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173 CIVILISATION ET BARBARIE DANS UNE PERSPECTIVE THOMISTE Si l’homme fait bien une distinction entre « barbares » et « civilisés », il oublie peut-être de faire une analyse sérieuse des termes qu’il emploie, sûr de son instinct ethnocentrique. Le barbare c’est l’autre. Les Grecs déjà s’opposaient aux peuples étrangers ne partageant par leur langage et leur culture ; ils appartenaient au monde effrayant des barbares. De même, de nos jours, nous aimons porter de tels jugements sur des groupes sociaux, des ethnies qui ne partagent pas nos valeurs morales, intellectuelles et esthétiques. A entendre les dirigeants occidentaux, l’Islam « intégriste » est un exemple typique de la barbarie contemporaine et l’ennemi juré de la Civilisation. Et pourtant, si nous étions musulmans, ne verrions-nous pas en cet Occident arrogant et hédoniste le visage même de la décadente perversion de l’humain ? Il pourrait m’être objecté que de nos jours nous savons reconnaître dans les autres cultures la présence de la Civilisation et en apprécier les manifestations entre autres artistiques ; et nous parlons alors de civilisations. Cette objection ne nous semble pas contraignante, car, en réalité, cette « tolérance » ne joue que pour ceux qui sont déjà prédéterminés à se conformer à nos propres valeurs démocratiques ou, qui, pour le moins, n’en gênent pas l’expansion impérialiste. Que les tribus amérindiennes défilent de temps en temps dans les rues de New-York, entre les grattes ciel, pour offrir un sympathique spectacle folklorique à l’homo festivus moderne, sera toujours encouragé ; il sera même de bon ton que Tartuffe s’extasie sur

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CIVILISATION ET BARBARIE DANS UNE PERSPECTIVE

THOMISTE Si l’homme fait bien une distinction entre « barbares »

et « civilisés », il oublie peut-être de faire une analyse sérieuse des termes qu’il emploie, sûr de son instinct ethnocentrique. Le barbare c’est l’autre.

Les Grecs déjà s’opposaient aux peuples étrangers ne partageant par leur langage et leur culture ; ils appartenaient au monde effrayant des barbares. De même, de nos jours, nous aimons porter de tels jugements sur des groupes sociaux, des ethnies qui ne partagent pas nos valeurs morales, intellectuelles et esthétiques. A entendre les dirigeants occidentaux, l’Islam « intégriste » est un exemple typique de la barbarie contemporaine et l’ennemi juré de la Civilisation. Et pourtant, si nous étions musulmans, ne verrions-nous pas en cet Occident arrogant et hédoniste le visage même de la décadente perversion de l’humain ?

Il pourrait m’être objecté que de nos jours nous savons

reconnaître dans les autres cultures la présence de la Civilisation et en apprécier les manifestations entre autres artistiques ; et nous parlons alors de civilisations. Cette objection ne nous semble pas contraignante, car, en réalité, cette « tolérance » ne joue que pour ceux qui sont déjà prédéterminés à se conformer à nos propres valeurs démocratiques ou, qui, pour le moins, n’en gênent pas l’expansion impérialiste. Que les tribus amérindiennes défilent de temps en temps dans les rues de New-York, entre les grattes ciel, pour offrir un sympathique spectacle folklorique à l’homo festivus moderne, sera toujours encouragé ; il sera même de bon ton que Tartuffe s’extasie sur

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leur sens de l’art, pour affiner l’image qu’il se donne de sa propre tolérance. Mais ces cultures ancestrales moribondes ne sont tolérées que par le fait qu’elles sont hors-jeu. C’est ainsi que certains évoquent, pour conjurer leur angoisse, cet Islam démocratique, produit de leur émotion, qui aurait le bon goût de suivre le même chemin que le christianisme libéral.

Il y a donc dans cette vertu démocratique, un

narcissisme hypocrite, un masque théâtral visant à nous rendre sympathiques à nous-mêmes, mais qui nous fait évoluer dans une culture de l’occultation. Nous partageons avec toutes les sociétés humaines, malgré le culte rendu à la Tolérance, ce refus de considérer la question avec objectivité.

Dès lors, ces deux termes « barbare », « civilisé »

restent en réalité des armes rhétoriques visant à disqualifier l’autre pour mieux nous rassurer sur les mobiles qui nous font agir, dont nous aimons à penser qu’ils sont vertueux. Cela est d’autant plus aisé que nous avons là deux termes abstraits qui ne désignent rien de suffisamment concret qui puisse nous rappeler à l’ordre. Nous savons bien avec quelle légèreté nous en usons. C’est l’un des rôles de la philosophie de nous aider à rester libres de toutes les formes de rhétorique creuses et mensongères. Souvenons-nous de l’aiguillon de Socrate qui rappelait à Hippias que le beau n’est pas ce que sa concupiscence lui faisait poursuivre : la femme, l’or et le pouvoir sur autrui. Si donc nous devons parler de la civilisation, faisons-le avec cette prudence qui nous évitera peut-être de dévoiler nos pulsions secrètes.

L’un des moyens d’y parvenir consisterait à consulter

un bon dictionnaire, mais force est de constater que les définitions sont si larges qu’elles ne permettent pas, en réalité, de faire la distinction que nous espérons. Certes, elles nous donnent les caractères les plus généraux qui sont repérables dans toutes les grandes sociétés, mais ne nous laissent pas voir avec suffisamment de clarté ce qui pourrait nous aider à penser efficacement le rapport conflictuel entre les deux termes. Dire

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par exemple que la civilisation est l’ « ensemble des phénomènes sociaux (religieux, moraux, esthétiques, scientifiques, techniques) communs à une grande société ou à un groupe de sociétés… 1» nous laisse songeurs. Car, le goût pour l’art, les progrès scientifiques et techniques ne nous semblent pas du tout incompatibles avec la pire des barbaries si par ce mot on entend donner, avec le même dictionnaire, les synonymes suivants « (…) cruauté, brutalité, dureté, férocité, inhumanité, sauvagerie. »

Cela nous permet d’ailleurs, et c’est déjà un grand

mérite, de pressentir que le barbare est si peu lointain que, bien que grimé aux couleurs de notre temps, il nous habite peut-être bien plus que nous n’acceptons de l’admettre. Pourtant, cette lucidité seule nous mettrait en demeure alors de cultiver notre jardin intérieur ; de le travailler de telle manière que nous puissions parfaire notre nature. Le sens le plus profond de notre existence n’est-il pas de congédier la barbarie qui nous habite encore et que nous connaissons au fond si bien que nous la cachons sous des apparences avantageuses et des discours moralisateurs ?

