Chevallier - 2004 - L'Ètat post-moderne

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droit société Maison des Sciences de l'Homme L'Etat post-moderne û^ 1 Jacques Chevallier 2 e édition m o GI001089274 342 DIR2 CHEW/20J L.G.D.Ï

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Chevallier - 2004 - L'Ètat post-moderne

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d r o i t s o c i é t é

Maison des Sciences de l'Homme

L'Etat post-moderne û ^ 1

Jacques Chevallier

2 e édition

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GI001089274 342 DIR2

C H E W / 2 0 J

L.G.D.Ï

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Table des matières

INTRODUCTION 9 Des trajectoires d'évolution similaires ? 9 Dépérissement ou persistance des États-Nations ? 10 L'Etat comme expression de la modernité 12 De la modernité à la post-modernité 13

CHAPITRE 1 e r LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT19

Section préliminaire : La crise de l'architecture étatique 19 I . Le modèle étatique 19

A) Construction 20 B) Expansion 23

I I . La fin du protectorat étatique 24 A) La réévaluation de la place de l'État 24 B) La dynamique de la mondialisation 26

Section 1 : Le renforcement des liens d'interdépendance 31 I . L'État encadré 31

A) Un socle de valeurs 31 B) L'armature institutionnelle 34

I I . L'État concurrencé 38 A) Les opérateurs économiques 38 B) Les organisations non-gouvernementales 39 C) Les réseaux transnationaux 41

I I I . L'État englobé 42 A) L'intégration régionale 42 B) La logique supra-nationale 43

Section 2 : La redéfinition des fonctions étatiques 45 I . L'État garant 47

A) La cohésion sociale 47 B) La sécurité 50

I I . L'État régulateur 53 A) La fin de l'État producteur 53 B) La fin du dirigisme économique 56

I I I . L'État protecteur 58 A) La réévaluation du Welfare State 59 B) La logique de solidarité 60

L'ÉTAT POST-MODERNE

Section 3 : L'atténuation de la spécificité étatique 62 I . L'État démythifié 63

A) Du dogme de l'intérêt général à l'impératif d'efficacité 63 B) Du management public au New Public management 65

I I . L'État banalisé 66 A) La contestation du droit administratif 67 B) Le reflux du droit administratif 68

I I I . L'État réformé 70 A) La démarche évaluative 70 B) La nouvelle gestion publique 72

Section 4 : La fragmentation de la structure étatique 73 I . L'État polycentrique 74

A) Les structures d'intervention 74 B) Les dispositifs de régulation 75

I I . L'État territorial 77 A ) La déconcentration 77 B) La décentralisation 78 C ) Le néo-fédéralisme 80

I I I . L'État segmenté 81 A) L'autonomisation des structures personnalisées 81 B) La responsabilisation des services gestionnaires 83

CHAPITRE 2 LES TRANSFORMATIONS DU DROIT 85

Section préliminaire : La crise de la modernité juridique 86 I . Les fondations du droit moderne 86

A) L'empire de la Raison 86 B) Le règne de l'individu 88

I I . L'ébranlement des fondations 89 A) La crise de la rationalité juridique 90 B) Le reflux du subjectivisme 92

Section 1 : L'avènement d'une société de droit 94 I . La juridicisation 94

A) La prolifération des textes 95 B) L'explosion du contentieux 98

I I . L'hyper-subjectivisation 100 A) L'affirmation des droits subjectifs 100 B) La sanction des fautes personnelles 103

Section 2 : L'éclatement de la régulation juridique 106 I . Un droit pluriel 106

A) Le droit supra-étatique 107 B) Le droit infra-étatique 110

I I . Un pluralisme ordonné 114

TABLE DES MATIÈRES

A) Emboîtement 114 B) Ajustement 116

Section 3 : La démarche pragmatique 118 I . Un droit négocié 119

A) La consultation 119 B) La contractualisation 121

I I . Un droit souple 122 A) Un droit doux 123 B) Un droit mou 123

Section 4 : Le mouvement de rationalisation 125 I . La rationalisation du dispositif 125

A) Colmater les brèches 125 B) Remettre en ordre 127

I I . La rationalisation des processus 128 A) Un droit rigoureux 128 B) Un droit réflexif 130

CHAPITRE 3 LA REDÉFINITION DU LIEN POLITIQUE 135

Section préliminaire : La crise de la démocratie 135 I . Le modèle démocratique 136

A) La démocratie libérale 136 B) L'extension du modèle 137

I I . Les éléments de déstabilisation 140 A) La crise du lien politique 141 B) La crise du lien civique 145

Section 1 : La modification du rapport au droit 148 I . Le paradigme de l'État de droit 149

A) Construction 150 B) Diffusion 152

I I . La démocratie juridique 153 A) La démythification de l'élu 153 B) Justice et politique 155

Section 2 : L'inflexion des équilibres institutionnels 158 I . La démocratie majoritaire 158

A) La primauté executive 159 B) Le renouveau parlementaire 162

I I . La démocratie élargie 166 A) La démocratie délibérative 166 B) La démocratie participative 169

L'ÉTAT POST-MODERNE

Section 3 : La restructuration des circuits de communication 173 I . La démocratie médiatisée 173

A) La médiation partisane 174 B) Les médiations sociales 177

I I . La démocratie d'opinion 181 A) La promotion de l'« opinion publique » 181 B) Les stratégies de communication 184

Section 4 : Les transformations de la citoyenneté 187 I . La conception traditionnelle 187

A) Une citoyenneté exclusive 188 B) Une citoyenneté conditionnée 189 C) Une citoyenneté circonscrite 190

I I . La citoyenneté post-moderne 191 A) La nouvelle citoyenneté 192 B) La citoyenneté européenne 198

CONCLUSION 203 De la question de la gouvernabilité 203 ... À la promotion de la gouvernance 205

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES 209

INDEX 221

INTRODUCTION

I l s'agit dans cet ouvrage de s'interroger sur la portée des transformations que connaît actuellement l'État et, plus brutalement, sur son avenir en tant que forme d'organisation politique.

Des trajectoires d'évolution similaires ?

1 0 Cette ambition se heurte d'emblée à un obstacle de taille : elle suppose en effet, non seulement que l'organisation du politique dans les sociétés contemporaines relève d'un schéma fondamentalement commun, mais encore qu'elle suit une trajectoire d'évolution sensiblement identique. Or, ces deux postulats sont rien moins qu'évidents.

Même si la forme étatique s'est imposée, notamment sous le poids de la contrainte internationale, comme l'enveloppe nécessaire des rapports de domi­nation politique, cette diffusion s'est accompagnée d'une extrême diversité de ses traductions concrètes : le fonctionnement réel de l'État dépend étroitement du système de valeurs, des traditions, propres à chaque pays. La similitude ap­parente des institutions ne saurait faire illusion : souvent purement formel, le mimétisme recouvre des usages et des pratiques foncièrement différents, voire antinomiques ; l'État ne serait qu'un simple label, un pavillon, dissimulant l'irréductible singularité des constructions politiques. En parlant du « modèle étatique », on céderait au piège de l'ethnocentrisme, en érigeant ce qui n'est en fait qu'un type particulier d'organisation politique, celui qui s'est développé en Europe, et plus précisément encore en Europe continentale, pour l'expression de la modernité politique. En sens inverse, le comparatisme « relativiste », tel que celui prôné par un Clifford G E E R T Z , s'attachera à restituer l'infinie diversi­té des configurations politiques, au-delà des analogies purement formelles.

Corrélativement, i l serait illusoire de prétendre dégager des tendances communes d'évolution des formes d'organisation politique. Sans doute, F . F . F U K U Y A M A (1992) a-t-il pu, après l'effondrement des systèmes socialistes, considérer que la démocratie libérale était devenue le seul régime politique lé­gitime : aucun modèle alternatif d'organisation politique n'étant plus conceva­ble, celle-ci constituerait le point final de l'évolution idéologique de l'huma­nité, la « fin de l'histoire ». F . F . F U K U Y A M A n'a pas hésité à réitérer cette thèse après les attentats du 11 septembre 2001 : les contestations dont ce modèle est 1 objet, en provenance notamment des sociétés dominées par l'Islam fondamen­taliste, ne seraient que le signe d'un « combat d'arrière-garde » ; plus que ja­mais, un système dominerait la politique mondiale, « celui de l'Occident démo-

L'ÉTAT POST-MODERNE

cratique libéral ». Cette vision est bien évidemment réductrice : Samuel HUN-TINGTON en a pris l'exact contrepied, en défendant l'idée selon laquelle, loin de progresser vers un modèle unique, le monde serait plus que jamais fragmenté par la guerre des cultures et le « choc des civilisations » (1996) ; loin de pous­ser à l'homogénéisation des formes d'organisation politique, le processus de mondialisation en cours tendrait tout au contraire à exacerber les particularis­mes et à renforcer les singularités. Sans aller jusque-là, i l est évident que ce processus a des implications très différentes selon les contextes locaux - ambi­valence que traduit bien la notion de « glocalisation ». On ne saurait dès lors prétendre esquisser les contours d'un nouveau modèle d'application univer­selle, mais tout au plus évoquer certaines inflexions de la conception tradition­nelle de l'État, telle qu'elle avait prévalu dans les pays occidentaux.

2° Cette présentation sous-estime cependant les effets du « transfert de technologies institutionnelles » (Y. M É N Y , 1993). Sans doute, la diffusion d'un modèle étatique né en Europe a-t-elle été assortie d'un ensemble de variantes, d'inflexions et de distorsions, qui traduisent l'importance des contextes locaux ; cependant, la transcription de la forme étatique a bel et bien entraîné un certain nombre d'effets sur la réalité sociale et politique : devenu le cadre dans lequel s'inscrit et se matérialise le lien politique, l'État influe sur les représentations, conditionne les stratégies de tous les acteurs sociaux. L'État n'est pas une forme vide, mais un cadre d'action collective, dont l'existence contribue à structurer l'univers symbolique et pratique des populations, comme l'a montré l'exemple africain (J.F. B A Y A R T , 1989). Par le biais de cette diffusion, c'est donc bien un certain modèle d'organisation politique qui s'est imposé comme modèle de référence, en se substituant aux formes d'organisation politique pré­existantes ou concurrentes : le constat d'écarts par rapport aux prescriptions de ce modèle, voire d'une dénaturation, ne saurait conduire à ignorer cet effet d'imposition.

Dès lors, l'inflexion de ce modèle, là-même où i l a pris naissance et où i l s'est développé, ne peut manquer d'avoir une portée plus générale ; cette inci­dence est en l'espèce d'autant plus forte que la mondialisation en cours ampli­fie les effets de diffusion et renforce les phénomènes d'hégémonie ; l'analyse des transformations que subit l'État dans les pays occidentaux a des implica­tions plus larges, qui débordent le seul cadre du monde occidental. Même si les ondes de choc de ces transformations se font sentir de manière variable et si les conditions de leur transposition sont différentes selon les contextes locaux, ce qui exclut toute idée d'une trajectoire unique d'évolution, c'est bien un mou­vement de changement global, qui atteint, sous des formes diverses, l'ensemble des États ; et c'est de ce mouvement dont i l s'agit ici de rendre compte.

Dépérissement ou persistance des États-Nations ?

1° Les interprétations avancées sur ce point oscillent entre deux thèses contradictoires : celle du dépérissement de l'État-Nation, dont la capacité

INTRODUCTION

d'action subirait une érosion continue, compte tenu du processus de mondiali­sation, ce qui entraînerait l'« évidement » ( B . JESSOP) progressif d'un État de­venu « creux » (hollow State) (G. P E T E R S , 1993) du fait de la perte de ses fonc­tions essentielles ; celle au contraire de la persistance de l'État-Nation, dont le statut resterait inchangé, au prix de certaines adaptations, et qui constituerait toujours le cadre indispensable à la construction du lien politique.

L'évolution enregistrée depuis les attentats du 11 septembre 2001 n'a pas permis de trancher entre ces deux interprétations, l'une « mondialiste « , l'autre « sceptique » (M. de V R I E S , 2001), mais n'a pas fait que déplacer le champ des controverses, en ouvrant un nouvel « espace d'incertitude » : d'un côté, le déve­loppement d'un terrorisme à l'échelle mondiale, témoignant de l'interdépen­dance croissante des sociétés, a entraîné le renforcement de la coopération in­ternationale ainsi que le recours à un interventionnisme militaire d'un type nouveau ; à l'inverse cependant, l'accent mis sur les fonctions régaliennes de l'État montre que celui-ci est plus que jamais perçu comme le seul véritable rempart contre les flux de criminalité transfrontières qui se propagent à la fa­veur de la mondialisation (États-forteresses). Ces attentats ont ainsi provoqué des mouvements parallèles et contradictoires de dépassement mais aussi de consolidation du cadre étatique.

Cette contradiction montre bien qu'il convient de se démarquer des deux thèses précitées : sans doute, l'État-Nation a-t-il perdu, notamment mais pas seulement en raison de la mondialisation, certains de ses attributs ; cela ne si­gnifie pas pour autant qu'il soit irrémédiablement dépassé en tant que forme d'organisation politique, mais seulement qu'il est entré dans une phase nouvelle d'une histoire tourmentée.

2° Pour prendre la mesure de cette évolution, i l est nécessaire d'élargir les perspectives, en rapportant le mouvement en cours à un processus plus global de changement, dont la mondialisation n'est qu'un vecteur et un élément cons­titutif.

Tout se passe en effet comme si les sociétés contemporaines connaissaient, à l'aube de ce troisième millénaire, une transformation profonde de leurs prin­cipes d'organisation : transformations qui affectent, peu ou prou, bien que sous des formes différentes, toutes les sociétés, par-delà la diversité des contextes locaux ; transformations qui atteignent aussi tous les niveaux de l'édifice social, et partant l'ensemble des institutions (économiques, culturelles, politiques...). Pour prendre la mesure des mutations en cours, les schémas de pensée tradi­tionnels ne suffisent plus : i l faut s'efforcer de construire d'autres outils, de for­ger d'autres grilles d'analyse. I l semble qu'on soit entré dans un âge nouveau, dans lequel l'architecture sociale tout entière est en passe d'être redéfinie, au prix de fortes secousses, liées à la perte des repères, à l'effritement des cadres hérités du passé, à l'ébranlement des certitudes : la société « moderne », dont les contours ont été tracés en Occident avant d'être diffusée à l'échelle plané­taire, tend à faire place à une société nouvelle qui, si elle s'enracine dans la modernité ( i l n'y a donc pas véritablement « rupture »), n'en présente pas moins des caractéristiques différentes, donc « post-moderne » ; les change-

L'ÉTAT POST-MODERNE

ments qui affectent l'État ne sont qu'un des aspects de cette mutation et, en tant que tels, indissociables des mouvements de fond qui agitent le social.

L'État comme expression de la modernité

1° L'apparition de cette forme d'organisation politique nouvelle qu'est l'État a été, dans les pays européens, liée à un ensemble de transformations marquant l'entrée des sociétés dans l'ère de la « modernité ».

Comme l'a monté Max W E B E R , cette modernité se caractérise par la conjonction d'une série d'éléments - technique (le développement scientifique et technique), économique (la concentration des moyens de production), politi­que (l'apparition de l'État) - , qui traduisent un processus de « rationalisation » de l'organisation des sociétés, sur tous les plans.

Ces transformations se sont appuyées sur un ensemble de valeurs nouvelles, construites autour de deux pôles essentiels. D'une part, le culte de la Raison, qui remplace la soumission aux lois de la Nature. Cet empire de la Raison est assorti d'une série de croyances, qui constituent autant de mythes inhérents à la modernité : croyance dans les vertus de la « Science », censée doter l'homme d'une maîtrise toujours plus grande sur la Nature ; foi dans le « Progrès », qui doit se traduire par une amélioration du bien-être individuel et de la justice so­ciale ; idée que l'« Histoire » a un sens (historicisme) et que la Raison finira par imposer sa loi ; conviction de l'« Universalisme » des modèles construits en Occident, appelés à servir, en tant qu'expression même de la Raison, de modè­les de référence. D'autre part, le primat accordé à YIndividu, placé au centre de l'organisation sociale et politique (N. E L I A S , 1987) : c'est l'affirmation de l'irréductible singularité de chaque être humain, dégagé des liens traditionnels d'allégeance communautaire et doté d'une marge d'autonomie, d'une capacité de libre détermination qui lui permettent de mener son existence comme i l l'entend, qui le rendent maître de son destin ; mais c'est aussi l'idée que la source de tout pouvoir, le fondement de toute autorité résident dans le consen­tement des individus. L'individu devient ainsi la référence suprême, aussi bien dans la sphère privée que dans la sphère publique, à travers la figure du citoyen. Cette nouvelle conception du monde sera un puissant moteur de changement, en entraînant la reconstruction de la société et du politique autour de principes nouveaux.

2° L'État s'inscrit pleinement dans cette logique de la modernité, caractéri­sée par l'empire de la Raison et dominée par la figure de l'Individu : élément de rationalisation de l'organisation politique, i l permet de réaliser un compromis subtil entre le primat accordé à l'individu et la nécessité de création d'un ordre collectif ; l'État n'est en effet rien d'autre qu'un artefact (le Léviathan) et la puissance souveraine dont i l est investi n'est en fin de compte que l'expression de la puissance collective détenue par les citoyens eux-mêmes.

Les caractéristiques essentielles du modèle étatique ne seront ainsi que la traduction des valeurs sous-jacentes à la modernité : Y institutionnalisation du

INTRODUCTION

pouvoir, c'est-à-dire l'inscription du pouvoir dans un cadre général et collectif qui dépasse la personnalité contingente de ses détenteurs ; la production d'un nouveau cadre d'allégeance, la « citoyenneté » étant conçue comme un lien exclusif, incompatible avec l'existence d'allégeances parallèles ou concurren­tes ; l'établissement du monopole de la contrainte, l'État étant censé, dans l'es­pace des « frontières » délimitant le champ de sa « souveraineté », être l'unique source du droit et le seul habilité à faire usage des moyens de coercition ; la consécration d'un principe fondamental d'unité, unité des valeurs résultant de l'appartenance à une sphère publique posée comme distincte du reste de la so­ciété, unité du droit étatique, se présentant comme une totalité cohérente, un « ordre » structuré, unité de l'appareil chargé de mettre en œuvre la puissance de l'État. Par tous ces éléments, la construction de l'État apparaît bien comme indissociable d'une modernité, dont elle est à la fois le reflet et le vecteur.

La diffusion de ce modèle étatique à l'échelle planétaire apparaît dès lors comme le produit d'un processus d'imposition des valeurs occidentales de la modernité. Favorisée par la colonisation, cette imposition s'explique plus pro­fondément par le « dynamisme de la modernité » qui, selon A . GlDDENS (1990), tiendrait à la conjugaison de trois facteurs : la « dissociation du temps et de l'espace », qui permet une organisation rationalisée des rapports sociaux et une unification des cadres spatio-temporels ; la « délocalisation des systèmes so­ciaux », rendue possible par la création de « gages symboliques », c'est-à-dire d'instruments d'échange universels et l'établissement de « systèmes experts », mettant en œuvre des savoir-faire professionnels, reposant les uns et les autres sur la « confiance » ; la « réflexivité institutionnelle » surtout, qui entraîne l'examen et la révision constante des pratiques sociales à la lumière des infor­mations nouvelles et des effets enregistrés.

De la modernité à la post-modernité

1° Les secousses qui agitent actuellement l'État ne sauraient dès lors être considérées comme des phénomènes isolés : elles renvoient à une crise plus gé­nérale dans les sociétés occidentales des institutions et des valeurs de la moder­nité ; et cette crise semble devoir conduire à un dépassement de la modernité.

La mise en évidence des effets négatifs produits par la logique de la moder­nité n'est pas nouvelle : la dérive instrumentale d'une Raison conçue sous l'angle de la seule efficacité, la perte d'identité liée au relâchement des liens communautaires ont été souvent relevés. G. SlMMEL (1858-1918) avait déjà souligné que la libération formelle de l'individu, dégagé des liens de dépen­dance personnelle, était contrebalancée par le fait que les relations sociales étaient désormais, dans la société moderne, marquées par l'impersonnalité, ' instrumentante, la neutralité affective - la vie en commun prenant la forme de la « société anonyme » (Zweckverband) - et par le triomphe de l'utilitarisme, de la rationalité calculatrice ; et ces analyses ont été reprises par bien des au­teurs, notamment par les théoriciens de l'École de Francfort. Pour C. T A Y L O R ('991), la modernité a produit trois malaises essentiels : l'individualisme a

L'ÉTAT POST-MODERNE

conduit à la « perte de sens », traduit par la disparition des idéaux et le replie­ment sur soi ; la primauté de la « Raison instrumentale » a entraîné à l'« éclipse des fins », le seul étalon qui prévaut désormais étant celui de l'efficacité maxi­male ; enfin, la « perte de liberté » résulte du sentiment d'impuissance que res­sent l'individu-citoyen, pris dans l'étau du marché et de l'État.

Une étape nouvelle semble cependant avoir été franchie : parallèlement aux bouleversements techniques (essor des technologies de l'information et de la communication, développement des biotechnologies...), aux mutations du sys­tème productif (rôle croissant joué par l'information, déclin de l'industrie au profit des services, délocalisation des unités de production, adaptation des for­mes de travail...), ainsi qu'aux transformations de la stratification sociale (re­flux de la paysannerie, éclatement du monde ouvrier, multiplication des em­plois dits « intermédiaires »...) et des comportements sociaux (R. INGELHART, 1993), qui marquent véritablement le passage à cette société « post-indus­trielle » dont l'avènement avait été depuis longtemps annoncé ( A . TOURAINE, 1969 ; D . B E L L , 1973), on assiste à l'ébranlement du système de valeurs qui a été le fer de lance et le socle de la modernité.

— Le postulat selon lequel les sociétés, guidées par la Raison étaient appe­lées à devenir toujours plus efficaces et performantes ne relève plus de l'évi­dence : l'évolution sociale n'apparaît plus comme étant dictée par les seules lois de la Raison mais dominée par l'incertitude et l'imprévisibilité (J.P. DUPUY, 2002) ; et cette remise en cause du primat de la Raison entraîne corrélativement la perte de confiance dans la « Science » (J.F. L Y O T A R D , 1970), dont la dyna­mique de développement semble échapper à tout contrôle (la Commission eu­ropéenne a organisé les 22-23 mars 2004 un colloque à Gênes afin de répondre aux inquiétudes croissantes suscitées par les recherches en matière de biologie), les désillusions engendrées par l'idée de « Progrès », de nouveaux « risques » (industriels, technologiques, sanitaires...) apparaissant sans cesse (U. B E C K , 1986), créant un état permanent d'« insécurité sociale» (R. C A S T E L , 2003) , l'abandon de l'idée que l'« Histoire » aurait un sens, compte tenu de l'échec des projets messianiques du X X E siècle, la fin de la prétention à l'« Universa­lité », débouchant sur un relativisme généralisé.

La société actuelle serait caractérisée par la complexité, le désordre, Y indé­termination, Y incertitude : de nouvelles figures, telles que celles du « rhizome » (G. D E L E U Z E , F . GUATTARI, 1976), du « labyrinthe » (J. A T T A L I , 1996) ou du « réseau » - désormais promu au rang de paradigme dominant dans les sciences sociales ( A . DEGENNE, M . FORSÉ, 1994 ; M . C A S T E L L S , 1996 ; F . OST, M . V A N DE K E R C H O V E , 2002) - sont avancées pour rendre compte d'une organisation sociale ayant quitté les chemins bien balisés de la simplicité, de l'ordre, de la cohérence (I . RAMONET, 2001).

— Parallèlement, l'individualisme, emblématique de la modernité, a pris des formes nouvelles. La société tout entière est travaillée par un mouvement d'individuation, rendant caduques les anciennes classifications, catégorisations, dispositifs de contrôle, territorialités qui assuraient le quadrillage de l'espace

INTRODUCTION

social et la production des identités collectives ; l'entreprise elle-même n'échappe pas à ce mouvement, comme en témoignent l'individualisation des tâches, des rémunérations et des carrières, l'appel à l'initiative personnelle, au sens des responsabilités et à la mobilisation ( L . BOLTANSKI, E . C H I A P E L L O , 1999).

Vhyper-individualisme qui est la marque des sociétés occidentales contem­poraines se traduit par une « absolutisation du moi », une « culture du narcis­sisme » (C. L A S C H , 1979) faisant de l'« épanouissement de soi » la principale valeur de la vie ( G . L I P O V E T S K Y , 1973) : c'est l'affirmation sans limites d'individus qui « estiment ne rien devoir à la société mais exigent tout d'elle » ( M . G A U C H E T , 2003). Chacun entend désormais construire librement son iden­tité personnelle, en échappant aux déterminismes sociaux de toute nature ( G . L I P O V E T S K Y , 1997) et aux identifications stables : l'existence est désormais guidée, non plus par des cadres de référence préétablis, des points de repère stables, mais une logique d'arbitrage individuel ; on voit ainsi se développer de nouvelles pratiques de consommation par lesquelles, s'affranchissant du poids des conventions et des comportements de classe, i l s'agit de « consommer pour soi », en fonction de fins et de critères purement individuels - modèle qui ten­drait à s'étendre à toutes les sphères de la vie sociale ( G . L I P O V E T S K Y , 2003) Cet hyper-individualisme serait ainsi par essence anxiogène ( A . E H R E N B E R G , 1995) : soumis à des sollicitations contradictoires, sommé d'être toujours plus performant et talonné par l'urgence (N . A U B E R T , éd., 2004) , chacun est conduit à mettre sa « biographie en risque » (P. P E R E T T I - W A T E L , 2000) , en ayant plus ou moins « le sentiment de n'avoir pas vécu ce qu'il aurait voulu vivre » ( G . L I P O V E T S K Y , 2004).

Ce nouvel « individualisme » qui, exaltant les différences et les singularités, est aux antipodes d'un « humanisme » mettant au contraire l'accent sur l'existence d'un dénominateur commun, d'une commune « dignité » entre tous les hommes, ne saurait manquer d'avoir une incidence sur le rapport au public : tandis que le repli vers le privé et l'érosion des identités collectives, conduisant au « tribalisme » ( M . MAFFESOLI , 1988, 1992), rendent plus aléatoire le lien de citoyenneté (J .P. L E G O F F , 2002) et plus précaire le consentement à l'autorité, les valeurs du privé tendent à pénétrer la sphère du public ; le modèle militant traditionnel, fondé sur une forte conscience d'appartenance, fait place à un type d engagements, plus discontinus et plus volatiles, mais passant une plus grande implication personnelle ( I . SOMMIER, 2001).

2° Tous ces aspects tendent à montrer que les sociétés occidentales sont en­trées dans une ère nouvelle : si elles ne rompent pas avec les institutions et les valeurs de la modernité, mais au contraire s'y enracinent, elles vont cependant au-delà de ces institutions et valeurs vers un futur encore indéterminé ; on as­siste donc dans le même temps à l'exacerbation de dimensions déjà présentes au cœur de la modernité et à l'émergence de potentialités différentes. C'est cette ambivalence que résume et condense le concept de « post-modernité » : comportant des aspects complexes, voire des facettes contradictoires, la post-

odemité se présente à la fois comme une « hyper-modernité », dans la mesure

L'ÉTAT POST-MODERNE

où elle pousse à l'extrême certaines dimensions présentes au cœur de la moder­nité, telles l'individualisme, et une « anti-modernité », dans la mesure où elle s'affranchit de certains schèmes de la modernité. On préférera ce terme à celui de « modernité tardive » (A. GlDDENS), qui suppose la référence à un idéal de modernité, en voie de réalisation, et à celui de « deuxième modernité » (U. BECK, 2002) , qui ne s'explique que par l'assimilation opérée entre post­modernité et abolition des frontières.

Le concept de « post-modernité » n'est cependant recevable qu'à condition d'éviter quatre types d'écueils. L'idée que la société post-moderne serait carac­térisée par certains attributs nouveaux, par une essence bien déterminée : mar­quée par la complexité, l'incertitude, l'indétermination, elle ne saurait disposer d'une essence stable. L'idée que la société post-moderne aurait pris la place de la société moderne : Ulrich Beck critique justement ce qu'il appelle le « malentendu évolutionniste », la croyance qu'une période se serait achevée brutalement pour laisser place à une autre. L'idée que la société post-moderne serait généralisée à toute la planète : même si les institutions et les valeurs de la post-modernité tendent à se diffuser, celle-ci reste avant tout la marque des so­ciétés occidentales ; et le processus de mondialisation n'exclut pas la persis­tance de configurations sociales extrêmement différentes. Un jugement de va­leur implicite enfin, parant la société post-moderne de toutes les vertus : l'évolution des sociétés contemporaines comporte au contraire bien des zones d'ombre, de sources d'inquiétude ; les nouvelles formes de terrorisme notam­ment peuvent être notamment considérées comme un sous-produit de la post-modernité.

3 ° Ces précisions ayant été données, on comprend mieux que l'État ne sau­rait échapper au mouvement de fond qui agite les sociétés entrées dans l'ère de la post-modernité : celui-ci ne saurait manquer d'affecter le sens même de l'institution étatique.

