Colloque Des Choses Et Des Mots ÉRASME
-
Upload
anonymous-lhzyqo5 -
Category
Documents
-
view
218 -
download
1
Transcript of Colloque Des Choses Et Des Mots ÉRASME
7/24/2019 Colloque Des Choses Et Des Mots ÉRASME
http://slidepdf.com/reader/full/colloque-des-choses-et-des-mots-erasme 1/5
356 LES COLLOQUES
MARCOLPH. - Je n'ai jamais entendu le récit
d'une
mort moitI
pénible.
PHÈDRE . - Tel
il
fut durant toute sa vie. L'un et l'autre furent ni
amis et je ne peux dire, avec équité, lequel des deux a eu la mort 1
plus chrétienne. Toi, qui es neutre,
tu
seras meilleur juge.
MARCOLPH. - J'essaierai, mais
à
loisir.
DES CHOSES ET DES MOTS
1
(D
e rebus ae voeabulis)
Sous une allure toujours plaisante, ce dialogue aborde, de la faç/ll l
plus concrète qui soit, l'uli des problèmes philosophiques les plu ,
Importants et les plus traditionnels depuis Platon (et même avant luI)
celui des rapports entre l'apparence et la réalité. Et cette dialectiqll'
- pour employer
un
terme que récuserait sans doute Érasme, car l
,
connaît de
la
dialectique et des dialecticiens que les subtilités formell, ,
des. scolastiques pseudo-aristotéliciens de son temps - s'exprime
SOli
'
la forme des rapports entre le langage et la pensée, l'expression verbal,
et son conte
nu
intellectuel
(au
sens large), ce
qu
e nous appellerions,
l '
termes de sémantique saussurienne, les rapports entre le signifiant et /,
sign{fié
2
Tel
est le sens qu'il faut donner au mot latin res: même
1/
nous avons traduit le titre original, «De rebus ac vocabulis», par «
DI
"
choses et des mots» (nos contemporains évoqueront immanquablemelll
"ouvrage célèbre
du
philosophe Michel Foucault,
Les Mots et
le
Choses), le terme de
«
chose» reste particulièrement vague (comme /,
serait aussi le terme de
«
réalité», par lequel on traduit parfois res),
s'appliquant à tout ... et à rien En fait, l s'agit de l'objet visé par
ce/II
I
qui parle ou qui écrit, autrement dit de
l'idée
exprimée par le
mot,
0/1
par la phrase, ou par le discours. La question du langage et de
.1 1
.1
rapports avec
la
pensée a sans cesse préoccupé Érasme, en tant ql/l
pédagogue, mais aussi
en
tant que penseur et théologien, car elle ',1
cœur
du
problème de
la
vérité. Il a même écrit tout
un
ouvrage,
/0
Lmgua (J525), qui porte sur l'usage - bon et mauvais - de la langllt ,
sans compter des ouvrages comme de De
copia ou l'Ecclesiastes dam
lesquels il analyse les mille et une possibilités qui s'offrent à l'orate/II
- c'est-à-dire à
homo
loquens - pour exprimer sa pensée ou (
fausser le sens par des paroles mensongères
3.
Cette «polysémie»
dll
langage (comme disent les linguistes ou les philosophes) s'exprime mêml'
avec humour dans notre colloque puisque les deux interlocuteur,1
1.
Traduit du latin par Jean-Claude Margolin.
2. VOIr,
dans
le
Dictionnaire, l'article LANGAGE.
3. Voir J. Chomarat, Grammaire et rhétorique chez Érasme, passim.
DES
CHOSES
ET DES MOTS
357
IlI lrqu
els Érasme a attritué le nom de Boniface et de Béat
(ou
Beatus)
'
représentent pas in concreto ce que ces vocables signifient: Boniface
1 ' pas nécessairement une mine trop réjouie, et Béat n'exprime pas ..
IIIII béatitude particulière. Telle est la leçon de philosophie du langage
l I Érasme, dont l 'esprit n'est pas fait pour les spéculations abstraites
/
théoriques, nous donne dans ce plaisant entretien... qui touche
"'
ailleurs,
également, à bien d'autres questions d'ordre social ou
1
r IIno
mique pour lesquelles
l
se sent plus à l'aise.
Le
colloque date de J52
7.
