Constant, Benjamin, Cours de Politique Constitutionnelle Ou Collection Des Ouvrages Publiés Sur Le...

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  • KONOMISTES & PUBLICISTES CONTEMPORAINS

    COURSDE

    ECONSTITUTIONNELLE

    COLLECTION- DES OUVRAGES PUBLIS SUIt

    LE GOUVERNEMENT REPRSENTATIFPAR

    BENJAMIN CONSTANTAvec une Introduction et des Notes

    H . EDOUARD ItltOI I, U IMembre dn l'Institat

    DEUXIEME EDITION

    TOME PREMIER

    PARISLIBtUIRIE DE GUILLAUMIN ET C"

    Editeurs du Journal des conomistes, de la Collection des principaux conomistes,

    du Dictionnaire de l'conomie politique, du Dictionnaire universel du Commerce et de la Navigation, eu.

    RUE 1UCHKI. IRUj t j .

  • SAIXT-DEXIS. l\ l'iH.KAI'HIi; lit; V e A. MOU. IV

  • COURSDl

    POLITIQUECONSTITUTIONNELLE

    COLLECTION DES OUVRAGES PUBLIS SUK

    L E G D A' E R N E

    1

    1 E N T REPE S E N T A T 1

    1

    PAR

    BENJAMIN CONSTANTAvec une Introduction et des Notes

    p \ i:

    11. DOIARD liABOULAYEMembre de l'inslilul

    DEUXIME DITION

    TOME PRi .Ml! i;

    PARISLIBRAIRIE DE GUILLAUMIN ET C

    Editeurs du Journal des conomistes, de la Collection des prinepaux i

    lu DictiooBaire de reontmie politique, du Dictionnaire universel du Commerce et le la Navigation, elc

    RUE RICHELIEU, 14.

    1 8 7 2

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    ii , . S

    7

  • AVERTISSEMENT

    H E 1. V PRSENTE RDI! [ON.

    La premire dition que nous avons donne du Cours le Poli-

    tique constitutionnelle a paru en 1861. Elle :i t rapidement

    puise. Celte seconde dition est conforme la premire; nous

    n'y avons rien chang, non pas mme V Introduction crite sousl'Empire. Ce n'est pas seulement parce que nos nies n'ont pas

    vari, c'est encore parce que le problme rsoudre est toujours

    le mme. En 1872 comme en 1861, sous la Rpublique provi-

    soire comme sous l'Empire, la France cherche les conditions de

    la vraie libert. Eile veut fonder un gouvernement qui assure la

    paix publique, tout en donnant une splide garantie tous les in-

    trts, tous les droits. Sur tous ces points on trouvera dans Ben-

    jamin Constant des solutions dcisives et confirmes par une exp-rience de cinquante ans. Ennemi de l'arbitraire et de la violence

    sous tous les rgimes, Benjamin Constant est rest le matre de lascience politique pour les amis de la libert. Son Cours de

    Politique constitutionnelle est le manuel le plus complet, le guide

    i

  • il AVERTISSEMENT DE i.A. PRESENTE EDITION.

    le plus sr pour l'tudiant, le publiciste, le lgislateur. A l'cole

    de Benjamin Constant, on s'instruit toujours; on ne s'loignejamais de lui impunment. Le temps a consacr la justesse de

    ses ides ; il a grandi, il grandira encore dans l'estime des hommes,

    parce qu'il a toujours dfendu la justice, la modration, la vrit.

    En ce moment nous avons grand besoin de ses leons, et j'ose

    dire que jamais dition de ses crits n'arrivera plus propos.

    Puissions-nous seulement profiter de ses conseils et atteindre

    enfin cette terre promise qu'il avait entrevue et qui nous fuit

    toujours!

    Glatigny-Versailles,, juillet 1872.

    Edouard Laboulaye.

    ~* 3s*--sg->

  • AVERTISSEMENT

    DE LA l>KK.\ll ERE DI1 1 1 N

    La premire dition du Cours de Politique constitutionnelle

    a t publie par Benjamin Constant sous le titre suivant :Collection complte des ouvrages publis sur le Gouvernement

    reprsentatif et la Constitution actuelle de la France, formant

    une espce de Cours de Politique constitutionnelle, par M. Ben-

    jamin de Constant. Les deux premiers volumes, diviss chacun en

    deux parties, ont paru Paris, chez Plancher, en |1818; le troi-sime volume, comprenant les cinquime et sixime parties, a t

    publi, en 1819, chez le mme libraire. Le quatrime volume,formant les parties sept et huit, a paru en 1820., chez Bchet.

    En 1830, quelques annes aprs la mort de l'auteur, M. Pages,

    de l'Arige, publia Paris, chez Didier, une nouvelle dition

    de la collection que Benjamin Constant avait faite de ses proprescrits. L'ouvrage forme deux gros volumes et porte pour titre :

    Cours de Politique constitutionnelle, par Benjamin Constant;

    nouvelle dition mise en ordre et prcde d' une Introduction, par

    J.-P. Pages, de l'Arige. Cette dition, qui a t faite par 31. Sarda,

    est moins complte que la premire. Le choix n'a pas toujours t

    heureux ; c'est ainsi, par exemple, que l'diteur a laiss de ct le

  • IV AVERTISSEMENT

    plus ingnieux pamphlet de Benjamin Constant : les Observations

    sur le Discours de S. E. le Ministre de l'intrieur. En outre, on

    a omis un certain nombre de notes, et quelquefois on a touch au

    texte. Cette dition n'a donc t pour nous d'aucune utilit.

    Nous ne pouvions songer rimprimer les quatre volumes

    publis par Benjamin Constant; ce recueil, fait avec une grande

    ngligence (au moins pour les deux derniers volumes), contient

    des pices sans intrt pour le lecteur, et en omet d'essentielles ;

    force nous a t de faire un choix. Il est certains morceaux que

    nous avons retranchs sans scrupule : tels sont, par exemple, dans

    le troisime volume, la Seconde Lettre sur le procs de Wilfrid

    Regnault, qui ne contient que la discussion des faits, l'Expos de

    la prtendue conspiration de Lyon en 181 7, qui n'est qu'un extrait

    de la brochure de M. de Senneville, extrait que, du reste, on re-

    trouve dans la Minerve, YEssai sur la Contre-Rvolution d'ngle-

    terre en 1660, abrg d'un pamphlet publi en 1799, ou plutt

    simples notes tires de Hume et de Burnet. Ces pices et quelques

    autres de mme espce ont tout au plus une valeur historique ;leur place n'est pas dans un Cours de Politique constitutionnelle.

    Il est d'autres morceaux que nous ne rimprimons pas, mais

    seulement faute de place ; tels sont : L'Histoire de la Session de

    1816-1817, publie dans le second volume; les Annales de la

    Session de 1817-1818, la Session de 1818-1819, publies dans le

    quatrime ; tel est encore l'loge de sir Samuel Romilly. Forcs

    de choisir, nous avons laiss de ct des uvres, historiques pour

    la plupart, et qu'on pourrait joindre aux Mmoires sur les

    Cent-Jours, si on en donnait quelque jour une nouvelle dition.

    Si nos deux volumes ne contiennent pas toute l'dition de

    1818-1820, en revanche, on y trouvera des choses fort curieuses

    qu'on chercherait vainement ailleurs. Par une cause que l'di-

    teur ne dit pas, mais qu'il est, je crois, ais de deviner, la crainte

    de dplaire aux bonapartistes, fort nombreux dans l'opposition,

  • DE LA PREMIRE DITION. V

    Benjamin Constant n'a pas compris dans son Cours de Politiqueconstitutionnelle ses deux meilleurs crits politiques. L'un est le

    fameux pamphlet De VEsprit de Conqute et de l'Usurpation,

    publi en 1813, pamphlet qui est le chef-d'uvre du publiciste

    et qui lui valut une juste clbrit; l'autre, les Principes de Poli-

    tique, publis en 1815, et qui ont un double mrite : d'une

    part, c'est l'expos le plus complet des ides de l'auteur; de

    l'autre, c'est la preuve la plus certaine de la constance de ces

    ides. Le conseiller d'tat imprial parle de la libert comme

    l'crivain indpendant de 1814 et de 1820. Une collection des

    pamphlets de Benjamin Constau! o manquent ces deux pices,n'a vraiment aucun prix.

    On trouvera dans notre second volume quelques autres mor-

    ceaux qui ne sont pas dans l'dition de 181 8-18*20 : Deux

    Discours sur la Libert de la presse qui compltent les crits de

    Benjamin Constant, sur ce sujet qui l'a occup toute sa vie ; leclbre pamphlet Des Effets de la Terreur, rfutation anticipe

    de toutes les apologies de Robespierre et de son parti; le texte

    complet du pamphlet Des Ractions, publi en 1797; la Troi-

    sime Lettre aux lecteurs de la Sarthe qu'on ne peut sparer

    des deux premires, enfin la curieuse brochure publie en 1820,

    sous le titre : Des motifs qui ont dict le nouveau Projet de loi sui

    les lections. C'est une vritable histoire de nos lois d'lection.

    On voit que si nous ne donnons pas tout fait la collection

    faite avec peu de critique, par Benjamin Constant, nous donnonsbeaucoup plus et beaucoup mieux.

    Quant l'ordre des pices, nous avons suivi celui qu'avait

    adopt Benjamin Constant. Il avait d'abord publi les crits quicomposaient un systme, puis il avait rejet la suite les bro-

    chures de circonstance, suivant leur date. Nous ne sommes pas con-

    vaincu que l'ordre chronologique n'et pas mieux valu ; mais nous

    n'avons pas voulu faire un changement peut-tre inutile. On trou-

  • VI AVERTISSEMENT DE LA PREMIRE DITION.

    vera donc dans le premier volume, aprs l'expos systmatique

    des Principes de Politique et de l'Essai sur les Garanties, tout

    ce qui touche la responsabilit des ministres et la libert de

    la presse, les deux grandes proccupations de Benjamin Constant.Nous avons apport tous nos soins donner un texte exact

    et complet. Pour cela nous avons confr les ditions origi-

    nales de chaque pamphlet avec l'dition de 1818-1820. Il y a

    des diffrences que nous avons notes avec soin, et qui ne sont

    pas sans intrt. Par exemple, il est curieux de voir comment

    le nom de Buona parte (suivant l'orthographe de 1814), disparat

    des ditions plus rcentes, soit par respect pour une grande

    infortune, soit par gard pour l'opposition.

    La plupart des notes que nous avons ajoutes ont pour objet

    d'claircir le texte. Dans les crits de circonstance, il y a des

    allusions que les contemporains comprennent demi-mot, mais

    qui plus tard embarrassent le lecteur. Nous les avons expliques

    chaque fois que nons l'avons pu, mais il en est plus d'une qui

    nous a chapp. Quelquefois aussi nous avons insist sur cer-

    tains principes de libert et de justice dfendus par BenjaminConstant, mais nous ne l'avons fait que rarement, ayant plutt

    en vue d'appeler l'attention du lecteur que de faire l'loge de

    l'crivain. Benjamin Constant n'a pas besoin qu'on le loue; seslecteurs seront bientt ses amis.

    Enfin, on a joint au livre une table dtaille qui, on l'espre,

    sera d'un bon secours ceux que la politique intresse, et sur-

    tout ceux qui sont mls aux luttes de chaque jour. BenjaminConstant a t le premier journaliste de son temps; ce titre il

    est des ntres, et nous avons souvent besoin de nous appuyer de

    sa raison et de son esprit. On n'a donc rien nglig pour rendre

    facile de lire ou de consulter un recueil destin, suivant toute

    apparence, devenir le vritable manuel de la libert.

