caractéristiques qui doivent nous

amener à reconsidérer le concept du faux et les implications qui en dérivent.

Les réalités digitales, virtuelles sont à plein titre des dimensions réelles qui impliquent une

compréhension différente du “faux” comme on l'a déjà souligné dans les chapitres précédents;

c'est-à-dire, elle demande la compréhension de l'impact hautement productif et forgeant que le

faux, au sens traditionnel, est en mesure de réaliser. Cette production d'une réalité autre,

dupliquée, multipliée est inhérente à la cartographie virtuelle et donc à la création de “territoires

virtuels”.

Les territoires virtuels sont des réalités qui renvoient non seulement à la dimension de projet,

mais qui activent toute une série de plans d'exploration où se réalisent des expressions

immédiates de vie. Plus précisément, les territoires virtuels concernent le maintenant et non

seulement un futur possible, en eux , en effet, est agie la production d'environnements, de

structures sociales, de relations qui innervent les pratiques du quotidien et aussi les techniques de

domination.

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Espaces virtuels: les territoires du maintenant

L'espace virtuel est une création visant à activer une expression de l'espace comme plan de

communication, il s'agit pour cela de considérer une production éminemment linguistique qui

donne origine à ses propres codes et comportements.

Si nous analysons les territoires virtuels en tant que production de langage, nous pouvons

arriver à comprendre l'impact qu'ils réalisent sur les modalités de communication. Le langage

dans l'horizon virtuel remplit une fonction centrale et délicate, surtout quand il se réfère à la

création d'expression spatiale. En effet, sur ce plan se croisent et se réalisent deux dimensions

immatérielles dont l'importance à notre époque est stratégique. À ce propos, il est

remarquablement intéressant de confronter les dispositifs qui sous-entendent la création des

territoires virtuels avec les analyses que C. Talon-Hugon accomplit en se référant au rapport entre

art et violence urbaine; “Dans le cas du spectacle de la violence urbaine, l’affect reste à ce point

le référent, que ce dernier occulte le caractère fictionnel de la représentation, d’autant plus

facilement que le médium de l’art considère produit un effet de réalité. La représentation annulée,

reste l’image nue, sans les pouvoirs de l’art. Celle-ci relève de la juridiction de l’analyse des

pouvoirs de celle-ci. [...] Il faut donc en finir avec l’idée d’une catharsis de la violence par l’art

cinématographique. La désensibilisation n’est pas la purification”.11

De telles considérations arrivent d'autant plus à propos si elles se réfèrent à la production

d'horizons virtuels où la violence se produit non seulement par la création d'images mais surtout

par rapport aux impératifs de dématérialisation, aux conditions d'accès et de contrôle qui

envahissent le réseau. C'est la raison pour laquelle on doit consacrer une attention particulière à la

création des langages de réseau, surtout aux connexions et aux modalités dans lesquelles des

informations s'échangent et des relations se créent.

Le rendu linguistique de la formulation des territoires virtuels permet la mise en œuvre de

“lieux” à l'intérieur desquels sont échangés des informations, des projets, des travaux qui

transforment “en temps réel” notre quotidien. L'expérience de l'espace virtuel en s'écartant de

celle du quotidien, transforme en même temps celui-ci, non seulement dans ses scansions

temporelles mais surtout dans l'horizon où il se situe. Mais cette transformation d'horizon finit par

accentuer les différentes modalités à travers lesquelles on est appelé à s'exprimer. Dans son essai

consacré aux réseaux télématiques, B. Vecchi tente d'en explorer la dimension conflictuelle: “le

langage est une technologie puissante, à tel point qu'elle modèle la perception même de la réalité.

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Affirmation paradoxale peut-être, mais le langage est un instrument qui, aux mains des hommes

et des femmes, leur permet de dépasser un misérable état de nature [...] Parce que ce qui annonce

la diffusion des réseaux télématiques n'est rien d'autre que la crise d'un ordre social fondé sur la

grande entreprise et l'irruption d'un modèle productif où le savoir et le langage sont devenus des

forces productives. En effet, c'est par l'agir communicatif que l'innovation technologique mûrie à

l'intérieur des réseaux télématiques se diffuse; mais c'est aussi par la 'libre conversation' que le

savoir social peut rester un bien public, plutôt qu'un moyen de la production capitaliste”.12

Sur le plan quotidien, l'expérience de l'espace matériel, même si elle continue à travers des

habitudes traditionnelles, ne peut plus faire abstraction des renvois continuels aux territoires

virtuels à l'intérieur desquels on travaille, on s'informe et on communique. Les langages de réseau

ne transforment pas tant nos mots que nos sensibilités. Or ces sensibilités déliées des capteurs du

corps procèdent par des niveaux d'abstraction de plus en plus articulés et sophistiqués qui

imposent toutefois une renonciation, c'est-à-dire le déracinement du plan de la sensation.

En analysant dans ses nombreux essais le problème de la communication “mondialisée”, A.

Ponzio souligne le rapport “différence-indifférence” qui caractérise la communauté “écologique”

de notre temps: “La communauté est la résultante passive des intérêts d'identités réciproquement

indifférentes et se présente elle-même comme identité jusqu'à quand de tels intérêts en

demandent la cohésion et l'unification. [...] La communauté écologique, la communauté des moi

dans laquelle consiste l'identité de chacun de nous présente le même type de socialité fondée sur

l'indifférence réciproque, comme on peut le voir dans la scission entre un comportement public et

un comportement privé chez le même individu...”.13

Dans l'espace virtuel, ces scissions, à l'instar des codes linguistiques, apparaissent encore

plus éparpillées et envahies par l'indifférence à l'égard des liens de réciprocité. Une telle

indifférence est accentuée par l'interchangeabilité des rôles et des prestations mises en réseau.

Les territoires virtuels sont donc des “espaces autres” dont les codes ne sont pas moins

sélectifs et hiérarchisants que les codes plus traditionnels. L'“intelligence collective de réseau”

n'échappe pas aux dispositifs disciplinaires qui assiègent le quotidien dans tous ses plis. Il serait

toutefois erroné de vouloir écraser cette dimension sur en plein de celles que l'on a déjà

indiquées. Les langages virtuels sont producteurs de sens spécifiques qui modifient les différents

champs auxquels ils sont appliqués. Cette spécificité est due aussi bien aux systèmes de

symbolisation et de représentation qu' à la grammaire de référence. Cette dernière discipline la

langue dans le cadre d'un méta-langage où termes techniques, abréviations aussi bien de mots

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que de concepts deviennent essentiels à l'accélération de la vitesse de la communication. Nous

sommes ainsi parvenus à préciser une autre caractéristique importante de la digitalisation de

l'espace face à l'utilisation des nouvelles technologies: l'accélération de la vitesse.

L'économie de temps s'inscrit de même dans une économie de l'espace qui doit être entendue

ici comme un énième indicateur économique de la production digitalisée. Il s'en suit que le circuit

économique de ce plan ne fait que souligner la norme plus générale de l'économie actuelle qui

consiste en l'accélération de la dynamique production-consommation. Il ne s'agit pas alors de

formuler un mécanisme en ciseau visant à identifier l'écartement entre de présumés plans

matériels et immatériels mais plutôt d'observer la multiplication de territoires économiques,

sociaux, géographiques et quotidiens qui, de différentes façons, traversent nos existences.

Le fait de devoir s'adapter sans arrêt à tous ces changements qui amènent avec eux, en outre,

une constante condition d'incertitude rend les existences fragiles et exposées à une condition de

risque que l'on ne sent jamais résolue. Cette “exposition de vie” se traduit dans toute une série

d'attitudes et d'expressions qui cherchent à réaliser dans la communication de réseau, des ersatz

d'une nouvelle socialité.

La notion même de dépaysement, privée du halo romantique dont elle avait été investie

jusqu'à une bonne partie du siècle précédent doit être repensée dans cette direction. Le

dépaysement actuel est donné par la multiplication de territoires et des rôles et processus qui y

sont liés. Le dépaysement se configure plutôt comme précarité de l'exister, une précarité qui ne

concerne pas que l'aspect du travail, mais aussi l'aspect affectif et social au sens le plus large.

Dans ce contexte, cela vaut la peine de rappeler la considération de W. Benjamin par rapport à la

commercialisation achevée du tissu urbain: “Avec la naissance des grands magasins, pour la

première fois dans l'histoire, les consommateurs commencent à se sentir masse. (Auparavant,

c'était seulement leur besoin qui les instruisait en ce sens). C'est pourquoi, l'élément de cirque et

de spectacle dans le commerce s'accroît de façon extraordinaire. Avec la production d'articles de

masse, naît le concept de spécialité. On doit explorer son rapport avec l'originalité”.14

Toutefois, même dans leur réalité, ces possibilités de dépenser sa propre existence dans des

lieux différents, soient-ils virtuels plutôt que géographiques au sens le plus traditionnel du terme,

ne calment pas l'égarement dont on est la proie quand dans les moments les plus critiques de la

vie, on est contraint à faire appel à toutes ses ressources. La précarisation des existences amène

avec elle la menace constante d'effacement de la vie même que l'on a da mal à défendre.

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À partir de ces analyses, il est possible de considérer l'atomisation des existences comme un

phénomène caractéristique de ce qu'on a décrit ci-dessus. Tous les ganglions rigides du quotidien,

tels que le soin porté aux relations, aux affects, à soi-même sont chamboulés par le siège d'une

communication-production toujours plus rapide qui fragmente le temps lent du “soin”.

Ce n'est pas un hasard si la multiplication de slogans visant à commercialiser le bon vieux

temps perdu de l'appartenance aux lieux et aux affects finit par souligner l'acquis du “bien- vie”

en pilules, en ersatz de toutes sortes, éclats-simulacres d'un processus de subjectivation qui

apparaît désormais fragmenté.

Nouvelles formes de territorialisation

Loin d'être un plan de soustraction, le territoire cybernétique apparaît plus que jamais

territorialisant. Mais de quelle façon se territorialise-t-on en réseau ? Et de quel type de territoire

sommes-nous en train de parler ?

Si l'on s'en tient à ce que l'on vient de dire, le territoire cybernétique est tout autre qu'un pur

espace de libération, il apparaît plutôt comme un plan d'intensification et de codification aussi

bien économique que social. Le territoire cybernétique est le fruit de la transformation

environnementale où œuvrent les nouvelles technologies. Par rapport à l'impact que les

techniques traditionnelles avaient eu sur le territoire, nous assistons aujourd'hui à la configuration

nouvelle et radicalement différente de l'environnement. L'interaction entre corps et territoire

procède à travers une greffe réciproque de prothèses, de modalités de travail, de consommation et

d'habitation qui nous renvoient à un horizon profondément changé. Les autoroutes électroniques

ne sont pas qu'un flux d'information mais elles sont aussi la constitution de nouvelles réalités

économiques, sociales, existentielles qui déterminent la nouvelle façon d'habiter le monde. Si

l'accélération est la dimension du territoire cybernétique qui lui est la plus propre, les existences

qui s'y dépensent sont contraintes, elles aussi, à se confronter avec les processus qui en découlent,

parmi lesquels: la dématérialisation, le déclin des liens d'appartenance traditionnels, l'incertitude

de genre, la modification rapide des compétences, l'affirmation d'un nouveau conformisme de

masse en raison de l'adaptation à la vulgate commune, etc.

En ce sens, il est encore une fois important de souligner les questions concernant l'accès et la

performativité qu'on est tenu à exprimer pour ne pas rester que des consommateurs passifs.

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Même si l'on ne nie pas l'ampleur d'informations, de contacts possibles, etc., il n'en reste pas

moins que le réseau cybernétique lui aussi possède des hiérarchies et des intercesseurs bien à lui

dont la mission principale consiste dans le mouvement continu de réglementation du réseau lui-

même. Selon les chercheurs du secteur S. Aukstakalnis et D. Blatner : “Les réalités virtuelles sont

créées par des ordinateurs qui utilisent le relevé de la position et de l'orientation pour générer une

séquence d'images, une par une. […] Le nombre de scènes, ou frame, qu'un ordinateur peut

générer et visualiser dans un temps donné est appelé vitesse de frame-refresh. Si la vitesse de

frame-refresh est assez élevée, l'œil mélange les images et voit une scène unique. Les films vidéo

par exemple sont enregistrés à 30 frame à la seconde”.15 Le territoire virtuel continue ainsi à être

un territoire de l'écart temporel.

De toute façon, à cette nouvelle configuration du territoire correspond un plan disciplinaire

et une territorialisation des processus de subjectivation qui le traversent. En effet, toutes les

pratiques qui ont essayé d'élargir ou de démailler le réseau se sont révélés être à la fin des

mécanismes qui ont induit une hiérarchisation ultérieure du réseau lui-même. Toutefois, il s'avère

impossible de mettre de côté par une diabolisation trop facile ce plan d'expérience. La réponse

nomadique doit être en mesure de produire des territoires promoteurs de langues différentes. Tout

cela ne peut pas arriver si on ne met pas en discussion, sans aucune exception, l'état des choses

aussi bien dans leur contenu productif que sociopolitique. En effet, si nous entendions le

nomadisme comme la mise en œuvre d'un fragment de parcours ou de territoire qui cherche

péniblement à se soustraire à l'empire du statu quo, nous commettrions une légèreté

impardonnable et ne ferions que répéter le jeu pervers d'une pensée esthétisante, incapable de se

mesurer à la vie et aux processus de colonisation dont elle est l'objet.

Les parcours nomades sont des trajets de la traversée critique du présent, ce sont des

parcours capables de résister à l'homologation parce qu'ils introduisent leur propre puissance

critique et créative dans l'ici et maintenant. Et ceux-ci sont donc dés maintenant, dans le concret

des existences qu'ils expriment, des “espaces autres” et donc de libération. Là où le changement

du réseau et des territoires cybernétiques indique l'affirmation hégémonique d'une langue

cataloguante, le nomadisme répond par la prolifération d'autres codes de sens dont la grammaire

renvoie à la réactivation de ce plan du soin, du “souci de soi”, que l'on voulait perdu et qui refait

surface comme un archipel d'“îles dans le réseau” (île dans le réseau est la dénomination d'un site

qui, en Italie, essaie d'offrir un travail de contre-information en ce qui concerne la production

d'évènements et d'instances de mouvement).16

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La production nomade de territoire est tribale, contaminée, affective, on peut l'observer du

reste dans les contextes urbains actuels que l'on considère désormais trop facilement, homologués

à l'échelle planétaire. La différence continue à se produire justement dans la dilatation de l'égal.

Toutefois, ce “monde mutant” comme le définit J. Baudrillard en analysant le roman Crash de

J.G. Ballard est le monde de l'“hypermarchandise”. “Ce monde mutant et commutant de

simulation et de mort, ce monde violemment sexué, mais sans désir, plein de corps violés et

violents, mais comme neutralisés, ce monde chromatique et métallique intense, mais dépourvu de

sexualité, hypertechnique sans finalité - est-il bon ou est-il mauvais? Nous n'en saurons jamais

rien”.17 Un monde sans désir est un monde qui souffre de déprivation de vie, de réduction de la

puissance du désir et des besoins. En réseau, l'illusion de la communication étendue ne peut

cacher la perception précise d'effacement du corps qui, devenu proposition fantastique d'images,

se trouve à devoir interagir avec son glacial double virtuel. Les territoires du réseau offrent très

souvent des simulations de désir qui tentent désespérément de faire abstraction de toute

matérialité. Mais devant nos greffes technologiques, nous inventons des parodies

d'environnement fantasmagoriques visant à nous consoler de la perte verticale de sens que nous

expérimentons au quotidien. La solitude, encore plus que l'atomisation tellement déclamée, est le

chiffre de ce déplacement de visée du matériel au virtuel.

Pour cela, une telle attitude n'exclue aucun plan de réalité, même pas le plan cybernétique

mais se dispose simplement à les traverser, à les utiliser, à les modifier en relation à des

exigences d'économie, d'espace et de pensée qui se posent comme altérité radicale par rapport à

l'horizon proposé. Défaire le réseau signifie l'innerver de nouveaux parcours en chamboulant la

grammaire hégémonique et en activant la prolifération de langues mineures. Très concrètement, il

s'agit de créer des territoires qui à partir du présent se disposent comme des environnements

d'expérimentation de modalités d'existences, d'économies et de géographies qui répondent à des

conceptions de rupture vis-à-vis de la logique dominante de la guerre, de la marchandisation et du

profit. Un tel processus ne pourra que se développer par contamination de toutes ces différences

que l'on entend, et ce n'est pas un hasard, liquider. “Résister au présent", comme l'indiquait G.

Deleuze, signifie intensifier la répétition de la différence dans un plan qu'on voudrait

autoreprésenter comme un plan égal.

C'est pour cela que se dessine une nouvelle géographie liée à une nouvelle conception de la

spatialité comme le démontrent les analyses sur le développement du réseau de S. Godeluck qui

affirme en effet: “L'état de nature n'existe pas dans le virtuel. Ce qui compte, ce ne sont pas les

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frontières prétendument 'naturelles' comme les Etats savent en tracer, parce que ce paysage est

mouvant. L'essentiel est au contraire la géographie des points de passage, la 'connectivité'.[…] La

Carte, c'est le territoire. Les parcours subjectifs des internautes dessinent l'une et l'autre

simultanément”. 18

À cette géographie qui se dispose comme le plan où se produisent les nouvelles stratégies

géopolitiques, il faut en opposer une autre où les territoires en mutation accélérée de notre temps

sachent se soustraire à la domination de cette énième variante de la cartographie.

2. LA GÉOGRAPHIE COMME EXPRESSION

L'espace dont nous faisons tous les jours l'expérience, et qui nous apparaît parfois distant et

éloignant, nous concerne en réalité de très prés, nous en sommes une partie et nous nous

transformons avec lui. D'ailleurs, notre existence même se réalise dès le début comme une

expression spatiale où les frontières entre le corps, les choses et l'environnement ne sont pas

nettement distinguables. Une telle approche penche ainsi vers une conception spécifique du

territoire, considéré dans son devenir plutôt que dans le présent d'une réalité donnée, rigidement

cartographiée ou cartographiable.

La trame territoriale est semblable à la chaîne coextensive qui tresse les corps et les choses.