Les noms des interlocuteurs n'ont pas été
1
hoisis seulement pour la démonstration de la thèse, quand on songe
,I/IX deux grands amis d 'Érasme, l'Alsacien Beatus Rhenanus et le
I/ Îlois Boniface Amerbach. Il vise aussi Francis Berckmann,
un
libraire
d A
nvers avec lequel Érasme avait eu plusieurs fois maille à partir.
/ 1
co
lloque a été traduit en italien dès J530.
BEA TUS, BONIFACE
BEA
TUS
. -
Bien
le
bonjour, Boniface.
BO
NIFACE. -
Bien le bonjour également, Beatus. Mais plût au ciel
qll nous fussions l'un et l'autre ce que signifie notre nom, toi riche,
1
mo
i
d'un
physique agréable.
BE
ATUS.
-
C'est donc peu de chose à tes yeux que de porter un
I
lom
magnifique 1.
BONIFACE. - Le nom, en fait, m'importe guère, si la réalité n'y
l'illTespond.
BEATUS. - Pourtant la plupart des mortels sont
d'un
sentiment
di lférent.
BONIFACE . -
Il
se peut bien qu'ils soient des mortels, mais je ne
l
s
considère pas comme des hommes
2.
BEA TUS. - Ce sont aussi des hommes, mon cher, à moins que tu
Il t'i magines que des chameaux et des ânes se promènent encore de
1I0S
jours sous une apparence humaine.
BO NIFACE. - Je le croirais plus volontiers que je n'appellerais
homm
es des gens qui font plus de cas du nom que de la chose.
1. Dans le De conscribendis epislOlis, Érasme se moque de ceux qui portent des titres
IIlI
mbreux et grandioses (des «révérendissimes» aux «magis/ri nos/ri») qui recouvrent
ve
nt une réalité
humaiJ}e
infiniment plus modeste.
2. C'est l'habitude d'Erasme, peut-être héritée du Socrate de Platon dans ses
Il c
herches de
la
définition juste (qu'est-ce que
la
vertu? qu'est-ce que
la
sagesse?
qu'est-ce que le courage? etc,) que de vouloir redonner aux vocables les plus courants
co
mme celui d'homme, homo
-
leur «vraie» définition. Celle-ci implique toute une
philosophie de l'homme, ou de. l'humanité. C'est aussi le sens de l'adage des
Silénes
dA lcibiade (voir 1. Chomarat, Erasme, Œuvres choisies, 1991, p. 399-430).
7/24/2019 Colloque Des Choses Et Des Mots ÉRASME
http://slidepdf.com/reader/full/colloque-des-choses-et-des-mots-erasme 2/5
358
LES COLLOQUES
BEATUS. - J avoue que dans certains ordres de réalités, la plUP1 1
préfèrent la chose au nom ; mais dans. beaucoup d autres circonstanc ,
c est le contraire.
BONIFACE. -
Je ne saisis pas très bien
le
sens de tes propos.
BEATUS. -
Un
exemple est pourtant là, à notre portée immédiate
tu
t appelles Boniface , et tu portes bien ton nom. Mais
si
tu
devai
être dépouillé de ton nom ou de ton visage, que préfèrerais-tu?
Êtn
laid, ou bien t appele r Corneille au lieu de Boni face?
BONIFACE. - : aimerais mieux, bien entendu, m appeler
mêm
Thersite
l
plutôt que d avoir le visage d un monstre. Mais que le miOIl
soit beau,
je n en
sais rien.
BEATUS. - De même, en ce qui me concerne,si j étais riche et qu il
me fallût abandonner soit ma richesse soit mon nom,
je
préfèrerai
m appeler Ims
2
plutôt que d être dépouillé de mes biens.
BONIFACE. Je suis d accord avec ce que tu dis, c arc est vrai.
BEATUS. -
Il
en ira de même, je suppose, pour ceux qui jouissent
d une santé florissante ou qui sont dotés d autres avantages physiques
BONIFACE. -
C est
probable.
BEATUS . - Mais combien en voyons-nous qui préfèrent
qu
on
appelle savants ou pieux plutôt que de l être réellement
3.
BONIFACE. - J en connais une foule de cette espèce.
BEATUS. - Est-ce que, pour eux, le nom n a pas plus d importancl
que
la
chose?
