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9 « BÁRBAROS » ET « BARBARIE » DANS LES TEXTES ANTI-FRANÇAIS DE LA GUERRE D’INDÉPENDANCE ESPAGNOLE (1808-1814) Un Espagnol qui dissimule son identité sous l’appellation « el licenciado D.J.A.C. » lance, à Séville, une feuille volante pour dénoncer la vilenie et les méfaits de « El tirano de la Europa, Napoleón 1° (…) » i . Il invite par là ses compatriotes à lutter contre lui et ses soldats, chacun à sa manière, selon la force de ses bras ; mais les siens étant trop faibles pour empoigner une arme, lui recourt aux mots : Debo pelear con las armas que puedo, con las armas de la palabra y de la persuasión ; armas que en todos tiempos han sido más temidas de los tiranos que los más gruesos y formidables ejércitos. Et, de fait, dans cette guerre d’un nouveau genre qu’a déclenchée l’invasion de la Péninsule par les troupes napoléoniennes, celles-ci vont affronter – c’est un lieu commun historiographique –, non seulement les armées régulières (l’espagnole, la portugaise et l’anglaise), mais aussi la population qui intervient directement sous la forme de la guérilla ou indirectement en fournissant une aide aux combattants. Or, pour que les habitants se mobilisent, encore faut-il qu’ils se sentent concernés ou menacés et qu’ils prennent conscience de la légitimité et des enjeux du combat. De là le

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« BÁRBAROS » ET « BARBARIE » DANS LES TEXTES ANTI-FRANÇAIS

DE LA GUERRE D’INDÉPENDANCE ESPAGNOLE (1808-1814)

Un Espagnol qui dissimule son identité sous l’appellation « el licenciado D.J.A.C. » lance, à Séville, une feuille volante pour dénoncer la vilenie et les méfaits de « El tirano de la Europa, Napoleón 1° (…) »i . Il invite par là ses compatriotes à lutter contre lui et ses soldats, chacun à sa manière, selon la force de ses bras ; mais les siens étant trop faibles pour empoigner une arme, lui recourt aux mots :

Debo pelear con las armas que puedo, con las armas de la palabra y de la persuasión ;

armas que en todos tiempos han sido más temidas de los tiranos que los más gruesos y

formidables ejércitos.

Et, de fait, dans cette guerre d’un nouveau genre qu’a déclenchée l’invasion de la Péninsule par les troupes napoléoniennes, celles-ci vont affronter – c’est un lieu commun historiographique –, non seulement les armées régulières (l’espagnole, la portugaise et l’anglaise), mais aussi la population qui intervient directement sous la forme de la guérilla ou indirectement en fournissant une aide aux combattants.

Or, pour que les habitants se mobilisent, encore faut-il qu’ils se sentent concernés ou menacés et qu’ils prennent conscience de la légitimité et des enjeux du combat. De là le

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rôle décisif, sans précédent, de cette « lutte par la plume » et de cette prolifération d’écrits qui, paradoxalement, s’adressent à une population en majorité analphabète.

Vu l’urgence, la pauvreté des moyens disponibles (financiers et matériels) et les conditions de production déplorables en raison de l’occupation partielle du territoire national par les troupes ennemies, les formes brèves de discours vont prédominer : gazettes et, par milliers, feuilles volantes (les « folletos ») où sont imprimés des extraits de journaux, des proclamations, des édits (« bandos »), des récits de combats (« partes de guerra »), des chansons, des poésies, des pièces de théâtre courtes, des sermonsii…Ce sont ces textes qui, dans leur disparate, constituent le corpus de cette étude, corpus forcément exigu au regard de la foule des textes qui auraient pu être retenusiii .

De façon surprenante, le Diccionario de la Real Academia de 1823, c’est-à-dire publié moins de dix ans après la fin de la Guerre d’Indépendance, ne comporte pas, pour le mot « bárbaro » le sens étymologique auquel nous nous référerons. Les trois acceptions, avec leur étymologie latine correspondante, sont les suivantes :

1 / « Fiero, cruel » (barbarus) 2/ « Arrojado, temerario » (temerarius) 3/ « Inculto, grosero, tosco » (rusticus).

Par souci de ne pas nous éloigner du sujet et de ne pas étendre démesurément la collecte des occurrencesiv , nous écarterons l’acception n°2 qui banalise et affaiblit le sens de « barbare » en l’associant, presque indûment – semble-t-il – à « audacieux » et « téméraire », alors que les deux autres acceptions sont légitimes, connues et prévisibles, à savoir, pour l’une : « farouche », « sauvage » ou/et « cruel », et, pour l’autre, « inculte », « grossier » et « rude » ou « primitif » ou « non policé ».

Outre que son auteur sera mentionné plus loin, il est finalement plus pertinent de faire état du Nuevo diccionario franco-español de Antonio de Capmany, publié en 1805, c’est-à-dire trois ans avant que n’éclate la Guerre d’Indépendance ; car ce dictionnaire enregistre, correspondant au terme français

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« barbare », les trois acceptions de « bárbaro » que nous nous attendions à trouver, groupées en deux sous-ensembles : d’une part, « bárbaro » signifie en Espagne, au début du XIXe siècle, « feroz »(féroce) et « inhumano » (inhumain) et également « inculto » (inculte) et « salvaje » (sauvage) ; d’autre part, « dícese del extranjero de paises remotos, y costumbres toscas y fieras ». On retrouve par là le sens premier de « barbare », tel que le mentionne, en premier lieu, le Dictionnaire Littré : « Etranger pour les Grecs et les Romains et, plus tard, pour la chrétienté ». On sait que ce terme dépréciatif s’est appliqué spécialement aux Ostrogoths, Wisigoths, Vandales et Huns. Les quatre autres acceptions ne font que reprendre, en les nuançant, les sens que le Diccionario de Autoridades, le Dictionnaire de Capmany et le Dictionnaire de l’Académie Royale Espagnole de 1823 avaient retenus, à savoir : qui n’est pas civilisé (soit : sauvage, arriéré), qui est contraire aux règles, au goût (soit : grossier, rude, malsonnant) et qui a la cruauté du barbare (soit : farouche, inhumain).

A la différence près qu’ils ne peuvent désigner l’appartenance à une nation primitive ou à un peuple non civilisé, les termes « barbarie » et « barbaridad » ne renvoient qu’à la notion de cruauté, d’inhumanité, de sauvagerie.

« Bárbaro » au sens étymologique

Le signe, sinon la preuve, que le sens premier de

« bárbaro » n’est pas complètement oublié, est qu’il figure dans une proclamation anonyme, écrite à Murcie en 1808 :

Nosotros fuimos aquella Nación conocida con los nombres de « la más belicosa

sin controversia entre todos los bárbaros, es decir, entre todos los extranjeros » ; así se

llamaban por los Griegos los que no hablaban el idioma de su país : bárbaro se llamó Ovidio entre

los Getasv.

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La longue citation d’Ovide qui fait suite et vante l’héroïsme des combattants espagnols de cette époque reculée conduit ainsi à une conclusion inattendue et rare, non applicable à l’actualité (la guerre anti-napoléonienne) : en des temps très anciens, sous le regard des Romains, c’est-à-dire de peuples civilisés, les Espagnols ont été d’admirables barbares. La notion de « barbarie » est ainsi relativisée. On est toujours – si on peut dire – le « barbare de quelqu’un », c’est-à-dire sous le regard de quelqu’un et/ou à l’égard de quelqu’un.

Il va de soi que, dans le corpus de textes soumis ici à examen, seuls sont qualifiés de barbares, en vertu de l’étymologie du terme, les ennemis extérieurs à combattre sur le terrain vi . Viennent quasiment à égalité Napoléon (23 occurrences)vii et les soldats français (18 oc.). Les autres personnages figurent à peine : Murat (un satrape), Mac Donald, Masséna, le général italien Lecchi (un anthropophage !), Joseph Bonaparte (vu dans son sérail) et Godoy (un ottoman baptisé et rendu impopulaire par son « bárbaro gobierno »)viii . Le fait que ces personnages éminents ou ces individus soient réputés appartenir à des nations ou peuplades que les Romains et les Grecs tenaient pour non civilisés sert naturellement à en corrompre l’image. Par ce traitement qui les dénature et leur ôte leur identité nationale, Napoléon et ses soldats sont métamorphosés de manière plaisamment grotesque ou méchamment avilissante. Sachant que la plus haute fréquence, pour une occurrence appliquée à Napoléon est d’environ 35 pour sa « perfidie », le chiffre élevé (19) des oc. qui en font un « barbare » attire l’attention.