Cependant, ce sentiment confus qui nous fait espérer et

souffrir, ce désir brûlant et cette mordante culpabilité qui bataillent en notre âme, restent trop flous pour suffire à nous indiquer le bon chemin qui pourrait nous y mener. L’appel rousseauiste à la conscience reste vain, s’il n’est pas nourri d’une juste connaissance de l’animal rationnel. Le grand tort de Jean-Jacques Rousseau n’aura-t-il pas été d’ailleurs de nier cette imperfection native et de vanter notre originelle solitude, éloignée de tous les artifices de la société ? Mais si, sans éducation et sans langage, nous aurions alors été adéquats à notre essence, pourquoi chercherions nous ailleurs qu’en nos pulsions animales la solution du problème et la fin de nos tourments d’êtres dénaturés ? Qu’il suffise de protéger notre progéniture des atteintes néfastes de la société et nous verrons s’épanouir, dans la société des hommes, les vertus naturelles voulues par la divine nature. Ce soupçon nourri contre la

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civilisation sera repris par Freud dans son essai Malaise dans la civilisation, (même si par ailleurs Sigmund Freud ne partage pas le même goût pour la vie sauvage puisque dans le même ouvrage il affirme que l’homme sauvage est un monstre sadique) ; la société, en réprimant nos légitimes aspirations, trouverait dans notre frustration l’énergie de sa propre réalisation et ne nous laisserait pour seule consolation que la religion, cette grande sublimation névrotique. Nous avons donc là, bien évidemment, une inversion complète du point de vue traditionnel, puisque le « sauvage » devient, chez Jean-Jacques Rousseau, le modèle d’une harmonie perdue dans la perversion sociale : la civilisation serait donc l’humus originaire et nourricier de la barbarie. Il faut reconnaître que l’histoire des deux derniers siècles pourrait illustrer cette thèse de quelques unes de ses pages. Nous verrons d’ailleurs qu’en une certaine mesure nous pourrions rendre justice aux analyses de Rousseau et de Freud, car si nous admettons l’importance de l’éducation dans la formation de l’humain, nous ne pouvons qu’admettre qu’une mauvaise éducation donnée par une société imparfaite ne peut guère produire le meilleur. Malheureusement, la solution, proposée par Marcuse2, d’une société non répressive dans laquelle Eros serait Dieu, ne nous semble pas pouvoir contribuer à l’avènement d’une humanité meilleure et plus sereine. Force est de constater que le relâchement de l’autorité dans nos sociétés n’a pas confirmé cette utopie. Plus l’Etat, intimidé par ces « intellectuels », répugne à user de son pouvoir répressif à l’encontre des méchants, plus leur nombre et leurs vices se renforcent. Mais les utopies sont des illusions difficiles à vaincre et le secret de leur force, comme dirait Freud, est la force des désirs qui les animent.

Nous ne prétendrons pas ici clore le débat, mais

proposer quelques éléments d’une réflexion éclairée par la pensée de Saint Thomas d’Aquin et donc par la pensée catholique la plus traditionnelle. Ceux-ci seront puisés principalement dans le De Regno et les deux Sommes. Nous verrons si alors nous avons plus de chance d’en voir surgir le

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visage de cette humanité à laquelle nous aspirons tous lorsque nous l’appelons « bonheur ».

Nous commencerons par rappeler qu’il en est des

hommes et de leur société comme du reste des réalités naturelles : ils n’ont d’existence et de mouvement que par la fin qui secrètement les travaille jusqu’à la perfection de leur forme. Si donc nous pouvons, dans les différentes organisations sociales que l’histoire nous donne à observer, reconnaître le visage de la civilisation, c’est parce qu’elles participaient à quelques unes de ses vertus sans pour autant parvenir à les réaliser toutes. Cette perfection recherchée est éminemment présente dans la personne du Messie, qui devient dès lors le modèle de toute réalisation humaine, tant individuelle que sociale par contrecoup. Quant aux imperfections, elles sont ces négativités qui finissent par avoir raison de toutes les formes historiques de la Civilisation. Nous pourrions dire, pour reprendre les termes de notre propos, que ce sont ces restes de barbarie qui finissent toujours, remontant à la surface après avoir fait craquer le verni culturel et social, par corrompre une civilisation et la perdre. En réalité, Hegel a raison, la négativité travaille toutes les formes de civilisations ; toute civilisation porte en elle, depuis son origine, le germe de sa propre mort qui attend parfois des siècles avant d’emporter sa victime dans les cimetières de l’Histoire.

Nous aurons après avoir envisagé ces prémisses à nous

interroger sur la forme d’organisation politique la plus favorable à l’avènement et au maintien d’un état de civilisation.

I Caractère téléologique du fait social La première idée qui structure la pensée politique de

Saint Thomas, est que l’homme individuel ne pourra que difficilement parvenir à ses fins terrestres et spirituelles sans le secours du corps social. Cela vient d’un principe universel de la nature créée qui veut que rien ne puisse être et devenir sans être

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attiré par une fin qui lui est propre et propice et du constat que l’homme n’est pas, étant doué de langage, un animal solitaire, mais un animal politique3. En effet, Dieu ayant créé le monde, l’a créé non pas follement, mais en vue d’une fin adéquate. Le fait social n’échappe pas à cette règle universelle de l’être créé, même s’il n’est pas déterminé comme l’est une ruche. Ce pôle attractif proposé à la libre raison humaine est ce que nous appellerons la « Civilisation ». Tout ce qui s’en approche, s’approche de la Civilisation et tout ce qui s’en éloigne est une négation, un non-être qu’on appelle le péché ou le mal. La résistance au bien véritable qui est un aveuglement indestructible s’appelle le péché originel. Originel car nous naissons tous en cette contradiction qui fait que nous ne parvenons pas à atteindre seuls et spontanément le vrai bien auquel nous aspirons, alors que ce qui nous est nuisible, nous le poursuivons sans effort, en obéissant à ces vieux échos venus des limbes de nos cerveaux reptilien (archéo-cortex) et limbique4 (paléo-mammifère).

Si Dieu n’existait pas, alors évidemment, ce principe

téléologique serait un produit de l’imagination humaine, une persistance de l’animisme primitif, une manière de se rassurer en croyant deviner des intentions là où ne règne que l’arbitraire. Mais, toute la difficulté des pensées athées, depuis l’antiquité jusqu’à Jean-Paul Sartre, est de ne pas pouvoir rendre compte de ce qui est donné dans l’expérience et qui manifeste bien un ordre, une organisation et non pas un chaos. D’ailleurs, Saint Thomas bien que vivant dans une société plongée dans la présence de Dieu, n’a pas négligé cette question. Dans la Somme contre les Gentils, il se confronte aux objections possibles de l’athéisme et montre que la position athée matérialiste est en fait intenable.

Au chapitre deux de la Somme Contre les Gentils, le

docteur catholique reprend le grand principe aristotélicien5 : « tout agent vise dans son action une certaine fin 6». C’est dire tout simplement que l’absurde ne préside pas à nos actions et qu’elles sont de fait toujours déterminées par la réalisation de ce

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que nous estimons, à tort ou raison, être un certain bien ou favorables à l’obtention d’un certain bien à raison de moyen. Toute action n’est pas ultime puisqu’elle n’est elle même qu’une étape dans une réalisation plus haute. Ainsi, nous dépensons beaucoup d’énergie à obtenir certaines choses, dont nous exagérons trop souvent l’importance, surtout lorsque nous ne les avons pas encore obtenues. Mais en réalité tous ces biens ne sont désirés qu’en vue de l’obtention de quelque chose qui viendrait parachever notre nature désirante et ainsi « nous appelons fin ultime ce au-delà de quoi l’agent ne cherche plus rien.7 »

Ce principe qui est inconscient chez les étants sans

intellect est au contraire conscient chez l’homme : « Certaines (choses), en effet, sont produites par Dieu de telle sorte que, dotées d’intellect, elles portent sa ressemblance et reproduisent son image : c’est pourquoi elles ne sont pas seulement dirigées, mais elles se dirigent elles-mêmes par leurs actions propres vers la fin due. (…) D’autres, dépourvues d’intellect, ne se dirigent pas elles-mêmes vers leur la fin, mais sont dirigées par un autre.8 »

C’est d’ailleurs pourquoi Maritain eut raison de

s’opposer au déterminisme de Charles Maurras pour qui l’homme est politique par instinct. Maritain rappelle, dans son essai Clairvoyance de Rome9, en cela d’accord avec Thomas, que si l’homme est par nature porté à la vie sociale10, il reste libre de donner suite ou non à cette inclination11. Cette inclination suppose bien évidemment un choix éclairé, une décision libre. L’homme n’est pas une abeille, car alors la question que nous envisageons ne se poserait nullement. Nous serions contraints par l’invincible déterminisme de l’instinct à nous associer les uns aux autres. Non, c’est bien plus haut qu’il nous faut chercher le principe de la vie sociale, car ce qui nous reste des anciennes programmations animales, loin de nous porter à nous joindre aux autres dans une juste coopération, nous pousse plutôt à nuire à cette harmonie. Les pulsions sont en nous les principes de notre égoïsme. La civilisation ne doit

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donc rien à cette part mais en est l’ennemi. L’homme sent le besoin qu’il a d’autrui au moment où il prétend s’élever le plus haut possible au-dessus de cette animalité et qu’il sent qu’il ne pourra y parvenir sans la discipline que sauront lui imposer ses pairs. La barbarie, l’histoire le confirmera, est cette tendance qui ne manque jamais d’apparaître lorsque cette tension se relâche : on veut exploiter les autres en les mettant au service de ses jouissances, parfois les plus bestiales.