BONIFACE. -
Apparemment.
. B E ~ T ~ S . -
Même
si
se présentait à nous quelque dialecticien qui
defimralt correctement
4
ce qu est un roi,
un
évêque,
un
magistrat, urt
philosophe, peut-être que
là
aussi, nous trouverions des gens
qUI
préfèreraient le nom à la chose.
BONIFACE . Assurément,
si
le roi est celui qui, par ses lois et pal
son équité, vise l intérêt de son peuple et non le s ien;
si un
évêqul
est celui qui se consacre entièrement aux brebis du Seigneur; si Il
magistrat est celui qui veille de tout son cœur au salut de l État,et
si
1. Voir l adage ,3280, et Homère, 11. Il 216. Thersite représente un personna ,w
affreusement laid : Erasme l évoque souvent.
2. lrus est un mendiant d Ithaque, d après Homère, Od., XVIII, 5. Voir l adage 57
~ / r o .. . pauperioY > <<Plus pauvre qu lrus»). Voir aussi Ovide, Tris .,
III,
7,42; Properce,
El., III, 5, 17; Martial, Epigr., v, 39, 9, etc.
3. Cette
c r i t i q u ~
du faux-semblant est aussi
le
thème central du colloque «Le cheval
ici
sans cheval». L'Eloge de la FoUe dénonce aussi les faux savants, les faux dévots
cl
tous ceux qui vivent dans, par et pour l illusion.
4. C est la tâche à laquelle Socrate invite en premier lieu les sophistes.
DES CHOSES ET DES MOTS
le
ph
ilosophe est celui qui, négligeant les avantages de la fortune,
p l i q u e uniquement à acquérir la sagesse.
BE
ATUS. - Tu vois maintenant combien d exemples de ce genre
je
pourr
ais réunir.
BONIFACE. -
Des quantités, assurément.
BEATUS. - Et nieras-tu que tous ceux-là ne soient des hommes?
BONIFACE. -
Je crains plutôt que nous ne perdions nous-mêmes ce
nom d homme.
BEATUS. - Mais si l homme est
un
animal raisonnable l combien
n
ou
s nous écartons de la raison quand pour des avantages physiques
pl
ut
ôt que pour des biens véritables, et pour des richesses extérieures
que
la
fortune accorde et ôte tout à la fois quand
il
lui plaît, nous
préférons la chose au mot, alors que pour les biens véritables del esprit,
n
ou
s faisons plus de cas du mot que de la chose
2.
BONIFACE . -
Par
ma
foi, à examiner l affaire de près, notre jugement
va tout à rebours.
BE
ATUS. - Nous raisonnons pourtant de façon identique dans les cas
con
traires.
BONIFACE. - J attends ton explication.
BE ATUS. -
Il
faudrait, à propos du nom des choses à éviter, exprimer
le jugement que j avais énoncé sur les choses désirables.
BONIFACE. - Apparemment.
BEÀTUS. - En
effet, plus effoyable que
le
nom de tyran est le
comportement même du tyran.
Et si
un mauvais évêque 3 est au sens
de
l Évangile
un
voleur et un larron, nous ne devons pas avoir autant
d exécration pour ces noms que pour la chose elle-même
BONIFACE. -
Ce raisonnement me convient assez.
BEATUS. -
Conclus donc pareillement pour tout
le
reste.
BONIFACE. - Je comprends parfaitement.
BEATUS. -
N avons-nous pas tous de l aversion pour
le
nom de fou?
BONIFACE. - Si,
et
même une très vive aversion.
BEATUS. - Ne serait-il pas fou, celui qui pêcherait avec un
hameçon d or4, qui préfèrerait le verre aux pierres précieuses, qui
1. Selon la définition aristotélicienne traditionnelle. .
2. C est le reproche - tout à fait immérité - que Luther adressait à Erasme,
de
préférer les mots, les discours, à la réalité e lle-même (en matière de croyance relIgieuse).
3. Exemple classique de cette antiphrase, l évêque étant - de par l étymologie m ~ m
du mot grec episcopos, c est-à-dire de son sens vrai - chargé de veiller au blen-etre
spirituel de ses ouailles.
Le
mauvais évêque est
un
évêque .. qui ne mérite pas ce nom.