Quand on sait que l’un des caractères de la guerre conduite par les « patriotes » est qu’elle est parfois présentée par eux comme une guerre de religion destinée à sauvegarder le catholicisme menacé, on ne peut être surpris que Napoléon et ses soldats soient tenus pour des individus radicalement étrangers aux Espagnols, puisque ce sont des non chrétiens qualifiés, selon les auteurs, de « herejes », « heresiarcas », « musulmanes », « judíos » et « ateos ». Dans un cas même, le critère de la langue se substituant à celui de la religion, on leur

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reproche même de ne pas parler « cristiano », c’est-à-dire castillan.

Dans six cas, les soldats français (leur chef suprême n’est pas ici en cause) sont ravalés, de façon sarcastique et outrancière, au rang d’êtres n’appartenant pas à un temps historique mesurable. Ce renvoi vers un passé très éloigné expliquerait leur penchant à la sauvagerie propre à des individus primitifs, ignorants de la civilisation. Il faut observer toutefois que la désignation des soldats napoléoniens par les termes « trogloditas », « canivales » et « antropófagos » a surtout une valeur métaphorique. Mais se serait-on attendu à ce que le général italien Lecchi, qui sert dans l’armée impériale en Catalogne, soit qualifié d’anthropophage ?

A maintes reprises, il nous a été donné d’observer que, dans les deux camps, on recourt aux mêmes figures de style, à valeur d’arme de guerre pour vilipender l’adversaire. Le mimétisme est poussé à tel point que, parfois, on en vient à se demander, en présence d’un texte rédigé en castillan ou en français, s’il émane d’un militaire napoléonien ou d’un résistant espagnol. La conséquence en est que les « cannibales » sont indifféremment français ou espagnols. Par exemple, ils sont espagnols pour le maréchal Augereau lorsqu’il s’adresse aux Catalans :

Les Manrésans qui, en dernier lieu, ont refusé de marcher sont terrorisés de la férocité et

de la cruauté de ces cannibalesix.

Toujours avec une valeur de métaphore pour suggérer la sauvagerie dans les deux sens du terme, les soldats napoléoniens sont assimilés à des « caribes ». Signe que le terme « caribe » s’est lexicalisé et n’appartient plus au registre idiomatique des gens cultivés, c’est dans une humble (intellectuellement) lettre interceptée par les soldats napoléoniens que figure le brutal axiome appliqué aux Français dans leur ensemble :

No son hombres, son caribes. A esto ha venido a parar la nación que dictaba leyes de

civilizaciónx.

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Voilà une citation bien venue qui met en relief l’opposition diamétrale sur laquelle nous nous arrêterons plus loin : pays civilisés / pays barbares.

Lorsque le critère religieux est mis en œuvre, les soldats napoléoniens et, parfois, leurs compatriotes résidant au nord des Pyrénées sont qualifiés de « judíos » (3 oc.), « judiotes » (1 oc.), « fariseos » (1 oc.), par allusion à la composante sémitique du peuple français. Napoléon ne semble pas ici impliqué ; tout juste lui est-il reproché d’être « el protector de la raza judaica ».

En tout état de cause, la réaction anti-judaïque est moins virulente et fréquente que la réaction anti-islamique. Et, cette fois, Napoléon est impliqué presque autant que ses soldats, par allusion à son expédition d’Egypte au cours de laquelle, par calcul cynique, il avait feint d’être « un devoto musulmán », converti ainsi en un nouveau « Mahoma hecho y derecho ». Le processus très visible (17 oc.), voulu dégradant, de « musulmanisation » des troupes napoléoniennes s’explique, de son côté, par la présence parmi elles de ces redoutables mamelouks qui se sont fait connaître dans tout le pays au cours des combats madrilènes du 2 mai 1808. Dès lors, la simple allusion aux « alfanjes » suffit à faire d’un soldat de Murat un mamelouk. Alors que, à ma connaissance, Napoléon n’est pas vu en prière dans une synagogue, on l’entrevoit, une fois, « rezando el namás »xi.

Trois termes, appliqués aux soldats napoléoniens, s’emploient à peu près indifféremment : « musulmanes », « mahometanos » et « sarracenos »xii . Impossible de se payer d’illusions : le concept « sarraceno » n’est pas neutre ; il est même lourdement chargé de façon négative, comme l’indique cette expression porteuse d’une autre notion éminemment révulsive, qui est la férocité et qui vise les Français : « (…) la ferocidad y barbarie de estos modernos sarracenos (…) ». Alors que les termes « musulmán » et « mahometano » ne s’inscrivent dans aucun espace – géographique et historique – défini, au terme « sarraceno » s’adjoint une série de termes dépourvus en principe de connotation religieuse, mais porteurs d’une marque ethnique ou, pour mieux dire, raciale : l’« arabité ». En effet, par référence à la désastreuse invasion de l’Espagne, au VIIIe

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siècle, par des gens venus de l’actuel Maroc, les soldats napoléoniens sont souvent qualifiés de « árabes », « alarbes », « argelinos », « marruecos », « berberiscos », « moros » et, collectivement, de « morisma ». Si, un peu abusivement, nous ajoutons « islamiques » (17 oc.) à « arabité » (8 oc.), nous obtenons un total élevé de 25 oc., ce qui place ces oc. non loin des oc. maximales (la trentaine) pour la « perfidie » de Napoléon. Ce processus conjoint de « musulmanisation » et d’arabisation de l’armée napoléonienne obéit à un dessein évident : il s’agit de repousser l’invasion de la Péninsule par des infidèles auxquels on prête la volonté de s’établir à demeure dans le pays, d’imposer leur propre credo religieux et d’abattre l’Eglise catholique. Cela n’implique pas toutefois que ces néo-Arabes ou néo-musulmans soient des « barbares », des sauvages primitifs et destructeurs ; ne sont mis en cause ici que leur non appartenance à la religion catholique et leur hostilité à celle-ci.

En dehors de la référence à la religion, Napoléon et ses soldats sont parfois rapprochés des « barbares » d’Asie. Le total des oc. (19) est comparable à celui des oc. (25) relevées pour la « musulmanisation »/arabisation des soldats napoléoniens. Mais, cette fois, les soldats sont infiniment moins impliqués (2 oc.) que leur grand leader (17 oc.). A deux reprises, les soldats sont assimilés à des « Tártaros », c’est-à-dire à des nomades d’Asie Centrale.

Placé métaphoriquement à la tête des nomades mongols, l’Empereur est transmué ipso facto en « Napoleón Kan », par allusion probable à Gengis Khan (qui signifie : le puissant khan), fondateur du premier empire mongol au XIIIe siècle.

Dans ces parages évolua aussi, à partir de l’extrême fin du XII° siècle, le fameux Tamerlan, dit Timour le boiteux, dont le règne se passa presque exclusivement en guerres de destruction, accompagnées, selon la légende, d’épouvantables massacres. Dès lors, rien d’étonnant à ce que Napoléon soit qualifié de Tarmelan à trois reprises.

Mais ces comparaisons ou assimilations ne valent que pour l’Empereur, et non pour ses soldats. En effet, il n’est jamais fait mention des Assyriens collectivement, et seulement

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de quelque chef ou dictateur ou tyran inscrits dans la mémoire des Occidentaux en raison de leurs horribles méfaits. Aussi Napoléon est-il comparé (2 oc.) à Sardanapale (dernier roi assyrien qui, pour échapper aux Mèdes, s’est donné la mort sur un bûcher sur lequel il avait fait égorger sa femme et entasser ses trésors). Napoléon est également comparé (4 oc.) à Nabuchodonosor (roi de Babylone dont le nom évoque la destruction de Jérusalem et la déportation des Juifs). Une autre comparaison, moins prévisible que les antérieures, indique, chez l’auteur qui en use, une culture classique relativement étendue, excluant que ledit auteur soit de classe populaire ; ce commentaire s’applique en effet à la comparaison conduite avec Nemrod (transcription erronée en « Nembrot ») car, si quelques lecteurs pouvaient associer ce nom à celui d’un chasseur extraordinairement adroit, peu d’entre eux devaient être en mesure de voir en lui un personnage violent ayant exercé une odieuse tyrannie sur plusieurs peuples. Par ailleurs, trois fois Napoléon est rapproché de « Tigranes » ou « Tigranes el Grande » (il s’agit, en français, de Tigranes II ou Dikran dit le Grand, roi d’Arménie, qui, un siècle avant Jésus-Christ, était parvenu à dominer une grande partie de l’Asie Mineure).