La distinction entre soi et le monde advient dès la toute première enfance, quand l'enfant doit non

seulement s'émanciper et se distinguer du corps maternel, mais aussi de l'environnement qui

l'entoure. Ce mouvement plutôt complexe advient par une identification progressive des limites,

des frontières appelées à exercer une action d’identification à l'intérieur même de

l'environnement. Nous nous trouvons ainsi “jetés” dans un horizon qui, avant encore d'être

temporel, se révèle dans sa nature spatiale. Mais il est bon de souligner dès maintenant comment

ce processus n'arrive ni de façon univoque ni de façon linéaire. À ce propos, M. Merleau-Ponty

identifiait dans ses dernières notes de travail le tourment qui caractérise l'enchevêtrement charnel

entre le corps et le monde. La production du tissu chiasmatique: “La chair (celle du monde et la

mienne) n'est pas contingence, chaos, mais texture qui revient en soi et convient à soi même. […]

Ce que nous appelons chair, cette masse intérieurement travaillée, n'a de nom dans aucune

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philosophie. Milieu formateur de l'objet et du sujet, ce n'est pas l'atome de l'être, l'en soi dur, qui

réside en un lieu et en un moment uniques…”.19

Le processus de subjectivation qui se réalise dans la trame du monde-environnement se

développe pour cela de façon contradictoire, à chaque identification des limites s'accompagne

une dimension résiduelle qui a en soi la connotation de l'indifférenciation, de l'osmose, une sorte

de permanence du chaos primordial.

D'une telle façon, la compréhension du monde-environnement arrive par un rapport

douloureux mais en même temps libératoire d'amagalme et de séparation continuels. Plus

précisément, pour l'humanité ce procès est forcément culturel puisqu'il éduque à sentir en relation

aux structures sociales, économiques et culturelles dont on est participant. Cette approche serait

cependant tout à fait partielle si l'on n'arrivait pas à apercevoir, dans les plis d'une telle éducation

au sentir, la permanence d'un plan ancestral qui résiste aux codifications, mais les nourrit aussi, et

en tous cas interagit avec eux. Ce plan ancestral est celui qui nous amène à écrire sur notre chair

et sur le territoire dans lequel nous existons la trame des expériences et des désirs par lesquels

nous créons l'existence. La zone d'ombre qui accompagne toujours le sentir dans son parcours de

subjectivation et d'interrogation préserve ainsi un savoir qu'il est difficile de saisir et qui rend en

même temps notre perception plus aiguisée et plus aiguë. Ce savoir appartient aux instincts qui,

pour autant qu'ils puissent apparaître assoupis ou domestiqués, continuent à exercer leur propre

fonction de production de monde.

Mais tout cela ne suffit pas encore à expliquer ce que nous pourrions appeler le projet d'une

géographie de l'expression qui ne se limite pas à identifier une nouvelle approche théorétique

pour cette discipline: “Il s'agit – comme l'observe le géographe et urbaniste G. Dematteis – de

changer le moteur d'une voiture en marche; de produire un savoir à l'intérieur d'une société qui

semble être organisée de façon à exclure cette éventualité, bien qu'elle présente de grandes

contradictions précisément sur ce point”.20

Ainsi s’accompli un acte de vérité en reconnaissant la dynamique complexe et conflictuelle

qui dans la création du territoire continue à agir selon la logique guerroyée des mouvements

d'inclusion et d'exclusion, qui renvoient à l'horizon des dénommées cyber-guerres. Dans les

dictionnaires de mondialisation ce plan est toujours expliqué en termes “sécuritaires”, “la

dépendance aujourd'hui de nos sociétés vis-à-vis des systèmes électroniques et des technologies

de l'information (infrastructure des télécommunications, systèmes bancaires et financiers, réseaux

d'énergie, réseaux de transports) et la possibilité donnée à des particuliers d'avoir accès à des

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savoir-faire et à des techniques jusqu'ici maîtrisés seulement par les Etats, permettent à des

groupes ou à des individus de porter atteinte à l'intégrité des systèmes publics et privés

d'information et de communication, et aux informations qui y circulent”.21

À cette idée de la géographie cybernétique comme horizon totalement militaire ou

sécuritaire, il faut opposer une considération et une pratique du plan territorial qui reformule la

considération de l'environnement comme condition à l'intérieur de laquelle les dispositifs de

pouvoir et les techniques qui leur sont liées doivent être repensés en fonction d'un projet de

libération qui sinon continuera à se poser comme non modifiable. La mutation anthropologique

dont nous sommes en train de nous occuper est une occasion pour mettre en discussion les

logiques d'abus de pouvoir qui sont colportées de plusieurs côtés comme une donne “naturelle”

non modifiable.

Les personnes avec lesquelles on entre en relation, les parcours que l'on accomplit, les

maisons que l'on habite sont l'issue d'une modalité de l'exister qui se déplace entre les règles et le

devoir être du quotidien et un penchant plus profond: l'être coparticipant d'une expression du

monde-environnement qui modifie le rapport intérieur/extérieur. C'est précisément à partir de la

compréhension de l'être faisant partie de cette trame, que la géographie peut mettre en évidence

sa propre fonction. D'une autre façon que les grandes narrations entrées en crise dans la deuxième

moitié de ce siècle, la géographie peut tracer un plan différent de réflexion. En effet, l'approche

géographique, étant le fruit d'un constant processus de rupture et de redéfinition des limites, peut

plus facilement renoncer à l'omnipotence d'un statut disciplinaire totalisant. Pour cela, dans ces

possibilités sont comprises les stratégies d'un projet qui exclue toute attitude d'oracle.

Les grands problèmes de la croissance démographique, de la disposition des zones

métropolitaines ne peuvent pas être séparés de la réflexion qui fait appel à une pensée critique,

laïque, qui accueille la nature précaire du monde-environnement et se soustrait à l'échappatoire

contenue dans toute métaphysique qui postule en dehors de cela la possibilité d'une réponse. “Le

mégalopoles plurimillionaires des pays du Sud – comme le souligne Th. Paquot – regorgent de

bidonvilles, des squats et autres habitats précaires et illégaux qui voisinent avec des quartiers

touristiques, de vastes centres commerciaux – propriété de sociétés transnationales – et des

ensembles immobiliers sécuritaires privés. […] Parmi la trentaine de mégalopoles dépassant les

10 millions d’habitants (nonobstant les difficultés de collecte et de comparaison des statiques…),

l’on n’en trouve que quatre originaires de deux pays parmi le plus riches, le Japon et les Etats-

Unis (Tokyo, à la première place de ce hit-parade avec près de 26 millions ; New York à la

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huitième place avec 18 millions ; Los Angeles, à la quatorzième place et 15 millions ; Osaka,

vingt-quatrième et 11 millions…). Mumbai, Lagos, Dacca, Sao Paulo, Karachi, Mexico

caracolent en tête et connaissent d’énormes problèmes d’alimentation en eau, de traitement des

déchets, d’embouteillages, de logements, qui n’entravent pas pour autant une dynamique

économique désordonnée, hors normes, entremêlant les activités les plus rudimentaires

(productions manufacturières) et le plus sophistiquées (technologies de pointe)”. 22

Pourtant, même le mythologème de la technique a fini par s'acquitter de cette fonction

consolatrice. “Tout se joue (y compris la technique) entre les composés de sensations et le plan de

composition esthétique. Or celui-ci ne vient pas avant, n'étant pas volontaire ou préconçu après,

bien que sa prise de conscience se fasse progressivement et surgisse souvent par après. La ville ne

vient pas après la maison, ni le cosmos après le territoire. L’univers ne vient pas après la figure,

et la figure est aptitude d’univers”.23

Le plan de la géographie et un plan d'immanence qui s'exprime dans le présent en devenir.

Les attitudes dont parle G. Deleuze sont des plis qui nous permettent de comprendre le penchant

créatif du monde-environnement.

Accueillir cet enchevêtrement ne signifie cependant pas adhérer à un impératif moraliste,

mais plutôt à une nécessité d'exprimer ce dépassement, qui semble s'être désormais produit, entre

l'idée d'un monde intérieur sans arrêt comparé à un monde extérieur présumé. L'interprétation que

suggère U. Fadini à propos de cet élan envahissant de la technique qui aujourd'hui souligne cette

modification de sens due également aux systèmes d'accélération “comporte une configuration du

corps même par la vitesse, appelée à le reconstruire, à le redessiner en formes susceptibles de

pousser vers une substitution de la matière vivante, vers une véritable “purification” qui a comme

issue le fait de se remettre aux ‘mains’ (aux ‘terminaux’) des technologies”.24

De cette façon nous pouvons comprendre, aussi sur la base des importantes observations de

P. Virilio concernant la dromologie25 et l'affirmation de la domination de la technique, comment

l'accélération des processus de transformation a assumé la connotation d'un véritable empire sur

le présent, auquel on soustrait de l'espace, de la matière en raison d'une communication en temps

réel ou en “prise directe” de chaque évènement.

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Géophilosophie

Si le territoire apparaît destiné à un processus de progressive dématérialisation, c'est à lui

qu'il faut toutefois se référer, aux mouvements que G. Deleuze et F. Guattari appellent de

“déterritorialisation du territoire à la terre” et de “reterritorialisation de la terre au territoire", pour

réaliser cette “résistance au présent”26 plusieurs fois rappelée dans ces pages.

Nous pouvons définir géophilosophique cette nécessité qui essaie de mettre en rapport la

philosophie et la non-philosophie, le territoire actuel et la nouvelle terre: “Le devenir est toujours

double, et c'est ce double devenir qui constitue le peuple futur et la nouvelle terre. Le philosophe

doit devenir non-philosophe, afin que la non-philosophie devienne la terre et le peuple de la

philosophie”.27

La géographie naît du besoin de voyager, de s'aventurer le long de parcours inexplorés. Et

quoique le monde actuel nous apparaisse très homogénéisé, le voyage, ou mieux l'errance, la

découverte continuent à garder avec force leur caractère exploratoire. Mais en quel sens un tel

voyage est-il rendu possible à une époque où les miroirs du monde ne font que nous renvoyer à

des réalités virtuelles et dématérialisées? Ce penchant géophilosophique est exprimé ainsi dans

les mots de F. Guattari et G. Deleuze: “C'est en ce sens que le nomade n'a pas de points, de trajets

ni de terre, bien qu'il en ait de toute évidence. Si le nomade peut être appelé le Déterritorialisé par

excellence, c'est justement parce que la reterritorialisation ne se fait pas après comme chez le

migrant, ni sur autre chose comme chez le sédentaire (…) Pour le nomade, au contraire, c'est la

déterritorialisation qui constitue le rapport à la terre, si bien qu'il se reterritorialise sur la

déterritorialisation même; c'est la terre qui se déterritorialise elle-même, de telle manière que le

nomade y trouve un territoire”.28 C'est cela, le mouvement constitutif de la transformation du

territoire.

Certes, le penchant exploratoire ne doit pas nécessairement se fonder uniquement sur des

itinéraires concrets, matériaux. Et la réalité virtuelle ne peut pas non plus se substituer à cette

perception particulière qui ne se limite pas à seconder notre “éducation au voir” et qui se laisse

plutôt mettre en cause par la surface. Il faut préciser alors ce que l'on doit entendre par surface,

dans la mesure où c'est à elle que nous renvoyons pour tout ce qui concerne cette transformation

du sentir, cette multiplication, intensification mais aussi soustraction qu'exprime le monde-

environnement dont nous sommes partie. Selon M. Merleau-Ponty : “À la frontière du monde

muet ou solipsiste, là où, en présence d’autres voyants, mon visible se confirme comme

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exemplaire d’une universelle visibilité, nous touchons à un sens second ou figuré de la vision, qui

sera l’intuitus mentis ou idée, à une sublimation de la chair, qui sera esprit ou pensée. Mais la

présence de fait des autres corps ne saurait produire la pensée ou l’idée si la semence n’en était

dans le mien. La pensée est rapport à soi et au monde aussi bien que rapport à autrui, c’est donc

dans les trois dimensions à la fois qu’elle s’établit. Et c’est directement dans l’infrastructure de la

vision qu’il faut la faire apparaître”.29 Et c'est cela la nature la plus propre au voyage, celle de la

recherche de nouvelles terres, l'essence de la géographie.

Le corps fait fonction de capteur par l'acquisition du concept de limite, le rapport moi-l'autre

se dispose comme un plan dont les bouleversements et les transformations explicitent la

compromission avec le monde-environnement. Ce corps-capteur appartient à l'horizon de Gé, qui

est identifiée par Schelling comme: “la conscience matérielle qui, sans le savoir, se trouve encore

exposée à une autre influence supérieure et avance vers un temps plus évolué”.30

Mais c'est justement le corps qui développe un excédent singulier dans le contexte que nous

sommes en train d'examiner. Dans l'horizon artificiel, le corps trace le plan d'un mouvement

continu de distorsions qui, en le modifiant, en en modifiant le sentir, modifient l'environnement

qui l'entoure.

Cette distorsion nous pourrons l'indiquer comme le penchant nomadique du corps et de

l'environnement qui en est ainsi produit. Dans L'alternative nomade, Bruce Chatwin exprime sa

conception particulière du nomadisme, sa nécessité: “La chose meilleure est marcher. Nous

devrions suivre le poète chinois Li Po 'dans les fatigues du voyages et dans les nombreuses

diramations de la voie'. En effet, la vie est un voyage à travers un désert. Ce concept, universel

jusqu'à la banalité, n'aurait pu survivre s'il n'était biologiquement vrai”.31

Encore, dans la philosophie de M. Merleau-Ponty, le concept de “survol” indique dans le

besoin de distance la possibilité d'une plus large compréhension du monde-environnement; nous

avons ainsi une sorte de polarité élastique qui convient bien à l'expérimentation

géophilosophique: compromission et distance qui donnent lieu à une espèce de mouvement à

hélice où des moments de contact alternent avec des situations d'éloignement. Il s'agit de repérer

l'“être intercorporel” inscrit dans une zone possible “Et en un sens, comme dit Valery, le langage

est tout, puisqu’il n’est la voix de personne, qu’il la voix même des choses, des ondes et des bois.

Et ce qu’il faut comprendre, c’est que, de l’une à l’autre de ces vues, il n’y a pas renversement

dialectique, nous n’avons pas à les rassembler dans une synthèse : elle sont deux aspects de la

réversibilité qui est vérité ultime”.32

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Ce tressage chiasmatique indique la possibilité de saisir la surface comme plan d'une

richesse dont le langage est essentiellement géographique, c'est-à-dire narre les évènements qui

constellent et constituent la production de territoires.

En ce sens, mon corps même se dessine comme figure de l'“autre”, comme un territoire

étranger où j'ai du mal à me reconnaître. C'est cela la condition pour qu’ait lieu la stupeur. La

capacité de s'étonner se manifeste comme un évènement qu’on n’était pas arrivé à prévoir. Le

monde-environnement est soustrait à la stupeur quand il apparaît figé dans de néfastes formules

descriptives qui nous disent le devoir être et être soumis à un système de réglementations

bureaucratiques dont le sens n'est pas à discuter.

À la trame épaisse de la description cartographique s'oppose le tressage articulé de la chair,

de la chair du monde. À ce propos, la perception elle-même ne peut que se révéler insuffisante.

La stupeur demande un penchant insolite à se compromettre et à errer le long de parcours qui sont

dans un certain sens occultés. L'annulation des distances en relation aux processus d'accélération

doit éveiller de la stupeur, au sens que H. Arendt assignait à ce concept capable d'expliciter la

crise de la “sphère publique commune”: “l'éclipse d'une sphère publique commune, si décisive

pour la formation d'un homme-masse solitaire et si dangereuse, parce qu'elle favorise la tendance

à s'éloigner du monde, typique des modernes mouvements idéologiques de masse, commença par

la perte beaucoup plus tangible de la possession privée d'une portion de monde”.33

Une réflexion pareille peut bien expliquer aujourd'hui l'apparition inquiétante des néo-

fondamentalismes. La stupeur est donc la capacité de dépasser l'Urdoxa et de parvenir à la vérité

des évènements.

Sans stupeur il n'existe de création ni de corps, ni de territoires, autrement ceux-ci seraient

restitués à leur être, considérés comme une sorte de tabula rasa, où il s'avère impossible de

pratiquer aucune prise. Le monde, au contraire, reste un plan ouvert et l'on ne peut qu'y accéder à

travers la stupeur.

Les évènements qui sont en train de modifier notre temps, la perte de certitudes et de points

de référence sont en stricte corrélation avec la modification de l'expérience géographique. La

dématérialisation du territoire semble en effet accompagner la réalisation de mythes modernes

qui défendent l'appartenance à des lieux et à des traditions irréels ou transformés en mythe qui,

justement parce qu'ils sont tels, sont d'autant plus fort, à cause du pouvoir évocateur qu'ils

arrivent à exercer. C'est le sentiment d'égarement qui empêche parfois la stupeur de changer “le

moteur de la voiture en marche”. Plus on se sent égarés, plus le besoin de connecter l'identité

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avec un espace catalogué apparaît démagogique et fondamentaliste. Combattre ce penchant est la

tâche de la pensée critique et donc de la stupeur qui ne se laisse pas tromper par la vulgate qui

assoupit le quotidien.

La réduction du monde-environnement à une sorte d'unidimensionnalité suscité par le virtuel

empêcherait tout projet, c'est-à-dire casserait l'enchaînement des affections.

Aucun nomadisme ne serait possible et il deviendrait tout autant improbable de prendre

contact avec les choses, avec la trame de la chair du monde.

Mirabilia; la stupeur se révèle être un instrument cognitif surprenant. Si je m'étonne, je vis.

Et dans la stupeur, il y a l'énigme de la découverte. La transformation machinique qui semble

dominer notre temps n'est jamais unidirectionnelle, la structure labyrinthique garde de multiples

possibilités d'entrée et de sortie. À chaque variation de parcours correspond, en outre, une

variation d'intensité. L'humain, dans ce contexte, apparaît toujours en action , c'est-à-dire dans la

position d'excéder tout horizon donné. Ainsi, pour les paysages artificiels, comme pour

l'artificialisation de la chair, l'être en acte se dessine comme commutateur d'état. Selon M.

Perniola, qui dans quelques uns de ses travaux s'est proposé d'analyser les caractéristiques du

passage actuel vers un “sentir inorganique”, “l'expérience contemporaine de l'espace se configure

sur un modèle dynamique qui lance le sujet hors de lui dans le territoire de la sexualité neutre; un

tel modèle le transforme en une chose qui sent, laquelle peut indifféremment s'ajouter au contexte

où elle bouge ou s'en retirer. Toutes les conceptions de l'espace qui mettent l'accent sur l'habiter,

sur le demeurer, sur le résider et qui pensent l'architecture en référence à l'expérience de

l'intérieur en rapport plus ou moins dialectique avec l'extérieur sont ainsi bouleversées et mises de

côté”.34

Paysages du troisième millénaire

Souligner l'excéder du territoire par rapport à ses configurations précédentes, et

particulièrement du territoire urbain du troisième millénaire, implique la reconnaissance d'une

condition de transformation radicale, le paysage a été arraché à l'origine tout comme l'homme qui

en est l'auteur. C'est Athéna la mutante, celle qui fait tout un avec ses propres armes, avec la

technique dont elle est partisan convaincu, le mythe guerroyant et guerroyé qui exprime, mieux

que quiconque, la métamorphose de l'humain et de la polis.