4. Exemple classique, rapporté et commenté dans l adage 1160 LB, Il , 468a), adage
tiré
de
Suétone (Auguste,
25
et Néron, 30), pour désigner des fous qui risquent des biens
précieux dans l espoir d un gain médiocre (ici
un
poisson).
7/24/2019 Colloque Des Choses Et Des Mots ÉRASME
http://slidepdf.com/reader/full/colloque-des-choses-et-des-mots-erasme 3/5
360
LES COLLOQUES
aurait plus d'affection pour ses chevaux que pour sa femme et ,
enfants I?
BONIFACE. -
Il serait plus stupide que n'importe quel Corèbe
2
.
BEATUS. - Ne sont-ils pas de la même espèce, ceux qui
1
précipitent dans les actions guerrières
3
exposant leur corps et leur
âllll
au danger dans l'espoir
d'un
gain dont l'importance est d'ailleurs
aSRl
'
dérisoire; ceux qui s'efforcent d'accumuler des richesses, alors que 1
âme est dépourvue de toute espèce de vertu; ceux qui embelliss
leurs . vêtements et leur maison, cependant que leur esprit négli 1
CroUpit
dans la saleté; ceux qui veillent anxieusement sur leur sauli
physique, alors qu'ils abandonnent une âme qui souffre de tant Ih
maladies mortelles; ceux qui enfin, pour des voluptés si fugaces dl
cette vie, se rendent dignes des tourments éternels?
BONIFACE. -
La raison elle-même nous oblige à reconnaître qu'il
sont plus que fous 4.
BEATUS. -
Et pourtant, bien que l'univers soit rempli de ces
fou
s
.
tu n'en trouverais guère qui souffriraient de se voir appliquer le vocabh
de fou, bien qu'ils n'aient pas
la
moindre aversion pour
un
h 1
comportement.
BONIFACE. - C'est parfaitement exact.
BEATUS. -
Continuons. Tu sais combien les noms de menteur et
dl
voleur sont tenus pour odieux par tous les humains.
BONIFACE. - Ils le sont à l'extrême, et non sans raison.
BEATUS. - Je l'avoue. Mais bien que souiller la femme d'autrui SOli
une scélératesse plus odieuse que le vol, beaucoup se glorifient pourtanl
du surnom d'adultère, et qui dégaîneraient sur-le-champ
si
on le
outrageait du nom de voleur.
BONIFACE. -
C'est
bien ainsi que se comportent la plupart.
BEATUS. -
Nombreux sont également ceux qui, tout en se livran l
aux pires débauches et à l'ivrognerie - et en le faisant de bon cœw
et ouvertement - s'offensent pourtant du nom de gibier de borde '
1.
~ e l q u e s
exemples empruntés au thème du monde à l'envers, et de nature à fourn
il
des «declamatlons» sous la forme d'éloges paradoxaux.
2.
V o ~ r l a ? a ~ e 1864:<Stultitior Coroebo»;
Virgile,
Aen., Il 341,
Diogène, Vie
, 5
Il
e t ~ . Corebe etait un heros troyen qui manquait tout à fait de réflexion. Ses
actiOIl
deconcertantes sont passées en proverbe.
3. Voir tous les écri s pac fistes d
'É
rasme, et notamment ceux qui figurent dans CI
volume, dans la partie mtltulee «Guerre et paix». ,
4. Le terme
atuus,
sans cess.e utilisé ici p.ar Érasme (au lieu du
stultus
de
l
l
oW
de la Folle)
deslgne bien
CelUI
qUI
est derangé mentalement, qui commet
d'.
extravagances.
5. C'est la sagesse désabusée des
Proverbes
de Salomon et de
l'Ecclésiaste.
Mil
l.
c'est
aussi la constatation des moralistes de l'Antiquité païenne.
6. Le mot latm ganea (du grec ganos) désigne les tavernes et autres «mauvais lieux 1
DES CHOSES ET DES MOTS
36\
BONIFACE. - Ceux-là se font gloire assurément de la chose, alors
qu ' ils ont horreur du mot qu'elle mérite.
BEATUS. -
Mais il semble pratiquement qu'aucun autre nom ne soit
plus insupportable à nos oreilles que celui de menteur ' .
BONIFACE. - J'en
connais qui ont vengé cette insulte par un meurtre.