Traversant les siècles et nous dirigeant vers l’ouest, nous atteignons maintenant des territoires qui ont appartenu, un temps, à l’empire ottoman gouverné par des califes et des sultans qui, sauf exceptions, n’ont jamais été les amis de l’Espagne. Il est donc logique que Napoléon soit comparé à l’un d’eux (2 oc.) et même que, une fois, il soit désigné comme « un turco ».

Une autre comparaison avec « Bayaceto » (Bajazet) avait toute chance de n’être saisie que par un public cultivé :

Los Césares, los Bayacetos, los Maximinos, los Atilas fueron conquistadores,

pero sus muertes ignominiosas son un convencimiento claro que no son héroes los

tiranos.

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Enfin ne pouvait manquer l’équivalence établie entre Napoléon et un autre personnage rendu fameux par la terreur qu’il inspirait : « el gran pirata y gran ladrón Barbarroja ».

Au total, le traitement comparatif auquel Napoléon est soumis (12 oc.) se caractérise, entre autres particularités, par la diversité des références, qui dévoile la culture classique des auteurs. Il va sans dire que le dénominateur commun de ces comparaisons est qu’elles sont destinées à mettre en évidence la violence destructrice et la tyrannie meurtrière de Bonaparte.

Poursuivant notre progression spatiale en direction de la Péninsule Ibérique et abandonnant ainsi l’Asie au profit de l’Europe continentale tout en nous détournant des époques reculées pour nous inscrire dans des temps historiques plus proches de nous, nous constatons que, dans le nouveau registre de comparaisons, les soldats de Napoléon sont, cette fois, beaucoup plus impliqués (18 oc.) que leur chef (9 oc.). Nabucco (ou Nabuchodonosor), Sardanapale, Tigrane et Barberousse s’effacent maintenant derrière un unique personnage, connu de tout le monde, Attila qui, pourtant étranger à l’invasion de la Péninsule Ibérique par les « barbares », incarne le déferlement des hordes dévastatrices. Il n’est pas fait mention des Huns (nom familier pour les Français), mais des « Godos » (1 oc.), des « Suevos » (1 oc.), des « Alanos » (2 oc.) et, surtout, des « Vándalos » (15 oc.), appellation appliquée, une fois, par antonomase, à Napoléon, « el vándalo infame ». On observe donc, outre la haute fréquence de cette assimilation aux Vandales, une quasi-égalité numérique : les soldats de Napoléon sont rattachés exclusivement aux peuples « barbares » de l’Europe, tandis que Napoléon, adoptant les habits et la conduite d’Attila ou de Tamerlan, peut incarner tel ou tel abominable tyran né aussi bien en Europe Centrale qu’en Asie Mineure ou Orientale ou qu’en Afrique blanche.

Les amalgames parfois surprenants sont nombreux et révèlent, tout à la fois, que les comparaisons ne sont souvent que de grossiers rapprochements et que les auteurs préfèrent le bric-à-brac à tel ou tel postulat égalitaire du genre Napoléon = Attila, qui, au bout du compte, appauvrirait ou rétrécirait sa figure ou sa personnalité en en dissimulant le caractère

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complexe, énorme et monstrueux. D’où les séries hétéroclites qui font de Napoléon, tout à la fois, sans qu’il y ait incompatibilité ou parasitage, un chef de la Rome antique, un Carthaginois, un Hun, un Perse…Napoléon, dans une même phrase, peut être dit un mélange de « Nabucco, Achab et Mahomet », de Xerxès, de Néron, d’Annibal et d’Alexandre, ou encore un mélange d’Attila, de Monstre et de Diable (sic)xiii . La même remarque vaut aussi – mais le cas est nettement plus rare – pour tel responsable militaire ; ainsi, Dupont est-il un mélange d’Annibal, d’Attila et de Catilina.

Ces comparaisons proliférantes qui situent en Europe Centrale et en Asie mettent en relief, par contraste, la relative rareté des comparaisons et personnifications qui ont trait à l’Afrique. En peu d’occasions surgissent des allusions aux « Hotentotes » (4 oc.), aux « Cafres » (1 oc.) et aux « negros malhadados de guinea », car il n’est pas obligatoire que l’Afrique continentale soit l’espace de la barbarie féroce et dévastatrice. Il est curieux d’observer que, l’une des fois où l’africanité est associée à la barbarie, cette notion ne s’applique pas aux soldats napoléoniens, mais aux…patriotes espagnols politiquement absolutistes ou traditionalistes, lesquels s’indignent que les patriotes libéraux les ravalent au rang d’êtres primitifs, indisciplinés et bornés, parce que incapables de mesurer la portée et les bienfaits des réformes que les libéraux entendent promouvoir :

Luego, nuestros mayores han sido los brutales Hotentotes o tribus de Cafres indómitos

y destruidos (destituidos) de toda razónxiv.

La barbarie africaine – cette alliance conceptuelle ne fonctionne guère dans les textes patriotiques espagnols – semble être, en définitive, une invention propre aux Français qui l’appliquent, de façon injurieuse, aux Espagnols, comme l’atteste ce fragment de discours mis dans la bouche d’un patriote exalté qui interpelle Bonaparte :

Seremos godos, seremos bárbaros, seremos caribes y animales de

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costumbres.Hotentotes seremos, seremos quanto el Señor Napoleón guste llamarnos (…)xv.

La citation suivante, la seule qui livre une alliance terminologique entre « barbarie » et « Afrique », confirme que, pour les Espagnols en lutte, la barbarie africaine n’est pas nécessairement une barbarie négative ; elle peut être aussi une barbarie ou sauvagerie ou état sauvage qui va de pair avec innocence et ignorance d’une prétendue civilisation qui, dans certaines circonstances, peut corrompre moralement, nourrir une perfidie savante et inspirer des actes déviants :

Hotentotes, Iroqueses, bárbaros Africanos, Indios salvajes en quienes no ha rayado aún la luz de la civilización, venid a

aprender la ciencia del crimen y de la alevosía de la escuela de Napoleónxvi.

Les patriotes peuvent arriver ainsi à assumer des positions paradoxales, par exemple à accepter de passer pour des « barbares », à la seule condition que ce qualificatif, en principe dégradant, soit utilisé par les adversaires. Autre exemple déconcertant : alors que les soldats napoléoniens, à la faveur d’un rapprochement emprunté à l’histoire de l’Espagne, sont convertis en descendants des musulmans qui ont envahi la Péninsule en des temps anciens, dans une proclamation la parole est donnée à l’empereur du Maroc, établi à Tétouan, qui invite les chrétiens à lutter contre « ese perro » (Napoléon) ; et « Allah le Grand soutiendra leurs bras et les fera triompher » ! En somme, contre ces chiens de mécréants, on accepte que le Dieu des musulmans et le Dieu des chrétiens fassent alliance…xvii

Le tableau ci-dessous dans lequel – faut-il le rappeler ? – les chiffres n’ont qu’une valeur indicative permet de dégager les remarques suivantes :

- La très haute fréquence de la « dénaturalisation » ou « dénaturation » de Napoléon et de ses soldats, ravalés à la catégorie de peuple et de personnages hors normes, hors du commun, étrangers à l’Occident européen réputé civilisé.

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- Statistiquement, les soldats napoléoniens convertis en barbares en action sont, à ce seul titre, plus souvent mis en cause que le chef qui les inspire et les commande, pour la double raison que Napoléon n’est pas en personne un barbare en action et que sa perfidie, raffinée et tortueuse, empêche d’en faire un « barbare primitif ».

- Sauf dans le cas où le terme « barbare » (substantif et adjectif) employé explicitement met à égalité numérique Napoléon (23 oc.) et ses soldats (25 oc.), chaque fois que la barbarie du premier et la barbarie des seconds renvoient à des époques historiques déterminées, à des espaces géographiques circonscrits, à des religions non chrétiennes ou à des races (ou ethnies) spécifiées, la distribution en deux lots est très inégale. En d’autres termes, lorsque Napoléon est un « bárbaro », ses soldats le sont moins ; et lorsque ses soldats sont des « bárbaros », Napoléon l’est moins, ce qui signifie que, dans ce cas, les soldats sont largement responsables de leur dénaturation et de leur plongée dans la barbarie active.