Disons donc pour résumer notre propos que l’homme

est naturellement enclin à entrer en société avec ses semblables, non seulement pour profiter de l’association de leurs forces respectives, selon la division du travail12, mais plus fondamentalement pour trouver auprès d’eux la motivation, l’incitation morale à rechercher les vrais biens qui pour l’homme sont d’ordre spirituels, comme il sied à un être doué de langage : « Il est donc nécessaire à l’homme de vivre en multitude, afin que chacun soit aidé par le prochain, et que tous s’occupent de découvertes rationnelles diverses (…) Ceci est encore montré très évidemment par le fait que le propre de l’homme est de se servir de la parole, par laquelle chaque homme peut exprimer aux autres la totalité de sa pensée.13 » Tout refus de cet effort, conduit à se laisser guider par des pulsions surgies des vieilles programmations animales qui sont brutales, égoïstes et bestiales. C’est bien pourquoi l’homme ne peut être son propre roi : « S’il convenait à l’homme de vivre solitairement, comme il convient à beaucoup d’animaux, il n’aurait besoin d’être dirigé par aucun autre principe directeur vers cette fin, mais chacun serait à soi-même son propre roi (…) 14». Il semblerait donc que notre faiblesse physique, qui nous rend la présence d’autrui indispensable, soit la ruse de la création qui nous met dans l’obligation d’entrer en société pour une fin supérieure qui est la vie de l’esprit et la charité. En effet, la division du travail par laquelle je mets librement mon travail au service des autres constitue déjà en soi une rupture avec l’égoïsme animal et crée une relation privilégiée à autrui qu’Aristote appelle l’amitié15, qui est déjà en sa tendance une

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forme de charité naturelle. Nous voyons donc qu’une civilisation est constituée par la réunion d’hommes qui librement décident de travailler les uns pour les autres et s’encouragent à vivre pour des biens qui sont culturels et font appel à des vertus supérieures et anti-animales (nous mesurons mieux alors la distance qu’il peut y avoir entre Saint Thomas et des penseurs modernes et naturalistes tels que Rousseau, Freud et Marcuse). La seule poursuite des biens matériels par l’individu roi de la Démocratie majusculaire et divine conduit à la « dissociété16 », car la matière ne peut être que le lieu de divisions et non pas d’organisation substantielle ; la barbarie consiste en un déchirement du lien social et renvoie chacun à ses seules forces individuelles dans une cité qui n’est plus un corps, mais une juxtaposition arithmétique. A l’amitié célébrée par Aristote a été substitué l’intérêt et le calcul. Dans une telle société on ne poursuit plus les biens supérieurs mais toute l’énergie de l’intelligence est mise au service exclusif des appétits. Ce qui est étonnant, c’est que cette course vers les biens contingents ne conduira qu’à l’abîme, à la pauvreté et la guerre, alors que la poursuite des biens de l’esprit apporte de surcroît les biens matériels indispensables et tout le confort d’une vie humaine agréable. Pourquoi ce paradoxe ?

Si, comme le montre Saint Thomas dans Troisième

partie de la Somme Contre les Gentils17, le bonheur, qui est l’aspect psychologique que prend cette finalité que nous poursuivons, n’est ni dans le plaisir, ni dans les honneurs, ni dans la gloire, ni dans les richesses, ni dans le pouvoir, ni dans la santé, ni dans la sensualité, ni dans les vertus morales, c’est que toutes ces choses que nous poursuivons pourtant en cette vie ne sont que des fins secondes et non notre fin ultime ! Le rôle de la société politique ne peut donc pas s’arrêter à leur seule obtention, même si elle ne doit pas les négliger. Nous sommes donc devant ce paradoxe que l’homme est habité d’un désir que rien ici-bas ne pourra jamais combler, ni en lui ni en autrui. C’est donc que tous ces biens imparfaits et néanmoins légitimes dans leur ordre doivent eux-mêmes être informés par une fin supérieure qui les justifie. Car « La loi divine a (…)

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pour visée principale d’ordonner l’homme à Dieu. (…) La fin de la créature humaine est d’adhérer à Dieu, puisque c’est en cela que consiste son bonheur, comme on l’a montré (…)18 c’est par l’amour que l’homme adhère le plus étroitement à Dieu, il est (donc) nécessaire que l’intention de la loi divine soit principalement ordonnée à l’amour.19 »

Si nous supprimons la clef de voûte de cet édifice

ontologique, il s’écroule. Dès lors, la société ne peut s’épanouir en une civilisation qu’en proportion de son détachement des biens relatifs par amour de Dieu. Une société qui ne travaille pas pour l’obtention de biens périssables, mais pour une fin transcendante hérite paradoxalement de tous ces biens qui viennent couronner son noble mouvement ; cette réussite est un signe favorable qui montre à l’homme qu’il est engagé sur la bonne voie. Or ces richesses se transforment bien souvent en objets de tentation et finissent par accaparer toute l’énergie des citoyens qui ne pensent plus qu’à les produire. Il nous reste ici à comprendre pour quelle raison la recherche du Bien, qui est Dieu, est cause de ces progrès de la civilisation ?

II – La société n’est pas une fin en soi. Nous avons vu que la seule poursuite des biens

matériels conduit nécessairement à la barbarie, car l’amour de Dieu est le seul bien auquel aspire notre âme créée. Une vraie civilisation est donc un corps dont les membres mus par l’amour de Dieu s’apportent secours mutuel, estime et amitié. Une dissociété est une forme de cancer social puisque chaque cellule ne se veut qu’elle même pour elle-même en un retournement maladif et égocentrique de l’amour : chaque individu devient rebelle à l’ordre ou encore fait servir cette nécessité de l’ordre à son seul profit. Les hommes, d’amis deviennent alors rivaux les uns des autres. C’est pourquoi le gendarme peut seul maintenir une apparence de lien social dans une dissociété, et les techniques de management et les mass media donnent l’illusion de la communication.

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Bref, le partage des biens spirituels n’appauvrit jamais

personne, bien au contraire. Cette quête produit « une union affective20 » commandée par le Créateur auquel on aspire consciemment ou inconsciemment. Au contraire, une richesse matérielle ne peut être possédée que par un petit nombre pour garder sa valeur, sa puissance et chacun voudra la posséder pour lui-même. Ce qui fait que les collaborations économiques ne reposent pas sur l’amitié, si elles ne sont évidemment pas transcendées par un principe supérieur, mais sur le seul intérêt ponctuel et peuvent donc déboucher rapidement sur des trahisons et des luttes meurtrières. La Civilisation que nous cherchons à définir ne pourra donc être que spéculative et théologique.