— I l se traduit par la remise en cause de ses attributs classiques, mais sans qu'il soit possible pour autant de tracer d'une main ferme les contours d'un nouveau modèle étatique : l'État post-moderne est un État dont les traits restent précisément, et en tant que tel, marqués par l'incertitude, la complexité, l ' in­détermination : et ces éléments doivent être considérés comme des éléments structurels, constitutifs de l'État contemporain. Pour analyser celui-ci, i l est dès lors nécessaire de quitter l'univers des certitudes, sortir des chemins bien bali­sés de l'ordre, abandonner l'illusion d'une nécessaire cohérence, d'une absolue complétude ; i l est seulement possible de dégager un certain nombre d'aspects qui, contrastant avec les attributs traditionnels de l'État, sont la marque, l'indice, le signe tangible de cette in-détermination nouvelle.

— Le concept d'« État post-moderne » a pour fonction essentielle de fournir une grille d'interprétation des transformations que subissent les États contem­porains : i l permet de montrer que, par-delà l'extrême diversité des configura-

INTRODUCTION

tions étatiques, se profilent certaines tendances lourdes d'évolution, qui travail­lent peu ou prou tous les États.

Ces tendances se dessinent plus ou moins nettement selon les cas : c'est évidemment en Occident que le changement est le plus perceptible ; ailleurs, les situations sont très contrastées. Les États contemporains devraient ainsi, pour certains (R . COOPER, 2003) être rangés en trois groupes : les États « pré­modernes » (tels que l'Afghanistan, la Somalie, le Libéria et plus généralement la plupart des Etats africains), trop fragiles et trop faibles pour présenter tous les attributs d'authentiques États ; les États « modernes » (Inde, Chine, Bré­sil...), attachés à la conception traditionnelle de l'État, en tant que détenteur du monopole de la force ; les « États post-modernes », dans lesquels la souveraine­té tend à faire place à une logique nouvelle d'interdépendance et de coopéra­tion, effaçant la séparation entre affaires intérieures et étrangères. Si les États occidentaux s'inscrivent dans la trajectoire d'une post-modernité indissociable de l'avènement d'une économie post-industrielle, reposant sur les technologies de l'information, i l conviendrait de distinguer le cas des pays européens et celui des États-Unis : l'Europe vivrait aujourd'hui, à la faveur du parapluie de la puissance américaine et du processus d'intégration communautaire, dans un « paradis post-moderne », reposant sur le rejet de la force et privilégiant le droit, la négociation et la coopération internationale ; les États-Unis en revan­che, du fait même de leur puissance militaire (ils représentent à eux seuls 38 % de l'ensemble des dépenses militaires mondiales) resteraient ancrés dans le « monde moderne », en n'hésitant pas à faire usage de la force pour défendre leurs intérêts nationaux (R. K A G A N , 2003).

Cette vision réduit cependant la post-modernité étatique à la seule dimen­sion des rapports internationaux, en sous-estimant sur ce plan l'existence de contraintes structurelles pesant sur l'ensemble des États. En réalité, si tant est que les États sont confrontés aux mêmes défis essentiels et placés dans un contexte élargi d'interdépendance, la logique de la post-modernité tend à irra­dier au-delà du cercle étroit des pays européens.

On verra ainsi que la reconfiguration des appareils d'État (chapitre 1) et les transformations dans la conception du droit (chapitre 2 ) recouvrent un mouve­ment plus profond de redéfinition du lien politique (chapitre 3).

Chapitre 1

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

L'État ne saurait être considéré comme une forme d'organisation politique dépassée : sans doute est-il confronté à un ensemble de données nouvelles qui modifient le contexte de son action, et notamment la pression toujours plus in­sistante exercée par la mondialisation ; i l n'en reste pas moins, au début de ce troisième millénaire, le principe fondamental d'intégration des sociétés et le lieu privilégié de formation de l'identité collective. Cependant, cette survie se double de transformations, qui ne sont pas superficielles, marginales ou cosmé­tiques, mais bel et bien structurelles et contribuent à redessiner le visage de l'Etat.

Section préliminaire : La crise de l'architecture étatique

Par-delà l'infinie diversité des configurations politiques concrètes qu'il au­torise et qu'il a toujours recouvertes, l'État se caractérise, en tant que forme d'organisation politique, par un certain nombre d'éléments communs et spéci­fiques, qui relèvent de son essence, constituent les poutres maîtresses de son édification et sont au principe de son institution. Or, ces éléments ne relèvent plus, dans la société contemporaine, de l'évidence : dans tous les pays, l'État se trouve exposé à de fortes secousses, qui ébranlent ses fondations.

I. Le modèle étatique Apparu en Europe occidentale au sortir de la féodalité, en accord avec les

valeurs de la modernité, l'État a été progressivement érigé en figure imposée de 1 organisation politique : toutes les entités politiques ont été amenées à se cou­ler dans le moule étatique ; il n'y a pas d'alternative à l'État qui, emblématique de la modernité, semble épuiser l'univers du pensable et apparaît comme la seule référence concevable. Les contraintes de la vie internationale ont puis­samment contribué à cette diffusion : les rapports internationaux ont été structu­rés à partir du XVII E siècle (paix de Westphalie, 1648) autour des États ; et j adoption de la forme étatique est devenue un passeport nécessaire pour 'entrée dans la société internationale. Érigé en Sujet du droit international,

Etat va être doté à travers lui d'une série d'attributs stables, contribuant à fixer

L'ÉTAT POST-MODERNE

les éléments constitutifs du modèle étatique et créant les conditions propices à sa reproduction.

A) Construction

1° La spécificité du modèle étatique, tel qu'il s'est progressivement cons­truit en Europe, résulte de la conjugaison de cinq éléments essentiels.

— L'existence d'un groupe humain, la nation, implanté sur un territoire et caractérisé, par-delà la diversité et l'opposition des intérêts des membres, par un lien plus profond de solidarité : prenant appui sur la nation, l'État est l'ex­pression de sa puissance collective ; c'est la forme supérieure que prend la na­tion, la projection institutionnelle qui lui confère durée, organisation, puissance.

—- La construction d'une figure abstraite, Y Etat, érigée à la fois en déposi­taire de l'identité sociale et source de toute autorité : l'État constitue la suprême référence, indispensable pour garantir la permanence et la continuité des signi­fications ; c'est aussi le support permanent du pouvoir, derrière lequel s'effa­cent les gouvernants, qui sont censés décider en son Nom.

—- La perception de l'État comme le principe d'ordre et de cohésion so­ciale : alors que la « société civile » recouvre la sphère des activités privées et des « intérêts particuliers », l'État est censé exprimer l'« intérêt général » ; soustrait aux conflits qui déchirent la société, i l est conçu comme le principe d'intégration et d'unification d'une société qui, sans son intermédiaire, serait vouée au désordre, à l'éclatement, à la dissolution.

— L'établissement d'un monopole de la contrainte : l'État devient la seule source légitime de la contrainte ; à l'intérieur de ses limites territoriales, i l n'est de violence légitime que dans la mesure où i l la permet ou la prescrit. Ce mo­nopole de la contrainte se traduit par un double pouvoir : le pouvoir de contrainte juridique, qui passe par l'édiction de normes que les individus sont tenus de respecter sous peine de sanctions ; le pouvoir de faire usage de la force matérielle, dans le cadre tracé par le droit. Le concept de « souveraineté », qui légitime cette construction ( J . BODIN, 1576), implique que l'État dispose d'une puissance suprême de domination, c'est-à-dire d'une puissance irrésistible et inconditionnée qui, non seulement s'impose à ses ressortissants, sans qu'ils puissent s'y soustraire, mais encore ne connaît aucune puissance au-dessus d'elle, n'est liée par aucune règle préexistante.

•— L'existence d'un appareil structuré et cohérent de domination, chargé de mettre en œuvre cette puissance. La construction des États s'est accompagnée de la mise en place de bureaucraties fonctionnelles : l'exercice des fonctions étatiques incombe à des professionnels qualifiés - fonctionnaires permanents, compétents, rémunérés - , insérés dans une organisation hiérarchisée ; l'État se présente sous l'aspect d'une machine, animée par des agents placés à son ser-

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

vice et composée de rouages qui s'articulent et s'emboîtent de manière cohé­rente.

2° Cette construction a la force mais aussi les limites d'un modèle, voire d'un « idéal-type » au sens wébérien, ce qui implique quatre corollaires.

— D'abord, l'édification de l'État ne s'est pas faite du jour au lendemain : elle est passée par une série d'étapes successives. J . W . L A P I E R R E (1977) a tracé la trajectoire idéale de formation de l'État qui serait passée selon lui par neuf degrés successifs, séparés par deux seuils : d'abord indifférencié et diffus (1), le pouvoir politique va émerger à travers des dispositifs de médiation (2), des rô­les politiques dérivés (3) puis spécialisés (4) ; la mise en place de gouvernants (5) marque le passage d'un seuil, avec le complément d'une hiérarchie de pou­voirs (6) ; le deuxième seuil est franchi avec la consécration du monopole de l'usage de la violence physique (7) - élément capital de formation de l'État - , suivi par la mise en place d'un appareil de gouvernement (8) et l'avènement d'un système de domination impersonnelle (9).

Plus concrètement, le modèle étatique se construira progressivement en Eu­rope au sortir de la féodalité. L 'É ta t est donc un phénomène récent, qui s'est épanoui à la faveur d'un ensemble de mutations économiques (le développe­ment des rapports marchands), sociales (la décomposition des structures féoda­les), politiques (la volonté de puissance des princes), idéologiques (l'individua­lisme, la sécularisation, le rationalisme) : si les conditions propices à l'édifica­tion de l'État, et notamment la stabilisation de la carte territoriale de l'Europe, ont été posées dès le X I E siècle, i l faudra attendre l'avènement de l'absolutisme pour que des entités étatiques se créent, avant que le développement du libéra­lisme ne vienne définir leur configuration et fixer les termes de leurs relations avec la société.

— Ensuite, ce processus de construction de l'État a été assorti d'importantes variantes. H E G E L a bien montré que la tension dialectique entre généralité et particularité, au principe de la construction de l'État moderne, pouvait débou­cher sur des équilibres différents. Les formes et le degré d'« étatisation » (Sta-teness) ont été sensiblement différents selon les pays ; les études de sociologie historique ont mis en évidence l'existence de trajectoires diversifiées, aboutis­sant à des configurations étatiques singulières.

L État présente ainsi en France un certain nombre de particularismes, s expliquant par des facteurs historiques : les formes prises aux X V I I E et XVIII E

siècles par un absolutisme monarchique, qui interdit le jeu de contre-pouvoirs comme en Angleterre ; la Révolution de 1789, qui parachève l'œuvre des mo-

ques en faisant de la suppression des corps intermédiaires la garantie de la u n

3 l o n ? u n e communauté politique de citoyens ; l'Empire, qui met en place niiluaire^ 1 ' administratif cohérent, rigoureux et efficace, conçu sur le modèle r a sur'l'k' e n ^ " l n ' ' e s conditions de développement du capitalisme, qui s'appuie-les co ' ^ ° U r c r e e r ' e cadre de son expansion et amortir les tensions socia-

ntives. Au fil de ces étapes, un modèle étatique très spécifique s'est

L'ÉTAT POST-MODERNE

cristallisé : doté d'une forte autonomie par rapport au reste de la société et in­vesti de fonctions étendues qui attestent de sa suprématie, l'État apparaît comme la clef de voûte de la société et le garant de l'identité collective. Au principe de ce modèle, on trouve une « culture politique de la généralité » (P. ROSANVALLON, 2004), qui trouvera à la Révolution sa plus parfaite expres­sion : sans doute, la « tradition jacobine » fondée sur le rejet des corps intermé­diaires, confrontée dès le départ à un ensemble de « résistances » et de « mises à l'épreuve », sera-t-elle infléchie à la fin du x i x e siècle puis tout au long du X X E , aboutissant à un «jacobinisme amendé » ; néanmoins, cette « culture poli­tique de la généralité » resterait bien au tréfonds de l'imaginaire collectif.

Ailleurs, et notamment dans les pays anglo-saxons, un modèle plus souple a prévalu : pour la Grande-Bretagne, si le concept d'État a bien été présent dans la pensée politique dès la Renaissance (Q. SKINNER , 1978) et s'il est sans nul doute fallacieux de parler de « société sans État » (Stateless Society), le proces­sus d'institutionnalisation et de différenciation par rapport à la société civile a été beaucoup moins marqué ; et aux États-Unis, non seulement la conception absolutiste de la souveraineté sera d'emblée rejetée par les Pères fondateurs, qui s'attacheront à mettre en place un système de pouvoirs partagés (T. C H O ­PIN, 2002), mais encore i l n'y a jamais eu de cloisonnement rigide entre public et privé.

— La forme étatique n'a été parfois qu'un trompe-l'ceil, une simple enve­loppe recouvrant l'existence d'un pouvoir absolu. Les totalitarismes du X X E siè­cle se sont ainsi démarqués radicalement du modèle étatique classique, au point d'apparaître comme une forme génétiquement différente : l'« État totalitaire » entend en effet couvrir l'intégralité du champ social et exercer une emprise to­tale sur les individus ; les principes de constitution de l'État subissent de ce fait une complète dénaturation.

Si le totalitarisme, sous sa forme socialiste, s'est développé dans des pays sortant du despotisme et sans être passés par la phase de construction d'un au­thentique État (Russie, Chine) - avec diffusion sous la contrainte en Europe centrale et orientale après la Seconde guerre mondiale - , i l s'est développé aus­si, sous sa forme fasciste et nationale-socialiste en Europe occidentale (Allema­gne, Italie, Espagne, Portugal), ce qui soulève un problème d'interprétation : on peut le considérer comme un mouvement régressif au regard de la logique de la modernité (réaction contre le rationalisme, par l'appel aux pulsions, et contre l'individualisme, par l'exaltation de la « communauté ») ; mais on peut aussi y voir l'expression de tensions sous-jacentes à la modernité - tensions déjà pré­sentes pendant la Révolution française.

— Enfin, la diffusion du modèle étatique hors de son berceau occidental d'origine s'est faite au prix d'une série de distorsions. Deux configurations es­sentielles, qui ne sont nullement incompatibles, en témoignent. Celle de l'État autoritaire, qui contraste avec le modèle étatique classique par toute une série d'aspects : la faiblesse des garanties juridiques, le strict encadrement des méca­nismes démocratiques, voire leur disparition, la toute-puissance des appareils

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

répressifs, les attributions étendues exercées notamment dans l'économie révè­lent une autre constitution ; l'État apparaît avant tout comme un instrument de domination d'une société assujettie. Celle de l'État patrimonial, fréquent dans les pays en développement, notamment africains, caractérisé par la coexistence de plusieurs principes de légitimité, la précarité du monopole de la contrainte, la relativité de la distinction public/privé, la persistance de liens d'allégeance ethnique ou tribale (L. SlNDJOUN, 2002).

Le pavillon étatique en est ainsi venu à recouvrir au X X E siècle des réalités très hétérogènes, au point que le concept même d'État peut apparaître problé­matique.

B) Expansion

Si les configurations étatiques ont profondément divergé au cours du X X E

siècle, un point commun existe cependant : partout, on a assisté à un mouve­ment continu d'expansion par lequel l'État en est venu à établir sur la société un réseau de plus en plus serré de contraintes et de contrôles ; alors que dans le modèle libéral classique, i l était censé n'occuper qu'un espace social limité, on a assisté, à partir de la Première guerre mondiale, à une extension continue de sa sphère d'intervention, qui s'est dilatée jusqu'à recouvrir la société tout en­tière.

Sans doute, cette expansion a-t-elle pris des formes très différentes. Alors que dans les pays socialistes la société civile a tendu à être absorbée par un État exerçant une emprise apparemment totale et exclusive sur la vie sociale et que dans les pays en développement l'État, chargé à la fois de réaliser l'intégration sociale et de promouvoir le développement économique, est devenu le pôle es­sentiel autour duquel se structurent l'ensemble des rapports économiques et so­ciaux, dans les pays de type libéral, l'espace social est resté construit sur un mode pluraliste ; cependant, là aussi, l'avènement de l'État-providence a en­traîné une spectaculaire transformation des fonctions de l'État, qui se sont dé­veloppées en surface, par l'élargissement du domaine d'intervention, et en pro­fondeur, par la fourniture directe de prestations au public : censé être investi de la mission, et doté de la capacité, de satisfaire les besoins sociaux de tous or­dres, l'« État providentiel » (D. SCHNAPPER, 2002) est chargé de réaliser 1 égalité réelle, et non plus seulement formelle, des individus, au nom de 1 impératif de justice sociale. Si le degré d'intervention a varié selon les contex­tes nationaux, tous les pays libéraux ont connu, peu ou prou, une telle évolution

Partout, et au-delà de la diversité des contextes socio-politiques, se sont constitués de puissants appareils d'État, qui en sont venus à occuper une place centrale dans la société, en assurant la régulation de la vie économique et la prise en charge des besoins sociaux : l'État est ainsi devenu la clef de voûte de a société. Cette expansion est le sous-produit logique d'une construction sym­

bolique héritée de la modernité, parant l'État des attributs de la Raison et érigeant en garant du bien-être collectif.

Cette conception d'un État érigé en tuteur de la société est cependant entrée e « crise à la fin du X X E siècle.

L'ÉTAT POST-MODERNE

II. La fin du protectorat étatique Le mouvement apparemment irrésistible et irréversible d'expansion étatique

a été remis en cause dans le dernier quart du X X E siècle, par le jeu de deux dy­namiques, l'une interne, l'autre externe, qui se sont conjuguées : d'une part, des contraintes diverses vont peser dans le sens d'une réévaluation du rapport État/société ; d'autre part, l'internationalisation va prendre au cours de la dé­cennie 1990 des formes nouvelles, contribuant à saper certaines des positions conquises par l'État.

A) La réévaluation de la place de l'État

Cette réévaluation débute au milieu des années 1970 sous la pression d'un ensemble de facteurs. Facteurs idéologiques : une critique du mouvement d'ex­pansion étatique se développe, à travers la triple dénonciation de l'Etat totali­taire, des dysfonctions de l'État providence et de la dérive étatique dans les pays en voie de développement. Facteurs économiques : la crise qui frappe l'ensemble des économies, à partir des deux chocs pétroliers, révèle de manière tangible la réduction de la capacité d'action de l'État, consécutive au processus d'internationalisation. Facteurs politiques : on assiste au retour en force du libé­ralisme et à la déliquescence des régimes à parti unique. Tous ces facteurs vont se conjuguer et se catalyser, entraînant un mouvement de repli étatique. Si ce repli a pris des formes différentes selon les cas - crise de l'État-providence à l'Ouest, implosion du socialisme à l'Est, ajustement structurel au Sud - , i l constitue dans tous les cas un véritable tournant.

1° La crise de VÉtat-providence s'est développée en deux temps.

— D'abord, une crise des représentations. On assiste dans les années soixante-dix à l'érosion du système de représentations sur lequel l'État avait au cours du X X E siècle bâti sa légitimité. Le thème de l'inefficacité de l'Etat, mis en sourdine pendant les heures de gloire de l'État-providence, réapparaît alors : l'interventionnisme économique provoquerait le dérèglement des mécanismes délicats de l'économie de marché, en retardant les adaptations nécessaires et en créant des rigidités insupportables ; quant aux politiques sociales, elles ne per­mettraient pas de réduire les injustices et les inégalités et engendreraient des effets pervers. Mais l'État est aussi perçu comme oppressif : la présence de plus en plus envahissante des appareils de gestion publics est analysée comme une contrainte, réduisant de manière croissante la marge de liberté individuelle et transformant peu à peu les citoyens en « assistés » passifs et irresponsables.

— Ensuite, une crise des politiques. La critique de l'État-providence débou­chera au cours des années 1980 sur un ensemble de mesures concrètes visant à donner un coup d'arrêt au processus de croissance étatique. Le mouvement est lancé au Royaume-Uni en mai 1979 avec l'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher, qui s'assigne comme mission historique de modifier de fond en com­ble les habitudes d'une nation anesthésiée par trente ans de Welfare State, puis

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

aux États-Unis en novembrel980 avec l'élection de Ronald Reagan, pour qui les interventions et réglementations gouvernementales exagérées, désordon­nées, inefficaces sont la source de tous les maux dont souffre la société améri­caine ; i l gagnera par la suite progressivement l'ensemble des pays occidentaux - même la France, où la gauche avait d'abord cherché en 1981 à relancer la dy­namique de l'Etat providence, et plus tardivement la Suède, où le modèle so­cial-démocrate a fini par s'éroder.

Ce mouvement a été poursuivi au cours de la décennie suivante. Sans doute, le contexte idéologique a-t-il changé : l'ultra-libéralisme, qui tendait à faire du désengagement de l'État la panacée, ne fait plus recette ; l'accent est mis dans tous les pays libéraux, et même chez ceux qui avaient été le plus loin dans cette voie (Nouvelle-Zélande, Grande-Bretagne...) sur le rôle indispensable de l'État. Néanmoins, l'adaptation de l'État-providence reste inscrite parmi les priorités politiques, quelle que soit la majorité au pouvoir, ce qui montre bien qu'il s'agit d'un mouvement structurel, indépendant de la conjoncture politique.

2° L'État totalitaire, qui prétendait couvrir l'intégralité du champ social et exercer un contrôle intégral sur les individus, s'est effondré, en URSS et dans les pays d'Europe orientale, à la fin des années 1980 : la conjugaison de réformes économiques et politiques marque alors la fin du modèle de gestion étatique de la vie sociale (D. C O L A S , éd., 2002). Le sens de l'évolution est identique : i l s'agit de remplacer l'ancienne « économie administrée « par une « économie de marché », conçue sur le modèle devenu dominant en Occident au cours de la décennie 90 ; sautant l'étape de l'État-providence, dans laquelle certains avaient pu voir une voie possible de sortie du socialisme, ces pays ont entendu rejoin­dre d'emblée les pays occidentaux sur la route du néo-libéralisme que ceux-ci étaient en train d'explorer, ce qui a accru l'ampleur des bouleversements. Les conditions de cette rupture ont été différentes selon les cas : i l s'est parfois agi d'une « thérapie de choc » (Pologne) ; ailleurs, la démarche a été plus prudente (Hongrie) ; parfois le processus a été retardé (Bulgarie), voire compromis (Al­banie) par des résistances sociales. Dans tous les cas, les alternances politiques ont eu fort peu d'influence, le retour des anciens communistes au pouvoir ne modifiant pas l'option en faveur de l'économie de marché. Le processus a abouti à l'intégration le 1 e r mai 2004 d'une grande partie de ces pays au sein de 1 Union européenne.

Quelques pays dans le monde restent apparemment fidèles au modèle socia­liste, et notamment la Chine ; cependant, l'exemple chinois témoigne que ce modèle est en passe de connaître de profonds infléchissements : si le cadre de

Etat totalitaire est toujours présent (monopole du parti communiste, idéologie ° ticielle, omniprésence des appareils de contrainte, répression de la dissi­

p e ) , la Chine est, elle aussi, entrée dans l'économie de marché et le secteur Prive occupe une place croissante.

1980 'D]&nS i e s p a y s e n développement aussi, on a assisté au cours des années l a

3 , , remise en cause de l'hégémonie exercée par l'État sur l'économie et société. Les difficultés économiques nées de l'effondrement du cours des

L'ÉTAT POST-MODERNE

matières premières et du fardeau écrasant de la dette, vont conduire ces pays, dans le cadre de « plans d'ajustement structurel » (PAS) imposés par les institu­tions financières internationales, à adopter des mesures drastiques de rigueur, passant par l'allégement des dépenses publiques, la réduction du nombre des fonctionnaires, la privatisation d'entreprises publiques : le mouvement va tou­cher, aussi bien les pays ayant opté pour la voie libérale (Maroc, Côte d'Ivoire) que les pays d'Amérique latine où avait longtemps prévalu un modèle de déve­loppement « auto-centré », défendu par la CEP A L , donnant à l'État un rôle es­sentiel, ou encore les « pays à orientation socialiste » (POS) comme l'Algérie.

Ce mouvement général de repli, qui atteint toutes les variantes étatiques, ne remet pas seulement en cause le protectorat établi par l'État, au cours du X X E

siècle, sur la vie sociale ; dans la mesure où ce protectorat était en réalité consubstantiel à la conception de l'État héritée de la modernité, celle-ci n'en sort pas indemne ; en renonçant à ses prétentions hégémoniques sur la vie so­ciale, c'est un peu de son âme que l'État abandonne, ce sont ses fondations mêmes qui en sont ébranlées. Cet ébranlement est d'autant plus net que le prin­cipal moteur de l'évolution se situe désormais en dehors de l'Etat.

B) La dynamique de la mondialisation

Continu depuis la Seconde guerre mondiale, le processus d'internationali­sation a pris une dimension nouvelle au cours des années 1990 : le concept de « mondialisation » traduit une accélération et un approfondissement de ce pro­cessus ; c'est la question de la pertinence même du cadre étatique qui est dé­sormais posée. Les frontières, physiques et symboliques, qui délimitaient la sphère d'influence, la surface d'emprise de l'État, sont devenues poreuses : les Etats sont traversés par des flux de tous ordres, qu'ils sont incapables de contrôler, de canaliser et au besoin d'endiguer ; ne maîtrisant plus les variables essentielles qui commandent le développement économique et social, leur ca­pacité de régulation devient du même coup aléatoire.

1° L'internationalisation s'est traduite après la Seconde guerre mondiale en tout premier lieu par le développement des échanges internationaux et des fir­mes multinationales. L'interpénétration croissante des économies est attestée par le fait que les échanges internationaux ont augmenté plus rapidement que la production mondiale : amorcé dès l'après-guerre, le mouvement s'est par la suite amplifié, en dépit de quelques variations conjoncturelles, notamment au début des années 1980 ; loin d'entraîner un retour au protectionnisme, qui, dans les années 1930, avait provoqué une véritable dislocation des relations écono­miques internationales, la crise économique des années 1970 a plutôt intensifié le mouvement d'internationalisation, sous l'effet des deux grands déséquilibres énergétique et alimentaire.

L'internationalisation des flux de production et d'échange s'est encore tra­duite par le développement des firmes multinationales : si les entreprises améri­caines ont été à l'origine de ce mouvement, elles ont été rejointes par les entre­prises européennes et japonaises, mais aussi en provenance des pays en déve­loppement ; tout s'est passé comme si les frontières de l'État-Nation devenaient

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

impuissantes à contenir la dynamique de développement des grands groupes industriels.

— L'internationalisation n'a pas seulement eu une dimension économique. D'une part, on a assisté à l'homogénéisation progressive des styles de vie, des modèles de consommation, des standards culturels : sous-produit du dévelop­pement des moyens de communication et d'échange (transports aériens, mass médias), ce mouvement traduisait l'imposition progressive du modèle culturel américain dans le monde occidental. D'autre part, l'internationalisation s'est traduite aussi par la diffusion de certaines valeurs : l'adoption le 10 décembre 1948 par l'Assemblée générale des Nations-Unies de la Déclaration universelle des droits de l'homme, complétée en 1966 par les deux Pactes, relatifs, l'un aux droits civils et politiques, l'autre aux droits économiques et sociaux - Pactes complétés par des conventions particulières et des instruments régionaux - , marque à cet égard un tournant ; i l s'agit de la première tentative de construc­tion d'un socle de valeurs communes par-delà la diversité des régimes politi­ques.

2 ° L'internationalisation a cependant connu un véritable saut qualitatif, subi un changement d'échelle depuis les années 1990 : le terme de mondialisation traduit l'existence d'une dynamique nouvelle qui, échappant très largement au contrôle des Etats, atteint tous les pays et touche à tous les niveaux de l'organisation sociale ; l'interdépendance toujours plus grande des sociétés tend à dessiner l'image d'un « monde sans frontières », d'une « société globale » (P. de SÉNARCLENS, 2002). La mondialisation serait caractérisée, selon Z. LAÏDI (1996), par la conjugaison de cinq grandes mutations : la mondialisation des marchés, qui fait basculer de la compétition entre économies à la compétition entre sociétés ; la mondialisation de la communication, qui crée des formes iné­dites de communication sociale ; la mondialisation culturelle, qui augmente le nombre d'acteurs ; la mondialisation idéologique, marquée par l'imposition de la vulgate libérale ; la mondialisation politique, qui se traduit par la diffusion de certains modèles d'organisation politique. La mondialisation ne se présente donc pas seulement sous la forme de la globalisation économique : elle tend aussi à l'établissement d'une « proximité planétaire », les sociétés en étant ve­nues a vivre au même rythme et à vibrer aux mêmes événements, donnant ainsi naissance à un « temps mondial » (Z. LAÏDI, 1997) ; même si cette proximité n implique nullement l'abolition des distances culturelles (D. WOLTON, 2002) , es mêmes événements restant perçus et ressentis de manière très différente, la

« globalisation des émotions » (U. B E C K , 2004) entraîne des effets de diffusion c°nflits locaux ou régionaux, tels celui du Proche-Orient.