    E. L.

  • INTRODUCTION.

    Rien ne vieillit plus vite que les crits politiques, surtout

    dans un pays agit par les rvolutions, et qui depuis moins

    d'un si'cle a chang dix fois de gouvernement. Il semble quechaque Franais reoive en naissant le baptme de Clovis.

    Tous les dix ans, la voix d'un nouvel aptre, on renie sa foi

    politique, on met sa gloire et son plaisir adorer ce qu'on a

    brle, brler ce qu'on a ador. Avec cette fureur de chan-

    gement, quel intrt peut-on prendre ces pamphlets de

    circonstance que le vent du jour emporte avec lui ? Toutesces brochures que nous admirions, quand nos sentimentsrpondaient ceux de l'crivain, sont aujourd'hui autant detmoins qui nous reprochent notre incurable mobilit.

    Il est cependant des uvres qui survivent : ce sont celle>

    o l'auteur a dfendu, non pas des formes politiques toujoursprissables, mais les principes immuables de la justice et dela libert. Abandonnes dans les heures de crainte et d'abat-tement, elles reprennent faveur quand le pays renat l'esp-rance et au got de la libert. C'est cette classe qu'appar-

    tiennent les crits de Benjamin Constant. Ils n'ont rien perdude leur -propos. Ko les lisant un sera tonn de voir avec

  • V1U INTRODUCTION.

    quelle sagacit cet ingnieux publiciste dfinissait, il y aquarante ans, les conditions essentielles de la libert

    ;peut-

    tre aussi en faisant un retour sur soi-mme, ne pourra-t-onse dfendre de quelque honte, en songeant combien laFrance a peu profit de ces judicieux et patriotiques ensei-gnements.

    A quoi tient chez Benjamin Constant cette unit de prin-cipes, cette justesse de vues qu'on remarque dans tout cequ'il nous a laiss? C'est ce que je voudrais examiner. Benja-min Constant n'a point difi de systme politique ; il a critau jour le jour, suivant les besoins du moment, mais il yavait chez lui une pense directrice, une philosophie arrte

    ;

    c'est l ce qui nous permet de nous orienter et de nous re-

    connatre, au milieu de toutes ces brochures de forme diverse;

    elles sont toujours inspires du mme esprit.

    1. PHILOSOPHIE POLITIQUE DE BENJAMIN CONSTANT.

    Quelle est cette doctrine librale, dont Benjamin Constantne s'est jamais cart ? Lui-mme nous l'a dit, dans la pr-face de ses Mlanges de Littrature et de Politique. C'est une .

    des dernires pages qu'ii a crites ; c'est son testament poli-

    tique.

    J'ai dfendu quarante ans le mme principe : libert en tout : enreligion, en philosophie, en littrature, en industrie, en politique; et par

    libert j'entends le triomphe de l'individualit, tant sur l'autorit quivoudrait gouverner par le despotisme, que sur les masses qui rclament

    le droit d'asservir la minorit la majorit. Le despotisme n'a aucun

    droit. La majorit a celui de contraindre la minorit respecter l'ordre;mais tout ce qui ne trouble pas l'ordre, toul ce qui n'est qu'intrieur,

    comme l'opinion : tout ce qui, dans la manifestation de l'opinion, ne nuit

    pas autrui, soit en provoquant des violences matrielles, soit en s'oppo-

    sant une manifestation contraire; tout ce qui, en fait d'industrie, laisse

    l'industrie rivale s'exercer librement, est individuel, et ne saurait tre

    lgitimement soumis ao pouvoir social '.

    i V. langes,^ Pari . 1829 Pi ; \ vi

  • INTRODUCTION. IX

    Depuis trente ans la science a march ; n'est-il pas remar-quable qu'aprs les carts les plus tranges, elle soit rentre

    dans le sillon creus par Benjamin Constant? Nous avons vuparatre le saint-simonisme, le socialisme, le communisme;doctrines diverses, mais qui toutes se ressemblent en ce pointqu'elles ont l'orgueilleuse prtention d'organiser la socit,

    c'est--dire de la faire entrer de force dans un cadre imaginpar quelques hommes. O en est l'organisation du travail ?O sont toutes ces chimres que l'exprience a dissipes ?Cherchez au contraire en religion, en politique, quels sont les

    crivains dont le nom grandit, quels sont les vritables matres

    de l'avenir. C'est Channing, c'est Alexandre Yinet, c'est Toc-queville, c'est--dire des individualistes, des philosophes

    convaincus que la libert est le premier besoin des socitsmodernes; des gens, qui, leur insu, appartiennent lamme cole que Benjamin Constant. Pour ne parler que deTocqueville, combien ce noble esprit se serait-il pargn depeines et de fatigues s'il avait lu le publiciste libral ! Dans

    ces pamphlets, que sans doute il a ignors, n'aurait-il pas

    retrouv ses propres penses, exprimes avec autant de finesseque de force?

    Suivons dans le dtail les doctrines de Benjamin Constant,nous verrons qu'il avait rsolu, de la faon la plus simple et la

    plus heureuse, les problmes qui nous occupent aujourd'hui.

    2. LA LIBERT ANCIENNE ET LA LIBERT MODERNE.

    Benjamin Constant avait t un rpublicain de l'an III, ettoute sa vie il a gard l'amour d'Athnes et de Rome. LesRpubliques de l'antiquit, crivait-il en 1813, o les facultsde l'homme se dveloppaient dans un champ si vaste, telle-ment fortes de leurs propres forces, avec un tel sentiment

    d'nergie et de dignit, remplissent toutes les mes qui ouiquelque valeur d'une motion d'un genre profond el particu-

  • X INTRODUCTION

    lier. Les vieux lments d'une nature, antrieure pour ainsidire la ntre, semblent se rveiller en nous ces souve-

    nirs 1 . Mais quelle que ft son admiration pour la libert

    antique, il avait trop de sens pour ne pas comprendre que lesinstitutions de Sparte et de Rome faites pour une oligarchieoisive qui vivait de l'esclavage, ne conviennent pas aux so-

    cits modernes, qui vivent du travail et de l'industrie. Laruine de toutes les rpubliques imagines de 1793 1800,n'avait fait que fortifier ses convictions. Suivant lui, les sys-

    tmes de Rousseau, de Mably et de leurs mules, systmesrenouvels des Grecs et des Romains, avaient t la cause

    directe des erreurs et des excs mmes de la rvolution.L'exprience et l'tude l'avaient donc amen rechercher

    les conditions de la libert moderne. Personne n'a marquplus nettement en quoi les socits chrtiennes diffrent poli-

    tiquement des socits anciennes ; et comment ce que les

    anciens appelaient libert, est prcisment ce que nous appe-

    lons aujourd'hui le despotisme de l'tat. La libelle (des rpubliques anciennes), nous dit-il 2, se composait

    plutt de la participation active au pouvoir collectif que de la jouissancepaisible de l'indpendance individuelle; et mme, pour assurer cetteparticipation, il tait ncessaire que les citoyens sacriliassent en grande

    partie cette jouissance ; mais ce sacrifice est absurde demander, impos-sible obtenir, l'poque laquelle les peuples sont arrivs.

    Dans les rpubliques de l'antiquit, la petitesse du territoire faisait

    que chaque citoyen avait politiquement une grande importance person-

    nelle. L'exercice des droits de cit constituait l'occupation et pour ainsi

    dire l'amusement de tous. Le peuple entier concourait la confection

    des lois, prononait les jugements, dcidait de la guerre et de la paix.La part que l'individu prenait la souverainet n'tait point, comme

    prsent, une supposition abstraite; la volont de ehacun avait une in-

    fluence relle; l'exercice de cette volont tant un plaisir vif et rpt,

    il en rsultait que les anciens taient disposs, pour la conservation de

    leur importance politique et de leur part dans l'administration de l'tat,

    renoncer leur indpendance prive.

    1 Dr l'Usurpation, eh. i. Inf. t. Il, |>. 181.2 De l'Usurpation, oh. vi. lui. t. II. p. -01.

  • INTRODUCTION *'

    ... Aussi ce que nous nommons libert civile tait inconnu chez la

    plupart des peuples anciens.

    ... Il en est tout autrement dans les tats modernes...

    L'avantage que procurait au peuple la libert, comme les anciens la

    concevaient, c'tait d'tre de l'ait au nombre des gouvernants : avantage

    rel, plaisir la fois flatteur et solide. L'avantage que procure au peuple

    la libert chez les modernes, c'est d'tre reprsent, et de concourir cette

    reprsentation par son choix. C'est un avantage sans doute, puisque c'est

    une garantie; mais le plaisir immdiat est moins vif: il ne se compose

    d'aucune des jouissances du pouvoir; c'est un plaisir de rflexion, celui

    des, anciens tait un plaisir d'action. Il est clair que le premier est moins

    attrayant; on ne saurait exiger des hommes autant de sacrifices pourl'obtenir et le conserver.

    En mme temps ces sacrifices seraient beaucoup plus pnibles : leprogrs de la civilisation, la tendance commerciale de l'poque, la com-

    munication des peuples entre eux. ont multipli et vari l'infini les

    moyens de bonheur particulier. Les hommes n'ont besoin pour treheureux que d'tre laisss dans une indpendance parfaite sur tout ce

    qui a rapport leurs occupations, leur entreprises, leur sphre d'ac-

    tivit, leurs fantaisies.

    C'est l une vue trs-juste sur laquelle on ne saurait trop

    insister. La libert, chez les anciens, c'tait la souverainet.

    A Rome, le peuple, tait roi dans le. sens exact du mot; lesprovinces n'taient que des fermes qui servaient le nourrir

    et l'amuser; le monde tait le vassal et l'esclave d'une cit.Chez les modernes, au contraire, le citoyen ne demandequ'une chose : c'est d'tre libre dans toutes ses actions pri-

    ves. S'il veut avoir part au gouvernement, ce n'est pas pour

    rgner au forum, voter des lois, rendre des jugements, liredes magistrats ; c'eut pour s'assurer que rien ne le troublera

    dans sa lgitime indpendance. Le problme est renvers :l'antiquit place au premier rang la souverainet politique,

    elle subordonne et sacrifie l'individu l'tat; les modernesmettent au premier rang l'individu; l'tat n'est plus qu'une

    garantie. A Home, le citoyen clipse l'homme; Paris el Londres, on est homme d'abord, c'est--dire chef de famille,propritaire, fabricant, ouvrier, crivain, artiste, chrtien,

    philosophe; el l'on n'est citoyen, c'est--dire lecteur,

  • XII INTRODUCTION.

    garde national, que pour maintenir le libre exercice desdroits individuels. L'tat a perdu d'importance dans la pro-portion mme o l'individu a grandi.

    DES LIBERTES INDIVIDUELLES,

    Pntr de cette vrit fconde, Benjamin Constant n'estjamais tomb dans les erreurs modernes; il n'a jamais de-mand l'tat, la centralisation, leur dangereux secours.Pour lui, la libert n'est que le plein dveloppement de l'mehumaine; carter ce qui gne ce dveloppement, c'est toutesa politique. Il n'a aucune confiance dans des- combinaisons

    artificielles, dans la protection de l'tat, dans la prudence del'administration Sous ces grands mots d'tat et d'adminis-tration, il ne voit qu'un certain nombre d'hommes, failliblescomme nous, et qui feront toujours nos propres affaires moinsbien que nous-mmes; car ils n'y ont ni le mme intrt, nila mme responsabilit. Maintenir la scurit gnrale, ga-rantir la libert de chacun, punir le crime, c'est--dire toute

    attaque la paix publique, la libert ou la personne ducitoyen, voil le rle de l'autorit ; tout le reste est non-seu-

    lement superflu, mais dangereux. L'tat reprsente la justiceet la paix ; c'est l sa sphre lgitime ; ds qu'il en sort, il

    trouble la socit, et se nuit lui-mme en affaiblissant l'in-dividu.

