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Chapitre 13. Histoire de la pensée sociologique 1. Le 19 ième siècle : changement social et prémisses de la sociologie 1.1 Construire de nouvelles connaissances dans une société nouvelle Document : La gestation de la sociologie au cours du 19 ème siècle La sociologie moderne se met en place à la fin du 19 ème siècle. Elle se dote alors d’un ensemble de caractéristiques théoriques, méthodologiques, institutionnelles qui lui confèrent le statut de discipline scientifique et la distinguent, en droit si ce n’est toujours en fait de la philosophie sociale ou de l’essayisme littéraire. L’acquisition de ce statut résulte cependant d’un lent travail historique qui s’accomplit pour l’essentiel tout au long du siècle. Certes, les grands penseurs de la philosophie des Lumières, Hobbes, Locke, Montesquieu, Rousseau, vont nourrir la réflexion sociologique naissante. Mais plus encore peut-être est-ce dans les traits nouveaux de la civilisation qui s’ébauche au sortir du 18 ème siècle que s’enracine la sociologie moderne. Les débuts du 19 ème siècle sont marqués par le poids de deux révolutions sur lesquelles s’est achevé le siècle précédent : la révolution industrielle et la révolution française. Evènements de nature et de niveau différents dont le point commun est peut-être le sentiment de rupture qu’ils engendrent : la constitution de nouveaux bassins industriels, le développement du machinisme moderne, le bouleversement des rapports entre villes et campagnes, le surgissement d’un prolétariat s’entassant dans les faubourgs urbains créent des problèmes neufs. Il ne s’agit plus de situations que la pensée traditionnelle puisse inscrire dans l’ordre naturel des choses mais de problèmes sociaux au sens moderne du terme : l’entassement, la promiscuité, la délinquance, la prostitution, l’alcoolisme, la morbidité précoce apparaissent liés à une organisation sociale déterminée et requièrent par là même une intervention nouvelle de la société sur elle-même. Mais ces effets du développement industriel que le 19 ème siècle ne cessera d’interroger, peuvent sembler tout autant résulter de la Révolution française et de la destruction des structures et des pouvoirs garantissant l’équilibre social traditionnel. Le sentiment de rupture ainsi engendré se manifestera dans la pensée du 19 ème par des oppositions en forme de dichotomies ; opérant à divers niveaux des variations sur la thématique de l’ancien et du nouveau elles constitueront pour certaines d’entre elles le noyau d’idées élémentaires caractéristiques de la sociologie moderne. Davantage encore, peut-être, ce sentiment génère un nouveau souci de connaissance. Il est sans doutes rapide de dire « à problèmes nouveaux, méthodes nouvelles ». Et pourtant le 19 ème siècle voit naître l’enquête sociale. Celle-ci se détache du mémoire de voyage que pouvaient pratiquer les esprits éclairés des siècles précédents. Au détail pittoresque ou à la digression philosophique elle tend à substituer la description minutieuse et le recensement détaillé. ECE 1 Camille Vernet Nicolas Danglade 2017-2018 1

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Chapitre 13. Histoire de la pensée sociologique

1. Le 19ième siècle : changement social et prémisses de la sociologie

1.1 Construire de nouvelles connaissances dans une société nouvelle

Document : La gestation de la sociologie au cours du 19ème siècleLa sociologie moderne se met en place à la fin du 19ème siècle. Elle se dote alors d’un ensemble de caractéristiques théoriques, méthodologiques, institutionnelles qui lui confèrent le statut de discipline scientifique et la distinguent, en droit si ce n’est toujours en fait de la philosophie sociale ou de l’essayisme littéraire. L’acquisition de ce statut résulte cependant d’un lent travail historique qui s’accomplit pour l’essentiel tout au long du siècle. Certes, les grands penseurs de la philosophie des Lumières, Hobbes, Locke, Montesquieu, Rousseau, vont nourrir la réflexion sociologique naissante. Mais plus encore peut-être est-ce dans les traits nouveaux de la civilisation qui s’ébauche au sortir du 18ème siècle que s’enracine la sociologie moderne. Les débuts du 19ème siècle sont marqués par le poids de deux révolutions sur lesquelles s’est achevé le siècle précédent : la révolution industrielle et la révolution française. Evènements de nature et de niveau différents dont le point commun est peut-être le sentiment de rupture qu’ils engendrent : la constitution de nouveaux bassins industriels, le développement du machinisme moderne, le bouleversement des rapports entre villes et campagnes, le surgissement d’un prolétariat s’entassant dans les faubourgs urbains créent des problèmes neufs. Il ne s’agit plus de situations que la pensée traditionnelle puisse inscrire dans l’ordre naturel des choses mais de problèmes sociaux au sens moderne du terme : l’entassement, la promiscuité, la délinquance, la prostitution, l’alcoolisme, la morbidité précoce apparaissent liés à une organisation sociale déterminée et requièrent par là même une intervention nouvelle de la société sur elle-même. Mais ces effets du développement industriel que le 19ème siècle ne cessera d’interroger, peuvent sembler tout autant résulter de la Révolution française et de la destruction des structures et des pouvoirs garantissant l’équilibre social traditionnel. Le sentiment de rupture ainsi engendré se manifestera dans la pensée du 19ème par des oppositions en forme de dichotomies ; opérant à divers niveaux des variations sur la thématique de l’ancien et du nouveau elles constitueront pour certaines d’entre elles le noyau d’idées élémentaires caractéristiques de la sociologie moderne. Davantage encore, peut-être, ce sentiment génère un nouveau souci de connaissance. Il est sans doutes rapide de dire « à problèmes nouveaux, méthodes nouvelles ». Et pourtant le 19ème siècle voit naître l’enquête sociale. Celle-ci se détache du mémoire de voyage que pouvaient pratiquer les esprits éclairés des siècles précédents. Au détail pittoresque ou à la digression philosophique elle tend à substituer la description minutieuse et le recensement détaillé. Parler de la société n’est plus seulement affaire d’idées. Mais accumuler des faits ne suffit pas à leur donner sens. Le souci de connaissance que manifeste l’enquête sociale est d’autant plus ambigu que ses liens avec le pouvoir sont multiples. Que peut-être alors une science de la société ? Ne doit-elle pas être du même type que les sciences de la nature ? Mais peut-on se contenter de décrire le réel lorsque celui-ci prend le visage révoltant de la détresse humaine ? La société est fille de l’histoire et les hommes en sont les acteurs ; vouloir la penser n’est-ce pas vouloir saisir le sens et les enjeux de son devenir ? La pensée sociale du 19ème siècle va aborder indirectement ces questions qui constitueront l’une des dimensions épistémologiques fondamentales de la sociologie moderne. A travers les balbutiements d’une connaissance malhabile à associer les idées aux faits, souvent prompte à déraper dans la dénonciation et le combat ou à se satisfaire de construction plus rhétoriques que théoriques, se travaille ainsi, tout au long du siècle, le terrain sur lequel s’établira la sociologie.

Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, Quadrige, PUF, 2013

Document 2La révolution industrielle qui commence par gagner l’Angleterre à la fin du 18 ième siècle est révélatrice d’un mouvement émancipateur, celui des hommes contre la nature. Ce volontarisme économique a des conséquences multiples. L’industrialisation et l’urbanisation diluent les liens sociaux traditionnels et bouleversent tant les techniques que les mœurs. Avec l’émergence du prolétariat – classe nouvelle, mouvante et parfois rebelle – surviennent des problèmes inédits : conditions de travail difficiles,

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promiscuité et manque d’hygiène, alcoolisme, prostitution, délinquance, concubinage et naissances illégitimes … afin de remédier à ce que l’on nomme au 19 ième siècle la « question sociale », de contribuer à l’augmentation de « l’utilité et du bien-être » mais aussi de mieux contrôler un pan de la société qui semble leur échapper, les classes dirigeantes et les autorités politiques s’emploient à une meilleure connaissance de ce monde nouveau. Les administrations et autres sociétés savantes multiplient alors observations de terrain et enquêtes. (…) La « statistique morale » se développe également. La criminalité, expression manifeste du « dérèglement social », est le premier objet qui donne lieu à production de séries statistiques annuelles. Rapidement, le champ d’investigation s’étend vers la démographie, l’industrie, l’éducation, la nutrition … En Angleterre, au début des années 1830 est fondée la Statistical Society of London. En France, l’on crée le Bureau de la statistique générale (1834). Cette mesure des faits sociaux s’enrichit sur le plan scientifique en s’attachant les travaux de mathématiciens brillants tel le belge Adolphe Quételet. Ce dernier énonce une théorie normative du « juste milieu » ou plus exactement de « l’homme moyen ». Est normal ce qui correspond à la moyenne. Tel est l’axiome qu’entend promouvoir Quételet lorsque à l’aide de l’outil statistique , ce dernier part à la recherche des normes et des façons d’être non pathologiques.

Source : Michel Lallement « Histoire des idées sociologiques. Des origines à Weber », A.Colin, 4ième édition, 2012, p.57-59

Document : Enquêtes sociales et recueils statistiques au 19ème siècleLe 19ème siècle voit la mise en place progressive, tâtonnante mais irrépressible, d’un puissant appareil d’observation du social, que le 20ème siècle n’aura plus qu’à rationaliser et à systématiser. Pour la première fois peut-être s’opère une convergence inédite et féconde entre des intérêts étatiques de contrôle social, des préoccupation humanistes et hygiénistes d’aide aux populations les plus déshéritées et un souci scientifique d’application aux faits humains des méthodes mathématiques éprouvées dans les sciences de la nature. Rien cependant de systématique dans cette rencontre, mais plutôt l’impression d’un bouillonnement et d’un foisonnement extraordinaires, mobilisant de multiples acteurs. Administrations, bureaux d’assistance, sociétés savantes lancent des enquêtes en s’appuyant sur tous ceux que leur position met en situation d’observation privilégiée : médecins, prêtres, magistrats, enseignants… (…) Par delà cette diversité des acteurs sollicités (…) se mettent en place de véritables institutions de recueil d’informations : si les premiers grands recensements apparaissent au 18ème (…), c’est au début du 19ème que s’instituent les premières procédures de collecte et de publications périodiques. Concernant d’abord les données démographiques globales – mariages, naissances, décès – l’entreprise gagne les divers secteurs de la vie sociale et crée (…) la statistique industrielle, la statistique agricole, la statistique criminelle, la statistique scolaire…A côté ou en marge de ces entreprises officielles se développent des sociétés savantes (…). Elles publient régulièrement des enquêtes et comptes rendus, que la presse à son tour commente. A bien des égards, cette époque est marquée par une foi scientiste dans les vertus de la mesure, que confortent le développement des méthodes statistiques (…).Peut-on dès lors dire qu’à travers l’enquête sociale – entendue au sens large que lui donne le 19ème siècle – s’élaborent les premières formes d’une connaissance proprement sociologique ? Comme le souligne R. E. Kent (ndlr : historien de la sociologie anglais), beaucoup des enquêtes empiriques produites durant cette période vont au delà de la simple biographie descriptive. S’inaugurent très tôt des techniques de recueil d’information (questionnaires, guides d’entretien) et d’analyse statistique des données (calcul de moyenne et de pourcentages, tabulation croisée) qui anticipent très clairement les méthodes de la sociologie empirique du 20ème siècle. Bien plus, à côté de l’approche quantitative des phénomènes, tout un courant d’exploration sociale va privilégier l’étude qualitative, fondée sur l’observation in situ. Cela donnera lieu à des descriptions souvent aigües, telle celle des ouvriers du textile de Mulhouse visités par Villermé :« Il y a parmi eux une multitude de femmes pâles, maigres, marchant pieds nus au milieu de la boue, et qui, faute de parapluie portent renversé sur la tête lorsqu’il pleut, leur tablier ou leur jupon de dessus, pour se préserver la figure ou le cou, et un nombre encore plus considérable de jeunes enfants, non moins pâles, non moins hâves, couverts de haillons tout gras de l’huile des métiers tombée sur eux pendant qu’ils travaillent (R. Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, 1840).(…) Ce courant ne peut que renforcer l’idée que se constituent ainsi les prémices d’une connaissance scientifique du social.

Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, Quadrige, PUF, 2013

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Document : rechercher le principe organisateur de la sociétéEnquêtes sociales et recensements statistiques procèdent au 19ème siècle d’un même souci : connaître pour agir. Les bouleversement sociaux et politiques causés par la révolution industrielle et l’émergence de nouvelles couches sociales, l’urgence et la violence des problèmes posés lient étroitement désir de connaissance et volonté d’intervention. Mais cette dernière fait basculer dans le champ du politique : les fais mis au jours servent d’arguments pour l’élaboration de lois de protection sociale ou pour la condamnation sans appel du système socio-économique. Il ne s’agit plus alors d’accumuler des informations, mais de saisir le principe régissant l’organisation de la société. Une telle entreprise peut avoir des fortunes diverses. La multiplication des courants socialistes, anarchistes et réformateurs au cours du 19ème siècle en porte témoignage. Elle a cependant un tout autre intérêt : celui d’associer dans une unité nouvelle les préoccupations et le désir de connaissance du temps aux grands modèles de la philosophie politique et de la philosophie de l’histoire. Ainsi s’esquisse une autre voie dans la construction d’une connaissance du social. L’accent n’y est plus mis sur l’accumulation de données empiriques et le dégagement de régularités statistiques, mais sur la mise en évidence d’un principe organisateur. Tocqueville et Marx, qu’il est d’usage d’opposer, représentent tous deux exemplairement cette voie.

Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, Quadrige, PUF, 2013

1.2 Auguste Comte : « savoir pour prévoir, prévoir pour pouvoir »

Document : Auguste Comte et la loi des trois étatsA.Comte est l’inventeur du néologisme sociologie. La sociologie, ou « physique sociale » est la « dernière des sciences » car son objet est le plus complexe de toutes les sciences. L’objet de la sociologie possède en effet à la fois une dimension statique (l’ordre social) et une dimension dynamique (le changement social). Il faut donc expliquer de manière objective à la fois ce qui fait tenir la société et ce qui est en changement. Ce que les physiciens sont capables de faire concernant la nature, les sociologues peuvent le faire concernant la société : produire un savoir objectif et universel sur l’ordre et le changement social. Pour Comte, au cours de l’histoire, les sociétés font évoluer les manières dont elles conçoivent leur fonctionnement. Il distingue alors trois états de cette conscience de la société sur elle-même. Il existe un premier état durant lequel, la société se comprend elle-même à travers la connaissance religieuse, c’est l’état théologique. Dans un second temps, la société se comprend elle-même à partir de croyances métaphysiques (qui s’appuient sur le raisonnement). Puis dans un troisième temps, la société se comprend elle-même à partir de croyances scientifiques, c’est l’état positif. Elle atteint une connaissance rationnelle d’elle-même (qui s’appuie sur le raisonnement et l’expérience), ce qui la conduit à pouvoir éliminer les problèmes sociaux et à assurer le progrès social. L’état théologique correspond à l’ancien régime, l’état métaphysique correspond au siècle des Lumières et l’état positif est celui de la société moderne. Pour Comte, il existe donc une loi des trois états selon laquelle le changement social est le passage du stade théologique au stade métaphysique (les philosophes remplacent les hommes d’église) et du stade métaphysique au stade positif (les scientifiques remplacent les philosophes). Mais les travaux de Comte souffrent de nombreuses faiblesses méthodologiques (pas de validation empirique notamment).

Les 3 états L’état théologique L’état métaphysique L’état positifComment la société se conçoit elle-même ?

à travers la connaissance religieuse

à travers les croyances métaphysiques

à travers les connaissances scientifiques

------------> SENS DE L’HISTOIRE ------------>

Document : Sociologie, ordre et progrèsDe manière à résoudre la crise sociale, Comte ne milite pas, contrairement aux contre-révolutionnaires, en faveur d’un retour de l’histoire sur elle-même. A l’inverse des socialistes également, il ne cherche pas plus à transformer le monde par une quelconque action révolutionnaire. C’est un nouvel ordre social, basé non sur « les croyances théologiques » mais sur les acquis de la philosophie positive que Comte appelle de ses vœux. Ce positivisme se décline en deux règles élémentaires : observer les faits à l’écart de tout jugement de valeur et énoncer des lois. « Savoir pour prévoir, prévoir pour pouvoir » est la formule qui résume le mieux l’esprit philosophique positiviste. En vertu de ces préceptes, Comte rejette

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l’économie politique classique qu’il considère trop abstraite. Comte est persuadé qu’en combinant ordre et progrès, le positivisme dépasse la théologie et la révolution. Son secret ? L’érection d’une société unie, d’une religion de l’humanité qui consolide et améliore les fondements de la société (c’est-à-dire la religion, la famille, le langage …). Ainsi se trouve définie la mission de la sociologie, discipline qui tire partie des acquis de la méthode scientifique pour s’appliquer à l’observation et à l’énoncé de lois relatives aux phénomènes sociaux. Inspiré par la biologie moderne naissante, mais conscient des limites de l’analogie, Comte compare l’objet de la sociologie, la société, à un corps où les efforts sont coordonnés afin de réaliser un but unique. Le tout l’emporte donc sur la partie : la société est nécessairement première, elle est l’alpha et l’oméga du social : « La société se compose de familles et non d’individus. (…) Une société n’est donc pas plus décomposable en individus qu’une surface géométrique ne l’est en lignes ou une ligne en points ». (…) En fondant à sa manière la sociologie, le tour de force de Comte est d’opérer une réconciliation entre deux traditions que tout oppose : d’une part, les nostalgiques de la communauté perdue (à la façon de de Maistre ou de de Bonald), d’autre part, les tenants de l’idée de raison et de progrès. Michel Lallement, Histoire des idées sociologiques. Des origines à Weber, coll. Circa, Nathan, 2003 (2ème éd)

Document : l’instauration d’une physique sociale« L’orientation de l’ouvrage est, fondamentalement, pratique. Il s’agit de réorganiser la société, de la faire sortir de l’état de crise où elle se trouve. Face à cette dernière, « à l’anarchie qui envahit de jour en jour la société », les solutions antagoniques du retour à l’âge théologique et du libéralisme moderne sont également pernicieuses, en ce qu’elles n’adoptent pas une « direction organique » pour résoudre le problème. « La destination de la société parvenue à sa maturité n’est point d’habiter à tout jamais la vieille et chétive masure qu’elle bâtit dans son enfance, comme le pensent les rois ; ni de vivre éternellement sans abri après l’avoir quittée comme le pensent les peuples ; mais, à l’aide de l’expérience qu’elle a acquise, de se construire avec tous les matériaux qu’elle a amassés, l’édifice le mieux approprié à ses besoins et à ses jouissances. Telle est la grande et noble entreprise réservée à la génération actuelle ». (…) Peuvent se mettre en place les grandes lignes de la pensée de Comte :

- cette réforme ne doit plus être l’affaire des légistes, mais celle des savants : « les savants doivent aujourd’hui élever la politique au rang des sciences de l’observation » ;

- elle doit s’appuyer sur l’état atteint par l’esprit dans son évolution nécessaire, l’état de la science positive, qui succède à ceux de la pensée théologique et de la métaphysique ;

- elle doit enfin, par l’instauration d’une physique sociale, répondre à la question suivante ; « quel est, d‘après l’observation du passé, le système social destiné à s’établir aujourd’hui par la marché de la civilisation ? »

Source : Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, Quadrige, PUF, 2013, P20-22

Document : le positivismeLa science sociale ainsi conçue est une science théorique. Sa place dans l’architecture des disciplines lui permet d’adopter une méthode déductive, fondée sur la double loi de l’ordre, inhérente aux corps organisés, et de l’évolution nécessaire aussi bien de l’esprit que de la civilisation humaine, en un mot l’Humanité. Ce ne sont donc pas des connaissances nouvelles qu’apporte Come mais une mise en construction conceptuelle et théorique des grandes étapes de l’histoire de l’humanité. Si la sociologie est par ailleurs conçue comme une science positive de faits et d’observations, ces derniers ne contribuent qu’à remplir le cadre préalablement dessiné. Dans la deuxième partie du 19 ième siècle, d’autres auteurs partageront avec Comte le souci d’élaborer une sociologie scientifique. Ils exprimeront notamment cette conviction positiviste que, le premier, il a avait su formuler : se défaire de l’illusion de toute causalité métaphysique et de tout appel à une essence des choses, s’en tenir exclusivement aux faits constatés et aux régularités observées.

Source : Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, Quadrige, PUF, 2013, P20-22

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1.3 Alexis de Tocqueville : « la passion principale qui agite les hommes dans ces temps-là, c’est l’amour de cette égalité »

Document : une science politique nouvelle pour un monde nouveau« Il faut une science politique nouvelle à un monde tout nouveau »« L’organisation et l’établissement de la démocratie parmi les chrétiens est le grand problème politique de notre temps. Les Américains ne résolvent point ce problème, mais ils fournissent d’utiles enseignements à ceux qui veulent les résoudre ».La démocratie ou l’égalité de conditions, qui constitue le principe vers lequel tendent, dans les affres des révolutions, les sociétés modernes, a d’abord pu s’établir et « se développer paisiblement » aux Etats-Unis où elle apparaît comme « le fait générateur dont chaque fait particulier semble descendre ». Etudier l’Amérique c’est donc étudier la démocratie en acte, non dans un quelconque souci de panégyrique, comme le rappelle Tocqueville à la fin de son introduction, mais afin d’en « discerner clairement les conséquences naturelles ». Penser l’organisation sociale à partir de l’organisation politique et ramener cette dernière à un principe unique renoue avec la problématique de Montesquieu. En revanche, saisir ce principe comme l’enjeu décisif du moment historique actuel, prendre pour terrain non plus les sociétés antiques ou historiques, mais une société moderne, y séjourner un an (1831) afin d’y observer in situ le développement acte du principe, autant de traits d’une démarché de connaissance neuve ».

Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, Quadrige, PUF, 2013, p.15

Document : Tocqueville et la loi d’égalisation des conditions Pour Alexis de Tocqueville (1805-1859), les sociétés modernes sont caractérisées par une marche inéluctable vers la démocratie. La démocratie ne s’entend pas uniquement dans un sens politique, mais elle est avant tout sociale : la démocratie, c’est l’égalité des droits et la mobilité sociale. La société moderne est donc régit par le principe d’égalisation des conditions. La mobilité sociale fait que des individus même inégaux en termes de résultat (riches vs pauvres) se considèrent comme des égaux car ils savent que les positions sociales sont ouvertes à tous (et donc qu’un pauvre peut devenir riche, et inversement). En termes de méthodologie, le travail de Tocqueville est lui-même intéressant. Il part aux Etats-Unis car il considère que la démocratie y est plus avancée qu’en Europe. Il y récolte des données en menant des enquêtes orales. Pour Tocqueville, les actions des individus peuvent se comprendre parce qu’elles correspondent au nouveau monde qui apparaît. Par exemple, les individus cherchent à améliorer leurs situations individuelles en travaillant (comportement individuel) car cela leur permet de gravir l’échelle sociale (principe d’égalisation des conditions). C’est donc bien l’existence d’un principe d’égalisation des conditions qui permet de rendre compte des comportements des individus. Ce principe d’égalisation des conditions conduit les individus à « s’isoler de la masse de ses semblables de telle sorte que, après s’être créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même ». La société moderne est donc constituée d’individus qui agissent selon leurs propres intérêts et délaissent peu à peu l’espace public pour se centrer sur leurs préoccupations personnelles et immédiates. Le thème abordé par Tocqueville est donc celui de l’individualisme sociologique (à ne pas confondre avec l’individualisme méthodologique) qui est l’élément fondateur des sociétés modernes.

Document : Le phénomène spécifique des systèmes démocratiques, la liberté ou l’égalité ?Si l'on veut y faire attention, on verra qu'il se rencontre dans chaque siècle un fait singulier et dominant auquel les autres se rattachent; ce fait donne presque toujours naissance à une pensée mère, ou à une passion principale qui finit ensuite par attirer à elle et par entraîner dans son cours tous les sentiments et toutes les idées. C'est comme le grand fleuve vers lequel chacun des ruisseaux environnants semble courir. La liberté s'est manifestée aux hommes dans différents temps et sous différentes formes ; elle ne s’est point attachée exclusivement à un état social, et on la rencontre autre part que dans les démocraties. Elle ne saurait donc former le caractère distinctif des siècles démocratiques. Le fait particulier et dominant qui singularise ces siècles, c’est l’égalité des conditions ; la passion principale qui agite les hommes dans ces temps-là, c’est l’amour de cette égalité.Ne demandez point quel charme singulier trouvent les hommes des âges démocratiques à vivre égaux, ni les raisons particulières qu’ils peuvent avoir de s’attacher si obstinément à l’égalité plutôt qu’aux autres biens que la société leur présente : l’égalité forme le caractère distinctif de l’époque où ils vivent ; cela seul suffit pour expliquer qu’ils la préfèrent à tout le reste.