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Athéna est la première divinité féminine du Panthéon grec qui naît sans mère et qui se

propose comme championne de la Loi de la polis et donc de la technique qui y est sous-entendue;

mais surtout la force technique d'Athéna s'exprime dans la guerre et par son cri qui terrorise les

armées.

La ville et la guerre sont les lieux de la déesse qui annonce le devenir de l'Occident. Le

mythe de la technique, du virtuel, du cyberespace pronostiqué par W. Gibson ont en eux, encore

aujourd'hui, cet élément d'émancipation de la dimension tellurique, de déterritorialisation de la

Terre mère.

Le paysage apparaît ainsi complètement métamorphosé par le tissu urbain. Dans l'excéder de

la métropole par rapport à ses propres limites, dans son déferler qui finit par contaminer le

territoire tout entier, dans cela est inscrit un devenir qui dès le début s'est tracé comme plan

privilégié de l'agir humain.

Le tissu urbain matériel est lié au tissu urbain virtuel dont le coût d'accès doit être calculé en

termes de temps. Par exemple - selon les analyses réalisées par M. Benedikt chez le MIT - une

zone ou un secteur du cyberespace pourrait avoir un certain nombre de gares de déménagement,

projetées pour transporter très rapidement des usagers en d'autres secteurs, à l'aveuglette, et en un

temps non proportionnel à la distance cybergéographique. Comme dans les gares métropolitaines

citadines, on fournirait dans ces gares des informations et des indications d'orientation sous forme

synthétique”.35

La métropole métamorphosée du troisième millénaire nous offre un panorama où les corps,

les sentiments et les actions sont appelés à interagir avec une réalité constellée par toute une série

d'accidents provoqués par toutes ces prothèses qui ne sont que les objets qui développent le vivre

de notre présent. Toujours dans Crash, J.G. Ballard prédispose un plan lucide et aigu qui donne

un aperçu de ces nouvelles conditions de vie. La césure avec la Nature est consommée, il n'en

subsiste même plus le souvenir. Homme et environnement apparaissent pénétrés par les parcours

d'un paysage mutant: de grandes voies rapides, des parkings, les innombrables lieux des

accidents, font entrer en crise toute certitude et, à la différence de l'œuvre de Ph.K. Dick, ce ne

sont pas les sujets dominés par toute sorte de psychoses qui sont au centre de l'attention, mais

plutôt l'environnement tout entier, constellé de catastrophes infinies. À la suite aussi bien de

Ballard que de Burroughs, nous pouvons accomplir un mouvement ultérieur de compréhension.

Les lieux, les géographies accidentelles ne sont jamais des évènements occasionnels, il s'agit

plutôt de la réalisation de pratiques visant à solliciter le sentir qui a subi un processus de torsion.

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Le corps-prothèse se configure comme excès dans sa ressemblance avec le paysage technologisé.

Plus précisément, le corps dépasse, même dans sa mutation technologique, le rôle qui le voudrait

cantonné dans l'horizon de la chose. En n'arrivant pas à être complètement chose, le corps-

prothèse développe la tension à produire un nouveau paysage, un paysage où les seuils du sentir

se développent dans le mouvement entre le désir de tresser un plan d'existence plus résolu et une

perception modifiée. Cet écart est ce qui nous permet d'éclaircir la nature de l'accident. La

compromission entre les tas de ferraille, la rue, les corps constitue un tressage dans lequel on peut

deviner les premiers éclats d'une réalité qui s'est profondément transformée.

Dans une interview accordée à l'occasion de l'exposition promue par la Fondation Cartier et

consacrée au thème de l'accident, P. Virilio réfléchit sur le caractère moderne de la guerre qui est

justement en corrélation avec l'accident: “Avec l'attentat du World Trade Center on est passé, au

contraire, d'une guerre substantielle - vainqueurs, perdants, morts - à une guerre accidentelle.

Jusqu'ici, dans l'histoire, la guerre accidentelle ne s'était manifestée que comme part de la guerre

civile. Aujourd'hui, avec le terrorisme, est née au contraire la possibilité d'une guerre civile

mondiale, non plus locale. Le terrorisme donne lieu à des guerres anonymes: à la place du champ

de bataille il y a l'attentat sans revendications. Donc cette nouvelle forme de guerre est une

invention: une guerre transpolitique”.36

L'accident diffus se déverse essentiellement dans l'espace virtuel, qui l'amplifie de la même

façon que les média qui en renforcent l'impact.

Toutefois ce processus n'étant pas unitaire, il amène avec lui une infinité de résidus. La

mémoire archéologique, on pourrait dire animale, résiste. La création du paysage artificiel que

nous sommes nous - mêmes porte dans la trame de sa propre chair la nécessité de la permanence

d'une expression animale. Les configurations que cette nécessité assume ont parfois un caractère

nostalgique. Ce sont par exemple les corps qui tentent de s'échapper d'eux- mêmes peints par

Francis Bacon, ou bien les vides et les démaillages urbains de villes survécues à on ne sait même

pas à quelle catastrophe de tant de prose de science-fiction qui expriment une dimension

implosive de l'inner space. Plutôt qu'à une fuite de l'élément de matière, nous assistons à une

soustraction d'image. Le cri invisible de Bacon, l'imperceptibilité des démaillages urbains

confondues avec le reste du tissu citadin ne sont exprimables que dans l'objectivation de l'horizon

immatériel virtuel et cela ne peut que modifier radicalement le processus de l'expérience même.

Les études réalisées par P. Virilio indiquent le sens du fonctionnement de cette perception

modifiée: “Le problème de l'objectivation de l'image ne se pose donc plus tellement par rapport à

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un quelconque support-surface de papier ou en celluloïd, c'est-à-dire par rapport à un espace de

référence matériel, mais par rapport au temps, à ce temps d'exposition qui donne à voir ou qui ne

permet plus de voir”.37

Ce dispositif machinique est en corrélation avec l'expression d'un malaise qui emprunte

souvent les trames de la nostalgie. Quels sont alors les lieux de la nostalgie? On regrette souvent

ce qui n'a jamais été. La Grèce rêvée par le romantisme allemand n'a jamais existé, et pourtant la

force de cette interprétation a imprégné la chair de toute une époque. Il est probable qu'au cours

de ce millénaire les transformations territoriales suscitent le désir de récupérer une dimension

locale fortement caractérisée par la périmétration de ses propres espaces comme de sa propre

culture complètement réinventés.

L'enracinement, en un temps où les processus tendent à faire sortir de ses gonds l'ordre

géopolitique, a l'impact d'une évocation de grande valence émotive. Ne pas se poser le problème

de cette nostalgie artificielle serait une très grave erreur. Plutôt que d'un phénomène passéiste il

s'agit d'une dimension, d'un penchant fiché dans la modernité, dans notre présent. C'est n'est pas

un hasard si ce sont justement les lieux les plus exposés à un changement rapide de leurs

dispositions précédentes dont se dégage la demande d'une certification identitaire. C'est

l'accélération même des transformations qui nous fait vivre dans un régime de menace constante.

Que le sentiment de la menace se traduise ensuite dans l'exigence agressive de défense de ses

propres espaces et de ses propres appartenances est quelque chose avec quoi doit se confronter

l'espace de la sphère publique dans son récent processus de redéfinition. La nature même du pacte

que sous-entendait la polis en sort complètement transfigurée; comme l'observe G. Agamben : “Il

y a ici, au contraire, une zone d'indiscernabilité bien plus complexe entre nomos et phusis, où le

lien étatique, ayant la forme du ban, est déjà toujours aussi non-étaticité et pseudo-nature, et la

nature se présente déjà toujours comme nomos et état d'exception”.38

Le traumatisme des identités perdues ou incertaines, qui caractérise comme un signe

indélébile le déchirement de la mégalopole mondiale, produit un effet singulier semblable au

motif de tant de mythologies: le démembrement et le rite qui s'en suit de recomposition des

fragments des membres dispersés.

La sanglante blessure de Sarajevo, l'abandon de zones entières de la planète à des conditions

de misère et de guerre s'enchaînent ainsi aux anfractuosités du “non sens” de la “Suburbia” dont

nous parle M. Davis. Avec des intensités différentes et difficilement comparables, les nombreuses

fractures parlent toutefois d'un même processus: le devenir de la mégalopole mondiale sera le

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fruit de ces chairs déchirées que seulement un nouveau pacte, capable d'effacer l'obtuse

marchandisation esthétisée de ces temps, pourra espérer construire.

3. ESPACES HETEROTOPES

Dans le territoire des transformations et des soustractions du sentir, de quelle façon est-il

encore possible de parler d'une dimension périphérique? Le précédent dualisme centre-périphérie

apparaît dépassé par la dilatation du magma périphérique qui a quelque chose à voir non

seulement avec la condition de l'habiter, mais surtout avec celle de l'usage et de la production en

relation avec le territoire urbain en général.

Dans la dilatation du tissu périphérique est mis en évidence l'échec des précédentes normes

de gouvernement du territoire. Mais ce qu'il nous intéresse de souligner ici concerne le fait que la

périphérie devient un espace hétérotopique, donc transversal, en tant que facteur d'une condition

qui ne peut plus être délimitée à l'intérieur d'espaces marqués par des périmètres et bien définis.

La périphérie est un espace de l'“à travers”. En effet, des lieux jadis colonisés par des zones

résidentielles édifiées avec des standards différents apparaissent aujourd'hui comme des zones

stratifiées où des éléments expérimentaux d' “avant-garde” sont mêlés à des ouvrages obsolètes,

et où l'unique critère de valorisation semble résider dans la proximité des grands nœuds routiers

ou des infrastructures du quaternaire. Mais ce qui rend effectivement obsolète l'ancienne

catégorisation de la périphérie est qu'elle n'en est plus une en raison même de sa dilatation. “Le

paysage s’élargit. La réalité et la relation centre-périherie se sont accrues selon des valeurs

exponentielles dans un temps et un espace qui semblaient renouvelables à l’infini. Parallèlement,

des événements surviennent, qui concernent un territoire plus vaste et modifient d’une façon

structurelle la formation de l’espace, du temps et des relations au sein de la métropole actuelle.

[…] l’application des nouvelles technologies et l’utilisation de flux d’informations et de

communications télématiques permettant des localisations productives et tertiaires éloignées de la

ville et des contraintes de la rente urbaine”. 39

L'écoumène entier s'est transformé en un horizon périphérique surchargé par des flux

migratoires continus, par l'explosion démographique, par la différenciation et la parcellisation des

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processus de travail, par la modification des services et des infrastructures. Autrement dit, tout

dualisme semble dépassé par la transversalité de tous les phénomènes décrits ci-dessus, en effet,

la localisation des élites technocratiques ne correspond plus forcément aux anciens centres

urbains ou aux seules zones quaternaires, les flux immatériels d'information du capital financier

créent plutôt de nouvelles hiérarchies qui excèdent les configurations territoriales au sens

traditionnel. Le réseau qui enveloppe l'écoumène se réfère au territoire comme plan d'application

des nouvelles formes de domination et d'utilisation des ressources aussi bien humaines que

naturelles. Pour cela, la dimension périphérique se réfère au système-monde tout entier.

Or, la gestion de cette réalité qui a fini par contaminer et redéfinir les fonctions de ces

mêmes zones centrales, a déplacé de facto la centralité elle-même dans l'horizon virtuel de la

communication immédiate, de la prise directe. Or, dans ce processus, la restructuration aussi bien

des modèles de travail que des comportements sociaux s'avère considérable. C. Marazzi, qui a

consacré de nombreuses analyses aux processus de transformation financière et linguistique du

capital, souligne comment, par rapport à la situation actuelle: “Certains décrivent la situation à

laquelle on est arrivé parlant de 'crise de sens', c'est-à-dire de l'incapacité d'élaborer et de

proposer à tous les membres de la société un système de références (idées, normes, valeurs,

idéaux) permettant de donner un sens stable et cohérent à leur existence, de construire leur

identité, de communiquer avec d'autres, de participer à la production, réelle ou imaginaire, d'un

monde vivable et habitable”.40

La périphérie comme espace hétérotopique

Dans la recherche de sens, la dimension périphérique se transforme ainsi en un territoire

opaque où l'ouvrage apparaît de plus en plus comme un élément archaïque, incapable d'aller au

même pas que l'accélération technologique. Ce qui est en question dans le périphérique est sa

rigidité de structure présumée, le statisme apparent de sa réalité. Sur la condition périphérique

pèse, plus qu'autre chose, une condamnation de type idéologique qui s'obstine à considérer la

réalité et les rôles sociaux sur la base d'une hiérarchie dans le cadre de laquelle la périphérie est

équivalente à la marginalité et donc à l'exclusion du centre, fût-il résidentiel plutôt que financier

ou de services.

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Toutefois, la nature opaque du périphérique, de même que sa caractérisation hétérotopique,

nous permettent de développer une lecture de cet horizon comme plan d'expérimentation, où ce

qu'il faut modifier en première instance est le voir.

En effet, il nous semble inutile comme jamais de persister dans l'interprétation néo-

romantique d'une périphérie comme cadre de la dégradation et de la ségrégation de même que

paraissent pitoyables et inconsistantes les interprétations pseudo-antagonistes de la périphérie

entendue comme lieu destiné au développement de subjectivités alternatives.

La dimension périphérique nous regarde tous, elle est l'expression d'une transformation en

cours qui explicite de manière plus limpide que d'autres les mutations actuelles. Penser à un

supposé périphérique opposé à un centre mythique est une opération inutile qui ne rend pas

compte du mouvement que les nouvelles centralités ont produit en finissant par se positionner

dans le cadre de l'immatériel. Selon J.F. Lyotard : “La telecommunication et la téléproduction ne

nécessitent pas des villes bien faites. La mégalopole constitue la planète, de Singapour à Los

Angeles et Milan. Une unique zone toute entière entre rien et rien, elle s'abstrait de la durée et des

distances vécues. Chaque habitat devient un habitacle dans lequel la vie consiste à émettre et

recevoir des messages”. 41

Maintenant, puisque la dimension périphérique concerne l'habiter et le vivre quotidien, c'est

vers cela que nous devons tourner un regard transformé, en pensant que la ségrégation des corps,

l'affaiblissement de la puissance émotionnelle s'incarnent dans le collapsus des projets alors que

ces derniers peuvent et doivent être réactivés non comme élément décoratif de ce qui existe déjà

mais comme évènement capable de penser le territoire de façon radicale. Un tel regard ne peut

tendre à une attitude conservatrice mais peut entrevoir la création de nouvelles modalités

d'habiter, peut détruire et réinventer le mode d'habiter actuel, un peu comme la nef-métaphore

pensée par Foucault dans son essai sur l' Hétérotopie. 42

Le Bronx, par exemple, a été choisi comme métaphore de l'habitat périphérique que le halo

légendaire et la représentation cinématographique ont contribué à diffuser comme icône des

périphéries occidentales. Les mouvements implantatoires, commerciaux, de peuplement qui en

ont tracé le territoire ont été rendus comme un visage atone, privé de toute cette expressivité qui

en a pourtant tissé l'histoire. La dimension périphérique constitue le laboratoire le plus

expérimental du vivre urbain d'aujourd'hui, le vrai papier de tournesol de tout contexte

métropolitain. L. M. D’Orsogna raconte à ce propos “La périphérie est l'autre ville, où les

absences valent plus que les présences, elle ne sait pas mettre en avant des services culturels ou

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quelque attraction, elle ne sait pas montrer de manière effrontée des stratifications historiques,

des hiérarchies urbaines, des monuments ordonnés unis à une composition formelle, elle sait

encore moins vanter des valeurs naturelles ou des espaces publics appréciables; bien qu'étant une

agglomération urbaine, elle ne se connaît ni ne se reconnaît comme telle, semble de partout

identique, d'ordinaire elle ne se souvient pas, elle se refoule plutôt, elle n'est pas tellement bonne,

elle est très souvent négative, il lui manque toujours quelque chose ou, mieux, elle n'offre presque

rien d'autre qu'un état persistant de dégradation, des trafics spéciaux, des déchets en quantité

excessive et de la violence gratuite. Enfin, la périphérie est la partie de la ville qui rend honteux

celui qui l'habite et, en résumé, elle ressemble beaucoup à ce qui vient à l'esprit quand on nomme

le Bronx”.43

C'est en cela que consiste l'être hétérotopique de la réalité périphérique, en ce qu'elle est la

traversée de l'état des choses , dans sa capacité à les reformuler, à les réinventer sur la base d'un

facteur d'usage qui coïncide avec les besoins et les désirs des corps en relation à l'environnement

et non à une identité préconstituée.

Les lieux ne cessent de se modifier, d'entretisser les buts projetés des acteurs urbains mais

aussi des systèmes et des modes de vie de provenances différentes. Les communautés mêmes qui

s'y implantent sont contraintes à reformuler leurs codes d'appartenance en raison du contexte dans

lequel elles se trouvent œuvrer et cela transforme profondément leurs us et les habitudes. La

dilatation actuelle de la dimension périphérique en transforme la condition même. Il est vrai que

si la dénomination résiste, il est difficile aujourd'hui de définir ce qu'il faudrait entendre par

périphérie; certainement pas les fonctions, ni l'équipement urbain, peut-être plutôt sa façon de

mettre en question la survie de centres “muséifiés” (même si tout cela n'a de valeur tout au plus

que dans le contexte européen) ou la création de centres directionnels qui avec leurs structures

imperméables et repoussantes sont les lugubres cathédrales du primat économico-gestionnario-

financier.