    Au premier rang des liberts que l'tat doit respecter,Benjamin Constant place la libert religieuse. Erreur ouvrit, a-t-il dit avec autant de force que de noblesse, la pen-

    se de l'homme est sa proprit la plus sacre. Erreur ou

    vrit, les tyrans sont galement coupables lorsqu'ils l'atta-

    quent. Celui qui proscrit au nom de la philosophie la

    superstition spculative, celui qui proscrit au nom de Dieu

    la raison indpendante, mritent galement l'excration des

  • [NTRD1 CTION XIH

    hommes de bien '. En ce point, Benjamin Constanl a de-vanc un des sages qui, de nos jours, ont vu le plus loin,Alexandre Vinet. Que demande Vinet pour ranimer le senti-ment religieux, pour assurer l'Evangile une plus grande et

    plus salutaire influence? C'est que le christianisme s'indivi-

    dualise de plus en plus ; c'est que chaque chrtien sente la

    ncessit de raisonner et de conqurir sa foi. Et pour en ar-

    river l, que propose le philosophe chrtien? La sparation

    de l'glise et de l'tat, c'est--dire une complte libert re-ligieuse; non pas, comme on le rpte souvent, qu'il veuille

    rendre trangers l'un l'autre l'tat et la religion; ce qu'il

    dsire, au contraire, c'est de rendre l'tat plus chrtien en

    ne l'attachant pas une glise, en ne le mlant pas desquerelles de thologie et des intrts d'ambition, en ne lui

    laissant que cette divine morale, qui est le fond commun de

    la civilisation.

    Cette libert que Vinet a si bien dfendue, Benjamin Cons-tant la rclamait ds 1815. Qu'on lise le dix-septime chapi-tre de ses Principes de Politique'2

    ,on verra avec quelle cha-

    leur il dfend une libert qui est la mre de toutes les autres.Combattant l'intolrance des philosophes, au?si bien que

    l'intolrance politique, il montre avec un sens exquis que,

    de quelque manire qu'un gouvernement intervienne dansce qui touche la religion, il est condamn ne faire que dumal. Bien avant Vinet, Benjamin Constant a proclam quela multitude des sectes, dont on s'pouvante, n'a aucun

    inconvnient pour l'tat, en mme temps qu'elle est cequ'il y a de plus salutaire pour la religion. Cette division,

    dont saint Paul reconnaissait la ncessit, fait que la religionne cesse pas d'tre un sentiment pour devenir une simple

    forme, une habitude mcanique, qui se concilie avec tous lesvices, et quelquefois avec tous les crimes. S'il en a t autre-

    ment, si l'tablissement d'glises nouv. Iles a i . accomj1 lui. I. I, p. 142.J Inf. i. I. p. 128 el suiv.

  • \l\ INTRODUCTION.

    de dsordres, c'est que l'autorit s'en est mle. Que l'tatne trouble pas les consciences, que sa lourde main n'opprimepoint celui qui ne demande qu' croire en libert, il y aura

    peut-tre du bruit dans le temple, il n'y en aura point dans

    la rue.

    L'autorit, dit-il, ne doit jamais proscrire une religion, mme quandelle la croit dangereuse. Qu'elle punisse les actions coupables qu'une

    religion fait commettre, non comme actions religieuses, mais comme

    actions coupables, elle parviendra facilement les rprimer. Si elle les

    attaquait comme religieuses, elle en ferait un devoir, et si elle voulait

    remonter jusqu' l'opinion qui en est la source, elle s'engagerait dans un

    labyrinthe de vexations et d'iniquits qui n'aurait plus de terme. Le seul

    moyen d'affaiblir une opinion, c'est d'tablir le libre examen. Or, qui dit

    examen libre, dit loignement de toute espce d'autorit, absence de toute

    intervention collective : l'examen est essentiellement individuel ' .

    En un seul point Benjamin Constant s'loigne de Vinet etde son cole, c'est en ce qui concerne le salaire du clerg.Vinet s'en remet aux fidles du soin de soutenir leur glise.L'exemple des tats-Unis prouve que le culte n'a point souffrir de cette parfaite libert; les fidles sont plus gn-

    reux que l'tat ; Benjamin Constant, qui fuit toujours lesmoyens extrmes, encore bien qu'il ne reconnaisse la libert

    que lorsqu'elle est complte , Benjamin Constant fait del'tat un simple intermdiaire entre le clerg et les fidles,

    un caissier qui paye toutes les communions, sans les contrler.

    Il n'est pas bon, dit-il, de mettre dans l'homme la religion aux prisesavec l'intrt. Obliger le citoyen payer directement celui qui est, en quel-

    que sorte, son interprte auprs du Dieu qu'il adore, c'est lui offrir la

    chance d'un profit immdiat s'il renonce sa croyance; c'est lui rendreonreux des sentiments que les distractions du monde pour les uns, et sestravaux pour les autres ne combattent dj que trop. On a cru dire une chosephilosophique en affirmant qu'il valait mieux dfricher un champ qu.'payer un prtre ou btir un temple; mais qu'est ce que btir un temple,

    payer un prtre, sinon reconnatre qu'il existe un tre bon, juste et puis-sant, avec lequel on est bien aise d'tre en communication ? J'aime que

    ' Int. t. !, |i. 141.

  • INTRODUCTION. \\

    l'tat dclare, on salariant, je ne A\< pas un clerg, mais les prtres de

    foutes les communions qui sont un peu nombreuses, j'aime, dis-je, que.l'tat dclare ainsi que cette communication n'est pas interrompue et

    qui; la terre n'a pas reni le ciel.

    Les sectes naissantes n'ont pas besoin que la socit se cbarge de l'en-

    tretien de leurs prtres. Elles sont dans toute la ferveur d'une opinion qui

    commence et d'une conviction profonde. Mais ds qu'une secte est par-

    venue runir autour de ses aulels un nombre un peu considrable demembres de l'association gnrale, cette association doit salarier la nou-velle glise. En les salariant toutes, le fardeau devient gal pour tous, et

    au lieu d'tre un privilge, c'est une cbarge commune et qui se rpartit

    galement.

    Il en est de la religion comme des grandes routes;j'aime que l'tat

    les entretienne, pourvu qu'il laisse cbacun le droit de prfrer les

    sentiers '.

    L'opinion de Vinet me semble tout la fois plus conforme

    au principe de la sparation, et plus favorable l'glise;

    mais, comme transition, comme moyen de calmer des craintes

    mal fondes, on peut se rapprocher des ides de BenjaminConstant. C'est ainsi du reste qu'en France, mesure que lalibert religieuse a grandi, on en est venu salarier les cultes

    juifs, et peut-tre paye-t-on aussi le culte musulman enAlgrie. Le seul danger de ce systme, et il est grand, c'est

    de favoriser dans l'tat le penchant protger les ministres

    des cultes pour s'en faire un instrument. C'est peut-tre ce

    que n'a pas assez vu Benjamin Constant.Partisan de la libert religieuse, notre publiciste ne l'tait

    pas moins de la libert d'enseignement. Comment la penseserait-elle libre, si on pouvait confisquer et fausser l'esprit

    des gnrations nouvelles? En ce point, comme en beaucoup

    d'autres, Benjamin Constant tait en avant de son temps ;nous le comprenons mieux que ne faisaient ses contempo-rains. Il repoussait comme une erreur de l'antiquit, sinon

    mme comme un roman philosophique, la doctrine qui remetl'ducation dans la main de l'tat. Eu fait d'opinions, de

    1 lui. l ;. |> I ii

  • XVI INTRODUCTION.

    croyances, de lumires, il voulait ta neutralit complte

    du gouvernement parce que le gouvernement, compos d'hommes de la mme nature que ceux qu'il gouverne, n'a pas plus qu'eux des opinions incontestables, des croyances

    certaines, ou des lumires infaillibles '. Pour le perfec-

    tionnement de l'esprit humain, il attendait beaucoup plus desefforts individuels, des tablissements particuliers, que de

    l'universit la mieux organise. Qui peut, disait-il, qui peut, limiter le dveloppement de la passion

    des lumires dans un pays de libert ? Vous supposez aux gouvernements

    l'amour des lumires pourquoi ne supposez-vous pas le mme amourdans les individus de la classe cultive, dans les esprits clairs, dans les

    mes gnreuses? Partout o l'autorit ne pse pas sur les hommes, par-tout o elle ne corrompt pas la richesse en conspirant avec elle contre la

    justice, les lettres, l'tude, les sciences, l'agrandissement et l'exercice des

    facults intellectuelles, sont la jouissance favorite des classes opulentes dela socit. Voyez en Angleterre comme elles agissent, se coalisent, s'empres-

    sent de toutes parts. Contemplez ces muses, ces savants vous uniquement la recherche de la vrit, ces voyageurs bravant tous les dangers pour

    faire avancer d'un pas les connaissances humaines! En ducation comme en tout, que le gouvernement veille et qu'il

    prserve, mais qu'il n'entrave ni ne dirige; qu'il carte les obstacles, qu'il

    aplanisse les chemins; on peut s'en remettre aux individus pour ymarcher avec succs 2 .

    Benjamin Constant n'a touch qu'en passant cette questiondlicate et complique. Si, suivant son habitude, il avait tjusqu'au fond des choses, il aurait rencontr une libertdont il ne parle gure, et qui joue ici le grand rle : la libertd'association. C'est l'association seule qui peut rsoudre leproblme ; des efforts individuels n'y suffisent pas. L'exemple,de la Belgique nous montre comment on peut terminer lasatisfaction gnrale une question qui nous divise depuistrente ans. En Belgique, on n'a pas t l'tat le droit d'en-seigner, mais le clerg a reu le droit d'ouvrir des collgeset des universits, les particuliers ont obtenu le mme droit

    1 Mlanges, etc. Prface, \>. xi.a Mlanges, p, 253,

  • IN'ltUItlt.TION.

    que le clerg. Ainsi se sout tablie- re de

    Bruxelles et l'Universit catholique de jncur-rence avec les Universits publiques t'de Gand.

    Reconnatre au clerg le droit de fui une universit

    Toulouse, aux protestants le droit d'< - uue autre

    Strasbourg ou Montauban, et laisser r iseurs le

    droit d'en faire autant de leur ct, ce serait une mesure qui

    peut-tre tonnerait Les libraux aussi bien que les catholi-

    ques franais, mais qui n'en serait pas moins excellente. La

    libert. pour nous, c'est une commune servitude sous la main

    de l'tat Nous nous croyons indpendants quand nous

    sommes tous galement esclaves, et broys sous le mmeniveau. Quand donc sentirons-cous que la libert d'autruiest la condition ncessaire de notre propre libert ?