A. de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, Tome II, Deuxième partie, Chapitre 1, 1840

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Document : Les domaines de l’égalité des conditionsQuand le pouvoir royal, appuyé sur l'aristocratie, gouvernait paisiblement les peuples de l'Europe, la société, au milieu de ses misères, jouissait de plusieurs genres de bonheur, qu'on peut difficilement concevoir et apprécier de nos jours. […] Placés à une distance immense du peuple, les nobles prenaient cependant au sort du peuple cette espèce d'intérêt bienveillant et tranquille que le pasteur accorde à son troupeau ; et, sans voir dans le pauvre leur égal, ils veillaient sur sa destinée, comme sur un dépôt remis par la Providence entre leurs mains.N'ayant point conçu l'idée d'un autre état social que le sien, n'imaginant pas qu'il pût jamais s'égaler à ses chefs, le peuple recevait leurs bienfaits et ne discutait point leurs droits. Il les aimait lorsqu'ils étaient cléments et justes, et se soumettait sans peine et sans bassesse à leurs rigueurs, comme à des maux inévitables que lui envoyait le bras de Dieu. L'usage et les moeurs avaient d'ailleurs établi des bornes à la tyrannie et fondé une sorte de droit au milieu même de la force.Le noble n'ayant point la pensée qu'on voulût lui arracher des privilèges qu'il croyait légitimes ; le serf regardant son infériorité comme un effet de l'ordre immuable de la nature, on conçoit qu'il pût s'établir une sorte de bienveillance réciproque entre ces deux classes si différemment partagées du sort. On voyait alors dans la société, de l'inégalité, des misères, mais les âmes n'y étaient pas dégradées. D'un côté étaient les biens, la force, les loisirs, et avec eux les recherches de luxe, les raffinements du goût, les plaisirs de l'esprit, le culte des arts ; de l'autre, le travail, la grossièreté et l'ignorance. Mais au sein de cette foule ignorante et grossière, on rencontrait des passions énergiques, des sentiments généreux, des croyances profondes et de sauvages vertus.Le corps social ainsi organisé pouvait avoir de la stabilité, de la puissance, et surtout de la gloire.Mais voici les rangs qui se confondent ; les barrières élevées entre les hommes s'abaissent ; on divise les domaines, le pouvoir se partage, les lumières se répandent, les intelligences s'égalisent ; l'état social devient démocratique, et l'empire de la démocratie s'établit enfin paisiblement dans les institutions et dans les mœurs. […] Chacun ayant des droits, et s'étant assuré de conserver ses droits, il s'établirait entre toutes les classes une mâle confiance, et une sorte de condescendance réciproque, aussi éloignée de l'orgueil que de la bassesse. Instruit de ses vrais intérêts, le peuple comprendrait que, pour profiter des biens de la société, il faut se soumettre à ses charges. L'association libre des citoyens pourrait remplacer alors la puissance individuelle des nobles, et l'État serait à l'abri de la tyrannie et de la licence [c'est-à-dire du non respect de règles].Je comprends que dans un État démocratique, constitué de cette manière, la société ne sera point immobile ; mais les mouvements du corps social pourront y être réglés et progressifs ; si l'on y rencontre moins d'éclat qu'au sein d'une aristocratie, on y trouvera moins de misères ; les jouissances y seront moins extrêmes et le bien-être plus général ; les sciences moins grandes et l'ignorance plus rare ; les sentiments moins énergiques et les habitudes plus douces; on y remarquera plus de vices et moins de crimes. À défaut de l'enthousiasme et de l'ardeur des croyances, les lumières et l'expérience obtiendront quelquefois des citoyens de grands sacrifices ; chaque homme étant également faible sentira un égal besoin de ses semblables ; et connaissant qu'il ne peut obtenir leur appui qu'à la condition de leur prêter son concours, il découvrira sans peine que pour lui l'intérêt particulier se confond avec l'intérêt général.La nation prise en corps sera moins brillante, moins glorieuse, moins forte peut-être ; mais la majorité des citoyens y jouira d'un sort plus prospère, et le peuple s'y montrera paisible, non qu'il désespère d'être mieux, mais parce qu'il sait être bien.

A. de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, Tome I, Introduction, 1835

Société aristocratique (France) Société démocratique (Etats-Unis)Objectifs centraux

La société d’Ancien Régime se donne l’objectif d’accroître la puissance et la ………. C’est pourquoi elle est cloisonnée en différents ordres : ………, ……………et …………………….

La société américaine entend éviter la ………... et procurer le ……………………. . C’est pourquoi elle se caractérise par une passion pour l’égalité.

1 er critère   : Comment

sont attribués les droits

individuels

Les positions sont déterminées dès la ……………... La noblesse et le clergé bénéficient de ……………….. et d’une ……………………… particulière.

Les citoyens américains sont soumis aux mêmes……………….. . C’est ce qu’on appelle « l’égalité des ………………… ».

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2 ème critère   : Comment

accède t’on au bien être matériel ?

La société d’Ancien Régime se caractérise par une forte ……… sociale qui mène à la reproduction des ……………. et de la ……………. sociale.

Les citoyens américains ont la possibilité de prétendre au bien-être qui correspond à leurs …………… dans la mesure où ils ont des ……………… équivalentes de réussir : l’hérédité ne détermine pas leur statut. C’est ce qu’on appelle « l’égalité des chances ».

3 ème critère   : Comment les individus se

représentent-ils les

rapports sociaux ?

Les rapports sociaux reposent sur la croyance en la ………………….. de la domination des uns sur les autres. Les nobles se comportaient en ……………………, et le Tiers-Etat en ……………………….. .

Les rapports sociaux reposent sur la croyance en l’……………des citoyens. Aucun n’est jugé naturellement comme supérieur à l’autre, ce qui conduit à l’………………. démocratique et à « l’égalité de ……………………………».

Document : Le risque de despotisme démocratique

Document : La méthodologie de TocquevilleLe raisonnement de Tocqueville consiste (…) à rendre intelligible un comportement social à partir du principe d’organisation du système considéré. Malgré l’usage du terme de cause et le projet de cette partie de mettre en évidence l’influence de la démocratie sur les mœurs entendues au sens large, le comportement ne se laisse pas déduire du principe ; il est reconstruit dans sa logique interne et exemplifié au moyen d’anecdotes typiques. Par delà la thèse proprement sociopolitique de l’auteur s’esquisse ainsi un mode d’interprétation du social qui, dans la tradition ultérieure, sera celui de la sociologie compréhensive.

Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, Quadrige, PUF, 2013

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1.4 Karl Marx : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la lutte des classes »

Document : le prima de l’économique « Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur quoi s’élève une superstructure juridique et politique à laquelle correspondent des formes de conscience déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles entrent en contradiction avec les rapports de production existants ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquelles elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale ».

Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, Quadrige, PUF, 2013, p.17-18

Document : Marx, lois du capitalisme et lutte des classesPour Karl Marx (1818-1883), les sociétés modernes sont avant tout des sociétés capitalistes, c’est-à-dire des sociétés caractérisées par un certain état des rapports sociaux de production et des forces productives. La société capitaliste fonctionne en s’appuyant sur l’exploitation des prolétaires. Ceux-ci produisent une plus value qui est accaparée par les capitalistes car seuls ces derniers possèdent le capital et peuvent acheter le travail des autres. Pour Marx, l’homme devient étranger à lui-même : il perd le sens de son travail et de la richesse qu’il crée. En utilisant l’argent pour échanger les biens et les services, les conditions de l’exploitation disparaissent : le prolétaire est payé pour son travail, mais il ne voit plus que son travail produit une plus value qui se trouve dans la marchandise qu’il fabrique mais qui est vendue par le capitaliste. Pour Marx, les membres de la classe ouvrière sont exploités, mais ne le savent pas. Il existe donc une classe en soi (les prolétaires sont exploités) mais pas encore une classe pour soi (les prolétaires ne s’opposent pas à leurs exploiteurs). C’est le travail de dévoilement scientifique qui permet de faire apparaître cette exploitation, et c’est le travail de pédagogie du scientifique qui permet de faire prendre conscience de l’exploitation (passage de la classe en soi à la classe pour soi). C’est pourquoi on peut distinguer un Marx « savant » (lorsqu’il rédige le Capital par exemple) et un Marx « politique » (lorsqu’il rédige le Manifeste du Parti Communiste). Le capitalisme est marqué par trois lois (baisse tendancielle du taux de profit / salarisation / paupérisation) qui expliquent la pauvreté des classes laborieuses et donc qui expliquent la « question sociale ». Les « lois » mises à jour par le savant sont des lois propres à l’économie capitaliste, elles ne sont donc pas universelles, mais elles dépendent d’un contexte historique. Marx impose en sociologie la lecture de la stratification sociale en termes de classes sociales. Le thème abordé par Marx est celui du conflit social et du changement social. En termes de démarche, il se rapproche du holisme méthodologique.

Document : les classes sociales chez MarxAu cœur de la tension qui anime toute l’œuvre de Marx, une interrogation : est-ce l’histoire qui façonne les hommes ou ces derniers, par leur lutte, contribuent-ils à forger eux-mêmes leur destin ? En acceptant également la seconde branche de l’alternative, Marx est logiquement conduit à réfléchir sur la question des classes sociales. « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la lutte des classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéin, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot : oppresseurs et opprimés, se sont trouvés en constante opposition ; ils ont mené une lutte sans répit, tantôt déguisée, tantôt ouverte, qui chaque fois finissait soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la ruine des diverses classes en lutte » (1848). Marx recense (…) trois critères déterminants dans la définition d’une classe sociale : la place dans les rapports de production, la participation aux antagonismes sociaux (qui se manifeste dans la lutte pour le pouvoir politique), et la conscience de classe. Ce dernier éclôt sous la pression de deux facteurs  : le dépassement progressif de la concurrence entre ouvriers d’une part, l’organisation autonome et indépendante de la classe ouvrière d’autre part. Par ailleurs, empruntant au langage hégélien, Marx

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distingue la classe en soi (ensemble d’individus possédant des intérêts objectifs de classe communs mais n’en n’ayant pas conscience) et la classe pour soi (groupe doté d’une conscience de lui-même). (…) Sur le long terme, l’histoire travaille au fractionnement binaire de la société. (…) Dans Le Manifeste (1848), il reconnaît d’abord le rôle révolutionnaire de la bourgeoisie qui « a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, l’enthousiasme chevaleresque de la mentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange … En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, directe, brutale ». Agents fanatiques de l’accumulation, les capitalistes ne cessent d’accentuer l’exploitation des salariés, de concentrer toujours plus les moyens de production jusqu’à devenir – par le jeu des contradictions internes au capitalisme – leurs propres fossoyeurs.

Source : Michel Lallement « Histoire des idées sociologiques. Des origines à Weber », A.Colin, 4ième édition, 2012, p.86-89

Document : Le matérialisme historique de Karl MarxDans le même mouvement conceptuel, Marx fournit le principe de ce que l’on peut appeler une architectonique et une dynamique du social. La société est composée de trois étages : une infrastructure économique, une superstructure juridique et politique, des formes de conscience sociale. Entre ces trois étages la détermination s’effectue du bas vers le haut. Le principe d’organisation d’une société donnée réside donc dans son organisation économique, son mode de production qui conditionne l’ensemble de la vie sociale. Mais ce mode de production est lui même une structure dynamique associant des forces productives et des rapports de production, c’est-à-dire des rapports entre les hommes et les moyens de travail d’une part, entre les hommes entre eux de l’autre. Les forces productives sont donc susceptibles de se développer, de se multiplier, de se complexifier au fur et à mesure du développement économique. A l’inverse les rapports de production tendent à s’inscrire dans des rapports juridiques qui les figent d’autant plus qu’ils sont la base des rapports de classe : la manufacture du 16ème siècle, en rassemblant en un même lieu de multiples ouvriers, va rationaliser le processus de production en introduisant une division des tâches, et, par conséquent, accroître très fortement leur productivité. Mais le développement d’une telle forme de production suppose des ouvriers libres de s’embaucher. Elle entre donc en contradiction avec les rapports féodaux qui attachent le paysan à la terre et les législations des corporations qui lient l’ouvrier à son métier. Cette contradiction est le fondement même de la révolution industrielle, qui n’est rien d’autre que la substitution d’un mode production et d’une société capitalistes à un mode de production et une société de type féodal. Au cœur de cette exposition aussi bien qu’en celui des diverses analyses concrètes de Marx, à quelque niveau qu’elles se déploient, la notion de contradiction renvoie à une approche dialectique des phénomènes. Ceux-ci sont analysés non comme des structures fixes ou comme les effets de lois physiques mais comme les moments de processus en devenir, dont il importe de saisir l’essence. L’histoire non plus comme horizon, cadre ou fin de l’activité humaine mais comme dimension constitutive du social, fait ainsi son entrée dans la pensée sociologique naissante. Les grands problèmes posés depuis le début des années 1830 s’éclairent alors d’un jour nouveau. Les faits rapportés par les enquêtes ouvrières sur le dénuement des couches populaires trouve une théorie susceptible d’en dégager le principe : les nouveaux rapports de production capitalistes exigent une main d’œuvre abondante et non qualifiée dont le développement du machinisme abaisse même les seuils de mobilisation de la capacité physique ; femmes et enfants peuvent prendre le chemin de la mine et des grandes fabriques de textile. La misère ouvrière n’est ni un accident ni l’effet temporaire d’une mutation économique nécessaire. Elle est inscrite au plus profond du fonctionnement capitaliste : contraint d’investir toujours plus dans les machines, chaque entrepreneur n’assure son profit qu’en accroissant parallèlement la part de plus-value qu’il retire du travail ouvrier. La baisse tendancielle des taux de profit, l’exploitation croissante de la classe ouvrière, la prolétarisation continue de la petite bourgeoisie sont autant de contradictions insurmontables vouant le capitalisme à sa ruine et à son dépassement par un nouveau mode de production. On conçoit alors combien l’analyse proprement économique du capitalisme, l’étude sociopolitique des conflits de classe qui émaillèrent le siècle et l’engagement politique au sein du mouvement socialiste naissant purent se conjoindre en une théorie unique que Marx et Engels appelèrent matérialisme historique.

Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, Quadrige, PUF, 2013

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CHANGEMENT SOCIAL (SENS DE L’HISTOIRE)

Mode de production

Communisme primitif

Société antique

Société féodale

Société capitaliste

Communisme

moderneClasse

dominante Société sans classe

Patriciens(Hommes

libres)

Seigneur BourgeoisSociété sans

classeClasse

dominéePlébéiens(esclaves)

Serf Prolétaire

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2. Les pères fondateurs de la sociologie

2.1 Emile Durkheim : «  Il faut étudier les faits sociaux du dehors, comme des choses extérieures ».

Document : le contexte socio-historiqueLe contenu de l’œuvre de Durkheim est inséparable du cadre socio-historique qui l’a vu naître, celui d’une IIIième République qui cherche non seulement à surmonter ses incertitudes politiques (obsession de l’unité nationale, crise du boulangisme, …) mais aussi à résoudre la « question sociale » de façon pacifique et juridique. Face à un mouvement ouvrier qui n’a jamais été aussi puissant et uni, les républicains choisissent d’intégrer la classe ouvrière grâce à de nouvelles lois sur les risques sociaux, de valoriser l’école comme canal de socialisation. Le jeune Durkheim est d’abord sensible, il est vrai, à la question de l’unité nationale. Mais à son retour d’Allemagne en 1886, (…) c’est le problème de l’intégration de l’individu à la société qui prend définitivement le pas dans l’ordre de ses préoccupations.

Source : Michel Lallement « Histoire des idées sociologiques. Des origines à Weber », A.Colin, 4ième édition, 2012, p.139

2.1.1 Les règles de la méthode sociologique (1895) : faire de la sociologie une science explicative

Document : La démarche de Durkheim, le holisme méthodologiqueDurkheim se demande comment étudier la société sans porter de jugement de valeur, c’est-à-dire comment avoir un discours objectif sur la société. Puisque le sociologue est lui-même un membre de la société, comment faire en sorte que son savoir soit objectif ?La réponse de Durkheim consiste à s’appuyer sur une méthodologie holiste, car : « la société n’est pas une simple somme d’individus, mais le système formé par leur association représente une réalité spécifique qui a ses caractères propres ».Cela signifie par exemple, que certaines caractéristiques d’un groupe social préexistent aux individus : une langue, des valeurs, des normes sociales préexistent avant la naissance de telle ou telle personne, et continuent d’exister après le décès de ces mêmes personnes. Elles préexistent donc aux individus qui sont membres du groupe social. En ce sens, on peut dire en suivant Durkheim que la société est une « réalité spécifique qui a ses caractères propres ». Le rôle du sociologue consiste donc à mettre à jour ces caractéristiques, que Durkheim va appeler des « faits sociaux » : « Les faits sociaux consistent en des manières d’agir, de penser et de sentir qui représentent cette remarquable propriété qu’elles existent en dehors des consciences individuelles. Non seulement ces types de pensée sont extérieurs à l’individu, mais ils sont doués d’une puissance impérative et coercitive en vertu de laquelle ils s’imposent à lui. (…) Il faut étudier les faits sociaux du dehors, comme des choses extérieures ». Quelques commentaires sur cet extrait :

- comment ces faits sociaux s’imposent-ils aux individus ? Par la socialisation ;- Les faits sociaux sont dotés d’une puissance coercitive ? Que je le veuille ou non, ma langue

maternelle est le français ; l’apprentissage de la langue s’est imposé à moins de manière « coercitive », c’est-à-dire sans que j’en ai le choix ;

- Les faits sociaux sont des choses extérieures aux individus ? La société à ses caractéristiques propres – et ce sont ces caractéristiques que le sociologue doit étudier.Définir la sociologie comme l’étude des faits sociaux permet à Durkheim d’affirmer que la démarche sociologique est objective car elle consiste à ne pas se pencher sur les individus de « l’intérieur » (en s’intéressant aux justifications de leurs actes) mais de « l’extérieur » (en s’intéressant à ce qu’il y a de social dans chaque comportement individuel).

Document : La constitution de la sociologie comme scienceAvec Durkheim apparaît dans la tradition française une nouvelle figure du sociologue : celle du normalien, philosophe, chef d’école, soucieux d’une unité interne et raisonnée entre les idées et les faits. Les spéculations d’une pensée purement déductives sont autant rejetées que les fascinations d’un empirisme puérile. L’incessante exigence d’une construction rigoureuse de l’objet et d’une soumission des théories à l’impératif de la preuve parcourt toute l’œuvre et constitue la base d’un engagement

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militant de type nouveau consacré à la constitution de la sociologie comme science. (…) Dans tous (les) domaines, il a multiplié les études concrètes et les analyses. L’essentiel, cependant, du point de vue de la construction de la sociologie, réside dans deux points : d’une part, dans le projet obstinément et systématiquement conduit d’inscription de la sociologie au sein du rationalisme expérimental ; d’autre part dans l’activité opiniâtre de rassemblement et de structuration d’un milieu de recherche et de réflexion autour de ce projet.

Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, Quadrige, PUF, 2013

Document : Les règles de la méthode sociologiqueLes Règles de la Méthode Sociologique (1895) réalisent un travail de fondation épistémologique, consistant à étendre au champ des phénomènes sociaux, la loi de la causalité à l’œuvre dans les autres domaines du réel. Cette extension est-elle légitime ? Les phénomènes sociaux peuvent-ils s’y soumettre ? selon quelles modalités ? En répondant à ces diverses question Durkheim met en place (…) un programme de recherche, c’est-à-dire un ensemble cohérent et ouvert de postulats et de procédures. Le texte des Règles établit en premier lieu la spécificité et l’autonomie du social comme domaine de connaissance : les phénomènes sociaux ne se réduisent pas à des idées, des représentations, des sentiments. Ils sont extérieurs aux individus, et s’imposent à eux, même lorsqu’ils semblent être aussi intimes que le sentiment du respect ou de la piété. De tels phénomènes, bien loin de nous être immédiatement connus, sont en réalité opaques. La familiarité qu’ils présentent à nos yeux est source de prénotions, d’idées fausse. Aussi, « la première règle et la plus fondamentale, est de considérer les faits sociaux comme des choses ». Souvent mal comprise, cette règle, considérée comme l’acte de naissance de l’objectivisme en sociologie, ne postule aucune nature particulière des faits sociaux. Elle se contente de définir une approche, une posture de recherche. Le sociologue doit être face aux phénomènes sociaux comme le physicien face à ceux de la nature :

« Il nous faut considérer les phénomènes sociaux en eux-mêmes, détachés des sujets conscients qui se les représentent ; il faut les étudier du dehors comme des choses extérieures ».

Ainsi construit en dehors de toute spéculation, l’objet du sociologue doit être soumis aux mêmes normes que celui des autres sciences : au primat de l’analyse causale sur l’analyse fonctionnelle et à la construction expérimentale des lois ; comme la sociologie ne peut pas procéder par expérimentation directe – les faits sociaux ne sont pas reproductibles en laboratoire – elle doit procéder par « expérimentation indirecte », c’est-à-dire par comparaison. Sur quoi doivent porter les comparaisons ? sur les variations réciproques (ndlr concomitantes) des divers facteurs étudiés : si un phénomène B (par exemple l’accroissement du taux de suicide) varie comme un phénomène A (par exemple le poids des protestants dans la population globale), c’est qu’entre A et B existe un rapport de causalité, direct ou indirect, qu’il appartient au sociologue de mettre à jour. La voie est ainsi tracée à l’élaboration de véritables lois sociologiques : « la concomitance constante est donc, par elle-même une loi, quel que soit l’état des phénomènes restés en dehors de la comparaison.

Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, Quadrige, PUF, 2013

Document : les règles de la méthode sociologiquePour respecter les canons de la scientificité, il faut d’abord « traiter les faits sociaux comme des choses ». (…) Durkheim veut dire que, tout comme le physicien ou le biologiste observent « de l’extérieur » leurs objets d’étude, le sociologue doit savoir se mettre à distance des faits sociaux qu’il analyse. Cette posture est d’autant plus difficile à adopter que nous vivons dans le monde social que nous étudions. Nous croyons le connaître et pouvoir deviner ses ressorts cachés. Il faut en fait se défier de ces impressions et « écarter systématiquement les prénotions ». Autrement dit, il s’agit de se défaire de nos préjugés, de nous affranchir des fausses évidences que nous procure notre expérience sensible, il faut, en bref, refuser de considérer le social comme transparent et immédiatement intelligible. De même que le physicien doit substituer à l’impression de chaleur une mesure exacte grâce au thermomètre, le sociologue doit s’armer pour appréhender l’objet de ses recherches et être aussi objectif que possible. Afin de construire son objet d’étude, il faut, seconde règle, isoler et définir finement la catégorie des faits que l’on se propose d’étudier. A la façon de la biologie médicale, Durkheim distingue alors «  le normal » et « le pathologique ». Le normal correspond à la moyenne. (…) En vertu d’une telle définition, et aussi choquant que cela puisse paraître, le crime est un fait social normal. (…)

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Il faut enfin, autre précepte méthodologique d’importance, expliquer les faits sociaux par des faits sociaux antérieurs. Pour ce faire, le sociologue doit privilégier la méthode des variations concomitantes (comparaison des variations respectives des variables étudiées).

Source : Michel Lallement « Histoire des idées sociologiques. Des origines à Weber », A.Colin, 4ième édition, 2012, p.145-146

2.1.2 De la division du travail social (1893) : chercher le principe générateur des sociétés modernes

Document : à l’origine de la société moderne, la division du travail socialDans De la division du travail social (1893), la thèse massive soutenue par Durkheim est que la division du travail a d’abord pour fonction de produire de la solidarité sociale. Cette assertion n’est pas neutre dans le contexte intellectuel où évolue Durkheim. En effet, prendre une telle position, c’est s’opposer aux thèses qui analysent la division du travail comme facteur de désordre. Mais c’est prendre le contre-pied également des thèses qui réduisent la division du travail à une source de progrès économique (les économistes classiques) ou encore celles qui analysent cette division comme un simple moyen pour les hommes de vivre sans contraintes en société, le lien social se réduisant dans cette perspective à l’échange économique (Spencer). Pour Durkheim, le progrès de l’industrie (…) et les services économiques que peut rendre la division du travail sont peu de choses à côté de l’effet moral que produit cette dernière. La division du travail engendre une intégration du corps social, elle permet de répondre aux besoins d’ordre et d’harmonie. Elle est, de ce fait, un facteur premier de cohésion et de solidarité. Pour mener sa démonstration en toute rigueur, Durkheim prend le droit comme indicateur de l’évolution des sociétés. Aux yeux de Durkheim, le droit est en effet un phénomène extérieur et objectivé qui présente l’avantage de reproduire fidèlement les diverses formes de solidarité sociale. (…) Pour Durkheim, il existe une sorte de loi de gravitation du monde social qui conduit la solidarité mécanique à se raréfier au profit d’une solidarité organique toujours croissante. Comment rendre compte dans ce cadre de l’essor de la division du travail ? Certainement pas, affirme Durkheim, aux moyens des explications fournies par les économistes classiques. Ces derniers croient que la recherche de bonheur passe par l’obtention de davantage de richesses, la richesse étant atteinte avec d’autant plus de facilité que la division du travail est effective. (…) Pour Durkheim, c’est l’augmentation du volume et de la densité matérielle et morale des sociétés qui sont déterminants. L’accroissement démographique, la coexistence d’individus toujours plus nombreux sur une même surface géographique et la multiplication des communications sociales ont en effet pour conséquence de susciter une lutte pour la vie. (…) Pour survivre, les hommes doivent créer une nouvelle forme de solidarité en démultipliant les rôles et en divisant le travail. Durkheim est conscient de l’existence de formes de division du travail qui ne produisent pas de solidarité sociale. Tel est le cas en situation d’anomie. (…) La rupture anomique se fait jours dès que l’on brise la conscience commune des individus (…). Dans tous les cas, (…) pour remédier aux troubles du corps social, c’est bien une articulation entre individualisme et solidarité qu’il s’agira d’inventer.

Source : Michel Lallement « Histoire des idées sociologique. Des origines à Weber », A.Colin, 4ième édition, 2012, p.86-89

Document : solidarité mécanique et solidarité organiqueLa solidarité mécanique est dominée par la primauté de la conscience collective définie comme « l’ensemble des croyances et de sentiments communs à la moyenne des membres d’une même société » . Dans les sociétés à solidarité mécanique, les individus ont des pratiques similaires et partagent les mêmes valeurs, croyances et sentiments. Dans ce type de société, la conscience collective est maximale et la conscience individuelle réduite à presque rien. La solidarité est maintenue par la sanction pénale qui exprime la réaction de la collectivité contre quiconque offense les sentiments collectifs. L’individu est donc soumis à une forte pression du groupe et ne peut développer une personnalité propre. La solidarité organique repose sur la division du travail qui rend les hommes économiquement dépendants les uns des autres. La conscience collective devient plus indéterminée et laisse plus de place aux variations individuelles. [...] Cependant, si la conscience collective s’altère, les individus restent soumis à des systèmes de normes et valeurs communes dans chacun des groupes particuliers auxquels ils appartiennent. Simplement, ces règles n’ont pas la même force et n’exercent pas la même contrainte que celles nées de la conscience collective.

Source : H Mendras, J Etienne (dir.), Les grands auteurs de la sociologie, Hatier, coll. Initial, 1996.

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Document : la solidarité organiqueD’une part, chacun dépend d’autant plus étroitement de la société que le travail est plus divisé, et, d’autre part, l’activité de chacun est d’autant plus personnelle qu’elle est plus spécialisée. Sans doute, si circonscrite qu’elle soit, elle n’est jamais complètement originale ; même dans l’exercice de notre profession, nous nous conformons à des usages, à des pratiques qui nous sont communes avec toute notre corporation. Mais, même dans ce cas, le joug que nous subissons est autrement moins lourd que quand la société tout entière pèse sur nous, et il laisse bien plus de place au libre jeu de notre initiative. Ici donc, l’individualité du tout s’accroît en même temps que celle des parties ; la société devient plus capable de se mouvoir avec ensemble, en même temps que chacun de ses éléments a plus de mouvements propres. Cette solidarité ressemble à celle que l’on observe chez les animaux supérieurs. Chaque organe, en effet, y a sa physionomie spéciale, son autonomie, et pourtant l’unité de l’organisme est d’autant plus grande que cette individuation des parties est plus marquée. En raison de cette analogie, nous proposons d’appeler organique la solidarité qui est due à la division du travail.

Source : E Durkheim, De la division du travail social, PUF 1991 (1893).