- Le critère religieux intervient fortement, qui conduit à tenir les soldats napoléoniens, plus encore que leur chef, pour des défenseurs de deux religions (l’islam et le judaïsme) considérées comme incompatibles avec le catholicisme.

- Lorsque, par le jeu des comparaisons, la « barbarie » se voit attribuer de vastes espaces de prédilection, une sorte d’anti-palmarès donne les résultats suivants :

1°/ L’Europe Centrale (26 oc.), à travers les Vandales essentiellement.

2°/ Le monde arabo-musulman (24 oc.).

3°/ Le Moyen-Orient et l’Asie (19 oc.), non pas à travers des peuples, mais seulement à travers des chefs historiques connus pour leur tyrannie ou leurs turpitudes.

4°/ L’Afrique noire (4 oc.) et les Amériques (continent et Caraïbes) (3 oc.) viennent loin derrière, comme si prévalait l’idée que les indigènes, bien que non civilisés,

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ou justement parce qu’ils ne le sont pas encore, n’ont pas des comportements qualifiables de barbares en raison de leur brutalité ou férocité.

TABLEAU

Napoléon Les soldats

napoléoniens « Barbares » 23 25 Barbares appartenant à la préhistoire

0 6

Juifs 2 7

Non chrétiens 1 2

Musulmans 4 13 Apaches 0 7 Barbares d’Europe Centrale

8 18

Barbares du Moyen-Orient et d’Asie

19 0

Barbares d’Afrique Noire

0 4

Barbares d’Amérique

0 3

Total

57 85

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Brutalité, cruauté

- Napoléon

Le portrait de Napoléon le plus complet et le plus impitoyable figure dans une proclamation de l’amiral anglais en rade de Cadix, en juin 1808. Qu’on en juge : le personnage est vil, lâche, perfide, sournois, ambitieux, orgueilleux, avide ; ce monstre est un ennemi du commun des mortels, le persécuteur de l’Eglise, etc.xviii . On passera rapidement sur les traits de caractère et les composantes de sa personnalité, pourtant marquants les uns et les autres, qui ne se rattachent pas directement à la notion de « barbarie » entendue ici comme un penchant à la cruauté et à l’exercice de la tyrannie. On trouve là l’orgueil (3 oc.), l’audace (2 oc.) et l’ambition (10 oc.). Mais ce sont des péchés véniels au regard de son immoralité et de sa malignité (73 oc. pour les deux notions réunies) qui prennent la forme tangible du recours à la trahison, la tromperie et la ruse. D’où les oc. fréquentes de « ardides », « engaños », « mañas », « artificios », « tramas », « intrigas », « embustes »… Le terme « perfidia » (35 oc.) est tenu pour le plus mordant et le plus juste pour désigner un comportement scandaleux ; il sert à flétrir la sournoiserie calculée avec laquelle Napoléon a trompé les Espagnols qui avaient toute confiance en lui. Bonaparte est ainsi, en premier lieu, un individu immoral (73 oc.) ; il n’est qu’en second lieu « un monstre » et qu’en troisième « un tyran », terme qui, au contraire des deux autres, touche au politique.

Aux côtés de la monstruosité morale figure une sorte de monstruosité génétique qui renvoie à son origine extra-métropolitaine. Son origine corse qui en fait « el Corso » par antonomase le retranche, en effet, de la catégorie des Français

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normaux, si on ose dire. Ce « detestable isleño », ce « Córcego malvado » ou, pire encore, cet « aborto de un islote » est exclu de la vraie France civilisée ; c’est donc un barbare, au sens étymologique du terme.

On pourra s’étonner que sa barbarie ne semble pas s’exercer prioritairement dans le domaine politique en Espagne. La double raison en est que les textes retenus pour notre examen sont essentiellement des textes de combat, de mobilisation et non des textes livrant une analyse approfondie de la situation politique ; et surtout – comme on l’a vu plus haut – Napoléon est plus honni pour sa violation de la morale et du sens de l’honneur que pour les tares du programme politique – peut-être séduisant pour une partie des Espagnols – qu’il déclarait vouloir mettre en œuvre dans la Péninsule.

Mais voilà qui nous ramène à la notion de brutalité, car a valeur de leitmotiv cette idée que l’Empereur, sans se soucier de recueillir l’adhésion des bénéficiaires de ses réformes, impose celles-ci par la force, transformant sa prétendue protection en « tutela sanguinaria » ou en « yugo de la esclavitud ». Les substantifs suivants s’ordonnent dans un crescendo quantitatif qui correspond grosso modo à un crescendo conceptuel mesurant la brutalité des procédés utilisés par Napoléon pour parvenir à ses fins politiques : « opresor » (2 oc.), « usurpador » (4 oc.), « déspota » (7 oc.) et, surtout, « tirano » (17 oc.). Bonaparte est en effet le tyran par excellence, comme en témoigne parfois l’emploi de la majuscule : « el Tirano ». L’expression « tirano de España » ne semble pas avoir cours, peut-être parce qu’elle aurait donné à penser qu’il l’a déjà soumise. En revanche, l’expression « tirano de la Europa » trouve son sens, puisqu’elle évoque les nombreux territoires occupés par les soldats napoléoniens.

Une autre série de désignations et de comparaisons, étrangères au champ politique ou seulement en rapport lointain avec lui, tend à déshumaniser le personnage et, par voie de conséquence, à introduire l’idée de cruauté. On a vu précédemment que la « corsité » monstrueuse de Bonaparte (la graphie « Buonaparte » l’italianise) le retranchait de l’ensemble national français ; on assiste maintenant à son expulsion de la

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collectivité des humains à travers des expressions du genre « enemigo de los hombres » ou « vergüenza de la humanidad ».

De nouveau, on entrevoit que plusieurs des textes examinés révèlent, chez les auteurs, un certain bagage culturel classique lorsqu’ils rapprochent Napoléon de quelque personnage appartenant à l’histoire ou à la mythologie grecque ou latine. D’où un curieux fourre-tout référentiel mêlant la Révolution française, le Premier Empire et la Rome antique, avec une floraison de tyrans dont le nom, dans certains cas, ne devait pas être familier aux oreilles du public :

Por estos documentos conocerán los lectores que en los tiempos de Roberspierre, Marat, Murat y Napoleón, si no exceden, al

menos son comparables con los de los Nerones y Domicianos, de los Decios y Valerianos, de los

Dioclecianos, Galerios y Maximianosxix.

Qualifié plus haut de « avorton de la Corse », il peut être aussi un avorton de l’Arverne et des Furies de l’Enfer. De là son image récurrente de « monstruo » (21 oc.), substantif souvent accompagné d’une épithète du genre « horrible ».

Si nous nous rappelons que la désignation comme « tyran » n’est apparue que 17 fois, on relèvera de nouveau que l’approche de Napoléon (du personnage et de sa politique) n’est pas principalement rationalisée et analytique, mais qu’elle appartient au domaine, soit de l’affect, soit de la morale.Somme toute, un tyran est un homme, un homme barbare, certes, mais évoluant au sein d’une société configurée, ou bien civilisée, ou bien elle-même anarchique et barbare.Mais un monstre comme l’est Napoléon est né, ou s’est placé, en dehors de l’humain.

Un autre procédé rhétorique, très commun et très connu, permet également de nier la qualité d’humain à Napoléon et de le ravaler à la classe des animaux détestables, dangereux ou laids. Cette faune est d’une grande richesse, puisqu’on y trouve « el milano », « el áspid », « el lobo », « el caimán », « el zorro » (ou « el zorro imperial »), « el dragón », « la fiera » (ou « la bestia feroz ») et, comme on pouvait s’y attendre, « el águila ». Mais encore faut-il que quelque adjectif

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vienne rendre odieux le magnifique rapace ; ce sera « el águila negra y embustera », « ambiciosa », « sanguinaria », « osada », « voraz ». Naturellement, aucun de ces quadrupèdes ou volatiles n’est domestiqué ; ce sont tous des animaux sauvages qui attaquent sournoisement. D’où l’évidente homologie avec le Napoléon agresseur des Espagnols. A deux reprises, il se métamorphose en « camaleón » qui – on en convient – n’évoque ni la cruauté ni la perfidie, mais qui est approprié pour suggérer la constante variation d’attitude et d’opinion de ce champion de la ruse, de la simulation, de l’inconstance et du double langage.