— Le moteur essentiel de cette mutation est d'ordre économique. L'écono­me mondiale est entrée dans une nouvelle ère : celle de la « globalisation ». unif ?C , c a r a ? t e r i s e désormais par la conjugaison de trois éléments : un marché des f ' f a i t d C - 3 c o n s t i t u t i o n d u n e z o n e unique de production et d'échanges ;

innés mondialisées, gérant sur une base planétaire la conception, la pro-

L'ÉTAT POST-MODERNE

duction et la distribution de leurs produits et services ; enfin, des mécanismes de régulation permettant de maîtriser les flux économiques à l'échelle mon­diale.

Après un ralentissement conjoncturel du rythme de progression des échan­ges, l'expansion a repris, la croissance du commerce mondial ayant été, dans la décennie 1990, trois fois supérieure en moyenne à celle de la production : cette expansion témoigne d'une spectaculaire et nouvelle accélération du processus d'« intégration des économies nationales par le commerce », selon la formule de l 'OMC. Si l'économie mondiale tend désormais à s'organiser autour de trois pôles (l'Europe, l'Amérique et l'Asie), qui développent leur intégration respec­tive, ce régionalisme n'est pas incompatible avec la mondialisation des mar­chés, chacun de ces blocs restant ouvert vers l'extérieur et le commerce inter­zones continuant à se développer.

La globalisation financière se traduit par la libre circulation des flux finan­ciers d'un bout à l'autre de la planète. Ce processus est la résultante d'un triple mouvement (les « trois D »). D'abord, la « déréglementation », illustrée par le démantèlement des dispositifs de contrôle des changes : désormais, les capitaux peuvent se déplacer librement en fonction de considérations de stricte rentabili­té financière, ce qui donne aux investisseurs un redoutable pouvoir de pression sur les États ; tenus de gagner, puis de conserver, la confiance des marchés fi­nanciers, s'ils veulent éviter un exode de capitaux (l'appréciation formulée par les agences de notation, telles Moody's, dont la vocation est de mesurer le ris­que des emprunts publics et privés, est redoutée), les États sont contraints d'ajus­ter leurs politiques budgétaire et fiscale en conséquence. Ensuite, le « décloi­sonnement », qui a entraîné l'abolition des frontières, non seulement entre les marchés nationaux, mais aussi entre les différents produits financiers : le sys­tème financier international est devenu un marché unique de l'argent, caractéri­sé par l'unité de lieu (du fait de l'interconnexion des places financières) et de temps (i l fonctionne en continu). Enfin, la « désintermédiation », qui donne aux opérateurs économiques la possibilité de recourir directement aux marchés fi­nanciers, sans passer par les intermédiaires financiers et bancaires traditionnels.

Le poids des firmes multinationales va croissant : un tiers de la production mondiale serait assuré par elles, leur chiffre d'affaires (6.500 milliards de dol­lars) serait supérieur au commerce des biens et services ; ce nouveau bond en avant est en grande partie le sous-produit du développement des nouvelles technologies de l'information et de la communication qui rend possible une plus grande dispersion des activités économiques. La logique de l'investis­sement à l'étranger a changé, en s'inscrivant désormais dans une stratégie dé­ployée à l'échelle mondiale. Deux modèles de ces « firmes globales » sont en présence : celui de P« entreprise intégrée », qui cherche à intemaliser le maxi­mum d'activités de manière à augmenter son autonomie, mais ce modèle est en perte de vitesse - comme le montrent les échecs des méga-fusions notamment dans le secteur de la communication (AOL-Time Warner et Vivendi-Univer-sal) ; celui de l'« entreprise-réseau », qui préfère développer des relations de coopération avec des entreprises extérieures, en extemalisant ou en sous-traitant une partie de ses activités, afin de gagner en flexibilité.

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

La mondialisation est en voie de franchir une étape nouvelle, avec le pas­sage à la « société d'information », c'est-à-dire un monde dans lequel l'infor­mation sera instantanément disponible d'un bout à l'autre de la planète : des réseaux à grande capacité et ouverts à tous seront capables d'acheminer d'un point à l'autre de la planète n'importe quel type d'information numérisée (voix, sons, textes, images...). Ouvert au grand public en 1992, INTERNET constitue la préfiguration de ce que seront ces « autoroutes de l'information » du futur : sys­tème de circulation de l'information ouvert, constitué à partir de l'inter­connexion de réseaux d'ordinateurs, Internet est un « réseau sans cœur, ni maî­tre » ; par essence même délocalisé, sa caractéristique est d'ignorer les frontiè­res, d'abolir les distances, en permettant aux utilisateurs d'accéder librement à l'information disponible dans le monde entier. Les tentatives des États pour contrôler la circulation de ces flux d'information, par la mise en place de dispo­sitifs de filtrage, apparaissent comme autant de combats d'arrière-garde.

— Corrélativement, la mondialisation comporte une autre face, plus som­bre, qui constitue un défi encore plus redoutable pour les États (T. D E L P E C H , 2002).

D'abord, l'explosion des échanges et la globalisation financière, résultant de la suppression des barrières qui entravaient les mouvements de capitaux, ont créé de nouvelles opportunités, en permettant de contourner les dispositifs mis en place par les Etats : l'implantation des activités dans les pays où le régime fiscal est le plus favorable et les contrôles les plus légers (« paradis fiscaux ») offre un avantage décisif sur le plan concurrentiel ; et certains territoires vont chercher à attirer systématiquement les capitaux étrangers par des mesures spé­cifiques (centres offshore) - véritables « moutons noirs », qui « se comportent en forbans des affaires, sapent la confiance des investisseurs et déstabilisent le libre marché » (T. GODEFROY, P. LASCOUMES, 2004).

Ensuite, le développement des flux transfrontières entraîne la « cosmopoli­tisation des risques » (U. B E C K , 2004) : risques technologiques, illustrés par la diffusion récurrente de virus attaquant les systèmes informatiques ; catastrophes écologiques, consécutives au naufrage de grands pétroliers (Erika...) ou explo­sion d'usines chimiques (AZF) ; risques sanitaires, résultant d'accidents nu­cléaires (Tchernobyl) ou de la propagation d'épidémies (VIH-HIV, fièvre Ebo-la, « syndrome respiratoire aigu sévère » SRAS, début 2003, grippe du poulet, janvier 2004 etc.), en dépit du contrôle exercé par l'Organisation mondiale de la Santé.

Enfin, la mondialisation a favorisé le développement d'une criminalité ransjrontières, illustrée par le développement de réseaux mafieux transnatio­

naux (I . SOMMIER , 1998), l'explosion du marché de la drogue et le recyclage es rlux d'« argent sale» (P. LASCOUMES, 1999): une véritable «économie

lo°"d ^ S C S t a ' n S i g r e f f e e s u r ' 'économie officielle ; et cette économie pèse d é t h T C n t - S U r 1 e c o n o m i e mondiale, en comportant un risque permanent de

stabilisation financière, l'importance des sommes à blanchir pouvant affecter s équilibres du marché. Ces phénomènes sont liés, dans la mesure où les pa­

is fiscaux, non seulement faussent la concurrence, mais encore servent de

L'ÉTAT POST-MODERNE

plaques tournantes au blanchiment de l'argent et attirent les flux financiers liés à la fraude fiscale : les « blanchisseurs » d'« argent sale » ont tendance en effet à rechercher des zones dans lesquelles ils courent peu de risques, en raison du laxisme de la réglementation et de l'inefficacité de la répression.

Plus gravement encore, des formes de terrorisme radicalement nouvelles tendent à se développer à la faveur de la mondialisation ( W . L A Q U E U R , 1996) : alors que le terrorisme était auparavant un phénomène interne (ETA, IRA) ou lié à un conflit régional (Proche-Orient), i l a pris au cours des dernières années une dimension toute différente (réseau Al-Qaida) ; i l s'agit désormais d'un ter­rorisme apatride, qui n'est plus lié à un État donné mais fonctionne sur la base de réseaux de solidarité transnationaux, un terrorisme qui, s'appuyant sur une couverture religieuse, mobilise pleinement les ressources (technologiques, éco­nomiques, financières, idéologiques...) de la mondialisation et se situe au cœur de l'économie mondiale, un terrorisme enfin qui, s'attaque à l'ordre internatio­nal en n'hésitant pas à frapper en plein cœur la puissance hégémonique sur la­quelle s'appuie cet ordre. Les attentats du 11 septembre 2001 ne constituent à cet égard qu'une étape, annoncée par des attentats précédents et suivie par bien d'autres (Tunisie, Pakistan, Maroc, Indonésie, Kenya en 2002, Arabie Saoudite en 2003 et 2004 etc.). Le développement de ce terrorisme montre que la mon­dialisation est aussi porteuse d'une violence politique, contre laquelle les États se trouvent fort démunis (F. HEISBOURG, 2001), renforçant par là-même le be­soin d'une coopération entre États : les attentats du 11 septembre ont ainsi conduit le Conseil de Sécurité, après avoir considéré que ces attentats consti­tuaient « une menace à la paix et à la sécurité internationale » (résolution 1368 du 12 septembre 2001), à demander aux États de « collaborer d'urgence » pour prévenir et réprimer les actes de terrorisme (résolution 1373 du 28 septembre 2001).

L'action combinée de tous ces facteurs tend à infléchir le modèle étatique, sur quatre points au moins :

— D'abord, le processus de mondialisation en cours place l'État dans un contexte d'interdépendance structurelle, qui rend caduque la conception tradi­tionnelle de la souveraineté (section 1 ) ;

— Ensuite, la perte par l'État de la maîtrise d'une série de variables essen­tielles dont dépend le développement économique et social débouche sur une redéfinition de ses fonctions (section 2) ;

— Corrélativement, la netteté et la précision des frontières entre le public et le privé tendent à s'estomper, entraînant une banalisation de la gestion publique (section 3) ;

— Enfin, alors que l'État avait été organisé sur un mode unitaire, on assiste à un mouvement de fragmentation et d'éclatement d'appareils de plus en plus hétérogènes (section 4).

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

Section 1 : Le renforcement des liens d'interdépendance

La mondialisation exerce un effet dissolvant sur la souveraineté étatique de trois manières différentes : d'abord, elle réduit la marge de liberté des États, en les amenant à se plier, bon gré mal gré, aux contraintes d'un ordre transnational qui les dépasse et dans lequel s'inscrit désormais leur action ; ensuite, elle favo­rise la montée en puissance de nouveaux acteurs, qui brisent le monopole tradi­tionnel détenu par les États sur les relations internationales et avec lesquels ceux-ci sont tenus de composer ; enfin, elle pousse à la constitution d'entités plus vastes, faisant craquer le cadre trop exigu de l'État-Nation. Désormais pris dans un jeu complexe et multidimensionnel d'interactions, illustration emblé­matique de la logique de la post-modernité, l'État ne dispose plus de cette puis­sance suprême, de cette autorité sans partage qui étaient censées être les sien­nes.

Sans doute, cette logique nouvelle n'est-elle pas intériorisée de la même fa­çon par tous les États : on a ainsi pu opposer (R. K A G A N , 2003) la culture stra­tégique, fondée sur le « rejet de la force », l'accent mis sur le droit international et l'acceptation du multilatéralisme, qui est désormais celle de l'Europe et par laquelle celle-ci s'inscrirait de plain-pied dans la post-modernité, à celle qui domine aux États-Unis, dont la politique étrangère a été marquée après les at­tentats du 11 septembre, par un retour de l'unilatéralisme ; néanmoins, l'inter­dépendance n'en est pas moins devenue une des données fondamentales qui commande la construction du nouvel ordre international.

I. L'État encadré La mondialisation ne se traduit pas seulement par le fait que les États sont

de plus en plus débordés par des flux qu'ils sont incapables de contrôler : le dé­veloppement des interactions entre les éléments constitutifs de la société inter­nationale, le renforcement des liens d'interdépendance et de solidarité, l'imbrication toujours plus grande des économies aboutissent à l'apparition de règles du jeu nouvelles ; un ordre transnational se construit progressivement en surplomb des États-Nations. Les fondations de cet ordre ont sans doute été po­sées après la Seconde guerre mondiale, avec la mise en place du « système des Nations-Unies » ; mais cet ordre s'est trouvé consolidé et affermi au cours des années 1990.

A) Un socle de valeurs

1° L'ordre transnational s'appuie sur un noyau de valeurs qui, liées entre el­les et articulées de manière cohérente, forment une véritable idéologie de la mondialisation reposant sur quelques croyances fondamentales : dans la crois­sance, qui assurerait un accroissement indéfini des quantités de marchandises produites, échangées et consommées ; dans la supériorité des mécanismes de marché, qui permettraient d'atteindre un optimum économique et social ; dans

. . b ' e n i a » t s de la concurrence, qui contraindrait à un effort permanent de com­pétitivité, d'innovation, de modernisation ; dans les effets positifs de l'ouver-

L'ÉTAT POST-MODERNE

ture des frontières et du développement des échanges, qui seraient un élément essentiel de dynamisme et d'efficacité ; dans l'obsolescence d'un protectorat étatique, facteur de rigidité et de sclérose et désormais dépassé par l'inter­pénétration toujours plus grande des économies.

— Le rayonnement de cette idéologie résulte de l'action conjuguée de « concepteurs », qui ont ciselé ses éléments constitutifs, et de « prescripteurs », qui ont assuré sa propagation ( Z . LAÏDI, 2001).

Du côté des concepteurs, i l faut souligner le rôle joué par une série d'acteurs privés - experts internationaux, cabinets de conseil et d'audit, fondations : le forum de Davos, qui réunit chaque année, à l'initiative de la fondation créée en 1971 par Klaus Schwab, des chefs d'entreprise, mais aussi des personnalités politiques, des dirigeants syndicaux, des banquiers, des experts (« global lea­ders ») pour réfléchir aux évolutions socio-économiques en cours, a exercé à cet égard une influence majeure ; ses travaux ont imposé progressivement l'idée du caractère inévitable et bénéfique de la mondialisation, tout en définis­sant à l'intention des gouvernants les priorités à retenir. Ce rôle est également tenu par des instances plus discrètes, comme la Société du Mont Pèlerin, fondée par Hayek au lendemain de la Seconde guerre mondiale, club de réflexion qui réunit les représentants les plus illustres de la pensée économique libérale et dont les travaux se déroulent à l'abri du regard des médias.

Du côté des prescripteurs, on trouve les institutions financières internationa­les. À l'intersection des deux, se situe l 'OCDE, qui fonctionne davantage comme un club des pays industrialisés et dont le pouvoir est avant tout un pouvoir d'influence ; cette dimension se retrouve dans les rencontres informelles entre dirigeants des pays industrialisés (G 7 doublé depuis 1997 du G 8 où siège la Russie). Élevée au cours de la décennie 90 à la hauteur d'une « pensée uni­que », voire d'une « idéologie du monde », cette idéologie de la mondialisation a eu un double impact : tandis que les États étaient progressivement amenés à adhérer à la dogmatique du marché, le droit de la mondialisation en assurait la transcription sur le terrain des échanges internationaux ; ainsi, les deux proces­sus sont-ils bien liés.

2° L'évolution en cours révèle une inflexion des valeurs sous-jacentes à la mondialisation, notamment sous la pression croissante des tenants d'une « autre mondialisation » : les manifestations de masse qui, depuis la réunion de l 'OMC à Seattle fin 1999, ont accompagné tous les sommets internationaux n'ont pas été sans influence sur cette inflexion ; et la tenue depuis 2001, concurremment aux réunions de Davos, d'un « Forum social mondial » (FSM) (les trois pre­miers ont eu lieu à Porto Alegre, le quatrième à Bombay, en janvier 2004), pro­longé par des forums régionaux, tel le « Forum social européen » (FSE) (réuni à Florence en novembre 2002 et à Saint-Denis en novembre 2003), traduit la vo­lonté de peser sur le processus en cours.

— D'une part, la prise de conscience des excès de la globalisation conduit à mettre en avant le besoin d'une régulation : cette régulation apparaît indispen-

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

sable, non seulement pour corriger les inégalités de tout ordre qu'elle génère, mais encore pour garantir le bon fonctionnement de l'économie mondiale ; le mirage d'une économie mondiale capable de s'auto-réguler est désormais ca­duc. La mondialisation des échanges suppose loyauté (J. L A R O C H E , éd., 2001), transparence et égalisation des conditions de la concurrence, ce qui implique l'établissement de règles du jeu stables : la lutte contre la corruption tend ainsi à s'organiser au niveau international, comme en témoigne la signature le 17 dé­cembre 1997, à l'initiative de l 'OCDE, d'une convention visant à réprimer les pratiques de corruption d'agents publics étrangers ou l'adoption le 11 décembre 2003 d'une convention de portée plus générale sous l'égide des Nations-Unies ; les attentats du 11 septembre 2001 ont donné une nouvelle impulsion à la lutte contre le blanchiment d'argent (sur la base des recommandations adoptées par le GAFI fin octobre 2001, des mesures de gel des fonds et avoirs d'organisations soupçonnées de financer le terrorisme ont été décidées).

— D'autre part, une véritable « éthique de la mondialisation » se profile à travers la promotion de nouvelles exigences. La dimension sociale, qui était passée au second plan sous la pression de la concurrence et la domination des valeurs libérales, tend à revenir en force : à la suite du sommet de Copenhague de 1998, l'oiT a adopté une déclaration énumérant certains des droits fonda­mentaux reconnus aux travailleurs (liberté d'association et reconnaissance du droit à la négociation collective, élimination du travail forcé ou obligatoire, abolition effective du travail des enfants, élimination de toute forme de discri­mination en matière d'emploi) ; même si les pays en développement résistent à l'imposition de normes sociales trop contraignantes, les membres de l 'OMC se sont engagés à respecter les normes définies par l ' o n (engagement pris à Sin­gapour en 1996, réitéré à Doha en 2001). Le développement, à l'initiative des entreprises elles-mêmes, de « chartes éthiques » ou de « codes de conduite » visant à assurer la prise en compte des droits de l'homme, des droits sociaux et de l'environnement (commerce « éthique »), traduit une prise de conscience nouvelle, encouragée par I'ONU , et débouchant sur des relations de partenariat avec les organisations non gouvernementales. Cette volonté de « mettre de

humanité dans l'économie mondiale» se traduit par la formulation de nou­veaux principes.

Le concept de développement durable (sustainability) signifie ainsi que la croissance économique ne saurait se faire au détriment de l 'écosystème:

environnement est désormais considéré comme un « patrimoine commun », q u convient de sauvegarder, pour le bien-être des générations présentes et fu-éouiTh C O n s o l , d a t i o n d u d r o i t international de l'environnement traduit un ré-1987 n J : - d U . d r 0 i t d e l a m o n d i a l i s a " o n . Lancé par le rapport Brundtland en 1987 (\ À' i monuiaiisauon. Lance par le rapport Brundtland en rénonH e ^ e l ° P P e m e n t durable y est défini comme un développement « qui futur 3 U X e s o m s d u Présent sans compromettre les capacités Rio l jî repondre a u x l e u f s ») et repris en 1992 par le Somm

des générations Sommet de la Terre à Rio le th~ • ' p e n p a r l e S o m m e t de la Terre à

terni H„ V f " 1 6 . 8 C t é p l a c é a u c e n t r e d u d e ux ième sommet de la Terre qui s'est flu 2 6 a o u t a u 4 septembre 2002 à Johannesburg.

L'ÉTAT POST-MODERNE

De même, l'on assiste à l'émergence en droit international d'un principe de précaution, qui constitue un frein à la mondialisation : apparu en matière d'environnement, d'abord dans des conventions internationales, puis dans le droit communautaire et en droit interne, le principe a été au cœur du débat rela­t i f à la commercialisation des organismes génétiquement modifiés (OGM) ; la convention sur la bio-diversité adoptée à l'issue de la Conférence de Montréal de janvier 2000, qui définit les règles internationales applicables à la commer­cialisation des OGM, s'y réfère explicitement.

B) L'armature institutionnelle

L'ordre transnational est adossé sur les organisations internationales, dont la position dans la société internationale a changé. Créées par voie d'accords entre États, ces organisations se présentaient comme l'expression même d'un ordre international dominé par les États souverains. Néanmoins, ces organisa­tions, qui s'inscrivent en général dans un système plus large, celui des Nations-Unies, connaissent une dynamique d'évolution qui les porte à une autonomie croissante : « espaces de socialisation et d'intégration » (M.C. SMOUTS, 1995), elles apparaissent comme les supports et les vecteurs d'un ordre transnational, qui surplombe les États. Les États se trouvent désormais insérés dans des dispo­sitifs plus larges de coopération, qui limitent de manière croissante leur liberté d'action et au sein desquels ils peuvent seulement chercher à faire valoir leur point de vue et à défendre leurs intérêts, en étant dotés d'une capacité d'influence inégale.

1° Le fonctionnement de l'économie mondiale est encadré par l'intervention d'organisations, appelées à intervenir en permanence pour assurer le maintien d'un équilibre global.

— La substitution en 1995 à l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), qui avait contribué puissamment à la libéralisation du com­merce international, notamment à la faveur des grandes négociations tarifaires menées sous son égide, de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) a constitué un tournant essentiel, en créant un dispositif permanent de régulation des échanges (M. R A I N E L L I , 2002). L 'OMC est en effet une organisation interna­tionale, qui comporte, en dehors des structures héritées du GATT, un secrétariat permanent, dirigé par un directeur général : elle a pour fonction, non seulement de libéraliser le commerce international, par la conclusion d'accords sectoriels multilatéraux, mais encore d'élaborer une réglementation générale applicable au commerce international et de résoudre les litiges survenus entre les États. L'institution d'un mécanisme de règlement des différends (ORD) est l'innovation la plus spectaculaire, en marquant la naissance d'une véritable j u ­ridiction mondiale des échanges.

L'échec du lancement à Seattle (30 novembre-2 décembre 1999) d'un nou­veau cycle de négociations, portant notamment sur l'agriculture et les services, a cependant fait entrer l 'OMC dans une phase de turbulences. Si le blocage avait en apparence été surmonté à Doha (9-13 novembre 2001), le nouvel échec

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

enregistré à la conférence de Cancun (10-14 septembre 2003) est plus grave : l'opposition entre les pays riches et les pays en développement sur les modali­tés de la libéralisation des échanges, non seulement a entraîné le rupture des négociations, mais a conduit à envisager une réforme du mode de fonctionne­ment de l'Organisation néanmois, cet échec ne saurait être que provisoire.

Le rôle joué par les institutions financières internationales, créées à la suite de la conférence de Bretton-Woods de juillet 1944, apparaît tout aussi im­portant : tandis que le Fonds monétaire international (FMI) apporte des concours financiers destinés à remédier aux déséquilibres des balances des paiements et à faciliter les programmes d'assainissement monétaire et budgétaire, la Banque mondiale finance des projets de développement.

Conçu à l'origine pour surveiller le fonctionnement du système monétaire international, le FMI a vu son rôle évoluer en deux temps : au début des années 1980, i l en est venu à prêter massivement de l'argent aux pays d'Amérique la­tine souffrant d'un grave déséquilibre de leur balance des paiements, avant de venir en aide au début de la décennie 1990 aux pays en transition ; à partir du milieu des années 1990, une nouvelle étape est franchie avec des interventions tous azimuts visant à éviter une catastrophe financière internationale (aides au Mexique au début 1995, à la Corée du Sud et aux pays d'Asie du Sud-Est en 1997, à la Russie en juillet 1998, au Brésil en janvier 1999...). Ces crises ont révélé les insuffisances du FMI (incapacité de prévision des crises, rigidité des médications, absence de contrôle sur l'utilisation des fonds, fonctionnement opaque...), conduisant à l'adoption en septembre 2000, sous l'impulsion des États-Unis, d'un plan de réformes. Les tentatives du FMI de rétablir sa crédibi­lité, en adoptant une attitude ferme vis-à-vis de l'Argentine (décembre 2001) (mais une aide était accordée en août 2002 du Brésil et un nouveau crédit attri­bué à l'Argentine en septembre 2003) et en proposant une « loi de faillite pour les États souverains (projet abandonné en novembre 2003), restent insuffisan­tes ; et la question d'une réforme en profondeur est désormais posée.

2° Sur le plan politique, l'Organisation des Nations-unies a connu des se­cousses plus importantes encore. Alors que la guerre froide avait entraîné le blocage de l'institution, un tournant s'était produit avec le discours de M . Gor­batchev du 7 décembre 1988 puis la dissolution du bloc de l'Est : l'accord des cinq membres permanents du Conseil de sécurité rendra possibles des interven­tions de portée nouvelle (Cambodge, Somalie, Bosnie, Timor, Guerre du vjolfe), allant bien au-delà des attributions traditionnelles de l'Organisation ;

'JNU paraît alors comme la clef de voûte d'un système nouveau de sécurité collective (voir l'« Agenda pour la paix » élaboré par le Secrétaire général et approuvé par l'Assemblée générale le 18 décembre 1992).

Le contexte changera à la fin de la décennie 90 : après que, pour le Kosovo, £es frappes massives ont été déclenchées le 24 mars 1999 par l 'OTAN sans

aval du Conseil de sécurité, les attentats du 11 septembre vont porter un coup effS e ' r a v e a ' a u t o r i t é des Nations-Unies ; si le Conseil de sécurité apportera en

sa caution à l'intervention américaine et britannique en Afghanistan (8 oc-

L'ÉTAT POST-MODERNE

tobre 2001), au processus de transition (14 novembre) et acceptera de mandater une force de sécurité internationale (ISAF), en revanche l'intervention en Irak (19 mars 2003) sera décidée sans l'accord du Conseil de sécurité et l'Irak ad­ministré sous l'égide des États-Unis. Néanmoins, les difficultés rencontrées conduiront à rechercher la caution des Nations-Unis (16 octobre 2003), avant le transfert du pouvoir à un gouvernement provisoire (30 juin 2004).

— En ce qui concerne les droits de l'homme, après l'institution, dans la voie ouverte par le procès de Nuremberg, de Tribunaux internationaux spéciaux pour juger des crimes contre l'humanité commis dans l'ex-Yougoslavie (22 juin 1993) puis au Rwanda (8 novembre 1994), l'adoption le 17 juillet 1998 à Rome du traité créant une Cour pénale internationale a marqué un tournant, en donnant naissance à une juridiction permanente, capable de juger les responsa­bles de génocides, crimes contre l'humanité et crimes de guerre, au-delà du principe de souveraineté des États : les soixante ratifications nécessaires à l'entrée en vigueur du traité ont été obtenues le 11 avril 2002, autorisant la mise en place effective de la Cour à La Haye au début 2003 ; cependant, la décision prise par les États-Unis le 6 mai 2002 de retirer leur signature et les pressions exercées par eux afin d'obtenir que leurs ressortissants soient exemptés de toute poursuite devant la Cour dans le cadre des opérations de maintien de la paix témoignent de la persistance de fortes réticences face à un dispositif échappant au contrôle des États.

3° Même si cet ordre transnational reste fragile et s'il a été exposé au cours des dernières années à de fortes secousses, sa consolidation progressive joue comme principe réducteur de la souveraineté des États.

— Sans doute, les contraintes résultant de son existence pèsent-elles de ma­nière différenciée sur les États : la dissymétrie reste plus que jamais au cœur des relations internationales ; le système international se présente comme un système stratifié, construit autour d'une puissance hégémonique, qui concentre entre ses mains les diverses sources (militaires, économiques et idéologiques) de puissance. Le poids de cet ordre se fait particulièrement sentir à travers les sanctions prises contre les « États-voyous » (Rogue States), qui ne respectent pas ses prescriptions, mais aussi à travers les mesures d'intervention décidées en faveur des « États effondrés » (Collapsed States), affectés par un processus de décomposition interne : un système d'administration directe a ainsi été mis en place par les Nations-Unis pour le Kosovo (MINUK) et le Timor oriental (UNAMET) ; i l limite cependant peu ou prou la liberté d'action de tous les Etats.

— Le nouvel unilatéralisme manifesté par les Etats-Unis à la suite des at­tentats du 11 septembre paraît à première vue contredire cette idée : la nouvelle doctrine stratégique américaine, rendue publique par les États-Unis le 20 sep­tembre 2002, affirmait en effet la légitimité d'actions militaires préventives pour faire face aux nouvelles menaces terroristes ; alors que les pays européens

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

excluaient pour leur part tout recours à la force qui ne soit encadré par le droit, les États-Unis affirmaient hautement leur droit de recourir à celle-ci pour dé­fendre leurs intérêts nationaux - « clivage transatlantique » indissociable, selon R . K A G A N (2003), du rapport différencié entretenu par les uns et les autres à la puissance militaire (les dépenses militaires américaines représentant 38 % de l'ensemble des dépenses militaires mondiales) ; et ils n'ont pas hésité (Afgha­nistan, Irak) à lutter contre le terrorisme, en recourant à des coalitions de cir­constance et en n'hésitant pas à s'affranchir du respect du droit international (A. JOXE, 2002).

