Ciel étonné

CHARLES RACINE

Ciel étonné

Préfaces de

Martine Broda et

Jacques Dupin

f o u r b i s

Ouvrage publié avec le concours du Centre national du livre

Édition établie par Martine Broda, Jacques Dupin

et Gudrun Racine

@ Fourbis, Paris, 1998

ISBN •^4217-015-6

MARTINE BRODA

CHARLES RACINE

Le poète Charles Racine, né en 1927, est mort en 1995 à Zurich. Michel Deguy avait tenu à le publier en tête du numéro 1 de Po&sie, et le séjour qu'il fit en France à l'occasion de cette parution fut l'occa- sion de notre rencontre. Charles Racine est aussi l'auteur de Le Sujet est la clairière de son corps, publié en 1975 par Jacques Dupin dans la belle collection qu'il dirigea chez Maeght, ainsi que de Légende fores- tière, publié la même année par Claude Esteban dans le n° 8 de la revue Argile, puis de Rochepluie, dans le n° 21. Écorché par la vie, et possédé mais persécuté par la lettre, "ce boire méchant qui veut m'engloutir", c'était un personnage bouleversant, aussi dérangeant que ses textes qui mettent en scène la passion du sujet, payant sa dîme à l'écrit de bien plus d'une livre de chair. Poèmes où tremble la pureté, inouïs éclats d'enfance, ces textes d'une beauté incandescente et farouche sont trop peu connus car rares et devenus difficiles à trouver. Charles Racine vivait et travaillait à Zurich, il vivait dans une réclusion toujours plus profonde, presque barricadé chez lui à la fin, en exil car il détestait cette ville où le retenait la tendre vigilance d'une famille dont il était séparé, en exil aussi dans la langue allemande qui assaille, parfois très visiblement, la syntaxe de sa langue de poète français. Car, même vivant en terre alémanique et comme sous le coup d'une malédiction, Racine avait choisi de continuer d'écrire dans la langue, unique-fatale à un poète comme le voulait Paul Celan, la langue-une que lui avait transmis sa mère - une mère, la sienne : couturière suisse romande. Par refus douloureux de la lignée paternelle, c'est du nom maternel qu'il signait, ce nom qui fut celui d'un grand poète tragique, artiste du vers

mélodieux comme la douleur - il l'ancrait, lui le déraciné, dans la grande tradition du vers français. Racine publiait surtout à Paris où il fit de fréquents séjours, notamment en 1977, et autour de 1968, où il se mêla aux événements de mai et fréquenta Celan, dont le rapprochait le partage des séquelles traumatiques de la dernière guerre et celui de l'exil, noué à la question des langues. Vers la fin de sa vie, replié à Zurich, il esquissa des signes en direction du poète russe Aïgui, qui lui prêta une vive attention, même si Racine n'en reçut jamais la lettre espérée, car l'un et l'autre poète avaient beaucoup de mal à poster des lettres. Aiguï, autre exilé dans son pays, sa langue. Je ne suis pas peu fière d'avoir réussi à susciter ce lien, car Racine était l'homme de peu de liens, trouvant rarement, même dans le milieu poétique, surtout le parisien, une main qui fut capable de serrer longuement et solidement la sienne. Jacques Dupin eut cette main-là. Il m'a proposé de l'aider à rééditer et éditer l'œuvre de Charles Racine, tâche nécessaire et

urgente, que je me réjouis de partager.

JACQUES DUPIN

NUIT SANS BATELLERIE

"L'amour ne s'inscrit nulle pa r t

casseur de pierre

ne t'inscrit nulle pa r t "

J'ai rencontré Charles Racine par le t ruchement d 'Alberto

Giacometti, nous ne pouvions pas nous manquer. C'était à la terrasse

d'une brasserie devant le Dôme des Invalides, vers 1965. Il avait publié

Buffet d'orgue. Nous étions nés la même année. Les yeux vifs, inquiets,

les traits émaciés, une sorte d'avidité impatiente dans la voix, trahis-

saient sa condition de poète "déplacé". De langue et de culture

françaises, il vivait à Zurich, ville de parler germanique, à l'héritage

littéraire chargé. Il supportait mal sinon un exil, du moins un écart,

qu'il avait choisi de subir et d'exploiter avec un entêtement ironique et

grinçant. Un écart très cher payé auquel les poèmes doivent l'acuité

des arêtes, l'étincellement des cassures, et surtout le mouvement qui les

fait surgir, résonner, se précipiter en transgressant logique, bienséance et prosodie.