    C'est encore l'associatiou qui, en Angleterre, reprsente la

    charit publique. Qui n'a vu Londres ces hpitaux, fonds,

    entretenus, administrs, par le seul effort des citoyens? Qui

    a pu les voir sans comprendre qu'il y a l une admirable ap-

    plication des ides chrtiennes? Chez nous l'tat, avec une

    jalousie extrme, combat et poursuit toute espce d'associa-

    tion. Rien entre l'administration et l'individu : c'est la devise

    de nos hommes d'tat, c'est ce qu'on appelle le rgne de l'-galit ! Qu'en rsulte-t-il ? C'est que la libert e?t touffe dans

    son germe. Nous sommes sans force coutre cette norme ma-chine qui nous ciase; le sentiment de notre impuissance

    nous donne le got de la rsignation. C'est l'tat qui rgle

    sinon notre foi au moins notre glise, qui dirige notre du-

    cation, qui fait la charit pour notre compte. On nous dis-

    pense de penser et d'agir la seule con lition de payer et de

    payi r beaucoup. Nous sommes pieux et charitables par

    procuration. Il en serait autrement si la libert nous accou-

    tumait remplir nous-mmes les plus sacrs de nos devoirs;non.- ne laisserions pas l'tat notre me et celles de nosenfants, nous garderions pour nous le devoir glorieux d ai-

    der nos frre- souffrants, vieillis, ou malheureux. L'erreuri. b

  • XVIII INTRODUCTION.

    de nos politiques, c'est de ne pas voir qu'il y a une foule

    de choses qui appartiennent la socit et non pas l'tat.

    L'glise, l'cole, l'hospice sont de ce nombre. C'est l'asso-ciation que revient le droit et le devoir de les entretenir.

    C'est ainsi qu'o habitue les citoyens cette vie moyenne,

    intermdiaire entre l'isolement de la vie prive et le trouble

    de la vie publique. C'est ainsi qu'on les tire de leur gosme,et qu'on leur apprend de bonne heure considrer l'intrtsocial du mme il que leur propre intrt. Tant que nousn'aurons pas introduit l'association dans la cit, toutes nos

    rformes seront vaines : il n'y aura jamais en face de l'tatque des individus sans nergie civique, sans moyen de rsis-tance ; de la poussire dans les beaux jours, et dans les tempsd'orage, de la boue.

    Aprs ces grandes liberts, que nous regardons presquecomme le luxe d'une civilisation, mais que Benjamin Cons-tant considrait avec raison comme la source de toutes les

    autres, car l'homme n'est rien que par la conscience et lapense, notre publiciste dfendait la libert individuelle.

    Cette libert, personne ne l'attaque en thorie. C'est le but

    de toute socit ; sans elle il n'y a pour les hommes ni paix,ni dignit, ni industrie, ni bonheur. Mais si toutes les consti-

    tutions proclament le respect de la libert individuelle, il s'en

    faut que les lois donnent cette libert les garanties promises

    par les constitutions. Ces garanties, Benjamin Constant lesnumrait dans l'ordre suivant : La libert de la presse,place au-dessus de toute atteinte, grce au jugement parjurs; la responsabilit des ministres, et surtout celle detous les agents infrieurs, enfin l'existence d'une reprsen-

    tation nombreuse et indpendante ; tels sont les boulevardsde la libert individuelle '. Voil en effet l'ensemble des

    garanties que Benjamin Constant avait introduites dans YActeadditionnel de 1815, garanties dont Napolon, clair par de

    1 Principes de Politique, ch. win. Inf. t. i. p. 144.

  • iDUCTION. \i\

    rudes preuves, reconnaissait enfin la ncessit. Combiennous en reste-t-il aujourd'hui?

    Dfendre la libert individuelle, c'est l'uvre laquelle

    Benjamin Constant a vou toute sa vie. En 1818, il pouvaitdire avec un lgitime orgueil aux lecteurs de Paris qui vou-

    laient le nommer dput : Me porter,c'est dire : nous con-

    sacrons la libert individuelle, la libert de la presse , et la

    sret des garanties judiciaires. Qu'on ne s'tonne pas devoir la libert de la presse mise au premier rang parmi lesremparts qui protgent la vie, l'honneur et la fortune du ci-toyen ; c'est l ce que l'exprience enseigne en tuut pays. Cequi distingue un peuple libre, c'est que l'opinion y forme un

    tribunal suprme, plus puissant que tous les tribunaux, etqui, au besoin, tient en chec le pouvoir lui-mme, et le force respecter la loi. En Angleterre, dit un crivain libral ',

    et heureusement pour le pays, le jur sait que son verdict,le juge sait que ses discours, seront soumis au public et unpublic fin, intelligent, sans piti pour la corruption. Il n'y a

    pas un homme en place qui ne sente en chaque affaire qu'illui faut ou faire son devoir ou perdre sa rputation. Sans pu-

    blicit, nul bien n'est durable ; avec la publicit, nulle in-

    justice ne peut se perptuer. Un tranger qui visitait nosCours de justice, disait un jour lord Mansteld, qu'il taittonn d'y voir si peu de monde. Qu'importe, rponditvivement le Chief Justice, nous sigeons tous les matins dans

    les journaux. Dire qu'un juge anglais est incorruptible, vrai dire ce n'est pas mme le louer.

    Cette importance judiciaire attache la libert de lapresse, nous semblera peut-tre une opinion paradoxale;

    nous avons oubli tant de choses. En 1818, c'tait un lieu

    commun.

    Je me souviens, crit Benjamin Constant -, du temps o la libert de laparaissait beaucoup de gens n'intresser que les auteurs. Les un-

    ' 77 rvice. London, ISJT. p. G.:onstitut., fnf. p. < \i\ .

  • XX INTllODUCTlON.

    nistres, ses temels adversaires, reprochaient ses partisans de mettre en

    balance le repos de l'tat et les jouissances d'ainour-propre ou de cupi-dit d'une classe peu nombreuse, qui rclamait pour sa vanit, ou son

    profit, des moyens de faire effet. On et dit que les crivains d'un paysn'crivaient que pour eux-mmes, que le rsultat de leurs crits ne pou-vait tre que leur succs personnel, et alors sans doute ceux qui n'avaient

    nulle prtention de pareils succs contemplaient avec assez d'indiff-

    rence la lutte de la presse contre le pouvoir. Chacun sait prsent que lalibert de la presse n'est autre chose que la publicit garantie, quelle est le

    seul moyen de publicit, que sa7is la publicit l'autorit peut tout, et qu'en-

    chaner la libert de la presse, c'est mettre la vie, les proprits, la personne

    de tous les Franais entre les mains de quelques ministres. Ces vrits sont connues et la France aura la libert de la presse,

    parce qu'elle l'apprcie, et la mrite en l'apprciant.

    Avais-je tort de dire que Benjamin Constant n'avait pasvieilli? Que n'avons-nous sa jeunesse et sa foi?

    Benjamin Constant a us largement de ce droit de cri-tique, qu'il revendiquait pour le moindre citoyen. Les Ques-tions sur la Lgislation de la presse en France, publies en 1817,

    la Lettre a M. Odilon Barrot sur le procs de Wilfrid Regnault,

    sont la fois des pamphlets courageux et, des actions excel-

    lentes. pouser la cause de l'opprim, dfendre un condamninconnu, ce sont l des tmrits qui effrayent notre pru-

    dence, mais qui font la gloire des vrais patriotes. Jamais Ben-

    jamin Constant n'a t mieux inspir; on n'a pas plus raisonavec plus d'esprit.

    La responsabilit des agents du pouvoir est encore une r-forme que Benjamin Constant avait fait promettre l'empe-reur dans YActe additionnel; l'article 50 tait ainsi conu : L'article 75 du titre VIII de l'acte constitutionnel du 22 fri-maire an VIII, portant que les agents du gouvernement nepeuvent tre poursuivis qu'en vertu d'une dcision du con-seil d'tat

    ;sera modifi par une loi. Cette loi, ardemment

    dsire en 1815, nous l'attendons toujours. De la constitutionde l'an VIII tout pri, hormis cet article immortel qui

    perptue l'arbitraire entre les mains de l'autorit, et dfietoutes les lois. Un commisaire de police, un officier de

  • INTRODUCTION. \\l

    gendarmerie reoit, l'ordre de vous arrter; que loi importe

    que cet ordre soit illgal? l'illgalit ne le touche pas, il n'est

    pas responsable. Vous adresserez-vous aux tribunaux? Ils

    n'ont aucun droit d'empcher une illgalit flagrante, ds

    que c'est un fonctionnaire qui la commet. Vous plaindrez-

    vons au commissaire qui vous arrte, et qui n'ignore pas

    qu'il le fait sans droit? Il vous renverra au prfet, qui vous

    renverra au ministre, qui ne daignera pas vous rpondre.

    Vous n'avez pas mme la ressource d'implorer le conseild'tat; l'article 75 excepte les ministres. Une ptition au

    snat est votre seul recours ; mais alors mme que ce grandCorps s'lverait au-dessus de la raison d'tat, prtexte com-

    mun de toutes les illgalits, le ministre saura bien trouver

    dans l'inpuisable arsenal des lois rvolutionnaires quelque

    loi rouille, mais toujours bonne quand au nom du salutpublic elle permet au pouvoir de se jouer de nos droits.Est-ce l une situation rgulire? Est-on libre quand c'est la

    douceur des murs publiques, ou la modration d'un mi-

    nistre, qui est la seule garantie du citoyen?Benjamin Constant est sans cesse revenu sur cette ques-

    tion; il a toujours demand la responsabilit judiciaire des mi-nistres et des agents infrieurs 1 ; il l'avait fait inscrire sur le

    programme de 1830, comme dans l'acte additionnel de 18 lo.

    Il voulait qu'en France, l'exemple de l'Angleterre, tout agent

    de l'autorit, ft oblig de connatre et de respecter la loi, et

    qu'il ft responsable de son ignorance ou de son mpris.

    Qu'on ne s'imagine pas que l'autorit sera paralyse parceque nos droits seront garantis; elle agira, mais dans le

    cercle de la loi; c'est l 5eulement qu'elle est comptente.

    Sortie de sa sphre lgitime, elle n'est que l'arbitraire,

    c'est--dire la violence sous un nom plus doux.

    Cet arbitraire, qui trop souvent en France a t lgal,

    Benjamin Constant l'a combattu sous tous les rgimes. Il l'a

    ' V. Inf. t. I, p. 90.

  • XXII INTRODUCTION.

    attaqu sous le Directoire, dans son trait des Ractions politi-

    ques ' ; sous le Consulat, dans son Discours contre les tribunaux

    extraordinaires 2 ; sous l'Empire, dans son Esprit de conqute 3 ;sous la Restauration, dans tous ses pamphlets. Commissions

    militaires, tribunaux d'exception, cours prvtales, c'tait

    pour lui l'excrable loi des suspects, ou le tribunal rvolution-

    naire sous un masque adouci. Un gouvernement qui in-

    voque le salut public pour sortir de la justice, tait suivant

    lui, un gouvernement qui abdique, et qui se suicide.

    Quand un gouvernement rgulier, disait-il en 1815, se permet l'emploide l'arbitraire, il sacrifie le but de son existence aux mesures qu'il prend

    pour la conserver. Pourquoi veut-on que l'autorit rprime ceux qui atta-

    queraient nos proprits, notre libert, ou notre vie? pour que ces jouis-

    sances nous soient assures. Mais si notre fortune peut tre dtruite, notre

    libert menace, notre vie trouble par l'arbitraire, quel bien retirerons-

    nous de la protection de l'autorit ?

    Ce qui remdie l'arbitraire, disait-il en \ 798, c'est la responsabilit

    des agents. Les anciens croyaient que les lieux souills par le crime de-

    vaient subir une expiation; et moi je crois qu' l'avenir le sol fltri par un

    acte arbitraire aura besoin, pour tre purifi, cle la punition clatante du

    coupable. Toutes les fois que je verrai chez un peuple un citoyen arbitrai-

    rement incarcr, et que je ne verrai pas le prompt chtiment de cette

    violation des formes, je dirai : Ce peuple peut dsirer d'tre libre, il peut

    mriter de l'tre; mais il ne connat pas encore les premiers lments de

    la libert 4 .