BEATUS. -
Ah, si seulement on éprouvait pour la chose
le
même
sentiment d'horreur Ne t'est-il jamais arrivé qu'un emprunteur, qui
l
av
ait promis de rendre la somme prêtée à une date fixée, ait manqué
,\ sa parole?
BONIFACE. - Fréquemment, et encore qu'il me l'eût juré, non pas
lIne,
mais cent fois.
BEATUS . - Ces gens n'étaient peut-être pas solvables?
BO NIFACE. - Pas du tout, mais ils estimaient plus commode de ne
pas rendre
la
somme dont ils étaient débiteurs.
BEATUS. -
N'était-ce pas un mensonge?
BONIFACE. -
Absolument.
BEATUS. - Oserais-tu forcer dans ses retranchements un débiteur de
cett
e espèce, en
lui
disant: «Pourquoi m'as-tu menti tant de fois?»
BONIFACE. - Non, à moins de me préparer à la bagarre.
BE
ATUS. -
Est-ce que, de la même façon, les carriers
2,
les forgerons,
les orfèvres et les tailleurs ne s'engagent-ils pas tous les jours,
promettant leur travail pour un jour déterminé, sans pourtant tenir leur
parole, quand bien même ils vous causent un grand tort?
BO NIFACE. - Imprudence extraordinaire, mais ajoute encore les
avocats qui promettent leurs services.
BE
ATUS. -
Tu pourrais y ajouter mille autres noms de métier. Aucun
de ces professionnels ne tolèrerait l'épithète de menteur.
BONIFACE. -
L'univers est plein de mensonges de ce genre.
BEATUS. -
De même, personne ne supporte le nom de voleur, alors
que tous n'ont pas la même horreur de la chose.
BONIFACE. -
J'attends que tu me l'expliques plus clairement.
BEATUS. -
Quelle différence y a-t-il entre celui qui te subtilise de
l'argent dans ton coffre, et celui qui nie, en se parjurant, avoir en dépôt
ce
qui t'appartient?
1. La question du mensonge et de h vérité est en effet au cœur du colloque. Saint
Au
gustin (dans le De mendacio) et Montaigne (dans plusieurs «essais», et notamment
D
e l'expérience»,
III 13
et
III 5)
ont exprimé
à
leur manière l
eur
horreur du mensonge,
qui
déshumanise l homme
en le
faisant se servir du don de
la
parole et du pouvoir de
communication à des fins pernicieuses.
2. Le mot latin latomi (du grec la/Omoi) désigne exactement les tailleurs de pierre.
On ne trouve guère d'autre référence que saint Jérôme,
Lettres, 129, 5.
7/24/2019 Colloque Des Choses Et Des Mots ÉRASME
http://slidepdf.com/reader/full/colloque-des-choses-et-des-mots-erasme 4/5
362
LES COLLOQUES
BONIFACE. -
Aucune, sinon
qu'il est
encore plus scélérat, celui qUI
dépouille l'homme qui lui a fait confiance.
BEATUS. - Combien rares pourtant sont ceux qui rendent un dépôt ,
ou, quand ils le font, ne le restituent pas intégralement.
BONIFACE. - Je pense qu'ils sont très rares en effet.
BEATUS. - Nul d'entre eux ne souffrirait pourtant le nom de voleUl ,
alors
qu'ils n'ont
aucne répugnance pour la chose.
BONIFACE. - C'est
exact.
BEATUS. - Réfléchis maintenant
à ce
qui se passe habituellement
dans l'administration des biens de pupilles, dans les testaments et le,
legs, pense
à
tout
ce
qui reste accroché aux doigts de ceux qUI
manipulent ces affaires.
BONIFACE. -
C'est
bien souvent le tout qui y reste.
BEATUS. - Ils aiment le vol, mais ils en détestent le nom.
BONIFACE. - Parfaitement
BEATUS. - Peut-être n'avons-nous pas des notions suffisamment
claires du mécanisme des agissements de ces agents fiscaux qui
frappent de la monnaie de mauvais aloi
et
qui entament ainsi le capital
des particuliers par une estimation, tantôt à la hausse, tantôt à la baiss '
de l'argent. De ces réalités dont nous faisons l'expérience quotidienne l
il nous est bien permis de parler. Celui qui emprunte ou qui ratll'
l'argent d'autrui, avec l'intention de ne jamais le rendre, si possiblo,
combien peu diffère-t-il du voleur?