Document : Quand la division du travail ne produit pas de solidaritéSi la division du travail ne produit pas la solidarité, il y a un état d’anomie. Les relations entre les différents organes de la société doivent être réglementées. Il faut que chacun soit constamment averti du besoin qu’il a des autres afin que soit conservé un vif sentiment de mutuelle dépendance. Or la division du travail pousse à une « individuation » croissante, elle tend à alléger, sans être capable de les remplacer, les règles juridiques et morales qui encadraient l’ancien système. Il s’agit du principal problème de la modernité. (…) Dans les sociétés à forte division du travail, le lien social n’est plus mécanique, il ne découle plus de la proximité naturelle des individus propres aux sociétés peu divisées, c’est donc à la société de le produire.

« Nous pouvons donc dire d’une manière générale que la caractéristique des règles morales est qu’elles énoncent les conditions fondamentales de la solidarité sociale. Le droit et la morale, c’est l’ensemble des

liens qui nous attache les uns aux autres et à la société, qui font de la masse des individus un agrégat et un tout cohérent. Est moral, peut-on dire, ce qui est source de solidarité, tout ce qui forme l’homme à compter avec autrui, à régler ses mouvements sur autre chose que les impulsions de son égoïsme, et la moralité est

d’autant plus solide que ses liens sont plus nombreux et forts » (…)

« Ce qu’il faut, c’est faire cesser cette anomie (…) Nous ne souffrons pas parce que nous ne savons plus sur quelle notion théorique appuyer la morale que nous pratiquions jusqu’ici ; mais parce que, dans certaines de ces parties, cette morale est irrémédiablement ébranlée, et que celle qui nous est nécessaire n’est qu’en train

de se former. (…) Notre anxiété ne vient pas de ce que la critique des savants a ruiné l’explication traditionnelle qu’on nous donnait de nos devoirs et, par conséquence, ce n’est pas un nouveau système

philosophique qui pourra jamais le dissiper ; mais, c’est que, certains de ces devoirs n’étant plus fondés dans la réalité des choses, il en résulte un relâchement qui ne pourra prendre fin qu’à mesure qu’une nouvelle discipline s’établira et se consolidera. En un mot notre premier devoir actuellement est de nous faire une

morale. (E. Durkheim, De la division du travail social, 1893)Combattre la tendance à l’anomie qui résulte de cette « individuation » exagérée, c’est le projet

politique de Durkheim. Il préconise ce que l’on pourrait appeler des « arrangements institutionnels » - c’est-à-dire des actions volontaires de la société sur elle-même – selon trois axes principaux : 1) un système de valeur rigoureux : une morale laïque et républicaine remplaçant l’ancienne morale religieuse ; 2) une socialisation renforcée (éducation scolaire) car les instances traditionnelles se révèlent soit insuffisantes (familles), soit inadaptées (église) ; et 3) des structures professionnelles fortement intégratrices (les corporations) pour encadrer les individus.

Jean-Pierre Delas, Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, collection U, Armand Colin, 2005 (2ème

édition)

Synthèse : Solidarité mécanique/solidarité organique

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SOLIDARITE MECANIQUE SOLIDARITE ORGANIQUEQuels sont les types de groupes sociaux concernés ?

GROUPES REDUITSCommunautés de taille réduite fondées sur

l’ordre social traditionnelExemples : clan, famille, village...

GROUPES LARGESGrandes société modernes fondées sur la

division du travailExemples: société française actuelle

A quoi les individus sont-ils surtout attachés ?

ATTACHEMENT A LA COUTUMELiens du sang, lien du sol, sentiment de

sacréExemples: mêmes comportements,

croyances...

ATTACHEMENT A LA LIBERTE INDIVIDUELLE ET A L’UTILITE

Je suis libre mais j’ai besoin des autresExemple : polythéisme des valeurs, des

croyances

Quel est le poids de la conscience individuelle et de la conscience collective ?

COMMUNAUTARISMEL’individu n’est qu’un agent du groupe

auquel il appartient. La conscience collective l’emporte sur la conscience

individuelle, il y a un “attachement général et indéterminé de l’individu au groupe”.

INDIVIDUALISMELa conscience collective se relâche au

profit d’une conscience individuelle plus autonome. L’individu se différencie de la

communauté : il est l’acteur de ses propres actions et relations. Il se crée ses propres

réseaux sociaux.

Comment s’acquiert la cohésion sociale ?

La solidarité est automatique dés la naissance PAR RESSEMBLANCE

Puisque chaque individu se conforme très tôt aux normes et valeurs dominantes, la

solidarité est acquise d’emblée : poids de la tradition.

La solidarité s’acquiert PAR LA DIVISION DU TRAVAIL

Dans la divisions sociale du travail se créent des complémentarités entre des

individus : des individus spécialisés vont forcément échanger avec d’autres

individus spécialisés d’où des interdépendances multiples.

Comment est préservée la cohésion sociale par le droit ?

PAR LE DROIT REPRESSIF(exemple   : droit pénal)

Dans une société à solidarité mécanique, la contrainte sociale est très forte et

l’attachement à la tradition très ancrée. La déviance est par conséquent peu tolérée.

Tout manquement à la norme s’accompagne d’une réaction passionnée et

donc de sanctions violentes. La peine infligée est le moyen par lequel les

membres du groupe se vengent de l’outrage fait à la morale ou à la conscience

collectiveExemple : ne pas porter atteinte à un lieu

sacré

PAR LE DROIT RESTITUTIF(exemple   : droit commercial)

Dans une société à solidarité organique, l’individualisme est la norme. Les

individus agissent plus librement, ce qui peut donner lieu à des problèmes. (la

liberté des uns s’arrêtent là où commence celle des autres)

La peine infligée vise à donner réparation (financière principalement) et donne donc

lieu à une réaction raisonnée. L’objectif est de remettre en état ce qui a pu être dérangé pour que le corps social poursuive son bon

fonctionnement.

Conclusion La solidarité mécanique est une forme d’interdépendance (propre aux communautés traditionnelles), mettant en jeu des individus fortement influencés par la conscience collective et aux tâches faiblement différenciées.

La solidarité organique est une forme d’interdépendance (propre aux sociétés modernes), mettant en jeu des individus faiblement influencés par la conscience collective, et aux tâches fortement différenciées.

2.1.3 Le Suicide (1897) : un fait social (extérieur aux individus qui s’impose à eux)ECE 1 Camille Vernet Nicolas Danglade 2017-2018

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Document : la méthode sociologique, l’exemple du Suicide (1897)A quoi cela sert-il d’étudier des faits sociaux ? L’idée de Durkheim est qu’il est possible d’expliquer un fait social à partir d’un autre fait social. Il est donc possible d’établir une causalité entre les deux faits sociaux. Par exemple, établir une relation entre le fait social « suicide » et le fait social « intégration sociale ».Commence alors un travail de méthode : comment faire apparaître cette causalité ? La réponse de Durkheim repose, d’une part, sur la fabrication d’une théorie explicative, et d’autre part, sur l’utilisation de données statistiques pour réaliser la validation empirique de cette théorie (ce qu’il appelle les « variations concomitantes »). La méthode de Durkheim est donc une méthode hypothético-déductive. Dans le cas de l’étude du Suicide (1897), Durkheim établit une relation hypothétique entre l’intégration de l’individu et le suicide. Lorsque l’intégration (et le contrôle social) sont trop faibles ou trop forts, le risque de suicide varie (et donc le taux de suicide varie). Durkheim distingue ainsi un suicide anomique et un suicide égoïste provenant d’une intégration et d’un contrôle social trop faible  (par ex : les suicides des entrepreneurs en période de hausse du chômage), et un suicide altruiste et un suicide fataliste provenant d’une intégration et d’un contrôle social cette fois-ci trop fort (ex : le suicide des kamikazes). Il utilise alors des éléments statistiques pour corroborer son travail théorique : il associe certaines variables (âge, genre, lieux par exemples) avec des niveaux d’intégration et valide son modèle théorique. Il découle alors de son travail empirique une analyse dans le temps du suicide : il existe un taux de suicide « normal » (le taux de suicide est relativement stable dans le temps) qui se met à varier lorsque les conditions de l’intégration des individus changent, par exemple, lorsque le chômage augmente, le niveau d’intégration baisse, le taux de suicide augmente.Pour Durkheim, il ne faut pas se pencher sur les caractéristiques « individuelles » du suicide : on n’apprend rien sur la société en se penchant sur les motifs individuels du suicide (on se doute bien que les individus qui se suicident ont toujours des raisons personnelles de le faire – en ce sens il n’y a pas de différence entre un « suicidé » en 2007 lorsque le chômage est à 8% et un « suicidé » de 2013 lorsque le chômage est à 12%). Par contre, on apprend sur la société à considérer le suicide comme un fait social, et on peut expliquer pourquoi le taux de suicide varie lorsque les conditions d’intégration varient.

Document : Le Suicide (1897)L’apport de Durkheim, malgré l’hostilité généralisée qui accompagna la sortie des Règles, n’aurait déjà pas été mince, s’il s’était contenté de ce travail de clarification et d’épuration épistémologiques. Mais avec Le Suicide, il a donné, de façon presque simultanée, une éclatante démonstration de la porté et de la fiabilité du rationalisme expérimental appliqué à la sociologie. Il y avait, dans le choix du thème, une provocation évidente : le suicide n’est-il pas l’acte le plus intime, le moins social qui soit, celui où l’individu se retrouve seul, face à sa conscience  ? Un tel acte pouvait facilement être le cheval de bataille de tous ceux qui, à l’époque, récusaient la possibilité d’une sociologie scientifique au nom de l’individu, et pourfendaient, à la suite de Gabriel Tarde, le programme durkheimien. Mais il devenait par là-même l’objet rêvé d’une mise à l’épreuve du postulat de la réductibilité des phénomènes sociaux au principe de causalité. Le Suicide est l’un des textes paradigmatiques de la sociologie moderne. (…) Il constitue la mise en œuvre première et exemplaire d’un mode d’intelligibilité déterminé : celui de l’analyse causale. Nous retiendrons deux points afin de faire ressentir la nouveauté de la démarche durkheimienne :

- Durkheim inaugure son texte par deux développements. Le premier consiste à passer du sens flou assigné au mot suicide à une définition rigoureuse ; le second, à mettre en évidence la pertinence d’une approche sociologique au moyen d’une étude détaillée des tables de suicide fournies par les statistiques officielles. Il apparaît que le nombre absolu des suicides est remarquablement constant pour une société donnée ; qu’il varie par sauts, à l’occasion de crises sociales. Si, allant plus loin, on établit des taux de suicide, on constate que ceux-ci, constants au sein d’une même société, peuvent varier du simple au triple d’une société à l’autre ! Transformé en une quantité déterminée le suicide manifeste donc des propriétés particulières, irréductibles à une simple somme de comportements aléatoires : les données statistiques ne sont plus ici des illustrations au service d’une thèse, mais le matériau travaillé où s’élaborent simultanément les hypothèses et leurs vérification.

- Les diverses variations des taux de suicide – selon le pays, selon la région, selon la saison, selon le sexe, selon la confession religieuse, etc. – autorisent la construction d’explications particulières et

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l’élaboration, à partir de celles-ci d’une théorie. A chaque fois, la variation constatée doit être interrogée afin que soit mise en évidence la relation de causalité qu’elle implique. Les protestants se suicident davantage que les catholiques. Est-ce parce que leur doctrine est en ce point plus permissive ? Non. Ils ont également un niveau d’instruction supérieur aux catholiques, serait-ce là la cause ? Non, il faut remonter à ce qui, structurellement, distingue le protestantisme du catholicisme : dans un cas les croyances traditionnelles et la cohésion sont fortes, dans l’autre, l’encouragement au libre examen et l’individualisme émoussent cette cohésion. La cause du facteur B (taux de suicide plus élevé) peut être recherchée dans le facteur A (niveau d’intégration plus faible). On établit ainsi une relation qui, comparée à d’autres du même type, est susceptible de produire une explication générale : une étude détaillée des statistiques révèle que les hommes mariés se suicident beaucoup moins que les célibataires et les veufs ; dans les sociétés politiques, les périodes de crise sont liées à une chute du taux de suicide, comme si l’effervescence et la mobilisation qu’elles suscitent protégeaient de la mort volontaire. Dans chacun de ces cas, le suicide varie en raison inverse du degré d’intégration des groupes sociaux dont fait partie l’individu. On a donc affaire à une variété spécifique de suicide, que Durkheim appellera suicide égoïste, pour le distinguer des deux autres formes que la même méthode mettra en évidence  : le suicide altruiste et le suicide anomique.

Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, Quadrige, PUF, 2013

2.1.4 Le rôle du sociologue

Document : « Il ne faut pas que dans le conférencier d’aujourd’hui, on soupçonne le candidat de demain »

La mission fondamentale que Durkheim assigne à la sociologie est de donner à la société une plus grande conscience d’elle-même et de son unité, renforcer et rendre plus visibles les liens qui rattachent les individus entre eux afin de parer à l’égoïsme qui les guette. Autrement dit, il s’agit de prévenir le risque de désagrégation et d’anomie que la société, comprise comme un tout, encourt. Durkheim : « C’est la sociologie qui fera comprendre à l’individu ce que c’est que la société, comme elle le complète et combien il est peu de chose réduit à ses seules forces. Elle lui apprendra qu’il n’est pas un empire au sein d’un autre empire, mais l’organe d’un autre organisme ». Si le volontarisme de Durkheim trouve sa source dans son ambition de faire reconnaître la sociologie comme une science positive autonome, il a également pour origine le sens de l’engagement au service de la société qui correspond à l’esprit des républicains de la fin du 19ième siècle. Durkheim fonde la sociologie dans ce contexte politique très particulier qu’est la IIIième république. (…) Durkheim n’a pas cherché à dissimuler cet engagement. Durkheim : « Mais de ce que nous nous proposons avant tout d’étudier la réalité, il ne s’ensuit pas que nous renoncions à l’améliorer  : nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif. Si nous séparons avec soin les problèmes théoriques des problèmes pratiques, ce n’est pas pour négliger ces derniers : c’est, au contraire, pour nous mettre en état de mieux les résoudre.  » Quelques années après, il définira de manière encore plus explicite la mission éducatrice du sociologue : « Nous devons être avant tout des conseilleurs, des éducateurs. Nous sommes faits pour aider nos contemporains à se reconnaître dans leurs idées et dans leurs sentiments beaucoup plutôt que pour les gouverner. (…) Il ne faut pas que dans le conférencier d’aujourd’hui, on soupçonne le candidat de demain. »

Source : Serge Paugam, La Pratique de la sociologie, Puf, 2007

Document : l’influence de DurkheimDurkheim donne naissance à l’école de sociologie française. Il permet le développement de la sociologie dans les universités, crée une revue universitaire (L’Année sociologique) et forme des étudiants (Mauss, Halbwachs, Simiand, Bouglé). Mais l’école Durkheimienne décline après sa mort. Pourtant son influence en sociologie est très importante :

- Il adopte une méthode scientifique hypothético-déductive qui s’appuie sur l’élaboration de relations hypothétiques entre variables (les faits sociaux) et la validation empirique (méthode expérimentale) ; cette méthode scientifique est celle qui caractérise toutes les sciences (on l’a déjà vu en science économique) ; la sociologie n’a donc pas une méthode qui lui serait propre et la distinguerait des autres (c’est une science « comme les autres ») ;

- Il distingue le savoir du sociologue du savoir ordinaire : la sociologie consiste à s’éloigner des savoirs spontanés (les prénotions) ; la science est en rupture avec la connaissance ordinaire, le sens

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commun. Pour M.Berthelot (historien des sciences sociales), Durkheim introduit une véritable « rupture épistémique », c’est-à-dire une rupture dans la manière de constituer un savoir sur la société ;

- Il s’appuie sur une démarche holiste et des enquêtes quantitatives.

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2.2 Max Weber : comprendre pour expliquer les phénomènes sociaux

Document Auteur classique de la tradition sociologique, Weber peut être considéré à l’égal de Durkheim comme le fondateur d’un courant fécond et toujours vivace. (…) L’originalité majeure de Weber réside dans un parti pris résolument antitéléologique. Selon Weber, l’histoire est indéterminée. Pour décrypter le monde social, il importe de comprendre aussi l’action des hommes du point de vue du sens et des valeurs et non simplement à partir de seules causes et contraintes extérieures.

Source : Michel Lallement « Histoire des idées sociologiques. Des origines à Weber », A.Colin, 4ième édition, 2012, p.189

2.2.1 La sociologie : comprendre pour expliquer

Document  : la méthode compréhensive « Comprendre par interprétation l’activité sociale », telle doit être la première démarche sociologique. Cette logique du comprendre, Weber, n’en est pas à proprement parler le père. Elle a été formulée par un philosophe allemande W.Dilthey. (…) Dilthey opère une distinction entre les méthodes des sciences de la nature de celles des sciences de l’esprit. Le propre des sciences de l’homme par rapport aux sciences de la nature est d’être confrontées à des êtres de conscience qui agissent en fonction de valeurs, de croyances, de représentations, de calculs rationnels et qui ne se bornent pas à réagir aux stimulations de l’environnement. Au regard des sciences de la nature et loin de toute tentation positiviste, les sciences humaines doivent, conclut Dilthey, adopter une démarche spécifique : la méthode compréhensive. Cette dernière vise à reconstruire le sens que les individus assignent à leurs actions. Aussi, note Weber, lorsque le sociologue emprunte la méthode compréhensive, il ne considère pas les phénomènes sociaux comme la simple expression de causes extérieures qui s’imposent aux hommes. Contrairement à Durkheim, Weber ne substantialise pas la société pour l’ériger en une réalité supérieure. L’action sociale est le produit des décisions prises par des individus qui donnent eux-mêmes un sens à leur action.

Source : Michel Lallement « Histoire des idées sociologiques. Des origines à Weber », A.Colin, 4ième édition, 2012, p.185-186

Document : Weber et la querelle des méthodesDans la controverse qui oppose, chez les économistes, partisans de l’école historique et théoriciens de l’école marginaliste, Weber renvoie dos à dos les deux argumentaires. Aux premiers, il oppose une fin de non-recevoir à toute tentation eschatologique (celle qui vise à penser que l’histoire a un sens qui est à découvrir), fut-elle nourrie de multiples travaux empiriques. Aux seconds, Weber fait grâce de l’intérêt d’une formalisation abstraite qui peut aider le savant à mieux comprendre le monde. Mais il reproche aux économistes marginalistes de succomber, eux aussi, à l’illusion métaphysique qui consiste à tirer toute la richesse du réel de l’aridité des concepts. Dans ce débat toujours actuel, Weber refuse de trancher sur le bien fondé d’une méthode scientifique contre une autre. Le monde social n’est pas soumis aux lois du déterminisme et, de surcroît, il est complexe. Il est impossible par conséquent de l’embrasser entièrement. C’est pourquoi, s’il reconnaît volontiers l’importance de la formalisation, Weber lui adjoint la nécessité du travail de terrain. Sans pratique, une pure réflexion théorique et épistémologique deviendrait vite stérile. Source : Michel Lallement « Histoire des idées sociologiques. Des origines à Weber », A.Colin, 4ième édition,

2012, p.184

Document : l’analyse causaleDans la sociologie wébérienne, le complément logique et nécessaire à la démarche compréhensive est l’analyse causale. Restituer le sens immanent à une action ne saurait suffire. (…) Il importe de mettre à jour des enchaînements entre les phénomènes. (…) A suivre ces enchaînements, l’on s’aperçoit vite qu’aucun individu n’est maître des conséquences provoquées par ses actions. (…) Si les activités sociales sont chargées de sens pour les individus, le déploiement de celles-ci ne se fait pas sans heurts ni contradictions.

Source : Michel Lallement « Histoire des idées sociologiques. Des origines à Weber », A.Colin, 4ième édition, 2012, p.185-186

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Document : définir l’activité sociale« Nous appelons sociologie (au sens où nous entendons ici ce terme utilisé avec beaucoup d’équivoques) une science qui se propose de comprendre par l’interprétation l’activité sociale et par là d’expliquer causalement son déroulement et ses effets. Nous entendons par ‘activité’, un comportement humain (peu importe qu’il s’agisse d’un acte extérieur ou intime, d’une omission ou d’une tolérance) quand et pour autant que l’agent ou les agents lui communiquent un sens subjectif. Et par ‘activité sociale’, l’activité qui, d’après son sens visé par l’agent ou les agents, se rapporte au comportement par rapport auquel s’oriente son déroulement.  » (Max Weber, Economie et société, 1920)C’est par cette définition que Weber attaque le chapitre consacré aux « concepts fondamentaux de la sociologie’ qui ouvre sa principale œuvre sociologique. Ces quelques lignes ont autant d’importance, par ce qu’elles résument et par ce qu’elles impliquent, pour la construction de la sociologie, que la fameuse Règle de Durkheim rappelée plus haut. Elles définissent à la fois un objet et une méthode : le premier est l’activité sociale, la seconde la compréhension. Là où Durkheim aurait parlé de ‘faits sociaux’, Weber parle d’‘activité sociale’. Qu’implique cette différence ? la mise en œuvre d’un point de vue et d’un mode d’approche radicalement différents. Weber sélectionne comme seul objet de la sociologie, les comportements à la fois doués de sens et orientés vers autrui. Cette définition restrictive exclut certains comportements qui, apparemment sembleraient relever de la sociologie : la contemplation, la prière solitaire, le choc de deux cyclistes, l’ouverture simultanée des parapluies dans une foule lorsque la pluie commence à tomber… Ces divers exemples pris un peu plus loin par Weber manifestent l’absence de l’un ou de l’autre critère. Surtout, ils permettent de préciser le sens de la construction d’objet résultant de leur mise en œuvre :« La collision entre deux cyclistes, par exemple, est un simple événement, au même titre qu’un phénomène de la nature. Serait une activité sociale la tentative d’éviter l’autre et les injures, la bagarre ou l’arrangement à l’amiable qui suivrait la collision. »La simple collision est un phénomène physique. Qu’elle mette en jeu des objets naturels ou des produits de l’industrie humaine ne change en rien la nature de l’événement. Il suffit d’appliquer les lois de la mécanique pour en rendre compte : en procédant ainsi, on explique causalement le fait. A l’inverse, injures, bagarre, arrangement à l’amiable sont des comportements dotés d’un sens pour les acteurs de la situation. Ils ne sont pas déductibles de lois générales, ils ne se réduisent pas à des rapports de cause à effet, mais expriment une intentionnalité consciente : pour en rendre compte, il faut les comprendre. Dans la mesure où l’activité humaine n’est pas réductible à des rapports de cause à effet, mais manifeste l’intentionnalité des acteurs, le sens qu’ils donnent à leurs actions, elle requiert une autre méthode que celle en œuvre dans les sciences de la nature, précisément celle de la compréhension par interprétation. Ainsi construction de l’objet et détermination de la méthode sont liées de façon interne.

Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, Quadrige, PUF, 2013

Document : l’étape de compréhension et l’idéal-typeIl y a deux temps dans le travail sociologique : un temps de la compréhension qui porte sur les motifs des actions individuelles, et un temps de l’explication qui porte sur le lien entre ces actions et le résultat final dont on cherche à rendre compte.Le temps de la compréhension consiste à « classer » les actions individuelles dans différentes rubriques. M.Weber donne le nom d’idéal-type à ces rubriques. L’idéal type permet de simplifier une réalité qui est trop complexe pour être saisie d’un seul coup. La conséquence de cette construction d’idéal-type : le chercheur construit son objet d’étude. Cet objet n’existe pas en tant que tel, mais résulte du travail de construction du chercheur. On voit là une différence avec Durkheim : pour ce dernier, la société « préexiste » aux individus, mais aussi au chercheur. Ce dernier se penche alors sur des indicateurs qui rendent compte des faits sociaux. Durkheim adopte une lecture « réaliste » des phénomènes sociaux. Le travail du sociologue consiste pour lui à savoir appréhender correctement (ie scientifiquement) ces faits sociaux en s’écartant des prénotions (savoir ordinaire). M.Weber adopte quant à lui un autre point de départ : il considère qu’un objet scientifique existe uniquement à partir du moment où le scientifique le « construit ». L’approche de Weber est qualifiée d’approche « nominaliste ». La « réalité » ne fournit pas spontanément au chercheur ce dont il a besoin ; ce dernier au contraire doit « sélectionner » des éléments importants.

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Par exemple, dans son étude sur le développement du capitalisme (« L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme », 1904), Max Weber définit l’idéal type de l’esprit capitaliste qui consiste notamment dans l’accumulation du capital plutôt que la consommation des profits réalisés (les profits réalisés sont épargnés puis réinvestis dans l’activité de production). C’est le chercheur qui considère que la caractéristique principale de l’esprit capitaliste renvoie à ce comportement d’accumulation. Le premier temps de la « compréhension » doit permettre au sociologue de rendre compte du « sens » de l’action donné par l’individu ; ie de l’intentionnalité de son action. L’action peut prendre plusieurs sens. Weber distingue l’action rationnelle en finalité. Il s’agit d’utiliser au mieux des moyens pour atteindre une fin – c’est le cas de l’esprit capitaliste. Le capitaliste chercher à développer son activité (finalité) et cela passe par l’investissement et donc la mobilisation de l’épargne (moyens). L’action peut être rationnelle en valeur. Il s’agit d’agir de manière cohérente avec des valeurs. L’action peut être affective. Il s’agit d’agir en fonction d’un sentiment. L’action peut être traditionnelle, le motif de l’action consiste à suivre une tradition. Ces quatre idéaux types de l’action individuelle sont en quelque sorte des « caricatures », et une action individuelle menée dans la « réalité » peut très bien renvoyer à plusieurs idéaux-types en même temps. Pour M.Weber, la société moderne est une société dans laquelle se développent les actions rationnelles en finalité. Il parle de processus de rationalisation.

Document : l’idéal typePour analyser les actions sociales, le sociologue peut créer des catégories, des tableaux de pensée qui ne sont pas des représentations exactes du monde mais qui, pour les besoins de la recherche accentuent délibérément certains traits. L’idéal type (ideal bild) ne reflète pas le réel mais facilite l’analyse de ses composantes. Cette image mentale est un moyen d’élaborer des hypothèses, de clarifier le langage. C’est un outil de recherche purement logique, non une fin en soi. Ainsi n’existe-t-il pas de bureaucratie pure mais le concept idéal typique de bureaucratie permet de cerner les tendances propres à cette forme d’organisation. De la même façon, l’homo oeconomicus ou le modèle du marché de concurrence pure et parfaite dont se servent certains économistes pour étudier la régulation marchande ne peuvent être tenus pour des descriptions de l’univers économique réel. Weber insiste bien sur le fait que l’idéal type n’a pas pour seul usage l’analyse du contenu et de l’orientation des formes sociales. Il sert également à déceler des causalités. C’est en effet en comparant la réalité d’un phénomène et la logique de son idéal type que le chercheur pointe et valide la cohérence d’un phénomène, qu’il repère les causes extérieures qui agissent sur ce dernier.