    Benjamin Constant n'a jamais perdu ces gnreuses illu-sions, si l'on peut appeler illusion une foi raisonne, fruit

    de l'exprience et de la rflexion. Aprs avoir vu tant degouvernements se perdre par le mpris de la justice et de la

    libert, cet esprit sincre et droit ne pouvait comprendre

    qu'un nouveau pouvoir allt de gaiet de cur se briser sur

    le mme cueil. Cet cueil, il le signalait sans cesse auxambitieux, aux tmraires, aux lches; on ne l'coutait pas,

    Inf. t. II, p. 71.2 Inf. t. I, p. 325.s Inf. t. II, p. 129.* Inf. t. I, p. 148.

  • 1NTR0DI CTION.

    mais en revanche on l'injuriait. En I7!)S, c'tait un anar-

    chiste; en 1802, c'tait un jacobin ; en 1820, un sditieux.En France on a toujours un mot pour se dispenser d'avoirraison. La rputation de Benjamin Constant se ressent en-core des haines qu'il a braves, des prjugs qu'il a com-battus. On sera, je crois, fort tonn en le lisant, de le voir

    dfendre la justice avec plus de modration encore qued'esprit.

    Il ne sparait pas de la libert individuelle ce qu'il nom-

    mait l'inviolabilit des proprits. Ce n'est pas, en effet,

    respecter notre personne que de nous troubler dans la jouis-sance de nos biens. Cette dfense de la proprit contre les

    envahissements de l'tat, est d'autant plus remarquable

    chez notre publiciste, qu'imbu des prjugs du xvnr9 sicle,il ne voyait dans la proprit qu'une convention sociale.

    Mais on n'aperoit pas que cette fausse thorie ait troubl

    la justesse de ses vues ; il avait un sentiment si vif des droitsindividuels, qu'il tirait du respect de la personne et lasaintet de la proprit et la libert du travail. Dans laPrface de ses Mlanges, traant grands traits l'avenir, voici

    ce que, suivant lui, devait tre un jour la constitution delproprit et de l'industrie. 11 tait difficile de deviner plus

    juste, ou pour mieux dire, de tirer des conclusions plus sresd'un principe clairement conu :

    En fait d'conomie politique, il y aura, quant la proprit, respect

    et protection, parce que la proprit e>! une convention [gaie, ncessaire

    l'poque; niais la disposition, la division, la subdivision, la circulation

    et la dissmination de la proprit, ne rencontreronl aucune restriction,

    aucune entrave, parce que la libei illimite de conserver, d'aliner, de

    morceler, de dnaturer la proprit, est, dans notre tat social, le droit

    inhrent, le besoin essentiel de tous ceux qui possdent. Tous les genres

    de proprit seront galement sacrs aux yeux de la loi; mais chacune

    prendra le rang et jouira de PinQuence que lui assigne la nature des

    choses. La proprit industrielle se placera, sans que la loi s'en mle, cha-

    que jour plus au-dessus de la proprit foncire^ parce que la proprit

    foncire est la valeur de la chose, l'industrielle, la valeur de l'homme.

    Il y aura de plus, relativement l'industrie, libert, conurn

  • XXIV INTRODUCTION.

    absence de toute intervention de l'autorit, soit pour prserver les indi-

    vidus de leurs propres erreurs (c'est leur exprience les clairer\ soit

    pour assurer au public de meilleurs objets de consommation .c'est sonexprience guider son choix)} et tout monopole, tout privilge, toute cor-

    poration protge au dtriment de l'activit et des entreprises indivi-

    duelles, disparatra sans retour '.

    Depuis trente ans nous n'avons pas manqu de prophtes,en citerait-on un second qui ait lu dans l'avenir avec autant

    de sret?

    Il est enfin une dernire libert que Benjamin Constantrclamait avec instance : c'est ce qu'il nommait le pouvoirmunicipal. 11 faut, disait-il, introduire dans notre adminis-

    tration beaucoup de fdralisme 2 ; en d'autres termes, il

    voulait rduire la centralisation dans ses limites politiques,

    et retirer l'tat ce pouvoir excessif qui touffe la vie dans

    les provinces, et concentre la France dans Paris. -

    Ici encore il tait infiniment plus large que les libraux

    de la Restauration, toujours effrays du spectre fodal. Ben-jamin Constant n'avait pas vcu inutilement en Allemagne :il en avait rapport l'amour de l'indpendance locale, lahaine de l'uniformit. La varit, disait-il, c'est de l'orga-

    nisation ; l'uniformit, c'est du mcanisme. La varit, c'estla vie ; l'uniformit, c'est la mort 3 . Avec son jugement or-dinaire, il avait senti que cette uniformit, favorise par la

    rvolution et accepte par l'empire, n'tait rien de moins quela mort de la libert.

    Il est assez remarquable, crivait-il en 1813, que l'unit d'action ab-

    solue, sans limites, n'ait jamais rencontr plus de faveur que dans unervolution faite au nom des droits et de la libert des hommes. L'espritsystmatique s'est d'abord extasi sur cette symtrie. L'amour du pouvoir

    a bientt dcouvert quel avantage immense cette symtrie lui procurait.Tandis que le patriotisme n'existe que par un vif attachement aux intrts,

    aux murs, aux coutumes des localits, nos soi-disant patriotes ont d-

    clar la guerre toutes ces choses. Ils ont tari cette source naturelle du

    1 Mlanges, Prface, p. x.5 Inf. t. I, p. 101.

    ' Fsprit de Conqute, Part. I, eh. xui. Inf. t. II, p. 173.

  • INTRODUCTION XXV

    patriotisme, et l'ont voulu remplacer par une passion factice envers un

    tre abstrait, une ide gnrale dpouille de tout ee qui frappe l'imagi-

    nation el de tout ce qui parle la mmoire. Pour btir l'difice, ils com-

    menaient par broyer et rduire en poudre les matriaux qu'ils devaient

    employer. Peu s'en est fallu qu'ils ne dsignassent par des chiffres les cits

    et 1rs provinces, comme ils dsignaient par des chiffres les lgions el les

    corps d'armes, tant ils semblaient craindre qu'une ide morale ne pt se

    rattacher ce qu'ils instituaient.

    Le despotisme, qui a remplac la dmagogie, et qui s'est constitu

    lgataire du fruit de tous ses travaux, a persist trs-habilement dans la

    roule trace. Les doux extrmits m' sont trouves d'accord sur ce point,

    parce qu'au fond, dans les deux extrmes, il y avait volont de tyrannie.

    Les intrts et les souvenirs, qui naissent des habitudes locales, con-

    tiennent un germe de rsistance que l'autorit ne souffre qu' regret et

    qu'elle s'empresse de draciner. Elle a meilleur march des individus; elleroule sur eux sans effort son poids norme, comme sur du sable '.

    Il est, impossible de mieux sentir le mal, et de le si-gnaler avec plus d'nergie. C'est aujourd'hui une plaintecommune que Paris est un cerveau norme qui tire luitoute la force du pays. Avec la centralisation, disait La-

    mennais, vous avez l'apoplexie au centre et la paralysie aux

    extrmits. Cela est vrai ; mais est-ce l un effet naturel

    de la sociabilit franaise, ou une maladie produite par

    une fausse politique? Chaque fois qu'on a rendu des droits

    aux communes, ont-elles refus d'en user? Croit-on que si,

    demain, on runissait les dpartements en rgions, en tenant

    compte d'une parent que la rvolution n'a pas entirement

    dtruite, on ne verrait pas renatre une vie provinciale, qui

    ne gnerait en rien, et qui, selon moi, servirait beaucouple gouvernement ? iMalgr la division en dpartements, ya-t-il un soldat, un gnral, un administrateur, un sa-

    vant, qui se fasse gloire d'tre n en Tarn-et-Garonne, ou

    dans rille-et-Vilaine ? Chacun, au contraire, n'est-il pas lier

    de se dire Breton, Normand, (iascon, ou Barnais? N'ya-t-il pas l une tincelle qui brle encore, et qui se ra-

    nimera le jour o l'tat cessera de l'touffer ? Benjamin1 Esprit de Conqute, Part. 1, ch. xm. lnf. t. H, p. 171 /

  • XXVI INTRODUCTION.

    Constant avait raison contre l'cole rvolutionnaire ; l'uni-

    formit, suivant une trs- fine remarque de Montesquieu,

    sduira toujours les petits esprits; mais l'unit morale, l'unitvivante, plaira seule aux vrais politiques, et il n'y a de vie

    que par la libert.

    On voit maintenant ce qu'est la libert moderne pour Ben-jamin Constant ; c'est la libert de l'individu, le plein exercicede toutes les facults humaines. Il te l'tat, il soustrait aumonopole, l'glise et l'ducation, les deux sphres les plus

    leves de la conscience et de la pense. Il garantit la libert

    individuelle ; il veut que la proprit soit respecte, et que l'in-

    dustrie soit laisse ses propres forces ; enfin il confie le soin

    des intrts locaux et provinciaux ces associations naturelles

    qu'on nomme la commune et la province. Voil son pro-

    gramme : c'est celui de Tocqueville, c'est celui de tous ceuxqui aiment la libert ; nous n'y avons rien ajout; nous n'enavons rien retrancher ; seulement, chose triste dire, si la

    pense des hommes clairs se rapproche de plus en plus desides de Benjamin Constant, le gouvernement en est plusloign qu' la fin de la Restauration et sous le dernier rgne.

    C'est l sans doute une erreur fcheuse aussi nuisible la

    socit qu' l'tat ; ce n'est pas une raison de dsesprer.

    Les systmes socialistes ont pu sduire un instant, maisleur ruine a dessill les yeux des hommes qui rflchissent ;le tour de la centralisation, qui n'est qu'un socialisme

    mitig, viendra bientt. Lorsque tant d'crivains dvous la libert et au pays, sont unanimes signaler le mal,il est croire que le gouvernement, qui a dj cd sur lalibert d'industrie, se rendra enfin l'vidence sur d'autres

    points, et ne s'enttera point dans une voie o il n'y a pourlui que des dangers.

    L'ordre naturel de la socit, suivant Benjamin Constant,c'est une large pyramide dont les droits individuels forment labase, et qui s'lve d'associations en associations, personnelles

    et locales, jusqu' cette assise suprme o repose l'tat. La

  • INTRODUCTION. XXVII

    socit toile que la rvolution nous l'a faite, est une pyramideruine; la base est en pondre, l'tat pse d'un poids

    norme sur l'individu qu'il crase. Aprs tant de rvolutions,amenes par l'excs de centralisation, n'est-il pas temps d'enrevenir une organisation mieux entendue, et de se rendre des vrits que soixante annes d'exprience n'ont que tropconfirmes?

    4. DES GARANTIES POLITIQUES.

    Il ne suffit pas de reconnatre les droits individuels, il faut

    les garantir; tel estl'objet des constitutions modernes, commel'a dmontr notre publiciste. Les chartes n'ont pas uncharme magique: on ne fait pas le bonheur des peuples enimaginant quelque systme, qui n'est jamais qu'un souve-nir du pass. La meilleure constitution est celle qui assurela scurit la plus grande l'individu ; en d'autres termes,

    celle qui mnage le mieux la libert.En ce point il est inutile de recourir une vaine mtaphy-

    sique. L'impuissance de Sieys et de son cole nous a prouvdepuis longtemps qu'il tait chimrique d'inventer des combi-naisons politiques, quand nous avons sous les yeux l'exempled'une constitution qui, depuis deux sicles, fait la gran-

    deur de l'Angleterre. Cette constitution, sans doute, il ne faut

    pas la transporter tout entire dans un pays o la socitn'est point organise comme la socit anglaise. Mais ct

    de formes particulires, locales, il y a des principes qui con-

    viennent toutes les socits chrtiennes. Une reprsentation

    nationale librement choisie, le vote effectif et annuel de l'im-

    pt et de l'arme, un contrle efficace sur les dpenses pu-

    bliques, une haute influence sur les affaires, la libert de la

    tribune et de la presse, le jury : voil des conqutes de lacivilisation qui ne sont le monopole d'aucun pays.