Poèmes et vie, singuliers, indissociables, insaisissables. Un seul geste d'écriture exposé aux intempéries et aux sautes d'intensité d 'une matiè-

re première irradiante. Des premiers écrits jusqu'à la poignante évapo-

ration des feuilles livrées par le ressac de la mort : la même intempes-

tive exigence qui fraye un chemin scabreux au mépris des règles et du goût. Qui se donne sans précautions à l'alacrité du jeu et de la lutte.

Qui ne se soucie pas d'enchaîner, de fixer, mais imperturbablement de détacher, de désenchaîner, de vers en vers, un flux discontinu de figures.

La figure extrême et centrale est un JE omniprésent qui s'efforce, qui s'efforce d'être, de répartir et de scintiller. L'effort, un mot, un appel récurrent au fil des pages. JE, la tension, l'insistance d'un JE qui roule et dénude le sujet dans La clairière de son corps. L'obstination d'une poésie ouverte, provoquant la levée d'un vent destructeur et complice, s'alliant à lui, dont les rafales soustraient aux articulations de la langue une activité sans fond et sans fin, une réitération obsédante qui herse et ensemence les terres de l'indivis agonique.

Ce JE défie la foudre. La contourne ou la transgresse avec une outrecuidance illogique. Mais c'est elle qui l'encercle, le mine, le désa- grège en armant sa voix. En libérant un flux de matière fluide mais réfractaire, un réel ruisselant qui sera tour à tour, ou ensemble, et indis- tincts, l'eau et le sable, l'encre et le temps, le sang et le feu.

Un courant prompt à déborder les berges absentes, à secourir et à noyer. Il traverse la feuille et les jours, sans repentir ni domination, charriant minerai et scories, - ce qui compte étant leur mouvement vif, leur empreinte, l'éraflure du passage... Et ce qui délivre, les accrocs dans la trame, la fragmentation du sens, une déviance rabrouée, reprise, morcelée encore et encore, allant son chemin, allant à sa perte, - retenant le seul souci angoissé de la vérité de la trace...

La traversée coûte que coûte, la marche en avant du poème indui- sent dans leur mouvement une incohérence originelle, une faille du regard ébloui, un suspens de la métaphore qu'elles absorbent en se régénérant. Un équilibre instable, un ébranlement rythmique donnent

l'impulsion. Suivent la naissance de tableaux, d'esquisses, de récits minuscules, de concrétions mentales, avant d'achopper sur la répéti- tion du même, ou du presque, une répétition altérée, gauchie, biseau- tée, modulée, fissurée, crépusculaire, à contresens. Le poème en porte à faux se coule dans l'irrégularité des formes, des coupes, du débit. Un ruissellement dont les intermittences ouvrent l'éclaircie, la clairière. Une cascade dans la voix de sensations, pensées, visions qui affluent et la trouent. Un cours accidenté qui réplique à l'insistance du lancer, de l'entame incantatoire.

"Ce geste in extremis abonde qu'absorbe pourtant l'abîme"

Les poèmes de Charles Racine déroutent, et attirent. Lus ici, aujourd'hui, ils paraissent comme griffés dans le rugueux d'un mur maçonné à la diable, avec giclées de plâtre et coulures de chaux. Une friche entrouverte par la parole et le couteau, une parole merveilleuse- ment ébréchée, un couteau tourné contre soi. Ils éveillent, ils débus- quent le sens et le non-sens, et de leur altercation fusent les séquences d'un phrasé énigmatique qui ricochent dans l'air acide, qui relancent le déconcert...

"Cette longue légende qui m'entraîne et qui m apparut peut-être sur le chemin englouti d'avance"

Quand songe Rochepluie par-delà ses travers la tête est surprise les pieds l'entourent rebelles à l'ennemie-- -