Dans sa mutation rapide, la dimension périphérique est le capteur le plus intéressant de la

transformation rapide des tissus urbains. L'amalgame entre passé et présent qui dans les romans

de P. P. Pasolini – par exemple Petrolio44 – faisait la particularité du violent devenir des

périphéries romaines, ne manquait pas d'en souligner la durable innocence, une innocence que

l'on retrouve, et ce n'est pas un hasard, dans une grande partie de la filmographie néo-réaliste

italienne de l'après-guerre. Si nous confrontons le regard de ces auteurs aux représentations

actuelles de la vulgate périphérique, nous notons immédiatement l'écart de représentation qui s'est

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produit. C'est la codification d'images nord-américaines qui prévaut, avec ses implantations

éparses, les atmosphères plombées et violentes, les édifices dégradés et la Babel des accents et

des langages. Ce type de représentation n'est que le énième dispositif d'homologation des espaces

dans leur rendu communicatif. Aux espaces vécus et multiples, aux ressources et aux diverses

pauvretés qui traversent l'urbain d'aujourd'hui s'oppose l'image du lieu unique, de la

représentation dogmatique d'un environnement qui se veut hégémonique à l'échelle planétaire. À

la “cité diffuse” qui avait tant animé le débat entre urbanistes, architectes et géographes italiens

des dernières décennies, se substitue aujourd'hui la “cité commandement” caractérisée par ses

nœuds techno-scientifiques qui en spécifient la fonction et relèguent à la margine les autres

contextes, fussent-ils même les vieilles capitales des Etats-nations.

Pour toutes ces raisons, d’autant que ce débat a traversé les frontières et agite les

professionnels européens et nord-américains, il est devenu urgent de considérer la question de

l'espace périphérique non plus selon les canons du modèle fordiste mais en rapport avec les

nouvelles hiérarchies et centralités qui font abstraction du réseau des localités centrales ainsi que

les avait proposées Cristhaller. 45

Les nouvelles centralités ne sont plus transnationales mais mondialisées et c'est pour cela

que les contextes périphériques ne peuvent plus être compris à la lumière des processus

traditionnels de colonisation du territoire qui caractérisaient l'expansion des différentes

métropoles dans les années du second après-guerre. Tout ce qui est exclu des processus

directionnels du nouveau système-monde devient périphérique, y compris les processus de

dématérialisation et d'homologation de la complexité des différents espaces territoriaux. La

nouvelle conception de la production périphérique comprend pour cela les mouvements de

délocalisation qui caractérisent les facteurs de la mondialisation.

Le temps accéléré

Dans le dictionnaire de la mondialisation sous la direction de P. Lorot, on peut lire ce qui

suit: “Au plan théorique, les délocalisation s’illustrent par une dislocation géographique des

activités, de telle manière que les lieux de conception, de production et de consommation

n’appartiennent plus au même territoire. Trois conditions définissent la délocalisation: la

fermeture d’un établissement dans un pays donné; son implantation dans un pays d’accueil; la

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réimportation de la production dans le pays d’origine. La fluidité accélérée de la nouvelle

géoéconomique mondiale favorise ce genre de comportement ‘erratique’”.46

L'instant qui fuit, l'expérience du moment insaisissable et de l'inépuisable course du temps

qui déchirait Faust, offrait encore la possibilité de faire l'expérience d'un lieu; aujourd'hui

l'accélération dématérialise l'espace, le soustrait à notre expérience et pour que celle-ci soit

encore possible, il nous faut reconsidérer notre dimension charnelle, notre ancienne et toujours

actuelle compromission avec le territoire. Nous mutons en même temps que le territoire et si nous

comprenons cela, nous pouvons continuer à en percevoir la consistance, la réalité, la

métamorphose. C'est encore une fois le “chiasma”, l'intrication dont parle M. Merleau-Ponty qui

nous permet de comprendre le mieux une telle approche. “Quand la vision silencieuse tombe dans

la parole et quand, en retour, la parole, ouvrant un champ du nommable et du dicible, s'y inscrit, à

sa place, selon sa vérité, en bref, quand elle métamorphose les structures du monde visible et se

fait regard de l'esprit, intuitus mentis, c’est toujours en vertu du même phénomène fondamental

de réversibilité qui soutient et la perception muette et la parole, et qui se manifeste par une

existence presque charnelle de l'idée comme par une sublimation de la chair”.47

Pour explorer la métropole, aussi, le regard doit se faire étranger, erratique, c'est-à-dire qu'il

doit libérer l'âme-chair; ce n'est que de cette façon qu'une atmosphère peut être en mesure de

nous révéler son propre message, son rapide passage.

En outre la métropole, même en relation avec le territoire qui l'accueille réalise une

condition particulière et si, sous de nombreux aspects, elle le détermine, elle y superpose sa

propre image en continuant à conserver sa propre spécificité. Le devenir urbain du territoire est

un phénomène qui se développe à l'échelle planétaire et qui cependant n'homogénéise pas les

spécificités des lieux sinon dans leur rendu esthétique et publicitaire. Si le monde est devenu une

périphérie dilatée jusqu'au paroxysme, c'est précisément dans les plis de cette réalité qu'il faut

distinguer la spécificité des mouvements et des caractéristiques qui l'animent.

La dimension périphérique tient aux mutations de l'urbain, à sa nécessité de se transformer

en lien avec les langages, les usages, les implantations qui en transforment le tissu. Même là où le

tissu urbain préexistant est pris comme trame des relations humaines et sociales qui le sous-

entendent, il présente des passages ouverts, des lacérations entre lesquelles prennent place de

nouvelles formes et de nouvelles modalités de l'agir et de l'habiter. Par conséquent, les relations

qui s'y nouent finissent par modifier le tissu de base et le proposer comme plan de nouvelles

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expériences. La transformation tumultueuse du territoire en tissu urbain amplifie l'articulation de

ses plis, des spécificités et des défis en cours.

Exodes, migrations, nouvelles et anciennes, précarité des activités économiques

traditionnelles aussi bien que des modernes sont la représentation évidente des modes à travers

lesquels procède la globalisation, amorçant des résistances et de nouvelles possibilités, des

conflits et des ouvertures. L'imaginaire métropolitain dominant a modifié l'expression créative de

notre temps dans tous les domaines, de la littérature à la photographie, de la musique aux

performances et en raison de cette transformation substantielle tous les domaines cités ci-dessus

n'ont pu éviter de nouer entre eux d'intenses relations, contaminant les différents registres

linguistiques. Comme dans le cas de la technique photographique qui envahit tant de romans

américains, tout comme dans les regards narratifs de la production photographique récente la plus

innovatrice, où le paysage urbain vibre d'une extraordinaire pulsion charnelle au-delà de toute

tentative d'aplatissement et de vulgarisation de type publicitaire. Dans cette visée résiste la

demande d'émancipation de tout le sud du monde.

4. CECI N'EST PAS UN PLAN

Comme on l'a vu précédemment, nous assistons à la production d'une nouvelle cartographie

liée aux configurations spatiales actuelles qui se réalisent dans le cyberespace. Au point où nous

en sommes, il est opportun de s'arrêter un instant sur le problème de la mise en carte du territoire

et de ses répercussions. En premier lieu, il est bon d'avoir toujours présent à l'esprit, dans

l'analyse des tendances en cours, la persistance d'une pluralité d'éléments qui montrent des

conditions spatio-temporelles articulées et contradictoires, autrement dit, à côté de la cartographie

virtuelle et de ses emplois récents persistent diverses formes, plus traditionnelles, de mise en

carte du territoire qui correspondent à des exigences internes au système des relations socio-

économiques qui avaient caractérisé le modèle fordiste.

L'informatisation des processus de production ainsi que la “digitalisation des relations”

trouvent une correspondance dans ce nouveau contexte cartographique qui construit grâce à elles

un “réseau affectif”, un réseau qui marginalise tous ceux qui ne sont pas compatible avec le

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nouveau model ultra-libériste. À ce propos, dans le texte que A. Marcellini a consacré à la

configuration actuelle de l'eugénisme “discret”, on peut lire comment “La question qui se pose

désormais est de savoir si ce transfert de responsabilité d’un Etat autoritaire et contraignant, au

citoyen, au moment où il est personnellement concerné, est une avancée dans les libertés

individuelles, ou également un détournement, ou le masquage d’un débat fondamental sur les

usages et mésusages sociaux des connaissances scientifiques. Les oppositions idéologiques de ce

débat sont en quelque sorte éludées, euphemisées, voir carrément niées. Et la question que nous

devons nous poser, collectivement, est tout simplement de savoir si nous ne sommes pas en train

de réaliser, par nos choix individuels et librement consentis, l’idéologie eugéniste que nous

disons refuser”. 48

Le fait que la sphère relationnelle soit subsumée sous les systèmes actuels de mise en carte

pose, pour cela, une série de nouveaux problèmes qui mettent en question les dynamiques

actuelles et les technologies biopolitiques. Le système des relations apparaît complètement

colonisé par les nouvelles tendances économiques qui, en se fondant sur la pulvérisation du

social, réclament une redéfinition des liens sociaux en termes de tenue productive. À une telle

marchandisation ne correspond pas un rehaussement et un renforcement de puissance des liens

eux-mêmes mais leur réification achevée dans le cadre des stratégies de contrôle actuelles.

Le papier de tournesol de ce qui est décrit ci-dessus est constitué de façon particulière par le

réseau virtuel, par les flux de communication en réseau, par les communautés qui s'y constituent

et par l'ensemble des pratiques appelées à recoudre les débridements d'un modèle existentiel dont

toute dimension instinctive et émotionnelle a été durement chassée.

Les cartographies ne sont pas des ersatz d'existence “pauvres de monde” mais elles sont la

modalité à travers laquelle la biopolitique discipline les nouveaux codes relationnels en les

renvoyant en substance à deux horizons de sens: le positionnement au sein de stratégies de

pouvoir (à l'augmentation du nombre de relations correspond une augmentation de pouvoir) et la

liquidation de tout plan de la sensation en faveur de la création d'un plan de la représentation.

Dans le premier cas, le problème apparaît comme très délicat puisqu'il s'agit d'une tendance

qui fait abstraction des diverses appartenances idéologiques et prend appui sur le solipsisme

narcissique et éphémère qui caractérise les interactions sociales et institutionnelles d'aujourd'hui.

La cartographie des relations finit par être le présupposé constitutif des cartographies

géopolitiques actuelles. Là où les corps et les territoires sont pris dans leur réification totale, il ne

peut y avoir aucune intention de valoriser la vie, puisque les techniques de coercition en

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déprécient la puissance. Le besoin d'augmenter son propre pouvoir d'utilisation du système

relationnel coïncide avec la volonté de mettre sous tutelle sa propre création identitaire qui en ce

sens ne peut qu'être despotique. Un tel agencement ne doit donc pas seulement être objet de

critique plus ou moins illuministe mais doit être ébranlé dans ses fondements mêmes.

En second lieu, la colonisation des corps et des territoires consiste surtout dans le fait qu'ils

sont devenus de purs symboles de renvoi en rapport à la représentation de la carte virtuelle. Pour

le dire plus simplement, ils ont été déprivés de sens. En effet, les corps et les territoires virtuels

réécrivent complètement leur propre “valeur d'usage” sur un plan virtuel dont le but reste en

substance de discipliner des pratiques émotionnelles et des sensations. À propos de

considérations de cet ordre, quelques éléments soulignés par U. Beck sont de nouveau utiles:

“Que s'en suit-il quant à l'identité des hommes? […] Dans des biographies articulées en plusieurs

endroits, transnationales, glocales s'élargissent et se multiplient les points de contact et de

rencontre entre les hommes. Les formes (virtuelles) de contact de la communication via

ordinateur sont peut-être exemplaires à cet égard. Qu'elle fasse croire en un retour de la

'communauté' n'est pas la dernière des raisons qui fassent de la représentation du 'village global'

une erreur. Toutefois, la caractéristique des media électroniques réside dans leur capacité en ligne

de principe mobilisatrice et pour cela potentiellement politique”.49

Mais cette dimension politique n'est pas annonciatrice de nouvelles communautés, elle

annonce plutôt la mise en œuvre de codes et de langages normatifs qui sont rendus

particulièrement évidents par la délimitation continuelle des territoires virtuels.

La carte virtuelle est l'objet d'attentions spécifiques précisément en raison de cette capacité

“potentiellement politique” qui en caractérise la valeur d'usage.

Comme on l'a souvent souligné, l'espace du soin sous-entend que celui-ci soit assumé dans la

sphère immédiatement productive. Les subjectivités qui prédisposent en réseau les lieux de cette

expression du soin réalisent la plupart du temps, plutôt qu'une intervention adéquate, un “lieu

d'attention”. Qu'est-ce alors que ce lieu d'attention et pourquoi constitue-t-il une prolifération de

nœuds “affectifs” qui ne sauraient pas autrement comment se relier?

La multiplication des dimensions spatiales dont nous nous sommes longuement occupés

nous amène à considérer la fragmentation du temps vie en tant d'éclats d'existence qu'ils

renvoient inévitablement à des lieux différenciés. Entre tous ces lieux possibles et producteurs de

nouvelles réalités, la communication en réseau accomplit un travail particulier: à savoir qu'elle

prédispose des lieux d'attention déliés d'une corporéité immédiate et souvent ressentie comme

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encombrante. Dans la communication en réseau, l'attention est plus erratique, fluctuante et se

sensibilise sur des tracés d'intérêt qui n'impliquent pas une retombée immédiate sur la

disponibilité de temps et de sensation que l'on a de plus en plus de difficulté à exprimer. À juste

titre, R. Marchesini, dans son important travail consacré aux transformations technologiques,

affirme comme: “Selon la pensée transhumaniste, l'homme est en train d'entrer - ou mieux, est

déjà entré - dans une phase de transition post-biologique caractérisée par une relecture profonde

et pénétrante du corps et de ses prestations opérée par la technologie. […] Le transhumanisme, en

qualité de processus capable de rendre possible et de fonder le post-homme, est, aux dires de ses

acteurs, une véritable sortie du mécanisme darwinien, à savoir une réappropriation du futur

évolutif soutenue par chaque entité douée de discernement”.50

Cette perspective liquide en substance le tissu émotionnel considéré seulement comme un

résidu dont les résistances empêcheraient le plein déploiement du contrôle sur le corps, entendu à

ce moment-là comme un encombrement archaïque embarrassant.

Le disciplinement des pratiques de “souci du soi” est aussi un disciplinement émotionnel qui

en nous émancipant du “corps propre” nous préfigure une cartographie de comportements qui

sont un tissu d'“opinions” que l'on fait passer pour des attentions et des valorisations du plan

émotionnel.

Différentes études se sont concentrées sur ces nouvelles formes de catalogage; cela vaut la

peine de souligner, ainsi que le fait C. Minca dans son essai intitulé, Le paysage comme théâtre

ou encore réflexions sur le paradoxe moderne, comme “la virtualisation des paysages n'a fait que

multiplier à l'infini cette capacité classificatoire et cette anxiété pour un ordre de “musée

anthropologique”, de carte postale , capacité et angoisse qui ont guidé, durant la modernité, nos

jugements et une bonne partie de nos actions à l'égard de la nature et de l'autre culturel”.51

Toutefois, cette anxiété correspond actuellement au besoin de contrôle émotionnel à l'égard de

toute cette sphère de l'incertitude qui concerne le vivre quotidien dans la phase actuelle de

précarisation.

La carte cybernétique plus que classifier, active des techniques disciplinaires, construit des

lieux dont la richesse est donnée plus souvent par le nombre d'échanges d'opinions que par la

mise en action d'un système de soin au sens foucaultien du concept.

Ce type de mise en carte est une intensification de la fragmentation que seule une lecture

esthétisante et joyeuse peut saluer comme une nouvelle forme des communautés à venir. Les

communautés de réseau apparaissent, en effet, tout autant atomisées que les communautés

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territoriales traditionnelles correspondantes, avec la seule exception de l'accélération de la vitesse

et de la multiplication de la communication et des sources d'information

Classification contre liberté

Dans la Lettre LVIII, Spinoza clarifie en termes nets et précis ce que l'on doit entendre par

liberté: “Je dis libre ce qui existe et agit par la seule nécessité de sa nature; contraint, par contre,

ce qui est déterminé à exister et à agir par autre chose, selon une raison certaine et déterminée”.52

L'intention de Spinoza est de rompre avec la spirale dialectique du nœud entre liberté et

volonté. La liberté concerne la substance dans ce qu'elle se conforme aux besoins qui la

renforcent ou l'affaiblissent.

En reconnaissant à la liberté non pas une intentionnalité subjective mais une disposition à se

conformer à ce qui nous est donné par la nature, Spinoza nous situe au-delà de tout humanisme,

un “humanisme de la terreur” que la carte cybernétique dans sa tentative d'hypersubjectivation

semble vouloir nous reproposer.

Là où la liberté rencontre son propre mouvement, le bonheur s'actualise; tandis que l'opinion

et la communication, qui disciplinent les corps en un éclat de leur possibilité d'exister, captent,

enregistrent, classent.

Il faut reconnaître à la création de la cartographie virtuelle, parmi ses innombrables rôles,

l'intention de classifier les expressions. L'espace virtuel, bien qu'il permette des connexions à une

échelle jusqu'alors impossible, contient en même temps le vieux précepte de la cartographie: celui

d'établir et de codifier les tracés. Cette intention se révèle actuellement comme un bio-pouvoir,

dans le sens qu'elle ne se limite plus à relever et dresser une carte des parcours mais bien plutôt à

les dé-codifier jusqu'au niveau relationnel émotionnel pour intensifier le catalogage productif de

toute expression.

Cette inclination totalitaire se rend d'autant plus nécessaire aux systèmes actuels du capital

que ceux-ci sont plus appelés à gouverner une multitude de réalités en mutation continuelle. Ce

sont ces mêmes bariolages du système capital qui nécessitent une plus grande plasticité de la

cartographie actuelle.

Les processus de subjectivation sont devenus articulés, complexes et fragmentés, pour cette

raison, les traces, les mouvements et les glissements qui se produisent dans chaque fraction du

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quotidien doivent pouvoir être relevables, cartographiables et situables. La familiarité dans

l'utilisation du cyberespace et dans l'activation des dites “subjectivités nomades” ne reste qu'une

belle espérance si l'on ne se confronte pas au côté obscur que ce processus porte en lui:

l'identification des flux de communication qui dessinent le réseau à l'échelle globale. Le corps

entendu comme obsolescence est encore une fois un concept qui se développe à partir d'un néo-

humanisme terroriste qui, en poursuivant les chimères de nouvelles identités possibles, tend à

effacer les puissances du corps et les nécessités qui l'animent. Dans un de ses essais, paru dans le

numéro 325 de la revue Urbanisme, D. Le Breton souligne comme “Le corps est un reste contre

quoi se heurte la modernité. Il se fait d’autant plus pénible à assumer que se restreint la part de

ses activités propres sur l’environnement. Cet effacement entame la vision du monde de

l’homme, limite son champ d’action sur le réel, diminue le sentiment de consistance du moi,

affaiblit sa connaissance des chose”.53

Il peut à présent être utile de s'arrêter un instant sur le distinguo qui correspond aux trois

concepts de sensation, sens et sensibilité en rapport au plan d'immanence.