Source : Michel Lallement « Histoire des idées sociologiques. Des origines à Weber », A.Colin, 4ième édition, 2012, p.190

Document : l’idéal-typeLa recherche des causalités (« l’explication ») passe chez Weber par une démarche compréhensive. La compréhension consiste d’abord à retrouver le sens subjectif, immédiat, que les acteurs donnent à leur action. Mais elle est aussi un procédé analytique et théorique d’interprétation du sens subjectif. Comprendre chez Weber, ce n’est pas seulement se mettre à la place de l’acteur, mobiliser de l’empathie, réaliser une saisie immédiate, introspective, du sens subjectif. C’est construire objectivement des modèles d’analyse, des outils conceptuels qui ne s’arrêtent pas à la description du réel mais en permettent l’analyse.

« Plus que tout autre, Weber a souligné que les schèmes signifiants élaborés par la sociologie sont des artefacts théoriques, ‘étrangers à la réalité’, selon sa propre terminologie. (…) Le constructivisme délibéré de la méthodologie wébérienne suffit en vérité à interdire d’entendre la compréhension à laquelle invite sa

sociologie dans le sens d’une démarche introspective ou d’une phénoménologie du vécu. (C. Colliot-Thélène, Max Weber et l’histoire, PUF, 1990)

L’idéal-type est une parfaite illustration de la démarche prônée par Weber. C’est une reconstitution stylisée d’une réalité dont l’observateur a isolé les traits jugés les plus significatifs. Il s’agit donc d’un outil théorique forgé par l’observateur, un modèle d’intelligibilité. L’homo oeconomicus ou la bureaucratie sont des idéaux-types, il s’agit de forme pure dont on ne rencontre jamais aucun exemplaire dans la réalité, mais qui permettent de cerner les tendances propres à une catégorie d’acteur ou d’organisation sociale. « Elle (ndlr : la théorie de l’économie) nous présente en effet, un tableau idéal des évènements qui ont lieu sur le marché des biens, dans le cas d’une société organisée selon le principe de l’échange, de la libre concurrence et d’une activité strictement rationnelle. (…) Cette construction a le caractère d’une utopie que

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l’on obtient en accentuant par la pensée des éléments déterminés de la réalité. (…) Il (ndlr  : l’idéal-type) est donc l’idée de l’organisation moderne en une économie de l’échange (…). (…) on forme le concept d’économie urbaine non pas en établissant une moyenne des principes économiques qui ont existé effectivement dans la totalité des villes examinées, mais justement en construisant un idéal-type en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, que l’on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre, et par endroits pas du tout, qu’on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement pour former un tableau de pensée homogène. On ne trouvera nulle part empiriquement un pareil tableau dans sa pureté conceptuelle : il est une utopie. Le travail historique aura pour tâche de déterminer dans chaque cas particulier combien la réalité se rapproche ou s’écarte de ce tableau idéal (…). Appliqué avec prudence, ce concept rend le service spécifique qu’on en attend au profit de la recherche et de la clarté. (Max Weber, Essai sur la théorie de la science, 1918)

Jean-Pierre Delas, Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, collection U, Armand Colin, 2005 (2ème

édition)Document : l’étape d’explication

Une fois que ce travail de compréhension a été réalisé, le sociologue propose l’explication d’un phénomène, c’est-à-dire qu’il met en relation les comportements individuels (dont il a rendu compte) et le phénomène global. Pour Weber, expliquer un phénomène c’est toujours rendre compte des actions individuelles qui en sont à l’origine ; et rendre compte d’une action, c’est toujours la « comprendre ». Par exemple, pour expliquer le développement du capitalisme à partir du XVII ième siècle, Weber s’appuie sur l’étude des comportements individuels et constate que les protestants ont une éthique religieuse qui les poussent à adopter des pratiques favorisant l’accumulation du capital et donc le capitalisme. Le phénomène global (l’essor du capitalisme) s’explique donc par la compréhension des actions individuelles (éthique protestante et actions rationnelles en valeur). En résumé, la définition de la sociologie selon M.Weber (Economie et société, 1920) est la suivante : « Nous appelons sociologie une science qui se propose de comprendre par interprétation l’activité sociale, et par-là d’en expliquer causalement son déroulement et ses effets. Nous entendons par activité, un comportement humain, quand et pour autant que l’agent ou les agents, lui communiquent un sens subjectif. Et par l’activité sociale, l’activité qui, d’après le sens visé par l’agent ou les agents, se rapporte au comportement d’autrui par rapport auquel s’oriente son déroulement ».

2.2.2 Le principe générateur de la société moderne : la rationalisation des activités

Document  : penser le monde moderneA travers les vastes études comparatives qu’il mène sur l’histoire des religions, le droit, l’organisation économique, les formes de pouvoir …. Weber poursuit une seule et même interrogation : comprendre la nature du monde moderne. (…) Durant les années 1890-1920, le dynamisme économique de l’Allemagne est exceptionnel. L’économie capitaliste s’impose rapidement. Elle emporte avec elle la construction de grands centres industriels ainsi que la mise en place de concentrations ouvrières et urbaines. Le calcul, la gestion et l’organisation rationnelle de la production prennent le pas sur les techniques traditionnelles. Plus généralement, l’économie marchande bouleverse l’ensemble des relations sociales. Industrialisation, essor de l’Etat et laicisation des mentalités, l’Allemagne du tournant du siècle vit en raccourci des mutations que connaissent alors toutes les sociétés de l’occident moderne. C’est un ordre social nouveau, en rupture avec toutes les sociétés traditionnelles que Weber cherche à interpréter. (…) Un des pans majeurs des recherches de Weber porte-t-il sur l’analyse des attitudes religieuses, leurs rapports avec les comportements économiques et leur déclin au profit de « l’esprit rationnel ». (…) Weber montre comment en s’hypertrophiant, le principe de rationalité régit à notre époque les différentes sphères de l’activité sociale en opposition aux logiques qui gouvernent les sociétés traditionnelles. Calcul et choix stratégiques, autonomisation des fonctions, universalisation et formalisation des activités sociales (ie dépersonnalisation des rapports sociaux), tels sont les critères de la rationalisation du monde. La plupart des sphères de l’activité sociales sont concernées par ce processus. L’économie moderne est considérée comme rationnelle en ce qu’elle est commandée par la gestion et l’organisation la plus efficiente. (…) Quelle est la signification exacte de cette rationalisation ? (…) Le principe général est que l’ensemble des activités sociales se dégage de l’emprise de la tradition ou du sacré pour se définir en fonction d’une logique propre de l’efficacité et du calcul. (…) Weber utilise la belle formule de « désenchantement du monde » pour désigner ce processus de rationalisation et pour traduire dans le même temps le

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bannissement des valeurs suprêmes les plus sublimes de la vie publique. (…) Ce mouvement ne laisse (cependant) pas présager pour autant la mort de la religion. Weber constate en fait une autonomisation croissante de la sphère et de l’expérience religieuse en corrélation au développement de l’esprit scientifique moderne. Weber perçoit une autre manifestation du désenchantement du monde dans la façon dont s’organisent les hommes. Il est ainsi un des premiers sociologues à avoir saisi l’importance du phénomène bureaucratique dans les sociétés modernes. Pour lui, l’administration bureaucratique représente le type pur de la domination rationnelle légale

Source : Michel Lallement « Histoire des idées sociologiques. Des origines à Weber », A.Colin, 4ième édition, 2012, p.195-200

Document : La spécificité du monde moderne : la rationalisation des conduitesSelon Weber, le processus historique qui mène à la modernité est une forme de rationalisation des conduites, qu’elles soient d’ordre social, politique, religieux, économique, juridique, artistique… ainsi la rationalité tend à s’imposer, les actions rationnelles en finalité tenant une part toujours croissante. Toutes les institutions (bureaucratie, système politique, droit, entreprise…) et toutes les œuvres (art, science, idéologie) bénéficient de ce mouvement irrésistible qui explique le changement social et économique spectaculaire des derniers siècles. Il conduit à universaliser et dépersonnaliser les rapports sociaux. La science utilise les mathématiques et l’expérimentation. L’économie moderne utilise la gestion et le calcul aux fins de maximiser la production, alors que les sociétés agraires étaient gouvernées par la tradition ; ses méthodes nécessitent « la séparation du ménage et de l’entreprise ». L’art lui-même est touché : ainsi depuis la Renaissance, la musique tend vers des méthodes rationalisantes (harmonie, système de notation, organisation de l’orchestre…). Le droit est gagné par le principe de rationalité quand il déduit des règles à partir de principes de base universels. Les liens de fidélité personnels au fondement du pouvoir féodal cèdent la place à la bureaucratie.

« Le bureaucrate, le bureaucrate spécialisé lui-même, est sans doute un phénomène fort ancien dans maintes sociétés, et des plus différentes. Mais à aucune autre époque, ni dans aucune autre contrée, on

n’aura éprouvé à ce point combien l’existence sociale toute entière, sous ses aspects politiques, éthiques, économiques, dépend inévitablement, totalement d’une organisation de bureaucrates spécialisés et

compétents. Les tâches majeures de la vie quotidienne sont entre les mains de bureaucrates qualifiés sur le plan technique et commercial, et surtout de fonctionnaires de l’Etat qualifiés sur le plan juridique. » (Max

Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1905)

Le processus de rationalisation se traduit principalement par un recul du religieux et du magique dans les rapports entre les individus et leur environnement. Les formes de pensée évoluent : recul du mystique et essor de la raison. Ce processus – à la fois triste et nécessaire (aux deux sens du terme : utile et inéluctable) – est superbement nommé par Weber « désenchantement du monde » car il enlève aux évènements leur part de mystère, marginalise le mythe la magie et la transcendance.

« Essayons d’abord de voir clairement ce que signifie en pratique cette rationalisation intellectualiste que nous devons à la science et à la technique scientifique. Signifierait-elle par hasard que tous ceux qui sont

assis dans cette salle possèdent sur leurs conditions de vie une connaissance supérieure à celle qu’un Indien ou un Hottentot peut avoir des siennes ? Cela est peu probable. Celui d’entre nous qui prend le tramway n’a aucune notion du mécanisme qui permet à la machine de se mettre en marche (…). Nous n’avons d’ailleurs

pas besoin de le savoir. Il nous suffit de pouvoir compter sur le tramway (…) ; mais nous ne savons pas comment on construit une telle machine en état de rouler. Le sauvage au contraire connaît

incomparablement mieux ses outils. Lorsqu’aujourd’hui nous dépensons une somme d’argent, je parierais que chacun ou presque de mes collègues économistes donnerait une réponse différente à la question :

comment se fait-il qu’avec la même somme d’argent on peut acheter une quantité de choses tantôt considérable tantôt minime ? Mais le sauvage sait parfaitement comment s’y prendre pour se procurer sa

nourriture quotidienne et il sait quelles sont les institutions qui l’y aident. L’intellectualisation et la rationalisation croissante ne signifient donc nullement une connaissance générale croissante des conditions

dans lesquelles nous vivons. Elles signifient bien plutôt que nous savons ou que nous croyons qu’à chaque instant nous pourrions, pourvu seulement que nous le voulions, nous prouver qu’il existe en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie ; bref que nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision. Mais cela revient à désenchanter le monde. Il ne s’agit plus pour nous, comme

pour le sauvage qui croit à l’existence de ces puissances, de faire appel à des moyens magiques en vue de

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maîtriser les esprits ou de les implorer mais de recourir à la technique et à la prévision. Telle est la signification essentielle de l’intellectualisation. (Max Weber, Le savant et le politique, 1986) (…)

Nous souffrons d’une perte du sens que conféraient jadis les religions à l’existence humaine et à la destinée du monde : l’homme, de plus en plus rationnel, ne se fait plus d’illusions, il peut comprendre, maîtriser, prévoir.

Jean-Pierre Delas, Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, Collection U, Armand Colin, 2003 (2ème

édition)Document : La distinction puissance et domination

Toutes les relations sociales ne sont pas équilibrées. Certains individus doivent se soumettre et obéir, tandis que les autres peuvent dominer et ordonner. Ces relations d’infériorité et de supériorité peuvent résulter du simple usage de la force physique (…) ou d’une position légitime (…). Cela amène Weber à distinguer puissance et domination :

- Pouvoir ou puissance : « chance de trouver des personnes prêtes à obéir » ou « toute chance de faire triompher au sein d’une relation sociale sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette chance » (M. Weber, Economie et société, 1920)

- Domination ou autorité : « La chance de trouver des personnes déterminables prêtes à un ordre de contenu déterminé ». « Tout véritable rapport de domination comporte un minimum de volonté d’obéir, par conséquent un intérêt, extérieur ou intérieur, à obéir » (op. cit.). La domination est donc un pouvoir légitime, c’est l’obéissance acceptée qui lui confère efficacité et pérennité.

Jean-Pierre Delas, Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, Collection U, Armand Colin, 2003 (2ème

édition)Document : La bureaucratie

La domination légale rationnelle repose sur « la croyance en la légalité des règlements arrêtés et du droit de donner des directives qu’ont ceux qui sont appelés à exercer la domination par ces moyens ». On obéit à un ordre impersonnel, objectif, légalement arrêté.

L’exemple le plus pur de domination légale rationnelle est la direction administrative bureaucratique. La bureaucratie représente le type pur de la domination légale. Weber la considère comme la forme la plus juste et efficace de domination. Sa forme canonique se trouve dans l’appareil d’Etat, mais elle tend à s’étendre aux entreprises, aux partis politiques, aux syndicats.

- les fonctionnaires sont des professionnels, qualifiés, recrutés et rémunérés pour exercer des fonctions qui relèvent de la domination.

- Chaque fonctionnaire occupe un emploi dans une hiérarchie de statuts.- Le pouvoir est fondé sur la compétence et non sur la coutume ou la force- Le fonctionnement bureaucratique est réglementé de façon impersonnelle. Il exclut l’arbitraire, le

clientélisme, ou les décisions non fondées en droit.- Les tâches sont divisées en fonctions spécialisées nettement définies- Le commandement et le contrôle sont assurés par une hiérarchie- Les carrières suivent des règles objectives (ancienneté, qualification…) qui limitent le

favoritisme. Jean-Pierre Delas, Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, Collection U, Armand Colin, 2003 (2ème

édition)Document : les formes de la domination

Dans la réalité, l’activité se rapproche plus ou moins de l’un de ces types d’idéaux ; bien souvent, elle les combine. Plus encore, Weber constate que la vie sociale est faite d’interactions, qu’elle déborde d’oppositions, de conflits et de compromis. Au cœur de relations sociales pétries par les luttes, le sociologue allemand perçoit en fait la domination. (…) C’est pourquoi Weber adjoint à chaque type d’activité (traditionnelle, affective et rationnelle) un type de domination particulier. Weber définit la domination comme « la chance de trouver une personne déterminée à obéir à un ordre de contenu déterminé ». Mais tout pouvoir a besoin d’être justifié. La domination s’accompagne nécessairement d’une forme de légitimité dont la fonction est de normaliser ce qui est. Cette légitimité n’est en fait qu’une croyance sociale, celle qui valide le pouvoir détenu par le(s) dominant(s). le sociologue distingue trois formes de domination et de légitimité typiques : la domination traditionnelle fonde sa légitimité sur le caractère sacré de la tradition ; la domination charismatique est issue d’une personnalité dotée d’une aura exceptionnelle ; la domination légale s’appuie sur le pouvoir d’un droit abstrait et impersonnel. Il

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Page 25: Chap 13 HPS - eshcamillevernet.files.wordpress.com€¦  · Web viewDe manière à résoudre la crise sociale, Comte ne milite pas, contrairement aux contre-révolutionnaires, en

est lié à la fonction et non à la personne. Le pouvoir dans les organisations modernes se justifie ainsi par la compétence, la rationalité des choix et non par des vertus magiques ou un droit ancestral.

Source : Michel Lallement « Histoire des idées sociologiques. Des origines à Weber », A.Colin, 4ième édition, 2012, p.191-192

2.2.3 L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme

Document : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1905)L’œuvre exemplaire de Weber, où s’éprouve la fécondité et la fiabilité de l’approche proposée est

à n’en pas douter L’Ethique protestante et l’Esprit du capitalisme, qui occupe dans la tradition sociologique une place comparable à celle du Suicide. (…)

La détermination de l’esprit du capitalisme aussi bien que celle de l’éthique protestante procèdent, par appui sur certains textes ou documents, de la mise en évidence d’un sens idéal-typique, c’est-à-dire d’un sens reconstruit par le chercheur à partir de la constellation de significations capables d’exprimer au mieux la nature singulière des ces individualités historiques que sont le protestantisme et le capitalisme.

Mais cela ne suffit encore pas : si des homologies entre idéaux-types ont un sens pour le chercheur et suggèrent des relations particulières, toute action de l’un sur l’autre contredit le postulat nominaliste. Or c’est à ce niveau que Weber est le moins explicite. L’essentiel de l’objectif de l’ouvrage étant de construire rigoureusement les deux idéaux-types et de montrer l’antériorité de l’un sur l’autre, il ne développe pas une thèse qu’il se contente d’illustrer par des faits typiques : le passage de l’éthique protestante à l’esprit du capitalisme se réalise par la médiation d’un nouveau comportement économique, d’une nouvelle rationalité de l’action des acteurs. Le protestantisme n’a pas créé l’esprit du capitalisme ; il a donné à des agents économiques, confrontés à des problèmes économiques un support idéologique, leur permettant d’inscrire leur comportement dans une rationalité neuve. L’essence du capitalisme, l’idée du profit comme rentabilisation de chaque élément et de chaque instant, trouve dans l’ascétisme protestant une justification et un aliment. Un nouveau comportement économique apparaît alors, et il suffit qu’il pénètre un secteur économique traditionnel – comme celui du tissage à domicile dont Weber développe l’exemple – pour qu’il le révolutionne sans que la structure de ce dernier ne soit dans un premier temps touchée. Le comportement singulier de personnes singulières, reste bien, en dernière analyse, l’élément explicatif ultime.

Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, Quadrige, PUF, 2013

Document : l’éthique protestante et l’esprit du capitalismeLorsqu’il réalise son étude, Max Weber part d’un constat fort banal à son époque. Le capitalisme moderne prend naissance au XVIième siècle dans les pays occidentaux et principalement dans les pays et milieux de confession protestante. Il vérifie également, en cette fin de XIXième siècle, que dans les régions allemandes où se côtoient catholiques et protestants, ce sont ces derniers qui, en majorité, détiennent les rênes du pouvoir industriel et commercial. (…) Si la capitalisme n’est pas apparu plus tôt c’est que le catholicisme verrouillait cette possibilité. Dans cette religion, le salut passe en effet par la seule fidélité à l’Eglise et non par une intense activité dans le monde terrestre. A l’inverse, remarque Weber, il existe une relation étroite en protestantisme et essor du capitalisme. (…) Pourquoi un tel état de fait ? Parce qu’à la suite de Luther, le protestantisme ascétique et puritain que développe Calvin encourage un comportement particulier. La profession devient un devoir, une vocation, une épreuve de la foi. Tel est le sens du terme Beruf. Ce comportement est marqué par un ensemble de valeurs comme le goût de l’épargne, l’abstinence et le refus du luxe, la discipline du travail et la conscience professionnelle. (…) voilà dont tout un corps de valeurs, de règles et de comportements, bref, un ethos nouveau qui conduit une élite protestante à s’investir, sur le mode de l’impératif moral dans le travail et l’industrie. Cette idée particulière en vertu de laquelle le devoir s’accomplit dans l’exercice d’un métier est caractéristique de l’éthique sociale de la civilisation capitaliste. En un certain sens, elle en est même le fondement. Mais pourquoi le puritain se voulait-il économe ? (…) Dans la logique de la Réforme, et contrairement à la logique catholique, l’individu n’a plus à répondre de ses actes devant une autorité terrestre. Il se retrouve seul face à Dieu. En cela héritière du dogme de la prédestination, la Réforme énonce de surcroît que l’homme a un devenir qui lui préexiste et dont il ne peut, quoiqu’il réalise en ce monde, modifier la trajectoire. (…) Dieu seul connaît les élus (…). Chez le croyant naît alors une interrogation permanente et angoissée, celle de son devenir postmortem. Que faire dans ces conditions ?

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(…) Parce que Dieu n’agit qu’à travers ceux qu’il a élus, la réussite professionnelle a valeur de signe d’élection. Aussi, explique Weber, le travail, le sens de l’épargne … sont-ils survalorisés par les protestants, non pour eux-mêmes, mais comme moyen de confirmer par la réussite sur terre l’existence d’un salut tant espéré. (…) Une fois mis en place ce système socio-économique a ensuite pris son essor indépendamment de l’éthique puritaine. Mieux encore, il est devenu un carcan qui gouverne et oriente une grande partie de nos pratiques quotidienne. Weber résume en une courte formule cette intuition : « le puritain voulait absolument être besogneux et nous sommes forcés de l’être ». Source : Michel Lallement « Histoire des idées sociologiques. Des origines à Weber », A.Colin, 4ième édition,

2012, p.210-213

2.2.4 Le rôle du sociologue

Document  : distinguer le travail du savant et le travail du politiqueWeber n’était pas qu’un savant. Très jeune, il envisageait de faire une carrière politique. Cet intérêt pour la chose publique le conduit à réfléchir sur les rapports entre actions scientifiques et politiques. (…) Il plaide en faveur d’une nette scission entre les deux types d’activité et prend soin pour ce faire de séparer science et opinion. La sociologie n’a pas pour but de réformer la société ou d’engendrer une quelconque théorie révolutionnaire. La « neutralité axiologique » dont doit faire preuve le savant signifie que celui-ci a le devoir de suspendre ses convictions personnelles lorsqu’il porte un regard critique sur les événements. Les croyances (jugements de valeur) ne doivent donc pas entacher les hypothèses de travail qui sont soumises aux faits (jugements de fait). En distinguant ainsi normes et réalités, Weber veut faire explicitement de la sociologie une « science des réalités ». Weber suggère toute l’importance de distinguer « rapport aux valeurs » (toute activité, à commencer par la pratique scientifique, entretient des rapports à des valeurs baigne dans une histoire à laquelle on ne peut échapper) et « jugement de valeur » (appréciation qui introduit de l’irrationalité dans la pratique scientifique).

Source : Michel Lallement « Histoire des idées sociologiques. Des origines à Weber », A.Colin, 4ième édition, 2012, p.184-187

Document : la neutralité axiologiquePour analyser l’engagement sociologique de Weber, il convient de lire en priorité Le savant et le politique (1919). Weber n’a cessé de souligner que la politique ne devait pas être présente dans les salles de cours à l’université et que la posture du savant ne pouvait en aucun cas se confondre avec celle de l’acteur politique. Weber : « on ne peut pas être en même temps homme d’action et homme d’études, sans porter atteinte à la dignité de l’un et de l’autre métier, sans manquer à la vocation de l’un et de l’autre.  » L’action du savant doit être rationnelle par rapport à un but : celui de démontrer la vérité à partir de faits et d’arguments reconnus comme scientifiquement valables. (…) La vocation du savant s’inscrit dans le processus historique de rationalisation. La vérité scientifique à laquelle le sociologue – comme tout homme de science – aspire ne peut être établie qu’à condition de reconnaître à la fois le caractère infini de la connaissance – renvoyant à l’inachèvement de la science – et de viser l’objectivité ou l’objectivation, ce qui implique le refus de jugements de valeur. C’est aussi à cette condition que le sociologie peut observer avec détachement l’homme politique dont la vocation est précisément d’agir en conformité avec des croyances et des valeurs. Cette distinction qu’il établit entre la vocation du savant et la vocation du politique le conduit à affirmer que la science doit s’en tenir à une neutralité axiologique inflexible. Mais Weber (…), comme Durkheim, est convaincu de l’utilité de la sociologie. (…) Il ne revient pas à la science de dire à l’homme de volonté ce qu’il doit faire, mais elle peut l’aider à mieux comprendre le sens de ses choix et de son action. (…) De ce point de vue, le sociologue est pour ainsi dire «  engagé » dans l’action chaque fois qu’il contribue à dévoiler la réalité, à chasse les mythologies, à désenchanter le monde et à donner aux acteurs des clés de compréhension des raisons véritables – souvent cachées ou inexpliquées – de leurs croyances et de leurs actes. (…) Il convient de souligner que Durkheim et Weber ont affirmé avec force le caractère scientifique de la sociologie en insistant, l’un et l’autre, sur les règles élémentaires de la distanciation à l’égard des prénotions et de la neutralité axiologique. Cet engagement pour cette science nouvelle n’a pas éliminé leur volonté de participer à la réflexion politique, d’apporter leur contribution aux débats sociaux, de favoriser une meilleure compréhension des défis essentiels de la société moderne pour mieux les affronter.

Source : Serge Paugam, La Pratique de la sociologie, Puf, 2007

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2.3 George Simmel : le dépassement de l’opposition fait social/action sociale

Document : dépasser l’opposition contrainte / action individuelleOutre son intérêt pour l’épistémologie historique qui le conduit à réfuter toute tentation nomologique à énoncer des lois de l’histoire, une des interrogations centrales de Simmel est la différenciation sociale. Dans un petit article de 1909 demeuré célèbre (Brucke und Tur), il livre une analyse vitaliste du fait social. Pour Simmel, la vie sociale est un mouvement par lequel ne cessent de se remodeler les relations entre individus. Ces relations sont, à l’image du pont qui relie et de la porte qui sépare, empreintes de tendances contradictoires à la cohésion et à la dispersion. Pour analyser ces relations, Simmel avance un concept directeur : celui de l’action réciproque. Par là, il entent tout simplement l’influence que chaque individu exerce sur autrui. Cette action est guidée par un ensemble de motivations diverses (amour, instincts érotiques, intérêts pratiques, foi religieuse, impératifs de survie ou d’agression, plaisir ludique, travail, …) et c’est la totalité sans cesse mouvante et conflictuelle de ces actions qui contribue à unifier l’ensemble des individus en une société globale. L’objet de Simmel n’est ni l’individu, ni la société en tant que tels. Tout son intérêt se focalise sur l’interaction créatrice entre ces deux pôles extrêmes. Contrairement à Durkheim, Simmel privilégie donc non la contrainte, mais le devenir de la société. (…) Simmel n’ignore cependant pas l’existence de structures lourdes qui poussent à la reproduction sociale. Il leur assigne simplement un statut comparable à ces événements microsociaux de la vie quotidienne, ces interactions multiples et fugaces (la sociabilité) qui constituent aussi l’essence des relations humaines. En opposition au contenu d’une action (les motivations qui guident l’agir humain), Simmel nomme formes sociales le produit des actions réciproques. La mode est un exemple type de forme sociale. Expression de l’individualisme moderne sans pour autant cesser de trahir les distinctions de classe, elle révèle l’essence dynamique du social. Si les formes sociales (juridiques, artistiques, coutumières, …) sont le produit de l’homme et des interactions entre les hommes, elles sont aussi, pour nombre d’entre elle, en voie constante d’objectivation. Ce processus d’abstraction leur confère une logique de fonctionnement autonome qui les rend étrangères aux sujets qui les ont engendrées.