    C'est ce que sentait Benjamin Constant. j'admire el

  • XXVIII INTRODUCTION.

    respecte les institutions anglaises, disait-il, mais ce respectne m'inspire point de prvention exclusive. Si j'ai souventrendu hommage la forme du gouvernement anglais, si j'aiparu dsirer que la monarchie constitutionnelle de la Frances'levt sur les mmes bases, c'est que l'exprience d'unsicle et demi de bonheur est pour moi d'un grand poids.J'ai recommand, non pas l'imitation servile, mais l'tudeapprofondie de la constitution anglaise, et son applicationparmi nous dans tout ce qui peut nous convenir 1 . Cettetude approfondie l'avait conduit dsirer pour la Franceune constitution qui ne s'loignait- gure de la chartede 1814. Ses Rflexions sur les Constitutions et les Garanties,publies le 24 mai 1814, dix jours avant la promulgation dela charte, sont un commentaire de cette loi qu'il ne connais-sait pas. L 'Acte additionnel de 1815, qui fut son uvre engrande partie, et les Principes politiques publis la mmepoque, ont le mme caractre. L'exprieuce avait ramen la monarchie le rpublicain de l'an III; la conversionn'avait pas t difficile. La libert, disait-il en 1818, Turdre,

    le bonheur dos peuples sont le but des associations humaines,les organisations politiques ne sont que des moyens;un rpublicain clair est beaucoup plus dispos devenirun royaliste constitutionnel qu'un partisan de la monarchieabsolue. Entre la monarchie constitutionnelle et la rpubli-que, la diffrence est dans la forme. Entre la monarchie cons-titutionnelle et la monarchie absolue, la diffrence est dansle fond*.

    Exposer systmatiquement la thorie politique de Ben-jamin Constant serait chose inutile. La plupart des idesqu'il soutenait ne lui appartiennent pas; c'taient les prin-

    cipes que la France avait adopts, les formes qu'elle a aimesde 1814 1848, formes vivantes encore, et qui ont en France

    des racines plus fortes qu'on ne suppose; on ne jouit pas

    1 Inf. t. I, p. 466.2 Inf. t. II, p. 70.

  • INUODUCTIU.V K.X1X

    impunment de la libert durant trente-trois ans; je m'atta-cherai donc simplement aux opinions particulires l'auteur.

    Il n'avait aucun got pour la dmagogie; la rvolution, ni

    mme l'empire ne l'avaient rconcili avec le suffrage univer-sel ; il voulait deux chambres, l'une, lue tous les cinq

    ans, et nomme directement par les propritaires; l'autre,hrditaire, et reprsentant la dure et la tradition.

    S'il remettait l'lection aux propritaires (et il entendait

    parla les industriels aussi bien que les possesseurs du sol),

    ce n'tait pas par got d'aristocratie, c'est uniquementparce qu'il croyait que la proprit donnait le loisir, l'ind-

    pendance et les lumires, trois conditions neess, lires pour

    faire de bons choix.

    Le but nce?saire des non-propritaires, disait-il, est d'arriver la

    proprit : tous les moyens que vous leur donnerez, ils les emploieront dans

    ce but. Si, la libert des facults et d'industrie que vous leur devez,

    vous joignez les droits politiques que vous ne leur devez pas, ces droits,dans les mains du plus grand nombre, serviront infailliblement envahir

    la proprit. Ils y marcheront par cette route irrgulire, au lieu de suivre

    la route naturelle, le travail; ce sera pour eux une source de corruption,

    pour l'tat une source de dsordres. Un crivain clbre a fort bien observ

    que lorsque les non-propritaires ont des droits politiques, de trois eboses

    il en arrive une : ou ils ne reoivent d'impulsion que d'eux-mmes, et

    alors ils dtruisent la socit: ou ils reoivent celle de l'homme, ou des

    hommes en pouvoir, et ils sont des instruments de tyrannie; ou ilsreoi vent celles des aspirants au pouvoir, et ils sont des instruments de

    faction ' .

    C'tait donc au nom et dans l'intrt de la libert qu'il

    demandait un cens pour les lecteurs et les ligibles, mais

    il ne voulait pas de fortes conditions de proprit ; car, disait-

    il : L'indpendance est toute relative : aussitt qu'un

    homme a de l'lvation dans l'me, il ne lui faut que lencessaire pour se passer du superflu. l'our les dputs

    nanmoins, il dsirait une certaine aisance : Leur ducation

    disait-il, est plus soigne, leur esprit plus libre, leur intel-

    ' lui'

  • \\\ INTRODUCTION'.

    ligence mieux prpare. La pauvret a ses prjugs commel'ignorance 1 . Et c'est pour cela qu'il voulait que les fonc-

    tions de dputs fussent gratuites. En somme, la loi de 1817

    lui paraissait excellente, parce qu'elle plaait le droit lectoral

    l o tait 'la vritable force du pays. Cette force, disait-il, rside dans cette classe intermdiaire qui hait les prju-gs parce qu'elle est claire, le crime, parce qu'elle est mo-

    rale, les agitations, parce qu'elle est industrieuse et que les

    troubles civils tuent l'industrie 2 . Benjamin Constant sefaisait-il illusion, il est permis de le croire ; mais cette po-

    que la France n'en demandait pas davantage, et BenjaminConstant pensait qu'en politique, lorsque l'intrt seul dupays est enjeu et non pas la justice, il faut obir au temps.A ct de la chambre populaire, il voulait une chambre

    hrditaire ; ne comprenant pas que la monarchie pt r-sister si elle n'tait couverte en quelque faon par le privi-

    lge d'une pairie. Pour que le gouvernement d'un seul sub-

    siste sans classe hrditaire, disait-il, il faut que ce soit un

    pur despotisme... Les lments du gouvernement d'un seul,sans classe hrditaire, sont : un homme qui commande, dessoldats qui excutent, un peuple qui obit. Pour donnerd'autres appuis la monarchie, il faut une classe interm-

    diaire ; Montesquieu l'exige mme dans la monarchie lec-tive 3 . En crivant ces lignes, Benjamin Constant pensait vi-siblement au snat imprial; et, en effet, une assemble sansracines, et nomme par le matre, n'a pas la force de rsis-tance d'une pairie, entoure de souvenirs. Mais peut-on crer

    une pairie hrditaire dans un pays d'galit, comme la

    France? Benjamin Constant le croyait en 1815; ce fut engrande partie sur ses instances qu'on introduisit cette insti-

    tution dans l'acte additionnel.

    Napolon, qui cda sur ce point comme sur tant d'autres,

    1 Inf. t. 1, p. 51.

    ^ Inf. t. II, p. 362.:

    < Inf. I. I. p. [98.

  • INTRODUCTION. XXXI

    avait cependant un sentiment plus vrai de la situation. La

    pairie , disait-il , est en dsharmonie avec l'tat prsent desesprits; elle blessera l'orgueil de l'arme, elle trompera l'at-

    tente des partisans de l'galit... O voulez -vous que jetrouve les lments d'aristocratie que la pairie exige?...

    Sans souvenirs, sans clat historique, sans grandes propri-

    ts, sur quoi ma pairie sera-t-elle fonde ? Celle d'Angleterre

    est tout autre chose... Ce sont les nobles qui ont donn lalibert l'Angleterre; la grande charte vient d'eux; ils ont

    grandi avec la constitution et font un avec elle; mais d'ici

    trente ans, mes champignons de pairs ne seront que des sol-dats ou des chambellans ; on ne verra qu'un camp ou uneantichambre '.

    Il n'y a point de rponse des objections si justes. Ben-jamin Constant fut oblig de s'y rendre, quand l'expriencede la Restauration l'eut clair. En 1829, dans ses Mmoiressur les Cent-Jours, il abandonna une opinion qu'il avait silongtemps soutenue. Avec notre disposition nationale, crit-

    vait-il, notre amour pour l'galit presque absolue, la di-

    vision de nos proprits, leur mobilit perptuelle, l'in-

    fluence toujours croissante du commerce, de l'industrie etdes capitaux en portefeuille, devenus des lments au moinsaussi ncessaires l'ordre social actuel , et srement desappuis plus indispensables aux gouvernements que la pro-

    prit foncire elle-mme, une puissance hrditaire quine reprsente que le sol, qui repose sur la concentration des

    territoires dans la main du petit nombre, a quelque chosequi est contre la nature. La pairie, quand elle existe, peut subsis-

    ter, et on le voit bien puisque nous en avons une ; mais si elle

    n existait pas, je la souponnerais d'tre impossible 2 . La r-

    volution de 1830 allait donner raison aux soupons de Benja-min Constant.

    1 Inf. I. I, p

    - Inf. i. I. p. 313.

  • XXXII MTBODUCTION.

    Le problme cependant n'est pas rsolu ; il est toujoursmalais de comprendre comment un pouvoir hrditaire

    plac en face d'une chambre lective, pourra se maintenir

    solidement quand il ne sera pas matre absolu de l'opinion.

    Les vnements de 1848 ont prouv qu'une pairie viagre

    nomme par le roi, si utile qu'elle ft la discussion deslois en temps ordinaire, n'tait d'aucun secours en une

    heure d'orage. Pour rsister la furie populaire, il faut, se-

    lon moi, une chambre qui sorte du peuple, et qui cependant

    ait l'esprit de sagesse et de tradition. C'est ce que les tats-

    Unis et la Belgique ont obtenu, en constituant une aristocra-

    tie lective. Un snat peu nombreux, nomm par le pays,pour une dure assez longue, et se renouvelant peu peu,

    runira toujours les hommes les plus distingus et les plusconsidrables de la nation. C'est l que sera l'influence dans

    les crises politiques; car c'est l que l'arme, la marine,

    l'administration, la proprit, auront leurs vritables chefs.

    Si chaque dpartement tait ainsi reprsent Paris par ses

    hommes les plus minents, librement lus ; si le commerce,l'industrie, les lettres, les sciences, les arts, avaient aussi

    leurs hommes dans ce snat vraiment national : qui ne voitque cette chambre haute aurait une autorit morale aussi

    favorable la paix publique qu' la libert? Ce serait ce

    corps intermdiaire que rvait Benjamin Constant : popu-laire par son origine, aristociatique dans le bon sens dumot, par les intrts qu'il reprsente, et par l'esprit mme del'institution.

    En ce qui touche les chambres, il est encore un point sur

    lequel Benjamin Constant insistait avec une grande viva-cit. Il voulait bannir de la discussion les discours

    crits. Son antipathie pour l'loquence prpare tait si

    forte qu'il avait, insr dans l'Acte additionnel un ar-

    ticle ainsi conu : Aucun discours crit, except les rap-

    ports des commissions, les rapports des ministres sur les

    lois qui sont prsentes, et les comptes qui sont rendus,

  • INTRODUCTION. \\\ill

    ne peut tre lu dans L'une ou l'autre des chambres '.