La sensation participe du plan charnel, à savoir la dimension matérielle du devenir, c'est le

processus de compromission avec l'environnement à travers lequel la subjectivité expérimente les

seuils, les intensités et les forces de sa propre transformation qui pour cela n'est jamais un acte

volontariste mais un mouvement qui se réalise de façon relationnelle, pareillement au désir qui

exclue toute intentionnalité.

Le plan du sens concerne le langage, il convient toutefois de penser au langage comme à une

prolifération de significations qui opèrent par glissements. De tels glissements sont précurseurs

de nouveaux mondes possibles puisque l'inclination la plus propre au sens est le court-circuit

humoristique qui subvertit les catégorisations du lieu commun.

La sensibilité en ce sens ne doit pas être entendue de façon spiritualiste, elle se produit plutôt

comme un capteur environnemental qui permet de sentir, de percevoir et de traverser les

nouveaux mondes que la “logique du sens” ouvre. La sensibilité est ce qui nous permet de saisir

l'évènement. Maintenant, sur tous ces plans, les dispositifs disciplinaires exercent leur propre

intention coercitive.

Mais, encore une fois, il est bon de revenir sur les modalités par lesquelles se produit ce

nouveau disciplinement, cette variante du bio-pouvoir, à savoir en considérer la portée, même

dans les termes du code linguistique.

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Le code linguistique du réseau est un capteur particulier de tous ces phénomènes

d'accélération dont nous nous sommes occupés jusqu'ici. Dans l'accélération de la communication

s'active une sorte de mise en demeure de tout ce qui est considéré non essentiel ou difficilement

communicable. Le langage devient hautement sélectif et ce qui se transforme en matériel à

écarter, c'est la variation à laquelle les dits lieux d'attention peuvent difficilement faire face. Ce

qui est éliminé, c'est la trame extensive du langage, à savoir son potentiel d'enchaînement. Le

langage de la cartographie virtuelle, en plus du symbolisme, a recours à une sélection constante

de tout ce qui n'est pas compris comme immédiatement productif, à savoir valorisant en termes

de compréhension des flux de communication qui s'y produisent.

Ce type d'analyse n'exclue pas la capacité raffinée de la communication en réseau à

distinguer toujours de nouvelles mailles de profit, là où celles-ci prédisposent des espaces

appétissants pour des investissements qui tendent à coloniser n'importe quel aspect du quotidien.

Seulement, ces dispositifs d'accumulation et de contrôle, par le fait qu'ils se tiennent toujours

prêts à saisir toute innovation, tendent aussi à sélectionner, écarter et cataloguer en fonction de

l'homologation toujours avantageuse.

Pour synthétiser, si l'on veut pouvoir parler convenablement des processus de libération en

réseau, il faut se confronter à la mise en œuvre de cette nouvelle cartographie qui, à l'instar des

précédentes, efface les processus de libération en fonction d'une représentation des choses qui se

décline dans le cadre des choix actuels de géopolitique et de bio-pouvoir.

Voilà qu'alors la rhétorique cartographique et ses métaphores reviennent se mesurer au

court-circuit du plan géopolitique, voilà que, comme le relève V. Guarrasi à propos du rapport

entre ironie et rhétorique cartographique, cette dernière “trouvera dans les technologies digitales

un support extrêmement souple et apte à en développer les potentialités, essaiera d'étendre le

champ de ses applications soumettant cependant tout à ces effets de “dépaysement”, liés au jeu

illusionniste des miroirs. Si on l'applique au paysage, le labyrinthe des miroirs qui produit

normalement un dépaysement, pourrait provoquer l'effet opposé, précisément par le fait de se

trouver agir sur un dispositif de même nature”.54

La localisation et la “cartographisation” dans l'espace cybernétique correspondent ainsi à une

variante d'utilisation qui ne néglige pas les émotions mais les configure dans le cadre d'un

dispositif de catalogage visant à affaiblir les corps et à les rendre résiduels. Cette intention ne

peut être comprise en faisant abstraction des processus de libération qui concernent la puissance

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des corps, ceux-ci ne peuvent donc négliger les codes linguistiques qui se réfèrent à eux même

quand on s'obstine à vouloir les maintenir à l'horizon obscurci de la dématérialisation.

La carte virtuelle vêtement du monde

La permanence de la cartographie comme instrument privilégié pour la lecture et la

codification du territoire pose toute une série de problèmes concernant les systèmes de relevés et

de représentation même dans le cadre du plan virtuel. L'analyse des systèmes de

“cartographisation” renvoie immédiatement au plan de la géopolitique qui semble avoir depuis

peu marginalisé une grande partie des fonctions de la géographie historique, urbaine et générale.

A. Chauprade, dans son récent volume sur l'évolution historique de la géopolitique, consacre

la totalité du second chapitre à la “permanence de la carte”, précisant en relation à celle-ci ce qu'il

faut entendre par géopolitique: “la géopolitique est l’étude de la relation entre la politique des

états et leur géographie. La multiplicité des événements dans le monde laisse croire que les

changements de régimes politiques déterminent des changements profonds dans la politique

intérieure et dans la politique étrangère des états. Alors que l’étude des relations internationales

insiste plutôt sur les évènements, les crises, les ruptures, la géopolitique souligne les dynamiques

de continuité. La continuité inhérente à la science géopolitique trouve son origine dans les

caractéristiques géographiques”.55

L'assertion même de ces phrases nous permet de comprendre de quelle façon le facteur

géographique, rendu symbole et expression du territoire finit en réalité par le manipuler et en

transformer les codes en fonction d'une utilisation essentiellement militaire aussi bien de ses

caractéristiques que de sa vocation.

À la carte s'oppose inévitablement le devenir de la terre territoire. Pour autant, la carte ne

duplique pas le territoire, elle le réécrit plutôt, insérant tous ses éléments et caractéristiques dans

la logique de la capitalisation, de la périmétration et de la répartition des ressources. Le territoire,

en tant qu'ensemble de relations affectives, économiques et politiques est transformé par la carte

en une chose, fixée dans le temps, parcourue de flux qui ne se limitent pas à nier l'ensemble de

ces relations mais qui s'acharnent au contraire à les conjurer puisqu'elles constituent une menace.

Le défi que le territoire, d'une certaine façon, lance à la carte provient précisément de la nature

complexe de son devenir et des processus de subjectivation qui l'innervent. Ainsi, nous devons

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entendre la carte comme un vêtement confectionné avec soin et modelé sur un corps qui n'est

cependant jamais donné une fois pour toutes.

Le vêtement cartographique est une représentation géopolitique parce que, depuis toujours, il

a nourri le désir de se superposer à la terre-territoire et de la renfermer dans les trames de sa

propre symbolique. Pour autant que ce vêtement soit aujourd'hui entretissé de technologies

avancées, sa fonction reste plus ou moins la même: cataloguer et contrôler la vie.

Et pourtant, à sa manière, la carte est la représentation du territoire par excellence si l'on se

réfère à la scène économico-politique. La carte, loin de se réduire à une représentation, devient le

cadre au sein duquel se décident les destins et les choix fondamentaux des agencements

géopolitiques.

Le vêtement de la carte est un habit de guerre au point que l'énumération de ses

caractéristiques et de ses multiples légendes renvoie toujours et de toute façon au relevé de

facteurs géophysiques, géoéconomiques, de mobilité, etc. qui servent à identifier les nœuds

stratégiques des hiérarchies actuelles à l'échelle globale. La question de l'utilisation de toutes ces

informations regarde actuellement l'évolution des dispositifs de technopouvoir qui, comme le

montre S. Godeluck, accentue aussi, dans le cadre de la cartographie actuelle des flux de

communication du cyberespace, les écarts et les dualismes. Il souligne en effet comme le

problème de la souveraineté pose en premier lieu l'interrogation suivante; “Le nouvel axe de la

réflexion est donc celui-ci: marchand, non marchand? De fait, l’éclosion du réseau des réseaux a

coïncidé avec l’avènement des politiques néo-libérales. Dès le départ, et nonobstant un héritage

étatiste, l’extension d’Internet sert donc les intérêts privés tout autant que ceux des chercheurs

appointés par l’ état. Par la suite, l’histoire de la Toile est celle d’une marchandisation galopante

du cyberspace. Avec les péripéties de la gestion des noms de domaines, on peut même parler de

privatisation d’une partie de l’espace public virtuel”.56

Marchandisation et militarisation assiègent la trame de la cartographie virtuelle. Les acteurs

qui se disputent cette nouvelle représentation du territoire conjuguent la persistance des logiques

étatistes et l'affirmation des modifications du capital financier mondial. Une telle réflexion nous

amène à être prudents face à ceux qui, d'une façon trop simpliste, saluent joyeusement le déclin

de l'Etat-nation. Il est plus opportun, au contraire, de relever les façons qu'ont les stratégies

étatiques de se modifier et de se réarticuler en fonction des nouveaux agencements de la politique

économico-financière globale. À ce propos, la cartographie, surtout cybernétique, se révèle être

un système précieux en termes d'accélération, de modification et d'activation des informations.

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La carte virtuelle se dessine alors comme un cadre changeant, un vêtement multi-usage que

seules les élites sont véritablement en mesure de manipuler. Le monde entendu “comme une

carte” est une expression particulièrement agressive de cette tentative constante d'effacement

d'environnement à laquelle nous nous sommes déjà référés plusieurs fois. Et si d'un côté,

l'interprétation de A. Gehlen, selon laquelle l'homme n'étant pas un être spécialisé, il est du coup

dépourvu d'environnement spécifique, si cette interprétation est vraie, il est tout aussi vrai que,

justement en raison de sa non-spécialisation, il a reformulé le monde entier en tant que seconde,

troisième nature comme son environnement propre. Or, cette inclination plastique se fonde sur ce

caractère “communicatif” que la mise sur carte de l'existant voudrait continuellement mettre sous

contrôle. “Toujours et jusque dans les prestations les plus hautes, l'appropriation du monde est en

même temps une appropriation de soi-même, la prise de position vers l'extérieur est une prise de

position vers l'intérieur, et la mission dévolue à l'homme formant un tout avec sa constitution est

toujours une mission objective à maîtriser vers l'extérieur autant qu'une mission également envers

soi-même. L'homme ne vit pas, mais bien plutôt, conduit sa vie”.57 Dans la représentation

cartographique cette ouverture au monde semble au contraire vouloir se grumeler dans son

catalogage et dans sa formulation continuelle de nouveaux codes.

5. LA GEOPOLITIQUE SERT, ENCORE, A FAIRE LA GUERRE...

La nature et les caractéristiques des conflits apparaissent aujourd'hui profondément

transformées par rapport au passé. En effet, il est possible d'apercevoir des éléments de continuité

seulement si l'on s'arrête à l'apparence de ces phénomènes eux-mêmes sans en interroger l'aspect

particulier que, en raison des différentes conditions historiques et culturelles du monde

contemporain, ils ont revêtu actuellement.

Le concept de conflit, l'utilisation même que l'on fait couramment de ce terme provoque

confusion et approximation en ce qui concerne le déploiement de facteurs qui, dans la modernité,

ont adopté une configuration originale qui leur est propre.

Le mythe qui semble actuellement prévaloir concerne la façon dont l'Occident tend à

s'autoreprésenter, à partir de cela, à codifier le reste du monde.

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Les figures à travers lesquelles l'Occident tend à s'autoreprésenter se sont, en un certain sens,

autonomisées du devenir réel des sociétés occidentales. Toutefois, à travers ce mouvement

d'autonomisation, les figures du monde occidental ont réussi à imposer leur qualité de modèles

hégémoniques, véritables simulacres capables de produire des désirs et des aspirations, le

simulacre occidental apparaît en cela la terre promise d'aujourd'hui. Une terre mirobolante, lieu

du désir possible mais qui cache entre les plis de son propre territoire des déchirements et des

crises, des conflits et des mutations, de la richesse et de la pauvreté. La communication

multimédiatique, et surtout la télévision, s'est révélée avoir une puissance extraordinaire.

L'impact médiatique constitue le plan de l'autoreprésentation que l'Occident urbanisé tend à offrir

de lui-même. Un plan virtuel qui ouvre des scénarios de fable en faisant recours à un langage

véridique qui n'admet aucune réfutation. C'est à ce mirage qui dessine l'existence schizophrénique

de notre temps que recourent tous ceux qui d'une façon ou d'une autre désirent se soustraire à la

dureté de leurs propres conditions de vie. Rêve et désenchantement ne peuvent que

s'entrechoquer à la première épreuve de réalité comme on le constate à tant d'évènements

tragiques qui ont à voir avec les rites actuels de fuite, fussent-ils individuels plutôt que collectifs.

Il semble paradoxal de devoir montrer le côté sombre des territoires occidentaux précisément

quand ceux-ci sont devenus les terres du débarquement, l'issue souhaitée par tant de fugitifs. Le

mythe occidental, dans sa représentation actuelle, est un mythe désincarné, une possibilité qui ne

se laisse jamais capturer, qui échappe à toute saisie, mais sa force comme sa pérennité consiste

dans le fait qu'il s'est posé comme un mythe hégémonique sans alternative. P. Sloterdijk a repéré

dans cette métamorphose de l'Occident l'affirmation du cynisme comme phénomène de masse, à

la signification toute différente de l'ancien kinismus qui, face au pouvoir, exerçait la critique du

dévoilement: “Plus une société moderne est pauvre ou privée d'alternative, plus sera grande sa

dose de cynisme. À la fin, elle finira par ironiser sur les bases mêmes qui la légitiment”.58

Dans la visée vers le mythe comme dans le besoin de l'actualiser, agressivité et désir

apparaissent depuis toujours liés. Le désir est, selon Deleuze et Guattari, par nature création

d’environnement, il incline aux enchaînements et dans cette propension qui est la sienne, il

n'admet pas d'obstacle. Mais c'est précisément le désir qui, à l'époque de la médiatisation

répandue, semble transformé. Le fait de désirer a fini par être confondu avec une pratique

permanente de consommation indifférenciée qui doit être sans arrêt alimentée dans la direction

d'un processus obsessionnel de marchandisation. En ce sens, on peut constater comme le désir a

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progressé petit à petit en s'émancipant d'une pratique de recherche pour se transformer en

automatisme, en dispositif homologuant capable, par lui-même, de s'autoproduire.

Le sentiment actuel révèle la métamorphose qu'a subie le désir dans le monde contemporain,

donnant lieu au déploiement de l'horizon virtuel et à son corollaire de sensibilité particulière.

Désirer et entrer en conflit apparaissent de plus en plus comme des éléments caractéristiques

d'une dimension de l'être au présent que nous pourrons fort bien résumer par les propos de G.

Debord: “Sans doute, le pseudo-besoin imposé dans la consommation moderne ne peut être

opposé à aucun besoin ou désir authentique qui ne soit lui-même façonné par la société et son

histoire. Mais la marchandise abondante est là comme la rupture absolue d’un développement

organique des besoins sociaux. Son accumulation mécanique libère un artificiel illimité, devant

lequel le désir vivant reste désarmé. La puissance cumulative d’un artificiel indépendant entraîne

partout la falsification de la vie sociale”.59

Pour cette raison, il faut s'arrêter sur la configuration particulière que le binôme désir et

conflit développe. Peut-on mettre en lien les conflits qui se déchaînent dans les ghettos

métropolitains avec les tragédies du Rwanda ou de l'ex-Yougoslavie où l'élément ethnique

semble être le motif prévalent?

Et qu'ont en commun les jeunes casseurs de la banlieue parisienne avec les masses de

réfugiés qui s'amassent aux frontières en cherchant à échapper au massacre ou à la faim?

Dans tous ces cas, l'enjeu, c'est le territoire, mais le territoire du désir se révèle bien vite

autre chose qu'un territoire où s'affirme la loi du plus fort. Le territoire en tant que mise en jeu des

conflits a subi une véritable mutation génétique. L'homme ne demeure plus mais transite, poussé

par le désir de trouver un ailleurs meilleur. Et cet ailleurs, se traduit pour le plus grand nombre,

par un mirage. À cette désintégration des conditions de vie d'appartenance fait écho la

désintégration incessante des états périphériques. S. Amin, dans ses analyses consacrées aux

dynamiques de la globalisation indique comme: “Cette politique désastreuse s'intrique à des

contradictions difficiles à résoudre. Le désordre permanent se manifeste dans la régression et

dans la violence et c'est ainsi que la théorie de la gestion du 'conflit (militaire) de faible intensité',

comme instrument pour gérer les contradictions évoquées ci-dessus, vient au secours des

puissances dominantes. Les méthodes employées sont d'évidentes manipulations du concept

d'ethnicité (ou du fondamentalisme religieux) et de la démocratie, au moyen d' interventions

sélectives, en fonction des circonstances”.60

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La transformation qu' a subie le territoire en lien avec les processus que l'on vient de décrire,

surtout en lien avec la gestion militaire des conflits, tient à deux ordres de considérations par

lesquelles une telle gestion est interpellée: d'un côté, la virtualisation de l'espace qui dépasse

l'ancien agencement spatio-temporel du passé et, de l'autre, la bombe démographique, les

nouvelles et anciennes pauvretés avec la suite de mouvements migratoires qui en dérivent, y

compris les problèmes d'équilibre des différents écosystèmes.

Or ces deux questions indiquent comme plan principal de la réflexion l'horizon de la guerre,

sa logique en tant que réalité constitutive de la société mais qui parvient à une profonde

transformation dans la modernité: “On peut dire que, en général, après la militarisation de la

science, l'ère qui a vu naître l'arme nucléaire et se préparer la 'guerre des étoiles' correspond à une

militarisation de la science. La science elle-même désormais est impliquée dans le phénomène de

la guerre. Avec le complexe industrio-scientifico-militaire , la logistique devient hégémonique

par rapport à la stratégie et ceci comporte l'hégémonie d'une économie de guerre en mesure de

conditionner l'économie générale de la société”.61

Si nous lisons l'ordre de ces problèmes en termes de menace, nous pourrons noter comme le

désir a la mission de fonctionner comme dispositif mythique; c'est-à-dire que celui qui sent sa

propre existence menacée, ainsi que l'ensemble des conditions dans lesquelles il s'était habitué à

vivre, désire se défendre, sauvegarder identités, appartenances et territoire sujets à des processus

de transformation radicale.