Source : Michel Lallement « Histoire des idées sociologique. Des origines à Weber », A.Colin, 4ième édition, 2012, p.122-123

Document : une sociologie des « formes sociales » Simmel définit l’objet de la sociologie : l’étude des actions réciproques (des interactions dira-t-on plus tard) et de leurs incarnations dans des « entités qui se situent et se développent au delà de l’individu », entités que Simmel appelle par ailleurs des « formes sociales ». Les interactions sont la trame des liens sociaux. Elles peuvent être éphémères comme le regard des autres sur mon aspect physique qui est un élément constitutif de mon action ; ou durables, comme les liens interpersonnels des membres d’une organisation (camaraderie, jalousie, clans, alliances, conflits, compétition pour le pouvoir, le prestige out toute forme d’ascendant sur autrui) qui déterminent plus son efficacité que ses règles ou son organigramme officiel.

« La socialisation se fait et se défait constamment, et elle se refait à nouveau parmi les hommes dans un éternel flux et bouillonnement qui lient les individus, même là où elle n’aboutit pas à des formes

d’organisation caractéristiques. Les hommes se regardent les uns les autres, ils se jalousent mutuellement, ils s’écrivent des lettres et déjeunent ensemble, ils éprouvent sympathie et antipathie par-delà tout intérêt tangible. De même la reconnaissance pour un acte altruiste crée des liens indéfectibles ; l’un demande son

chemin à l’autre ; ils s’habillent et se parent les uns pour les autres : ces milliers de relations de personnes à personnes, momentanées ou durables, conscientes ou inconscientes, superficielles ou riches en conséquences, parmi lesquelles nous avons choisi tout à fait arbitrairement les exemples cités, nous lient constamment les uns aux autres. C’est en cela que consistent les actions réciproques entre les éléments qui soutiennent toute la fermeté et l’élasticité, toute la multiplicité et toute l’unicité de la vie en société… » (G. Simmel, Sociologie

et épistémologie, PUF, 1981)Les formes sociales résultent des actions réciproques des individus, de l’interaction entre

individus et société. D’origines individuelles, elles tendent à se détacher des individus qui les ont créées pour ensuite s’imposer à eux. L’analyse sociologique doit comprendre leur origine individuelle tout en expliquant les phénomènes sociaux qu’elles peuvent causer. Les exemples choisis par Simmel sont volontairement très divers comme l’art, la religion, la mode…

Simmel privilégie ainsi une approche individualiste qui consiste à expliquer la société par les interactions et non par la société comme un tout indépendant de ceux qui la composent. Cependant, cet

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interactionnisme est complexe car, nées des individus, les formes sociales acquièrent une autonomie qui les fait apparaître à la fois comme le produit et la cause des actions humaines. Ainsi, la mode est l’expression même de l’individualisme moderne, mais elle véhicule aussi les distinctions de classe. A ce titre, malgré, ou peut-être à cause de, son côté futile, elle révèle selon Simmel mieux que d’autres thèmes l’essence même de la dynamique du social« Imitation d’un modèle donné, la mode satisfait un besoin social, elle mène l’individu dans la voie suivie par tous, elle indique une généralité qui réduit le comportement de chacun à un pur et simple exemple. Cela dit,

elle satisfait tout autant le besoin de distinction, la tendance à la différenciation, à la variété, à la démarcation. Et elle y parvient d’un côté par le changement des contenus qui imprime à la mode

d’aujourd’hui sa marque individuelle par rapport à celle d’hier et de demain, mais de l’autre, encore plus énergiquement, grâce au fait que les modes sont toujours des modes de classe, que celles de la couche

supérieure se distinguent de celles de la couche inférieure et se voient abandonnées pour la première dès que la seconde commence à se les approprier. La mode n’est donc jamais qu’une forme de vie parmi

beaucoup d’autres, qui permet de conjoindre en un même agir unitaire la tendance à l’égalisation sociale et la tendance à la distinction individuelle, à la variation. »

Jean-Pierre Delas, Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, Collection U, Armand Colin, 2003 (2ème

édition)

Document : Norbert Elias (1897-1990) et l’analogie du jeu d’échecOn ne peut dissocier individu et société « le concept d’individu se réfère à des hommes interdépendants, mais au singulier ; et le concept de société à des hommes interdépendants mais au pluriel ».Pour expliquer les situations d’interactions, Elias utilise l’analogie du jeu d’échec : chaque coup réalisé par un joueur (l’individu est autonome) entraîne un contre coup de l’autre joueur (l’individu est contraint par son environnement social). Elias permet donc de comprendre que les individus sont à la fois influencés/contraints par leur environnement (Société) et acteur des relations qu’ils ont avec autrui (Individu). Pour comprendre les phénomènes sociaux, il faut se situe à l’articulation entre Individu et Société (plutôt que chercher à opposer les deux).

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3 Les développements de la sociologie au 20ième siècle

3.1 Dans la continuité du holisme méthodologique : le fonctionnalisme et la culturalisme

Document : le prolongement d’une tradition durkheimienneL’approche par les causes et les structures, que celles-ci soient matérielles et concrètes comme dans le fonctionnalisme ou abstraites et formelles comme dans le structuralisme, a un point commun : l’objectivisme. Les faits sociaux peuvent être décrits et analysés selon des procédures positives, sans qu’il soit besoin de considérer les motifs des acteurs. Cet objectivisme postule l’existence d’un ordre sous-jacent aux phénomènes, dont la mise en évidence est l’objectif de la connaissance sociologique. Il en découle que le sens, envisagé comme valeurs, visions du monde, normes et règles d’action fait partie de cet ordre préexistant ; les acteurs individuels intériorisent des comportements et de schèmes d’action définis en dehors d’eux. C’est cette position que rejettent, dans leur ensemble, les divers programmes relevant, en opposition à l’objectivisme, du subjectivisme.

Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, collection Quadrige, PUF, 2013

3.1.1 Le culturalisme

Document : Les fondements de la sociologie culturalisteL’université américaine de Columbia est souvent désignée comme le foyer intellectuel à partir duquel se diffuse à partir des années trente, une nouvelle approche sociologique : le culturalisme. (…) Ces analyses s’entendent pour accorder à la culture le statut d’élément explicatif majeur dans le fonctionnement des sociétés. Sur la base de ce simple postulat, plusieurs sociologues s’efforcent de rendre compte de la cohérence des sociétés et de certains segments précis en son sein (villes, bandes de jeunes), d’autres testent le rôle des médias dans la formation des opinions individuelles. A.Kardiner coule le culturalisme dans le freudisme et définit la personnalité comme l’expression socialisée d’une nature humaine universelle modelée par des valeurs, des normes, des institutions, … caractéristiques d’une culture particulière. Kardiner estime que toute société possède un ensemble d’institutions pérennes dont la fonction est de socialiser les individus. Sur un matériau identique pour tous les hommes (les instincts), ces institutions impriment une marque spécifique, celle d’une personnalité commune que partagent de façon exclusive les membres d’une société donnée et sur laquelle viennent se greffer des variations individuelles. (…)

Michel Lallement, Histoire des idées sociologiques. Des origines à Weber, Armand Colin, 4ème édition, 2012

Document : Mœurs et sexualité en OcéanieChez les Arapesh, aussi bien hommes que femmes, nous dirions que les traits, vus sous l’angle familial, nous apparaissent comme maternels, et qu’ils sont féminins si on les envisage du point de vue sexuel. Garçons et filles apprennent, dès le jeune âge, à acquérir le sens de la solidarité, à éviter les attitudes agressives, à porter attention aux besoins et aux désirs d’autrui. Ni les hommes ni les femmes n’ont le sentiment que la sexualité est une force puissante dont ils sont esclaves. Les Mundugumor se sont, au contraire, révélés être, à quelque sexe qu’ils appartiennent, d’un tempérament brutal et agressif, d’une sexualité exigeante : rien, chez eux, de tendre et de maternel. (…) Ni les Arapesh, ni les Mundugumor n’ont éprouvé le besoin d’instituer une différence entre les sexes. L’idéal arapesh est celui d’un homme doux, sensible, marié à une femme également douce et sensible. Pour les mundugumor, c’est celui d’un homme violent et agressif marié à une femme tout aussi violente et agressive. Les Chambuli, en revanche, nous ont donné une image renversé de ce qui se passe dans notre société. La femme y est le partenaire dominant ; elle a la tête froide, et c’est elle qui mène la barque ; l’homme est, des deux, le moins capable et le plus émotif. (…) Si certaines attitudes, que nous considérons comme traditionnellement associées au tempérament féminin, telles que la passivité, la sensibilité, l’amour des enfants peuvent aisément être typiques des hommes d’une tribu, et dans une autre, au contraire, être rejetées par la majorité des hommes comme des femmes, nous n’avons plus aucune raison de croire qu’elles soient irrévocablement déterminées par le sexe de l’individu.

Margaret Mead, Mœurs et sexualité en Océanie, (1928-1935)

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Document : L’introduction des notions de statut et de rôleUn statut dans l’abstrait, est une position particulière dans un modèle particulier ; il est ainsi parfaitement correct de dire que chaque individu possède plusieurs statuts puisque chaque individu dépend de plusieurs modèles. Cependant, si aucune précision n’est donnée, le statut d’un individu désigne la totalité des statuts qu’il occupe et représente sa position par rapport à la société globale. (…)Un statut dans la mesure où il est distinct de l’individu qui l’occupe, n’est qu’une collection de droits et de devoirs. Ceux-ci ne pouvant s’exprimer que par l’intermédiaire des individus, il est extrêmement difficile de maintenir une distinction entre les statuts et les individus qui les détiennent et qui assument les droits et les devoirs constitutifs de ce statut. La relation qu’il existe entre un individu et le statut qu’il détient est quelque peu comparable à celle qui existe entre le conducteur d’une automobile et la place réservée au conducteur dans le véhicule. Le siège du conducteur avec son volant, son accélérateur et les autres commandes, est une constante, les possibilités d’actions de commande qu’il représente étant permanentes ; le conducteur, par contre, peut être n’importe quel membre de la famille et peut exercer ces possibilités de la meilleure ou de la pire manière. Un rôle représente l’aspect dynamique du statut. L’individu est socialement assigné à un statut, lui-même lié à d’autres statuts. Quand il met en œuvre les droits et les devoirs qui constituent le statut, il remplit un rôle. Le rôle et le statut sont parfaitement inséparables et les distinguer n’a qu’un intérêt théorique. Il n’est pas de rôle sans statut et pas de statut sans rôle. Comme le terme de statut, celui de rôle est utilisé sous une double acceptation. Chaque individu possède une série de rôle découlant des modèles différents desquels il dépend ; il a, en même temps, un rôle en général, qui représente la totalité de ses rôles et qui détermine ce qu’il fait en faveur de sa société et ce à quoi il peut s’attendre de la part de cette société. (…)Le statut et le rôle traduisent les modèles idéaux régissant la vie sociale en termes individuels, ils deviennent ainsi des guides propres à organiser les attitudes et le comportement de l’individu de telle façon qu’ils puissent être compatible avec ceux des autres individus participant à l’application d’un même modèle. Ainsi, dans une équipe de football, la position d’arrière n’a de sens que par rapport aux autres positions. Du point de vue de l’arrière lui même, il s’agit d’une entité importante et distincte qui détermine sa place dans la formation et son action dans les différents matches. Son assignation à cette place limite et, du même coup, définit ses activités et lui impose un minimum à apprendre. Tant qu’il n’y a pas d’intervention extérieure, plus les membres d’une société sont étroitement adaptés à leurs statuts et à leurs rôles, mieux la société fonctionne. (…) La formation des habitudes et des attitudes chez l’individu commence à la naissance et, toute choses égales d’ailleurs, plus l’entraînement à un statut peut commencer tôt, plus son efficacité peut être grande.

R. Linton, De l’homme, Minuit, 1968 (édition originale : 1936)

Document : les approches culturalistes du voteEtroitement associée aux analyses sur les modes de socialisation l’approche culturaliste s’impose également lorsque, avec la propagande de guerre puis avec le développement des médias, se posent des questions nouvelles : quel est l’impact des moyens de communication de masse sur les comportements individuels ? Les journaux ou la radio sont-ils devenus un des moyens privilégiés afin de transmettre, pour mieux les imposer, les valeurs dominantes ? (…) Les travaux empiriques invalident rapidement la thèse d’une manipulation générale gouvernée par une espèce de démiurge médiatique. (…) Dans l’étude qu’ils mènent à l’aide de la technique des panels (série d’entretiens répétés auprès d’un même ensemble d’individus) lors de l’élection présidentielle de 1940, Paul Lazarsfeld, Bernard Berelson et Hazel Gaudet prouvent que les opinions sont biens moins déterminés par la propagande médiatique que par le profil social des électeurs (The people’s choice, 1944). Les sociologues livrent un second résultat plus intéressant encore. Les informations n’atteignent jamais l’ensemble de la population, mais sont toujours véhiculées par des « leaders d’opinions ». Dans les groupes primaires, il existe des individus (20% environ) qui servent de relais entre les médias et des électeurs moins réceptifs qu’on ne pouvait le penser a priori.Aux côtés de la communication de masse, l’action des élites aux commandes de la société constitue un second thème d’investigation directement connecté à la problématique culturaliste. Les élites ne sont-elles pas capables en effet de produire et de gérer une culture dominante à même de légitimer l’ordre social en vigueur ? (…) La thèse d’une manipulation méconnue de ceux-là qui la subissent au premier chef connaît un succès avec les travaux de Pierre Bourdieu. (…) Bourdieu est fidèle aux intuitions culturalistes. La domination repose bien moins sur le pouvoir ou l’influence de quelques-uns que sur le jeu diffus d’une violence symbolique, multiforme et méconnue.

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Source : Michel Lallement « Histoire des idées sociologiques. De Parsons aux contemporains », A.Colin, 3ième édition, 2011, p.73-74

Document : A.K.Cohen (1955) « Delinquent boys »« La conduite du délinquant est normale, par rapport aux principes de sa sous-culture, précisément parce

qu’elle est anormale selon les normes de la culture normale ».

Document : La logique de l’honneur : une application du culturalisme dans la sociologie françaisePhilippe d’Iribarne (…) s’intéresse aux racines culturelles des conduites économiques. Il compare

les usines d’un même groupe industriel dans trois pays et montre comment les logiques industrielles sont le résultat de permanences culturelles : en France, règne une logique de l’honneur issue de l’Ancien-Régime, aux Etats-Unis, une culture du contrat, de l’échange « fair » entre égaux, aux Pays-Bas, une recherche du consensus : « Ainsi chacun des pays où nous ont porté nos pas a-t-il donné jour à une manière bien à lui de faire vivre les hommes en société. Et ces différences, auxquelles les entreprises doivent s’adapter, sont d’autant plus remarquables que les Etats-Unis, les Pays-Bas et la France paraissent à l’échelle de la planète, relever de traditions bien proches. (…) La vie américaine est marquée par le règne du contrat . (…) La gestion hollandaise utilise un esprit de conciliation en mettant en œuvre de multiples procédures de contestation. (…) La France demeure la patrie de l’honneur, des rangs, de l’opposition du noble et du vil, des ordres, des corps, des états, qui se distinguent autant par l’étendue de leurs devoirs que par celle de leurs privilèges. Personne n’est prêt à s’y plier à la loi commune mais chacun aura à cœur d’être à la hauteur des responsabilités que fixent les traditions de son état. Et le sens de l’honneur interdit, à ceux qui ont quelque prétention, de défendre leurs intérêts de la façon mesquine qui sied au vulgaire.  » (P. d’Iribarne, La logique de l’honneur, Seuil, 1989).

D’Iribarne explique aussi cette perspective pour expliquer le chômage spécifique à la France (Le chômage paradoxal, 1990), par la logique statutaire qui interdit, sous peine de « dérogeance », - car toute déqualification est vécue comme un déclassement -, à certains travailleurs d’accepter des emplois qu’ils seraient susceptibles d’occuper s’ils acceptaient de se plier à une logique marchande. Cette thèse a suscité de nombreuses critiques.

Jean-Pierre Delas, Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, Collection U, Armand Colin, 2003 (2ème

édition)

3.1.2 Le fonctionnalisme

Document : Les caractéristiques du fonctionnalismeDès le 19ème siècle, l’appréhension des phénomènes sociaux a été marquée par une intuition forte  : celle de leur appartenance à la société comme à un tout. Cette notion recouvre trois idées :

- la nécessité d’opérer une distinction entre un ensemble et ses éléments ;- la constitution de ces éléments comme étant non seulement des parties de l’ensemble, mais

comme contribuant à son fonctionnement ;- l’irréductibilité du tout à la somme de ses parties, ou, en d’autres termes, la prééminence du tout

sur les parties. Appliquée à la sociologie, cette conception – souvent qualifiée de holiste – avait pu donner lieu à diverses dérives organicistes au siècle précédent. Elle va, à l’inverse, dans la période qui nous occupe, révéler que, dès lors qu’elle est traitée avec rigueur, elle peut constituer un cadre d’analyse particulièrement fécond.Sa première forme est le fonctionnalisme, qui s’implantera d’abord en anthropologie, avant de gagner la sociologie. Une des raisons en est que l’anthropologie a affaire à des sociétés de dimensions restreintes qu’il est possible de considérer dans leur totalité. Soit le problème suivant : dans une société, il arrive souvent que l’on repère une coutume ou une institution qui apparaît bizarre et anachronique par rapport au fonctionnement actuelle de la société considérée. L’anthropologie classique a tendance à considérer de tels phénomènes comme des survivances, des résidus ou des emprunts à d’autres cultures. Les deux premiers termes renvoient à une conception évolutionniste, le troisième à une approche diffusionniste. Dans les deux cas, le phénomène est isolé de son environnement actuel : « Au lieu de chercher la fonction actuelle d’un fait culturel, l’observateur se contente d’aboutir à une entité rigide et autonome. » (B. Malinowski, 1944).

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A l’inverse de cette attitude, Bronislaw Malinowski (…) avance la thèse que si un fait culturel persiste c’est parce qu’il remplit une fonction dans la société considérée. Pour asseoir la légitimité de cette thèse, Malinowski élabore une théorie de la culture fondée sur les notions de besoins et de satisfaction des besoins. Toute société manifeste des besoins élémentaires, liés à la nature biologique de l’homme, et des besoins dérivés liés à sa propre exigence de survie : bien-être corporel, sécurité, santé… appartiennent à la première catégorie ; production économique, règles juridiques, socialisation de la nouvelle génération, définition des pouvoirs… à la seconde. Les faits culturels, et plus précisément les institutions, sont des réponses à ces besoins. Une institution se définit donc par sa finalité et sa fonction actuelles. « Analyse fonctionnelle et analyse institutionnelle sont intimement liées ». Le fonctionnalisme de Malinowski a deux aspects : d’une part il développe une conception théorique de la société et de la culture ; d’autre part articulé avec cette conception, il propose un programme d’analyse des phénomènes qui peut se ramener aux deux points suivants :

- pour tout phénomène X étudié, rechercher l’institution à laquelle il se rattache : « Je met au défi quiconque de citer un objet, une activité, un symbole, un type d’organisation qui ne puisse prendre place dans une institution quelconque, lors même que certains objets relèvent de plusieurs institutions et jouent auprès de chacune d’elles un rôle déterminé. (Malinowski, 1944)

- rechercher la fonction remplie par cette institution et rendre compte de X à partir de cette dernière.

Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, collection Quadrige, PUF, 2013

Document : Le fonctionnalisme de R.-K MertonLes trois postulats (ndlr : du fonctionnalisme de Malinowski) dénoncés par Merton sont ceux de « l’unité fonctionnelle de la société », « du fonctionnalisme universel » et « de la nécessité ». Ces trois postulats impliquent qu’une institution donnée exerce une fonction par rapport à la société toute entière (postulat 1), qu’elle est toujours positive (postulat 2), et nécessaire (postulat 3). Or cela suppose un niveau d’intégration qui le plus souvent n’est pas réalisé : à l’inverse une institution ou un fait culturel peuvent remplir une fonction partielle et limitée ; ses conséquences peuvent être positives pour certains secteurs de la société et négatives pour d’autres ; la fonction enfin peut subsister alors que l’institution disparaît, remplacée par une autre. Il y a donc une souplesse et une subtilité dans le maniement de l’approche fonctionnelle (fonctionnalisme de Merton) que méconnait totalement le fonctionnalisme embourbé dans le simplisme de la relation besoin institution. L’analyse fonctionnelle exige pour se déployer que cette subtilité soit explicitée par un certain nombre de concepts (…) :

a) il substitue à la notion de besoin (…) celle « d’exigence fonctionnelle », pour désigner, de la façon la plus neutre possible, les problèmes des conditions de survie d’un système ;

b) il indique qu’une même « exigence fonctionnelle » peut être remplie par des institutions ou des faits culturels différents, jouant alors le rôle « d’équivalents ou de substituts fonctionnels » ;

c) il problématise enfin le concept de fonction en opérant une double distinction ; d) si une fonction est identifiée à partir des conséquences résultant de la mise en œuvre d’une

institution ou d’un fait standardisé donné, ces conséquence ne sont pas forcément et de façon univoque positives : elles peuvent être positives (ou fonctionnelles) par rapport à un sous-système donné et négatives (ou dysfonctionnelles) par rapport à un autre. Il importe donc, pour juger de la fonctionnalité de cette institution ou de ce fait, d’établir « le solde net du faisceau des conséquences » ;

e) une conséquence peut être voulue – par le législateur ou par les acteurs – et renvoyer ainsi à des motifs ou à des buts conscients ; elle peut également être non voulue, non-désirée ; on parlera dans le premier cas de « fonctions manifestes » et dans le second cas de « fonctions latentes ».

Ainsi armée, l’analyse fonctionnelle perd son arrière-fond dogmatique et tautologique et devient l’instrument d’analyse du mode de participation d’un fait culturel ou d’une institution aux diverses structures du système qui l’implique. Merton en donne une célèbre illustration en analysant la machine politique américaine : malgré les condamnations dont elle fait souvent l’objet pour ses liens avec la pègre, sa tolérance envers la corruption, la toute puissance de ses boss, sa permanence est liée aux fonctions latentes qu’elle remplit, notamment, à travers le clientélisme politique, d’aide et d’assistance concrète aux plus démunis.

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« Dans ce combat entre des structures de remplacement pour l’accomplissement d’une seule et même fonction, à savoir de fournir de l’aide et du soutien à ceux qui en ont besoin, il est évident que le politicien de quartier est mieux intégré dans le groupe qu’il sert que l’assistante sociale, impersonnelle, professionnalisée, socialement distante et bridée par les lois ».

Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, collection Quadrige, PUF, 2013

Document : des concepts importantes introduites par R.-K. Merton« Quand les hommes considèrent certaines situations comme réelles, elles sont réelles dans leurs conséquences » écrivait le professeur Thomas. (…) Les hommes réagissent non seulement aux caractères objectifs d’une situation mais aussi, et parfois surtout, à la signification qu’ils donnent à cette situation. (…) La prédiction créatrice débute par une définition fausse de la situation provoquant un comportement nouveau qui rend vraie la conception, fausse à l’origine. (…) Merton propose de retraduire la notion de frustration relative à partir de celle empruntée à la psychologie sociale, de groupe de référence. Selon Merton, la frustration relative est le produit d’une contradiction, celle qui conduit un individu à se référer à un groupe auquel il n’appartient pas objectivement et qui secrète des normes contradictoires à celles du groupe d’appartenance. (…) L’intérêt d’une telle distinction entre groupe d’appartenance et groupe de référence a été notamment éprouvé dans le vif des débats sur l’embourgeoisement de la classe ouvrière. (…) Merton s’approprie le concept d’anomie mais en l’inscrivant sur un registre plus microsociologique. Pour ce faire, Merton analyse la pratique sociale au croisement de deux éléments déterminants : d’une part, les objectifs légitimes proposés par les sociétés à ses membres, d’autre part, la définition et le contrôle des moyens « légitimes » pour atteindre ces buts. Or, les deux arguments ne coincident pas toujours. Lorsque la conduite des individus échappe aux prescriptions institutionnelles pour se concentrer, quels qu’en soient les moyens, sur la réalisation des objectifs, il y a dérapage anomique.