    Cette horreur du discours crit est assez singulire chezun homme qui avait pour habitude d'improviser ses. rponsesla plume la main, et qui, la tribune, lisait des notesplutt qu'il ne parlait. La longue exprience des assembles

    lui avait appris que cette fureur d'loquence avait eu pen-

    dant la rvolution une influence dsastreuse. J'ai vu, disait-

    il, des reprsentants chercher des sujets de discours, pourque leur nom ue ft pas tranger aux grands mouvements

    qui avaient eu lieu : le sujet trouv, le discours crit, le r-sultat leur tait indiffrent 2 . Ce que voulait Robespierre,

    c'tait de parler par la fentre, d'tre lu au Moniteur, de

    rpter son discours aux Jacobins, d'avoir son jour de succs,son heure de clbrit. Ce n'tait pas l'intrt du pays, ledsir de convaincre qui l'occupait, c'tait le besoin de faire

    effet. Otez les discours crits, et demandez-vous ce que seraitdevenue l'loquence malsaine et jalouse de tous ces rhteursdont la vanit nous a coul si cher.

    cette suppression des discours crits, Benjamin Constantvoyait deux avantages : l'un, qu'il y aurait une discussion s-rieuse ; l'autre, que ceux qui ne savaient pas parler seraient

    obligs de se taire ; et, en politique, ce silence forc a un

    intrt public.

    Qu'est-ce qu'une discussion? C'est un dialogue entre deuxopinions opposes. Mais, disait Benjamin Constant avec ungrand sens :

    Quand les orateurs se bornent lire ce qu'ils ont crit dans lesilence de leur cabinet, ils ne discutent plus, ils amplifient; ils n'coutent

    point, car ce.qu'ils entendraient ne doit rien changer ce qu'ils vont

    dire; ils attendent que celui qu'ils doivent remplacer ait uni... Alors, il

    n'y a plus de discussion : chacun reproduit des objections dj rfutes,chacun laisse de ct tout ce qu'il n'a pas prvu, tout ce qui drangerait

    son plaidoyer termin d'avance. Les orateurs se succdent sans se ren-

    ' Acte additionnel de 1815, art. IC.- lui', t. 1, p. I

  • XXXIV INTRODUCTION

    contrer; s'ils se rfutent, c'est par hasard; ils ressemblent deux armesqui dfileraient en sens oppos, l'une ct de l'autre, s'apercevant peine,vitant mme de se regarder, de peur de sortir de la route irrvocablementtrace l .

    Cette discussion qui n'en est pas une, ce temps inutile-

    ment perdu, ne sont pas le seul inconvnient des discours

    crits : le plus grave, celui sans doute qui a dcide les An-

    glais les proscrire, c'est d'anantir toute discipline, et de

    faire une arme o il n'y a que des gnraux. En bannissantles discours crits, disait Benjamin Constant, nous creronsdans nos assembles ce qui leur a toujours manqu : cettemajorit silencieuse qui, discipline, pour ainsi dire, par lasupriorit des hommes de talent, est rduite les couter,faute de pouvoir parler leur place

    ;qui s'claire

    ,

    parce

    qu'elle est condamne tre modeste, et qui devient raison-nable, en se taisant 2 .

    L'opinion de Benjamin Constant paratra dure ceux quipar fureur d'galit nous rduiraient volontiers au niveau

    de la plus parfaite mdiocrit;

    je crois nanmoins cetteopinion trs-juste et d'une grande importance. Bannir des

    chambres les discours crits, c'est en bannir la dclama-

    tion , et y substituer la langue des affaires; ce langage,

    tout homme qui sait bien ce dont il parle, peut aismentle tenir. L'exemple de l'Angleterre ne permet pas d'en

    douter. Ce n'est point aux avocats, c'est aux commerants,

    aux fabricants, aux armateurs qu'a profit l'interdiclion des

    discours crits. Mais, dira-t-on , si un homme de mriteest afflig d'une timidit ou d'une impuissance invincible,

    le condamnerez -vous se taire? La rponse est aise :qu'il imprime, on le lira, cela vaudra mieux pour lui quede lire la sance une harangue qui n'est jamais en situa-tion. Tantt violente, parce qu'on s'est chauff froid dans

    le cabinet ; tantt glaciale, parce qu'elle ne rpond en rien

    1 Inf. t. I, p. 64.2 Inf. t. 1. p. G5.

  • i . iT.nm CTION XXXV

    aux motions du moment, cette loquence apprte ne peut

    que troubler la discussion. Son moindre dfaut, c'est l'en-

    nui. Trop heureux le lecteur, quand la chambre ne l'coute

    pas. Si vous tes orateur, parlez; si vous n'tes pas orateur

    et que vous sachiez crire, publiez votre opinion. Impression

    pour impression, une brochure fera toujours plus d'effet queces discours mort-ns qu'on enterre au Moniteur. Si vousne savez ni parler ni crire, suivez le sage conseil que

    donne le vieux proverbe : La parole est d'argent, mais le

    silence est d'or.

    Revenons aux questions constitutionnelles.

    11 est un principe, aujourd'hui fort abandonn, fort d-cri, que Benjamin Constant a, pour ainsi dire, import enFrance, et dont il a t le plus ardent dfenseur. C'est la neu-

    tralit du pouvoir royal et la responsabilit politique desministres. Ce principe est le fond mme de la constitutionanglaise; il a jou chez nous un grand rle. Le roi rgneet ne gouverne pas est une maxime sur laquelle on a discuttrente ans. Aujourd'hui, les nouveaux politiques n'en par-lent qu'avec ddain ; mais ils sont un peu comme Sgana-relle : ils ont mis le cur droite, et chang tout cela, sanstre devenus de grands mdecins. A tort ou raison, Ben-jamin Constant ne comprenait pas qu'une constitution librept exi.-ter sans la responsabilit des ministres. Dans ses

    Principes de Politique, dans son Essai sur les Garanties, dans

    son trait De la Responsabilit des Minisires, on trouvera cer-

    tainement ce qu'on a crit de plus raisonnable, ou de plusspcieux, sur cette grave question.

    Je ne veux point rsumer les ides de notre publiciste;je

    laisse au lecteur le plaisir de les chercher dans l'original;

    je dirai seulement que lorsque Benjamin Constant distin-guait le pouvoir royal et le pouvoir ministriel, et faisait de

    celte distinction le pivot de la monarchie librale, il ne c-

    dait point l'esprit de systme, une vaine manie d'in-

    vention ; il constatait simplement un fait attest par Pexp-

  • XXXVJ INTRnDI CTON.

    rience ; c'est que, dans une monarchie, cette division est

    la condition mme de la libert constitutionnelle. La sup-primer, c'est revenir au gouvernement absolu, ou, si l'on

    conserve quelques institutions reprsentatives, c'est entrer

    dans une voie sans issue. Nous en sommes l aujourd'hui;la question de responsabilit est une de celles qui, par la

    force des choses, reparatront dans un avenir prochain.

    Il est facile de reprocher nos anciennes chambres un

    despotisme tracassier ; de dire qu'on a bris ce joug insup-portable

    ;que la France, lasse des ambitions prives et des

    crises ministrielles, veut un gouvernement nergique et

    unitaire. Toute institution humaine a ses dfauts; et tantqu'on n'envisage les choses que par un ct, il est ais de les

    montrer sous un mauvais jour; mais ces institutions, il fautles remplacer par un systme qui vaille mieux, qui ait moins

    d'inconvnients, ou qui du moins se donne la peine d'exister;ce systme, je ne vois pas qu'on l'ait trouv.

    Je comprends le despotisme : c'est un rgime violent, aussipeu sr pour le matre que pour les sujets ; mais il est sim-

    ple ; la volont du prince fait la loi ; s'il se trompe, c'est ses

    risques et prils.

    Ce que je ne comprends pas, c'est un rgime o les cham-bres ont un droit de contrle et d'examen, et n'ont personne

    de responsable devant elles. La guerre est dclare, de nou-

    velles alliances engagent la France dans une politique d'am-

    bition ; des travaux publics considrables sont dcrts ; la

    proprit se trouve atteinte par des expropriations immenses;l'industrie se croit menace par un nouveau tarif; le crditpublic est engag; la libert individuelle est en pril. A quis'en prendra la chambre, organe du pays?Au chef de l'tat? Tant que la chambre n'aura pas l'opi-

    nion pour elle, elle sera impuissante et ridicule; le jour ol'opinion la poussera, qu'y aura-t-il au bout de la discus-

    sion ? Qu'est-ce qu'un systme qui force les reprsentants

    du pays tout souffrir ou attaquer ce qu'ils doivent res-

  • [NTB0DUCT1ON. X\.W||

    pecter? N'y a-t-il donc pas de milieu entre la servitude et la

    sdition?

    La responsabilit des ministres a t introduite en Angle-

    terre an de prvenir ce danger; on a senti le besoin de

    mettre entre la royaut et les chambres des agents politi-

    quement responsables, qu'on pt critiquer sans esprit de

    rbellion, et dplacer sans rvolution. Otez cet intermdiaire

    dont la ncessit est vidente, le chef de l'tat, expos

    tous les coups, se trouve compromis par ceux qui dfen-dent sa politique non moins que par ceux qui l'attaquent.

    Il n'est pas d'acte, quel qu'il soit,

    qu'un ministre ou un

    prfet ne croie lgitimer, en le couvrant d'un nom sacr ; le

    prince, engag sans le savoir, se trouve ainsi responsable demesures qu'il ignore, d'abus commis par des agents obscurs.Quel pouvoir, mme infaillible, s'il tait ainsi seul et toujourssur la brche, serait de force rsister indfiniment aux

    assauts de ses adversaires, aux fautes de ses amis?Il faudra donc que de faon ou d'autre on en revienne

    la responsabilit politique d'agents intermdiaires. L'in-

    vention des ministres sans portefeuille est ingnieuse; mais

    quel que soit le talent de ces orateurs officiels, ils ressemblent

    trop aux menins de la vieille cour, qui, si l'on en croitnos grand'mres, recevaient le fouet quand le dauphin avaittort. Que reprsentent-ils? Le chef de l'tat? Alors ils sontinviolables; il n'y a plus de discussion. Les ministres? Ce

    sont alors des avocats d'office qui plaident pour un client fort

    compromis peut-tre, mais qui, chose bizarre, est accus,dfendu et jug, sans avoir le droit de se faire entendre.Que gagne-t-on ce dtour? Du jour o la chambre se sen-tira de force exercer un contrle efficace, du jour o ellerejettera un crdit en disant clairement pour quelle raison

    politique elle le rejette, on n'vitera plus la responsabilit.

    Sans doute on pourra essayer de combinaisons diverses, et

    soustraire plus ou moins longtemps le ministre, sinon lesministres, l'influence de la chambre ; mais si l'on veut car-

  • XXXV1IJ INTRODUCTION.

    ter des conflits qui ne sont pas sans pril, il faudra sous une

    forme ou sous une autre, reprendre l'ancien principe et

    retourner l'cole de l'exprience. C'est alors qu'on recon-

    natra la sagesse de Benjamin Constant.Reste enfin une dernire libert qui tient toutes les au-

    tres, et que notre publiciste a constamment rclame : c'est

    la libert de la presse. Ce qu'il a dploy de courage et

    d'intelligence pour dfendre ce droit prcieux contre l'arbi-

    traire du pouvoir, contre les prjugs ou l'indiffrence dupays, est chose incroyable. Dans ces deux volumes, qui con-

    tiennent des crits publis vingt-cinq ans de distance, il

    n'y a gure de page o Benjamin Constant ne rpte surtous les tons, qu'avec la libert de la presse on a toutes les

    autres; que quand elle est touffe, tout le reste prit. Cer-

    tains de ces pamphlets sont de petits chefs-d'uvre, notam-

    ment les Observations sur le Discours de S. E. le ministre de

    Vintrieur que Lafayette comparait aux Lettres provinciales.