La question démographique ne peut en aucune façon être sous-estimée puisque l'actuel

accroissement de la population à l'échelle mondiale fonctionne comme une véritable machine de

guerre qui met en question non seulement le rapport ressources et population, la distribution de

celles-là, le recours à des technologies de plus en plus raffinées pour acquérir des aires encore

non exploitées ou bien mal utilisées mais encore les systèmes de contrôle et de planification des

naissances. Ce dernier thème qui a déclenché tant de polémiques au cours de la récente

Conférence du Caire est extrêmement délicat et il semble déconcertant qu'en de nombreux pays,

l'on ait préféré déléguer la discussion d'un tel argument aux seules composantes confessionnelles;

le problème démographique en lien avec la répartition des ressources est la véritable mine

flottante des agencements territoriaux et sociaux actuels ainsi que de ceux du proche avenir.

Sauvegarder la possibilité de l'existence humaine signifie savoir regarder les carnages que la

faim, les famines et les épidémies entraînent chez les faibles, chez les déshérités, chez ceux qui

n'ont pas de lieu pour vivre. C'est la Piétas qui doit s'affirmer à la place de tous les dogmes pour

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rendre la dignité à une existence qu'il s'avère impossible de pouvoir définir comme telle dans la

plus grande partie du monde. Il s'en suit que toute la question de la croissance démographique

cache en réalité un tout autre type de préoccupations dont le propre centre est l'exercice du

pouvoir, à travers ce que Foucault, encore une fois, indiquait comme l'affirmation du bio-pouvoir:

“Donc, après une première prise de pouvoir sur le corps qui s’est fait sur le mode de

l’individualisation, on a une seconde prise de pouvoir qui, elle, n’est pas individualisant mais qui

est massifiant, si vous voulez, qui se fait en direction non pas de l’homme-corps, mais de

l’homme-espèce. Après l’anatomo-politique du corps humain, mise en place au cours du XVIII

siècle, on voit apparaître, à la fin de ce même siècle, quelque chose qui n’est plus une anatomo-

politique du corps humain, mai que j’appellerai une ‘biopolitique’ de l’espèce humaine”.62

Les exclus, les menacés désirent accéder à la terre promise de la consommation permanente

et d'autant plus amère est leur colère que la promesse de conditions de vie meilleure semble être

proche et répandue pour être ensuite obstinément niée.

L'enjeu de cette nouvelle dimension des conflits est, comme nous avons déjà eu l'occasion de

l'indiquer, le modèle, les modèles occidentaux, leur envahissement ainsi que leur effectivité en

tant que simulacres.

La dynamique des conflits se pose donc comme endémie, modalité de l'être au monde dans

un horizon déchiré entre le désir et la guerre permanente.

Les mécanismes de surgissement des conflits apparaissent de cette façon remarquablement

articulés, expressions d'un excès qui tend de plus en plus à caractériser l'horizon contemporain.

Horizons géopolitiques

La diffusion en temps réel des images qui parviennent des zones endeuillées par la guerre ne

sont plus en mesure de produire ce lien de sympathie que seules les “belles âmes” évoquent en

prononçant les habituels lieux communs de leur piétisme auto-consolateur

Si le lien de sympathie ne se produit pas, on le doit au fait que chacun est enfoncé dans un

état de narcose semblable à celui de ceux qui survivent dans les camps de concentration ou dans

les villes durant les bombardements. Cette froide distance qui pousse à détourner le regard n'est

pas aujourd'hui le fruit d'une catastrophe toujours aux aguets mais plutôt un sentiment diffus et

permanent qui contemple les incessantes catastrophes qui constellent le quotidien.

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Le vide, le désir affecté et homologué, le no future constituent le plan de l'“être ici et

maintenant”, sans autre échappatoire que celui du conflit permanent et souvent occasionnel.

La portée de cette transformation est telle qu'elle empêche le déploiement de toute Piétas,

favorisant au contraire le surgissement des fondamentalismes appelés à se mesurer avec la

modernité harcelante et capables de s'y installer en raison de la tenue de sa propre dogmatique qui

évite le moindre doute, la moindre incertitude.

La revue Limes qui a fait de l'observation et de la mise à jour géopolitique l'axe de son projet

éditorial, dans le numéro 4 de 1997, intitulé “La guerre des mondes. Média globaux ou média

américains?” fait référence aux processus de mutation des horizons géopolitiques en lien avec

l'affirmation de la communication en réseau. En effet, A. Desiderio écrit, à propos du lien entre

géopolitique et Internet: “À première vue, le développement d'Internet semble amoindrir

l'importance de la réflexion géopolitique. En effet, le réseau de communication mondial réduit de

fait les distances. Il permet une communication plus rapide et plus économique que par le passé et

annule complètement la variable géographique […] Une réflexion plus approfondie révèle au

contraire que perdure l'actualité de la géopolitique. D'un côté il n'est en effet pas possible de la

réduire à la seule influence des aspects géographiques, de l'autre Internet crée un nouveau type

d'espace dans lequel l'approche géopolitique maintient sa valeur intacte”. 63

À présent, le sens de ces affirmations doit donc être mis en lien non seulement avec la nature

des conflits en cours mais encore avec les nouvelles modalités à travers lesquelles ceux-ci

s'expriment et sont représentés dans le cyberspace. Si nous partons de la considération que l'idée

même d'Internet a vu le jour aux Etats Unis en 1957, voulue par le département de la Défense,

voilà que nous pouvons suivre le développement que le réseau a subi pour et par des groupes, des

organisations et même des individus qui ont su en tirer profit. Le conflit se dessine en premier

lieu comme une carte dont la limite principale consiste dans le fait qu'elle est reniée, dans ses

différents nœuds et connexions, par la réalité. Les conflits de la réalisation de carte virtuelle qui

entendent écrire le territoire sont des conflits en puissance qui cherchent à gouverner la

dimension matérielle du tissu territorial. L'activation de l'horizon virtuel est souvent mise en état

de crise par des émergences particulières qui s'expriment à travers des modalités qui sortent

continuellement des codes parmi lesquels on voudrait les cataloguer. Cette crise de représentation

est en même temps une crise de souveraineté. Une crise qui expose l'Occident aux limites de sa

propre entreprise de description du monde, une description comprenant tout.

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En effet, la crise du modèle occidental reflète la diffusion des fondamentalismes de toute

sorte puisque ces derniers paraissent plus en mesure d'actualiser leur propre credo rassurant que

ne l'est le savoir laïque.

Cynisme et intégrisme expriment, chacun à travers sa propre spécificité, la réponse à

l'égarement, à la nostalgie et à la pauvreté du moderne ainsi qu'à sa tentative titanesque

d'autopromotion par les media. L'angoisse n'est plus assumée en qualité de parcours qu'il faut

traverser, elle est repoussée et avec elle, le projet, de cette façon le cynisme l'emporte sur la

créativité et sur la pensée puisqu'il se met de côté, qu'il devient marginal tandis que les

mécanismes de subsomption affirment leur propre visage totalitaire.

Mais si le conflit est la réalité endémique de la modernité, il faudra à présent se demander de

quelle façon il est régulé. Le contrôle militaire du territoire comme exercice de police apparaît de

plus en plus insuffisant, les mouvements convulsifs qui se déchaînent à l'échelle locale ne

peuvent être calmés par les armes meurtrières dont on dispose, c'est pourquoi on a recours à des

stratégies différentes comme dans le cas dramatique du théâtre de Moscou. En outre, l'“art de la

guerre” est corrélé à l'innovation scientifique, ce n'est pas par hasard que P. Virilio déclare, à

propos des risques du “progrès”, qu'il faut “Faire des tests. Pour chaque invention. Pour en

comprendre les dangers et pas seulement les avantages. Je donne un exemple. Aujourd'hui, on

fait des crash-tests pour les voitures. Cela ne suffit pas, il faut faire une série de crash-tests pour

la science sur une large échelle. Il y a quelques années, Air France me demanda une expertise. Ils

m'annonçaient l'arrivée d'un Airbus de mille places. Je leur dis: 'Alors, vous devez calculer mille

morts' ”.64

La dissémination des conflits sur une échelle différente enclenche donc des procédures

diverses que l'on cherche en même temps à circonscrire en mettant en œuvre des stratégies

diversifiées mais qui ne sont pas pour autant moins meurtrières et qui concernent strictement

l'innovation scientifique. Contenir, circonscrire, diffuser des images, on tente de cette façon

d'exercer une sorte de contrôle à distance des conflits et des catastrophes, en définitive, il s'agit

d'affaiblir la puissance de leur portée à travers la spectacularisation.

Au point où nous en sommes, il est nécessaire de chercher à identifier quels sont les facteurs

déclenchants les plus récurrents des conflits en cours.

Les crises d'identité, d'appartenance, les conditions de vie dans la ségrégation ou la

marginalisation s'accompagnent d'une funeste incapacité/impossibilité de faire des projets et donc

d'être libres, c'est-à-dire capables de voir et de repérer des espaces non homologués . Il s'agit de

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comprendre ce que signifie le dépérissement de la puissance des corps ; là on peut entendre le

terme de projet non pas comme une modification radicale de l'état des choses, plutôt comme

l’ensemble d'expression de besoins, d'aspirations visant à s'exprimer dans le monde avec

créativité. C’est une crise de modèle de vie et selon M. Castells : “les transformations

organisationnelles, technologiques et culturelles qui définissent la société en train de naître

bouleversent de façon décisive ce cycle de vie sans engendrer de modèle de substitution. Et je

pose comme hypothèse que la société en réseaux est caractérisée par la rupture de toute

rythmicité, qu’elle soit biologique ou sociale, associé à l’idée de cycle d’existence”. 65

L'annihilation de la tension créative est donnée par la réduction totale de l'homme à une

marchandise, à un dispositif d'échange, à une machine à consommer, à un automate doué de sens.

À cette tendance à l'assujettissement sans espérance s'oppose celle de la recherche, du savoir, de

la capacité erratique ou de “transit” selon la formulation de M. Perniola: “Le transit n'est pas un

mouvement vertical dans le temps qui transcende le présent vers le passé, dans le souvenir ou

vers le futur, dans la prévision: nous n'avons plus de mémoire, ni d'attente. (…) Le transit est un

mouvement horizontal qui va du présent au présent”.66 S'il est donc vrai que le monde n'a plus ni

centre ni périphérie, cette horreur que je ne vois pas mais qui défile devant moi, que je ne

comprends pas mais que je subis, en réalité m'appartient parce qu'elle est de ma chair, parce

qu'elle met en question les barrières et les sauvegardes que l'on est amené à édifier en vue d'une

impossible défense. Nous sommes tous des fugitifs et je ne peux plus observer le naufrage depuis

une position plus ou moins sûre, comme l'observe bien H. Blumenberg, puisque nous sommes

tous dans la même barque ou peut-être sommes-nous la barque elle-même.67

La diffusion médiatique des horreurs et des tragédies causée par le mouvement sans trêve

des fugitifs, des exilés, des marginalisés n'est plus en mesure de produire la moindre

compréhension et ne le veut même pas. Jamais comme aujourd'hui le monde n'est apparu travaillé

par l'horreur consommée n'importe où, dans les formes les plus disparates, entre les murs

domestiques, sur les passerelles routières, dans la déportation d'enfants dont on prélève les

organes, dans les tortures, dans la barbarie qui annule toute possibilité de stupeur.

Si les écartements dualistes ne servent donc plus à comprendre les logiques transversales de

la guerre, du contrôle et de l'assujettissement, nous devons alors réfléchir sur la condition

amenant à l'implosion que déterminent les technologies actuelles de gouvernement.

Sommes-nous tous des Musulmans? À cette question qui s'impose si nous adoptons le

terrible enseignement de Primo Levi, il est nécessaire de répondre. Ce n'est certes pas une

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compréhension artificielle des choses qui peut nous venir en aide dans ce moment, il faut se

pousser jusqu'à l'extrême dans la modernité, en interroger les plis en surmontant le vertige de la

perte totale de sens de toute chose.

La crise des valeurs d'auto-reconnaissance et d'appartenance rompt le pacte social, non plus

hommes libres mais automates en quête désespérée d'un lieu de débarquement.

Et voilà que le territoire, un territoire mythique que l'on vend et dont on fait la promotion à

l'instar de tout autre produit, devient le motif de la dispute. Il en est ainsi dans la révolte de Los

Angeles, comme dans l'ex-Yougoslavie, comme dans le déploiement du terrorisme dans la

tentative désespérée et délirante d'écrire et de réécrire des lignes de démarcation, les frontières,

c'est là que les subjectivités niées s'auto affirment. Processus de subjectivation souvent

désespérés et le plus souvent mortifères.

La logique des camps prend en ce sens la signification d'une répétition générale que sous-

entendait le modèle d'homologation fordiste. À cette technique totalitaire, Adorno avait consacré

quelques réflexions qui peuvent nous permettre de cerner plus précisément le problème: “La

technique des camps de concentration tend à assimiler les prisonniers à leurs gardiens, à

transformer les assassinés en assassins. […] Du reste, les acteurs de la tolérance unitaire sont

toujours enclins à l'intolérance envers tout groupe qui ne s'adapte pas: on concilie l'enthousiasme

obtus pour les nègres avec l'indignation de l'incivilité juive. Le melting pot était une institution du

capitalisme industriel déchaîné. L'idée d'y finir dedans évoque le martyre et non la démocratie”.68

Si le camp constituait une sorte de territoire autre, parfaitement compartimenté, gouverné par

un réseau de rapports hiérarchiques officiels et par un autre réseau de rapports officieux, nous

pouvons distinguer en lui une première tentative de réduire l'homme à une chose, à une

marchandise résiduelle. Aujourd'hui, la logique qui sous-entendait l'édification des camps, outre

qu'elle s'est répandue dans tous les coins du monde, reproduisant les mêmes atrocités auxquelles

nous assistons paisiblement à l'heure du dîner quand sont diffusés les journaux télévisés, se

transforme en une tentative plus subtile d'étendre cette pratique à toute la réalité mondiale grâce à

la mise en œuvre de différentes stratégies d'assujettissement fondées le plus souvent sur la

diffusion et sur la communication médiatiques.

Les pratiques discursives, confessionnelles, médiatiques ne se limitent plus à définir et à

structurer les comportements sociaux, elles vont bien au-delà, attentant à la sphère des désirs, des

émotions, des affects, des inclinations. Tout est montré, mis à la surface, rendu objet d'échange et

donc réduit en puissance. Nous revenons ainsi à cette sphère du désir contrefait qui avait été posé

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comme artisan du conflit. Rien n'est laissé au hasard, une visibilité terrible expose même les

coins les plus reculés des pensées sur la scène du spectacle mondial permanent dont nous

sommes tous en même temps acteurs et spectateurs, cobayes et bourreaux.

L'exigence de tout exposer et de tout commercialiser, de “chosifier” le monde n'est autre que

la version actuelle du contrôle diffus; pour cette raison, on ne peut plus comparer la nature même

des conflits, aux guerres et aux conflits du passé. Pour autant, la connotation même des camps

qui avait caractérisé l'âge fordiste ne se révèle pas aujourd'hui capable de représenter la nouvelle

configuration sociale, économique et politique de notre époque.

Les conflits actuels se situent dans ce tissu spécifique de rapports de pouvoir. À un pouvoir

capillaire et disséminé s'associent des conflits et des soulèvements locaux mais on ne peut

arracher ni les uns ni les autres à l'horizon auquel ils se rapportent.

Mises à sac, viols ethniques, massacres d'enfants, déplacements de populations, faim, aides

insuffisantes, observatoires inertes, répartition des rôles rutilante qui empêche de comprendre qui

est ami et qui est ennemi, étant donné la transformation rapide des positions: c'est ça le

mouvement de gestation que tend à gouverner en termes de police le nouvel agencement mondial.

Traverser tout cela signifie vivre dans la catastrophe et c'est un véritable deuil que l'être est

appelé à affronter, un deuil dont on n'est pas souvent conscient mais qui n'épargne personne.

Au-delà de toute fausse pleurnicherie de circonstance, il faut aller encore plus à fond; la

nécessité de réguler “le système monde” comme un espace homologué aux ordonnancements

imperceptibles est à rechercher dans le collapsus des pouvoirs traditionnels, des états nation

désormais incapables d'interagir avec une articulation sociale de plus en plus complexe, en outre

les modifications en cours adviennent avec une rapidité inconcevable dans le passé.

Ni patrie, ni famille, ni maison: tout cela apparaît fracassé par les récentes évolutions. Sans

passé, l'humanité parait incapable de trouver son but et pour cela refonde d’une façon

mythologique les mythes de l'origine et d'un retour à des vérités dogmatiques et impossibles. La

redéfinition des identités passe par un processus qui conjugue les réminiscences d'un passé le plus

souvent contemplé en rêve avec un présent qui demande une adaptation différente. Le besoin de

rétablir des lieux et des modalités de reconnaissance finit par recréer des liens identitaires qui ont

la capacité de remodeler les nouvelles terres du débarquement, fussent-elles les plus rejetées, par

la création de codes et de véritables affects qui réorganisent et redéfinissent les besoins actuels

d'appartenance. Souvent, le ciment de ce néo-communautarisme n'est autre que la rue qui, de lieu

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anonyme de passage, redevient espace de rencontre, de parole, de musique, espace où l'on passe

le temps.

Ainsi, si le déracinement constitue une menace, il est en même temps un excès:

l'extrémisation de l'état des choses qui peut se libérer du mythe de la terre promise et saisir la

liberté, l'exercice de la vérité comme fondateur de l'être au présent. En effet, si le devenir des

conflits se configure comme réticulaire, les visées hégémoniques du pouvoir elles aussi sont

appelées à relever ce défi dont les enjeux sont les espaces qui constituent aujourd'hui des réalités

fluides, rapides, toujours disloquées et jamais des réalités données une fois pour toutes. Une telle

condition a été bien exprimée, par exemple, par certains écrivains cyberpunks, dans un beau récit

de Tom Maddox, surtout, Snakes’s eyes. Le serpent est en même temps cet automatisme dont

nous nous sommes occupés, c'est l'excès, l'incompatible, non plus dans un lieu distant, mais tissé

dans la chair, organe, coprésence: “Charles Hugues intervint – Même si le serpent ne peut être

refoulé, nous pouvons tenter de le subjuguer. Tes difficultés proviennent de sa nature non

civilisée. Ses appétits sont primordiaux”. 69 Des appétits primordiaux, des automatismes, des

conflits disséminés semblent tracer les contours d'un sombre présent dans lequel, pourtant, les

logiques de la transformation ne sont pas bloquées; reconnaître ces mécanismes est le premier pas

qui permet de se confronter à eux et éventuellement de les surmonter.