Dans la mesure où cet unilatéralisme se double d'un engagement accru dans les affaires du monde, on a pu y voir, tantôt la réactivation d'une des concep­tions de la politique étrangère qui existe depuis l'origine aux États-Unis (W.R. M E A D , 2003), tantôt comme l'expression d'un nouvel impérialisme « post­moderne », parce que visant, non à la conquête de territoires, mais à l'imposition d'un certain modèle d'organisation politique. Néanmoins, les v i ­cissitudes de l'occupation en Irak ont montré qu'il était impossible pour un État, même tout puissant, de prétendre gouverner le monde et d'imposer ses vues par la force : le déficit de légitimité dont ont souffert les États-Unis dès l'instant où ils ont décidé d'intervenir militairement sans obtenir la caution in­ternationale (R. K A G A N , 2004) témoigne bien de cette contrainte ; comme le relève J . Habermas, « la société mondiale est devenue trop complexe pour être encore pilotée, à partir d'un centre, au moyen d'une politique prenant appui sur la force militaire ». La logique sous-jacente à l'ordre international reste fonda­mentalement une logique pluraliste, exclusive de toute idée de domination sans partage d'une puissance, même hégémonique, et impliquant la recherche de compromis.

— Reste à mesurer le degré d'intégration de cet ordre. Pour M . HARDT et A. NEGRI (2000), la souveraineté aurait pris dans la société contemporaine une forme nouvelle, « composée d'une série d'organismes nationaux et supranatio­naux unis sous une logique unique de gouvernement » et couvrant progressi­vement « l'espace du monde entier » ; ce nouvel « Empire » serait formé d'une structure pyramidale à plusieurs niveaux, allant de l'étage supérieur de l'autorité mondiale unifié jusqu'aux groupes représentant le «peuple mon­dial », en passant par les États-Nations, qui ne seraient plus que « les filtres du flux de la circulation mondiale et les régulateurs de l'articulation de l'autorité mondiale » ; ainsi le « pouvoir de l'Empire » fonctionnerait « à tous les niveaux de l'ordre social, en descendant jusqu'aux profondeurs du monde social ». Cette thèse surestime cependant le degré d'intégration de la société internatio­nale et tend à minorer les contradictions qui la traversent.

L État ne subit pas seulement les contraintes résultant de la consolidation Progressive d'un ordre auquel i l est partie prenante ; i l est aussi tenu de compo­ser avec les autres catégories d'acteurs qui désormais structurent la société in­ternationale.

L'ÉTAT POST-MODERNE

II. L'État concurrencé La conception de la souveraineté, sur laquelle était fondé l'ordre internatio­

nal classique (l'ordre wesrphalien) n'est pas seulement mise en cause par le renforcement des liens d'interdépendance entre les États mais aussi par la pré­sence de plus en plus envahissante sur la scène internationale d'autres acteurs ( B . B A D I E , 1999) : cette présence, qui place l'ordre transnational en voie de construction sous le signe de l'hétérogénéité et de la complexité, fait peser sur les États des contraintes de nature différente ; tenus de composer avec des ac­teurs qui échappent à leur autorité, déploient des stratégies autonomes et n'ont plus besoin de leur médiation pour accéder à la vie internationale, les États sont en effet conduits à entretenir des rapports d'interaction et d'échange avec eux, soit directement, soit à travers les structures de coopération qu'ils ont mises en place.

A) Les opérateurs économiques

Les firmes multinationales sont devenues tout d'abord des acteurs à part en­tière de la vie internationale, présents au cœur même du nouvel ordre transna­tional et dont les stratégies interagissent avec celles des États.

1° Les rapports que ces firmes entretiennent avec les États sont complexes : déployant une stratégie globale, conçue à l'échelle mondiale, ces firmes tendent à ignorer les frontières étatiques et à construire des dispositifs de régulation de leurs relations mutuelles indépendants de l'intervention étatique (auto-régulation) ; néanmoins, elles ne sauraient pour autant faire abstraction des contraintes inhérentes à l'existence des États et le développement des échanges suppose des règles du jeu stables et internationalement garanties. Aussi, les rapports entre firmes multinationales et États sont-ils réversibles et à base d'interdépendance réciproque : les firmes ont tout autant besoin de l'appui et du relais des États que les États ont besoin d'elles pour assurer l'équilibre des échanges, renforcer le tissu industriel ou préserver l'emploi ; dans le processus de mondialisation, les dimensions économique et politique sont inextricable­ment liées. La « diplomatie économique » formerait ainsi un « triangle » (S . STRANGE, 1991), dont les trois côtés seraient constitués par les relations en­tre firmes, par les relations entre États et par les relations entre firmes et États : sur cette face, les relations seraient à double sens, les firmes étant tenues de s'appuyer sur les États et les États étant voués à se transformer en porte-parole et en défenseurs des intérêts économiques (Compétitive States).

2 ° Cette interdépendance implique un réajustement des perspectives concernant le nouvel ordre transnational. Les organisations internationales, no­tamment économiques, qui en sont le support n'apparaissent plus seulement comme un cadre de coopération entre États : derrière l'écran étatique, on voit se profiler des intérêts économiques puissants et agressifs, qui cherchent à utiliser les États comme instruments d'action pour faire prévaloir leurs vues. Les gran­des entreprises ont ainsi été très actives dans la préparation du plan d'action du

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

Sommet pour le développement durable de Johannesburg de 2002, en obtenant qu'un accent soit mis sur le libre-échange, et elles sont parties prenantes aux quelque deux-cents « partenariats « mis en place sous l'égide de l 'ONU afin de réaliser des actions de développement durable. Si cette présence n'est pas nou­velle, elle acquiert cependant une visibilité plus grande à la faveur des nou­veaux enjeux économiques qui dominent la vie internationale (par exemple les négociations menées au sein de l 'OMC) : les opérateurs économiques ne sont plus seulement les destinataires des normes internationales, mais bel et bien les co-auteurs de ces normes, à travers les pressions qu'ils exercent à l'occasion de leur élaboration. Le processus de transnationalisation en cours tend à une inter­pénétration de plus en plus manifeste des affaires du « dedans » et du « dehors », des affaires publiques et privées, rendant ainsi caduque la conception tradition­nelle de l'« intérêt national ».

Plus formellement encore, les organisations internationales tendent à ouvrir leurs portes aux opérateurs économiques : en 1997, le Secrétaire général des Nations-Unies exprimait sa volonté d'établir des relations de « partenariat » avec le secteur privé, en le faisant participer aux activités de l'Organisation ; et, en juillet 2000, à l'approche du sommet du Millénaire, était lancée l'« Entente globale » (Global Compact), programme visant à associer aux actions de l'Or­ganisation des firmes multinationales, des syndicats et aussi des ONG. De même, l 'OMC, décriée pour son manque d'ouverture et de transparence, cherche à s'ouvrir à la société civile, par l'organisation de « symposiums » (le premier s'est tenu en juillet 2001).

B) Les organisations non-gouvernementales

Le monopole exercé par l'État sur les relations internationales est également mis en cause par l'explosion des Organisations non-gouvernementales (ONG) : situant de plain-pied leur action au niveau mondial, ces organisations tendent à court-circuiter les États, en assurant la présence directe des individus sur la scène internationale (P. RYFMAN, 2004) ; néanmoins, leur participation même à la construction du nouvel ordre transnational les soumet à l'empire de sa ratio­nalité.

1° Cet encastrement ressort clairement de l'analyse des relations que les ONG entretiennent avec les organisations internationales, mises en place par les Etats.

D'abord, les ONG vont s'efforcer de peser de l'extérieur sur les négociations menées par les représentants des États : la conférence organisée par l 'OMC à Seattle, en 30 novembre 1999, a été le point de départ de mobilisations systé­matiques d'un ensemble d'associations à l'occasion des grandes réunions inter­nationales (Seattle, Prague, Nice, Gênes...) ou parallèlement à elles (Forum so­cial mondial concomitant à celui de Davos) - l'objectif étant d'obtenir l ' in-

exion du processus de mondialisation par la prise en compte d'exigences nou-, e s ; on a pu considérer que ce type d'actions illustrait l'émergence d'une

société civile mondiale » ou d'une « citoyenneté planétaire », par laquelle °us les citoyens auraient la possibilité de faire directement entendre leur voix,

L'ÉTAT POST-MODERNE

indépendamment de leurs gouvernements et par l'intermédiaire d'associations représentatives, sur les grandes questions d'intérêt commun. La pression ainsi exercée a conduit la plupart des organisations internationales (FMI, Banque mondiale, OMC, OCDE. . . ) à mettre en place des dispositifs de contact avec les ONG, afin de désamorcer par avance leurs critiques ; mais les relations restent difficiles comme la conférence de Cancun l'a prouvé, l'échec des négociations ayant été présenté par les ONG (réunies au sein du réseau mondial « Notre monde n'est pas à vendre ») comme une « victoire pour la société civile mon­diale ».

Ensuite, les ONG vont être associées plus explicitement aux processus déci­sionnels, en prenant une part active à la réflexion sur les grands problèmes in­ternationaux et à l'élaboration corrélative des normes nouvelles du droit inter­national, qu'il s'agisse de l'environnement (Rio, 1992), des droits de l'homme (Vienne, 1993), de la population et du développement (Le Caire, 1994), du crime organisé (Naples, 1994), du développement social (Copenhague, 1995), des femmes (Pékin, 1995), du développement durable (Johannesburg, 2002) etc. ; l'ingérence humanitaire sera ainsi issue de la réflexion menée par des or­ganisations humanitaires françaises ( M . B E T T A T I , 1996). Un pas supplémen­taire a été franchi avec le Sommet mondial sur la société de l'information (SMSl) (Genève, 10-12 décembre 2003) , tenu sous l'égide de l 'ONU, qui a réuni les représentants des gouvernements, de la société civile et du secteur privé en vue de combler la « fracture numérique » entre le Nord et le Sud.

Enfin, certaines ONG sont intégrées à part entière dans le système internatio­nal, par le biais du processus d'accréditation auprès de l 'ONU : cette procédure donne aux organisations concernées (plus de deux mille) un statut consultatif auprès de l 'ECOSOC qui leur permet de participer aux activités de l'Organisation - la réforme de ce statut en 1996 ayant élargi ces possibilités d'intervention ; ainsi se trouve parachevé le processus d'institutionnalisation et d'intégration de ces organisations à l'ordre transnational. Corrélativement, les ONG seront appe­lées à effectuer pour le compte de l'Organisation des missions de sous-trai­tance, notamment en matière humanitaire : L 'ONG est alors utilisée comme re­lais, au prix d'une certaine instrumentalisation.

2 ° Les relations directes nouées entre les ONG et les États se caractérisent, quant à elles, par une certaine ambivalence. D'un côté, les États cherchent eux aussi à utiliser les ONG comme relais : contribuant à leur financement et favori­sant le statut de leurs personnels (un projet de loi pour « les volontaires de soli­darité internationale » a été déposé en France en janvier 2003) , ils ont tendance à se décharger sur elles de la mise en œuvre de certaines actions, d'ordre huma­nitaire ou en matière de coopération (organisations de solidarité internationale), dans le cadre d'une logique de partenariat ; corrélativement, ils entendent exer­cer sur elles un contrôle (le bureau de liaison créé en France en 1976 a été transformé en sous-direction en 1982). L'instrumentalisation est parfois pous­sée plus loin, certains États n'hésitant pas à utiliser certaines de ces organisa­tions, qui n'ont alors de « non-gouvernemental » que le label (on parlera alors de « Governmental Non-gouvernmental Organisations » CONGO.. .) , pour dé-

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

fendre leur point de vue, notamment auprès de la Commission des droits de l'homme des Nations-Unies. D'un autre côté, le poids des ONG entraîne des cri­tiques et suscite des réactions : le ministre des Affaires étrangères français op­posait ainsi en décembre 2000 l'impératif d'efficacité à la facilité de la dénon­ciation et de l'indignation à laquelle les ONG céderaient trop souvent.

Le développement des ONG donnerait à l'idée de « communauté internatio­nale » une portée nouvelle : celle-ci ne se confondrait plus avec les « puissan­ces établies » (comme au x i x c siècle) ou avec le « système des Nations-Unies » (comme après 1 9 4 5 ) ; elle laisserait entrevoir la perspective de l'avènement d'une « société mondiale », caractérisée par l'émergence de valeurs universel­les, la construction d'une citoyenneté planétaire, le renforcement des dispositifs de régulation et le développement d'une solidarité planétaire (P. M O R E A U -D E F A R G E S , 2000).

Les ONG tendent cependant elles-mêmes à être insérées dans des dispositifs plus larges de coopération qui prolifèrent en marge des États.

C) Les réseaux transnationaux

L'idée qu'une « société civile mondiale » serait progressivement en voie de constitution s'appuie, non seulement sur le fait que les ONG, loin d'être juxtapo­sées et cloisonnées, sont amenées à interagir, en constituant des sous-systèmes d'action spécifiques (par exemple, les associations humanitaires ou altermon-dialistes), mais encore sur le constat qu'elles se trouvent elles-mêmes doublées par des mécanismes, plus diffus et plus informels, d'échanges entre individus : le concept de « réseau » (A. COLONOMOS, 1995), concept par excellence, on l'a vu, de la post-modernité, permet de rendre compte de la multiplicité et de la di­versité de ces formes de coopération souples, qui prolifèrent par-delà les fron­tières des États et échappent à leur médiation.

1° Ces réseaux sont extrêmement divers, par leur origine, le contexte de leur apparition, le principe autour duquel s'identifient les participants, les modalités de leur construction, leur terrain d'action, leurs formes d'intervention dans la vie internationale. Au-delà des réseaux anciens, fondés sur des liens de solidari­té traditionnels, par exemple de type ethnique, religieux ou idéologique, on a vu se développer de nouveaux types de réseaux : communautés d'experts, ou « communautés épistémiques » (P. HAAS, 1992), construites à partir de la dé­tention d'un savoir spécifique et en fonction de l'appartenance à un même groupe professionnel, sur lesquelles s'appuient les organisations internationales e t qui jouent le rôle d'« oracles » (J.LAROCHE, 1 9 9 8 ) ; cercles de réflexion (.comme le Forum de Davos), réunissant décideurs et personnalités influentes, qui cherchent à tracer les perspectives d'évolution du monde ; clubs de pensée | , e ™ Nobel), sorte de « cléricature internationale » (J. LAROCHE, 1995), qui

endent disputer aux États leur monopole d'énonciation des normes interna-onales et les concurrencer dans l'exercice de l'activité diplomatique.

sur 1 ° 0 t e d e ° e s ( < c o r n m u n a u t é s de responsabilité », qui se mettent en place e mode de l'interaction empirique ( B . B A D I E , 1999) dans le but de faire

L'ÉTAT POST-MODERNE

face à des problèmes nouveaux, promouvoir des valeurs communes, développer les liens de solidarité internationale, émergent aussi d'autres types de réseaux, mafias ( I . SOMMIER , 1998) ou réseaux terroristes ( I . SOMMIER , 2000), qui in­carnent l'autre face, la « face noire « de la mondialisation, celle qui relèvent de la « politique du chaos « vers laquelle peut tendre aussi la post-modernité. L'adoption par le Conseil de sécurité le 16 janvier 2002 d'une série de sanc­tions « extra-territoriales » contre les membres du réseau Al-Qaida, qui s'appli­quent aussi à « tous autres personnes, groupes, entreprises et entités » associés au réseau (la liste qui en est établie est régulièrement actualisée), atteste du pas­sage à une logique qui, court-circuitant les États, met désormais aux prises l'ordre transnational et les mouvements qui le récusent et le combattent.

Les États ne sont donc plus les seuls acteurs de la vie internationale : ils doivent composer avec d'autres acteurs, qui déploient eux aussi leur action dans un espace mondial et avec lesquels ils sont en interaction permanente -qu'il s'agisse de partenaires à ménager, d'alliés à conquérir ou d'adversaires à combattre ; la société internationale apparaît ainsi comme une société « multi-centrée », formée d'une multitude d'acteurs de nature très différente (J . ROSENAU, 1990 ; M.C. SMOUTS , 1998). Dès lors, ses principes d'organisation ne sauraient être construits à partir des seules initiatives des États : ils supposent le recours à des mécanismes inédits de régulation tenant compte de la diversité des intérêts en présence ; par « gouvernance » (J . ROSENAU , 1992), on entendra ces méca­nismes complexes d'interaction qui se déroulent entre une multiplicité d'ac­teurs, publics et privés, autonomes, en vue de parvenir à des règles du jeu éla­borées collectivement (J . L A R O C H E , éd., 2003). L ' É t a t post-moderne reconnaît ainsi l'existence d'autres acteurs, avec lesquels i l est tenu de négocier, sans se réfugier derrière une souveraineté devenue largement illusoire.

Ces caractéristiques nouvelles de la société internationale incitent à la cons­truction d'entités nouvelles dépassant le cadre de l'État-Nation.

III. L'État englobé Pris dans les liens multiples résultant de l'intensification des relations inter­

nationales, l'État voit sa pertinence plus directement mise en cause, en tant qu'unité politique : la mondialisation pousse en effet au déplacement des limi­tes nationales et à la constitution d'espaces élargis de régulation ; la régionali­sation apparaît comme le prolongement logique mais aussi comme le correctif nécessaire de ce mouvement. Si cette dynamique est partout à l'oeuvre, elle prend en général la forme d'un simple processus d'intégration économique ; la construction européenne va plus loin, en tendant à la supra-nationalité.

A) L'intégration régionale

L ' économie mondiale connaît depuis la décennie 1990 un double processus d'intégration, globale et régionale, dont les effets, loin de se contredire, en réa­lité se conjuguent : pour conforter leur position dans les échanges internatio­naux, les États ont été amenés à nouer des rapports étroits de coopération dans

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

un cadre plus restreint ; dans la mesure où elle aboutit à priver l'État d'une part au moins de ses pouvoirs de régulation économique, la formation de ces espa­ces économiques régionaux intégrés est en même temps un vecteur de la mon­dialisation.

L'intégration économique européenne, relancée en 1986 avec la signature de l'Acte unique, a ainsi connu une spectaculaire accélération à partir de la si­gnature, le 7 février 1992, du traité de Maastricht, avant que ne soit engagé le processus d'élargissement qui doit au cours des prochaines années étendre cette intégration à la quasi-totalité du continent (dix nouveaux États ont d'ores et dé­jà rejoint le 1 e r mai 2004 l'Union européenne). Parallèlement, deux zones de libre échange ont été mises en place sur le continent américain - le M E R C O S U R en Amérique latine en 1991, qui englobe l'Argentine, le Brésil, le Paraguay, l'Uruguay, l 'ALENA pour l'Amérique du Nord en 1994, qui englobe les États-Unis, le Canada et le Mexique - , qui ont amorcé un mouvement de rapproche­ment, avec le projet de création d'une « zone de libre échange des Amériques » (ZLEA) au 1 e r janvier 2005 ; le Conseil économique de l'Asie du Sud-Est (AFTA) et le Forum de coopération économique Asie-Pacifique (APEC) poursuivent le même objectif.

Si elle crée de nouveaux liens d'interdépendance, cette fois au niveau régio­nal, l'intégration économique n'est cependant pas, comme telle, synonyme d'intégration politique : elle ne porte pas directement atteinte à la souveraineté de l'État et ne le remet pas en cause en tant qu'espace politique ; c'est ce qui, a contrario, fait ressortir la singularité de la construction européenne.

B) La logique supra-nationale

La spécificité de la construction européenne réside dans le fait qu'elle met en cause l'État-Nation dans le lieu même où i l a pris naissance : elle s'est tra­duite par la mise en place d'institutions de type supra-national, qui étendent lentement mais sûrement le champ de leurs compétences ; c'est de ce fait la question de l'avenir de l'État qui se trouve posée.

1° Cette logique est depuis longtemps évidente sur le plan économique, à travers la construction de politiques communautaires sectorielles de plus en plus étendues, fines, ambitieuses. La création d'une « Union économique et monétaire » (UEM), prévue par le traité de Maastricht du 7 février 1992, a mar­que cependant un saut qualitatif. Préparé par la libéralisation totale des mou­vements de capitaux ( 1 e r juillet 1990) et par la création de l'Institut monétaire européen le 1 e r janvier 1994, le passage à une monnaie unique, l'euro, qui s'est effectué le l"janvier 2002, est lourd d'implications : non seulement i l aboutit à eposseder l'État d'une de ses attributions régaliennes, le pouvoir de régulation

ahn' 1 6 ' 3 '^ ^ 3 n t t r a n s f é r é à la Banque centrale européenne ( B C E ) , mais encore i l cale" 1 3 p r . V e r ' 1 d e r e e " e liberté d'action en matière économique et fis-

' 3 P 0 ' ' 1 ' 0 » 1 1 6 d e rigueur imposée aux États pour le passage à l'euro, par le vue 5 6 0 ' C ' n ^ ( < c r ' t e r e s d e convergence », sous la menace des sanctions pré-êt* f -n a r l e ( < p a c t e de stabilité » (adopté à Dublin, le 13 décembre 1996).en a E T E 1 illustration.

L'ÉTAT POST-MODERNE

— Le processus d'intégration communautaire va cependant bien au-delà du domaine économique.

Le traité de Maastricht a ainsi, non seulement étendu une série de compé­tences préexistantes des instances européennes (recherche et développement, environnement, relations extérieures...), mais encore ouvert une série de champs d'action nouveaux à l'Union (éducation et formation professionnelle, culture, santé publique, protection des consommateurs...) ; et, surtout, se sont ajoutés deux nouveaux « piliers », concernant les domaines régaliens par essence que sont la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) d'une part, la justice et les affaires intérieures d'autre part.

Le traité d'Amsterdam, signé le 2 octobre 1997, a prévu de nouveaux pas en avant, notamment en matière de circulation des personnes, la coopération étant par ailleurs appelée à se renforcer entre les pays de l'Union, en matière poli­cière et judiciaire, dans le cadre de la mise en place progressive d'un « espace de liberté, de sécurité et de justice» : les attentats du 11 septembre 2001 ont donné un coup d'accélérateur à la réalisation de cette ambition, la décision ayant été prise le 13 juin 2002 par le Conseil de l'Union d'instituer un « mandat d'arrêt communautaire » (la révision constitutionnelle du 25 mars 2003 ayant ouvert la voie pour la France à la transposition de cette décision-cadre) ainsi que de créer une unité de coopération judiciaire, formée de juges et procureurs détachés par les différents États membres (Eurojust).

Ce sont donc désormais l'ensemble des politiques publiques qui seront, à plus ou moins long terme, tenues de s'inscrire dans un cadre balisé par les di­rectives communautaires ; les administrations nationales, même de type réga­lien comme les douanes et la police, seront appelées à travailler de plus en plus dans le cadre tracé par les directives communautaires, voire à assurer leur mise en œuvre pratique.

2° Cette évolution pose une double question : celle de la nature de la cons­truction européenne ; celle de l'avenir de l'État en Europe.

— En l'état, le fonctionnement des institutions européennes présente des ca­ractéristiques singulières (J.L. QUERMONNE, 1993), qui conduisent à envisager l'Union comme une forme d'organisation politique originale, congruente avec l'idée de post-modernité.

D'une part, en effet, l'Union européenne ne saurait être considérée comme un authentique État : la consécration d'une citoyenneté européenne de simple superposition, la configuration des pouvoirs, la faiblesse des moyens d'action et le défaut de prise en charge des grandes fonctions collectives l'attestent ; l'Eu­rope ne dispose pas des ressources financières, politiques et institutionnelles nécessaires pour assumer les responsabilités qui sont celles d'un État.

D'autre part, le style décisionnel pratiqué au niveau européen a peu à voir avec les méthodes de « gouvernement » classique, mais bien davantage avec la logique de la « gouvernance ». De multiples acteurs économiques, sociaux, po­litico-administratifs ont en effet accès au processus décisionnel : déjà, le niveau décisionnel européen est constitué de plusieurs lieux différents de pouvoir, en-

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

tre lesquels l'équilibre est instable et évolutif ; les groupes d'intérêt pèsent sur les processus, non seulement par l'intermédiaire des « eurogroupes » spéciali­sés dans le lobbying au niveau européen, mais aussi par les groupes de pression nationaux ; enfin, les États et les administrations nationales sont étroitement associés à l'élaboration des stratégies communautaires et entretiennent des rap-norts étroits avec la Commission. On est ainsi en présence d'un « polygone de forces », qui se déploient autour des centres de décision, formant des constella­tions qui évoluent autour de foyers différents ; des réseaux tendent à se structu­rer en fonction des domaines et des types de décision. L'Union ne se substitue donc pas aux États mais ceux-ci interagissent en son sein avec d'autres forces.

Reste à savoir si cet équilibre peut être durable. Les redoutables diffi­cultés suscitées par l'élargissement ont ainsi imposé de réévaluer les équilibres institutionnels : le traité de Nice n'ayant pas réglé le problème, c'est une « Conven­tion pour l'avenir de l 'Europe» qui en a été chargée (Laeken, 15 décembre 2001). Le « projet de traité instituant une Constitution pour l'Europe » qui a résulté le 18 juillet 2003 de ses travaux comporte une série d'innovations im­portantes (fusion des traités et constitutionnalisation de la Charte des droits fondamentaux adoptée à Nice le 11 décembre 2000, reconnaissance de la per­sonnalité juridique de l'Union, clarification de la répartition des compétences, disparition des piliers et de la dualité Communauté/Union...) ainsi que de mo­difications institutionnelles (compromis entre le maintien de l'unanimité dans les matières sensibles et la généralisation du vote à la majorité qualifiée, ac­croissement des pouvoirs du Parlement, modification des règles de composition de la Commission...) ; cependant, le projet s'est heurté à l'opposition de cer­tains États, ce qui a retardé son adoption et la procédure de ratification par les vingt-cinq États apparaît aléatoire. Dans tous les cas, son statut hybride de « traité constitutionnel » témoigne, moins d'un glissement vers le fédéralisme que de l'irréductible singularité de la construction européenne.

Si les liens d'interdépendance tissés autour de lui ne privent pas l'État de toute marge de manœuvre, ils n'en modifient pas moins profondément la conception traditionnelle de la souveraineté, et par-là même son identité, si tant est que celle-ci a été bâtie sur la souveraineté : pour Ulrich BECK (2004), les Etats ne seraient ainsi en mesure d'affronter les problèmes qui se posent dé­sormais à l'échelle mondiale qu'en jouant le jeu de la « coopération inter-etatique », c'est-à-dire en devenant des « États cosmopolites », n'hésitant pas à étendre le champ de leurs activités au-delà des frontières nationales.

Cet ébranlement de la souveraineté impose une redéfinition des fonctions et , a '°g'que d'action d'un État entré dans l'âge de la post-modernité.

Section 2 : La redéfinition des fonctions étatiques

^ a du protectorat exercé par l'État sur la vie sociale, notamment sous la ^ession de la mondialisation, ne signifie pas davantage la fin de l'État ou le

°ur a 1 État minimal : l'État reste doté d'une place essentielle, comme en té-

L'ÉTAT POST-MODERNE

moigne dans les pays libéraux l'absence de réduction du volume des dépenses publiques (53,4 % du PIB en France en 2002) et du poids des prélèvements obli­gatoires (37 % en moyenne pour les pays de l ' O C D E contre 35,2 en 1980 et 43,9 % en France en 2003 contre 41,7 % en 1980) - le déficit public et la dette publique augmentant corrélativement, en dépit des critères de convergence im­posés en Europe par le passage à la monnaie unique - , ainsi que des effectifs de la fonction publique (quelque cinq millions en France, soit 21,6 % de la popula­tion active, contre 19,1 % en 1980) - , à l'exception notable des pays anglo-saxons, et notamment de la Grande-Bretagne.

Néanmoins, si l'État reste fortement présent dans la vie sociale, c'est selon des modalités différentes de celles du passé : on voit se profiler une conception nouvelle du rôle de l'État, l'esquisse d'un nouveau modèle d'État. Les traits de ce modèle ne sauraient être dessinés que de manière floue, approximative : une des caractéristiques de la post-modernité est, on l'a vu, d'ouvrir largement le champ des possibles, en excluant toute certitude quant au sens de l'évolution ; placé dans le maëlstrom de la post-modernité, l'État n'a plus d'essence stable et son avenir reste indéterminé. Par ailleurs, les configurations étatiques restent diverses et va­rient en fonction des traditions mais aussi des conjonctures propres à chaque pays ; mais ces différences sont en fin de compte secondaires. Or, ce modèle s'est diffusé à la faveur de l'implosion du socialisme à l'Est et du délitement de l'État au Sud : abandonnant toute ambition de construire un modèle étatique spécifique, les pays en transition et en développement s'efforcent de calquer, avec plus ou moins de bonheur, celui des pays libéraux ; et les institutions internationales contribuent puissamment à cette diffusion, en subordonnant leur aide du respect des principes d'une « good governance », c'est-à-dire à l'édification d'un État construit, au moins formellement, selon le modèle libéral.