    Depuis Voltaire, jamais la raison n'a parl avec plus de maliceet de gaiet.

    Ces brochures dlaisses en un temps o, suivant l'usage,

    nous ne sentions pas le prix de l'hritage que nos pres nous

    avaient conquis; ces brochures ont aujourd'hui ce mritequ'elles nous rappellent des principes trop facilement oublis.

    Les objections que les beaux esprits du jour font la libertde la presse, n'ont de force que par notre ignorance ; ce sont

    des vieilleries qui, il y a quarante ans, faisaient lever les

    paules au moindre lecteur de journaux. Qui se serait attendu voir renatre les fameuses comparaisons de la torche incen-diaire, de l'arme dangereuse, du poison terrible? Ce sont ldes sophismes renouvels des Grecs ; c'est ainsi qu'on atta-quait la parole, il y a quelque mille ans; et dj Aristote r-pondait : Cette objection s'applique tout ce qui est bon,hormis la vertu. Plus une chose est utile, plus il est ais delui adresser ce reproche

    ;prenez pour exemple la force,

    la sant, la richesse, les armes. Dans les mains du juste

  • INTRODUCTION. XXXIX

    qui en use, c'est un bienfait ; dans celles du mchant qui enabuse, c'est un danger l .

    Benjamin Constant raisonnait comme Aristote, que, dureste, il avait lu. Dans un livre ou un journal, il ne voyaitque la parole multiplie par l'impression 2 ; aussi rclamait-il

    la libert de la presse comme n'tant autre chose que la

    libert de la parole et de la pense, c'est--dire le premierdroit de l'homme et du citoyen. La censure avait en lui unredoutable adversaire (de son temps on n'avait pas imaginles avertissements) ; rien ne lui semblait plus injuste que dedonner l'administration un droit de direction ou de contrlesur la pense ; suivant ses propres expressions, c'tait con-sacrer l arbitraire dans toute sa latitude.

    On dirait, crivait-il avec sa finesse habituelle, on dirait que lesverbes impersonnels ont tromp les crivains politiques. Ils ont cru direquelque chose en disant : // faut rprimer les opinions des hommes ; il nefaut pas abandonner les hommes aux divagations de leur esprit; on doitprserver la pense des hommes des carts o le sophisme pourrait l'en-traner. Mais ces mots : on doit, il faut, il ne faut pas, ne se rapportent-

    ils pas des hommes? Est-il question d'une espce diffrente? Toutes cesphrases se rduisent dire : Des hommes doivent rprimer les opinions des hommes. Des hommes doivent empcher les hommes de se livrer aux divaguions de leur esprit. Des hommes doivent prserver d'carts dangereux la pense des hommes. Les verbes impersonnels semblentmus avtiir persuad qu'il y avait autre chose que des hommes dans lesinstruments de l'autorit.

    L'arbitraire que vous permettez contre la pense pourra donc touffer

    les vrits les plus ncessaires, aussi bien que rprimer les erreurs lesplus funestes.

    Toute opinion pourra tre empche ou punie. Vous donnez l'auto-rit toute facult de mal faire, pourvu qu'elle ait soin de mal raisonner 3 .

    Parmi les avocats de la libert de la presse, personne n'asurpass Benjamin Constant. Il a t le prejnier la rcla-mer; il la dfendait en 1814 contre Royer-Collard aussi bienque contre l'abb de Montesquiou : il la dfendait encore

    1 Rhtorique, liv. 1, ch. i.2 Inf. t. I, p. 258.3 Inf. 1.1, p. 256.

  • XL INTRODUCTION.

    aprs la rvolution de 1830 : son dernier diseours a t pour

    proposer l'abolition du monopole des imprimeurs. Ce n'est

    pas seulement sa constance ni son esprit qu'il faut louer,

    c'est aussi l'originalit et la justesse de ses vues. Ds 4814,dans son crit : De la libert des Brochures, des Pamphlets et

    des Journaux, il montrait que cette libert tait dans l'intrt

    du gouvernement, non moins que dans l'intrt des citoyens.S'il a fait peu de convertis, la faute n'en est pas lui, mais

    cet aveuglement qui saisit tous les pouvoirs, et les pousse par

    l'arbitraire la ruine. Quoi de plus sens et de plus fort queles rflexions suivantes?

    Quel est le rsultat de toutes les atteintes portes la libert descrits ? D'exasprer les crivains qui ont le sentiment de l'indpendance,

    insparable du talent; de les forcer recourir des allusions qui devien-

    nent amres parce qu'elles sont indirectes; de ncessiter la circulation de

    productions clandestines et d'autant plus dangereuses; d'alimenter l'avi-

    dit du public pour les anecdotes, les personnalits, les principes sdi-

    tieux ; de donner la calomnie l'air toujours intressant du courage; enfin,d'attacher une importance excessive aux ouvrages qui sont dfendus. Onconfond toujours les libelles avec la libert de la presse, et c'est l'escla-vage de la presse qui produit les libelles et qui assure leur succs. Ce

    sont ces prcautions minutieuses contre les crits qui, en leur attri-

    buant une influence imaginaire, grossissent leur influence relle. Lorsque

    les hommes voient des codes entiers de lois proliibitriees et des armesd'inquisiteurs, ils doivent supposer bien redoutables les attaques ainsi re-

    pousses. Puisqu'on se donne tant de peine pour carter de nous cescrits, doivent-ils se dire, l'impression qu'ils produiraient serait bien

    profonde ! Ils portent sans doute avec eux une vidence bien irrsis-

    tible .

    Mais, s'criait-on alors, la libert de la presse n'a-t-elle

    pas amen tous les maux de la rvolution? N'est-ce pas ellequi a enflamm les passions, gar les esprits ? BenjaminConstant avait vcu sous la rvolution, il n'aimait ni la Con-vention, ni le Directoire, il avait les jacobins en horreur;mais il connaissait trop bien l'histoire pour accepter des re-

    proches qui tranent partout, et n'eu sont pas moins des

    Inf. t.I.p. 557.

  • I.VrilODUCTION. Xl.l

    erreurs. Une seule cause, suivant lui, perdait les gouverne-

    ments et ruinait les peuples ; ce n'tait pas la libert de la

    presse, c'tait l'arbitraire, ou, sous un autre nom, le pouvoir

    absolu.

    Ce ne fut point, disait-il, la libert de la presse qui causa le boulever-

    sement de 1789; la cause immdiate de ce bouleversement fut le dsordre

    des finances ; et si, depuis cent cinquante ans, la libert de la presse et

    exist en France ainsi qu'en Angleterre, elle et mis un terme des

    guerres ruineuses et une limite des vices dispendieux. Ce ne fut point la

    libert de la presse qui enflamma l'indignation populaire contre les d-

    tentions illgales et les lettres de cacbet; au contraire, si la libert de la

    presse et exist sous le dernier rgne, on aurait su combien ce rgne

    tait doux et modr; l'imagination n'aurait pas t frappe par des sup-positions effrayantes, dont la vraisemblance n'tait fortifie que du mys-

    tre qui les entourait. Les gouvernements ne savent pas le mal qu'ils se

    font en se rservant le privilge exclusif de parler et d'crire sur leurs

    propres actes : on ne croit rien de ce qu'affirme une autorit qui ne permet

    pas qu'on lui rponde; on croit tout ce qui s'affirme contre une autorit

    qui ne tolre point d'examen.

    Ce ne fut point la libert de la presse qui entrana les dsordres et

    le dlire d'une rvolution malheureuse : c'est la longue privation de la

    libert de la presse qui avait rendu le vulgaire des Franais ignorant et

    crdule, et par l mme inquiet et souvent froce. Dans tout ce qu'onnomme les crimes de la libert, je ne reconnais que l'ducation de l'ar-

    bitra ire.

    Dans les grandes associations de nos temps modernes, la libert de la

    presse tant le seul moyen de publicit, est en consquence, quelles que

    soient les formes du gouvernement, l'unique sauvegarde des citoyens

    Toutes les barrires civiles, politiques, judiciaires, deviennent illusoires

    sans la libert de la presse. Buonaparte a souvent viol l'indpendance des

    tribunaux, mais ce dlit restait couvert d'un voile; les formes taient sup-

    primes, mais la seule garantie des formes n'est-ce pas la publicit? L'in-

    nocence tait plonge dans les fers, mais nulle rclamation n'avertissait

    les citoyens du danger qui les menaait tous galement ; les cachots rete-

    naient impunment leurs victimes la faveur du silence universel. La re-prsentation nationale tait mutile, asservie, calomnie; mais l'imprimerie

    n'tant qu'un instrument du pouvoir, l'empire entier letentissait de ces

    calomnies , sans que la vrit trouvt une voix qui s'levl en sa

    faveur '.

    1 inr. 1. 1, p :y>.

  • XL1I INTRODUCTION.

    Ces quelques citations suffisent pour montrer avec quelle

    force, quelle' verve et quelle chaleur, Benjamin Constantsoutenait des vrits vieilles comme le monde, mais qu'ilfaut sans cesse dfendre contre le flot toujours dbord desambitions, des convoitises et des lchets humaines. La de-

    vise de notre publiciste tait celle de Gthe : Ne nous las-

    sons pas de dfendre la vrit, l'erreur ne se lasse jamaisd'agir.

    5. DES GARANTIES JUDICIAIRES.

    Il est ais, dira-t-on, de rclamer la libert ; c'est un moyen

    de se rendre populaire ; ce nom magique a toujours de l'chodans les curs ; mais le gouvernement, responsable de la

    paix publique, a des devoirs plus rudes ; il lui faut punir les

    excs qui troublent la socit; les mesures prises contre la

    presse n'ont pas d'autre objet.

    C'tait aussi l'avis de Benjamin Constant ; ce n'est pas undclamateur, il aime la scurit, il a l'esprit de gouverne-ment, il rclame aussi vivement que personne le chtimentdes crimes ou des dlits commis par la voie de l'impression.

    Les principes, dit-il, qui doivent diriger un gouvernement justesur cette question importante (la libert de la presse), sont simples et

    clairs. Que les auteurs soient responsables de leurs crits, quand ils sontpublis, comme tout bomme l'est de ses paroles, quand elles sont pro-nonces, de ses actions, quand elles sont commises. L'orateur qui pr-cherait le vol, le meurtre, le pillage, serait puni de ses discours; mais

    vous n'imagineriez pas de dfendre tous les citoyens de parler, de peur

    que l'un d'entre eux ne prcht le vol ou le meurtre. L'homme qui abu-serait de la facult de marcher, pour forcer la porte de ses voisins, ne se-

    rait pas admis rclamer la libert de la promenade ; mais vous ne feriezpas de loi pour que personne n'allt dans les rues de peur qu'on n'entrt

    dans les maisons .

    Inf. 1. 1, p. 261,

  • hVrRODUCTlON. XL1II

    Benjamin Constant ne parle ici que de la presse, et de laresponsabilit des crivains. Mais dans ces paroles spiri-

    tuelles, il y a tout son systme, ou plutt tout le systme de

    la libert.

    Deux grandes coles se partagent le monde politique :l'une, qui appartient au pass, c'est l'cole de l'autorit. L'au-

    tre, laquelle appartient l'avenir, c'est l'cole librale. Elles

    partent chacune d'un point oppos, ce qui fait qu'en chaque

    question, elles ont quelque peine s'entendre;je voudrais

    indiquer o est le nud du dbat.Pour l'cole de l'autorit, qui, par des raisons faciles com-

    p