La recherche de Dieu peut se faire de deux manières :

« il y a en effet deux choses en l’homme par lesquelles il peut adhérer à Dieu, à savoir l’intellect et la volonté – car selon les puissances inférieures de l’âme, il ne peut adhérer à Dieu, mais seulement aux choses inférieures. Or l’adhésion qui se fait par l’intellect reçoit son achèvement à travers celle de la volonté, car c’est par la volonté que l’homme se repose en quelque manière en ce que l’intellect appréhende.21 » L’amour est donc le mouvement de la volonté éclairée par l’intelligence. Cette appréhension intellective de Dieu rehausse les puissances intellectuelles de l’homme et lui donne donc ces facultés indispensables à la réussite. Comment ?

C’est dans la Somme Théologique que la réponse nous

est incidemment donnée. En effet, dans la première partie de cette cathédrale théologique, à la question 16, Thomas médite sur la nature de la vérité. Cette question est composée de huit articles.

Dans le premier, Thomas cherche à définir la vérité qui

est « ce à quoi tend l’intelligence22 ». « Comme la volonté se porte sur le bien, l’intelligence recherche le vrai 23». Cette ordination de l’intelligence au vrai, qui est niée aujourd’hui,

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comme est d’ailleurs niée celle de la volonté au bien, nous laisse entrevoir le même principe téléologique qui travaille ces deux puissances de l’âme. Or, la volonté ne peut d’elle-même savoir ce qui est bien sans en être informée par l’intellect, et conjointement l’intellect ne peut se porter vers le bien sans y être poussée par la volonté. De plus, une intelligence privée de vérité serait comparable à un œil privé de lumière, elle deviendrait aveugle, inapte à saisir son objet. Dès lors, cette information de l’intelligence par l’intelligible est la cause efficiente de l’efficacité, de la puissance de cette intelligence. L’intelligence a besoin de l’intelligible comme de son objet propre, et ainsi que nous le prouve la structure fondamentale du langage humain, l’être est cet objet. En effet, le langage peut se réduire à trois propositions fondamentales : l’affirmation (« Le barbare est civilisé ») ; la négation (« Le barbare n’est pas civilisé ») ; l’interrogation (« Le barbare est-il civilisé ? »). Le langage, instrument de notre intelligence, s’articule sur l’être et c’est dans la mesure où l’intelligence aura atteint l’être des choses qu’elle trouvera son repos. Tout au moins son repos relatif s’il s’agit de l’être contingent, absolu s’il s’agit de l’Etre nécessaire. Saint Thomas nous rappelle alors, s’appuyant sur Saint Augustin et Aristote, que le terme de vérité se dit en deux sens différents : on parle parfois de vérité à propos d’une chose (« ce diamant à votre cou est-il vrai ? » on s’interroge alors sur la conformité ontologique de l’apparence à l’être) ou encore à propos d’une intelligence (« ce que vous dites est vrai » ou a contrario « ce que vous dites est faux ». Ici, est envisagé la vérité du point de vue logique). Or, se demande Thomas, de ces deux acceptions, laquelle est-elle la plus adéquate à la vérité ? Saint Thomas répond en affirmant qu’il y a vérité lorsqu’il y a conformité de l’intelligence à la chose connue, dès lors « il est nécessaire que la raison formelle de vrai passe à la chose par dérivation, de sorte que cette dernière soit dite vraie elle aussi en tant qu’elle est en rapport avec l’intelligence.24» Une connaissance fausse n’est donc évidemment pas une connaissance mais une erreur. Que la connaissance soit vraie ne veut certes pas signifier que la connaissance est parfaite, qu’elle ne laisse rien de l’objet dans l’ombre, car seul Dieu est

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absolument connaissant, l’homme, lui, ne connaît qu’imparfaitement du fait de la gangue matérielle de nos organes sensoriels et des corps qui offusque leurs formes intelligibles. Mais il n’en reste pas moins vrai que connaître c’est capter quelque chose de réel, le posséder en le rendant présent à son intelligence. Cette présence, bien entendu, n’est pas physique, mais spirituelle, puisque l’intelligence qui la reçoit est spirituelle. La présence de la chose connue au sujet connaissant est donc une information : celui qui connaît est informé par l’intelligibilité de la chose connue qu’il a dégagé de son opacité matérielle. Ainsi, « L’objet connu est la perfection de celui qui connaît.25 »

Le principal intérêt de cette analyse de Thomas est de

nous faire comprendre que le sujet est transformé, enrichi par sa conformité à l’être en proportion du degré de perfection de cet être. Or, une chose « peut se rapporter à l’intelligence par soi ou par accident. Elle se rapporte par soi à l’intelligence dont elle dépend selon son être ; elle se rapporte par accident à l’intelligence par laquelle elle est connaissable. Comme si nous disions que la maison a un rapport essentiel à l’intelligence de son architecte, et un rapport accidentel aux intelligences dont elle ne dépend pas. 26» C’est ici que se trouve la réponse à notre question. Tout acte de connaissance est une ouverture à l’intelligence créatrice ! Ce que nous abstrayons du réel lorsque nous le connaissons, c’est sa forme, son idée directrice, que nous formulons en un concept et une définition (certes toujours imparfaite mais néanmoins exacte). Cette forme substantielle organisatrice de la matière seconde vient de l’intellect de celui qui l’a conçue, créée. Dès lors, nous voyons deux conséquences majeures à cette affirmation du docteur angélique, à savoir que toute connaissance d’un être naturel nous fait communiquer avec l’intelligence créatrice de Dieu (en ce sens, toute science est un dialogue avec Dieu et dans une certaine mesure une sanctification de l’intelligence) et que toute recherche de Dieu lui-même nous livre cette connaissance qui n’est plus limitée par un concept, mais infiniment infinie comme son objet. Nous comprenons donc que tout acte de connaissance est une

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information de notre propre intelligence ; l’intellect humain passe donc de la potentialité à l’acte en recevant des informations qui en leur origine sont en Dieu lui-même. Les sciences se hiérarchisent donc entre la connaissance sensible et la contemplation de Dieu. Plus une âme s’élève dans les sphères de l’intelligible, plus elle devient intelligente. Or, une intelligence profonde porte la volonté à aimer Dieu et une volonté qui aime Dieu aime tout ce que Dieu aime car « Quiconque aime quelqu’un aime aussi, en conséquence, ceux qu’il aime, et ceux qui lui sont unis. Or les hommes sont aimés par Dieu, qui a par avance disposé pour eux, à titre de fin ultime, la jouissance de lui-même. Il faut donc qu’en devenant ami de Dieu, on devienne également ami du prochain.27 »

« Comme il convient que l’institution d’une cité ou

d’un royaume se fasse d’après le modèle de l’institution du monde, ainsi faut-il tirer du gouvernement divin l’ordre du gouvernement d’une cité .28»

Nous voyons donc qu’il ne peut y avoir de civilisation

que de sociétés amies de Dieu. C’est donc bien la forme supérieure de l’amitié (la charité) qui peut venir informer ces formes particulières, historiques, que sont les sociétés humaines. L’intelligence éclairée sait quel est le bien que sa volonté poursuit de ses désirs, elle est alors ouverte à cette information, à cette nouvelle création qui ne peut, contrairement au reste de la nature, s’actuer que sur l’invite intérieure de sa volonté désirante. L’homme encore une fois n’est pas, en tant qu’homme, déterminé par un instinct, et le Créateur ne peut achever en lui le mystère de sa création que dans le plus pur respect de sa liberté. Or vouloir de toute son âme atteindre sa finalité ultime est un acte de liberté parfaite car la liberté est adéquation à sa vocation profonde comme le dira si bien Bergson dans Matière et Mémoire. Une cité d’hommes libres est donc une cité de saints ; une cité de saints forme La Civilisation. Cette cité de saints s’appelle l’Eglise dont le Christ est la forme substantielle, l’informateur, lui le premier homme-

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dieu. Connaître le Christ et son Eglise, c’est donc être informé par le modèle parfait de toute société humaine. C’est en ce sens que le laïcisme moderne est un facteur de désordre et de décadence, car le Christ par son humaine divinité est le grand « Législateur » de toute constitution humaine civilisée. Toutes les grandes civilisations qui ont précédé participaient en quelques degrés de cette perfection, mais sans en connaître la cause, un peu comme un artisan peut de manière empirique réaliser imparfaitement ce que la science lui aurait permis de mieux réaliser et plus facilement. De la même manière, le dirigeant de la société ne peut ordonner qu’imparfaitement la société à la civilisation, car il n’en possède pas pleinement la forme.