- Les soldats napoléoniens

Lorsque les soldats napoléoniens ne sont pas assimilés à des « barbares », dans le sens de « individus n’appartenant pas au monde civilisé », ils peuvent néanmoins être tenus pour des « barbares » pour leur brutalité ou leur cruauté.

Au contraire de ce qui se passe pour l’Empereur dont le portrait moral est fréquemment tracé avec une extrême vigueur, le portrait moral des soldats est à peine ébauché et, quand il l’est, il découle de celui de leur leader, puisqu’on retrouve, une demi-douzaine de fois, la perfidie, la sournoiserie et la félonie.

De même, comme si leur chef avait l’exclusivité de la monstruosité génétique ou organique, le terme « monstruosité » n’est appliqué que deux fois à la troupe, malgré ses horribles exactions.

De même encore, étant donné que la politique relève du domaine réservé de l’Empereur, deux fois seulement les soldats sont accusés d’être des « opresores ».

En revanche, en matière d’animalisation, ils subissent le même traitement dégradant que leur commandant suprême, à cette différence près que la gamme des quadrupèdes et autres bêtes est encore plus étendue, comme en fait foi la liste suivante : « jabalíes », « lobos », « osos », « tigres », « áspides » et « langostas del Apocalipsis ». Leurs traits communs sont, comme de juste, l’agressivité, la méchanceté, voire la férocité, et la sournoiserie.

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Ainsi métamorphosés, les soldats napoléoniens cessent d’appartenir à une entité collective – l’armée – pour la désignation de laquelle les termes « ejército » ou « tropa », trop neutres, ne sont pas souvent utilisés dans les textes de notre corpus, alors qu’ils peuvent l’être, sans ambages, dans les communiqués de guerre ou récits de combat.

Ces soldats, lorsqu’ils échappent au processus d’animalisation, redeviennent des humains, mais des humains non civilisés, en marge de la société ordonnée, et enclins à violer les règles habituelles de morale, de civisme et de bonne éducation. Ils incarnent alors une forme de barbarie ambivalente qui associe la brutalité des comportements à l’infraction aux conventions sociales. Les auteurs reprennent alors à la lettre, pour les appliquer aux soldats napoléoniens, les appellations injurieuses et disqualifiantes dont usent les Français pour présenter les patriotes espagnols comme des rebelles ou, qui pis est, des hors-la-loi ou des brigands ; de la sorte, étaient niées la légitimité de leur lutte et la noblesse de leurs sentiments. Par là aussi était réactivée en France la « légende noire de l’Espagne », pays de bandouliers, de contrebandiers, de malfaiteurs et de va-nu-pieds. Par la vertu de ce combat avec la plume, la situation est maintenant retournée, puisque les soldats de Napoléon se voient abaissés au rang de canaille à travers les appellations suivantes : « bandidos » (10 oc.), « ladrones » (6 oc.), « forajidos » (5 oc.), « salteadores » (3 oc.), « facinerosos » (3 oc.), « brigantes » (1 oc.) et « bandoleros » (1 oc.). Ces soldats ont cessé d’appartenir à une nation policée et civilisée, à supposer que la France du Premier Empire en soit une.

Du reste, cette question se pose, car on est en présence d’interprétations contradictoires : ou bien les soldats napoléoniens qui se conduisent comme des barbares en Espagne sont à l’image de leur pays, puisque aussi bien les Français sont portés naturellement aux excès, à la violence et à la cruauté, comme l’illustre le sinistre épisode de la Révolution, ou bien – version plus conciliante– on veut bien admettre que les Français, jusqu’à la Révolution non comprise, étaient recommandables par leur modération, leur sagesse et leur

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culture ; et, dans ce cas, Robespierre puis Bonaparte sont coupables de les avoir pervertis et transformés en barbares.

Les substantifs qui spécifient la nature des excès inouïs, blâmables, honteux, etc., commis par Napoléon à travers ses ordres et ses soudards sur le terrain sont « barbarie » (16 oc.), « ferocidad » (4 oc.), « inhumanidad » (3 oc.), « fiereza » (3 oc.), « furia » (3 oc.), « furor » (3 oc.), « brutalidad « (1 oc.) et « rapacidad » (1 oc.). On observera que – comme il était prévisible – ce sont les termes les plus radicaux par la violence et la malignité qu’ils impliquent, qui viennent en tête, puisque aussi bien la barbarie et la férocité sont plus abjectes que la fureur et la brutalité.

La prise en compte des 38 oc. de l’adjectif « bárbaro » en vue d’un classement semblable à celui qui a été effectué pour les substantifs pose un problème insoluble, car il serait abusif d’estimer que, dans tous les cas, « bárbaro » évoque la brutalité ou la férocité. Certes, le plus souvent, cette épithète accompagne l’idée de violence, d’oppression et d’excès. Il en est ainsi pour des expressions telles que « bárbara crueldad », « bárbara y rabiosa saña » ou « bárbaro decreto ». Mais, parfois, « bárbaro » accolé à un substantif abstrait ne condamne ou souligne que la démesure ou l’étrangeté. C’est le cas pour les expressions « bárbara ambición », « bárbara vanidad », « lenguaje bárbaro », « bárbaro idioma » (la langue française). On estimera donc, de façon approximative, que dans 34 oc. l’adjectif « bárbaro » suggère, pour le moins, une violence excessive et déplorable. Inutile de préciser que « bárbaro » ne saurait valoriser, en aucune circonstance.

Les autres épithètes qui, elles aussi, qualifient ou, plus exactement, disqualifient un comportement brutal, choquant et blâmable donnent, à elles toutes, 26 oc., qui se décomposent comme suit : « atroz » (7 oc.), « feroz » (6 oc.), « fiero » (4 oc.), « cruel » (3 oc.), « brutal » (3 oc.), « inhumano » (2 oc.) et « rabioso » (1 oc.). Avouons qu’on se serait attendu à ce que « inhumano » et « cruel » soient mieux placés dans cet anti-palmarès…

On procède ci-dessus à un classement des oc., obtenu par regroupement, avec addition, des substantifs et des adjectifs

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qui se réfèrent à tous ces comportements scandaleux et inadmissibles :

- « barbarie » + « bárbaro » : 50 - « crueldad » + « cruel » : 11 - « ferocidad » + « feroz » : 10 - « fiereza » + « fiero » : 7 - « atrocidad » + « atroz » : 6 - « inhumanidad » + « inhumano » : 5 - « brutalidad » + « brutal » : 4.

La domination écrasante du couple « barbarie » - « bárbaro » se passe de commentaire.

La surprenante rétrogradation du concept « atrocidad » s’explique par l’absence du substantif au singulier, car le mot est presque toujours employé au pluriel (« atrocidades ») pour désigner des actes de brutalité précis et visibles (5 oc.).

On retiendra, au total, que la barbarie mise en œuvre par les soldats napoléoniens, lorsqu’elle suscite un jugement fortement péjoratif et une émotion profonde, fait émerger la triade conceptuelle suivante : « ferocidad » + « crueldad » + brutalidad ».

Ces trois substantifs, outre qu’ils impliquent un engagement, raisonné et émotif, de l’émetteur, sont d’ordre général et de nature abstraite. Or, pour provoquer l’indignation des lecteurs, il importait de rendre plus familiers et concrets les excès commis par la troupe (Napoléon n’est pas mis en cause ici), en dehors des affrontements armés auxquels elle participe. Et, de ce fait, on passe des termes génériques et englobants employés au singulier (« cruauté », etc.) à des termes « visualisables », employés au pluriel, car désignant des pratiques courantes et réitérées. Leur classement descendant donne : « crímenes » (10 oc.), « saqueos » (8 oc.), « robos » (7 oc.), « crueldades » (5 oc.), « violencias » (4 oc.). Les termes suivants sont d’un emploi rare : « atropellamientos », « tropelías », « torpezas », « latrocinios », « extorsiones », « insultos ». Le terme « crímenes » désigne l’écart de conduite le plus abject et le plus impardonnable. On peut penser que les termes « atropellamientos », « tropelías » et « torpezas » sont

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trop abstraits et académiques pour parler à l’imagination et s’inscrire dans le lexique familier de la majorité des lecteurs.