BONIFACE. - Peut-être l'appellera-t-on plus rusé, mais certainement
pas meilleur.
BEA TUS. -
Mais bien que le nombre de ces individus soit partout
fort important, aucun d'eux ne souffrirait l'épithète de voleur.
BONIFACE. - Dieu seul connaît les intentions: c'est ainsi que chez
les
hommes
ils sont traités
de
débiteurs insolvables
2,
et non de voleurs,
BEATUS. -
Mais puisqu'ils sont des voleurs devant Dieu, comme
il
importe peu que les humains leur donnent tel ou tel nom Du moins
chacun connaît ses propres intentions
3
. En outre, ne les déclare-t-il pas
,
1.
Bien ~ u i l n:
fût
pas un spécialiste des questions économiques et financières,
Erasme. qUI a touJours eu le souci de ses intérêts matériels et de la gestion de son
P?trimoine ( ~ ~ i r à cet égard les études respectives de Jean Hoyoux, . { Les moyenN
d eXistence d Erasme»,
BHR,
t. 5 (1944), p. 7-59, et d'André Godin, <<Erasme et son
banquier». Revue
d 'histoire moderne
el
contemporaine,
XXXIV, 1987, p. 529-552),
comprenait suffisamment
le
mécanisme de l'inflation et de
la
dévaluation monétaire n
fût-ce que par ses contacts avec les banquiers et les changeurs (voir notamment'ses
rapport avec
le
banquier anversois Erasmus Schets).
2. Allusion à la figure de rhétorique connue sous
le
nom de litote,
3.
De.
m é t p h y s i q u ~
qu',il était au dél'art (l'apparence et la réalité),
le
problème
S'CSI
progressivement transtorme (comme touJours) en
un
problème moral: celui des rapport
entre l' ntention et l'acte terme
d'animus,
qui s'oppose à
corpus,
comme l'esprit i\
la mallere, correspondant a cette mtentlOn, connue de Dieu seul).
DES CHOSES ET DES MOTS
363
d'une manière suffisamment claire, celui qui, tout en étant fortement
(ndetté, fait des prodigalités scélérates avec
l'argent
qu'il a obtenu, et
qu i, après avoir fait banqueroute dans une cité déterminée, s'enfuit dans
\lne ~ u t r e en .bernant ses créanciers, à la recherche d'étrangers auxquels
Il pUisse en Imposer, ce qui se produit assez souvent?
O
NIFACE. - Si fait, et même bien davan tage Mais ces individus
Dnt l'habitude de farder
d'une
couleur artificielle leurs agissements.
BEATUS. -
Et de quelle manière')
BONIFACE - Ils prétendent qu'ils doivent beaucoup d 'argent à de
~ r e u s e s personnes, trait qu'ils ont en commun avec les magnats,
meme les
roiS.
Ceux
qUI
ont en partage une telle disposition d'esprit
Ii
ffi
chent presque immanquablement des prétentions
à la
noblesse,
EATUS. -
Dans quelle intention?
BONIFACE. - C'est
extraordinaire, toutes les libertés
qu'un
cheva
lier l d'après eux, peut se permettre.
BEATUS. - De quel droit? En vertu de quelles lois .>
BONIFACE. - Des mêmes lois qui permettent à
un
préfet maritime
de réclamer à son profit toutes les épaves d'un naufrage, m ê m l ~
si le
p
ro
pnetmre
légitime manifeste sa présence. ct des lois en vertu
des
quelles certains revendiquent
la
propriét0 de tout ce qu ï
ls
ont
confisqué à un voleur ou à
dn
brigand:.
BEATUS. -
Des lois de cette espèce pourraient être établies par les
v
ol
eurs eux-mêmes.
BONIFACE. - Ils ne manqueraient
p a ~
de
le
t ~ ù r e s'ils avaient
la
possibilité de les appl iquer. Ils auraient même une excuse s'ils
déclaraient la guerre avant de se livrer au pillage.
BEATUS. - Qui a donné ce droit aux cheva liers plutôt qu'aux
fantassins?