Le principe fondamental de subsidiarité (C. M I L L O N - D E L S O L , 1992) sur le­quel repose ce modèle signifie que l'intervention de l'État n'est légitime qu'en cas d'insuffisance ou de défaillance des mécanismes d'auto-régulation sociale (suppléance), étant entendu qu'il convient alors de privilégier les dispositifs les plus proches des problèmes à résoudre (proximité) et de faire appel à la colla­boration des acteurs sociaux (partenariat) ; on est ainsi au cœur même d'une post-modernité placée sous le signe du pluralisme et de la diversité.

— La suppléance implique que l'État, au lieu de se substituer aux acteurs sociaux, encourage les initiatives qu'ils prennent en ce qui concerne la gestion des fonctions collectives (mécénat, bénévolat, associationnisme, économie so­ciale...) et appuie les accords qu'ils négocient pour régler leurs relations mu­tuelles (thème sous-jacent à la « refondation sociale » préconisée en France par le MEDEF) : si cette logique est fortement ancrée dans les pays anglo-saxons, notamment aux États-Unis où les fondations occupent une place essentielle (2,1 % du PIB), elle se développe partout (la loi du 1 août 2003 a ainsi cherché en France à donner une nouvelle impulsion du mécénat et aux fondations).

—La proximité postule que les problèmes soient traités au niveau où ils se posent pour les citoyens, en évitant tout mécanisme de remontée systématique :

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

désormais omniprésente dans le discours politique, elle justifie la mise en place de dispositifs de gestion situés au plus près des citoyens.

Enfin, le partenariat se traduit par le souci d'associer les acteurs sociaux à la mise en œuvre des actions publiques : la gestion déléguée s'étend désor­mais à tous les niveaux (national et local) et pour tous les services (sociaux, culturels, économique, voire régaliens) ; et on voit se développer de nouvelles formules de « partenariat public-privé » (PPP), par lesquelles les personnes pu­bliques associent des personnes privées au financement, à la conception ou à la réalisation d'équipements, d'infrastructures, de biens ou de services - formules d'ores et déjà largement utilisées en matières d'infrastructures de transport et de gestion des services urbains. Les ressources et le savoir-faire du privé sont ainsi mis au service de l'action publique.

L'application du principe de subsidiarité entraîne le recentrage des fonc­tions étatiques.

I. L'État garant L'État moderne a été construit autour de la concentration progressive aux

mains du monarque d'un certain nombre d'attributions considérées comme in­dissociables de l'idée de souveraineté : ces activités dites « régaliennes » étaient censées constituer le noyau irréductible et la finalité ultime de son insti­tution ; seul investi du droit de recourir à la force, l'État disposait aussi du pri­vilège de battre monnaie et du pouvoir de lever l'impôt. Or, cette sphère des activités régaliennes est devenue friable et ne constitue plus l'apanage de l'État : tandis que la consolidation progressive d'un ordre transnational conduit au développement d'opérations de rétablissement de la paix et de maintien de l'ordre international, ainsi qu'à l'émergence d'une justice internationale dont la Cour pénale internationale est l'illustration emblématique, le pouvoir monétaire des États, déjà sérieusement érodé par les contraintes du système financier in­ternational, a été supprimé en Europe, avec la création d'une monnaie unique ; parallèlement, des acteurs privés sont appelés à participer à la mise en œuvre de certaines prérogatives régaliennes, par application de la logique du partenariat. S il n'abdique pas pour autant ses fonctions traditionnelles de préservation de la cohésion sociale et de maintien de l'ordre, l'État post-moderne est ainsi amené a les exercer de plus en plus en relation avec d'autres acteurs, externes et internes. A) La cohésion sociale

• ^ a n s u n monde de plus en plus complexe et incertain, l'État reste un cadre privilégié de formation des identités collectives et un dispositif fondamental

intégration sociale : i l lui appartient de « recréer sans cesse le lien social tou­jours en passe de se rompre », en incarnant les valeurs communes à l'ensemble

es citoyens, en arbitrant les conflits d'intérêts, en prenant en charge la gestion < <

e s ^ques, en gérant les services collectifs (R. F A U R O U X , B. SPITZ, 2000) ; ^maître des horloges », en tant que garant de la continuité et protecteur du fii-

> ce serait aussi un « tisserand », producteur de lien social, et un « thauma-

L'ÉTAT POST-MODERNE

turge », organisateur du progrès (P. D E L M A S , 1991). La médiation étatique ap­paraît ainsi indispensable pour contrebalancer les effets socialement déstructu­rants de la mondialisation, avec laquelle elle forme désormais un couple indis­sociable.

1° L'État constitue plus que jamais un point de repère, indispensable pour que les individus puissent se situer dans le temps et dans l'espace : même si les référents identitaires tendent à éclater, le lien civique continue à résulter d'abord de l'appartenance à l'État-Nation ; et la pression des mouvements « nationalitaires » pour obtenir la création d'un État atteste assez de cette im­portance symbolique. L'État apparaît comme le gardien et le garant de la pé­rennité d'un ensemble de traditions et de valeurs autour desquelles chacun peut se reconnaître et s'identifier.

2° L'État a ensuite pour tâche de produire du collectif en rassemblant les membres autour de références communes.

—Sans doute, la place qu'il occupe dans les dispositifs de socialisation est-elle variable : forte dans certains pays comme la France, où l'État a tradition­nellement exercé une forte emprise sur l'éducation et la culture, perçue comme un instrument privilégié d'unification nationale, elle a toujours été moins im­portante dans d'autres pays libéraux ; et un ensemble de mutations technologi­ques (prolifération des vecteurs, diversification des produits culturels) et éco­nomiques (poids croissant des industries culturelles, internationalisation des marchés) tendent à saper les positions conquises par l'« État culturel ». Néan­moins, si cette fonction de socialisation s'exerce de plus en plus en interaction avec d'autres lieux et dispositifs, elle n'est jamais absente.

— Plus généralement, la production du collectif passe par la fourniture d'un ensemble de services publics qui, offrant à tous les membres du corps social des prestations identiques, constituent un puissant vecteur d'homogénéisation. Cette sphère des fonctions collectives a été aménagée de manière variable selon les pays : amalgamant un ensemble de significations très diverses, la concep­tion française du service public a ainsi été marquée par une forte spécificité ; dans tous les cas, les pressions externes et internes se conjuguent pour réduire son étendue et atténuer le particularisme des règles qui lui sont applicables Néanmoins, ces services apparaissent plus que jamais indispensables au regard de l'impératif de maintien de la cohésion sociale. C'est ainsi qu'en Grande-Bretagne, la campagne pour les élections législatives de 2001 s'est déroulée au­tour du thème de la réhabilitation de services publics essentiels, tels l'éducation ou la santé, conçus comme des outils de « progrès social dans une économie de marché dynamique » (T. Blair).

Plus significativement encore, la position de l'Europe sur la question des services publics a sensiblement évolué : après qu'ait été soulignée « la place qu'occupent les services d'intérêt économique général (SIEG) parmi les valeurs communes de l'Union » et relevé le « rôle qu'ils jouent dans la promotion de la

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

cohésion sociale et territoriale de l'Union » - les autorités communautaires ayant dès lors la responsabilité de veiller « à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions qui leur permettent d'accomplir leurs missions » - (Traité d'Amsterdam du 2 octobre 1997), une problématique plus globale tend à s'affirmer, à travers la référence aux « services d'intérêt gé­néral » (SIG), entendus comme les services, marchands et non marchands « que les autorités publiques considèrent comme étant d'intérêt général et soumettent à des obligations spécifiques de service public ». Sur la base de la consultation publique ouverte par le livre vert du 21 mai 2003, la Commission a adopté le 12 mai 2004 un livre blanc qui rappelle les principes directeurs de son approche de ces services, à ses yeux « pilier du modèle européen de société », et notamment la primauté de l'accomplissement des missions d'intérêt général sur l'applica­tion des règles du traité ; si la question de l'élaboration d'une directive-cadre est reportée après l'adoption du traité constitutionnel, la Commission prévoit de présenter des propositions concernant les partenariats public-privé et la ques­tion des compensations financières accordées aux gestionnaires des SIEG.

3° Enfin, l'État est tenu de recoudre un tissu social que la dynamique d'évolution des sociétés contemporaines tend en permanence à déchirer.

— Partout, on voit se développer des politiques d'intégration qui visent à réduire les éléments d'hétérogénéité résultant de la présence sur le territoire d'importantes communautés allogènes ainsi qu'à lutter contre les phénomènes d'exclusion, par lesquels des franges de la population se trouvent rejetées hors des circuits productifs et socialement marginalisées (d'où le thème de la « fracture sociale ») : caractérisées par l'adoption de législations ambitieuses (la loi française du 29 juillet 1998 touche ainsi aux divers aspects de l'existence des populations confrontées à des processus d'exclusion) et de nouveaux dispo­sitifs d'intervention (voir les structures mises en place en France en 1989 en matière d'intégration), ces politiques reposent pour leur mise en œuvre sur une logique de partenariat, en impliquant une série d'acteurs publics et privés.

~ Parallèlement, la lutte contre les discriminations a été promue au rang d enjeu politique majeur : au-delà du principe traditionnel d'égalité, i l s'agit de s attaquer aux discriminations, directes ou indirectes, dont certains groupes peuvent faire l'objet ; ces politiques, qui se déploient conformément aux orien­tations définies au niveau international ou régional (droit européen et commu­nautaire), se caractérisent par une ambition croissante, ainsi que par le renfor-

™?. n t d e s m ° y e n s de protection. Au-delà du dispositif pénal, visant à réprimer uifierentes formes de discrimination mais lourd à actionner, on recourra à

v e r U t r e S m ethodes axées sur la prévention, la médiation et la régulation - à tra-rall . n o t a m m e n t l'institution d'une haute autorité indépendante (la France s'est 197'5f e " e a u s s ' e n 2004 à cette formule, inaugurée en Grande-Bretagne en d'un f m e t n o c ' e s s'inscrivent pleinement dans le nouveau registre d'action sul- H misant sur l'information, le partenariat avec les acteurs privés, la ré­

gion souple pour remplir ses missions.

L'ÉTAT POST-MODERNE

En tant que garant de la cohésion sociale, l'État est donc amené à gérer les retombées de la mondialisation, en misant sur la coopération d'autres acteurs. Les mêmes contraintes se retrouvent en matière de maintien de l'ordre.

B) La sécurité

Le maintien de l'ordre constitue une des fonctions primordiales de l'État, inhérente à son institution et relevant traditionnellement de ses compétences exclusives. Si cette fonction subsiste, la dynamique d'évolution des sociétés contemporaines modifie profondément le contexte et les modalités de son exer­cice : la perspective de « maintien de l'ordre » est désormais englobée dans une problématique beaucoup plus large, celle de la « sécurité », fondée sur l'idée de protection des individus contre les risques de toute nature auxquels ils se trou­vent exposés ; or, si l'État a un rôle essentiel à jouer en ce domaine, l'ampleur et la complexité des problèmes posés imposent la mobilisation d'autres niveaux d'intervention et le concours d'autres catégories d'acteurs.

1° La problématique de la sécurité conduit en tout premier lieu à une conception extensive du maintien de l'ordre, liée à l'apparition de nouvelles menaces.

— La menace terroriste tout d'abord a contraint l'État à se réinvestir forte­ment dans les fonctions régaliennes : tandis que les budgets militaires sont par­tout en augmentation, bien que de manière très inégale (alors qu'aux États-Unis les dépenses militaires représentant près de 4 % du PIB, la croissance est beau­coup plus modeste en Europe), afin notamment de permettre des interventions sur des théâtres extérieurs, de nouveaux instruments de lutte contre le terro­risme ont été mis en place dans tous les pays.

A la suite des attentats du 11 septembre, ont ainsi été adoptées dans l'urgence des législations limitant l'exercice de certaines libertés publiques, au nom de la sécurité ( D . D A V I D , 2002) : aux Etats-Unis, le Patriot Act du 25 oc­tobre 2001 développe les écoutes téléphoniques et la surveillance électronique, élargit les conditions de perquisition et de détention, durcit les peines dans les affaires de terrorisme et renforce les pouvoirs des services d'immigration ; des lois comparables ont été adoptées ailleurs, notamment au Canada, en Grande-Bretagne et en Allemagne (14 décembre 2001) et aussi en France (dispositif provisoire introduit dans la loi du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quo­tidienne et ultérieurement reconduit). Parallèlement, les dispositifs de lutte contre le terrorisme ont fait l'objet d'une profonde réorganisation, dont témoi­gne la création en 2002 aux États-Unis du Department of Homeland Security, qui regroupe vingt-deux agences et services existants - deuxième département après la Défense ( 170 000 agents).

— Le développement de formes nouvelles de délinquance implique une in­flexion de l'activité policière. Cette évolution est le produit de facteurs variés l'apparition de menaces nouvelles (flux migratoires, nouvelles technologies de communication, terrorisme, délinquance financière) débordant le cadre des

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

États et liées au processus de mondialisation ; l'augmentation des comporte­ments agressifs (à l'explosion des prédations dans les années soixante-dix a succédé la croissance des violences contre les personnes depuis les années qua­tre-vingt) (P. R O B E R T , 1999), liée à la fragmentation du social (H. L A G R A N G E , 2001) et à la montée de l'exclusion, entraînant une hausse corrélative du senti­ment d'insécurité (S. R O C H E , 1993).

Partout, la sécurité est ainsi devenue une des priorités de l'agenda politique, en entraînant le recentrage des politiques autour des mêmes idées-force (prin­cipe de « tolérance zéro », accent mis sur la répression plutôt que sur l'éduca­tion en matière de délinquance juvénile, mise en place d'une police de « proxi­mité » visant à un meilleur contrôle du territoire urbain, mesures restrictives en matière d'immigration etc.). Sans doute, les systèmes policiers ont-ils été conçus selon des modalités très diverses, diversité reflétant la singularité des modes de construction étatique (D. MONJARDET, 1996) ; cependant, le sens de l'évolution est partout le même, l'accent étant mis sur l'exigence de proximité et sur la mobilisation d'un ensemble d'acteurs pour faire face aux formes nouvelles d'insécurité (fl/vf/>, 1999).

En France comme ailleurs, le changement politique de 2002, consécutif à une campagne présidentielle centrée sur le thème de la sécurité, s'est traduit par l'augmentation sensible des moyens en faveur de la police (loi du 29 août 2002 d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure) et de la justice (loi du 9 septembre 2002 d'orientation et de programmation pour la justice), la réorganisation du système policier, le renforcement du dispositif pénal (loi du 9 septembre 2002, loi du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure, loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité), l'atté­nuation des garanties offertes aux justiciables. Ce mouvement illustrerait, pour certains (L. WACQUANT, 1997), la substitution d'un « État-pénitence « à l'Etat-providence ou du moins d'un « État sécuritaire »..

- L o i n d'être le vecteur de son dépérissement, les nouvelles menaces confèrent donc à l'État des responsabilités accrues. Sans doute, n'est-il pas tou­jours capable d'y faire face : le délitement de l'État (Collapsed State) entraînera le recours, comme en Russie, à des agences de protection privées parallèles, souvent issues des anciens services de sécurité d'Etat, voire, comme en Afrique (B. HIBOU , éd., 1999) à la privatisation pure et simple des fonctions de protec­tion collective ; ailleurs, i l reste au centre du dispositif, au prix cependant d'un partage des tâches et d'un appel à la contribution d'autres acteurs. Les États-

nis eux-mêmes n'hésitent pas, dans le cadre notamment de leurs interventions mer d r e s . e x t e " e u r e s ' a ^ m appel à des groupes privés de sécurité pour assu-

e s t a c n e s d e protection mais aussi recueillir des renseignements et inter-nistan ^ p r ' s o n m e r s ~~ a u P n x de dérives attestées par les opérations en Afgha­ne „ " e t . e n ' r a k - Ce partage des tâches est plus systématique encore en matière

D ' a b U é ( S ' R O C H É ' 2 ° 0 4 ) -m é c a . 0 fd> le contrôle des flux transfrontières passe de plus en plus par des années c o oPeration internationale : cette coopération a pris, à partir des

soixante, une portée nouvelle, notamment au niveau européen, des pra-

L'ÉTAT POST-MODERNE

tiques en ce sens s'étant développées entre les polices, par l'intermédiaire des réseaux d'échange noués entre hauts fonctionnaires, avant d'être officialisées par les traités de Maastricht et d'Amsterdam, en débouchant sur la création d'Europol (D. BlGO, 1992).

Ensuite, un véritable marché de la sécurité privée (F. O C Q U E T E A U , 1997) s'est progressivement constitué pour faire face à la délinquance de prédation et assurer la protection des personnes : ce marché est en pleine expansion, les Pouvoirs publics s'efforçant seulement de veiller à une meilleure professionna-lisation et d'une plus grande responsabilisation (titre 4 de la loi du 18 mars 2003).

Enfin, l'idée de proximité conduit à impliquer dans la mise en œuvre des politiques de sécurité un ensemble d'acteurs locaux, par le jeu d'un partenariat conjuguant les compétences et les expériences les plus diverses. Néanmoins, si l'État n'est plus le seul producteur d'une sécurité qui passe désormais par l'intervention de fournisseurs diversifiés, à travers des mécanismes de substitu­tion, délégation, externalisation, i l n'en reste pas moins le régulateur d'un sys­tème devenu complexe.

2° La logique de la sécurité va cependant bien au-delà des simples exigen­ces du maintien de l'ordre, pour s'étendre à la protection contre les risques de toute nature.

— La société post-moderne est, on l'a vu, une « société de risque » (U. BECK, 1986 ; P. LAGADEC, 1981). Alors que des risques nouveaux, liés à l'explosion des sciences et des techniques, et notamment des bio-technologies, sont apparus, créant un contexte d'incertitude structurelle, et que des risques anciens (catastrophes naturelles, pollution, risque nucléaire) prennent une por­tée nouvelle, sa fragilité, sa vulnérabilité tendent à s'accroître : la mondialisa­tion favorise la propagation des effets et entraîne des réactions en chaîne ; l'interconnexion des circuits d'échange et d'information crée ainsi un risque systémique, dont les crises financières internationales récurrentes et la propaga­tion des virus informatiques ont montré les conséquences. L'émergence de ces nouveaux risques, imprévisibles, non calculables et entraînant des conséquen­ces irréversibles, ne peut que faire ressortir les failles des systèmes de protec­tion existants et accroître le sentiment d'insécurité (R. C A S T E L , 2004).

— Cette montée des risques appelle le recours à des stratégies nouvelles, qui consistent en l'adoption de mesures, non seulement réparatrices, mais en­core préventives. Face aux risques nouveaux, en matière d'environnement ou de santé, l'État va être ainsi sommé d'intervenir au nom d'un principe de pré­caution (F. K O U R I L S K Y , G. VlNEY, 2000), consacré aussi bien au niveau inter­national (Rio, 1992), régional que national : comme le soulignait la loi Barnier du 2 février 1995, « l'absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l'adoption de mesu­res effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l'environnement à un coût économiquement acceptable » ; ' a

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

constitutionnalisation de ce principe, à travers l'adoption d'une « Charte de l'environnement », ne peut qu'en renforcer la portée au moins symbolique. Corrélativement, des structures nouvelles dotées d'une capacité opérationnelle renforcée, telles que les Agences de sécurité sanitaire (aliments, produits de santé, environnement), ont été mises en place pour faire face aux situations de risque.

Néanmoins, les effets de diffusion et de propagation des risques imposent désormais une étroite coopération entre États ; et l'incertitude qui les entoure conduit l'État à solliciter l'avis d'experts, voire de profanes ; un espace nou­veau de débat est donc ouvert autour de la détermination des choix - « forums hybrides » ( M . C A L L O N , P. LASCOUMES, Y . B A R T H E , 2001) illustrant les nou­velles formes de l'action politique post-moderne (J.G. PADIOLEAU, 1999).

Garant de l'ordre et de la cohésion sociale, l'État post-moderne n'aban­donne pas tout droit de regard sur l'économie.

II. L'État régulateur L'État reste présent dans l'économie, mais à la manière d'un « stratège », et

non plus d'un « pilote », qui s'efforce d'accompagner ou d'amortir l'effet de mouvements sur lesquels i l n'a plus réellement prise : l'instauration d'une éco­nomie ouverte le prive de ses moyens d'action classiques et lui interdit toute possibilité de définition d'un projet volontariste de développement ; de même, la logique concurrentielle qui commande le fonctionnement des activités pro­ductives pousse au démantèlement d'un secteur public dont la justification ne relève plus de l'évidence. Néanmoins, ce reflux de la conception qui érigeait l'État en moteur du développement et lui confiait la gestion de secteurs-clés de l'économie, sinon de l'économie tout entière n'est pas synonyme de désenga­gement : l'État apparaît comme un « régulateur» ( B . E B E R L E I N , 1999), chargé d'assurer le maintien des grands équilibres, en intégrant des contraintes de na­ture diverse. L'évolution de l'économie de marché rendrait cette intervention indispensable : la complexité croissante des circuits économiques, les mutations technologiques, la sophistication des produits financiers, la mondialisation des échanges, mais aussi la pression croissante de pouvoirs économiques dont la puissance se renforce du fait de la mondialisation, imposent la mise en place u instances capables de fixer certaines règles du jeu, de faire prévaloir certaines disciplines, de protéger certains intérêts.

A) La fin de l'État producteur

L entrée en force de l'État dans le champ des activités productives a été ^une des manifestations essentielles du mouvement de croissance qu'il a connu

courS du X X E siècle : hégémonique dans les pays socialistes, du fait de la so­dé | , S a t l o n de l'économie, dominant dans les pays en développement, en raison d a n s

l n s u f ï " i sance du capital privé, le secteur public économique avait conquis t a n t

e s Pays libéraux aussi une place stratégique ; par-delà les variantes résul-étaien 6 ' & ^ ' v e r s ' t e des contextes nationaux, toutes les économies libérales

en fait devenues des « économies mixtes », les entreprises étant forte-

L'ÉTAT POST-MODERNE

ment implantées dans les secteurs de base (énergie, transports, télécommunica­tions) mais aussi dans l'industrie, les banques, les assurances etc. Les écono­mistes néo-classiques eux-mêmes jugeaient cette présence indispensable pour pallier les défaillances et les insuffisances des mécanismes de marché.

Cette conception est devenue caduque, sous l'effet de pressions internes et externes : tandis que les vertus de la gestion publique étaient de plus en plus contestées, la libéralisation des échanges a conduit à la remise en cause des monopoles ; et la fin du modèle socialiste ainsi que de celui de développement autocentré a provoqué le démantèlement des secteurs publics là où ils étaient devenus hégémoniques ou dominants. Lancé en 1979, avec l'arrivée au pouvoir en Grande-Bretagne de Mme Thatcher, le mouvement de privatisation s'est propagé à l'ensemble des pays libéraux, avant de s'étendre au cours de la dé­cennie 1990 aux pays en transition et en développement.

1° Concernant les pays libéraux, le mouvement a été poussé le plus loin en Grande-Bretagne : dès 1991, plus de la moitié du secteur public avait été tota­lement ou partiellement privatisé, dont de grands services publics (gaz, électri­cité, eau, télécommunications) ; le programme s'est poursuivi par la suite, en dépit de quelques échecs (poste) et bien que des effets pervers aient été enregis­trés (chemin de fer - entraînant le re-nationalisation fin 2003 de la maintenance du réseau).

— En France, la politique de privatisation, d'abord discontinue et lancée à l'initiative des gouvernements de droite (1986-1987, 1993-1996), a connu une spectaculaire amplification à partir de 1997 sous le gouvernement Jospin, en­traînant une réduction drastique du secteur public : les entreprises publiques ne sont plus localisées, pour l'essentiel, que dans les secteurs de l'énergie, des transports et de la communication ; le mouvement se poursuit, atteignant cette fois les derniers fleurons du secteur public, soit que la part de l'Etat passe sous le seuil de 50 % du capital des sociétés concernées (Air-France en septembre 2003 à la faveur du regroupement avec K L M , France Télécom à la faveur de l'adoption de la loi du 31 décembre 2003), soit que le processus soit amorcé par un changement de statut (EDF, GDF).

— Ailleurs, si les programmes de privatisation ont comporté des variantes, en ce qui concerne leur calendrier, leur ampleur et leurs modalités, les points communs sont frappants. D'une part, les privatisations sont passées pratique­ment partout par deux grandes étapes : le lancement dans les années 1980 de programmes généralement d'ampleur limitée, à quelques exceptions près (les programmes lancés en 1984 au Canada, à l'initiative des conservateurs, et en Nouvelle-Zélande, à celle des travaillistes) ; la relance de ces programmes, à partir du milieu des années 1990, dans le cadre d'opérations beaucoup plus étendues : i l semble qu'un tournant se soit alors produit, sans aucun doute lié au bond en avant de la mondialisation. D'autre part, les privatisations ont touché à peu près les mêmes secteurs essentiels - les transports aériens, l'énergie et no­tamment l'électricité, les télécommunications : là où, comme en Grande-

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

Bretagne et en France, les entreprises publiques étaient importantes dans le sec­teur industriel (Italie, Espagne, Autriche), elles ont pratiquement disparu et le secteur public bancaire, parfois puissant (Italie) a été démantelé ; les relances récentes (Espagne, Italie en 2002) ne visent plus qu'à parachever un pro­gramme pour l'essentiel réalisé.

La perspective d'un démantèlement quasi total du secteur public économi­que se dessine donc clairement dans les pays libéraux : les seuls problèmes sen­sibles dans tous les pays concernent les chemins de fer, dont la situation finan­cière est préoccupante, et la poste, qui touche de près au lien social ; ce déman­tèlement n'exclut pas la présence, ou l'entrée pour des raisons conjoncturelles (sauvetage d'Alstom en septembre 2003), de l'État dans le capital de certaines entreprises (participations désormais gérées en France par une « Agence des participations de l'Etat » APE).

2° Ce désengagement a pris des formes plus spectaculaires encore dans les pays en transition et dans les pays en développement, compte tenu du poids de l'Etat dans l'économie.

— Tous les pays d'Europe de l'Est ont opté au cours de la décennie 1990 pour des programmes ambitieux de privatisation, pilotés par des structures spé­cialisées chargées d'en superviser la réalisation : le secteur privé est devenu partout dominant, en occupant de 55 à 80 % (Pologne, Hongrie, République tchèque) de l'économie ; une nouvelle vague de privatisations est intervenue à la fin de la décennie pour accélérer le processus d'adhésion à l'Union euro­péenne. Les privatisations ont donné naissance en Russie à des groupes oligar­chiques extrêmement puissants, qui interagissent avec les autres pôles de pou­voir - au prix de fortes tensions (affaire Ioukos, entraînant l'arrestation de M. Khodorkovski).

— Quant aux pays en développement, ils ont été eux aussi amenés, dans le cadre des « programmes d'ajustement structurel » imposés par les institutions financières internationales, à se lancer dans d'importants programmes de priva­tisations : le mouvement a touché, aussi bien les pays ayant opté pour la voie libérale (Maroc, Côte d'Ivoire) que les pays « à orientation socialiste » (POS) comme l'Algérie ; d'après le bilan de la décennie dressé par la Banque mon-

' n (rapport sur « Le financement du développement» présenté le 10 avril 01), les programmes de privatisation les plus étendus ont été déployés en

Amérique latine, qui a engrangé plus de la moitié (178 milliards de dollars) des revenus que les pays en développement ont tiré de ces opérations - notamment

6 B ' e s i 1 ( ? 1 milliards), l'Argentine (44,5) et le Mexique (31). U a Chine elle-même, bien que restée théoriquement fidèle au modèle socia-ses d ' ^* a t t e m t e P a r ce mouvement de fond : la place occupée par les entrepri-de 78 «y3* d a n S ' économie a considérablement régressé (elle était déjà passée

tance C " 1 - 9 ? 8 3 m ° m S d e 3 0 % e n 1 9 9 8 ^ ' e t l e s e c t e u r P r i v é > d o n t ' ' i m por -d e p a y a i t d^Jà été soulignée en tant que « complément » (1988) dans le cadre

«économie socialiste de marché» (1993), a été reconnu en mars 1999

L'ÉTAT POST-MODERNE

comme « composante importante « de l'« économie socialiste de marché », avant que l '« inviolabilité » des biens privés ne bénéficie d'une garantie consti­tutionnelle explicite (14 mars 2004).

En tant que « régulateur », l'État est donc amené à quitter la position d'« opérateur», assurant la production directe de biens et de services. Mais la régulation implique aussi l'inflexion des formes d'encadrement de l'économie.

B) La fin du dirigisme économique

Le dirigisme économique n'était pas seulement l'apanage des pays socialis­tes, adeptes d'une planification impérative, ou le produit d'une conjoncture (la guerre) interdisant le fonctionnement normal du marché : tous les pays libéraux avaient été conduits à mettre sur pied des dispositifs leur permettant d'agir sur l'économie, par la voie de réglementations ou par le recours à des outils d'intervention ; et ces instruments étaient, dans certains pays libéraux au moins, telle la France, mis au service d'un projet volontariste de développement. L'idée de régulation rompt avec cette perspective.

1° La conception volontariste d'un État investi de la mission et doté de la capacité d'ordonner le développement économique n'a pas résisté au nouveau contexte résultant de la mondialisation.