« (…) si l’on pouvait parvenir à cette fin en vertu de la seule nature humaine, il reviendrait nécessairement à l’office du roi de diriger les hommes vers cette fin. En effet, nous entendons par le nom de roi, celui à qui est confié le suprême gouvernement dans les choses humaines ; un gouvernement est d’autant plus élevé qu’il est ordonné à une fin plus haute. Car toujours celui qui a charge de la fin ultime commande à ceux qui opèrent les choses qui sont ordonnées à cette fin ultime; ainsi le ministre de la marine commande au constructeur quelle sorte de navire il doit faire ; le pouvoir politique qui a besoin du pouvoir militaire commande à l’artisan les armes qu’il doit fabriquer. Mais puisque l’homme n’atteint pas sa fin, qui est la fruition de Dieu, par une vertu humaine, mais par une vertu divine (…), conduire à cette fin n’appartiendra pas à un gouvernement humain, mais à un gouvernement divin. Un gouvernement de ce genre revient donc à ce roi, qui est non seulement homme, mais encore Dieu, c’est-à-dire à Notre Seigneur Jésus-Christ, qui, en faisant les hommes fils de Dieu, les a introduits dans la gloire céleste. (…) Car à celui à qui revient la charge de la fin ultime, doivent être soumis ceux qui ont la charge des fins antécédentes, et ils doivent être dirigés par son imperium.29 »

Toute constitution civilisée sera donc sous la royauté du

Fils de l’homme ; Jésus Christ est en droit Roi des sociétés

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humaines. A contrario, un régime sera tyrannique en proportion de sa rébellion contre cette information.

Il nous reste maintenant pour terminer à faire un tour

rapide des caractéristiques d’une société civilisée selon Saint Thomas. Nous verrons ensuite rapidement les caractéristiques de la dissociété tyrannique .

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III - Le gouvernement juste Nous l’avons vu, un corps social, tout comme un corps

naturel, doit avoir un principe organisateur, une idée directrice. La question qui nous importe de régler maintenant est de savoir quelles formes de gouvernement sont justes et quelles sont celles qui sont tout au contraire injustes. « Un être quel qu’il soit, est dirigé avec rectitude quand il est conduit vers la fin qui lui convient ; il est dirigé sans rectitude quand il est conduit vers une fin qui ne lui convient pas.30 » Nous verrons les caractéristiques essentielles des unes et des autres.

Les gouvernements justes : Un gouvernement juste est

fait par et pour une collectivité d’hommes libres ; « l’homme libre est celui qui est maître de lui-même (sui causa) (…) Si donc une multitude d’hommes libres est ordonnée, par celui qui la gouverne, au bien commun de la multitude, nous aurons un gouvernement droit et juste, tel qu’il convient à des hommes libres.31 » Il n’y a pas en soi de forme de régime politique qui ne puisse être juste, même si la monarchie est la plus propre à atteindre le bien commun. Une République, une Aristocratie pourraient très bien parvenir à élever une société d’hommes vers le meilleur.

Pourquoi la monarchie est la plus naturellement portée

vers le bien commun ? Pour cette raison que la création est téléologique, finalisée et donc orientée vers un point oméga qui l’attire. De ce fait le gouvernement d’un seul est le plus adéquat à cette loi générale de la création. Ainsi, le corps n’est un que par l’unité que lui confère son information organisatrice : tous les éléments biochimiques sont unifiés, dans leur diversité, en une harmonie qui permet à ce corps de vivre en bonne santé. De même « l’intention de tout gouvernant doit tendre à procurer le salut de ce qu’il a entrepris de gouverner32 ». Cette fin n’est pas en discussion pas plus que le médecin se demande s’il désire ou non procurer la santé à son patient, mais la difficulté est de juger des moyens adéquats, ce qui demande une certaine compétence. Le signe de cette perfection sociale est la paix,

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nous dit Thomas. En effet, nous avons expliqué pourquoi une société mal gouvernée, injuste, ne peut être en paix ni avec elle-même, ni avec les autres. Or qui peut mieux atteindre cette unité sinon un principe unique de commandement ? « Une certaine union est requise d’un groupe de gouvernants pour qu’ils puissent gouverner en quelque mesure tout comme plusieurs matelots ne tireraient pas le navire dans une même direction s’ils n’étaient unis en quelque manière.

Cependant, il faut reconnaître que toute forme

de gouvernement juste se voit parfois singé par sa contrefaçon injuste, ce qui fait qu’une monarchie peut être fort injuste et tyrannique, ainsi que nous aurons l’occasion d’y revenir un peu plus loin. De ce fait, il ne suffit pas de mettre un roi au pouvoir pour être assuré d’être dirigé vers le bien commun qui est la civilisation, d’autres critères sont indispensables.

Il ne doit pas gouverner pour l’honneur et la gloire,

quoiqu’en dise Tullius Cicéron33, car la recherche de la gloire est vaine du fait de la versatilité de l’opinion populaire qui n’est pas plus permanente qu’une fleur des champs ; de plus, ce goût futile est celui d’une âme qui manque de grandeur et de constance, car « celui qui recherche la faveur des hommes doit nécessairement, dans tout ce qu’il dit ou fait, être le serviteur de leur volonté et ainsi il devient l’esclave de chacun des hommes auxquels il s’applique à plaire34 » ; Cette complaisance pour soi est donc le fait d’une âme peu vertueuse car « c’est le devoir d’un homme de bien de mépriser la gloire comme les autres biens temporels (…) pour la justice 35», et présomptueuse ; ce désir d’une vaine gloire mène bien souvent à l’hypocrisie par le fait que la recherche de cette renommée n’est pas vertueuse alors que c’est pour ses vertus qu’on obtient la gloire, d’où la nécessité pour celui qui la recherche de simuler la vertu.

Il ne doit pas non plus, bien évidemment, gouverner

pour obtenir des avantages matériels, car alors le pouvoir le rendra voleur et outrageant pour ses sujets. Il vaut mieux encore un roi qui recherche la gloire plutôt que les biens, car son

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hypocrisie est encore un hommage rendu à la vraie vertu qui s’accompagne de la crainte d’être dévoilé, tandis que « celui qui désire dominer, si étranger au désir de la gloire, il ne craint pas de déplaire à ceux dont le jugement est juste, cherche le plus souvent à obtenir ce qu’il ambitionne par les crimes les plus affichés, en sorte qu’il surpasse les bêtes féroces par ses vices soit de cruauté, soit de luxure (…) 36»