BONIFACE. - La
faveur du métier des amles. Cest
ainSI qu'on
les
en
traîne à
la
guerre afin qu'ils soient plus prompts à dépouiller
l
'e
nnemi.
BEATUS. - C'est
comme cela.
je
suppose, que Pyrrhus.i exerçait les
siens à la guerre.
BONIFACE. - Non pas, mais les Lacédémoniens 4.
1. Voir
la
critique de .l'étal de chevalier dans le colloque «Le chevalier sans che\al ».
2.
S ~ r les ~ o n d l t l O n s J u m l J q u ~ s alors
cn
usage
ell
malierc dc droit de prnpricté . dans
.es .casevoques
ICI. VOIr
les chapitres appropriés du recueil connu
SOliS
le nom de
CorpllS
/u
sCIV/lts et les commentaires des JUristes (le l'Ecole de Bologne. Voir notamment les
InStllUleS
3< partie.
3.
Pyrrhus, roi d'Épire, est surtout connu pour son expédition militaire contre les
Romams: Jeu de mots
~ e c
la
«pyrrhique». danse guerrière des Lacédémoniens.
4. VOIr notamment Xenophon.
Lacedal'nlllllior lm flofi/l.:ia .
Il. 7. et .4/101>0.\'1'. IV. 6. 44-
15; Platon, Leg. 1 633b. Les Lacédémoniens sont présentés comme un peuple
essentiellement guerrier (voir note précédente).
7/24/2019 Colloque Des Choses Et Des Mots ÉRASME
http://slidepdf.com/reader/full/colloque-des-choses-et-des-mots-erasme 5/5
364
LES COLLOQUES
, B ~ A ~ U S . - Qu'ils aillent se faire pendre
1
avec leur exercice' M 1
d ou vIennent leurs titres à une telle prérogative? .
B O N I F ~ C E .
-
Pour certains, ils viennent de leurs ancêtres, d'ault,
I ~ s
achetent contre argent, d'autres enfin se les attribuent
101
sImplement 2.
BEATUS. -
Et n'importe qui peut en faire autant?
BON IF ACE . - Oui, à condition que ses mœurs répondent à ce qu llIl
attend de lUI.
BEATUS. - Comment cela?
B O N I \ ~ C E . -
S'il ne fait rien de valable, s'il s'habille magnifiqu
m e n ~
s I l ~ ~ r c h e
a ~ e c
un anneau au doigt, s'il fréquente avec zèle
Il
p ~ t a m s
Il
Joue assIdu ment aux dés et défie ses adversaires aux carW
s ,II g . a s p l l l ~ son t ~ m p s en b ~ ~ v e r i e s et parties de plaisir,
si
son
langa 1
na nen de vulgaIre, maIs s
Il n'a
à la bouche que citadelles bataille
guerres et toutes les espèces de fanfaronnades] De tels indi 'd
permettent. de faire la guerre à qui bon leur semble, même s ' ~ ~ ~ ~ O ;
pas la momdre parcelle de terre où poser leur pied.
BEATUS.
:
Tu me parles
ici
de chevaliers dignes du chevalet4.
Mal
la terre du SIcambre
5
en compte
un
nombre qui
n'a
rien de négligeabll'
LE POfNT DU JOUR 6
(Diluculum)
e dialogue de 1 traite des vertus
du
travail }latinal. Sujet
ass
/'.
m m ~
aux ~ e u x d
un
moderne, non à ceux d Erasme qui abord,
p ~ u s L e u r s
10.is
la q ~ e s t i o n dans son œuvre. Elle s inscrit au cœur d um
r e f l e x ~ o ~ pedagogique qui s intéresse, normalement, aux conditions
dl
travazl l ~ t e ~ l e c t u e l . Les étudiants du seizième siècle se levaient t
ôt,
~ o u v e ~ t a cll1q
h e u n ~ s
comme Gargantua chez Rabelais.