— L'État a tout d'abord perdu la maîtrise de leviers d'action économique La planification a disparu, que ce soit sous la forme impérative qu'elle avait

revêtue dans les pays socialistes ou sous la forme incitative adoptée en France où le plan avait été conçu, pendant les Trente glorieuses, comme le moyen pri­vilégié de pilotage de l'économie : l'interpénétration des économies rend dé­sormais illusoire la prétention de construire un projet volontariste de dévelop­pement dans le cadre national.

Les États ont abandonné toute possibilité de recours à Voutil monétaire, en transférant la responsabilité de la définition et la mise en œuvre des politiques monétaires à des banques centrales indépendantes : le dessaisissement a été par­ticulièrement sensible au niveau européen, compte tenu de la création en mai 1998 de la Banque centrale européenne (BCE ) , dotée d'un statut de totale indé­pendance et dont les Banques centrales des États membres deviennent de sim­ples relais (voir pour la Banque de France, la loi du 12 mai 1998).

La politique budgétaire a été encadrée, dans les pays européens au moins, par les contraintes du Pacte de stabilité, adopté à Dublin en décembre 1996 et imposé par le passage à la monnaie unique : les cinq critères de convergence retenus - concernant le déficit public, la dette publique, le taux d'inflation, les taux d'intérêt et les taux de change - obligent des pays de l'« euroland » à un effort permanent d'assainissement financier et interdisent tout dérapage des fi­nances publiques d'un des États membres. Même si les contraintes du Pacte de stabilité ont été fortement assouplies à partir du moment où la France et l'Allemagne ont obtenu d'être exonérées des sanctions prévues pour déficit publics excessifs (elles ont été rejointes en 2004 par quatre autres pays), les p 0 '

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

litiques budgétaires des pays de l'Union européenne n'en restent pas moins pla­cées sous surveillance.

Enfin, les marges de manœuvre dont les États disposent en matière de poli­tique fiscale sont réduites du fait de la libéralisation des mouvements de capi­taux (tout alourdissement de la fiscalité risque d'entraîner l'exode des capitaux) et des exigences de l'harmonisation communautaire (sommet de Nice en dé­cembre 2000).

La conjugaison de ces différents éléments limite du même coup considéra­blement les possibilités pour les États d'agir sur l'économie.

L'arme réglementaire dont l'État avait fait un très large usage pour enca­drer la vie économique s'est émoussée : l'ouverture des frontières et l'inter­pénétration croissante des économies ont poussé au desserrement des contrain­tes pesant sur les activités économiques ; et des pressions externes, notamment au niveau européen, se sont exercées pour obtenir la levée de réglementations nationales faisant obstacle aux échanges et faussant le jeu de la concurrence. Les réglementations tendent ainsi à apparaître comme une entrave au dévelop­pement économique.

Un mouvement de déréglementation gagnera ainsi à partir des années 1980 l'ensemble des pays libéraux : la déréglementation visera d'abord des secteurs fortement encadrés, qui se trouvaient particulièrement affectés par le mouve­ment d'internationalisation (transports, audiovisuel et télécommunications, sec­teur bancaire, énergie...) ; elle s'attaquera aussi aux dispositifs plus généraux d'encadrement de la vie économique et des relations sociales (prix, changes, crédit, droit du travail...). Des politiques plus systématiques de déréglementa­tion seront parallèlement engagées dans les pays en transition, afin de sortir de l'économie administrée, et dans les pays en développement, sous la pression des institutions financières internationales.

2° La régulation implique une conception nouvelle du rôle de l'État dans 1 économie. Dans la théorie générale des systèmes, la régulation recouvre • ensemble des processus par lesquels des systèmes complexes parviennent à maintenir leur état stationnaire, en préservant leurs équilibres essentiels, malgré les perturbations extérieures.

— Parler de la fonction régulatrice de l'État présuppose que le système éco-de p p U e ^ P C U t a t t e i n d r e a l u i s e u l ''équilibre, qu'il a besoin de la médiation

tat pour y parvenir. Cette vision se démarque du discours néo-libéral, qui marclT' * ^ r é g u ! a t i o n étatique celle qui résulte de la logique de marché : le préfé 6

p e r m e t t r a i t e n effet de parvenir, par la confrontation et l'ajustement des

auss i^ 1 1 0 6 ^ i n d i v i d u e " e s , à un fonctionnement économique et social optimal ; m a r c h é ° n V l e " d r a i t d e l a i s s e r J o u e r a u tant que faire se peut les disciplines du Parce q'un e V ' t a n t d e f a ' r e a p p e l a 1 É t a t ' P o u r H a y e k - ' ' o r d r e d u marché, maine a p Cu- U " ( < ° , r d r e s P o n t a n é » (catallaxie), échappant à la volonté hu-f o r m e ' c o l t r a i r e d 'une instance hétéronome de régulation, est ainsi la seule

mpatible avec la liberté. Si cette thèse a rencontré un incontestable

L'ÉTAT POST-MODERNE

écho, la nécessité d'un encadrement des mécanismes de marché n'est pas réel­lement contesté, même si les conceptions de cette régulation diffèrent.

— La régulation se distingue des modes classiques d'intervention de l'État dans l'économie : elle consiste à superviser le jeu économique, en établissant certaines règles et en intervenant de manière permanente pour amortir les ten­sions, régler les conflits, assurer le maintien d'un équilibre d'ensemble ; par la régulation, l'État ne se pose donc plus en acteur mais en arbitre du jeu écono­mique, en se bornant à poser des règles aux opérateurs et en s'efforçant d'harmoniser leurs actions.

La mise en œuvre de cette fonction suppose la réunion de plusieurs condi­tions : une position d'extériorité par rapport au jeu économique ; une capacité d'arbitrage entre les intérêts en présence ; une action continue afin de procéder aux ajustements nécessaires. Son exercice passe par le canal du droit (voir la loi française du 15 mai 2001 sur « les nouvelles régulations économiques »), mais selon des modalités différentes de la réglementation classique : le « droit de ré­gulation » apparaît comme un droit souple, pragmatique, flexible, élaboré en relation étroite avec les destinataires et en permanence réajusté en fonction des résultats obtenus ; et le dispositif juridique est lui-même adossé à des procédés plus diffus de type incitatif.

L'État n'est cependant pas la seule instance possible de régulation de l'économie : d'autres acteurs et d'autres formes de régulation sont concevables, qui sont dans un rapport de complémentarité, d'imbrication voire de substitu­tion avec la régulation étatique ; on retrouve ici un des traits essentiels de la post-modernité étatique. A côté de la régulation étatique, on trouvera des méca­nismes d'auto-régulation, misant sur l'auto-organisation et sur l'auto-discipline des groupes professionnels (les ordres professionnels en sont depuis longtemps en France l'illustration), ou de co-régulation, reposant sur l'intervention conjointe des acteurs publics et des acteurs privés (B. Du MARAIS, 2004). Censée assurer une meilleure acceptation de la norme et faciliter son adaptation, l'auto-régulation a souvent été préconisée comme alternative à la régulation étatique le rapport A l Gore (Reinventing Governement, 1992) y faisait référence et le programme de « réforme de la réglementation » engagé en 1997 par les gou­vernement britannique s'en inspirait (Principles of Good Régulation, 1998 et Alternatives to State Régulation, 2000) ; cependant, les aléas du consensus inci­tent à réintroduire les acteurs publics par le biais de la co-régulation.

Cette réorientation des fonctions économiques de l'État se double d'un ré­aménagement du dispositif de protection sociale.

III. L'État protecteur Les systèmes de protection sociale mis en place avec l'avènement de l'État

providence sont entrés en crise : même si ces systèmes ont été conçus de ma­nière différente - on a pu distinguer (F.X. M E R R I E N , 1997), à la suite de G. ES-PING-ANDERSEN (1990), un modèle « libéral » (États-Unis), accordant un rôle essentiel aux mécanismes de marché et limitant pour l'essentiel sa protection

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

aux plus démunis, un modèle « assurantiel » (Allemagne, France), dans lequel la protection sociale est adossée au travail salarié et un modèle « universaliste » (pays Scandinaves) , offrant un niveau élevé de protection et à dimension redis-tributive, du fait au financement par un i m p ô t progressif - , leur objectif com­mun était de prémunir contre les risques de l'existence de toute nature (maladie, chômage, vieillesse, invalidité...) ; or, une série de données nouvelles (explo­sion de dépenses, montée du chômage et de la pauvreté, apparition d 'états sta­bles d'exclusion...) sont venues perturber cet équilibre. Par-delà le mouvement de « repli » (retrenchment) (P. PlERSON, é d . , 2001), dont témoignent les diffé­rentes « trajectoires d'ajustement », se dessine un processus de redéfinition des contours de l 'État protecteur, congruent avec le contexte de post-modernité.

A) La réévaluation du Welfare State

Illustrée par des tentatives récurrentes de freinage des dépenses sociales, la réévaluation du Welfare State se traduit surtout par une rupture progressive dans la conception même des politiques sociales.

1° Les premières tentatives de freinage des dépenses sociales datent des an­nées 1980. C'est aux États-Unis que les mesures les plus drastiques sont alors prises, sous la forme de coupes sombres dans les programmes sociaux mis en place dans les années 1960 et d'une diminution de la couverture des risques so­ciaux (amputation des crédits accordés aux systèmes Medicare et Medicaid créés en 1965 pour les personnes âgées et les plus défavorisés). Au Royaume-Uni, une série de mesures viendront à partir de 1988 limiter le système de cou­verture sociale. Ailleurs, et notamment en France, les mesures de limitation des dépenses resteront d'ampleur limitée, le redressement des comptes passant pour l'essentiel par l'augmentation des cotisations sociales.

L'aggravation de la situation des finances publiques justifiera à partir d u milieu des années 1990 de nouvelles coupes dans les dépenses sociales, même dans les pays les plus attachés au Welfare State (Pays-Bas en 1993, Suède et Autriche en 1995, Belgique en 1996...). En France, les réformes sectorielles concernant les prestations chômage (1992) et les retraites (1993) seront assor­ties de mesures plus strictes d'encadrement des dépenses (plan Juppé du 15 no­vembre 1995), la loi constitutionnelle du 22 février 1996 donnant notamment a".Parlement le pouvoir de fixer chaque année les orientations générales et les objectifs de la protection sociale, ainsi que le taux d 'évolution de l'ensemble des dépenses.

2 Ces mesures ne touchent pourtant pas à l'essentiel. : la nécessité de me-res plus radicales de réforme s'est fait sentir dans les pays européens au début

des années 2000.

p e r ~ ~ ^ e Problème des retraites d'abord, dû à l'« effet ciseau » résultant des des i C t l v e s de diminution du nombre des actifs et d'augmentation du nombre et e ^ A l i ' k ' e n t r a î r | e r a l'adoption, notamment en France (loi du 21 août 2003)

emagne (11 mars 2004), de réformes consistant pour l'essentiel à al-

L'ÉTAT POST-MODERNE

longer la durée des cotisations ; parallèlement l'extension du système des fonds de pension (« Plan d'épargne populaire » PERP créé en France en avril 2004) amorce un mouvement de basculement partiel d'un système par répartition à un système par capitalisation.

— Ensuite, l'explosion des dépenses de santé (elles ont pratiquement dou­blé en France entre 1990 et 2002) va imposer, en Allemagne (juillet 2003) puis en France (en 2004), l'engagement d'une réforme en profondeur, tendant à la recherche d'un équilibre nouveau entre assurance obligatoire et assurance com­plémentaire, passant par les mutuelles et les compagnies d'assurances privées.

— La réévaluation des dispositifs d'aide sociale traduit une évolution plus importante encore, puisqu'elle tend à « subordonner la politique sociale aux be­soins de la flexibilité du marché du travail et/ou aux contraintes de la compéti­tion internationale» (B. JESSOP, 1996). Dans cette perspective, les politiques d'aide sociale devraient être réajustées afin d'éviter tout ancrage dans l'assistance et donner la priorité au retour à l'emploi ( i l s'agit de passer du Wel­fare State au Workfare State) : l'aide sera donc temporaire et conditionnelle, les bénéficiaires étant tenus, en contrepartie, de s'engager dans une démarche ac­tive d'insertion professionnelle.

La réforme de l'aide sociale adoptée le 31 juillet 1996 aux États-Unis, après maintes tractations entre le Congrès et la Présidence, opère ainsi un véritable bouleversement du système de protection créé au moment du New Deal et ren­forcé dans les années 60, dans le cadre de la Great Society : le Welfare aurait engendré une mentalité d'« assisté », voire une « culture de la pauvreté » ; dé­sormais l'assistance est conditionnelle (elle est subordonnée à l'accomplis­sement de tâches d'intérêt communautaire) et limitée dans le temps (pas plus de deux ans consécutivement et cinq ans au total au cours de la vie), et c'est aux États fédérés qu'il appartient de décider de la configuration de leurs program­mes sociaux. Dans le même sens, la volonté exprimée par T. Blair d'« en finir avec la culture de l'assistance », « le travail étant la meilleure réponse à la pau­vreté », se traduira par la remise en cause d'une série d'allocations. Présente en France dès 1988 au moment de l'institution du « revenu minimum d'insertion » (RMI), la logique d'insertion est au cœur de la loi du 29 juillet 1998 qui privilé­gie « l'insertion par l'activité économique » pour lutter contre les exclusions, de la loi du 17 juillet 2001 créant le « plan d'aide au retour à l'emploi » (PARE) ainsi que de la loi du 18 décembre 2003 créant un « revenu minimum d'acti­vité » (RMA), appelé à relayer le RMI.

Si l'État garde un rôle fondamental en matière de protection sociale, celle-ci est en voie de recentrage et de restructuration. Mais, surtout, l'impératif de cohé­sion sociale conduit désormais à un accent nouveau mis sur l'idée de solidarité.

B) La logique de solidarité

Les systèmes de protection sociale mis en place avec l'État providence n'ont jamais reposé exclusivement sur une logique assurantielle : tous ont ac­cordé une place, variable, à l'idée de solidarité, qui implique la prise en charge

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

de certains risques sociaux par l'ensemble de la collectivité, à travers un méca­nisme de financement par l'impôt ; tel sera par exemple le dispositif de protec­tion qui s e r a m ' s e n P ' a c e e n 1^75 en France en faveur des handicapés ou l'allocation personnalisée d'autonomie instituée par la loi du 20 juillet 2001 en faveur des personnes âgées.

1° Cette logique de solidarité tend cependant à prendre une importance croissante dans les sociétés post-modernes, compte tenu de la montée de la pré­carité et de l'exclusion.

Elle se traduit du côté du financement par un recours croissant à l'impôt : ce mode de financement est d'ores et déjà exclusif dans un certain nombre de pays (pays Scandinaves mais aussi Espagne ou Portugal) ; ailleurs on assiste à une fiscalisation rampante, à travers les dispositifs d'exonération des charges socia­les ou le recours à une « contribution sociale généralisée » (CSG) assise sur tous les revenus.

Du côté des dépenses, on constate une sélectivité croissante des prestations (avec fixation de plafonds de ressources), le ciblage d'une série d'actions (par exemple la création en France par la loi du 20 juillet 2001 d'une « allocation personnalisée d'autonomie » APA en faveur des personnes âgées dépendantes ou la réforme en 2004 de la législation relative aux handicapés) et la création de filets de protection pour les plus démunis : l'institution en France du RMI, com­plétée en 1999 par la création d'une « couverture maladie universelle » (CMU), correspond à un mouvement de fond, qu'on retrouve sous des formes diverses dans la plupart des pays occidentaux ; le système de protection sociale tend ain­si à se dualiser, le pôle assurantiel, à destination des salariés et financé par coti­sations, coexistant avec un pôle assistanciel, tourné vers les exclus et financé par l'impôt.

2 ° ^edualisme est indissociable d'une rupture avec la conception tradition­nelle de l'égalité : au-delà du principe d'égalité des droits, on voit se profiler un principe nouveau d'« équité » ( M . BORGETTO, R . L A F O R E , 2000), prenant en compte les disparités existant entre les individus et les groupes et s'efforçant de es corriger - au besoin par des discriminations positives, par lesquelles on onne davantage à ceux qui ont moins ; la prise de conscience des limites des

P itiques « universalistes », s'adressant à tous, aboutit à l'adoption de mesures "ujours plus particularistes (D. SCHNAPPER, 2002).

l i s anon" 0 ^ 6 3 " V - ' S a g e d e I ' ^ t a t P o s t - r n o d e r n e > confronté au défi de la mondia-P ays lib i q u u n e t e n d a n c e ; il est assorti d'une série de variantes dans les tamment e r a U X u-d& d i s t o r s i o n s ai"eurs : dans les pays en développement no-une sécurit- e S I O n s o c i a l e e s t a 'éatoire, l'État n'a pas les moyens de garantir V u le c o n t e 6 ! 1 1 ! ? ™ ^ 6 3 1 3 P ° P u l a t i o n - l a régulation économique est impossible défaut u dépendance et la filet de protection sociale fait généralement mêmes nouv " i l ' M e " f i n d e r e l e v e r que ces fonctions ne sont pas en elles-

ei'es : ce sont les conditions de leur exercice qui changent.

L'ÉTAT POST-MODERNE

Dans tous les cas, l'atténuation de la ligne de démarcation entre public/privé donne à cette redéfinition des fonctions série de variantes étatiques une portée toute différente.

Section 3 : L'atténuation de la spécificité étatique

La distinction public/privé apparaît comme une catégorie de pensée consti­tutive de l'imaginaire des sociétés occidentales, au moment de leur entrée dans l'âge de la modernité (CURAPP, 1995). Elle implique une représentation dicho­tomique, bipolaire, de la vie sociale. La société est censée être formée de deux sphères distinctes, séparées par une cloison étanche : d'un côté, la sphère pri­vée, fondée sur la libre initiative individuelle et structurée autour des rapports d'interaction qui se nouent entre les individus et les groupes ; de l'autre, la sphère publique, condensant les rapports d'autorité et de contrainte, qui intègre l'ensemble des fonctions de direction et de gestion de la collectivité. Indisso­ciable de la formation en Occident de l'État moderne, cette distinction est de­venue une des catégories universelles de pensée à travers lesquelles l'organi­sation sociale et politique peut être lue et déchiffrée ; même si la transposition en dehors du contexte occidental a été assortie d'une série de distorsions et d'inflexions, qui traduisent le poids de traditions sociales, culturelles, religieu­ses, politiques différentes, celle-ci n'en constitue pas moins le modèle de réfé­rence.

Cette distinction s'est traduite par la soumission de chacune des deux sphè­res à des systèmes de valeurs et des dispositifs normatifs différents ; cette diffé­renciation a été, sans doute, plus ou moins nette selon les pays : fortement mar­quée en Europe continentale, et notamment en France, elle est beaucoup moins accusée dans les pays anglo-saxons, et notamment aux États-Unis. Public et privé renvoient d'abord à des axiologies opposées. Le public est dominé par l'intérêt général : c'est le principe d'ordre et de totalisation, qui permet à la so­ciété de parvenir à l'intégration, de réaliser son unité. Le privé est au contraire dominé par l'intérêt particulier : i l donne à chacun la possibilité de poursuivre la réalisation de ses propres fins, en garantissant son autonomie, en protégeant son intimité. L'opposition qui existe entre ces deux axiologies crée la tension dynamique dont la société a besoin pour exister. Corrélativement, des normes différentes sont appelées à régir la gestion publique et la gestion privée : l'administration publique s'est trouvée soumise, soit à un régime juridique glo­balement dérogatoire du droit commun, soit au moins à des règles partiellement spécifiques, en dépit des principes de la Rule of law ; plus généralement, parce que son système de valeurs est différent, l'administration publique ne saurait se référer aux mêmes préceptes de gestion que l'entreprise privée.

Si la distinction public/privé a pendant longtemps été vécue sur le mode de l'évidence, ces certitudes sont désormais compromises par le brouillage des frontières et l'effacement des signes distinctifs qui marquaient la spécificité du public ; c'est ainsi la constitution symbolique de l'État qui se trouve atteinte.

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

L'État démythifié Le mythe de l '« intérêt général », sur lequel l'État a construit sa légitimité a

erdu de sa force, sous l'effet de deux mouvements convergents : l'intérêt gé ­néral n'apparaît pas plus comme étant le monopole de l'État qu' i l n 'en est le signe distinctif.

D'une part, l'opposition tranchée établie, au moins dans les pays d'Europe continentale, entre l'intérêt général, apanage du public, et l'intérêt particulier, attribut du privé, tend à faire place à la conception plus souple qui a toujours prévalu aux États-Unis. L'intérêt général n'est plus considéré comme le produit d'une génération spontanée : à la base de sa formation, on trouve nécessaire­ment les intérêts particuliers des individus et des groupes ; de ce fait, intérêt gé ­néral et intérêts particuliers n'apparaissent plus comme étant de nature radica­lement différente et leur opposition tend à s'estomper. Cette vision nouvelle implique l'établissement de liens étroits avec les groupes d'intérêt : l'intérêt général résultera de la confrontation la plus large possible entre les intérêts par­ticuliers ; aussi des rapports d'interdépendance et d'échange sont-ils indispen­sables entre public et privé.

D'autre part, l'idée selon laquelle la sphère publique est tout entière domi­née par le culte de l'intérêt général est elle-même mise en cause. Le « postulat général de bienveillance des hommes politiques, de l'administration et de tous les fonctionnaires et personnels assimilés » (J.J. LAFFONT, 2000), dont bénéfi­ciait notamment l'État en France a é té sérieusement ébranlé par le dévoilement de pratiques, qu'on n'hésite plus à ranger sous le vocable de « corruption » (Y. MÉNY, 1992, P. LASCOUMES, 1996). L'État n'apparaît plus seulement comme un lieu de pureté, de désintéressement, d'altruisme, mais aussi comme le siège de stratégies individuelles, sous-tendues par la recherche du profit et l'intérêt personnel : le dévoilement des circuits occultes de financement politique aura ainsi un effet dévastateur au regard des valeurs dont se réclamait traditionnel­lement l'État ; l'attention plus vigilante portée aux pratiques de « pantouflage » des hauts fonctionnaires conduira aussi à mettre en lumière des phénomènes de collusion entre public et privé, qui avaient été jusqu'alors occultés. Sur un autre Plan, l'accent mis sur les droits de l'homme comme cran d'arrêt devant l'État signifie que celui-ci n'est pas seulement une protection mais peut constituer aussi une menace pour l'individu : l'idée s'est désormais imposée qu'il existe es « droits fondamentaux », relevant d'un « patrimoine commun » de l'huma­

nte et opposables à tout État. l a

c r 'se de l'intérêt général se manifeste notamment en ce qui concerne é t a b J S t l 0 n p u b ! ' 1 u e : l e référentiel classique de l'intérêt général, qui était censé b'ique cf • é ? ' t ' m ' t e n e suffit plus ; l'idée s'est imposée que l'administration pu-Prunte ^ ètTC' 3 1 i n s t a r d u P" v e> « efficace » et qu'elle doit à cet effet em-

r a celui-ci des recettes de bonne gestion. A) Ou dogme de l'intérêt général à l'impératif d'efficacité

8 é n é r a l P ° S t U l a t S e ? ° n ' e c l u e ' la gestion publique, placée au service de l'intérêt ' n e P°uvait être mesurée en termes d'efficacité a fait place à l'idée que

L'ÉTAT POST-MODERNE

l'administration est tenue, tout comme les entreprises privées, d'améliorer sans cesse ses performances et d'abaisser ses coûts ; elle est tenue de remplir ses missions, dans les meilleures conditions possibles, en veillant à la qualité de ses prestations et en utilisant au mieux les moyens à sa disposition. La différence avec l'entreprise privée tend dès lors à s'estomper.

1° Dans la conception traditionnelle de la gestion publique, l'administration est assurée d'une légitimité de principe, qui lui est acquise de plein droit et qui découle de son statut : parce qu'elle est placée du côté du public, parce qu'elle est l'instrument d'action de l'Etat, elle est censée agir nécessairement dans le sens de l'« intérêt général ».

Or, ce mécanisme de légitimation est entré en crise : la simple invocation de l'intérêt général n'est plus à elle seule suffisante ; encore faut-il que l'admi-nistrtion apporte la preuve de son efficacité. L'intérêt général s'est trouvé ainsi relayé, voire suppléé, par le thème de l'efficacité. Ce faisant, l'administration tend à passer d'une légitimité extrinsèque, découlant de son appartenance à l'État, à une légitimation intrinsèque, fondée sur l'analyse concrète de son ac­tion : on la jugera sur les résultats qu'elle est capable d'atteindre ainsi que sur son aptitude à gérer au mieux les moyens dont elle dispose, en vue d'obtenir la meilleure efficience. Elle n'est plus dès lors assurée de plein droit de la légiti­mité : celle-ci ne lui est pas acquise d'avance mais doit être conquise ; elle dé­pend de la démonstration sans cesse réitérée du bien-fondé des opérations en­gagées et de la qualité des méthodes de gestion utilisées.

2° Cette pénétration du thème de l'efficacité au sein de la sphère publique s'est produite en plusieurs étapes : dans les années 1960 d'abord, au nom de l'idée de « rationalisation » des méthodes de gestion publique ; à partir des an­nées 1970 ensuite, en relation avec la crise de l'État-providence. Cette crise remet en cause les cadres axiologiques et pratiques sur lesquels reposait l'action publique de deux manières différentes.

Elle montre d'abord qu'administrations et entreprises sont désormais, dans les sociétés contemporaines, confrontées à des problèmes identiques : ampleur et rapidité des mutations technologiques ; pression accrue d'une concurrence plus agressive ; nécessité de gains de productivité pour optimiser des ressources devenues rares ; exigences plus grandes de la clientèle ; aspirations des person­nels à un travail plus enrichissant et plus gratifiant, comportant davantage d'initiatives et de responsabilités. Les administrations ne sauraient dès lors pré­tendre échapper au mouvement qui pousse les entreprises de toute nature à ac­croître leur productivité et leur rendement.

Parallèlement, on assiste à l'effritement des représentations sur lesquelles les administrations fondaient leur légitimité, et notamment à la remise en cause du postulat de supériorité de la gestion publique : ce déficit de légitimité coïn­cide avec l'exaltation des valeurs de l'entreprise ; alors que gestion publique apparaît synonyme de lourdeur et de bureaucratisation, gestion privée signif'e

dynamisme et innovation. Dès lors, le public est sommé d'emprunter des recet'

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

tes de bonne gestion au privé : i l conviendrait d'adapter à la culture administra­tive le « savoir-faire » du privé. D'où le second basculement.

Q) Du management public au New Public management

Sommer l'administration d'être efficace ne préjuge pas du contenu de cette exigence, ni des moyens concrets de la satisfaire : l'efficacité publique est-elle différente par nature de l'efficacité privée ? Et les contraintes auxquelles l'administration est soumise sont-elles irréductiblement spécifiques ? Même si les conceptions sur ce point divergent, on constate un mouvement de rappro­chement, voire d'alignement, de la gestion publique sur la gestion privée.

1° Là où la distinction du public et du privé était fortement marquée, la construction d'un « management public » constituera un compromis entre l'exigence nouvelle d'efficacité et l'attachement au particularisme de la gestion publique. Le degré de spécificité de ce management sera contesté : pour les uns, les outils seraient foncièrement identiques, seuls les choix stratégiques diver­geant en raison de la différence de finalités ; pour les autres, le management public devrait forger ses propres modèles et ses propres outils de gestion en se gardant d'imiter l'entreprise privée.

Le glissement essentiel, d'ordre axiologique, est relatif à la conception de l'efficacité, qui, pour l'administration, est irréductible à la simple «efficien­ce » : certes, comme les entreprises privées, l'administration doit gérer au mieux les moyens qui lui sont affectés ; mais l'efficacité s'apprécie d'abord par rapport au degré de réalisation des objectifs fixés par les élus, et non en fonc­tion de la seule « rentabilité » financière. Le management public visera à amé­liorer la « performance publique », en permettant à l'administration d'atteindre les objectifs qui lui sont assignés par les autorités politiques à coût minimal : elle est ainsi invitée à un effort permanent de productivité, tendant à la réduc­tion des coûts mais sans dégradation de la qualité des prestations ; cette exi­gence la conduira à repenser ses structures, ses modes d'organisation du travail, ses méthodes de gestion. Les administrations seront ainsi progressivement amenées, dans tous les pays occidentaux, à se convertir aux préceptes du mana­gement public.