Non, le Juste ne veut pas du trône pour une vaine gloire,

mais il l’accepte du destin comme une charge qu’il se doit d’accepter pour procurer et défendre le bien commun, attendant une seule récompense de ses mérites, le salut offert par Dieu : « un ministre, en effet, attend la récompense pour son service de son maître ; or, le roi en gouvernant le peuple est le ministre de Dieu.37 » C’est donc encore une fois par la finalité même de l’homme que le Roi agit en bon roi : il ne veut être que le ministre du corps mystique de Jésus-Christ pour les affaires temporelles et n’attend d’autre récompense que Dieu lui-même. Si donc le Roi agit comme un ministre, il agira non pas pour nourrir ses appétits personnels de richesses ou de gloire humaine, mais pour être bien jugé de Dieu, c’est-à-dire conformément à la finalité surnaturelle de tout homme. Le Roi n’est donc que l’instrument temporel du Christ, alors que le Pape est son instrument spirituel. Le Roi par sa fonction entre ainsi dans l’intimité même de Dieu et cette gloire est impérissable : « En effet, quel honneur mondain et périssable peut être semblable à cet honneur qui fait l’homme concitoyen et familier de Dieu, le compte au nombre des fils de Dieu, et lui fait obtenir l’héritage du royaume céleste avec le Christ ? » Et par un juste retour des choses, c’est cette humilité qui conduit un Roi à l’estime de ses sujets. Cet amour d’un peuple pour son dirigeant, rend le pouvoir stable et d’autant plus efficace. Le Roi « a reçu cet office, afin d’être dans son royaume, comme l’âme dans le corps, et comme Dieu dans le monde.38 »

Les devoirs du bon roi : Si le roi est ministre de Dieu

sur cette Terre, il se doit de faire ici-bas les œuvres de Dieu. Or, Dieu est créateur et gouverneur du monde. D’ailleurs « L’âme

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aussi exerce cette double fonction à l’égard du corps. 39» De même le Roi doit fonder sa cité si elle n’existe pas encore ou, ce qui est vrai de tous les rois, conserver la société qui lui a été confiée par ses prédécesseurs. Il doit connaître la raison d’être de son ministère en ayant cette science architectonique qu’est la politique. Cette science a pour seule fonction de préserver le bien commun qui est la finalité prochaine que doit atteindre un bon gouvernement : « Le bien particulier est orienté vers le bien commun comme vers une fin : en effet, l’être de la partie est pour l’être du tout ; c’est pourquoi aussi ‘’le bien du peuple est plus divin que le bien d’un seul homme40’’ 41» Selon ce même principe de la hiérarchie des fins, il convient de bien comprendre que le bien commun n’est tel que par les justes dispositions auxquelles il incline les âmes afin qu’elles soient divinisées par la grâce de Dieu : « En chaque genre le maximum est cause de tout ce qui appartient à ce genre : le feu, par exemple, qui est ce qu’il y a de plus chaud, est cause de la chaleur dans les autres corps. Donc le bien suprême, qui est Dieu, est cause de la bonté dans tous les biens. Il est donc aussi pour toute fin cause du fait qu’elle soit fin – puisque tout ce qui est fin est tel en tant que bien. Or, ce à cause de quoi une chose est telle ou telle l’est encore davantage que cette chose. 42» Il faut donc bien conclure que le bien commun n’est tel que parce qu’il est finalisé par le Bien suprême qui est Dieu. L’office du dirigeant est donc bien d’orienter le temporel vers le spirituel par tous les moyens justes possibles43. C’est le rôle des lois qu’il édicte car « gouverner consiste à conduire convenablement ce qui est gouverné, à la fin qui lui est due 44». Il faut bien entendu que ces lois dépendent bien de sa seule autorité et ne viennent pas se substituer aux corps intermédiaires45 . Pour être justes, c’est-à-dire ordonnées au Bien qui est Dieu, ces lois humaines (on dirait de nos jours « positives ») doivent être informées comme la loi naturelle, dont elles dérivent, par la loi éternelle. « … la loi n’est pas autre chose qu’une prescription de la raison pratique chez le chef qui gouverne une communauté parfaite. Il est évident par ailleurs – étant admis que le monde est régi par la providence divine -,

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que toute la communauté de l’univers est gouvernée par la raison divine.46 »

Le roi, au nom du peuple tout entier, édicte les lois

générales nécessaires à l’obtention du bien commun. Or, ce qui vaut pour l’individu vaut nécessairement pour le tout qui n’est jamais que la somme des individus le composant. Si le bien de l’individu et donc de la société était immanente à cette humanité, alors le dirigeant devrait tout organiser en vue de ce bien immanent ; « … si c’était la vie et la santé du corps, elle regarderait la fonction du médecin. Si cette fin ultime était l’affluence des richesses, l’économie serait une sorte de roi de la multitude. (…) Or il apparaît que la fin ultime d’une multitude rassemblée en société est de vivre selon la vertu. En effet, si les hommes s’assemblent c’est pour mener ensemble une vie bonne, ce à quoi chacun vivant isolément ne pourrait parvenir. 47»

La vertu étant une force de toute l’âme tendue vers le

Bien, elle prépare l’homme au gouvernement du Christ qui est chef de l’Eglise. La vertu humaine n’est donc bonne que par la bonté de la fin ultime qui est l’incorporation mystique au Christ, à la Trinité. Le Christ encore une fois est donc Roi Suprême de la société humaine. En effet, il y a distinction des autorités, car le Roi n’a pas pour fonction d’assurer la direction spirituelle de son pays, laquelle est placée sous l’autorité de l’Eglise, mais d’aplanir son chemin, en donnant aux âmes cette harmonie naturelle qui appelle la grâce surnaturelle.

Tel est le modèle, résumé brièvement, de la civilisation

humaine proposé par Saint Thomas. Cette civilisation qui doit assurer le règne du bien commun48 : paix de la multitude obtenue par l’amitié des citoyens49, qui s’encouragent à vivre vertueusement, travaillent les uns avec et pour les autres afin d’assurer le confort minimum indispensable à une vie bonne.

Malheureusement, nous ne le savons que trop, une

société ne vit pas toujours dans cet ordre. L’histoire aura vu

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s’asseoir sur les trônes plus de tyrans que de saints. Il nous reste à connaître ce qui caractérise le tyran. Nous verrons que la pire des révolutions politiques, qui fait basculer une société dans la barbarie, est celle qui coupe la communauté de son principe ultime, clef de voûte de tout l’édifice humain, qui est Dieu. Etant parvenu à cela, nous pourrons alors estimer que nous avons, au moins à titre d’essai et sommairement, posé une démarcation objective entre la civilisation et la barbarie.

III – Les gouvernements injustes « Quand les impies règnent, c’est une ruine pour les

hommes » le Roi Salomon50 Chaque forme acceptable de gouvernement, nous

l’avions dit un peu plus haut, se voit opposer sa propre caricature qui consiste en une inversion des fins. En effet, « il arrive, qu’en certaines choses qui sont ordonnées à une fin, on procède avec rectitude ou sans rectitude. C’est pourquoi l’on trouve aussi dans le gouvernement de la multitude ce qui est droit et ce qui ne l’est pas. Un être, quel qu’il soit, est dirigé avec rectitude quand il est conduit vers la fin qui lui convient ; il est dirigé sans rectitude quand il est conduit vers une fin qui ne lui convient pas.51 » Ainsi nous pouvons opposer la Démocratie à la République, l’Oligarchie à l’Aristocratie et la Tyrannie à la Royauté. Tout comme Thomas admettait une hiérarchie des systèmes justes, nous aurons bien évidemment une hiérarchie des systèmes pervers. « Comme le gouvernement d’un roi est le meilleur, ainsi le gouvernement d’un tyran est le pire. A la république s’oppose la démocratie, l’une et l’autre, comme il ressort de ce que nous avons dit, étant un gouvernement exercé par le plus grand nombre ; à l’aristocratie s’oppose l’oligarchie, l’une et l’autre étant exercée par le petit nombre ; quant à la royauté, elle s’oppose à la tyrannie, l’une et l’autre étant exercée par un seul homme.52 »

Ce qui légitime un gouvernement, comme nous l’avons

établi, est son souci du bien commun ; dès lors, « si un

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gouvernement est ordonné, non au bien commun de la multitude, mais au bien privé de celui qui gouverne, ce gouvernement sera injuste et pervers.53 »