La
pédagog/I
erasmLenne se soucie de savoir
à
quel moment de la journée l esprit
~ ~ i ~ t i ; i i E ~ ~ ? ~ } ~ t i i ~ ~ ~ ~ ~ l s : ~ i 7 ~ ~ ~ v ~ ~ : e
I ~ ~ ~ i r > ~ , u ~ ~ e : ~ ~ ~ ~ i ~ ~ ~ ~ ~ ~ e P J ~ ~ t ~ ~ ; ~ 7 ~ \ ~ ~ ,
~ z s différents ,cas
.se
retrouvent dans
le
colloque
du
«Chevalier sans cheval»
T é r ~ n c / a s o l l l e a ,
c est-a-dlre digne de Thrason,
le
soldat fanfaron
de
l E u n u q u ~ d
l
4. On
a essayé de rendre
en
français
le
jeu de mots latins
ui
ra h
~ c h e v a h e r de
equuleus
(qui s i g n i ~ e tantôt
le
jeune cheval,
le p o u i a ~ ,
t a n i t r ~ ~ ~ h : ~ ~ l r :
e torture, l?ar exempl.e chez Clceron,
Pro
Mi/one, 57, et ruse., v, 12-13)
W ~ ~ t p ~ ~ ~ e S l c ~ ~ b r e s etalendt, \In peuple de Germanie, habitant
le
s bords' du Rhin I
I
.
1. expressIOn Erasme est plutôt péjorative (peuple b b .
~ r a s m e d
s O f n g l ~
sudrtout
aux
chevaliers duché de Clèves-Juliers,
et
n o ~ ~ ~ ; : : ~ n ~ ~ e ~ I ~ ~ ~ i
ppen
or
un e ses ennemiS acharnes.
6, TradUit du latin par Daniel Ménager.
LE POINT
DU
JOUR
365
dispose de
la
plus grande liberté. Et
la
médecine rejoint la théologie
dans cet éloge des heures matinales où
la
lumière du soleil refait
( hom me et le monde. Voici ce que «Nephalius» (le sobre, le vigilant),
déjà rencontré dans «Le banquet sobre », essaie de faire comprendre
l
paresseux «Philypnus », qui se lève tard parce qu il se couche tard.
On voit aussi apparaître dans ce texte l une des obsessions majeures
de la
Renaissance: celle du temps, qu il faut savoir utiliser
au
mieux,
du temps qui est de l argent comme le pensent -
à
une époque où se
multip
lient les horloges - édiles. banquiers et moralistes,
NEPHALlUS , PHIL YPNUS
NEPHALlUS.
~
Tout à l'heure, j'ai cherché à te voir, Philypnus, mais
on m'a dit que tu n'étais pas chez toi.
PHI
LYPNUS. - Ce n'était pas tout à fait faux. Je n'y étais pas pour
toi,
mais j'y étais très bien pour moi .
NEPHALlUS. - Que veut dire cette énigme?
PHILYPNUS. -
Tu connais cet antique proverbe :
je
ne dors pas pour
to
ut
le
monde
1.
Et
tu
te rappelles
le
mot spirituel de Nasica
2.
Un
jour qu'il était allé rendre visite à son ami Ennius,
la
servante
avait
répondu, sur ordre du maître, qu'il était absent. Nasica comprit
ct s'en alla. Mais quand Ennius à son tour vint chez lui et demanda
au serviteur s'il était là, Nasica cria, de sa chambre: <de ne suis pas
là » Ennius qui avait identifié la voix, s'exclama: «Quel toupet
com me si je ne reconnaissais pas ta voix - Tu en as encore plus que
moi, rétorqua Nasica, puisque tu doutes
de
ma parole, alors que
j'ai
cru ta servante.»
NEPHALlUS. - Tu étais peut-être trop occupé?
PHILYPNUS. - Bien au contraire: je goûtais un doux loisir.
NEPHALlUS. -
Encore une énigme qui me tourmente.
PHIL YPNUS. - Je vais te dire les choses sans détour, en appelant un
chat un chat
3.
NEPHALlUS. - Je t'écoute.
PHIL YPNUS. - Je dormais profondément.
NEPHALlUS. -
Que dis-tu là? Il 'était huit heures passées, et à ce
mo is de l'année,
le
soleil se lève avant quatre heures.
1. Proverbe recueilli dans les Adages (504), LB, 11, 223b,
2. L'anecdote suivante est racontée par Cicéron dans
son
traité De l orateur II, 68.
2
76)
pour donner
un
exemple de répartie spirituelle,
3, Il existe plusieurs proverbes anciens signifiant : «parler franchement», Dans les
Adages
(1205;
LB, 11,
485e) et ici, cela se dit: «appeler
une
figue, figue».