I ' d^ 3 ' P r a n c e n e ^ a ' 1 P a s exception à la règle. Dès les années soixante, administration française se convertit au management : l'accent est mis sur la

nécessité d'une adaptation des modes d'organisation et d'action administratifs ; ^ ancement du mouvement de « rationalisation des choix budgétaires » (RCB) con 6 ^ a p p o r t ^ o r a s u r ' e s entreprises publiques témoignent de cette prise de « n Knfe n o u v e " e - Après les premiers travaux sur ce qu'on appelle alors la années 19 g e s t i o n P u b l i que » (M. MASSENET , 1975), on assistera au cours des m- . , S , a l'épanouissement d'une véritable école française de « manage-

N T P U B L L C » (R- L A U F E R , A. B U R L A U D , 1980).

nées 1 9 8 f J

m a n a 8 e r n e n t public a cependant été pris à contre-pied à la fin des an-New Publ^KA^ d ' f i ° u s ' o n d a n s ' e s P a v s occidentaux du « managérialisme », ou

1 0 Management, inspiré par la démarche thatchérienne, visant tout à la

L'ÉTAT POST-MODERNE

fois à réduire le poids de l'État et à transformer les méthodes de gestion publi­que ( C . POLLITT, 1990). Tel qu'il a été conçu et mis en œuvre dans les pays an­glo-saxons, le New Public Management repose sur la conviction que l'admi­nistration publique est tenue de s'inspirer du modèle de gestion de l'entreprise privée, modèle censé être plus performant : le désengagement de l'État de la sphère des activités productives (privatisations) devrait être accompagné de l'accroissement de l'autonomie de gestion (managerialization) et de la mise en concurrence (marketization) des services restés dans le secteur public ; le suivi permanent des moyens mis en œuvre (value for money), une gestion tournée vers le changement (management for change) plutôt que vers le maintien des structures existantes (maintenance management), une gestion des ressources humaines visant à donner une plus grande autonomie aux individus et aux groupes ( A . PETTIGREW, 1996) en sont les compléments nécessaires.

Les particularismes de la gestion publique, tenant à la contrainte politique, au mode de financement, au statut du personnel, ne seraient en effet pas tels qu'ils impliqueraient le recours à des principes de gestion radicalement diffé­rents : l'administration aussi doit chercher à « faire le mieux possible », en contenant toujours davantage ses coûts ; les préceptes du management lui sont dès lors applicables. Secteur public et secteur privé sont constitués par des or­ganisations qui sont, pour l'essentiel de ce qui les caractérise, identiques : de même que l'entreprise privée doit assumer la dimension sociale de son action, l'administration est tenue d'intérioriser les idées d'efficacité et de productivité. Les modèles d'organisation et principes de gestion sont ainsi transférables : dès l'instant où elle entend améliorer ses performances, l'administration est appelée à calquer ses méthodes sur celles du privé.

Sans doute, la vulgate managérialiste, dont les applications concrètes ont été pour le moins ambiguës (J . C H E V A L L I E R , L. ROUBAN , éds., 2003) , a-t-elle été progressivement infléchie : les méthodes de gestion ne sauraient être envisa­gées indépendamment des contextes organisationnels ; même si l'impératif d'efficacité s'impose aussi au public, cela ne signifie pas pour autant que les voies et les moyens d'y parvenir soient identiques. Néanmoins, l'idée selon la­quelle la distinction public/privé n'interdirait pas certains principes communs de bonne gestion s'est désormais imposée.

II. L'État banalisé Ce mouvement de rapprochement conduit à la mise en cause des dispositifs

juridiques qui étaient, dans certains au moins des pays libéraux, les témoins, les gardiens et les garants de l'irréductible spécificité du public : dès l'instant où l'État est invité à s'inspirer des préceptes de gestion du privé, plus rien en effet ne semble justifier le particularisme des règles juridiques qui lui sont applica-

. bles ; le principe d'un « droit commun », qui est au cœur de la Rule oflaw, tend logiquement à s'imposer.

Le droit administratif est ainsi entré en crise là où, comme en France, il s'était épanoui. Cette crise est évidemment indissociable des transformations plus générales qui affectent la société et l'État ( J . B . A U B Y , 2001) , à l'âge de la

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

Dost-modernité : l'inflexion des mécanismes de production et du contenu des normes consécutives à la mondialisation ne peut manquer d'affecter la structure d'un droit conçu dans un cadre national ; le désengagement de l'État de la sphère des activités économique entraîne un élargissement du champ d'appli­cation du droit privé ; les attentes nouvelles d'individus devenus plus exigeants et revendicatifs poussent à la remise en cause des privilèges administratifs. On assiste à un « recentrage de l'ordre juridique autour du droit privé » (J. CAILLOSSE, 1989), qui est conçu comme le seul « vrai droit », le « droit de référence », sur lequel le droit administratif est tenu de s'aligner.

A) La contestation du droit administratif

On a vu ainsi resurgir en France dans les années 1980 un mouvement de contestation du droit administratif s'inscrivant dans deux perspectives différen­tes : le fait que l'État soit soumis à des règles dérogatoires du droit commurLest perçu comme contraire aussi bien à l'exigence de rapprochement de la gestion publique et de la gestion privée qu'au souci de protection des droits indivi­duels ; critique managériale et critique libérale se rejoignent pour témoigner d'une banalisation nouvelle de l'État.

1° La critique managériale est fondée sur la contradiction qui existerait en­tre le droit administratif et l'impératif d'efficacité, auquel l'administration de­vrait désormais se soumettre : tel qu'il est conçu, le droit administratif consti­tuerait un cadre rigide, un véritable carcan, qui est une gêne pour l'action, un obstacle au changement ; i l ne serait d'efficacité administrative concevable sans desserrement des contraintes qu'il impose.

L'adaptation des administrations au contexte nouveau de la post-modernité ne pourrait donc se faire qu'au prix d'une inflexion des règles du droit adminis­tratif, voire de sa remise en cause pure et simple. Au-delà de la critique du contenu du droit administratif, c'est en fait le principe même de son institution qui est en cause : parce qu'il contribue à cristalliser et à objectiver la singularité administrative, en la transcrivant en catégories juridiques (« intérêt général », « service public », « puissance publique » etc.), l'existence du droit administra­tif est aux antipodes de l'approche managériale, qui présuppose au contraire

identité des principes de gestion que sont tenues de mettre en œuvre les orga­nisations de toute nature ; sa persistance interdirait aux administrations d'opérer 'es changements devenus indispensables.

2° M ' l l s en cause du point de vue de son efficacité, le droit administratif est

sme La

ralisme " comme antinomique avec les principes fondamentaux du libé-

e n liaison T \°" ne°-libéra!e' 1 u i s ' e s t développée à partir des années 1970 anciennes f • C n S e d e ''Etat-providence, a retrouvé le sillon des critiques d ' ê t re par ^ r m u l e e s d e P u i s l e X I X e siècle. On reproche au droit administratif q u é du sceai S H n C p d r 0 1 t d ' i n é S a l i t é e t de privilège : irrémédiablement mar-S O c i é t é par vT u n i l a t é r a l l t é > ' ' s e r a i t l'instrument de la mise en tutelle de la

btat ; or, ce modèle étatique de régulation sociale serait frappé

L'ÉTAT POST-MODERNE

d'obsolescence, compte tenu d'une conception plus exigeante de la citoyenneté. L'existence d'une juridiction administrative n'est elle-même présentée que comme un legs de l'histoire, dont la seule justification repose sur la difficulté à vaincre la difficulté de l'administration à se soumettre aujroit. I l conviendrait dès lors, non seulement de réduire à défaut de pouvoir le supprimer, l'espace du droit administratif, en étendant la sphère d'application du droit privé, mais en­core de rapprocher progressivement le droit administratif du droit privé, en supprimant certains privilèges d'un autre âge.

Adossée aux mouvements plus généraux qui agitent les sociétés contempo­raines, cette contestation n'a pas été dépourvue d'impact.

B) Le reflux du droit administratif

L'affirmation de la spécificité du droit applicable à l'administration est moins assurée qu'auparavant : le bien-fondé de la perception dualiste du monde, sur laquelle en fin de compte celui-ci repose, tend à être remis en cause, à travers une plus large soumission de l'administration au droit commun et l'atténuation de ses aspects dérogatoires. L'exemple français atteste de cette double dynamique d'évolution.

1° La fin de l'État producteur et du dirigisme économique a entraîné la ré­duction du champ d'application du droit administratif. Sans doute, l'engage­ment de l'État dans l'économie avait-il été assorti d'une application de principe des règles du droit privé, indispensable pour ne pas créer un îlot à part au sein de l'économie de marché ; néanmoins, le régime juridique auquel ces activités économiques étaient soumises se caractérisait par un alliage complexe, les rè­gles dérogatoires du droit administratif trouvant leur ancrage dans la notion de service public. Cet équilibre a été rompu : tandis que le mouvement de privati­sation et de déréglementation réduisait la sphère des activités placées sous le contrôle de l'État, l'intervention des instances communautaires contribuait à interdire tout régime dérogatoire de nature à fausser le jeu de la concurrence ; le rayonnement du droit administratif est ainsi entravé par l'extension de la logi­que marchande.

— La transposition de la doctrine communautaire relative aux « services d'intérêt économique général » (SIEG) implique d'abord que les services pu­blics économiques soient soumis en principe, et sauf exceptions très limitatives, aux mêmes règles que les entreprises privées. La logique concurrentielle n'est effective que si les opérateurs publics et privés sont placés dans des conditions égales, que si les premiers ne disposent pas de privilèges de nature à fausser le jeu de la concurrence : au principe traditionnel de « non-concurrence » entre

! activités publiques et privées tend ainsi à se substituer un principe d'« égale concurrence » entre les opérateurs économiques intervenant sur un marche, quel que soit leur statut public et privé ; ce principe n'implique sans doute pas

que ces opérateurs soient placés dans des conditions d'exploitation identiques, mais seulement qu'ils ne bénéficient pas de facilités de nature à fausser le j e u

de la concurrence.

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

, L a logique marchande tend ensuite à s'étendre à des activités tradition­nellement considérées comme étant placés hors marché. Certains services pu­blics vont ainsi basculer dans l'orbite du droit privé ; la réforme des postes et télécommunication en est l'exemple le plus significatif: en décidant que les re­lations de La Poste et de France Télécom avec leurs usagers, leurs fournisseurs et les tiers seraient régies par le droit commun, la loi du 2 juillet 1996 a mis fin au régime dérogatoire résultant de la reconnaissance par la jurisprudence de la nature administrative du service.

Le contentieux des actes de régulation économique relève désormais dans une large mesure de l'ordre judiciaire, comme en témoignent les solutions adoptées pour les décisions individuelles prises par le Conseil de la concurrence (1987), la Commission des opérations de bourse (1989), l'Autorité de régula­tion des télécommunications (1996), la Commission de régulation de l'énergie (2000) ou l'Autorité des marchés financier (2003) : dès l'instant où l'État en­tend réguler l'économie de marché, i l est irrésistiblement attiré du côté des jur i ­dictions de droit commun, normalement compétentes en ce domaine.

L'extension progressive du champ de la responsabilité pénale en matière administrative et la tendance du juge administratif lui-même à faire application des principes du droit pénal en lieu et place du droit administratif, qui remet­traient en cause les fondements de la séparation du droit public et du droit pri­vé, s'inscrivent plus nettement encore dans un mouvement de banalisation de l'État et de l'action administrative (J.C. FROMENT, 2001).

2° L'atténuation du caractère dérogatoire du droit administratif concerne à la fois le contenu des règles et le statut de la juridiction administrative.

— Le droit administratif a été conçu comme un droit par essence même inégalitaire : le caractère dérogatoire de ses règles par rapport à celles du droit commun, était fondé sur l'idée d'une différence irréductible de situations entre 1 administration, détentrice du monopole de la contrainte, et l'administré ; les prérogatives reconnues à l'administration, comme les sujétions qui lui étaient 'mposées, n'étaient que la traduction tangible de cette inégalité.

Or, l'évolution actuelle du droit administratif se caractérise par la volonté de ^équilibrage de la relation administrative. Les aspects dérogatoires du régime

ministratif tendent à s'atténuer dans une série de domaines, tels que les mar-2004 ~ ' C n o u v e a u C 0 Q , e d e s marchés publics résultant du décret du 7 janvier au e " t e n d a ' n s i donner davantage de souplesse et de marges de manœuvre d e

X

l a

a c h e t e u r s publics (F. LINDITCH , 2004) - , le domaine (le régime traditionnel Pons h

0 , m a m a n t é publique est de plus en plus contesté), les travaux ou la res-de l'ad' ' t e - P a r a " e ' e m e n t , l'administré a conquis des droits nouveaux vis-à-vis eret et m i n i s t r a t ' o n > à travers la remise en cause du principe traditionnel du se-n i s t ra t i f s ° C p r 0 1 d u n e c a P a c i t e nouvelle d'intervention dans les processus admi-eontraint , ' e s commandements juridiques traditionnels, marqués par la typ e j . e e l ' unilatéralité, tendent à faire place à des procédés plus souples de

" t . Tout se passe comme si le souci de défense des privilèges admi-

L'ÉTAT POST-MODERNE

nistratifs passait au second plan derrière l'exigence de protection des droits des administrés.

— Ce processus d'adaptation est prolongé par une transformation en pro­fondeur de la juridiction administrative. Celle-ci se caractérisait jusqu'à ces dernières années par un ensemble de particularismes hérités de l'histoire. Or, ces particularismes sont en voie de réduction, comme le montre l'exemple fran­çais : non seulement l'indépendance des magistrats administratifs est désormais explicitement consacrée pour tous les niveaux (loi du 6 janvier 1986), mais en­core des singularités de son fonctionnement, telles le cumul d'attributions consultatives et juridictionnelles (Procola c/ Luxembourg, 26 septembre 1995) ou la présence du commissaire du Gouvernement au délibéré (Mme Kress c/ France, 7 juin 2001), ont été remises en cause à l'initiative de la Cour de Stras­bourg ; et l'efficacité du contrôle juridictionnel a été renforcée par l'octroi de moyens destinés à assurer une meilleure exécution des décisions (loi du 8 fé­vrier 1995) et l'institution d'une véritable procédure d'urgence (loi du 30 juin 2000). Ainsi, les règles d'organisation et les modalités de fonctionnement de la juridiction administrative ne se différencient-elles plus guère de celles des jur i ­dictions ordinaires.

L'atténuation progressive de la spécificité du droit administratif, qui conduit à s'interroger sur son avenir et à rechercher dans la protection des droits fon­damentaux une nouvelle assise à son institution (J.B. AUBY, 2001), est révéla­trice d'un processus de banalisation de l'institution étatique. Ce brouillage des repères axiologiques et normatifs qui manifestaient la singularité du public fa­vorise le développement de politiques de réforme visant à améliorer l'efficacité de la gestion publique, par référence aux préceptes du management.

III. L'État réformé Les politiques de réforme administrative mises en œuvre en France comme

dans les autres pays occidentaux témoignent bien de la pénétration au sein de la sphère publique des méthodes de gestion privée : tandis que l'essor des procé­dures évaluatives montre que le bien-fondé de la gestion publique ne se pré­sume plus, les nouveaux outils de gestion mis en œuvre sont pour l'essentiel transposés du monde de l'entreprise privée.

A) La démarche évaluative

La promotion du thème de l'évaluation est le reflet de l'inflexion des repré­sentations relatives à l'État précédemment relevée : au postulat du bien-fondé de principe dont bénéficiait la gestion publique, parée du sceau de l'intérêt gé­néral, a succédé la conviction que l'État est tenu de rendre compte de ses faits et gestes, de se soumettre au jugement critique du public ; perdant le privilège de l'infaillibilité, i l est sommé d'apporter la démonstration tangible de l'efficacité des actions menées (M .C. K E S S L E R , P. LASCOUMES, M . SETBON. J.C. THOENIG , éds., 1998).

LA RECONFIGURAnON DES APPAREILS D'ÉTAT

1° La démarche évaluative est née de la rencontre de deux mouvements dif­férents, voire contradictoires : d'une part, la rationalisation des choix budgétai­res, dont l'évaluation était une étape essentielle, puisqu'elle permettait de bou­cler le processus décisionnel sur lui-même ; d'autre part, la crise de l'État-providence, qui a conduit à passer au crible les politiques engagées par l'État, notamment dans le domaine social, pendant les Trente glorieuses.

C'est ainsi qu'aux États-Unis les procédures d'évaluation, qui se sont déve­loppées à partir de 1974 à l'initiative du Congrès, à partir du constat d'échec de l'effort de rationalisation en amont (PPBS), deviendront un moyen de remettre en cause certains des programmes sociaux lancés dans le cadre de la Great So­ciety des années 1960. La démarche évaluative a gagné très vite les autres pays libéraux, et la France aussi où la sacralisation traditionnelle de l'État, l'efface­ment relatif du Parlement, le faible poids de l'opinion publique, le monopole de l'administration sur l'information économique et sociale constituaient pourtant de très forts obstacles : après que des initiatives aient été prises en ordre disper­sé au cours des années 1980, l'évaluation obtient en jinvier 1990 un ancrage stable au cœur des structures étatiques, grâce à la mise en place d'un dispositif interministériel (dispositif restructuré en 1998); l'acclimatation est manifeste, comme en témoigne le développement de dispositifs à tous les niveaux, no­tamment au niveau local dans le cadre d'engagement» contractuels, et la ré­forme de la procédure budgétaire d'août 2001 prévoit s* généralisation, dans le cadre des futurs programmes.

2° L'évaluation constitue un sensible infléchissement par rapport aux moda­lités traditionnelles de contrôle de l'action publique, sous-tendues par une pré­occupation de régularité et poursuivant un objectif de mise en conformité : i l s'agit ici de mesurer les résultats des politiques suivies, d'analyser les effets des actions engagées, à la fois au regard des moyens mis en œuvre et de leurs conséquences sociales. Incombant à des « évaluateurs », chargés de procéder aux investigations concrètes, à l'aide de méthodes « scientifiques », cette éva­luation poursuit une fonction pratique, en visant à la mise en œuvre de méca­nismes d'ajustement et de correction. Ce faisant, l'évaluation apparaît comme ''équivalent fonctionnel du marché : i l s'agit, comme lui, d'une régulation par I aval, qui se substitue à la régulation par l'amont, résultant de la contrainte po­litique.

Sans doute, le bilan concret est-il nuancé, voire décevant comme en France : tandis que le pluralisme, indispensable à une authentique démarche évaluative, est « en trompe-l'œil », du fait de l'absence d'institution indépendante de l'État et plus précisément de l'Exécutif, la portée pratique reste faible, faute de connexion avec les processus décisionnels ; i l reste que le consensus général lu i entoure désormais le thème de l'évaluation témoigne de la modification en Profondeur du référentiel de l'action publique.

La démarche évaluative est assortie de mesures concrètes de réforme des modes de gestion public, inspirées par les méthodes du privé.

L'ÉTAT POST-MODERNE

B) La nouvelle gestion publique

Les politiques de modernisation administrative, qui se sont développées d'abord dans les pays occidentaux puis dans les pays en transition et en déve­loppement sous la pression des institutions financières internationales, sont sous-tendues par une volonté de transformation globale des principes d'organi­sation de l'État, caractérisée par les mêmes idées-force : réduire le coût de fonctionnement des services administratifs ; privilégier la « performance publi­que », par la définition d'indicateurs de résultats et l'établissement de disposi­tifs d'évaluation ; améliorer le service rendu aux usagers ; assouplir les règles de gestion de la fonction publique ; pratiquer une large délégation des respon­sabilités, notamment par l'autonomisation des activités de prestation. Ce fai­sant, la « nouvelle gestion publique » tend à l'importation dans la sphère publi­que des méthodes de gestion du privé : la transformation du style de direction, l'effort de responsabilisation des gestionnaires et l'amélioration des relations avec les administrés s'inspirent, à des titres divers, d'un modèle de type entre-preneurial.

1° La diffusion des préceptes managériaux a conduit à transposer dans l'administration les techniques de « gestion des ressources humaines » (GRH) inaugurées dans le secteur privé. « Gérer les ressources humaines » dans l'administration signifie que le fonctionnaire doit être traité comme le salarié du privé, que les différences de statut s'estompent ou deviennent secondaires au regard d'exigences communes : dans l'administration comme dans l'entreprise, les individus apparaissent comme un potentiel, une « ressource », qu'il faut chercher à utiliser le mieux possible, dans une logique d'« optimisation » ; et i l convient de chercher en permanence à améliorer le niveau de satisfaction des intéressés, afin de renforcer leur motivation et favoriser leur identification à l'organisation.

L'administration est donc invitée à dépasser l'approche juridique et budgé­taire classique, par laquelle elle « administrait » son personnel, même enrichie par la prise en compte du « climat social » (« les relations sociales »), pour in­tégrer l'approche qui est celle des entreprises privées ; et les instruments de gestion auxquels elle va recourir à cet effet ne se distinguent plus guère de ceux du privé (gestion prévisionnelle des emplois, formation, mobilité, cercles de qualité...).

2° La responsabilisation des gestionnaires s'inscrit dans la même perspec­tive. Cette politique passe, comme dans l'entreprise, par la définition d'un « projet », fixant les objectifs à atteindre et servant d'instrument de mobilisa­tion du personnel. La transposition de cette « démarche de projet » à l'administration publique était à première vue difficile, compte tenu d'une contrainte politique interdisant toute « internalisation » des missions et d'une structure unitaire rendant toute individualisation artificielle ; elle a pour ambi­tion de clarifier les missions et les objectifs assignés aux services, de renforcer

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

l'implication des agents et de donner les points de référence nécessaire à partir desquels peut être exercé un contrôle de gestion plus efficace.

Cette démarche suppose que les services soient dotés d'une réelle autono­mie de gestion : i l faut que les gestionnaires disposent, en contrepartie des en­gagements qu'ils souscrivent en matière d'objectifs et d'une évaluation pério­dique des résultats, de « marges de manœuvre », qui leur permettent de prendre les initiatives propres à améliorer la qualité du service rendu ; la contractualisa-tion sera partout le vecteur de cet assouplissement.

3° L'imprégnation des valeurs du privé se retrouve encore dans la nouvelle perception de l'administré qui est au cœur des politiques de modernisation : le statut d'« usager », qui marquait la spécificité de la relation entretenue avec le public, tend à s'effacer au profit de la transposition d'un rapport plus banal de clientèle. L'usager ne serait en fin de compte lui aussi qu'un « client », qui at­tend de l'administration qu'elle satisfasse le mieux possible ses aspirations. Dans cette perspective, les services administratifs sont tenus d'ajuster les pres­tations offertes en fonction de l'état de la demande, ce qui implique d'étudier méthodiquement les besoins et attentes du public, de mener une politique of­fensive et volontariste dans sa direction, enfin d'améliorer la question des per­formances.

Sans doute, ce mouvement de banalisation rencontre-t-il des limites : les ca­dres juridiques et les valeurs essentielles sur lesquelles l'État fonde sa légitimité ne sauraient être purement et simplement supprimés. Même si la gestion publi­que est désormais soumise elle aussi à l'impératif d'efficacité, elle continue à présenter un ensemble de particularismes qui interdisent toute assimilation à la gestion privée : non seulement les finalités ne sont pas les mêmes, mais encore les organisations publiques n'ont pas le même univers de référence et ne subis­sent pas le même type de contraintes ; les repères axiologiques et juridiques qui marquaient les différences entre public et privé sont peut-être moins visibles, ils n'ont pas pour autant disparu. I l n'en reste pas moins que la représentation di­chotomique d'un espace social divisé en deux sphères étanches, régies par des principes de gestion radicalement différents, voire antithétiques, apparaît dé­sormais dépassée. I l en va de même du modèle unitaire sur lequel l 'État mo­derne a été construit.

Section 4 : La fragmentation de la structure étatique

ILa constitution de l'État moderne repose sur un principe fondamental tité organique : l'État se présente comme un ensemble cohérent, un « appa-

• », dont les éléments constitutifs, tels les rouages d'une machine, sont étroi-e.ment liés, solidaires, interdépendants ; cette unité est garantie par des méca-

msrnes, formels et informels, d'intégration, passant notamment par le canal du r ° ' t (hiérarchie/tutelle). Sans doute, ce principe d'unité a-t-il fait l'objet de

U c t 'ons variées : l'octroi à certaines structures administratives d'une per-nnalité propre, distincte de celle de l'État (décentralisation), l'attribution aux

L'ÉTAT POST-MODERNE

pouvoirs locaux d'une pleine capacité d'action autonome (self government), mieux encore le partage des compétences étatiques entre deux niveaux distincts et indépendants (fédéralisme) semblaient contredire, à des degrés divers, l'idée d'unité ; cependant, dans tous les cas, des dispositifs d'ordre juridique et finan­cier étaient là pour garantir une unité d'ensemble. Assez bien adapté à un appa­reil de taille limitée, ce modèle unitaire n'avait pas été réellement remis en cause par l'élargissement des tâches consécutif à l'établissement du protectorat étatique sur la vie sociale : l'extension des missions s'est faite dans le cadre du modèle unitaire classique, l'État devenant de ce fait une énorme machine, aux articulations multiples.

Le changement est sensible depuis le début des années 1980 : on assiste à un mouvement d'éclatement, qui se traduit par la diversification croissante des structures administratives (statut juridique, valeurs de référence, droit applica­ble, principes d'organisation...), le développement de leur autonomie, le relâ­chement des liens qui assuraient l'intégration de l'ensemble et maintenaient la cohésion du Tout ; tout se passe comme si la complexité, la diversité, le désor­dre caractéristiques de la post-modernité avaient gagné l'appareil d'État. Connaissant désormais en son sein des pôles de pouvoir différenciés, l'État tend à épouser la diversité des contextes locaux et à se segmenter en fonction de la variété des problèmes à gérer.

I. L'État polycentrique L'ordre bureaucratique, fondé sur la hiérarchisation est déstabilisé par la

prolifération de structures d'un type nouveau, placées en dehors de l'appareil de gestion classique et échappant à l'emprise de la hiérarchie. On voit par là se dessiner un nouveau principe d'aménagement de l'appareil d'État, congruent avec l'idée de post-modernité : alors que le modèle bureaucratique est de type « arborescent » (il comporte un principe d'unité, des racines, un centre), l'exis­tence d'unités autonomes évoque plutôt l'image du « rhizome » ( G . D E L E U Z E , F. GUATTARI , 1976) (qui ne connaît pas de structure stable mais se développe à partir des libres connexions établies entre ses éléments constitutifs) ; disposant d'une capacité d'action autonome, les entités étatiques ne sont plus unies par des liens verticaux de subordination, mais par des relations horizontales d'inter­action et d'interdépendance. La figure post-moderne du réseau tend ainsi à se substituer à celle de la pyramide.

A) Les structures d'intervention

Les lourds appareils de gestion construits au fur et à mesure de l'établisse­ment du protectorat étatique sur la vie sociale ne répondent plus aux données nouvelles de l'action étatique : ils tendent dès lors à être pris à revers et court-circuités par des structures transversales, « molécules molles et fluides », véri­tables task-forces, capables de faire preuve d'une plus grande efficacité.

1° Suggérée dès 1956 par Edgar PISANI , pour permettre à l'État de faire face à des problèmes nouveaux, tels l'aménagement du territoire, qui ne pouvaient

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

être correctement résolus dans le cadre de l'« administration de gestion » clas­sique, la formule de l'« administration de mission » coïncide bien avec la nou­velle conception des fonctions étatiques précédemment évoquée : allégé de fonctions gestionnaires qui l'alourdissaient, l'État est invité à faire preuve d'un esprit d'initiative, d'une capacité de réactivité, en prenant en charge des pro­blèmes nouveaux ; mais son intervention ne saurait être que ponctuelle, limitée dans le temps, et miser sur la coopération d'un ensemble de partenaires pour la réalisation des objectifs fixés. L'administration de mission s'inscrit ainsi plei­nement dans la logique de la subsidiarité et du partenariat qui est celle de l'État post-moderne ; aussi les structures de ce type tendent-elles à proliférer, sous des appellations variées, dans tous les pays, en s'appliquant à des domaines très di­vers.

La France a ainsi connu depuis 1945 trois générations successives d'admi­nistrations de mission : d'abord des organismes à vocation nationale et à carac­tère interministériel, appelés à promouvoir et à coordonner l'élaboration de cer­taines politiques publiques prioritaires ; puis, dans les années 1960, des orga­nismes d'aménagement régional, implantés sur le territoire, appliquant les mê­mes techniques de coordination dans le cadre d'espaces spécifiques ; enfin, à partir du milieu des années 1970, des organismes spécialisés, se présentant sous la forme de « missions » ou de « délégations », investies d'une mission précise.

2° Post-modeme, l'administration de mission l'est encore dans la mesure où elle ne saurait être enfermée dans une catégorie aux frontières bien dessinées ; formule éminemment plastique et adaptable, elle varie en fonction des circons­tances et du type de problèmes à résoudre. On peut seulement dégager un cer­tain nombre de caractéristiques très générales, liées aux finalités de son institu­tion : la spécialisation (elle est mise en place pour la réalisation d'un objectif précis) ; la transversalité (elle transcende les cloisonnements administratifs) ; la légèreté (dépourvue d'attributions de gestion elle remplit une fonction de conception, d'impulsion, de coordination) ; la souplesse (elle est constituée au­tour d'une équipe, cristallisée autour d'un chef de file).