Nous pouvons donc en déduire, le régime le plus

soucieux du bien commun étant la royauté, que le pire des régimes sera la tyrannie qui est donc le plus grand ennemi du bien commun. Après la tyrannie, nous aurons l’oligarchie puis la démocratie, le principe étant que le meilleur des gouvernements étant le plus unifié (ainsi que le veut le principe téléologique), le pire est également le plus unifié. « De même donc qu’un gouvernement juste est d’autant plus utile que son organe de direction est plus un, (…) ainsi inversement en sera-t-il pour le gouvernement injuste, de sorte que, plus son organe directeur est un, plus il est nuisible. 54»

Il est vrai que le critère étant le détournement du bien

commun au profit « du bien privé du gouvernant », la démocratie pourrait se caractériser par la recherche du bien d’un grand nombre, au contraire de l’oligarchie qui ne recherche que le bien d’un petit nombre et la tyrannie celui d’un seul, si la démocratie ne pouvait parfois se transformer en une oligarchie trompeuse et totalitaire qui la fait ressembler à une tyrannie collective. D’ailleurs « il n’est pas (…) rare que le gouvernement de plusieurs se tourne en tyrannie 55», écrit Thomas qui ajoute même un peu plus loin « presque tous les gouvernements collectifs se sont terminés en tyrannie 56». Il ne faut pas oublier que ce qui fait la perversité d’un gouvernement n’est pas d’abord la forme de son régime, mais son intention, or, il peut arriver que l’intention d’une soit disant « multitude » soit détournée avec plus de force du bien suprême qui est Dieu. De ce point de vue, il est certain que notre démocratie moderne est une abjection puisqu’elle se permet de contredire, en matière importante, la loi divine. Si on regarde l’histoire, peu nombreux auront été les tyrans qui auront osé s’en prendre à la vie et à la religion comme l’ose le monde moderne issu des principes anti-catholiques de 1789. Nous voyons donc bien ce qu’est un régime barbare : un détournement de la création. Mais il nous

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faut maintenant demander à Saint Thomas de mieux nous en décrire les conséquences.

La Tyrannie détourne donc la création, cela

nous semble suffisamment évident par ce qui précède, mais nous allons maintenant en détailler les caractéristiques concrètes.

Nous l’avons dit, obéissant non plus à sa

prédestination, le pouvoir tyrannique recherche dans le gouvernement des affaires publiques, non pas le bien de tous, mais exclusivement le sien, mais nous n’avons pas encore envisagé les conséquences de ce détournement. Non seulement « il accable de diverses manières ses sujets, selon qu’il est la proie de diverses passions qui le poussent à ambitionner certains biens 57», mais de ce fait, il ruine son pays, fait couler le sang des citoyens pour arriver à ses fins. Il y a danger à inverser les fins voulues par le Créateur, car alors les moyens prennent la place ! l’homme ne peut plus être respecté, le tyran ne le considérant que comme un moyen utilisable comme tout autre moyen. Plus grave encore, le tyran « empêche aussi leurs biens spirituels, parce que ceux qui désirent plus gouverner qu’être utiles, entravent tout progrès chez leurs sujets, interprétant toute excellence chez ceux-ci comme un préjudice à leur domination inique. En effet, ce sont les bons plus que les méchants qui sont suspects aux tyrans, et ceux-ci s’effrayent toujours de la vertu d’autrui.58 » C’est pourquoi, non contents de tenter d’abrutir par tous les moyens leurs sujets, ils se méfient de l’amitié, du patriotisme qui pourraient unir les citoyens ; amitié forcément dangereuse puisque l’union fait la force. Dès lors, le rôle de tout système tyrannique est de créer des discordes dans le peuple, de détruire les familles elles-mêmes et d’appauvrir les citoyens pour qu’ils n’aient pas les moyens de se libérer du joug. C’est ainsi que l’on « trouve peu d’hommes vertueux sous le règne des tyrans59 », mais «il est naturel aussi que des hommes nourris dans la crainte s’avilissent jusqu’à avoir une âme servile et deviennent pusillanimes à l’égard de toute œuvre virile et énergique.60 »

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Mais comment un tyran peut-il arriver au pouvoir ? Car,

si un peuple est tout entier tourné vers le bien, l’intelligence, comment peut-il ainsi se laisser surprendre par les circonstances et se laisser asservir de la sorte ? Saint Thomas affirme que le peuple mérite toujours ses dirigeants, bons ou mauvais : « Ainsi (…) Dieu a permis la domination des tyrans pour punir les péchés des sujets.61 » Pourquoi ? Parce que la domination impie oblige le peuple, réveillé de sa morbide torpeur, à se détourner des prestiges illusoires de la matière.

Conclusion générale Ainsi « barbare » est le système qui se détournant du

sens de la création, qui est une machine à fabriquer des dieux, retourne l’intelligence contre elle-même et l’attraction créatrice de Dieu pour la mettre au service des pulsions du cerveau primitif carnassier. Etre barbare reviendrait donc à refuser le mouvement ascendant de la création. Cette rupture du mouvement créatif de Dieu provoque une inversion de toutes les valeurs vitales.

La civilisation est au contraire le pôle attractif qui

répond au désir naturel de l’homme de voir Dieu ; en effet, ce désir naturel de Dieu qui travaille, qu’il le sache ou non, chaque homme, anime donc en conséquence l’ensemble des hommes réunis en société. Cette attraction est source de créativité et de fraternité.

Dans un état de civilisation, les valeurs sont, dans leur

attractions réciproques, attirées par leur finalité ultime qui est la possession de Dieu dans la charité. En effet, toute fin intermédiaire n’est elle-même qu’un moyen en vue de la fin supérieure.

Lorsque Dieu n’est plus voulu, alors les valeurs vacillent sous le choc car elles ne sont plus vivifiées, unifiées par cet ordre et elles se cherchent un nouveau pôle attractif sans

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lequel l’action n’aurait pas de raison d’être (tout agent agit en vue d’une fin).

La barbarie est donc cet état de contre-civilisation qui

loin d’être porté vers l’Esprit est tourné vers la matière. L’intelligence n’informe donc plus la volonté afin de lui indiquer le Bien, mais elle se met au service des passions, des pulsions dont les objets deviennent une fin. L’intelligence privée de la lumière de la vérité ne se conçoit plus alors que comme un instrument de ruse dans la lutte des hommes les uns contre les autres. Nous pouvons observer ce phénomène dans notre propre société décadente qui a inversé les rapports logiques entre la sphère politique et la sphère économique. Une société saine ne peut pas accepter que l’économie devienne une fin en soi, car c’est admettre que l’homme n’est alors plus qu’un moyen qui lui est ordonné. C’est bien au contraire l’économie qui doit être un simple moyen mis au service de l’homme. Or, notre société occidentale s’est totalement assujettie à l’argent et nos dirigeants politiques ne sont plus que les serfs des trusts de la haute finance internationale. Mais heureusement pour le monde, l’Occident, s’il ne se convertit pas, périra bientôt.

Les sociétés barbares sont condamnées à se convertir ou

à disparaître, car Dieu qui est créateur est la clef de voûte qui tient l’édifice humain. Le châtiment est donc immanent à la volonté perverse qui voudrait trouver le bien en dehors du Bien.