Dans la gamme très étendue des verbes qui désignent, dans leur dynamisme et leur finalité, ces comportements odieux des soldats napoléoniens émergent, en premier lieu, le couple « asesinar » - « matar » (9 oc.) et, en second, « asolar » (5 oc.). Remarquons la faible fréquence de « desolar », « arruinar », « arrasar », « destruir », « devastar », « talar » et même « robar ». Dans cette série figurent, par exemple, les expressions « arruinar la agricultura », « arrasar las campañas », « roban nuestros caudales », « talan (ou « desolan ») los campos ». Il s’agit de dévastations matérielles qui touchent à l’économie du pays ou d’une région. La relative rareté de ces références surprend. Certes, comparer les soldats napoléoniens à des Vandales revient à sous-entendre que leur entreprise de destruction s’opère sous la forme de saccages et d’incendies, mais l’horreur qu’inspirent ces soudards n’est pas liée principalement à leur façon de ravager ou de s’approprier les biens des habitants ou les richesses du pays. Leur faute majeure, inexpiable et horrible, est de briser des vies (18 oc.) ; la destruction des biens – le vandalisme – ne vient qu’en second (15 oc.). En font les frais les églises, les maisons, les palais et les récoltes.

Une surprise nous attend à la rubrique de la « brutalité spécifiée », avec mention explicite de la nature des victimes. En effet, la barbarie des soldats napoléoniens s’exerce de façon systématique (30 oc.) et acharnée à l’encontre des lieux de culte (églises transformées en casernes, en écuries…), des objets de culte (ciboires, hosties, vêtements sacerdotaux…) et du clergé. Les soldats donnent l’impression d’être plus motivés par l’élimination du clergé et l’extinction du culte catholique que par la destruction des sites militaires (citadelles, forteresses, murailles…), des palais des aristocrates, des manufactures et des ateliers. Il faut voir ici, d’une part l’empreinte profonde laissée par la prédication religieuse et, d’autre part, la résurgence de l’image du Français fils de la Révolution et, comme tel, mécréant, anticlérical et irreligieux au point de se complaire dans le sacrilège.

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Loin derrière, l’autre type de brutalité vise le sexe féminin (17 oc.) et revêt la forme du viol et de l’outrage aux bonnes mœurs. Rien de neuf ici : on retrouve la figure ancestrale, non exclusivement française, du soldat converti en reître, dominé par ses bas instincts et appartenant à une horde au sein de laquelle règnent l’indiscipline et l’immoralité. La barbarie devient ici frénésie sexuelle, luxure et lascivité qui parfois se combinent avec l’anticléricalisme lorsque les femmes violées sont des religieuses ; et on atteint là le sommet de la vilenie et de l’horreur.

Aux côtés des femmes, les enfants (9 oc.) sont exposés à la monstruosité des soudards, qualifiable de sadisme (le terme n’est pas utilisé). L’horreur maximale est alors associée, non plus au viol, mais à la mutilation du corps de la femme (seins tranchés) et du corps de l’enfant (membres sectionnés). Signe que Francisco de Goya avait fait preuve d’une audace inouïe lorsque, dans les « Désastres de la guerre », il montrait des soldats émasculant un résistant, cette mention d’un traitement atroce visant le sexe masculin (aux deux sens du terme) semble extrêmement rare : l’égorgement, y compris des prêtres, et l’amputation sont plus facilement « dicibles » que l’émasculation qui touche à un tabou forgé par les hommes.

Suscitant ainsi les images intériorisées des égorgements, des viols et des émasculations, les auteurs préfèrent manifestement horrifier que ratiociner. C’est une affaire, avant tout, d’émotion, de sensibilité, et non d’entendement. D’où la violence de ces phobies qui alimentent la répulsion et l’épouvante. A la « napoléonphobie » et à la gallophobie s’ajoute le rejet révulsif du sang répandu, des chairs béantes, des corps dépecés. Le soldat français n’est plus le conquérant d’une terre étrangère ; il est devenu une créature monstrueuse, un sous-homme dont les bas instincts se déchaînent, par quoi il devient un aliéné, un forcené, car, comme l’avait proclamé Goya, « el sueño de la razón produce monstruos ».

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Français grossiers, non civilisés

Le postulat qui conduit à distribuer les nations en deux groupes – les « naciones salvajes » et les « naciones cultas » - est rarement énoncé, comme s’il n’était pas applicable à la France et à l’Espagne, eu égard à l’hétérogénéité de leurs composantes humaines.

Dans un seul cas, l’adjectif « bárbaro », (dis)qualifiant les Français, en fait des êtres incultes. Dans cette veine interprétative, il est très rare que Napoléon et ses soldats soient considérés comme des êtres inintelligents et intellectuellement frustes. Au contraire, et de façon quasiment unanime, ces Français – l’Empereur et ses sujets – sont tenus pour des êtres malades, en quelque sorte, d’un excès d’intelligence, celle-ci ayant été mise, regrettablement, au service de l’immoralité et des mauvaises tendances naturelles. C’est cette intelligence gâtée qui, se consacrant au calcul, à l’intrigue et aux manigances, les rend – comme on l’a vu – « pérfidos » ou « alevosos », premier trait de la personnalité de Napoléon et de ses soldats. D’où la filiation conceptuelle qui, sous la conduite de cette intelligence dévoyée et de cette immoralité débridée, mène de la perfidie à la dépravation et aux pires excès. Les Espagnols sont les victimes de « una tropa insolente, viciosa, indisciplinada y poseída enteramente de un espíritu sin freno de pillaje y de lascivia »xx . Le barbare français aurait peut-être droit à une certaine indulgence s’il s’agissait d’un être fruste, ignorant du code moral et des règles de la vie en société ; mais il est impardonnable parce qu’il est majeur intellectuellement et, donc, entièrement responsable de ses déportements.

Ces soldats dont la barbarie est ainsi aggravée par le mésusage qu’ils font de leur intelligence s’inscrivent, de façon soit naturelle, soit contradictoire, dans la société française qui les a formés mentalement. Le critère idéologique intervient ici. En effet, pour les patriotes espagnols absolutistes, la Révolution française a corrompu, irréversiblement et en profondeur, les anciens sujets de Louis XVI ; car, sous l’Ancien Régime, les Français étaient civilisés, cultivés, sages, estimables ; puis la

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Révolution qui a fait triompher la violence, l’anarchie, l’immoralité et l’irréligion les a ravalés au rang de barbares ; pour les absolutistes, c’est toute la France qui a sombré et elle ne s’est pas redressée ni réhabilitée avec le Premier Empire ; les soldats napoléoniens qui envahissent la Péninsule ne sont que les représentants de ce pays installé dans la barbarie. En revanche, les patriotes espagnols libéraux rejettent la filiation, directe et naturelle, entre la Révolution et le Premier Empire ; pour eux, l’Empire n’est pas assimilable à la Révolution, laquelle comportait une première phase louable et porteuse de promesses ; en bref, pour les libéraux, la France post-révolutionnaire n’est pas globalement un pays barbare ; c’est l’Empire – tyrannie militaire à prétention hégémonique en Europe – qui a fait de ses soldats, oublieux des messages révolutionnaires libérateurs, des barbares ou des sauvages, mais – on l’a vu – des barbares ou des sauvages spécialement redoutables et odieux en raison de leur intelligence et de leur immoralité. Cet avènement, à travers la personne collective des « barbares français » (les soldats napoléoniens), d’une « barbarie intellectualisée » (curieuse alliance terminologique) pourrait bien découler de la conception dite rousseauiste du « bon sauvage » dont on sait qu’il a tout pour séduire. Et ici s’offre l’exemple d’un texte majeur, la Centinela contra franceses de Antonio de Capmany qui, à l’instar de Rousseau, refuse que les sauvages soient tenus pour des êtres ignorants et brutaux ; Capmany reprend à son compte le mythe du « bon sauvage » non gâté par la civilisation et la modernité, mais fait œuvre originale en l’appliquant aux Français ; pour lui, la Révolution qui prétendait émanciper les sujets de Louis XVI et les tirer de l’obscurantisme et de l’arriération les aurait, en réalité, précipités dans la barbarie où Napoléon les maintient ; d’où l’inversion des rôles et le paradoxe qui s’ensuit : les Français, ces prétendus civilisés en avance sur le reste des Européens, sont devenus des barbares, tandis que les Espagnols, méfiants à l’égard de la modernité et de ses illusions, et restés à l’abri d’une révolution destructrice de l’ordre, de la morale et de la sagesse, sont demeurés des êtres primitifs ; cette notion est ici valorisante, puisque leur caractère primitif est à l’origine de

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leur foi fervente, de leur droiture, de leur rigueur morale et de la pureté de leurs mœurs. On estimera que Capmany réagit ici en anti-« ilustrado », plutôt qu’en homme des Lumières. A deux reprises, ses invectives visant les soldats napoléoniens se nourrissent de ce paradoxe : ils sont barbares parce que…civilisés :

Son peores que los bárbaros de nacimiento, porque tienen todos los vicios y

malicia de nación civilizada y no la sencillez de la salvajexxi.