Michel Lallement, Histoire des idées sociologiques. Des origines à Weber, Armand Colin, 4ème édition, 2012

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3.2 Dans la continuité de l’individualisme méthodologique

3.2.1 La théorie du choix rationnel appliquée dans le champ de la sociologie

Document : Mancur Olson et le passager clandestinLe sociologue le plus proche de l’école du « Public Choice » est sans doute Mancur Olson (1932-1998) : il explique la dynamique sociale à partir des comportements « égoïstes » des individus qui sont, comme sur les marchés économiques, à la recherche d’un gain maximal. Dans La logique de l’action collective (1966), à l’aide du paradigme du passager clandestin (Free Rider), il expose le paradoxe suivant : l’existence d’une communauté latente d’intérêts ne suffit pas à provoquer l’action collective. Le paradoxe provient du fait que l’action collective produit un bien collectif dont peuvent profiter tous les individus, y compris ceux qui n’y ont pas pris part et qui on voulu ainsi se soustraire du coût du militantisme. (…)Dans l’introduction qu’il consacre à la traduction française du livre d’Olson, Raymond Boudon propose un exemple chiffré simple. Soient 10 propriétaires d’un bien d’une valeur de 10 F, chacun étant redevable d’un impôt foncier de 4 F. Imaginons qu’en formant un lobby, ces dix personnes puissent obtenir une réduction de 50 % du taux d’imposition. Le temps passé à agir pour le lobby est estimé à 1 F (coût), le gain (2 F) est donc largement supérieur. Mais supposons aussi que le bénéfice de l’action collective diminue avec le nombre de membres actifs (45 % à 9, 40 % à 8, 35 % à 7,… 0 % à 0). Dans cette hypothèse, il est toujours plus rentable de ne pas participer : à 9, le non participant gagne 45 % de 4 F = 1,80 F alors que le participant touche1,8 – 1 = 0,80 F ; à 8, il gagne 40 % de 4 F = 1,60 F alors que le membre actif touche 0,60 F,… Si tous les acteurs sont rationnels, aucun ne participe et… tous payent les 4 F d’impôts. Si l’on tient compte de l’incertitude inhérente aux résultats de l’action collective de pression sur les pouvoirs publics, le phénomène de free rider est encore renforcés car les gains sont probables mais les coûts sont certains (…). Pour contrecarrer la logique du free-rider, les organisations sont obligées de produire, en sus du bien collectif, des avantages non collectifs pour recruter des militants et compenser le coût de leur militantisme. Ces avantages sont appelés des « incitations sélectives ». « Seule une incitation indépendante et « sélective » peut pousser un individu raisonnable dans un groupe latent à agir dans l’intérêt du groupe. Dans de telles circonstances une action de groupe ne peut-être obtenue que grâce à une incitation qui n’opère pas comme dans le cas du bien collectif sur le groupe tout entier, sans discrimination mais plutôt sélectivement (…). Ces « incitations sélectives » peuvent être soit négatives soit positives en ceci qu’elles peuvent être coercitives (pénalisant ceux qui refusent de supporter une part fixée des coûts) ou encourageantes (récompensant ceux qui agissent dans l’intérêt du groupe). » (M. Olson, La logique de l’action collective, 1966)La forme extrême d’incitation est le monopole de l’embauche (closed shop) obtenu par certains syndicats : l’adhésion au syndicat est une condition sine qua non de l’accès à l’emploi (cas fréquent dans les entreprises dites « syndiquées » aux Etats-Unis). A l’inverse, Olson explique la désyndicalisation par l’incapacité des syndicats à produire des incitations sélectives. (…)Olson explique finalement que la logique de l’action collective (…) ne peut se comprendre sans faire référence à celle des actions individuelles : ce résultat constitue le postulat de base de l’individualisme méthodologique.

Jean-Pierre Delas, Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, Collection U, Armand Colin, 2003 (2ème

édition)

Document : L’impérialisme économique de Gary BeckerPrix Nobel 1992, toute son œuvre consiste à expliquer les comportements au moyen du seul principe de rationalité selon lequel toute action s’explique par la comparaison des bénéfices et des coûts qu’ils occasionnent. La discrimination raciale est ainsi une situation où un agent (un employeur blanc…) est prêt à payer pour ne pas conclure de contrat avec un autre agent (un employé noir…), ce qui lui procure, de son point de vue, un bénéfice. Dans le cas du crime, l’agent arbitre entre la valeur escomptée du butin et la sanction encourue. G. Becker fonde (aussi) la théorie de la « production » domestique, où il analyse la famille comme une « entreprise » qui produit des repas, de la santé, des qualifications, des enfants, de l’estime de soi, en utilisant à la fois des biens de marché et le temps de travail de ses membres avec leurs savoir-faire respectifs. Il s’agit d’expliquer aussi bien la formation de la famille (mariage et marché du mariage), sa dissolution (divorce), les naissances (équivalents à l’achats de biens durables), que la division du travail entre les hommes et les femmes.

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De façon assez déroutante (car il l’applique au crime, aux sentiments aux passions…), G. Becker utilise la formalisation mathématique de la microéconomie néoclassique. Dans cette optique les autres sciences sociales deviennent inutiles : la société étant réduite à la somme des comportements des agents rationnels, les économistes sont les seuls à pouvoir les expliquer.

Jean-Pierre Delas, Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, Collection U, Armand Colin, 2003 (2ème

édition)

Document : La rationalité limitée de March et Simon : une critique des théories du choix rationnel (TCR)

La mouvance individualiste méthodologique ne se réduit pas au modèle de « l’homme économique » qui n’accomplit que des choix optimaux. Les économistes ont été amenés à introduire les notions de risque et d’incertitude, dans leurs modèles. Il s’agit alors de formaliser des situations, où l’acteur ne dispose pas de toutes les informations. C’est à cette tâche que sont attelés deux spécialistes américains des organisations : James G. March et Herbert A. Simon, pour qui les acteurs ne peuvent prétendre à des choix optimaux. « Parce que les possibilités intellectuelles de l’homme sont limitées en comparaison avec la complexité des problèmes auxquels ont à faire face les individus et les organisations, le comportement rationnel s’appuie sur des schémas simplifiés qui prennent en considération les principaux traits d’un problèmes sans en restituer toutes les caractéristiques. (…) (J. March et H. Simon, Les organisations, 1958)L’acteur social ne ressemble ici guère à l’image qu’en donne le l’Ecole du Public Choice. C’est un être rationnel, mais cette rationalité ne se comprend que relativement à un cadre de référence limité. Ainsi donc, l’homo oeconomicus, doté d’une rationalité parfaite, doté d’une rationalité parfaite, sélectionne toujours les solutions optimales, tandis que l’homo sociologicus se contente de solutions satisfaisantes. « La plupart des prises de décisions humaines, individuelles ou organisationnelles, se rapportent à la découverte et à la sélection de choix satisfaisants ; ce n’est que dans des cas exceptionnels qu’elle se rapporte à la découverte et à la sélection de choix optimaux. Rechercher l’optimum implique des processus infiniment plus complexes que de rechercher la satisfaction. L’exploration d’une meule de foin pour y trouver la plus fine aiguille et l’exploration pour en trouver une assez fine pour pouvoir coudre sont d’ordre différent.  » (J. March et H. Simon, Les organisations, 1958)Le concept de « rationnalité limitée » constitue aujourd’hui une pierre angulaire de l’individualisme méthodologique. Il sera notamment repris par l’analyse stratégique des organisations.

Jean-Pierre Delas, Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, Collection U, Armand Colin, 2003 (2ème

édition)

3.2.2 L’individualisme méthodologique chez Raymond Boudon 

Document :« La sociologie ne peut davantage ignorer l’autonomie humaine que la mécanique ne peut ignorer la

pesanteur ».Source : Raymond Boudon « La sociologie comme science », La découverte, 2010, p.30

Document : L’IM de Raymond Boudon : un IM nuancéLes principales lignes de l’individualisme méthodologique de Raymond Boudon sont les suivantes :

- Il faut analyser les phénomènes sociaux comme la somme d’actions individuelles soumise à des contraintes ;

- Les acteurs sociaux sont rationnels dans la plupart des situations ;- Le travail sociologique se fait via la construction de modèles, de schèmes d’analyse, d’idéaux-

types.Cet ensemble de propositions conduit à représenter le schéma explicatif de tout phénomène

social selon un modèle simple : tout phénomène (M) est le produit agrégé du comportement (m) des individus soumis à des contraintes de situation (S) dépendant de variables macro-sociales (M’) :

M = M mS (M’)avec : M : Phénomène analysé ; S : situation de l’acteur ; m : comportement de l’individu représentatif ; M’ : variables macro-sociales influençant la situation de l’acteur comme la meilleure réussite scolaire des enfants des catégories supérieures.

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Boudon entend montrer que l’homo sociologicus, n’est entièrement déterminé ni par ses rôles, ni par les structures sociales ; il possède une marge d’autonomie, une latitude stratégique qu’il utilise dans ses interactions. Il reste que l’homo sociologicus de Boudon ne se résume pas à l’homo oeconomicus des néoclassiques. Boudon note cinq différences essentielles : 1) il ne peut suivre des valeurs ou des normes intériorisées ; 2) il ne peut pas discerner le meilleur choix ; 3) ses préférences dépendent de l’environnement et de son histoire ; 4) sa rationalité est limitée ; 5) il doit répondre aux attentes sociales liées aux rôles qui lui sont assignés. (…) Ce sont donc les phénomènes sociaux conçus comme l’agrégation d’actions, de croyances ou d’attitudes individuelles qui intéressent Boudon.

Jean-Pierre Delas, Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, Collection U, Armand Colin, 2003 (2ème

édition)

Document : IM de Boudon versus TCRL’individualisme méthodologique désigne un paradigme (…) qui se définit par trois postulats. - Le premier pose que tout phénomène social résulte de la combinaison d’actions, de croyances ou d’attitudes individuelles (P1 : postulat de l’individualisme). Il s’en suit qu’un moment essentiel de toute analyse sociologique consiste à « comprendre » le pourquoi des actions, des croyances ou des attitudes individuelles responsables du phénomène qu’on cherche à expliquer. - Selon le second postulat, « comprendre » les actions, croyances et attitudes de l’acteur individuel, c’est en reconstruire le sens qu’elles ont pour lui, ce qui – en principe du moins – est toujours possible (P2 : postulat de la compréhension). - Quant au troisième postulat, il pose que l’acteur adhère à une croyance ou entreprend une action parce qu’elle a du sens pour lui, en d’autres termes que la cause principale des actions, croyances, etc. du sujet réside dans le sens qu’il leur donne, plus précisément dans les raisons qu’il a de les adopter (P3 : postulat de la rationalité). Ce dernier postulat exclut, par exemple, qu’on explique les croyances magiques par la ‘mentalité primitive’, la ‘pensée sauvage’ ou la ‘violence symbolique’, ces notions faisant appel à des mécanismes opérant à l’insu du sujet, à l’instar des processus chimiques dont il est le siège. Il n’implique pas cependant que le sujet soit clairement conscient du sens de ses actions et de ses croyances. (…)D’autres ajoutent la restriction que le sens de l’action pour l’acteur réside toujours pour lui dans les conséquences de son action (P4 : postulat conséquentialiste). (…)D’autres admettent de surcroît que, parmi les conséquences de son action, les seules qui intéresse l’acteur sont celles qui le concerne personnellement (P5 : postulat de l’égoïsme).Plus restrictivement encore, on peut admettre que toute action comporte un coût et un bénéfice et que l’acteur se décide toujours pour la ligne d’action qui maximise la différence entre les deux (P6  : postulat du Calcul Coût-Bénéfice)

Source : Raymond Boudon, « Théorie du choix rationnel ou individualisme méthodologique », Sociologie et sociétés, XXXIV, n°1, 2002

Document : Rationalité instrumentale et rationalité ordinairePour Boudon, un comportement est « rationnel » à partir du moment où un individu préfère agir d’une certaine manière plutôt qu’une autre, c’est-à-dire qu’il a une « bonne raison » d’agir comme il fait. Le travail du sociologue consiste alors à établir une classification de ces «  bonnes raisons » d’agir. La question qu’il faut se poser est alors de savoir comment l’individu fabrique ses croyances, quelle est l’origine de ses croyances individuelles. La question n’est pas ici de savoir quel moyen un individu utilise pour atteindre un objectif mais de savoir pourquoi il sait (il croit) que ce moyen est le meilleur pour atteindre un résultat donné (et donc va utiliser ce moyen plutôt qu’un autre). Dit autrement, la rationalité de l’acteur social n’est pas instrumentale (utiliser au mieux ses ressources) mais la rationalité est davantage cognitive (élaborer un raisonnement qui justifie une action plutôt qu’une autre). Pour obtenir des informations, les individus utilisent leurs propres expériences, mais tirent également des conclusions des expériences des personnes qu’ils connaissent. On peut illustrer cela à partir de l’étude du phénomène des inégalités scolaires. On sait qu’il existe une relation entre inégalités scolaires et origine sociale. On peut alors se demander quelle conséquence la position sociale a sur les inégalités scolaires ? La réponse de Boudon est la suivante. La position sociale de chaque famille conduit à obtenir des informations sur le déroulement des études en fonction des filières, l’insertion dans le monde professionnel en fonction du diplôme, … Dans les milieux populaires, l’observation de ces expériences conduit à établir une probabilité d’échec plutôt élevée à la poursuite d’études générales et longues, et à méconnaître le rendement économique de certains parcours. La position sociale conduit à un accès à

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l’information, mais cette information est imparfaite (incomplète) et cela produit un biais cognitif : dans les milieux populaires, l’acteur social surestime les risques et sous estime les avantages scolaires. La conséquence de ce biais cognitif est que dans les milieux populaires, les individus ont de «  bonnes raisons » de faire un choix d’orientation « prudent » : c’est-à-dire vers une filière courte et peu exigeante (pour arriver au bout). Conclusion de Boudon : ce sont donc les conditions d’élaboration de la rationalité ordinaire qui conduisent les individus à faire des choix. La position sociale a un impact sur les choix scolaires et donc sur les inégalités de parcours scolaires. Cette démarche permet selon Boudon d’éviter deux écueils sociologiques : le piège de l’homo sociologicus qui « confère au sujet social une psychologie plus sommaire que celle d’un chat » et celui de l’homo oeconomicus « qui fait de l’homme presque l’égal de Dieu ».

Document : Effets d’agrégation et effets pervers ou émergentsPour Boudon, il n’y a pas « d’effet mécanique du développement du système scolaire sur l’égalité des chances scolaires et, par voie de conséquence, sur la mobilité sociale ». On retrouve ici le paradoxe formulé par Anderson en 1961, qui met en évidence la relation extrêmement faible entre niveau d’instruction et mobilité : Boudon (1985) écrit « l’éducation serait un déterminant mineur de la mobilité ». Ce paradoxe bien que contre intuitif peut être aisément illustré. : « si toutes les autres données restent constantes, un fils d’ouvrier qui accéderait à un niveau d’instruction plus élevé aurait des chances de mobilité sociale plus grandes. Mais la proposition reste-t-elle vraie à partir du moment où augmente le niveau d’instruction, non d’un enfant d’ouvrier en particulier, mais de l’ensemble de ses pairs ? ». Ce qui est rationnel au niveau individuel (souhaiter poursuivre ses études et accéder à une meilleure position sociale que celle de ses parents) peut produire des effets inattendus, pervers, au niveau collectif. Si tous les élèves et les étudiants se comportent ainsi, les inégalités ne se réduiront pas. Elles n’auront été que translatées. La demande scolaire (le fait qu’un nombre plus important d’élèves accèdent à un certain niveau d’enseignement) est présentée comme « inflationniste ». Plus les détenteurs d’un diplôme sont nombreux, moins celui-ci a de valeur relative. Contrairement à la théorie de Bourdieu et Passeron selon laquelle l’école apparaît comme une instance de reproduction et de légitimation des inégalités, il n’y a pas de responsabilité propre au système d’enseignement. Les inégalités chez Boudon (tant en ce qui concerne la carrière scolaire que le statut social) trouvent leur source dans les décisions individuelles (plus précisément dans les suites de décisions au cours de la scolarité) des acteurs et dans l’agrégation de ces décisions qui peuvent produire des effets non souhaités.

Source : Céline Béraud et Baptiste Coulmont, Les courants contemporains de la sociologie, Collection Licence, PUF, 2008

3.3 Dans la continuité du relationnisme méthodologique : Interactionnisme symbolique et ethnométhodologie

3.3.1 L’interactionnisme symbolique

Document : L’interactionnisme symboliqueC’est à Herbert Blumer, qui a été l’élève puis le successeur de G.-H. Mead sur sa chaire, que l’on doit l’expression « interactionnisme symbolique », tout comme les fondements théoriques de ce paradigme : « Primo, les humains agissent à l’égard des choses en fonction de l’image qu’ils s’en font  : objets physiques comme des arbres ou des chaises ; autres humains tels qu’une mère ou un vendeur ; catégories d’humains tels qu’amis ou ennemis ; institutions tels qu’école ou gouvernement ; idéaux tels qu’indépendance ou honnêteté ; activités des autres, leurs désirs et leurs ordres ; enfin les situations dans lesquelles il se trouvent.

Secundo, les choses prennent un sens du fait de l’interaction avec autrui.Tertio, ces sens sont manipulés et modifiés par l’interprétation que l’acteur leur donne. »L’école interactionniste reprend explicitement l’héritage de G.H. Mead qui, dans L’esprit, le soi et

la société (1934), défend l’hypothèse que la société se construit et se conçoit comme un « effet émergent » résultant des échanges interindividuels. L’école se manifeste aussi par sa prédilection, héritée de la première Ecole de Chicago, pour les enquêtes de terrain sur les petites communautés et l’usage des méthodes qualitatives (biographies, immersions, entretiens, observation participante, …). (…) L’interaction (et a fortiori l’individu) constitue l’atome logique de l’activité sociale et doit rester l’objet principal de l’analyse sociologique. Aussi n’existerait-il pas de faits sociaux extérieurs aux

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Page 38: Chap 13 HPS - eshcamillevernet.files.wordpress.com€¦  · Web viewDe manière à résoudre la crise sociale, Comte ne milite pas, contrairement aux contre-révolutionnaires, en

individus. En cela, les interactionnistes symboliques (…) s’opposent à la conception durkheimienne du social et de l’acteur : « L’interactionnisme symbolique prend le contre-pied de la conception durkheimienne de l’acteur. Durkheim, s’il reconnaît la capacité qu’a l’acteur de décrire les faits sociaux qui l’entourent, considère que ses descriptions sont trop vagues, trop ambigües pour que le chercheur puisse en faire un usage scientifique, ces manifestations subjectives ne relevant d’ailleurs pas du domaine de la sociologie. A l’inverse, l’interactionnisme symbolique soutient que la conception que les acteurs se font du monde social constitue, en dernière analyse, l’objet essentiel de la recherche sociologique. »

source : Jean-Pierre Delas, Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, Collection U, Armand Colin, 2003 (2ème édition)

Document : Howard Becker et la théorie de l’étiquetageLes groupes sociaux créent la déviance en instituant des normes dont la transgression constitue la déviance, en appliquant ces normes à certains individus et en les étiquetant comme déviants. De ce point de vue, la déviance n’est pas une qualité de l’acte commis par une personne mais plutôt une conséquence de l’application, par les autres de normes et de sanctions à un ‘transgresseur’. Le déviant est celui auquel cette étiquette a été appliquée avec succès et le comportement déviant est celui auquel la collectivité attache cette étiquette. (…)Je considèrerai la déviance comme le produit d’une transaction effectuée entre un groupe social et un individu qui, aux yeux du groupe, a transgressé une norme. Je m’intéresserai moins aux caractéristiques personnelles et sociales des déviants qu’au processus au terme duquel ils sont considérés comme étrangers au groupe, ainsi qu’à leurs réactions à ce jugement.

H.S. Becker, Outsiders, Etude de sociologie de la déviance, 1963, Métailié, 1985

Document : Le rôle des entrepreneurs de moraleLes normes sont le produit de l’initiative de certains individus, et nous pouvons considérer ceux qui prennent de telles initiatives comme des entrepreneurs de morale. Deux types d’entrepreneurs retiendront notre attention : ceux qui créent les normes et ceux qui les font appliquer. Le prototype du créateur de norme (…), c’est l’individu qui entreprend une croisade pour la réforme des mœurs. Il se préoccupe du contenu des lois. Celles qui existent ne lui donnent pas satisfaction parce qu’il subsiste telle ou telle forme de mal qui le choque profondément. Il estime que le monde ne peut pas être en ordre tant que des normes n’auront pas été instaurées pour l’amender. Il s’inspire d’une éthique intransigeante  : ce qu’il découvre lui paraît mauvais sans réserves ni nuances, et tous les moyens lui semblent justifiés pour l’éliminer. La comparaison des réformateurs de la morale avec les croisés est pertinente, car le réformateur typique croit avoir une mission sacrée. Les prohibitionnistes en sont un excellent exemple, ainsi que tous ceux qui veulent supprimer le vice, la délinquance sexuelle ou les jeux d’argent.

H.S. Becker, Outsiders, Etude de sociologie de la déviance, 1963, Métailié, 1985

Document : L’étiquetageLe caractère déviant ou non d’un acte dépend donc de la manière dont les autres réagissent. Vous pouvez commettre un inceste clanique et n’avoir à subir que des commérages tant que personne ne porte une accusation publique ; mais si cette accusation est portée, vous serez condamné à mort. » (…)

Types de comportements déviantsObéissant à la norme Transgressant la norme

Perçu comme déviant Accusé à tort Pleinement déviantNon perçu comme déviant Conforme Secrètement déviant

La déviance – au sens adopté ici d’action publiquement disqualifiée – est toujours le résultat des initiatives d’autrui. (…) Les normes ne naissent pas spontanément. (…) Sans ces initiatives destinées à instaurer des normes, la déviance, qui consiste à instaurer une norme, n’existerait pas : elle est donc le résultat d’initiative à ce niveau. Mais la déviance est aussi le produit d’initiative à un autre niveau. (…) Il faut découvrir les délinquants, les identifier, les appréhender et prouver leur culpabilité (ou bien remarquer qu’ils sont différents et les stigmatiser pour cette non-conformité, dans le cas de groupes déviants, qui, comme par exemple les musiciens de danse, restent dans la légalité). Cette tâche incombe ordinairement à des professionnels

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spécialisés dans l’imposition du respect des normes ; ce sont eux qui, en faisant appliquer des normes préexistantes, créent une catégorie spécifique de déviants, d’étrangers à la collectivité. Il est significatif que la plupart des recherches et des spéculations scientifiques sur la déviance s’intéressent plus aux individus qui transgressent les normes qu’à ceux qui les établissent et les font appliquer. (…) Nous devons considérer la déviance et les déviants, qui incarnent ce concept abstrait, comme un résultat du processus d’interaction entre des individus ou des groupes : les uns, en poursuivant la satisfaction de leurs propres intérêts, élaborent et font appliquer les normes sous le coup desquelles tombent les autres qui, en poursuivant la satisfaction de leurs propres intérêts, ont commis des actes que l’on qualifie de déviants.

H.S. Becker, Outsiders, Etude de sociologie de la déviance, 1963, Métailié, 1985

Document : La carrière dévianteL’entrée en déviance est un processus qui comporte un certain nombre d’étapes. L’acte délinquant lui-même (prise de drogue par exemple) en est seulement la première, il ne garantit en aucune façon que les autres soient franchies. Becker montre ainsi (…) qu’il existe des « carrières déviantes » dont la dernière étape seulement est l’intégration au groupe des déviants (ici des fumeurs de marijuana). Ainsi, la sensation de « planer », qui est décrite par le fumeur, n’apparaît qu’après un long apprentissage à l’issue duquel il adhère au groupe déviant en même temps qu’il parvient (enfin !) à reconnaître la nature de la sensation qu’il « doit » éprouver.

Un individu ne pourra utiliser la marijuana pour le plaisir que s’il accomplit un processus d’apprentissage qui le conduit à se représenter la drogue comme moyen de parvenir à cette fin. Nul ne devient fumeur s’il n’a appris 1) à fumer la drogue d’une manière qui produise réellement des effets  ; 2) à reconnaître les effets et à les relier à l’usage de la drogue (en d’autres termes, à ‘planer’)  ; et 3) à prendre plaisir aux sensations perçues. (…)

Un individu n’adopte un mode de consommation régulier de la marijuana que s’il a appris à l’aimer, mais cette condition nécessaire n’est pas suffisante : il doit aussi maîtriser les puissants contrôles sociaux qui font apparaître son usage comme immoral ou imprudent.

(…) En résumé, un individu se sent libre de fumer de la marijuana dans la mesure où il parvient à se convaincre que les conception conventionnelles de cet usage ne sont que des idées de personnes étrangères et ignorantes, et où il leur substitue le point de vue ‘de l’intérieur’ acquis par l’expérience de la drogue en compagnie d’autres fumeurs. On peut en déduire le schéma type d’une carrière délinquante :

- milieu déstructuré, faibles ressources scolaires, aucune perspective d’insertion professionnelle, environnement dominé par l’expérience de la désinsertion sociale (repérée par le niveau de revenu du quartier, les taux de chômage et la délinquance…)

- identification à un groupe marginal et assimilation progressive de ses normes ;- franchissement gradué des étapes qui vont d’une déviance isolée à des actes répétés (prises de

drogue, chapardages, violences verbales, agressions physiques, guet pour protéger les plus grands qui volent ou « dealent », …), ces étapes constituent autant d’actes à caractère initiatique qui attachent, par la force symbolique du rituel, le jeune au réseau délinquant ;

- renforcement de l’étiquetage stigmatisation ;- apprentissage des techniques délinquantes (du guet au vol de mobylette, de la consommation au

trafic de drogue, du vol à l’étalage au vol à main armée…) ; - condamnation pour de petits délits et prestige liés à ces condamnations ; - enfermement dans l’identité délinquante après le passage par la prison qui est à juste titre

considérée comme une école du crime, le milieu y socialise l’apprenti délinquant : élargissement du réseau, apprentissage des techniques délictueuses, intériorisation des normes comportementales internes (notamment la violence) et externes (relations avec les institutions spécialisées : policiers, avocats, magistrats, surveillants, éducateurs, assistantes sociales…) ;

- intensification du marquage social qui interdit la découverte d’un emploi sauf par le biais des institutions de réinsertion (un extrait de casier judiciaire est requis à l’embauche) ;

- condamnation aggravée dès qu’il y a récidive ; etc. Outsiders a contribué à démystifier la déviance en la considérant avant tout comme une étiquette imposée par les croisés de la morale.