Paul Mirault

1 Dictionnaire Robert volume 1. Edition de 1985 2 MARCUSE, Eros et Civilisation, contribution à Freud 1955 (trad. J.-G. Nény et B.Fraenkel, 1963

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3 THOMAS D’AQUIN, De Regno chapitre 1er § 4 : « l’homme est beaucoup plus communicatif avec autrui que n’importe quel animal, que l’on voit vivre en troupe (… )» 4 A ce sujet on peut lire l’excellent ouvrage du Docteur CARLIER C. : Le Crocodile, le cheval, l’homme, trois cerveaux, trois lois naturelles ? Paris, 2003. Il est bien évident que ces informations scientifiques n’appartiennent pas au texte même de saint Thomas. Mais l’idée d’un déterminisme neurologique n’est pas inadéquate à sa pensée puisqu’elle n’est qu’un aspect particulier de la résistance de la matière à la forme. 5 ARISTOTE, Physique livre II, 196b 17-22 6 THOMAS D’AQUIN, Somme Contre les Gentils III, 2 § 1 7 Ibidem III, 2 § 3 8 Ibidem III, 1 § 5 - 6 9 MARITAIN J., Clairvoyance de Rome III morale et politique, Paris, 1929 10 Il faut ici bien distinguer les deux sens du mot naturel : � Ce qui résulte nécessairement de la constitution de la nature,

comme le vol appartient à l’oiseau � Ce qui est inscrit dans l’aboutissement harmonieux d’un être,mais

dépend de sa libre décision ; ce qui est le cas de beaucoup d’actes humains, dont la sociabilité. Cette distinction est expliquée par Saint Thomas dans la Somme Théologique question 41 article 1

11 THOMAS D’AQUIN, de Regno chapitre 1er § 2 : « Chaque homme possède, de par sa nature, la lumière innée de la raison, qui, dans ses actes, le guide vers sa fin » 12 Ibidem : « …la nature a préparé aux autres animaux la nourriture, un vêtement de pelage, des moyens de défense, comme les dents, les cornes, les griffes, ou, du moins, la rapidité dans la fuite. L’homme, au contraire, a été créé sans que la nature ne lui procure rien de tout cela, mais, à la place, la raison lui a été donnée, qui lui permit de préparer toutes ces choses, par le travail de ses mains : à quoi un seul homme ne suffit pas (…) Il est donc dans la nature de l’homme qu’il vive en société. » 13 Ibidem chapitre 1er § 3-4 14 Ibidem chapitre 1er § 2 15 ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, livres VIII et IX. Aristote y explique que l’amitié est une vertu essentielle sur laquelle repose le sens d’une vie vraiment humaine puisqu’elle épargne des fautes et est le principe d’actions désintéressées. THOMAS D’AQUIN, Somme Contre les Gentils III, 134, 3 : « Les hommes doivent avoir les uns pour les autres une amitié qui les fasse

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être au service les uns des autres, soit dans des fonctions spirituelles soit dans des fonctions terrestres. » 16 Nous empruntons ce néologisme au philosophe MARCEL DE CORTE qui a écrit un livre extraordinaire sur les illusions républicaines modernes et la décadence de l’occident : L’intelligence en péril de mort, Paris, 1969. 17 THOMAS D’AQUIN Somme Contre les Gentils, Troisième Partie, chapitres 26 à 36. Thomas y montre l’imperfection de tous les biens contingents qui ne peuvent jamais apporter de satisfaction sans en même temps créer un nouveau désir. Il y a en l’homme un désir d’éternité, un désir naturel de voir Dieu conjoint à une incapacité naturelle de le contempler. Seule la grâce peut, par création, nous faire participer à la nature divine. 18 THOMAS D’AQUIN, Somme Contre les Gentils III chapitre 115 19 Ibidem chapitre 116 20 Ibidem chapitre 117 21 Ibidem chapitre 116,2 22 THOMAS D’AQUIN, Somme Théologique, Ière Partie, Question 16 article 1 Réponse 23 Ibidem 24 Ibidem 25 THOMAS D’AQUIN, Somme Théologique, Ière Partie, Question 12 article 1 Réponse 26 THOMAS D’AQUIN, Somme Théologique, Ière Partie, Question 16 article 1 Réponse 27 THOMAS D’AQUIN Somme Contre les Gentils, Troisième Partie chapitre 117,3 28 THOMAS D’AQUIN, De regno chapitre XIV § 1 29 Ibidem, chapitre XIV § 5 30 Ibidem chapitre I 31 Ibidem 32 Ibidem, chapitre II 33 CICERON, De Res Publica, livre 5, chapitre 7 : « le premier de la cité doit se nourrir de gloire » 34 THOMAS D’AQUIN, De regno chapitre VII 35 Ibidem 36 Ibidem 37 Ibidem chapitre VIII 38 Ibidem chapitre XII 39 Ibidem chapitre XIII 40 ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, I, 1094b9-10 41 THOMAS D’AQUIN, Somme contre les Gentils III, 17 a. 6

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42 THOMAS D’AQUIN, Somme contre les Gentils III, 17 a. 3 43 THOMAS D’AQUIN, Somme Théologique II-I Question 95 article 2, Réponse : « une loi n’a de valeur que dans la mesure où elle comporte de la justice. Or, dans les affaires humaines, une chose est dite juste du fait qu’elle est droite, conformément à la règle de la raison. Mais la règle première de la raison est la loi de nature (…) Ainsi toute loi portée par les hommes n’a raison de loi que dans la mesure où elle dérive de la loi de nature. Si elle dévie en quelque point de la loi naturelle, ce n’est plus alors une loi, mais une corruption de la loi. » 44 THOMAS D’AQUIN, De regno chapitre XIV 45 Ibidem : « ce qui est ordonné à une fin extrinsèque est, de multiples points de vue, objet du soin de différents hommes. (…) comme il apparaît manifestement dans le navire, d’où l’on tire la ratio du gouvernement. En effet, le charpentier a la charge de réparer les détériorations qui se seraient produites dans le navire, tandis que le pilote a le souci de le conduire au port ». Somme Théologique II-I Question 90 article 3 Réponse : «Rappelons-nous que la loi vise premièrement et à titre de principe l’ordre au bien commun. Ordonner quelque chose au bien commun revient au peuple tout entier ou à quelqu’un qui représente le peuple. C’est pourquoi le pouvoir de légiférer appartient à la multitude tout entière ou bien à un personnage officiel qui a la charge de toute la multitude. C’est parce que, en tous les autres domaines, ordonner à la fin revient à celui dont la fin relève directement. » Le but communautaire de la loi humaine la met sous la responsabilité de celui qui a en charge le bien commun, à savoir le roi. De ce point de vue (bien commun), la loi réside fondamentalement dans le peuple. On a là un principe de subsidiarité. 46 THOMAS D’AQUIN, Somme théologique II – I Q. 91 article 1 réponse 47 THOMAS D’AQUIN, De regno chapitre XIV 48 Ibidem chapitre XV : « Ainsi donc, pour instituer la vie bonne de la multitude, trois conditions sont requises. D’abord que la multitude soit établie dans l’unité de la paix. Ensuite, que la multitude unie par le lien de la paix soit dirigée au bien-agir. Car, comme un homme ne peut bien agir en rien si l’on ne suppose d’abord l’unité de ses parties, ainsi la multitude des hommes privée de l’unité de la paix, est empêchée de bien agir, étant en lutte contre elle-même. En troisième lieu, il est requis que, par l’application du gouvernant, il y ait une quantité suffisante de choses nécessaires au bien-vivre. »

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49 Pour Saint Thomas, la cause de la paix est la charité. Somme Théologique II-II q. 29, Réponse : « La paix est œuvre de justice indirectement, c’est-à-dire en tant que la justice écarte ce qui l’empêche ; mais directement elle est œuvre de charité, parce que selon sa propre essence, la charité est cause de la paix. En effet, l’amour est une force unitive, comme le dit Denys ; or la paix est l’union des inclinations appétitives. » 50 Proverbes XXVIII,12 51 THOMAS D’AQUIN, De Regno chapitre 1er 52 Ibidem 53 Ibidem 54 Ibidem 55 Ibidem chapitre 5 56 Ibidem chapitre 5 57 Ibidem chapitre 3 58 Ibidem 59 Ibidem 60 Ibidem 61 Ibidem chapitre 10