Dans ce discours, Capmany est à ce point envahi par la haine de Napoléon et de ses soldats qu’il en vient à tenir des propos que ne désavoueraient pas les ennemis des Lumières, notamment lorsqu’il attribue à l’homme civilisé un penchant à la « fría crueldad » ou encore lorsqu’il loue – ou feint de louer, par provocation – les Vandales pour leur ignorance du combat par la plume, combat dans lequel s’illustrent les Français, ces « modernos vándalos » :

¡Oh alanos ! ¡oh vándalos !, gente sin letras ni policía.Vosotros no conocisteis sino la

lanza para vencer, y no la pluma para atormentar a los vencidos. Pero los modernos vándalos usan

juntamente de ambos instrumentos para mayor martirio y humillación del género humanoxxii.

D’où chez Capmany qui, dans ce domaine, compte peu d’émules, cette admiration vouée aux barbares, à condition qu’ils aient conservé, à l’abri de la modernité corruptrice, leurs vertus congénitales. C’est ainsi que Capmany interprète, avec enthousiasme, le combat mené contre les envahisseurs français par ses compatriotes inspirés par un credo primitif et mus par des réflexes purs. Telle est la barbarie qu’il revendique pour eux et qu’il magnifie, tandis qu’aux Français il impute l’odieuse barbarie, féroce et destructrice. Capmany invente, en définitive, le couple antinomique « barbarie – pureté » face à « barbarie – brutalité ».

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Quel que soit l’angle sous lequel la Guerre d’Indépendance est examinée (guerre internationale, guerre populaire, guerre civile, « guerre d’opinions »…), il est manifeste que, dans plusieurs domaines, elle est sans précédent, pour avoir suscité des comportements et des discours nouveaux. On aurait tort cependant, à vouloir trop la singulariser, de méconnaître des continuités et des résurgences. Et il en est du terme « barbarie » comme de plusieurs phénomènes tels que la guérilla, les « somatens » ou de l’utilisation de la chanson et du sermon pour mobiliser les esprits. On s’en tiendra ici à l’accusation de « barbarie » brandie en Espagne contre les révolutionnaires français – ces précurseurs des envahisseurs napoléoniens - pendant la guerre contre la Convention (1793-1795). En effet, 15 ans avant l’irruption des soldats napoléoniens en Espagne, quelques écrivains, notamment Juan Pablo Forner, Tomás González Carvajal et Juan Ignacio Gonzalo del Castillo, mettant leurs talents ou leur notoriété au service de la lutte contre les partisans de Robespierre, avaient marqué, avec insistance ou véhémence, que la France de la Révolution avait sombré dans la barbariexxiii . De son côté, dans une lettre imaginaire, un « vieux père » avait évoqué un ancien sujet de Louis XVI, chargé de chaînes, souffrant par la faute de la « bárbara Constitución » que les révolutionnaires ont imposée à la France ; celle-ci est « transformada en el más fiero barbarismo » par des individus convertis en « monstruos enemigos de la humanidad » xxiv: le texte demeure d’actualité en 1808. En décembre 1793, la mort de l’infante Elisabeth, sœur de Louis XVI, inspire à un chroniqueur du Diario de Valencia le commentaire suivant qui mêle plusieurs des termes épouvantables relevés jusqu’ici : la barbarie, la cruauté, le fureur, l’instinct sanguinaire, la monstruosité, les excès…

Quando se creía que los Franceses habían apurado los términos de la crueldad y de

la barbarie con los horrorosos asesinatos cometidos en las Sagradas Personas de sus

Augustos reyes (…), han hallado estos fieros monstruos de la naturaleza un modo de hacerla

estremecerxxv.

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Quant au poète González del Castillo, dans « La Galiada o Francia revuelta » et dans la « Elegía a la injusta como dolorísima muerte de la constante heroína María Antonieta de Lorena (…) », il invective ces Français barbares (« ¡oh, bárbaros ! temblad »), « gavilla de asesinos » regroupés sous « la sangrienta bandera de la anarquía ». De ce point de vue, redisons que la barbarie napoléonienne ne fait que prolonger, sur un autre territoire, la barbarie révolutionnaire.

Mais, pour ce qui est des avatars postérieurs du concept « barbarie » ou, plus exactement, de son nouveau champ d’application, un bouleversement s’opère en 1815, au terme de la Guerre d’Indépendance. En effet, la barbarie semble abandonner le camp français pour s’installer dans le camp espagnol pendant cinq années (1815-1820) ; tandis que les Français semblent reprendre le chemin de la sagesse et de la civilisation sous la conduite de Louis XVIII, les sujets de Ferdinand VII découvrent que leur monarque bien-aimé, se refusant au pardon, persécute avec acharnement à la fois ceux qui l’ont trahi (les « afrancesados ») et ceux qui, tout en lui demeurant fidèles, ont déclenché une révolution institutionnelle d’inspiration libérale. La nouvelle barbarie, aux yeux de ces victimes inattendues (les « liberales »), prend la forme d’exécutions capitales, d’emprisonnements et de dénis de justice…inspirés par la vengeance, le sectarisme, le fanatisme et la hantise de réformes à relent révolutionnaire. Les nouveaux barbares, aux ordres de Ferdinand VII, sont ses conseillers, ses ministres, ses policiers et tous les partisans de l’Ancien Régime résolus à éliminer les « josefistas » et les « doceañistas » de Cadix. C’est dans les écrits de ces derniers, composés pendant leur exil, qu’on aurait toute chance de voir ressurgir ces termes de « bárbaros » et de « barbarie » jusqu’alors réservés aux seuls envahisseurs napoléoniens. Sans doute Alvaro Flórez Estrada, dans sa « Representación hecha a S.M.C. el Señor D.Fernando VII en defensa de las Cortes »xxvi, rédigée à Londres en 1818, n’emploie-t-il pas littéralement l’expression « España bárbara », mais, en vérité, elle est applicable à la « España nula de Fernando » qui la fait ressembler à « la Roma de los Claudios y Nerones », livrée qu’elle est à des ecclésiastiques

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fanatiques et à l’Inquisition, ce « tribunal de horror y de sangre » ; les nouveaux bourreaux – policiers et inquisiteurs – ont pour armes celles dont usent les tyrans odieux : « la tortura, la horca y la confiscación de las propiedades (…) ». Cette barbarie, qui n’a plus grand-chose à voir avec celle qu’exerçaient les soldats napoléoniens, est d’ordre politique ; qu’offre l’Espagne de Ferdinand VII ? :

Un monarca que dominado de protervos y no dando acogida sino a cuantos respiran

sangre y venganza, hace de España entera una nación de delatores y perseguidos, de carceleros

y encarcelados, de verdugos y víctimas.

Jean-René AYMES

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Annexe

I – Imprimés

- Alvarado (Francisco), Cartas críticas que escribió el

Rmo Padre Maestro Fr. Francisco Alvarado (…) o sea el Filósofo Rancio, Imprenta de Aguado, Madrid, 1824, t.II (Carta XIV, abril de 1812 et carta XIX, julio de 1812)

- Beña (Cristóbal de), « Memoria del dos de mayo » (1812), in Corona fúnebre del 2 de mayo de 1808 – Colección de composiciones poéticas (…) por Braulio Ramírez, Imprenta de la Viuda de D.R.J. Domínguez, Madrid, 1849, pp.61-63

- Capmany (Antonio), Centinela contra franceses ( y « Gritos de Madrid cautivo a los pueblos de España ») (Edición de Françoise Etienvre), Tamesis Books limited, London, 1988

- Colección de papeles interesantes sobre las circunstancias presentes, Madrid, 1808, 3 vol.