Géophilosophie : devenir libres, devenir mineurs

Si l’horizon géopolitique se révèle insuffisant à tisser ce réseau de relations capables de nous

assurer un meilleur devenir, à libérer et à rendre les corps puissants, il faut peut-être alors adopter

un autre point de vue, celui qui entrecroise le plan du philosophe et la vie en train de se faire : la

géophilosophie. Dans la réflexion de Deleuze et Guattari, ce plan est décliné de la façon

suivante : “L’art et la philosophie se rejoignent sur ce point : la constitution d’une terre et d’un

peuple qui manquent, comme corrélat à la création . […] Diagnostiquer les devenirs dans chaque

présent qui passe, c’est ce que Nietzsche assignait au philosophe comme médecin, ‘médecin de la

civilisation’ ou inventeur de nouveaux modes d’existence immanentes […] Quels devenirs nous

traversent aujourd’hui, qui retombent dans l’histoire, mais qui n’en viennent pas, ou plutôt qui

n’en viennent que pour en sortir ? L’Internel, l’Intempestif, l’Actuel, voilà des exemples de

concepts en philosophie ; des concepts exemplaires…”.70 Dans ce type de conception, l’intention

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révolutionnaire de la géophilosophie est claire et, donc, sa façon de se poser comme antinomique

par rapport au plan géopolitique. Là où la géopolitique cristallise le présent, la géophilosophie

annonce le désir de la transformation, de la modification du statu quo, non pas tant parce que

celui-ci représente une condition détériorée mais parce que son empire empêche que la vie puisse

se faire, la puissance” de ces forces qui poussent à trouver des conditions meilleures permettant

de ne pas rester subjugué par la logique de la domination du plus fort. Cette condition qui naît

d’un “ peuple mineur “ est pourtant capable d’affecter les institutions et de les modifier dans leur

nature même puisque celles-ci, à la différence de la Loi, sont celles qui conviennent au pacte

social considéré dans son mouvement de modification et non comme un pacte donné une fois

pour toutes.

Par contre, dans l’interprétation de S. Cordellier, “le terme ‘géopolitique’ évoque depuis

longtemps en Europe une discipline qui, en vertu de son nom grandiloquent, pose trois questions

problématiques : la fréquence de son utilisation publique est souvent proportionnelle au manque

de précision de sa définition. La façon dont se reproposent, tout au long du siècle, des cartes

mentales implicites véhiculées par ce terme, jusque dans les espaces les plus cachés des choix

résolutifs, ne cesse de surprendre. Enfin, la tension entre une fonction d’analyse objective et

méthodique de la situation mondiale et l’autre, qui produit ou recueille des arguments auxquels se

référer pour prendre des décisions sur des questions de portée internationale, devrait amener les

lecteurs et les auteurs à une attitude plus critique. […] La pratique géopolitique vise

essentiellement à éclaircir les interactions entre les configurations spatiales et ce qui concerne la

politique”.71

Mais que sont les cartes mentales implicites ? Il s’agit de l’acquisition de configurations

culturelles, politiques et sociales qui préconstituent le territoire dans ses grandes lignes. Il s’agit

donc d’affronter un préjugé, une construction de lieux communs rigides qui ne permettent le plus

souvent aucune exploration ou regard critique sur la réalité des processus matériels en cours.

Ces cartes mentales doivent être considérées à l’instar d’une dogmatique qui indique les

appartenances, les inclinations sociales, les environnements comme des figures vitrifiées de l’être

au monde. La nécessité de dresser une carte se comprend à la lumière de la répartition des intérêts

économiques et des périmétrations militaires qui sont l’âme même de la géopolitique.

Nous entendons par géopolitique l’imposition violente d’un schéma représentatif et

interprétatif du réel à des fins de strict utilitarisme militaire et néo-libéral. À la représentation du

territoire de l’époque fordiste où les agencements productifs traçaient les contours des

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souverainetés coloniales et post-coloniales, se substitue aujourd’hui une représentation néo-

impériale qui, précisément par sa vocation totalitaire à l’échelle mondiale, révèle les fragilités

disséminées non seulement dans son agencement périphérique mais également transversales à son

agencement territorial central.

Là où la géopolitique se révèle être un instrument de la cartographie d’un présent qui ne

s’interroge pas sur les expressions et les désirs de transformation, la géophilosophie se pose au

contraire comme plan de libération de ces processus qui ne se laissent pas immédiatement

codifier. La complexité et la diversité de ces processus tendent continuellement à défaire la carte

militaire et à priver de tout fondement le lieu commun des cartes implicites qui nous sont

proposées comme icônes tautologiques.

Les métaphores mêmes qui ont été forgées pour raconter le territoire devraient être

interrogées à la lumière de cette contradiction. Le “moléculaire” dont parlait F. Guattari échappe

à cette action de cartographier. En lien avec les processus de transformation à l’échelle globale ,

il affirmait en effet : “Les agencements collectifs sont dans une relation de symétrie d’échelle

entre un niveau moléculaire et un niveau fractal mais tout à fait global. Un changement de

technologie moléculaire peut se récupérer sur l’ensemble des médias, la moindre découverte

scientifique locale peut avoir un effet sur l’ensemble des phylums machiniques, qu’est-ce qu’il y

a d’extraordinaire à cela? Il y a symétrie d’échelle, aussi bien dans la subjectivité que dans la

technologie.”72

Le niveau de transformation moléculaire qui traverse les corps et le territoire nous permet de

considérer encore une fois comme prééminent ce concept d’environnement qui accueille la vaste

articulation des transformations des sujets, des rapports sociaux, économiques, d’insertion etc..

En partant d’une approche de ce type, il est possible d’enquêter sur les différentes technologies

qui président à ces transformations et qui, à l’époque actuelle, sont sollicitées à accomplir un

écart remarquable en raison du développement techno-scientifique. Non seulement l’accélération

modifie la dimension temporelle des processus considérés, mais les configurations spatiales, plus

ou moins virtualisées, présentent également deux phénomènes, reliés entre eux, qui les modifient

profondément : la dématérialisation et l’intensification qui écrivent et réécrivent inexorablement

le territoire, un territoire qui est aussi continuellement traversé dans sa condition matérielle par

d’autres temporalités et par d’infinies lenteurs.

La conception même du monde entendu traditionnellement comme champ traversé aussi par

une unité “spirituelle” qui lui est propre est radicalement ébranlée. L’image monde, l’ange de la

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terre sont des expressions métaphysiques incapables de rendre compte de cette rencontre entre

des processus de subjectivation, des rapports matériels, des tensions de désir qui constituent

depuis toujours le défi des existences, des puissances et du devenir.

Le “devenir mineur” se soustrait à la prétention de l’ “ange” puisqu’il traîne l’élan poétique

dans l’horizon d’ici-bas, où les choses, les corps, les affects et les institutions adviennent et

doivent se confronter sur un plan souvent conflictuel. D’une façon ou d’une autre, l’ange de la

terre sauvegarde l’identité d’un monde perdu, d’un âge d’or qui évoque une nostalgie sans rachat.

Le plan géophilosophique tourne le dos à cette nostalgie : en lui, les passions, les affects, les vies,

les environnements, plus qu’à une intentionnalité hétérodirigée, semblent soumis à ce “lancement

de dés” dont parlait Nietzsche qui décline les processus qui nous traversent et qui nous

constituent. La “lutte contre les opinions” soutenue par Deleuze et Guattari est une lutte contre

une poétisation menteuse du monde qui ignore volontairement le plan de la dispute, celui qui

oppose le dispositif géopolitique au plan géophilosophique.

Dans Instincts et institutions, la sollicitation philosophique opère dans le sens de la création

de “zones en devenir”, “plans d’indiscernabilité” se rapportant surtout à la liquidation de tout

humanisme qui s’obstine pourtant à être le nain occulte des techniques géopolitiques . Si

“l’homme est un animal en train de dépouiller l’espèce”73, dans la disposition non spécialisée qui

est la sienne, et capable justement pour cela de créer dans de multiples directions, il doit poser les

motifs du devenir comme question centrale de libération et non de l’assujettissement et de l'abus

de pouvoir.

À la périmétration des espaces, aux logiques d’appartenance identitaire, à l’activation de la

guerre permanente et du terrorisme, il faut se soustraire par des mouvements de

déterritorialisation et reterritorialisation : “Telles sont les révolutions et les sociétés d’amis,

sociétés de résistance, car créer, c’est résister : de purs devenirs, de purs évènements sur un plan

d’immanence”.74 Là où la géopolitique continue à présumer le primat de l’historicité et du

catalogage, la géophilosophie invoque le devenir dans sa progression où se croisent

continuellement et s’échangent les relations qui constituent l’environnement. Ces relations sont

des puissances de communication qui marquent les corps et écrivent le territoire, tout cela est

particulièrement observable dans le visage de l’urbain actuel où la persistance d’anciens tracés ne

cesse de se reverser dans les créations actuelles au sein desquelles des techniques et des besoins

archaïques coexistent avec des technologies futuristes et des horizons virtuels, plans dans

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lesquels les corps activent le bonheur de leur puissance propre qui ne cesse de se soustraire et

d’être créative.

Note

1. Morin E., Terre-Patrie, Paris, Ed. du Seuil, 1993, p. 107 (tr.it., Milano, Cortina, 1994, p. 57) 2. Catucci S., Teorie dell’architettura, in Dizionario di estetica (sous la direction de G.

Carchia et P. D’Angelo), Bari, Laterza, 1999, p. 15. 3. Virilio P., Ce qui arrive, Paris, Galilée, 2002, p. 28 (tr. it. R. Prezzo, Milano, Cortina, 2002). 4. Dictionnaire de la Mondialisation, (sous la direction de Pascal Lorot), Paris, Ellipses, 2001,

pp. 211-212. 5. Paquot Th., “Nomade, vous avez dit nomade”, Paris, 2004. 6. Bauman Z., Conversations with Zygmunt Bauman, Blackwell, 2001, (tr. it. Milano, Cortina,

2002, p.97) 7. Cf., Foucault M, “Des espaces autres”, Architecture, Mouvement, Continuité, n. 5, octobre,

1984, (conférence au Cercle d’études architecturales, Tunis, 14-3-1967), pp. 46-49, maintenant in Dits et écrits, sous la direction de D. Defert et F. Ewald, Paris Gallimard, 1994, vol. IV, pp. 752-762 (tr.it. di S. Vaccaro e T. Villani, Milano, Mimesis, 2001).

8. Lévy P., L’Intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberspace, Paris, La Découverte, 1997, p. 5 (tr .it., Milano, Feltrinelli, 1996)

9. Choay F., L’urbanisme. Utopie et réalités, Paris, Ed. du Seuil, 1965, (tr.it., di P. Ponis, Torino, Einaudi, 361-2).

10. Fadini U., “La libertà come apertura al futuro”, in Millepiani n. 22/23, 2002, p. 45 11. Cités, n. 11, Paris, PUF, 2002, pp. 94-95 12. Aa.Vv., Attraversamenti. I nuovi territori dello spazio pubblico, Milano, Costa&

Nolan,1997, pp. 255-256 13. Ponzio A., “Libertà, corpo, alterità”, in Millepiani n. 22/23, Milano, 2002, p. 95 14. Benjamin W., Das passagen-Werk, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1982, (tr. it.

Torino, Einaudi, 1986, p. 87) 15. Aukstakalnis S., Blatner D., Mirrorshadows, 1992, (tr.it., Milano, Feltrinelli, 1995, p. 93). 16. http://www. ecn. org., isole nella rete. 17. Baudrillard J., “Crash”, Traverses, n.4, 1976, pp. 23-29 in Millepiani n. 14, 1999, p. 20 18. Godeluck S., La géopolitique d’Internet, Paris, La Découverte, 2002, p. 8. 19. Merleau-Ponty M., Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, pp. 190-191 (a cura di

M. Carbone, tr.it. di A. Bonomi, Milano, Bompiani, 1969-1993, Milano, Bompiani, 1969, pp. 162-163).

20. Cf. Dematteis G., “Un modem per Estia. Riflessioni sulla geografia dell’espressione Millepiani, n. 10, 1997, pp.25-36.

21. Dictionnaire de la Mondialisation, cit. p. 218. 22. Deleuze G., Guattari F., Qu’est-ce que la philosophie?, Paris, Éd de Minuit, 1991, pp. 185-

186, (tr. it. di A. de Lorenzis, Torino, Einaudi, 1996, pp. 203-204). 23. Paquot Th., “L’homo urbanus, version 2030” in Urbanisme, n. 334, janv.-fév., 2004, p. 69.

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24. Fadini U., “Trascorsi affettivi”, in Millepiani, n. 6, Milano, Mimesis, 1995 p. 45. 25. Cf. Virilio P., Vitesse et politique, Paris, Galilée, 1977 (tr. it., Milano, Multhipla, 1981). 26. Deleuze G., Guattari F., Qu’est-ce que la philosophie?, cit. p. 101. 27. Ibidem, p. 103. 28. Deleuze G., Guattari F., Mille plateaux, Paris, Éd de Minuit, 1980, p. 473. 29. Merleau-Ponty M., Le visible et l’invisible, cit., p. 188. 30. Schelling F.W.J., Filosofia della mitologia, Milano, Mursia, 1990, p. 371. 31. Chatwin B., Anatomia dell’irrequietezza, Milano, Adelphi, 1996, p. 124. 32. Merleau-Ponty M., cit. p. 201. 33. Arendt H.,The Human Condition, The University of Chicago, 1958, (tr. it. S. Finzi, Milano,

Bompiani, 1989, p. 190). 34. Perniola M., Il sex appeal dell’inorganico, Torino, Einaudi, 1994, p.105 35. Aa. Vv., Cyberspace. First Steps... (sous la direction de M. Benedikt), M.I.T., 1991 (tr .it. C.

Lunardi, Padova, Muzzio, 1993, p. 178). 36. Cf. L’Espresso, n. 46, 14 novembre 2002, p. 120. 37. Virilio P., La machine de vision, Paris, Galilée, 1986, p. 129 (tr. it. Milano, SugarCo, 1989,

p. 127). 38. Agamben G., Homo sacer. Il potere sovrano e la nuda vita, Torino, Einaudi, 1995, p.121. 39. Daghini G., “Périphérie, périphérie”, in Faces, n. 14, hiver 1989-90, p. 7. 40. Marazzi C., Il posto dei calzini, Bellinzona, Casagrande, 1994, pp. 65-66. 41. Lyotard J.-F., “Zone” in Les cahiers de philosophie, hiver 1993/1994, Paris, p. 19 (tr.it., in

Millepiani n. 2, 1994, p. 67). 42. Foucault M., Des espaces autres, cit. pp. 9-20. 43. D’Orsogna L., Il Bronx. Storia di un quartiere “malfamato”, Milano, Bruno Mondadori, 2002, p. 37. 44. Cf. Pasolini P-P., Petrolio, Torino, Einaudi, 1992. 45. Cf. Christaller, W., Die zentralen Orte in Suddeutschland, (tr. it. Elisa Malutta e Paola

Pagnini, Le località centrali della Germania meridional: un'indagine economico-geografica sulla regolarita della distribuzione e dello sviluppo degli insediamenti con funzioni urbane, Milano, F. Angeli, 1980).

46. Dictionnaire de la Mondialisation, cit. p. 112. 47. Merleau-Ponty M., cit., p. 200. 48. Marcellini A., “Réparation des corps ‘anormaux’ et des handicaps”, in Quasimodo, n.7,

printemps, 2003, p. 286. 49. Beck U., Was ist Globalisierung?, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1997, (tr. it. E.

Cafagna e C. Sandrelli, Roma, Carocci, 1999 p. 128-9). 50. Marchesini R., Post-human. Verso nuovi modelli di esistenza, Torino, Bollati Boringhieri,

2002, p. 527-9. 51. Minca C., Il paesaggio come teatro, ovvero riflessioni sul paradosso moderno, in Paesaggi

virtuali, vol. II, Palermo, Laboratorio geografico, 2002, p. 72. 52. Spinoza B., Epistolario, p. 247 e sg 53. Le Breton D., “Les chemins des sens”, in Urbanisme, n. 325, Paris, 2002, p. 37. 54. Guarrasi V., Eterotopia del paesaggio e retorica cartografica, in Paesaggi virtuali, II, cit.

p. 18. 55. Chauprade A., Géopolitique. Constantes et changements dans l’histoire, Paris, Ellipses,

2001, p. 98. 56. Godeluck S., La géopolitique d’Internet, cit. p. 86.

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57. Gehlen A., L’uomo. La sua natura e il suo posto nel mondo, (tr. it C. Mainoldi, Milano, Feltrinelli, 1983, p. 200).

58. Sloterdijk P., Kritik der Zynischen Venunft, Frankfurt am-Main, Suhrkamp Verlag, 1983 (tr. it., A. Ermano, Milano, Garzanti, 1992, p.83).

59. Cf. Debord G., La Société du spectacle, Paris, éd Lebovici, 1971, p. 48 (tr. it. F. Vasarri, Milano, SugarCo, 1990).

60. Amin S., Capitalism in the Age of Globalization 1997, (tr.it. E. Corsino, Trieste, Asterios, p. 95).

61. Virilio P., La machine de vision, p.174. 62. Foucault M.., Il faut défendre la société, séminaire au Collège de France, 1975-76, p. 216

(tr.it. Firenze, Ponte alle Grazie, 1990). 63. Desiderio A., “ Un cavallo di Troia americano “, in Limes, n. 4 1997, p. 17. Interview par P. Genone avec P. Virilio, “La storia? Un incidente”, in L’Espresso, n. 46, 64. XLVIII, 14 Novembre 2002, p. 119. 65. Castells M., La société en réseaux, Paris, Fayard, 1998, p.499. 66. Perniola M., Transiti, Bologna, Cappelli, 1985, pp. 8-9. 67. Blumenberg H., Schiffbruch mit Zuschauer, Frankfurt a. M., Surkamp V., 1979 (tr. it. F.

Rigotti, Bologna, Il Mulino, 1985). 68. Adorno T.W., Minima moralia, Torino, Einaudi, 1954, p.98. 69. T. Maddox., Occhi di serpente, in Mirrorshades. L’antologia della fantascienza Cyberpunk,

Milano, Bompiani, 1994, p.51. 70. G. Deleuze - F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, cit. p. 104 et p. 108. 71. Dictionnaire de la Mondialisation, cit. pp. 298-9. 72. F. Guattari, La philosophie est essentielle à l’existence humaine, Paris, Éd de l’Aube, 2002,

p. 46. 73 . G. Deleuze, Istincts et istitutions, in L’île déserte et autres textes, Paris, les Éd. de Minuit,

2002, p.27.. 74. G. Deleuze - F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, cit. p. 106.