Jean-Pierre Delas, Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, Collection U, Armand Colin, 2003 (2ème

édition)

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Document : Erving Goffman (1922-1982), la mise en scène de la vie quotidienne (1971)Goffman est un analyste de dramaturgie quotidienne. Après d’autres, il emprunte le modèle théâtral afin de disséquer la logique des jeux de rôle qui structurent les interactions les plus banales. A ce niveau, celui des micro-relations, se construit aussi un ordre social que l’on peut comparer à celui de la circulation routière. Dans ce dernier cas, l’existence de règles et de conventions explique la faiblesse des collisions entre automobilistes. De même, dans les relations interindividuelles, des accords de cadre, des compromis de travail (des comportements indulgents face à des gens qui rompent l’ordre social) assurent la pérennité et la fluidité du monde social. Ce monde possède plus exactement une double caractéristique : il est, pour emprunter les termes d’un spécialiste de Goffman (Y. Wilkin), à la fois vénérable et vulnérable. Le monde social est vénérable. A la suite de Simmel et surtout de Durkheim, Goffman pense les relations entre individus sur le mode du sacré et du rituel. Etre intégré dans l’ordre social signifie en effet endosser des rôles (sans jamais s’y laisser complètement enfermer) et se comporter dans la vie comme on joue au théâtre. Or, l’ensemble des relations entre acteurs est réglé par des rites, lesquels ne sont plus destinés à organiser la reconnaissance des Dieux. Logés au cœur des interactions quotidiennes, ils en organisent la cohérence et rappellent que le Moi social (Self) peut être considéré comme un lieu de sacralité qu’on ne pourrait violer impunément. Goffman renforce cette intuition par un recours à l’éthologie animale. Chaque individu possède un territoire, une niche écologique, un espace personnel dont la légitimité varie en fonction de justifications locales. Venir s’asseoir juste à côté d’un inconnu (un banc dans le métro par exemple) peut être vécu par ce dernier comme une intrusion insupportable quand, en période de faible affluence, la place ne manque pas ailleurs. Aux heures de pointe, en revanche, le coude à coude se justifie aisément et la promiscuité ne pose plus problème. Pour garantir son espace de liberté, l’individu peut encore, en d’autres circonstances, user de « marqueurs », objets (tels le foulard ostensiblement posé sur le fauteuil de cinéma, l’armoire qui sépare deux bureaux…) destinés à tracer, à la façon des animaux, les limites de son territoire. Le monde social est également vulnérable. Goffman partage avec Parsons la conviction que la stabilité du monde social n’est jamais garantie. Goffman pense plus précisément que la relation sociale de base – l’interaction – est toujours vécue sur la base d’une ambivalence fondatrice : celle du pari et du repli sécuritaire. L’interaction est un pari dans la mesure où, à tout moment, l’individu risque de perdre la face en réalisant un geste inconvenant, en blessant par la parole son interlocuteur… C’est pourquoi, lorsqu’un individu est mis en présence d’autres personnes, celles-ci cherchent à obtenir des informations à son sujet. Ces informations (véhiculées par le langage, la gestuelle…) contribuent à définir la situation et elles permettent aux autres de prévoir ce que leur partenaire attend d’eux et, corrélativement, ce qu’ils peuvent en attendre. Une telle incertitude qualitative explique que nous n’atteignons nos buts dans la vie quotidienne ni au moyen de calculs statistiques, ni par des méthodes scientifiques : nous vivons sur des hypothèses. Chaque participant à une interaction réprime ses sentiments profonds immédiats pour exprimer une vue de la situation qu’il pense acceptable, au moins provisoirement, par ses interlocuteurs. Le maintien de cet accord de surface se trouve facilité par le fait que chacun cache ses désirs personnels derrières des déclarations qui font référence à des valeurs et des normes auxquelles toutes les personnes présentes se sentent tenues de rendre hommage. Ainsi peuvent s’opérer les replis sécuritaires :

Parce que ces normes son innombrables et partout présentes, les acteurs vivent, bien plus qu’on pourrait le croire dans un univers moral. Mais dans la mesure où ils sont des acteurs, ce qui préoccupe les individus, c’est moins la question morale de l’actualisation de ces normes, que la question amorale de la mise au point d’une impression propre à faire croire qu’ils sont en train d’actualiser ces normes (…) ils sont, sous ce rapport, des boutiquiers de la moralité : la nécessité et l’intérêt mêmes de sacrifier aux apparences de la moralité la plus irréprochable à laquelle doit se soumettre dans son intérêt propre, tout individu qui veut être socialement accepté, lui imposent d’avoir une grande expérience de la mise en scène. (E. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, 1971)

Michel Lallement, Histoire des idées sociologiques de Parsons aux contemporains, collection CIRCA, Nathan, 2000 (2ème édition)

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3.3.2 L’ethnométhodologie

Document : L’ethnométhodologieLes faits sociaux perdent avec l’ethnométhodologie le caractère d’objectivité que la tradition sociologique lui accorde généralement. Ils résultent d’accomplissements pratiques réalisés par les membres en situation. Parmi les principaux traits de caractéristiques de l’ethnométhodologie, la réflexivité occupe une place importante. Garfinkel, selon une expression devenue célèbre, incite les sociologues à ne pas considérer les agents sociaux comme des « idiots culturels » qui se contenteraient d’appliquer mécaniquement des normes sociales préétablies. Ils disposent d’une certaine réflexivité dans leurs actions quotidiennes. Le sociologue doit ainsi non pas écarter ce savoir, mais le décrire pour comprendre ce que les acteurs font, comment ils le font et ce à quoi ils pensent lorsqu’ils le font. La description (accountability) des activités sociales quotidiennes permet de comprendre en actes la rationalité des acteurs en situation. C’est la raison pour laquelle l’ethnométhodologie accorde une importance toute particulière à l’étude du langage et des conversations. Les arguments échangés dans une conversation, quelle qu’elle soit, ne valent qu’en raison de leur indexicalité, ce qui signifie qu’ils doivent être rapportés à leur contexte d’énonciation. Une attention est ainsi prêtée au langage quotidien et aux connaissances requises – le savoir commun – par les interactants pour comprendre mutuellement ce qu’ils se disent. (…)L’ethnométhodologie se propose de démystifier certaines manières de faire de la sociologie en critiquant avec force l’usage de données décontextualisées produit notamment par la recherche d’indices statistiques. Elle s’assigne comme projet de réhabiliter la connaissance ordinaire et de s’interroger sur les mécanismes qui permettent aux individus de se repérer dans le monde dans lequel ils évoluent : il s’agit bien à ce titre d’une sociologie cognitive qui vise à renouveler la sociologie de la connaissance. Garfinkel et Cicourel s’attachent à rendre compte des procédés interprétatifs mis en œuvre par les agents comme de leurs compétences interactionnelles qui les soutiennent dans leurs actions quotidienne. Le sociologue se voit ainsi attribué un nouveau rôle : il perd irrémédiablement la position de surplomb qui est habituellement la sienne lorsqu’il se penche sur le social, pour s’intéresser au plus près désormais aux logiques qui sous-tendent l’action sociale. Il s’agit alors d’aborder la réalité un peu à la manière dont l’individu interprète sur le moment la situation qu’il est en train de vivre. La distinction entre sociologie profane et sociologie professionnelle perd alors beaucoup de son intérêt : rejoignant Schütz pour affirmer que le savoir du sociologue est un savoir du second degré (il prend appui sur le savoir ordinaire), l’ethnométhodologie considère même qu’il n’a pas nécessairement le dernier mot sur celui des acteurs.

Philippe Riutort, Précis de sociologie, Collection Major, PUF, 2007

Document : Le cas AgnèsGarfinkel consacre le chapitre 5 des Studies à une longue analyse du cas « Agnès », un jeune homme qui a décidé de changer de sexe, de faire valoir son droit à être reconnu comme étant réellement une femme (la femme avec les attributs habituels de la féminité). On voit bien l’intérêt que ce cas présente pour Garfinkel : ayant choisi de vivre en femme, alors qu’elle a été élevée e garçon, qu’elle a un pénis (qu’elle fait enlever et remplacer par un vagin), mais aussi, au moment où Garfinkel la rencontre, une morphologie féminine normale, Agnès se trouve dans la situation d’avoir à actualiser, dans les détails de ses activités, interactions et conduites quotidiennes, les attributs culturels de la femme « normale ». Elle a à produire son « être-femme » en tant qu’accomplissement pratique continu, ordonné de l’intérieur, parfaitement proportionnée aux circonstances et aux occasions. Du fait qu’elle ne peut pas, pour se conduire, tabler, comme les gens « normaux », sur une maîtrise pratique routinisée des méthodes d’accomplissement de sa féminité, elle est contrainte de contrôler quasi réflexivement toutes les opérations d’actualisation des attributs de la femme « normale ». précisément la manière dont Agnès s’y prend pour « manager » son changement de sexe (…) révèle à elle-même et à Garfinkel les méthodes, procédures, opérations par le biais desquelles la sexualité normale est produite et reconnue dans la vie quotidienne à travers les conduites, les conversations et toutes sortes d’interactions.

Michel Lallement, Histoire des idées sociologiques de Parsons aux contemporains, collection CIRCA, Nathan, 2000 (2ème édition)

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Document : La principale critique faite à l’ethnométhodologieL’ « orgie de subjectivisme » constitue, selon Lewis Coser, un des aspects les plus critiquables de l’approche ethnométhodologique. Un point de vue que rejoint Pierre Bourdieu dans une conférence prononcée à l’université de San Diego en mars 1986 : « La science sociale, en anthropologie comme en sociologie ou en histoire, oscille entre deux points de vue apparemment incompatibles, deux perspectives apparemment inconciliables : l’objectivisme et le subjectivisme, ou, si l’on préfère, le physicalisme et le psychologisme (…). D’un côté, elle peut «  traiter les faits sociaux comme des choses », selon la vieille maxime durkheimienne, et laisser de côté tout ce qu’ils doivent au fait qu’ils sont des objets de connaissance – ou de méconnaissance – dans l’existence sociale. De l’autre côté, elle peut réduire le monde social aux représentations que s’en font les agents, la tâche de la science sociale consistant alors à produire un « compte rendu des comptes rendus » (account of the accounts) produits par les sujets sociaux.

Pierre Bourdieu, Choses dites, Minuit, 1987

3.4 Les nouvelles sociologies françaises

3.4.1 Le constructivisme structuraliste de Pierre Bourdieu

3.4.1.1 Les concepts de la sociologie de Pierre Bourdieu

DocumentPierre Bourdieu expliquait à propos de l’opposition individu / société « elle est partout, sert de sujet de dissertation, mais elle ne veut strictement rien dire dans la mesure où chaque individu est une société devenue individuelle, une société qui s’est individualisée par le fait qu’elle est portée sur un corps, un corps qui est individuel ».

Source : Bernard Lahire La culture des individus, Dissonances culturelles et distinction de soi, La découverte, 2006, p.16

Document : Le constructivisme structuraliste de Pierre BourdieuPierre Bourdieu définit le « constructivisme structuraliste » à la jonction de l’objectif et du subjectif : « Par structuralisme ou structuraliste, je veux dire qu’il existe, dans le monde social lui-même, (…) des structures objectives indépendantes de la conscience et de la volonté des agents, qui sont capable d’orienter ou de contraindre leurs pratiques ou leurs représentations. Par constructivisme, je veux dire qu’il y a une genèse sociale d’une part des schèmes de perception, de pensée et d’action qui sont constitutifs de ce que j’appelle habitus, et d’autre part des structures sociales, et en particulier de ce que j’appelle des champs. » (Pierre Bourdieu, Choses dites, Minuit, 1987)Dans cette double dimension, objective et construite, de la réalité sociale, une certaine primauté continue toutefois à être accordée aux structures objectives. C’est ce qui conduit Pierre Bourdieu à distinguer deux moments de l’investigation, un premier moment objectiviste et un deuxième moment subjectiviste  : « d’un côté, les structures objectives que construit le sociologue dans le moment objectiviste, en écartant les représentations subjectives des agents, sont le fondement des représentations subjectives et elles constituent les contraintes structurales qui pèsent sur les interactions ; mais d’un autre côté, ces représentations doivent être retenues si l’on veut rendre compte notamment des luttes quotidiennes, individuelles et collectives, qui visent à transformer ou à conserver ces structures. » (Pierre Bourdieu, Choses dites, Minuit, 1987) (…)Selon Pierre Bourdieu, « le principe de l’action historique, celle de l’artiste, du savant ou du gouvernant comme celle de l’ouvrier ou du petit fonctionnaire, n’est pas un sujet qui s’affronterait à la société comme un objet constitué dans l’extériorité. Il ne réside ni dans la conscience ni dans les choses mais dans la relation entre deux états du social, c’est-à-dire l’histoire objectivée dans les choses, sous formes d’institutions, et l’histoire incarnée dans les corps, sous la forme de ce systèmes de dispositions durables que j’appelle habitus » (P. Bourdieu, Leçon sur la leçon, Minuit, 1982). C’est donc la rencontre de l’habitus et du champ, de « l’histoire faite corps » et de « l’histoire faite chose » qui apparaît comme le mécanisme principal de production du monde social. Pierre Bourdieu a spécifié ici, en cherchant à le rendre opératoire pour des travaux empiriques, le double mouvement constructiviste d’intériorisation de l’extérieur et d’extériorisation de l’intérieur.

Philippe Corcuff, Les nouvelles sociologies, collection 128, Nathan, 1995Document : L’habitus

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L’habitus, ce sont en quelque sorte les structures sociales de notre subjectivité, qui se constituent d’abord au travers de nos premières expériences (habitus primaire), puis de notre vie d’adulte (habitus secondaire). C’est la façon dont les structures sociales s’impriment dans nos corps par intériorisation de l’extériorité. Pierre Bourdieu définit alors la notion (…) comme « un système de dispositions durables et transposables ». Dispositions, c’est-à-dire des inclinations à percevoir, sentir et faire d’une certaine manière, intériorisées et incorporées, le plus souvent de manière non consciente, par chaque individu, du fait de ses conditions objectives d’existence et de sa trajectoire sociale. Durables, car si ces dispositions peuvent se modifier au cours de nos expériences, elles sont fortement enracinées en nous et tendent de ce fait à résister au changement marquant ainsi une certaine continuité dans la vie d’une personne. Transposables, car des dispositions acquises dans le cours de certaines expériences (familiales par exemple) ont des effets sur d’autres sphères d’expérience (professionnelles par exemple) ; c’est un premier élément d’unité de la personne. Enfin système, car ces dispositions tendent à être unifiées entre elles. Mais pour Pierre Bourdieu, l’unité et la continuité de la personne à l’œuvre tendanciellement avec celle de l’habitus ne sont pas en général celles que se représente consciemment et rétrospectivement la personne elle-même – ce qu’il appelle « l’illusion biographique » - mais une unité et une continuité largement non conscientes reconstruites par le sociologue. (…)Unifiants, les habitus individuels sont également singuliers. Car il y a des classes d’habitus (des habitus proches, en termes de conditions d’existence et de trajectoire du groupe social d’appartenance, par exemple), et donc des habitus de classe, chaque habitus individuel combine de manière spécifique une diversité plus ou moins grande d’expériences sociales. Mais cet habitus est-il seulement reproducteur des structures sociales dont il est le produit ? L’habitus est constitué de « principes générateurs », c’est-à-dire qu’un peu à la manière d’un logiciel d’ordinateur (mais un logiciel en partie autocorrectible), il est amené à apporter de multiples réponses aux diverses situations rencontrées, à partir d’un ensemble limité de schémas d’action et de pensée. Ainsi, il est reproduit quand il est confronté à des situations habituelles et il peut être conduit à innover quand il se retrouve face à des situations inédites.

Philippe Corcuff, Les nouvelles sociologies, collection 128, Nathan, 1995

Document : L’habitus et le sens pratiqueOn insiste souvent sur la double nature de l’habitus, à la fois passif et actif. Il est d’abord un produit intériorisé, fruit de « l’immense travail préalable » de la socialisation, qui a lieu dans l’enfance surtout, mais également tout au long de la vie. Les individus y éprouvent les limites entre le possible et l’impossible, l’accessible et l’inaccessible, le convenable et ce qui ne l’est pas. L’habitus est ensuite producteur de pratiques individuelles et collectives. Les expériences ultérieures sont en effet appréhendées à travers des « schèmes de perception, de pensée et d’action » déposés en chaque organisme. « En somme, par la médiation de l’habitus, le dépôt des expériences passées se convertit en disposition pour l’avenir » résume François Héran. Si l’habitus met en lien l’avant et l’après en tant « qu’activation du passif », il relie également le dehors et le dedans puisqu’il est tout à la fois « intériorisation de l’extériorité » et « extériorisation de l’intériorité ». Il apparaît ainsi comme un concept intermédiaire (Héran, 1987). Bourdieu a prétention, par le biais de la notion d’habitus, à dépasser les grandes oppositions entre l’individu et la société, la liberté et le déterminisme, le conscient et l’inconscient. Ainsi, l’habitus est-il durable mais pas immuable, du fait des situations sociales nouvelles auxquelles sont confrontés les agents. (…) L’habitus tient une place importante dans la théorie de la reproduction puisqu’il va engendrer certaines pratiques conformément à des dispositions acquises lors de la socialisation . (…) Il s’agit d’une structure cachée. Les individus n’ont pas une claire conscience de son influence. L’habitus fonctionne ainsi comme une « seconde nature ». Il permet à ceux qui en sont dotés d’évoluer « naturellement » dans le milieu social qui est le leur. Ils parlent et se comportent physiquement sans avoir besoin de faire constamment un effort pour contrôler et ajuster leurs mots et leurs gestes. C’est « en creux » que l’on fait l’expérience de la force de l’habitus, lorsqu’on est plongé dans un univers social qui n’est pas le sien et que tout devient problématique. (…) L’habitus rend possible «  un rapport pratique à la pratique » que Bourdieu nomme le sens pratique, c’est-à-dire un schème d’action incorporé qui permet d’agir de manière « spontané » et adapté à une situation donnée. (…) La réflexivité, hors période de crise (c’est-à-dire lorsque les routines ne permettent plus de s’ajuster convenablement à la situation) est marginalisée.

Céline Béraud et Baptiste Coulmont, Les courants contemporains de la sociologie, collection Licence, PUF, 2008

Document : Les champs sociaux

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Les champs constituent la face extériorisation de l’intériorité du processus. C’est la façon dont Pierre Bourdieu conçoit les institution, non comme des substances, mais de manière relationnelle, comme des configurations de relations entre des acteurs individuels et collectifs (Pierre Bourdieu parle plutôt d’agents, pour indiquer que ceux-ci sont autant agis, de l’intérieur et de l’extérieur, qu’ils n’agissent librement). Le champ est une sphère de la vie sociale qui s’est progressivement autonomisée à travers l’histoire autour de relations sociales, d’enjeux et de ressources propres, différents de ceux des autres champs. Les gens ne courent ainsi pas pour les mêmes raisons dans le champ économique, dans le champ artistique, dans le champ journalistique, dans le champ politique ou dans le champ sportif. Chaque champ est à la fois un champ de forces – il est marqué par une distribution inégale des ressources et donc un rapport de force entre dominants et dominés – et un champ de luttes – les agents sociaux s’y affrontent pour conserver ou transformer ce rapport de forces. Pour Pierre Bourdieu, la définition même du champ et la délimitation de ses frontières (qui a le droit d’y participer ?, etc.) peut être aussi en jeu dans ces luttes, ce qui distingue cette notion de celle habituellement plus fermée de « système ». Chaque champ est marqué par des relations de concurrence entre ses agents (Pierre Bourdieu parle aussi de marché), même si la participation au jeu suppose un minimum d’accord sur l’existence du champ. Chaque champ est caractérisé par des mécanismes spécifiques de capitalisation des ressources légitimes qui lui sont propres. Il n’y a donc pas chez Pierre Bourdieu une seule sorte de capital comme tendanciellement chez Marx et les « marxistes » (le capital économique), mais une pluralité de capitaux (capital culturel, capital politique, capital social, etc.). On n’a donc pas une représentation unidimensionnelle de l’espace social – comme chez les « marxistes » ou l’ensemble de la société est pensée autour d’une vision économique du capitalisme – mais une représentation pluridimensionnelle – l’espace social est composé d’une pluralité de champs autonomes, définissant chacun des modes spécifiques de domination. On n’est donc pas face à un capitalisme (au sens économique) caractérisé par une forme principale et déterminante de domination (« l’exploitation capitaliste »), mais face à des capitalisations et des dominations : des relations dissymétriques entre individus et groupes stabilisés au profit des mêmes, et dont certaines sont transversales aux différents champs comme la domination des hommes sur les femmes. Ces modes de capitalisation sont tout à la fois autonomes, parfois en concurrence (par exemple, le conflit classique entre les détenteurs du capital économique et du capital culturel, hommes d’affaires et « intellectuels ») et reliés entre eux par des formes diverses d’imbrication (certains agents cumulent capitaux économiques, culturels et politiques, alors que d’autres sont « exclus » de la plupart des capitaux légitimes). Ce que Pierre Bourdieu appelle champ du pouvoir est un lieu de mise en rapport de champs et de capitaux divers : c’est là où s’affrontent les dominants des différents champs, « un champ de lutte pour le pouvoir entre détenteurs de pouvoirs différents ».

Philippe Corcuff, Les nouvelles sociologies, collection 128, Nathan, 1995

Document : La violence symboliqueSi de l’œuvre de Marx, Pierre Bourdieu a notamment retenu que la réalité sociale est un ensemble de rapports de force entre des groupes sociaux historiquement en lutte les uns avec les autres, il a, entre autres, retenu de l’œuvre de Weber que la réalité sociale est aussi un ensemble de rapports de sens, qu’elle a donc une dimension symbolique. Pour lui, les représentations et le langage participent à la construction de la réalité sociale, même si bien entendu ils ne sont pas toute la réalité. (…)La prise en compte de la dimension symbolique de la réalité sociale a des conséquences sur la manière de penser les rapports de domination (de dissymétrie des ressources) entre individus et groupes. C’est là qu’intervient la notion de violence symbolique. Les diverses formes de domination, à moins de recourir exclusivement et continument à la force armée (qui elle-même suppose d’ailleurs une dimension symbolique, parce qu’elle est perçue et parlée d’une certaine façon), doivent être légitimées, reconnues comme légitimes, c’est-à-dire prendre un sens positif ou en tout cas devenir « naturelles », de sorte que les dominés eux-mêmes adhèrent à l’ordre dominant, tout en méconnaissant ses mécanismes et leur caractère arbitraire (non naturel, non nécessaire donc historique et transformable). C’est ce double processus de reconnaissance et de méconnaissance qui constitue le principe de la violence symbolique, et donc de la légitimation des diverses dominations. Par exemple, l’enseignant de français qui met « brillant » ou « lourd » dans la marge de ses copies fait un geste renvoyant tendanciellement à une hiérarchie sociale (le « brillant » qualifiant souvent les détenteurs du capital culturel légitime et le « lourd » ceux qui en sont exclus), qui sera fréquemment reconnu par l’élève comme un jugement sur sa compétence personnelle en français et méconnu comme l’expression d’une domination sociale.

Philippe Corcuff, Les nouvelles sociologies, collection 128, Nathan, 1995

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Document : dépasser l’opposition individu-sociétéLa notion d’habitus permet de comprendre que les comportements individuels ne sont jamais «  innés » ou « naturels » : tout ce qui semble évident aux individus aussi bien dans les manières de faire ou de penser (les individus ont le sentiment d’être à leur place) est le résultat de leur socialisation. L’habitus fonctionne comme une « seconde nature ». Mais cette socialisation est réalisée dans un champ social qui est structuré par des luttes entre dominants et dominés. Ce qui veut donc dire que les individus ne sont pas « passifs » puisqu’ils peuvent agir pour changer le fonctionnement du champ. Cependant cette action des dominés est rendu difficile car le champ fonctionne sur la violence symbolique: les dominés ne connaissent pas les mécanismes de la domination et considèrent comme « naturelles » leurs positions individuelles. Lorsqu’un groupe domine l’autre, il impose des représentations sociales qui conduisent à masquer les mécanismes de cette domination.Le sociologue en proposant de montrer comment un champ social se construit a donc pour conséquence de dévoiler les mécanismes de la domination et de permettre aux dominés de lutter contre cette domination. Le travail du sociologue consiste donc à montrer comment fonctionne un champ social  : qui sont les groupes qui s’opposent ? quels sont les critères valorisés ? comment s’opère la légitimation des inégalités ? Le travail du sociologue est donc un travail de « dévoilement » de la réalité sociale et de ce qui la structure origine des inégalités. La sociologie est donc nécessairement «  critique » puisqu’elle conduit à faire apparaître les ressorts de la domination d’un groupe sur un autre. Ainsi pour P.Bourdieu : « Le sociologue est celui qui s’efforce de dire la vérité sur les luttes qui ont pour enjeu la vérité ».

3.4.1.2 L’école et la reproduction sociale

Document : Les Héritiers (1964)Dans Les Héritiers, les deux auteurs s’attachent à remettre en cause deux idées reçues : il y aurait des élèves doués par nature, d’une part, et, d’autre part, les obstacles de type économique permettraient d’expliquer la moindre réussite des jeunes gens issus de milieux populaires. Le plus souvent, les succès scolaires sont attribués par les enseignants, mais également par les étudiants eux-mêmes, aux aptitudes innées de chacun et au mérite individuels (donc ils sont perçus comme échappant aux déterminismes sociaux). Les enfants issus des catégories populaires vivent leur échec comme un « destin personnel ». (…) Or, selon Bourdieu et Passeron, l’origine des performances scolaires se trouve dans le milieu familial. Le facteur déterminant n’est pas à chercher seulement du seul côté des revenus, mais aussi dans l’inégal accès à l’information et surtout dans les « déterminismes », les « dispositions héritées » qui produisent leurs effets tout au long du cursus scolaire, tout particulièrement lors des grands tournants d’orientation. Certaines formes de privilèges apparaissent de manière évidente : recommandations, relations, aide au travail scolaire, cours particuliers, … Mais c’est surtout la transmission de « l’héritage culturel », qui fait la différence. Dès lors, une politique d’allocation de bourses, même généreuse, ne peut suffire à établir une pleine égalité des chances entre étudiants. La culture savante, celle qui est valorisée à l’école, est celle que détiennent les milieux favorisés : la culture scolaire est une « culture de classe ». Il y a là une affinité, qui constitue un important atout pour les jeunes gens dont les parents en sont fortement dotés. Bourdieu et Passeron évoquent le niveau de langue, l’attitude à l’égard du savoir et des pratiques culturelles. Si pour les enfants issus de milieux populaires, le rapport à la culture scolaire relève de l’acculturation, ceux des classes dominantes peuvent faire preuve de dilettantisme. Quant aux classes moyennes, elles sont caractérisées par leur bonne volonté culturelle. Or, l’école ignore ces inégalités initiales. (…) C’est ainsi que se trouve introduite la notion de « culture libre », que l’on peut définir comme la culture que l’école présuppose et exige « sans jamais la délivrer méthodiquement ». Non seulement les inégalités sociales ne sont pas prises en considération, mais les enseignants vont jusqu’à dévaloriser la culture qu’ils transmettent lorsqu’ils reprochent « à un travail scolaire d’être trop scolaire ». Dans La Reproduction (1970), le concept de violence symbolique est précisé. La domination n’est pas perçue comme telle par les individus, qui la subissent. Intériorisée, elle leur semble légitime, et ils finissent eux-mêmes par prendre part à leur propre relégation. Bourdieu et Passeron parlent de « l’auto-élimination » dans le système scolaire des jeunes issus de milieux populaires. Ces derniers se dévalorisent ; ils anticipent leur échec et ainsi y contribuent. (…) Même ceux qui réussissent font des choix d’orientation moins prestigieux, ils limitent leurs ambitions.