Situées en marge des circuits hiérarchiques habituels, les administrations de mission sont dotées d'une forte capacité opérationnelle : mobilisant un ensem­ble de moyens administratifs et financiers sur un programme précis, elles per­mettent de faire face par l'interdisciplinarité et la coopération fonctionnelle à des tâches complexes, qu'aucune administration ne pourrait à elle seule assu­re1" ; échappant au carcan bureaucratique, elles disposent d'une liberté de mou­vements enviable et d'une capacité d'action transversale sur les autres branches

e 1 administration. À partir de là, elles peuvent être conçues de manière varia-e . selon la nature de la mission qui leur est impartie.

B) Les dispositifs de régulation

La fonction de régulation tend progressivement à s'autonomiser dans t a t : elle relève de plus en plus de structures dotées d'un statut d'indépen­

s é » qui les détache de l'appareil bureaucratique. Depuis les années 1980, les ministrations indépendantes, qui paraissaient jusqu'alors être l'apanage des

L'ÉTAT POST-MODERNE

pays anglo-saxons (Indépendant Agencies aux États-Unis, Quangos en Grande-Bretagne) en renvoyant à un contexte étatique très spécifique, prolifèrent dé­sormais dans tous les pays, sous des formes diverses, mais en définitive très proches, et dans les mêmes secteurs essentiels : l'ouverture des marchés à la concurrence a été notamment en Europe un puissant moteur de création de tel­les autorités, notamment sous la pression des instances communautaires, atta­chées au principe de séparation des opérateurs et des régulateurs.

1° Le statut d'autonomie est inhérent à l'idée même de régulation : la régu­lation ne peut en effet être efficace que si les instances qui en sont chargées disposent d'une liberté d'action au sein des structures étatiques.

Cette exigence découle d'abord du caractère méta-institutionnel de la fonc­tion de régulation : celle-ci est appelée à s'exercer vis-à-vis des entités publi­ques elles-mêmes, soit que ces entités soient perçues comme source de menaces pour les libertés individuelles, soit qu'elles soient impliquées directement dans le jeu économique et social, en tant que productrices de biens et services ; i l est donc nécessaire que la régulation incombe à des instances «neut res» et « objectives », non seulement dégagées de tout lien d'allégeance à l'égard des gouvernants mais aussi déconnectées du reste de l'appareil, et de ce fait capa­bles de définir les conditions d'un « juste équilibre » entre les intérêts sociaux de toute nature, intérêts publics compris.

L'autonomisation est aussi appelée par la nature intrinsèque de l'activité de régulation : la capacité d'arbitrage requiert une compétence technique, une in­dépendance d'esprit, voire une autorité morale, qui transforme l'« expert » en « sage », disposant en tant que tel de la hauteur de vues nécessaire ; mais la ré­gulation suppose aussi une connaissance intime du secteur à réguler, des contacts étroits avec ses représentants, qui imposent un processus de rappro­chement avec le milieu et le relâchement corrélatif des contraintes résultant de l'appartenance à la machine bureaucratique.

2° Si elles restent attachées à l'État, les administrations indépendantes n'en disposent pas moins d'un statut très remarquable au sein des structures étati­ques ; i l s'agit d'autorités administratives isolées, situées « hors appareil », et disposant d'une authentique capacité d'action autonome.

Leur émancipation est obtenue par l'octroi de garanties organiques et fonc­tionnelles : sur le plan organique, l'indépendance résulte des règles de composi­tion, destinées à assurer le pluralisme et la compétence des membres, ainsi que des conditions prévues pour l'exercice du mandat (inamovibilité, incompatibili­tés) ; sur le plan fonctionnel, l'indépendance est garantie par l'octroi d'une pleine autonomie de gestion administrative et financière et surtout par l'affran­chissement de tout lien de dépendance hiérarchique ou de tutelle. L'institution de ces autorités, dont la stabilité est, à la différence des administrations de mis­sion, généralement garantie par un statut légal, apparaît dès lors comme l'expression d'un processus de fragmentation de l'appareil bureaucratique.

L'importance que présente leur institution au regard des principes tradition­nels d'organisation étatique ne saurait être sous-estimée. D'abord, elles donnent

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

à voir un « État pluriel », fait d'une mosaïque d'entités très diverses, formé d'un ensemble d'éléments hétérogènes : structures « hors machine », elles constituent des îlots à part dans l'État et elles sont portées à renforcer leur auto­nomie, en jouant de la compétence et de l'autorité de leurs membres. Ensuite, l'émancipation par rapport aux contraintes bureaucratiques est assortie d'un processus corrélatif d'intégration au milieu : chacune de ces administrations est amenée plus ou moins à intérioriser la rationalité du secteur qu'elle est chargée d'encadrer et de réguler. Enfin, leur développement entraîne l'éclatement de l'action publique, qui prend la forme d'une juxtaposition de régulations secto­rielles. C'est donc bien une conception nouvelle de l'État qui se profile à tra­vers elles.

Ce polycentrisme se double d'un mouvement de territorialisation.

II. L'État territorial Le quadrillage du territoire par l'État a été historiquement conçu selon deux

modèles : celui de l'État unitaire, dans lequel la puissance étatique est conden­sée en un centre unique d'impulsion, à partir duquel elle rayonne dans toute la société, par l'intermédiaire de relais territoriaux ; celui de l'État fédéral, dans lequel la puissance étatique est partagée entre deux niveaux distincts, l'un cen­tral, l'autre local, disposant chacun d'une sphère propre d'autonomie. Dans tous les cas cependant, le protectorat établi par l'État sur la vie sociale s'est accom­pagné au XXe siècle d'un mouvement continu de centralisation qui s'est traduit, soit par la réduction progressive de l'autonomie locale, soit par le passage à un fédéralisme « coopératif » : les politiques de plus en plus ambitieuses construi­tes par les États semblaient donc entraîner un processus de dé-territorialisation, traduit par l'intégration progressive des espaces locaux.

Un mouvement en sens contraire s'est cependant produit à partir des années 1980 : tout se passe comme s'il était devenu nécessaire d'administrer au plus près des habitants et en prenant en compte le poids des particularismes locaux ; le principe de proximité entraîne l'apparition d'un nouveau modèle de relations entre l'État et le territoire, emblématique de la post-modernité. Ce mouvement tend à brouiller les distinctions traditionnellement opérées entre les différents types de quadrillage du territoire : un glissement irrésistible tend à s'opérer vers les formes d'organisation les plus favorables à l'autonomie locale ; et on assiste corrélativement à la diversification croissante des statuts territoriaux.

A) La déconcentration

Là où, comme en France et dans les pays qui ont subi l'influence du modèle tançais, l'État s'est assuré une forte emprise sur le territoire, par l'implantation

e relais chargés de démultiplier son action, un basculement tend à se produire : e points d'application et instruments de diffusion de politiques décidées au

n ,veau central, ces relais, désormais investis de pouvoirs étendus de décision, pep t r a n s f ° r m e n t en lieux privilégiés d'exercice des compétences étatiques ;

1 devient ainsi un « État territorial », dont la logique d'action épouse la d i -ersité des contextes locaux.

L'ÉTAT POST-MODERNE

Alors que des trains de déconcentration s'étaient succédé en France sans grand effet, un tournant a été pris en 1992, avec la consécration du principe de subsidiarité : c'est désormais aux services déconcentrés qu'incombe la respon­sabilité de tâches de gestion, qui n'entrent plus dans le champ de compétence des administrations centrales ; parallèlement, ils se voient reconnaître une plus grande autonomie de gestion, notamment financière (globalisation des crédits), et leur cohésion sort renforcée de l'affirmation de l'autorité préfectorale. Sans doute, la déconcentration se heurte-t-elle à des résistances, qui justifient des ac­tions de relance périodiques (rapport de la Cour des Comptes, novembre 2003) : cependant, l'orientation est clairement dessinée et la réforme des lois de finances engagée par la loi organique du 1 e r août 2001 doit lui donner une nou­velle impulsion. Le cas français n'est pas exceptionnel : partout, les services de l'État font l'objet, là où ils existent, d'un mouvement de restructuration, destiné à renforcer leur capacité d'action et leur cohérence, face aux autorités locales (voir la réforme de l'organisation gouvernementale et administrative opérée en Italie en juillet 1999 à la suite des importantes mesures de délégation aux auto­rités locales ou la réforme espagnole de 1997 sur l'organisation et le fonction­nement de l'administration générale de l'État) ; cette restructuration sert aussi parfois de contrepoids au fédéralisme (voir la création en Russie, le 13 mai 2000 des sept « districts » placés au-dessus des 89 « sujets de la Fédération »).

B) La décentralisation

Alors que la déconcentration a pu apparaître longtemps comme un cran d'arrêt opposé par l'État à la revendication d'une plus grande autonomie locale, elle apparaît désormais surtout comme un moyen de contrebalancer une décen­tralisation promue au rang d'axe majeur des politiques de réforme territoriale : la diffusion des pouvoirs se fait en effet pour l'essentiel au profit des autorités locales.

1° Même si des mouvements conjoncturels en sens contraire existent (la pé­riode thatchérienne a ainsi été marquée en Grande-Bretagne par la volonté de renforcer le contrôle du pouvoir central afin de réduire le poids jugé excessif des dépenses locales), la tendance est plutôt, notamment en Europe de l'Ouest mais aussi dans les pays en transition et en développement, à l'affermissement de l'autonomie locale : bénéficiant de compétences élargies, dans le domaine économique, social ou culturel, les autorités locales disposent d'une faculté de libre-détermination, compte tenu de l'allégement du contrôle exercé sur elles par l'État ; les relations entre le centre et la périphérie sont ainsi de plus en plus fondées sur la coopération.

— Ce mouvement, qui affecte à des degrés divers l'ensemble des pays eu­ropéens, a été particulièrement marquant en France, compte tenu de la tradition centralisatrice. Engagée dès le début des années 1970 par des mesures favora­bles à l'autonomie locale, la politique de décentralisation a été prolongée et amplifiée par la réforme de 1982, qui a modifié profondément le cadre d'orga­nisation territoriale : les compétences qu'obtiennent les collectivités locales,

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notamment en matière économique et sociale, assorties du renforcement des moyens financiers et humains et de la suppression des formes classiques de tu­telle, leur donnent la possibilité de construire de véritables « politiques » ; des textes ultérieurs sont venus compléter la réforme, en comblant certaines de ses lacunes et en corrigeant certaines dérives constatées à l'usage.

Une étape nouvelle a été franchie avec la réforme constitutionnelle du 28 mars 2003. engagée après le changement politique de 2002. L'inscription dans la Constitution du principe de décentralisation (si la République reste indivisi­ble, « son organisation est décentralisée » - art. 1er) et du principe de subsidiari­té qui en est le corollaire (« Les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l'ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en œuvre à leur échelon » - art. 72, al. 2) est assortie d'un ensemble de disposi­tions (octroi aux collectivités territoriales d'un « pouvoir réglementaire pour l'exercice de leurs compétences » ainsi que d'une faculté de « déroger, à titre expérimental et pour un objet et une durée limités » aux dispositions législati­ves et réglementaires en vigueur, garantie de leur autonomie financière, recon­naissance de droits nouveaux aux habitants...), qui confèrent à la décentralisa­tion une nouvelle dimension. Corrélativement, le mouvement de différenciation des statuts territoriaux, déjà amorcé pour l'Outre-mer et pour la Corse (la loi du 22 janvier 2002 prévoyait ainsi la possibilité pour la Collectivité territoriale de Corse de « demander à être habilitée par le législateur à fixer des règles adap­tées aux spécificités de l'île »), est considérablement amplifié par le passage de l'Outre-mer à un régime de « statuts sur mesure « : on se rapproche ainsi du contexte espagnol, dans lequel les dix-sept communautés autonomes disposent de statuts d'autonomie différenciés et évolutifs, la tendance étant cependant à l'alignement progressif sur le statut des régions les plus favorisées (la Catalo­gne ayant notamment exprimé de nouvelles revendications à cet égard, à la suite du changement politique consécutif aux élections du 16 novembre 2003).

— Cette poussée décentralisatrice, particulièrement sensible dans les pays européens, est telle qu'elle semble remettre en cause la logique même de l'État unitaire. Le concept d'« Etat régional » ou d'« Etat autonomique » a ainsi été avancé pour rendre compte de l'évolution d'États qui, par-delà le principe uni­taire, en sont venus à accorder aux entités régionales qui les composent une réelle autonomie politique ainsi qu'un pouvoir normatif autonome (ce sont les éléments pris en compte par le Tribunal constitutionnel espagnol pour qualifier l'État espagnol d'« État plural »). Entreraient dans cette catégorie des pays comme l'Espagne, le Portugal ou l'Italie.

Le cas italien est particulièrement intéressant. Au terme d'une série de ré­formes qui sont venues élargir progressivement les attributions des pouvoirs locaux (1970, 1972, 1977, 1997), la réforme constitutionnelle du 18 octobre 2001 est venue parachever l'évolution. Certes, l'article 5 de la Constitution consacre toujours le principe d'unité et d'indivisibilité de l'État : néanmoins la suppression du pouvoir de contrôle du Parlement sur les statuts des régions (nouvel article 113), l'attribution aux régions d'une compétence législative de droit commun (nouvel article 117) et l'élimination de tout contrôle administra-

L'ÉTAT POST-MODERNE

t i f préventif sur les actes des régions excèdent la conception traditionnelle de la décentralisation ; et la dynamique ainsi créée est appelée à se poursuivre. L'Italie a donc quitté le statut d'État unitaire décentralisé pour passer à celui d'État régional ; mais ce statut lui-même apparaît comme un état précaire et évolutif, préfigurant sans doute un glissement vers des formes plus affirmées de fédéralisme.

La France elle-même est entrée dans cette logique, avec le statut de la Nou­velle-Calédonie du 19 mars 1999 : négocié avec les forces politiques locales, ce statut, de nature transitoire, se situe en marge de la décentralisation, notamment dans la mesure où i l prévoit l'existence de « lois de pays », adoptées par le Congrès et soumises à un contrôle de constitutionnalité ; si ce statut est le seul de son espèce (titre XIII) , la France ne pouvant dès lors être considérée que comme un « État régional partiel », on ne saurait sous-estimer la force attrac­tive qu'il est susceptible d'exercer, notamment sur les Collectivités et les Dé­partements et régions d'Outre-mer.

L'État régional apparaît ainsi comme une catégorie transitoire entre décen­tralisation et fédéralisme et la marque d'États « en voie de fédéralisation ». Le basculement vers le fédéralisme a, au demeurant, d'ores et déjà été effectué par plusieurs pays d'Europe occidentale, témoignant de l'existence d'une dynami­que nouvelle.

C) Le néo-fédéralisme

Le fédéralisme a été considéré pendant longtemps comme une forme d'or­ganisation politique dépassée (M. CROISAT, 1999), l'autonomie des États fédé­rés étant tantôt, comme en URSS, un simple trompe-l'œil, tantôt, comme aux États-Unis, sans cesse plus réduite du fait de la croissance du niveau fédéral. Or, ce processus de dépérissement est désormais stoppé, du fait de deux mou­vements convergents.

1° Les systèmes fédéraux existants, et notamment les États-Unis, sont, de­puis les années 80, en quête d'un « néo-fédéralisme » (New Federalism), dont l'ambition est d'inverser la pesanteur centralisatrice, en redonnant au niveau fédéré une marge plus réelle d'autonomie. Lancé dès 1968 par Nixon, avec des résultats mitigés, le thème sera repris après 1981 par R. Reagan, dans le cadre d'un projet beaucoup plus ambitieux passant par l'extension du système de glo­balisation des dotations fédérales, l'allégement des contraintes réglementaires pesant sur les autorités locales et le transfert aux États de la gestion des politi­ques sociales ; même si la réduction corrélative des aides fédérales suscitera les protestations des États, les mesures prises marquent incontestablement un ra­lentissement du processus de centralisation. Le mouvement a été poursuivi de­puis lors, la volonté de rupture avec le Big Governement, illustrée sous Clinton par la réforme de l'aide sociale de 1996, ayant été au centre de la campagne de G. Bush en 2000.

La Cour suprême a apporté à partir du milieu des années 1990 une impor­tante contribution à ce mouvement, en s'affirmant comme le défenseur des droits des États et en s'opposant à de nouvelles interventions fédérales : elle a

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

notamment annulé des lois interdisant le port d'armes à proximité d'un établis­sement scolaire (The United States v. Lopez, 1995) ou instituant un début de contrôle sur les armes à feu (Printz c/The United States, 1997).

2° Corrélativement, la dynamique fédérale progresse en Europe occidentale, soit que le pas ait été explicitement franchi, soit sous couvert de l'État régional. Après l'instauration des communautés et des régions (1970), la définition des institutions et des attributions régionales (1980) puis l'élargissement des attri­butions communautaires (1988), la Belgique est devenue en 1993 un État fédé­ral ; mais la dynamique se poursuit, comme le montre la dernière réforme du 13 juillet 2001, qui a encore étendu l'autonomie des régions et surtout leur a trans­féré le droit de fixer le statut de leurs communes. Ailleurs, la situation est plus incertaine. Au Royaume-Uni, l'Ecosse et l'Irlande du Nord, disposent, d'après leur nouveau statut de 1998 (Scotland Act et Northern Ireland Act), d'un Par­lement doté de compétences législatives et d'un Gouvernement dirigé par un Premier ministre ; en revanche, l'Assemblée galloise n'a pas de pouvoir législa­t i f (J. Bell, RDP, n° 2, 2000).

Ainsi, un nouvel équilibre centre/périphérie tend-il partout à se dessiner, rendant plus complexe la construction de l'action publique. Ce mouvement d'éclatement atteint aussi les cellules opérationnelles.

III. L'État segmenté La prolifération des structures étatiques au cours du X X E siècle était restée

compatible avec la logique unitaire : ces structures étaient en effet conçues comme des relais de l'État, chargés de démultiplier son action ; la création de centres de gestion autonomes, situés en marge de la hiérarchie administrative, ne remettait elle-même pas en cause le principe d'unité, dès l'instant où ces en­tités étaient placées sous la dépendance de l'État et soumises à son contrôle.

Or, cette représentation de l'État comme une machine, formée de rouages interdépendants et solidaires, ne coïncide plus avec la réalité. Un processus de fragmentation se produit, sous l'effet d'une double dynamique centrifuge : tan­dis que l'autonomie des structures personnalisées, sorte de « décentralisation fonctionnelle », se renforce (« agences » au sens américain du terme), une poli­tique de responsabilisation des services gestionnaires, sorte de « déconcen­tration fonctionnelle », tend à étendre leur capacité d'initiative (« agences » au sens britannique du terme) ; de ce fait, l'État apparaît de plus en plus comme un assemblage hétérogène de dispositifs disposant de leur rationalité propre de fonctionnement. La logique de la post-modernité travaille donc l'appareil étati­que, en conduisant à une diversification croissante de ses éléments constitutifs.

A) L'autonomisation des structures personnalisées

La gestion personnalisée n'est pas chose nouvelle : dans tous les pays, extension des fonctions étatiques a entraîné la prolifération d'organismes spé-

c 'alisés, dotés d'une personnalité juridique propre. Néanmoins, l'autonomie de ces organismes était en réalité très variable. Deux modèles au moins pouvaient

L'ÉTAT POST-MODERNE

être distingués : d'un côté, les « Agencies » à l'américaine, dont la forte auto­nomie par rapport à la Présidence et au Département de rattachement était contrebalancée par l'existence de liens étroits avec le Congrès ; de l'autre, les « établissements publics » à la française, sur lesquels s'exerçait une tutelle pe­sante, impliquant une emprise tout à la fois sur la désignation des dirigeants, la définition des grands objectifs, les relations sociales ou encore les choix de ges­tion. Entre les deux, on trouvait toutes les variantes possibles : c'est ainsi qu'en Suède, les ministères ont été traditionnellement déchargés des tâches concrètes de gestion au profit de puissantes agences indépendantes (ambetsverk).

1° L'évolution récente se caractérise, non seulement par l'extension du champ de la gestion personnalisée, à travers le changement de statut de services exploités en régie (comme en France pour les Postes et Télécommunications en 1990), mais encore par le renforcement de l'autonomie des établissements en cause : le modèle de YAgency exerce ainsi une incontestable force d'attraction, comme le montre l'exemple français. Le recours, devenu systématique depuis les années 1980, à des formules de type contractuel, traduisait déjà l'infléchis­sement de la conception classique de la tutelle : le contrat permet de normaliser les rapports avec l'État, en fixant les objectifs à atteindre, les moyens alloués pour y parvenir et les modalités de contrôle des résultats.

L'utilisation de plus en plus fréquente depuis les années 1990 du vocable d'agence n'a pas seulement une dimension symbolique mais comporte bien des implications pratiques : cette formule a notamment été utilisée dans le domaine de l'environnement, avec la création en 1990 de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME) et de la santé, avec la création de trois agences de sécurité sanitaire en 1998 et 2001 ; combinant des fonctions de ré­gulation et de gestion, ces agences se caractérisent par des modalités d'organi­sation spécifiques (injection de compétences techniques, présence des intéres­sés au sein des instances délibérantes) et disposent d'une autonomie renforcée par rapport aux structures personnalisées classiques.

2° Ce processus d'autonomisation entraîne le renforcement de l'intégration au milieu : l'identité du segment étatique est en effet indissociable de celle de ce milieu, qui constitue son point de référence stable, circonscrit sa zone de compétence, détermine sa logique de fonctionnement ; réceptif à ses valeurs, sensible à ses préoccupations, soucieux de ses intérêts, i l s'en fait tout naturel­lement le porte-parole et le défenseur. Toute agence en vient ainsi à assumer progressivement une « fonction représentative » de son milieu d'intervention et à devenir « captive » des intérêts dont elle a la charge : cette proximité contri­bue à rendre plus floues les frontières entre public et privé, et par le fait même à atténuer la spécificité étatique ; l'État segmenté est aussi un État pluriel, qui intériorise dans ses structures la diversité constitutive du social.

L'appareil d'État apparaît ainsi désormais dominé par la diversité, le flou, l'indétermination. La segmentation aboutit à faire de l'action publique la résul­tante d'un jeu complexe d'interactions : elle implique l'intensification des échanges entre les segments de l'État, en étendant le champ des négociations

LA RECONFIGURATION DES APPAREILS D'ÉTAT

jnter-administratives ; mais les intérêts sociaux sont aussi présents dans ces né­gociations, par agences publiques interposées. La liberté de gestion dont dispo­sent les services opérationnels accroît encore cette complexité.

B) La responsabilisation des services gestionnaires

Le processus de fragmentation administrative a pris une dimension nouvelle compte tenu d'une politique délibérée visant à améliorer l'efficacité administra­tive par une large délégation des responsabilités : distinguant plus clairement responsabilités conceptuelles et opérationnelles, i l s'agit de donner aux services gestionnaires, ou « administrations de terrain » (field services), une plus large autonomie de décision et d'action ; ainsi le mouvement de fragmentation s'étend-il, au-delà des services traditionnellement personnalisés, au noyau dur de l'administration d'État.

1° En Grande-Bretagne, le projet Next Steps, élaboré par la cellule de ré­flexion sur la modernisation de l'administration, a préconisé en février 1988 la transformation des services prestataires de service et dont l'activité pouvait être individualisée en « agences d'exécution » (Executive Agencies), disposant d'une plus grande liberté de gestion et dirigées par un Chief Executive, nommé pour une période de cinq ans et personnellement responsable de leurs perfor­mances : sans doute ces agences restent-elles financées par des fonds provenant de leur ministère d'origine, sous la tutelle duquel elles restent placées, et le per­sonnel ne sort-il pas du cadre du Civil Service ; cependant, le statut d'auto­nomie est garanti par un document-cadre (Framework Document), de nature contractuelle, précisant l'objet et le rôle de chaque agence, par rapport auquel les performances et les résultats pourront être évalués (A. S T E V E N S , 1990).

Ces recommandations ont été mises en œuvre rapidement : dix ans plus tard 80 % des fonctionnaires du Civil Service travaillaient dans quelque 170 agences. Même si la mise en œuvre de la réforme a suscité de fortes tensions au sein de la haute fonction publique, son bilan apparaît, dans l'ensemble, plutôt positif.

2° Ce modèle britannique a exercé une forte influence sur les pays occiden­taux : des mesures similaires de restructuration ont été prises notamment en Eu-ope du Nord (Pays-Bas, Danemark, Norvège...), débouchant sur la mise en lace d'agences autonomes, chargés des tâches d'exécution dans le cadre de

contrats passés avec leur ministère de rattachement (W. KlCKERT, T.B. JOR-OENSEN , Ed., 1995). Au niveau européen, la réforme en cours de l'adminis­tration européenne, engagée sur la base du projet de la commission Prodi d'oc­tobre 1999 et du livre blanc de mars 2000, vise à soulager la Commission des tâches d'exécution pour les confier à des agences indépendantes.

Ce modèle managérialiste de dissociation des responsabilités stratégiques et °Perationnelles a en France aussi une certaine influence. On le trouvait en fili­grane derrière la politique des « centres de responsabilité » prévus dans le cadre

u « renouveau du service public », qui visait à donner une plus grande auto­nomie aux services présentant une « unité fonctionnelle » ; mais cette politique a bénéficié pour l'essentiel aux seuls services déconcentrés. La politique ten-

L'ÉTAT POST-MODERNE

dant à généraliser les procédures de contractualisation entre services relevant d'une même administration constitue une version appauvrie de ce modèle : l'objectif est de garantir une meilleure visibilité de l'action publique, de privi­légier une logique de résultats, de responsabiliser les acteurs et d'associer les exécutants. La réforme budgétaire en cours doit relancer cette dynamique à tra­vers la responsabilisation des gestionnaires des programmes autour desquels se construira désormais l'action publique.

Le modèle unitaire, sur lequel ont été construits les appareils d'Etat, est donc exposé à de fortes secousses. L'architecture étatique, devenue baroque, a perdu de sa rigueur et de son classicisme : l'État ne se présente plus comme un bloc monolithique, mais comme formé d'éléments hétérogènes ; et les anciens mécanismes qui garantissaient l'unité organique de l'État sont relayés par des procédés plus souples, tels le contrat, qui supposent la reconnaissance du plura­lisme et l'acceptation de la diversité.

Placés dans un cadre d'interdépendance élargi, du fait de la mondialisation, les appareils d'État voient leur fonction, leur logique d'action et leur architec­ture redéfinies : renonçant à dicter leur loi, ils sont désormais entrés dans un univers complexe d'interactions, emblématique de la post-modernité. Si tant est que la puissance souveraine de l'État s'exprimait par le canal juridique, la re­configuration des appareils d'État induit une transformation en profondeur du droit.

Chapitre 2

LES TRANSFORMATIONS DU DROIT

État et droit sont des réalités étroitement liées, au point d'apparaître tradi­tionnellement comme indissociables, consubstantielles l'une à l'autre : non seu­lement en effet l'État agit par le droit, par le biais de l'édiction de règles obliga­toires qui expriment sa puissance de contrainte, mais encore i l est tout entier coulé dans le moule du droit ; la spécificité de l'État en tant que forme d'organisation politique réside dans le phénomène d'institutionnalisation du pouvoir et cette institutionnalisation passe par la médiation du droit. L'État se présente comme une entité juridique, gouvernée et régie par le droit, mieux en­core qui ne peut être saisie et appréhendée qu'à travers le prisme du droit. Cette adhérence est tellement forte que certains théoriciens du droit, tels K E L S E N (1934), ont pu affirmer l'absolue identité de l'État et du droit, qui constitue­raient un seul et même « ordre de contrainte ».

Dans la mesure où elle remet en cause certains des attributs de l'État, qui semblaient relever de son essence, la reconfiguration en cours des appareils d'État ne saurait manquer d'avoir une incidence sur la relation au droit, et par­tout sur la conception même des phénomènes juridiques : l'insertion de l'État dans un monde de plus en plus interdépendant, le recentrage de ses fonctions, l'atténuation de la ligne de démarcation avec le privé, l'ébranlement de son ar­chitecture, toutes ces inflexions ont des implications juridiques, mieux se tra­duisent en termes juridiques, à travers le langage et les catégories du droit ; à l'émergence d'un État post-moderne correspond inévitablement l'avènement d un droit post-moderne. Plus exactement, si tant est que les phénomènes ne sont pas liés par un lien de causalité mais de concomitance, la dynamique post-moderne qui agite les sociétés contemporaines traverse simultanément, et dans un même mouvement, aussi bien le droit que l'État : au droit classique, lié à la construction de l'État et caractéristique des sociétés modernes, serait en voie de succéder un droit nouveau, reflet de la post-modernité.

Cette perspective ne relève pas de l'évidence : elle présuppose, non seule­ment que les multiples et très diverses inflexions du droit, qui ont fait l'objet de maintes analyses et sont rangées sous des vocables divers (« droit mou », « droit

°ux », « droit flou ») sont liées entre elles, forment une constellation, mieux une « configuration », au sens donné à ce terme par Norbert E L I A S (c'est-à-dire nn ensemble organisé et hiérarchisé d'éléments unis par des relations d'inter-

ependance telles que ceux-ci ne sauraient être analysés isolément, indépen-amment des liens qui les unissent), mais aussi qu'un saut qualitatif ait été ef-