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224

CONCLUSIONS

L'environnement, cette “chair du monde” où s'entrecroisent le devenir des corps et celui

des territoires est, comme on l'a déjà vu, l'enjeu des récentes transformations techno-

scientifiques, économiques et linguistiques.

Le concept d'environnement assume une valeur fondamentale en lien avec les stratégies

actuelles qui tentent, de différentes façons, de gouverner les transformations en cours.

Toutefois, l'environnement configure par sa nature même un plan, une multiplicité d'horizons

de vie qui fuient tout statisme. La plasticité de l'environnement s'exprime de façon privilégiée

dans le devenir urbain du territoire.

L'urbanisation en cours, comme on l'a souligné à maintes reprises au cours de ce travail,

ne concernent pas uniquement l'édification et l'effet architectural de l'espace mais encore un

style, un mouvement existentiel qui entremêlent des langages, des communications, des

communautés et des processus de subjectivation qui transforment les identités traditionnelles.

Si l'urbain est avant tout un style, au sens que nous venons d'indiquer, celui-ci renvoie à une

nouvelle conception de l'avènement des existences dans une dimension spatiale qui préserve,

dans ses propres plis, l'ancien et le reformule relativement aux évènements innovateurs

produits par les technologies et par la révolution cybernétique dans sa globalité.

L'urbain constitue le plan mutant de notre temps; en lui, les corps, les langages et les

projets sont appelés à reformuler l'expression de la vie que se disputent une métanarration

médiatique et une matérialité bien plus articulée. Cet écartement impose une considération

différente du concept d'environnement que beaucoup interprètent essentiellement comme un

écosystème, “nature” qui néglige ou, dans le meilleur des cas, accompagne l'existence. Or,

l'environnement est précisément l'enchevêtrement des processus existentiels et des plans sur

lesquels ceux-ci se développent. Aucun mythe nostalgique d'une nature originaire, bonne tout

au plus pour des spots publicitaires, ne peut induire l'erreur de considérer le processus de

développement environnemental comme quelque chose que l'agir humain ait corrompu. Selon

G. Deleuze et F. Guattari “Il y a territoire dès qu’il y a expressivité du rythme. C’est

l’émergence de matières d’expression (qualités) qui va définir le territoire”.1

C'est la raison pour laquelle le devenir urbain du territoire s'inscrit dans ce contexte

mutant qu'est l'environnement.

Le développement techno-scientifique actuel, la digitalisation et l'informatisation du

social impliquent un passage accéléré en ce qui concerne les transformations en cours. Cette

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accélération ne peut être ramenée à une pure et simple énonciation mais doit être comprise

comme un véritable changement d'échelle par rapport à la façon même de concevoir la vie

dans toutes ses implications. Des processus tels que la dématérialisation, la parcellisation de

partout du dualisme nord-sud, la métamorphose des identités marque de façon indélébile aussi

bien les corps que le territoire.

Si nous concevons le territoire comme un tissu charnel capable d'articuler même la

dimension artificielle, voilà que nous arrivons à saisir quelques variations particulièrement

importantes.

La pauvreté, entendue dans l'acception de W. Benjamin, c'est-à-dire cette “corrosion du

caractère” qu'opère le capitalisme flexible moderne, aliène les corps en les rendant chose à

l'intérieur du mécanisme plus global de la marchandisation totale.

La pauvreté ainsi conçue affecte l'environnement. Il s'agit de comprendre l'affirmation

progressive de l'affaiblissement de la puissance d'exister qui risque de nous rendre passifs

devant les processus en cours. Ce processus exprime une dépossession d'expérience et de

liberté là où celles-ci devraient réaliser an contraire une action capable de projet. La “pauvreté

en monde” se reflète de façon traumatique dans le langage, dans le devenir langage du capital.

En effet, la façon dont s'esthétise et se vide la communication nous plonge dans une

dimension atone où toute chose comme toute expression de vie nous apparaissent pré

confectionnées et surdéterminées. En ce sens, s'achève le parcours de réification de

l'environnement. Mais la perte d'environnement ne peut que souligner la perte de liberté

authentique. L'authenticité qui se réalise dans la création d'affects, d'institutions, de langues

qui subvertissent le sens entre en conflit avec la privation de sens. Le problème de la

dégradation environnementale, selon M.-C. Smouts nous pose la question du concept de

“sécurité écologique”. “Lorsque la violence éclate, c’est au terme d’un long processus dans

lequel il est impossible d’isoler la seule dimension écologique des autres dimension –

politique, économique, sociale – ayant conduit à la crise. Et là où se pose clairement une

question d’environnement, la réponse armée suggérée par la notion de sécurité écologique

n’est pas la réponse appropriée. […] Elle conduit à une militarisation des questions

environnementales bien plus qu’à un ‘verdissement’ des stratégies nationales”.2

Au langage homologuant de la communication médiatique s'opposent les langues, les

créations musicales et expressives qui naissent dans les plis du territoire urbain de plus en

plus métissé. Ces langues possèdent une réelle puissance créative qui nous restitue dans son

immédiateté une dimension environnementale qui loin d'être cristallisée s'offre comme une

force existentielle inéliminable et radicale dans son affirmation de vie.

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Vis-à-vis d'une logique dominante qui voudrait offrir un horizon donné et inaltérable de

l'état des choses, la récupération du concept de multiplicité offre un indubitable dispositif de

libération.

Le multiple correspond à l'articulation inépuisable de l'existence. Les puissances du corps

et du territoire possèdent des langages propres et indiquent des alternatives existentielles. La

langue du corps est capable de se soustraire à l'emprise sadique et narcissique du moi

tyrannique, les langages du territoire essaiment ainsi des expressions contaminées et variées

qui désarticulent l'empire de la grammaire majeure. C’est ça la question de la pensée nomade

comme nous l’explique G. Deleuze “C’est-à-dire un discours avant tout nomade, dont les

énoncés ne seraient pas produits par une machine rationnelle administrative, les philosophes

comme bureaucrates de la raison pure, mais par une machine de guerre mobile”.3

Dans ces plis se réalise l’habiter, l'intensification des existences. Même s'il ne dessine pas

un espace complètement totalisant, le domaine des technologies du contrôle parvient à être

extrêmement envahissant. Le regard que nous portons sur les espaces que nous traversons,

utilisons et occupons est souvent opacifié. La stupeur qui a eu tant d'importance dans la

philosophie contemporaine a été remplacée par l'accoutumance et par l'ennui, par

l'aplatissement de la communication médiatique. En l'absence de stupeur, il est difficile de

saisir le déploiement bariolé de la vie. À la place de l'ouverture du regard, nous avons la

domestication du voir.

Nous pouvons alors considérer comme une pathologie et une épidémie l'ordre dépressif

et répressif des actuelles “sociétés du contrôle”.

Au-delà du système concentrationnaire qu'indiquait l'affirmation du modèle fordiste du

capital, on est arrivé à la formation linguistico-cybernétique des technologies de domination

actuelles. La seule nécessité à laquelle on reconnaisse une légitimité et une importance est la

nécessité technocratico-économique. Le concept de nécessité lui-même subit pour cela une

torsion de sens. À la différence de ce que pensait Spinoza, ce sont les “passions tristes” qui

sont devenues nécessaires car leur efficacité dépressive dépossède toute instance de libération.

Toute la dimension créative quand elle est rendue subalterne au diktat de la marchandisation

perd inévitablement sa charge de stupeur, d'ouverture de sens et de découverte de nouveaux

langages.

L'intensification des existences a besoin de stupeur renouvelée. Pour réussir une pareille

entreprise nomadique, il faut désarticuler avec force chaque ganglion, chaque mécanisme

forgé par le lieu commun. La stupeur n'est jamais ingénue, elle possède plutôt une capacité de

voyance parce qu'elle nous pousse à dépasser la séduction des apparences.

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Or un tel processus ne peut qu'être environnemental. Nous répétons à nouveau que

l'environnement se développe relativement à ce complexe d'enchevêtrements, de chiasmes qui

innervent corps et territoires, institutions et affects, intensité et devenir.

La puissance des corps est une puissance territoriale. Les sollicitations, les

transformations, la persistance de l'ancien à côté de l'actuel amènent un continuel mouvement

de redéfinition des espaces. Les articulations territoriales apparaissent ainsi strictement liées

aux processus de subjectivation qui les traversent. L'architecture actuelle qui poursuit

désespérément les sollicitations orientalisantes du feng shui ignore délibérément ce qui arrive

de facto dans les territoires qu'elle s'obstine à vouloir façonner. En effet, le territoire dans son

devenir déborde et excède toute tentative de restyling. L'urbain qui se propage bien au-delà

des tracés métropolitains projette et expérimente dans ses aménagements matériels des

conditions de communauté, de voisinage, de conflit et aussi d'installation et de langue que l'on

s'obstine à ne pas vouloir considérer. Aujourd'hui, les alliances territoriales peuvent peut-être

être transitoires et précaires mais ce n'est pas pour autant qu’elles sont moins solidaires et

fortes. Il s’agit d’un processus qui concerne l’espace des flux. Dans cette perspective M.

Castells conclut : “En s’étendant et en intégrant de nouveaux marchés, la nouvelle économie

globale organise aussi la production des services avancés nécessaires pour gérer les nouvelles

unités qui rejoignent le système, ainsi que leurs liaisons en perpétuel changement […] Le

phénomène de la ville globale ne peut être réduit à quelques foyers nodaux au sommet de la

hiérarchie. C’est un processus qui relie les services avancés, les centres de production et les

marchés au sein d’un réseau global, avec une intensité et une dimension différentes selon

l’importance relative des activités de chaque région par rapport au réseau global”.4

La médiatisation qui continue à nous offrir le spectacle de la solitude urbaine passe sous

silence la cruauté d'un rapport avec le territoire qui est souvent vécu comme forcé. Parfois

c'est la liberté et la possibilité même de la pratiquer qui engendre la peur. Voilà pourquoi la

stupeur redevient utile: elle nous offre un autre regard sur l'environnement que nous sommes

et que nous devenons.

En effet, il serait à plusieurs égards impossible de penser à la domination d'une société du

contrôle sans en explorer le côté sombre, à savoir les espaces de liberté que l'on entend

occulter et qui continuent toutefois à se déployer.

La pauvreté se relie à la peur de reconnaître les puissances de libération qui innervent le

lien entre corps et territoire. L'absence de stupeur doit être reconnue comme une pathologie,

une technologie d'assujettissement qui nous amène à amoindrir les “passions fortes”, les

intensités de vie.

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La reconsidération du territoire comme plan d'expression des corps nous permet d'en

valoriser les instances performatives. Si d'un côté la dilatation de la dimension “périphérique”

à l'échelle planétaire nous offre un paysage colonisé par le pareil, elle a produit de l'autre des

déchirures inhabituelles où se sont confrontés, alliés et entrechoqués des styles de vie

différents. Il en est né une nouvelle modalité de concevoir les habitations, les rues, les lieux,

les institutions, les amitiés, les langages, les musiques et les affects. Seule la logique de la

guerre peut opposer à ce processus son dévastateur dessein de rétention arbitraire et de fausse

appartenance.

Ce n'est pas un hasard si le langage affirmatif de la guerre tente de conformer corps et

territoires à la dogmatique de l'appartenance en raison non seulement des intérêts

économiques mais aussi des identités appelées au contraire à une nécessaire transformation.

Dans le devenir le regard change continuellement et considère les choses sous des

aspects différents, c'est cela le multiple et la façon dont il se manifeste. Il faut pour cela

s'adresser au devenir du territoire avec une telle stupeur. Dans les dits “non-lieux” où tout

semble maniéré, atone et distant il se passe quelque chose qui les transforme et ce qui se passe

et en subvertit le sens consiste exactement dans l'usage qu'on en fait. À la trivialité de la

marchandisation diffuse peut correspondre, si on abandonne une logique un peu

aristocratique, la possibilité de rencontre comme cela se passait autrefois sur les places et il

n'est pas dit que celle-ci s'inscrive uniquement dans la logique de la consommation. Les

“sentiers interrompus” entre les présumés bois non contaminés sont autant d'images

publicitaires qui nous abêtissent avec la même logique que les hypermarchés. Th. Paquot

souligne cette tendance “On consomme alors de l’urbain comme on consomme un logement,

une voiture ou un rasoir jetable. Quant à l’architecture des bâtiments publics, des équipements

touristiques (hôtels, musées, parcs de loisirs, quartiers patrimonialisés, etc.), des centres

commerciaux, des aéroports, des logements pour ‘riches’, elle ne se soucie aucunement du

lieu. Elle fait image, image d’une surmodernité, enfin libérée de la tyrannie du lieu”.5

L'horreur quotidienne consiste ainsi en l'affaiblissement de la puissance des corps et des

territoires, en une pauvreté qui ne reconnaît pas la puissance et la force des mutations en

cours et qui répond par la guerre à tout ce qui menace le primat de ses propres identités

pauvres et factices parce que incapables de traverser le devenir de l'environnement que nous

sommes.

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Note

1. Deleuze G. – Guattari F., Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 387. 2. Smouts M.-C., “Risque planétaire et sécurité environnementale” in Esprit, mai 2001,

p. 137-138. 3. Deleuze G., Pensée nomade, in L’île déserte et autres textes, Paris, Minuit, 2002,

p. 361-362. 4. Castellls M., La société en réseaux, Paris, Fayard, 1996, pp. 428-429. 5. Paquot Th., “La ville aux prises avec l’urbain” in Projet, décembre 2003, p. 57.

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FILMS – Metropolis (Fritz Lang, 1927) – City lights (Charlie Chaplin, 1931) – Roma città aperta (Roberto Rossellini, 1945) – Miracolo a Milano (Vittorio de Sica, 1950) – Mon Oncle (Jacques Tati, 1956-1958) – Rocco e i suoi fratelli (Luchino Visconti, 1960) – Accattone (Pier Paolo Pasolini, 1961) – Le mani sulla città (Francesco Rosi, 1964) – Alphaville (Jean-Luc Godard, 1965) – Clockwork orange (Stanley Kubrick, 1971) – Soylent green (Richard Fleischer, 1973) – Les Valseuses (Bernard Blier, 1974) – Alice in den Städten (Wim Wenders, 1974) – Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976) – Manhattan (Woody Allen, 1979) – Scanners (David Cronenberg, 1981) – Escape from New York (John Carpenter, 1981) – Blade Runner (Ridley Scott, 1982) – Once upon a time in America (Sergio Leone, 1984) – Paris, Texas (Wim Wenders, 1984) – Brazil (Terry Gilliam, 1985) – Kamikaze, ultima notte a Miilano (Gabriele Salvatores, 1987) – Der Himmel über Berlin (Wim Wenders, 1987) – The Parasite muders frissons (David Cronenberg, 1988) – Dick Tracy (Warren Beatty, 1989) – Batman (Tim Burton, 1989) – La Haine (Mathieu Kassovitz, 1995) – Crash (David Cronenberg, 1996) – Nirvana (Gabriele Salvatores, 1997) – Cube (Vincenzo Natali, 1998) – Addiction (Abel Ferrara, 1998) – Requiem for a dream ( Darren Aronofsky, 2000) – Le fabuleux destin d’Amélie Poulain (Jean-Pierre Jeunet, 2001) – Videodrome (David Cronenberg, 2002) – Gangs of New York (Martin Scorsese, 2002) – 25th hour (Spike Lee, 2002)

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Résumé Corps et territoire partagent une condition singulière et commune; celle d'un devenir

suspendu entre la persistance du passé et les sollicitations d'un présent-futur radicalement envahi par les nouvelles technologies.

Actuellement, la complication et la variation qu'ont atteint les processus de transformation, enclenchés surtout par les nouvelles technologies, demandent un saut de paradigme.

Le gouvernement du territoire tout comme le gouvernement des corps doit être exploré comme un environnement, un tissu pluriel et complexe traversé par des relations infinies et changeantes.

C'est pourquoi dans le présent projet, on n'entend affronter que quelques-unes de ces zones-crise. Le premier chapitre se réfère essentiellement à la métamorphose de l'urbain en relation à la révolution cybernétique et aux nouvelles hiérarchies générées par le processus contradictoire de dématérialisation en cours. Le deuxième se consacre surtout à l'analyse du mythologème de la technique et à la façon dont celui-ci tente de modifier les styles et les pratiques du quotidien.

Le troisième chapitre circonscrit l'analyse à l'apparition de ce que l'on définit actuellement comme les nouvelles peurs métropolitaines qui posent le plan de l'existence et de la vie comme espace de risque. Un tel risque détermine toute une série de considérations qui y sont enchaînées: systèmes de sécurité, systèmes d'assurance, organisation de nouveaux dispositifs de contrôle.

Dans le dernier chapitre, on veut ramener l'ensemble des arguments ci-dessus au sein de cette confrontation guerroyée qui oppose la géophilosophie à la géopolitique, les “espaces autres” à ceux du contrôle total et de l'homologation. Entendre le territoire dans son expression charnelle permet ainsi d'identifier quelque nœuds centraux qui ne peuvent faire abstraction de tous ces processus de subjectivation qui en constituent la géographie et non pas le catalogage.

Bodies, territoires and technologies Essay about the times of transformations

Body and territory share a common and singular condition; that of becoming suspended

between persistance of the past and solicitations from a present-future radically overrun by new technologies.

In the present day and age the level of complexity and variation reached by the processes of transformation, engaged above all by new technologies, call for a change in paradigm.

Altogether analogously to the government of bodies, the government of territory must also be explored like an environment, a plural and complex tissue crossed by relations that are infinite and changing.

This is why the aim of the present project is to deal with only some of the crisis zones.The first chapter essentially refers to the metamorphosis of the urban in relation to the cybernetic revolution and to the new hierarchies engendered by the ongoing contradictory process of dematerialisation. The second chapter is mainly devoted to analysing the

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mythologeme of technique and the way it tends to modify the styles and practices of everyday life.

The third chapter circumscribes analysis to what has been currently defined as new metropolitan fears which set the plan for existence and life in terms of the space of risk. Such risk determines a whole series of considerations connected with it: security systems, systems of assurance, organisation of new control devices.

The last chapter brings these various issues together interpreting them in the light of the opposition between geophilosophy and geopolitics, between “other spaces” and the spaces of total control and homologation. To understand territory in its bodily expression enables one to identify central nodes that cannot abstract from the processes of subjectivazation forming the geography of territory and not just a catalogue.

MOTS CLÉS Accélération Acceleration Biopolitique Biopolitics Chair Flesh Contrôle Control Corps Body Cyberespace Cyberspace Devenir Becoming Géophilosophie Geophilosophy Géopolitique Geopolitics Technologies Technologies Territoire Territory Urbanisme Urbanism

Vie urbaine – UMR LOUEST