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Céline Béraud et Baptiste Coulmont, Les courants contemporains de la sociologie, collection Licence, PUF, 2008

3.4.1.3 Le métier de sociologue

Document : Le métier de sociologue (1968)Dans leur ouvrage Le Métier de sociologue (1968) Bourdieu, Passeron et Chamboredon affirment que l’objectivité du sociologue ne va pas de soi. Le sociologue mène un travail qui vise à produire un savoir objectif sur le monde social, mais cette démarche est rendue difficile par le risque permanent de succomber, d’introduire dans le raisonnement, des jugements de valeur. Ce qui distingue le savoir « ordinaire » du savoir « savant » c’est justement cette capacité à s’extraire d’une manière de pensée « ordinaire » ; capacité qui est associée à une pratique professionnelle. Le travail scientifique du sociologue consiste à « conquérir » un savoir objectif contre un ensemble de pièges qui jalonnent toutes les étapes de l’enquête sociologique. Ces pièges apparaissent lorsque le sociologue choisit son objet, élabore une démarche analytique, met en place des enquêtes et enfin lorsqu’il utilise ses travaux pour participer au débat public et à la vie de la Cité. Le sociologue doit donc réaliser un travail sur sa propre pratique en se demandant dans quelle mesure il réussit à donner une représentation objective de la réalité.

Document :Bourdieu : « En fait, la sociologie a d’autant plus de chance de décevoir ou de contrarier les pouvoirs qu’elle remplit mieux sa fonction proprement scientifique. Cette fonction n’est pas de servir à quelque chose, c’est-à-dire à quelqu’un. Demander à la sociologie de servir à quelque chose, c’est toujours une manière de lui demander de servir le pouvoir. Alors que sa fonction scientifique est de comprendre le monde social, à commencer par les pouvoirs. Opération qui n’est pas neutre socialement et qui remplit sans aucun doute une fonction sociale. Entre autres raisons parce qu’il n’est pas de pouvoir qui ne doivent une part de son efficacité à la méconnaissance des mécanismes qui le fondent. »

Source : ss la direction de B.Lahire A quoi sert la sociologie ?, La découverte, 2004

Document : la place du sociologue dans la CitéPierre Bourdieu s’est toujours tenu à l’écart de la politique, il n’a jamais cherché à commenter l’actualité et les décisions proprement dites. Il se distingue en cela nettement de Weber et d’Aron. Même au moment des évènements de Mai 1968, il resta en retrait alors que ses écrits sociologiques, notamment son livre Les Héritiers, publié en 1964 en collaboration avec Passeron, contribuèrent fortement au débat social et politique de son époque. Il s’en tenait à une distinction ferme entre savant et politique. Ce n’est vraiment que dans la dernière partie de sa carrière (…) qu’il a manifesté de façon publique son engagement politique (…) pour apporter à un public très large des clés de compréhension du monde social et d’aider ainsi, non pas directement les politiques, mais les gens ordinaires à se libérer des contraintes de domination. Pierre Bourdieu est bien plus un « intellectuel spécifique » qu’un « intellectuel universel » (distinction introduite par M.Foucault). Le premier correspond à la figure classique de l’intellectuel engagé dans la lignée de Zola, de Sartre. Le second se limite à son champ de compétence technique, celui qui lui est socialement reconnu, pour parler avec autorité dans le domaine politique. Alors que le premier, au nom d’un projet philosophique et d’une ambition totalisante s’accorde le droit d’intervenir sur de nombreux sujets d’actualité en fonction d’une compétence sociale qu’il juge générale, le second refuse d’être présent sur tous les fronts de la pensée, juge sévèrement toutes les formes d’essayisme et se garde d’aller au-delà du droit que lui confèrent la spécificité et la rationalité de leur savoir. La recherche de Bourdieu ne débouche pas directement sur des engagements de nature politique, au sens de l’adhésion à un parti, et ne se traduit pas non plus par une doctrine à vocation prophétique. En revanche le métier de sociologue reste selon lui une activité éminemment politique – «  un sport de combat » - au sens où il appelle une remise en question des évidences du sens commun. Il s’agit alors d’une sociologie « libératrice ». Ainsi, si la sociologie n’a pas pour finalité l’action politique, elle peut fournir des armes aux acteurs pour lutter contre toutes les formes de domination. Elle peut ainsi permettre de lutter contre les effets d’imposition des normes et des classements fondé sur la naturalisation de l’ordre social. Sans le savoir sociologique, les classements scolaires ne seraient perçus que comme le reflet des seules capacités intellectuelles des élèves, le chômage de longue durée ne serait

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expliqué que par la paresse des individus, la domination masculine n’aurait pas d’autre explication que la simple manifestation d’une supériorité biologique, …Par le dévoilement des ressorts cachés de la domination, la sociologie telle que l’envisage Bourdieu apporte des moyens mobilisables dans l’action politique, (…) des « moyens de dominer la domination ». Cette sociologie porte en elle une critique implicite de l’ordre social et une dénonciation des conservatismes. Le sociologue engagé selon Bourdieu n’a donc rien avoir avec le conseiller du prince. (…) La sociologie que Bourdieu a su développer comporte en elle-même un engagement politique fondé sur une éthique de la libération. Il s’agit d’un engagement différent de celui d’Aron. Alors que le dépassement ultime était recherché par ce dernier dans un humanisme fondé sur la Raison, il s’exprime chez Bourdieu dans l’accomplissement d’une ambition spécifique, celle de rompre avec les structures mentales et les structures sociales qui assurent la force de la violence symbolique.

Source : Serge Paugam, La Pratique de la sociologie, Puf, 2007

3.4.2 Bernard Lahire et la théorie de l’homme pluriel

Document : l’hétérogénéité du Moi socialLa novation de la période contemporaine (…) vient de l’hétérogénéité du Moi social. L’individu ne peut plus être réduit à la simple incarnation des mondes dans lesquels il a été socialisé et au sein desquels il évolue. Il faut dès lors prendre plus que jamais au sérieux la thèse d’un Moi multiple, hétérogène, aux facettes multiples. (…) Comment sociologiquement rendre compte de cette identité moderne ? Ainsi que le suggère Danilo Martuccelli (2005), nous disposons aujourd’hui de trois grandes réponses à cette question. La première instruit le dossier de l’individu à partir de son mode de fabrication sociale ou, si l’on préfère, de sa socialisation. De Durkheim à Bourdieu en passant par Parsons, les arguments classiques invitent à considérer le poids des normes et de leur incorporation par les agents sociaux. Les individus ne sont jamais pourtant le décalque parfait du système qui les produit. La sociologie contemporaine a pris pleinement acte du caractère parfois contradictoire et toujours diversifié du processus de socialisation. Contradictoire : les mondes sociaux que les individus traversent au cours de leur existence sont porteurs de valeurs et d’injonctions parfois difficilement compatibles entre elles, si bien qu’elles peuvent provoquer ce que les spécialistes de sociologie clinique nomment les névroses de classe, à savoir une honte de ses origines sociales, et plus encore, une honte de la honte ainsi éprouvée. Diversifié : les individus ne coulent jamais l’ensemble de leurs pratiques dans une matrice de comportements unique et homogène. D’une situation à l’autre, d’un registre d’action à l’autre, d’un âge de la vie à l’autre …, les façons d’être peuvent varier significativement. (….) Le sociologue peut alors se donner pour mission de révéler des singularités individuelles que donne à voir la pluralité des cultures, qui à tous les étages de la société, informent chacun d’entre nous. C’est le travail entrepris par Bernard Lahire par exemple. Source : Michel Lallement « Histoire des idées sociologiques. De Parsons aux contemporains », A.Colin, 3ième édition, 2011, p.223-224

Document : la théorie de l’homme pluriel L’habitus des individus est pluriel, il n’est pas homogène comme chez Bourdieu car les situations de socialisation sont de plus en plus nombreuses à la fois au cours du temps, mais également au même moment. Certaines pratiques sont mobilisées selon les circonstances. En termes de pratiques culturelles, Lahire est conduit à remettre en cause le déterminisme bourdieusien entre position sociale et pratique culturelle (plus/moins) légitime. Les individus aux pratiques dissonantes sont donc ceux qui mélangent pratiques légitimes et pratiques illégitimes dans le champ.Pour B.Lahire, les espaces de socialisation des individus se sont multipliés, et l’habitus individuel est devenu « pluriel ». La conséquence de cet habitus pluriel est qu’en fonction des situations certains comportements sont activés plutôt que d’autres. Dans le domaine de la sociologie de la culture, cette théorie de l’homme pluriel permet de comprendre les situations de dissonances culturelles, ie les situations dans lesquels les individus appartenant aux classes dominantes adoptent des pratiques « non légitimes ». Dans le cadre bourdieusien, les différences de pratiques culturelles sont particulièrement marquées. Pour Lahire au contraire, ce qui caractérise les membres des classes dominantes aujourd’hui c’est la capacité à mobiliser des pratiques différentes (par exemple en termes de lecture ou programme

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télévisé) tout en reconnaissant la hiérarchie des pratiques culturelles. Cette approche rejoint celle de Peterson sur les pratiques omnivores.

Document : combiner dispositionnalisme et contextualismeTout chercheur, qui s’efforce, dans des recherches empiriques déterminées, d’atteindre le point d’équilibre explicatif entre, d’une part, celle des propriétés sociales objectivées des contextes, combine inévitablement un dispositionnalisme et un contextualisme. Comprendre les pratiques ou les comportements (gestes, attitudes, paroles) par une reconstruction des types de dispositions mentales et comportementales incorporées dont sont porteurs les acteurs (produit de l’intériorisation des expériences sociales passées) et des caractéristiques des contextes particuliers (nature du groupe, de l’institution ou de la sphère d’activité, type d’action ou de relation) dans lesquels ils évoluent est, à mon sens, la voie la plus juste, la plus complexe et la plus rentable scientifiquement que les chercheurs sont en mesure de mettre en œuvre. (…) Pour résumer la démarche scientifique indissociablement dispositionnaliste et contextualiste, on peut énoncer la formule suivante : Dispositions + Contexte = PratiquesLes pratiques considérées (qu’il s’agisse d’un choix alimentaire ou vestimentaire, sportif ou politique, d’un comportement scolaire ou économique, sexuel ou culturel, professionnel ou familial, …) ne se comprennent donc que si l’on étudie, d’une part, les contraintes contextuelles qui pèsent sur l’action (ce que le contexte exige ou sollicite de la part des acteurs) et, d’autre part, les dispositions socialement constituées à partir desquelles les acteurs perçoivent et se représentent la situation et sur la base desquelles ils agissent dans cette situation. Dans une telle formule, on se rend compte que si les pratiques peuvent s’observer et s’enregistrer en tant que réalités présentes et si les contextes d’action sont objectivables par le chercheur en considérant les « règles » de leur jeu, les spécificités de leur fonctionnement, la nature des relations qui s’y déploient (…), les dispositions en revanche ne s’observent pas directement et renvoient au passé des acteurs étudiés. La même formule peut ainsi être présentée de la manière suivante : passé incorporé + contexte présent = pratiques observablesConcernant la première partie de la formule – le « passé incorporé – il s’agit de tout ce que l’acteur importe dans la scène d’action, de tout ce qu’il doit à l’ensemble des expériences qu’il a vécues et qui se sont cristallisées en lui sous la forme de capacités et de dispositions à agir, à sentir, à croire, à penser plus ou moins fortes et permanentes. Les chercheurs qualifient les processus de fabrication des dispositions et des compétences (capacités) de processus de socialisation et parlent d’expériences socialisatrices lorsqu’ils veulent mettre l’accent sur ce que les contextes d’action vécus « impriment » comme changement, modification, transformation sur les acteurs. Le passé incorporé n’est donc que l’effet de la fréquentation passée – plus ou moins précoce, durable, systématique – de divers contextes d’action (familial, scolaire, professionnel, religieux, politique, culturel, sportif, …) Produits intériorisés de la fréquentation passée de contextes d’action + contexte présent = pratiques observablesCela signifie que le contexte présent de l’action peut être considéré de deux points de vue différents : en tant que cadre déclencheur de dispositions incorporées, ou bien en tant que cadre socialisateur des acteurs. (…) si les êtres humains n’étaient pas capables – biologiquement – de «  mémorisation » (au sens d’incorporation non consciente autant que de mémorisation par effort consciemment accompli), les sciences humaines et sociales, n’auraient besoin que d’un programme contextualiste et pourraient se contenter d’être des sciences des contextes sociaux.

Source : Bernard Lahire Monde pluriel, Seuil, 2012, p.20-25

Document : la critique des approches qui ne prennent en compte qu’une dimension de la « formule »

Malgré l’évidence dispositionnaliste, certaines théories de l’action font comme si les acteurs étaient « sans passé », totalement amnésiques et entièrement malléables sous l’effet des contraintes qui pèsent sur les différents contextes d’action, (…) elles contribuent à déséquilibrer la formule scientifique en élidant l’un de ses termes : passé incorporé + contexte présent = pratiques. (…) Si le passé incorporé est souvent élidé, dénié, biffé ou marginalisé par une partie des chercheurs, on peut tout aussi bien insister, à l’inverse, sur les dérives des dispositionnalistes, qui tendent à négliger la spécificité et la variation des contextes d’action, avec tous les effets de transformation des comportements que cette variation implique. C’est le cas parfois de la théorie de l’habitus (et de la reproduction) qui fait de celui-ci un principe de conservation et, par conséquent, de sélection des

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contextes fréquentés, de mise à l’abri des crises dispositionnelles, en oubliant tous les contextes qui ne sont pas toujours soumis au « choix » ou au « désir » des acteurs mais qui s’imposent à eux avec force contraintes. (…) Là encore, la formule scientifique se déséquilibre, au profit cette fois des expériences socialisatrices incorporées : Passé incorporé + contexte présent = pratiquestout se passe comme si tout était déjà joué pour les acteurs avant même qu’ils aient eu l’occasion d’entrer dans les différents jeux qui se présentent à eux.

Source : Bernard Lahire Monde pluriel, Seuil, 2012, p.36-37

DocumentPlus les acteurs ont fréquenté des contextes sociaux (et socialisateurs) hétérogènes et plus cette fréquentation a été précoce, au sein de la configuration familiale (du fait notamment des différences sociales entre ses membres) ou du fait de la diversité des contextes socialisateurs (famille, école, crèche …) plus ils sont porteurs de dispositions hétérogènes et parfois contradictoires. Les dispositions n’agissent pas de manière permanente mais seulement en fonction des contextes d’action qui se présentent. On n’a pas affaire alors à une actualisation systématique des mêmes dispositions mais à un jeu plus complexe d’activation et d’inhibition des différentes dispositions incorporées (…). L’idée même d’habitus comme principe « générateur et unificateur » des comportements, comme « formule génératrice des pratiques », permettant de penser de « manière unitaires » les différentes dimensions de la pratique d’un individu ou d’une classe d’individus donnés, pose problème dans la mesure où elle donne l’impression que l’ensemble des dispositions incorporées par une personne au cours de son existence forme un tout, un système complet fonctionnant « comme un seul homme » au sein duquel l’ensemble des dispositions sont solidaires les unes des autres et se fondent sur un principe unique. La réalité des patrimoines individuels de dispositions et de compétences, quand on se donne la peine de l’étudier de près est tout autre (…). Les dispositions s’activent ou se mettent en veille en fonction des contextes qui se présentent ; les dispositions se combinent différemment entre elles selon les contextes de pratique.

Source : Bernard Lahire Monde pluriel, Seuil, 2012, p.42

Document : homme pluriel et classes socialesPenser que construire scientifiquement une sociologie des socialisations individuelles est incompatible avec une théorie des classes sociales serait aussi subtil que d’imaginer que l’étude des atomes ou des molécules implique logiquement la négation de l’existence des corps ou des planètes. (…) En croisant les variables « niveau de diplôme de l’enquêté » ou « PCS de l’enquêté » avec les différents indicateurs des consommations culturelles (présence d’un genre, fréquence d’un type de sortie …), la sociologie de la consommation culturelle vérifie assez généralement le fait de l’inégale probabilité d’accès à (de goût et d’intérêt pour) telle ou telle catégorie de biens ou d’institutions culturels. Elle établit l’existence d’une correspondance statistique assez forte entre la hiérarchie des arts et la hiérarchie sociale des consommateurs. Une telle lecture de la réalité des pratiques culturelles n’est évidemment pas en soi critiquable. C’est seulement sa routinisation qui fait problème en ce qu’elle conduit à masquer d’autres lectures possibles des mêmes données de l’enquête.

Source : Bernard Lahire La culture des individus, Dissonances culturelles et distinction de soi, La découverte, 2006, p.16

Document : la démarche scientifique du sociologueLa science, écrivait Durkheim, commence dès que le savoir, quel qu’il soit est recherché pour lui-même. Sans doute, le savant sait bien que ses découvertes seront vraisemblablement susceptibles d’être utilisées. Il peut même se faire qu’il dirige de préférence ses recherches sur tel ou tel point parce qu’il pressent qu’elles seront ainsi plus profitables, qu’elles permettront de satisfaire à des besoins urgents. Mais en tant qu’il se livre à l’investigation scientifique, il se désintéresse des conséquences pratiques. Il dit ce qui est ; il constate ce que sont les choses, et il s’en tient là. Il ne se préoccupe pas de savoir si les vérités qu’il découvre seront agréables ou déconcertantes, s’il est bon, que les rapports qu’il établit restent ce qu’ils sont, ou s’il vaudrait mieux qu’ils fussent autrement. Son rôle est d’exprimer le réel, non de le juger. Source : ss la direction de B.Lahire A quoi sert la sociologie ? La découverte, 2004

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3.5 La sociologie des réseaux sociaux : Mark Granovetter

Document : Georg Simmel, fondateur et précurseur de la sociologie des réseaux sociauxL’objet fondamental de la sociologie, selon Simmel, doit être saisi à un niveau « intermédiaire », qui n’est ni celui, microsociologique, de l’individu, ni celui, macrosociologique, de la société dans son ensemble, mais celui que l’on pourrait donc qualifier « mésosociologique », des « formes sociales » qui résultent des interactions entre les individus. Pour Simmel donc, la sociologie est « la science des formes de l’action réciproque », définition que Michel Forsé choisit de traduire ainsi : « Il ne veut pas dire autre chose, dans notre vocabulaire d’aujourd’hui, qu’elle est la science des structures des relations sociales. »Ainsi définie, la théorie relationnelle de Simmel présente deux caractéristiques constitutives que l’on va de fait (…) retrouver dans le champ de l’analyse des réseaux : d’une part, la sociologie de Simmel est une sociologie « formaliste », d’autre part elle est « dualiste ». Elle est formaliste au sens où, pour Simmel, ce n’est pas le contenu mais la forme des interactions qui importe, et qu’il s’agit de prendre pour objet si l’on veut comprendre l’émergence, le maintien, les enjeux et les transformations des formes sociales : il lui importe plus en effet de savoir si une interaction est réciproque, égalitaire, ou non, que de savoir s’il s’agit d’amour, d’amitié, ou de transactions marchandes. On pourrait ajouter que la sociologie simmelienne est formaliste dans un second sens : s’il est possible d’étudier ces formes sociales, c’est parce qu’elles présentent une certaine régularité et une certaine stabilité. Dans les domaines les plus divers de la vie sociale, et aux époques les plus différentes, on pourra ainsi retrouver des formes ou des « types » de relations sociales, comme la domination, la compétition, l’imitation, le conflit, etc. De fait, Simmel affirme explicitement que les actions réciproques entre individus présentent des formes invariantes, constitutives de toute vie sociale, dont le recensement et l’étude doivent permettre de fonder ce qu’il appelle une « géométrie du monde social ».D’autre part la sociologie de Simmel est « dualiste », au sens où elle ne privilégie pas une conception exclusive de l’articulation entre l’individu et la société, mais, délibérément, affirme la possibilité conjointe de deux conceptions souvent considérées comme antagonistes et que l’on qualifiera plus tard d’holiste et d’individualiste. A grands traits, l’approche simmelienne pourrait être décrite comme relevant d’un individualisme méthodologique complexe, plus proche en réalité de ce que l’on pourrait donc appeler un « dualisme méthodologique » : selon lui, en effet, d’un côté les formes sociales sont engendrées par les interactions entre les individus, ce qui l’apparente à l’individualisme méthodologique, à cette nuance près que ce n’est pas la compréhension des actions, mais des interactions individuelles qui doit servir de méthode à l’interprétation du social ; mais, en même temps, il ne cesse d’affirmer que les formes sociales ainsi engendrées acquièrent une espèce d’autonomie, qui fait qu’à la fois, elles sont le produit des interactions individuelles, et elles en constituent le cadre et contribuent donc en retour à les modeler. Simmel, de ce fait, est regardé par beaucoup comme l’inspirateur principal d’une des formules fondatrice de l’analyse des réseaux sociaux, selon laquelle les structures émergent des interactions, et exercent sur elles une contrainte formelle qui n’a rien d’un déterminisme mécanique.

Pierre Mercklé, Sociologie des réseaux sociaux, collection Repères, La Découverte, 2004

Document : La force des liens faibles Dans son article fondateur, Granovetter part d’une définition de la force d’un lien comme « une combinaison (…) de la quantité de temps, de l’intensité émotionnelle, de l’intimité (la confiance mutuelle) et des services réciproques qui caractérisent ce lien ». Après avoir démontré que les liens forts ne sont jamais des « ponts », autrement dit qu’ils ne permettent pas de relier entre eux des groupes d’individus autrement disjoints, il en déduit qu’une information qui ne circulerait que par des liens forts, risquerait fort de rester circonscrites à l’intérieur des « cliques1 » restreintes, et qu’au contraire ce sont les liens faibles qui lui permettent de circuler dans un réseau plus vaste, de clique en clique. Par conséquent, ce sont leurs liens faibles qui procurent aux individus des informations qui ne sont pas disponibles dans leur cercle restreint : « Les individus avec lesquels on est faiblement lié ont plus de chance d’évoluer dans des cercles différents et ont donc accès à des informations différentes de celles que l’on reçoit ». Granovetter ne se contente pas d’énoncer les principes théoriques qui fondent la force des liens faibles, il en propose une vérification empirique en l’appliquant à l’étude du processus de recherche d’emploi. L’échantillon de l’étude est composé d’environ 300 cadres, techniciens et gestionnaires ayant récemment changé d’emploi. Premier constat, ces salariés américains trouvent plus souvent leur emploi par leurs relations personnelles que par n’importe quel autre moyen : c’est le cas de 56 % des personnes interrogées dans cette enquête. Ensuite, Granovetter s’intéresse à la fréquence de leurs contacts avec

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l’individu qui leur avait donné l’information leur ayant permis de trouver cet emploi. Or il apparaît qu’à la question « combien de fois avez-vous vu le contact au cours de la période où il a fourni l’information pour l’emploi ? », les réponses sont : souvent (au moins deux fois par semaine- pour seulement 16,7 % des personnes interrogées, contre occasionnellement (moins de deux fois par semaine) pour 55,6 % et rarement (une fois par an ou moins) pour 27,8 % d’entre-elles. A partir de ces résultats, et de ceux obtenus dans d’autres enquêtes, Granovetter concluait que les liens faibles, souvent dénoncé comme source d’anomie et de déclin de la cohésion sociale, pouvaient apparaître au contraire comme «  des instruments indispensables aux individus pour saisir certaines opportunités qui s’offrent à eux, ainsi que pour leur intégration au sein de la communauté », alors que les liens forts engendraient de la fragmentation sociale. 1Dans la théorie des graphes, une clique représente un graphe dont tous les arcs (relations) possibles sont réalisés.

Pierre Mercklé, Sociologie des réseaux sociaux, collection Repères, La Découverte, 2004

Document : les réseaux sociauxPour Pierre Mercklé (sociologie des réseaux sociaux, ed. La Découverte), l’analyse en termes de réseaux sociaux a une double ambition :

- montrer « qu’il existe une contrainte qualifiée de « faible » exercée par les structures sur les individus, qui laisse les individus libres de leurs actes bien que, compte tenu de cette contrainte, tout ne leur est pas possible ».

- montrer que les comportements des individus en interaction affectent les structures sociales. Si on part des individus pour comprendre des phénomènes sociaux, ce sont des individus en interaction et non « séparés » qui nous intéresse.

Cette double ambition (interactionnisme structural) conduit à vouloir dépasser le clivage individu / structures. Pour le sociologue américain contemporain Mark Granovetter (« Le marché autrement » 2008) : « Dès le départ, la plupart des auteurs travaillant sur les réseaux sociaux pensaient que l’intérêt principal de cette analyse est qu’elle permet de relier l’action individuelle, d’une part, et des structures macrosociales, d’autre part ». Le réseau social est alors une interface entre individus et structure qui permet d’expliquer de nombreux phénomènes. Puisque les individus sont en interactions avec d’autres, cela implique qu’ils tissent des liens sociaux. Pour Granovetter, on peut être amené à distinguer des liens sociaux faibles et forts qui dépendent de la combinaison des facteurs suivants : « temps/intensité émotionnelle/confiance mutuelle/services réciproques », qui existent entre plusieurs personnes. Chaque individu possède des liens forts (avec des proches) et faibles (avec des connaissances plus éloignées). Chaque type de lien possède des avantages en termes de réalisation de projets individuels. Les liens forts s’accompagnent de confiance, de soutien. Les liens faibles sont utiles dans l’accès à des informations. Granovetter étudie ainsi l’accès à l’emploi de salariés cadres américains de la région de Boston (1974). A partir d’une enquête quantitative (un questionnaire), il mesure la part des emplois obtenus grâce aux organismes officiels de placement (l’équivalent de pôle emploi), les petites annonces, les candidatures spontanées et les réseaux de connaissances. Il constate alors que la majorité des emplois obtenus l’est par le biais d’anciennes connaissances de travail ou de Faculté. Ce sont les liens faibles du réseau social qui permettent à la majorité des cadres d’obtenir un emploi. Liens sociaux fournissent donc des opportunités aux individus. L’analyse en terme de réseau social permet donc d’expliquer un phénomène social : la mobilité professionnelle et l’accès à l’emploi.Il est possible de tirer plusieurs conséquences importantes des travaux de Granovetter. D’une part, le marché du travail ne fonctionne pas de manière autonome, il est « encastré » dans l’ensemble des réseaux sociaux des individus (les explications données par les économistes ne suffisent pas car elles ignorent certaines dimensions des activités humaines). L’approche sociologique permet donc de rendre compte de phénomènes jusque-là ignorés par l’approche économique. Granovetter contribue au développement de la « nouvelle sociologie économique ». D’autre part, pour comprendre des phénomènes sociaux, il est important de prendre en compte les interdépendances individuelles, plutôt que les comportements individuels ou bien uniquement l’influence des structures sociales. La sociologie culturo-fonctionnaliste conduit à conception sur-socialisée de l’homme : « l’influence sociale est ici (…) une force qui s’insinue dans les esprits et les corps des individus (comme dans le film « La nuit des morts vivants ») ». La sociologie qui s’appuie sur la théorie du choix rationnel conduit à une conception sous-

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socialisée de l’homme : « les acteurs ne se comportent pas, et ne prennent pas leurs décisions, comme des atomes indépendants de tout contexte social ».

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