- Demostración de la lealtad española : colección de proclamas, bandos, órdenes, discursos, estados de exército y relaciones de batallas publicadas por las Juntas de Gobierno o por algunos particulares en las actuales circunstancias, Imprenta de Repullés, Madrid, 1808, 2 vol.

- Dérozier (Albert), Manuel Josef Quintana et la naissance du libéralisme en Espagne - t.II : Appendices, Annales Littéraires de l’Université de Besançon / Les Belles Lettres, Paris, 1970

- El Bascongado (1813-1814) – Edición facsimilar (Estudio preliminar de Javier Fernández Sebastián), Ayuntamiento de Bilbao (Area de Cultura y Turismo), 1989

- El Correo de Vitoria (1803-1814) y los orígenes del periodismo en Alava (Edición de Javier Fernández Sebastián), Ayuntamiento de Vitoria / Gasteiz, 1993

- Espoz y Mina (Francisco), Memorias del general Don Francisco Espoz y Mina, B.A.E., t.CCXLVI-CXLVII, Madrid, 1962

- Freire López (Ana María), Poesía popular durante la Guerra de la Independencia (1808-1814) – Indice de las

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composiciones publicadas en la prensa periódica y en los folletos de la Colección Documental del Fraile, Grant and Cutler Ltd, London, 1993

- Gallego (Juan Nicasio), « El día Dos de Mayo », in Corona fúnebre(…), Op.cit., pp.49-54

- Gallardo (Bartolomé José), Diccionario crítico-burlesco del que se titula Diccionario razonado manuel, seguido del Diccionario razonado (Introducción de Alejandro Pérez Vidal), Visor Distribuciones, Madrid, 1994

- Gazeta militar y política del Principado de Cataluña (2 de septiembre de 1808), cité par Moliner Prada (Antonio), « La imagen de Francia y de su ejército en Cataluña durante la guerra del francés (1808-1814), in Aymes (Jean-René) et Fernández Sebastián (Javier) eds., L’image de la France en Espagne (1808-1850), Presses de la Sorbonne Nouvelle, Paris / Servicio Editorial de la Universidad del País Vasco, Bilbao, 1997, p.17

- Guerra de la Independencia – Proclamas, Bandos y Combatientes (Edición a cargo de Sabino Delgado), Editora Nacional, Madrid, 1979

- Instrucción pastoral de los ilustrísimos señores obispos de Lérida, Tortosa, Barcelona, Urgel, Teruel y Pamplona al clero y pueblo de sus diócesis , Impresa en Mallorca en la Imprenta de Brusi, 1813

- Larraz (Emmanuel), La Guerre d’Indépendance espagnole au théâtre : 1808-1814 – Anthologie, « Etudes Hispaniques » n°12, Université de Provence, Aix-en-Provence, 1987

- López (Simón), Despertador Cristiano-Político (1809), étudié par Herrero (Javier), Los orígenes del pensamiento reaccionario español, Cuadernos para el diálogo, Madrid, 1973, pp.251-256

- Napoleón o el verdadero D. Quijote de la Europa, Imprenta de Ibarra, Madrid, 1811

- Ode publiée dans El Robespierre español (1811), in Cortes de Cádiz – Complementos de las sesiones (…), por Adolfo de Castro, Imprenta de Prudencio Pérez de Velasco, Madrid, 1953, p.519

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- Perfidias, robos y crueldades de Napoleón 1°, Lima, 1809

- Quintana (Manuel Josef), « Al armamento de las provincias españolas contra los franceses (julio de 1808) », in Obras completas de Don Manuel José Quintana, B.A.E., t.XIX, Madrid, 1946, pp.10-11

- Romero Alpuente (Juan), « El grito de la razón al español invencible o la guerra espantosa al pérfido Bonaparte (…) », in Historia de la revolución española y otros escritos (ed. de Alberto Gil Novales), Centro de estudios Constitucionales, Madrid, 1989, t.I, pp.15-54

II – Documents d’archives

- Bibliothèque Nationale de Madrid – Colección Gómez Imaz

, sala de Raros : R 600014 – R 600016 – R 60159 – R 60237 – R 60245 –

R 60248 – R 60280 –b R 60292 - Archives Historiques Nationales de Paris (CHAN) : - AF IV 1621 et AF IV 1625 - Archives Suchet : 384 AP 99 – 384 AP 104 – 384 AP

108 – 384 AP 110

i Colección Gómez Imaz, Raros n°60245. ii Un bon exemple est fourni par la Demostración de la lealtad española (…). iii Cf. en Annexe le corpus des textes examinés. iv Au long de cette étude, le nombre des occurrences sera signalé entre parenthèses par un chiffre suivi de l’abréviation « oc », laquelle sera également utilisée dans le corps du texte. v Demostración de la lealtad (…), t.II, p.10. vi On fera allusion, pour finir, au conflit non armé, de nature idéologique, qui oppose, dans le camp des patriotes, les absolutistes aux libéraux. vii Cf. BATTESTI-PELEGRIN, J., « Nommer l’innommable : à propos de la rhétorique des « proclamas » populaires pendant la Guerre d’Indépendance », in Les Espagnols et Napoléon, « Etudes Hispaniques » n°7, Université de Provence, Aix-en-provence, 1984, pp.205-228. viii Dans deux textes anonymes écrits par des patriotes, mais par des patriotes qui détestent, l’un le général Ballesteros et l’autre le général O’Donnell, l’adjectif « bárbaro » s’applique curieusement aux deux illustres responsables militaires. ix CHAN, AF IV 1625.

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x CHAN, 384 AP 108. xi Le namaz est la prière que les musulmans doivent faire cinq fois par jour. xii CHAN, 384 AP 108. xiii Colección Gómez Imaz, R 60280. xiv Colección Gómez Imaz, R 60016. xv « La resolución de España », in Colección de papeles interesantes sobre las circunstancias presentes, Madrid, 1808, t.I, p.59. xvi « Carta crítica » (Madrid, 12 de mayo de 1808), in Colección de papeles (…),op.cit., t.I, p.53. xvii « Proclama del Emperador de Marruecos » (Tetuán, 11 de junio de 1808), in Colección de papeles (…),t.I, p.216. xviii « Proclama del Almirante inglés » (Cádiz, 11 de junio de 1808), in Colección de papeles (…),t.I, p.208. xix Napoleón o el verdadero D. Quixote de la Europa, p.147. xx « Proclama de Granada », in Colección de papeles (…), vol.I, p.259. xxi Centinela (…), p.95. xxii « Grito de Madrid cautivo a los pueblos de España », in Centinela (…), p.181. xxiii Cf. – HERNÁNDEZ FRANCO, Juan, « Prensa y propaganda contrarrevolucionaria – El Correo Literario de Murcia (1792-1795) », in Cremades Griñán (Carmen M.) y Díaz Bautista (Antonio) coord., Poder ilustrado y revolución, Universidad de Murcia, 1991, pp.109-128

- REAL, E., « La Révolution française dans la littérature espagnole du XVIIIe siècle », in Après 89 – La révolution, modèle ou repoussoir, ed. de L. Domergue et G. Lamoine, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 1991, pp.105-118

- LARRIEU, J., « Images de la Révolution française et des révolutionnaires dans la chanson populaire catalane », in Sagnes (Jean) ed., L’Espagne et la France à l’époque de la Révolution française (1793-1807), Presses Universitaires de Perpignan, 1993, pp.373-390

- SOLÀ I SOLÉ, P., « El léxic de la Revolució a Catalunya », in Santa (Angels) – Giné (Marta) – Parra (Montserrat) eds., 1793 – Naixement d’un Nou món a l’ombra de la Republica, Universitat de Lleida, 1995, pp.129-137.

xxiv GARCÍA MONTORO, C., « España y la Revolución francesa : la propaganda contrarrevolucionaria », in García Montoro (Cristóbal) y Del Pino Artacho (Juan) eds., 1789 – Dos siglos después – Reflexiones históricas y sociológicas, UNED, Málaga, 1992, p.56. xxv SALVADOR ESTEBAN, E., « La Guerra de la Convención en un periódico español contemporáneo », in Cuadernos de Investigación Histórica, n°3, Fundación Universitaria Española, Madrid, 1979, p.342. xxvi Les citations suivantes se trouvent aux pages 195 et 197 de la « Representación (…) » in Obras de Alvaro Flórez Estrada, B.A.E., t.CXIII (II), Madrid, 1958.