C/ARPE D1EM A la recherche du bonheur

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C/ARPE D1EM A la recherche du bonheur Le bonheur, késako? Coincé dans un quotidien lourd et chronophage, quel parent n'a pas craint d'y renoncer? Ceux qui en ont retrouvé le chemin partagent leur expérience c'est d'abord une histoire de changement intérieur. L e handicap engendre sou- vent, chez ceux qui n'y sont pas confrontés, gêne, fuite, compassion. C'est oublier que malgré les difficultés et les souf- frances, les familles concernées peuvent tout à fait (re)trouver un chemin vers le bonheur. Mais qu'est-il, au juste, ce bonheur sur lequel s'interroge l'humanité depuis les premiers philosophes et après lequel courent obstinément les hommes ? « II se compose de deux cléments complémentaires, estime Jacques Lecomte, psychologue et expert de la psychologie positive: le bien-être (c'est-à-dire les loisirs, les relations interpersonnelles) et le sens, l'on retrouve les valeurs, les croyances et, à nouveau, les relations interpersonnelles. » Une joie intense Certes, le bien-être ne se montre pas toujours au rendez-vous, loin s'en faut, dans une vie de famille chamboulée par le handicap. Mais, précise le psychologue, l'importance du sens dans l'ap- proche du bonheur, bien supé- rieure à celle du bien-être, permet d'en compenser les limites. Et c'est qu'être un peu plus heureux dépend aussi de nous - la notion de sens étant étroitement liée à nos choix de vie. Nom- breux sont d'ailleurs les parents qui évoquent cette dimension pour expliquer leur cheminement vers un certain bonheur. Jean- Christophe Beau ; père de Judith. 9 ans, décrit ainsi « le plaisir et la richesse de la simple relation » à l'enfant. Après des années de déprime durant lesquelles la pente fille, polyhandîcapcc, 5C trouvait dans un état quasi autistique, la voir s éveiller eiirin et entrer en contact visuel avec les siens fut « un moment de joie intense ». Tout comme le moindre de sec progrès. Des instants qui pour- raient sembler banals à d'autres, mais qui éclairent un quotidien pas toujours facile. Encore faut- il être en mesure de déceler ces 10 MAGAZINt DÉCLIC 142 IUILLET-AOÛI 2011

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C/ARPE D1EM

A la recherchedu bonheurLe bonheur, késako? Coincé dans un quotidien lourdet chronophage, quel parent n'a pas craint d'y renoncer?Ceux qui en ont retrouvé le chemin partagent leur expériencec'est d'abord une histoire de changement intérieur.

L e handicap engendre sou-vent, chez ceux qui n'y sontpas confrontés, gêne, fuite,

compassion. C'est oublier quemalgré les difficultés et les souf-frances, les familles concernéespeuvent tout à fait (re)trouverun chemin vers le bonheur. Maisqu'est-il, au juste, ce bonheursur lequel s'interroge l'humanitédepuis les premiers philosophes etaprès lequel courent obstinémentles hommes ?« II se compose de deux clémentscomplémentaires, estime JacquesLecomte, psychologue et expertde la psychologie positive: lebien-être (c'est-à-dire les loisirs,les relations interpersonnelles) et

le sens, où l'on retrouve les valeurs,les croyances et, à nouveau, lesrelations interpersonnelles. »

Une joie intenseCertes, le bien-être ne se montrepas toujours au rendez-vous, loins'en faut, dans une vie de famillechamboulée par le handicap.Mais, précise le psychologue,l'importance du sens dans l'ap-proche du bonheur, bien supé-rieure à celle du bien-être, permetd'en compenser les limites.Et c'est là qu'être un peu plusheureux dépend aussi de nous - lanotion de sens étant étroitementliée à nos choix de vie. Nom-breux sont d'ailleurs les parents

qui évoquent cette dimensionpour expliquer leur cheminementvers un certain bonheur. Jean-Christophe Beau; père de Judith.9 ans, décrit ainsi « le plaisir etla richesse de la simple relation »

à l'enfant. Après des années dedéprime durant lesquelles la pente

fille, polyhandîcapcc, 5C trouvaitdans un état quasi autistique, lavoir s éveiller eiirin et entrer en

contact visuel avec les siens fut« un moment de joie intense ».Tout comme le moindre de secprogrès. Des instants qui pour-raient sembler banals à d'autres,mais qui éclairent un quotidienpas toujours facile. Encore faut-il être en mesure de déceler ces

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ou ue SAIT PASru

petits bonheurs. Bien sûr, chacunhérite d'un jeu de cartes différent.Certains s'avèrent plus chanceux,mieux entourés ou d'une natureplus optimiste,..

Pas si loinMais, pour tous, l'apprentissagereste possible. « J'ai dû complète-ment remodeler ma vie, apprendreà relativiser, raconte Isabelle Meu-rant, dont la fille Chloé souffred'une maladie génétique, la délé-tion 4q21. J'ai fini par comprendreque la seule issue était de modifiermon regard sur le monde. » Unedémarche ardue, sans cesse renou-velée, qui nécessite de repenserson rapport aux événements de

l'existence. Anne, l'épouse deJean-Christophe Beau, explique :« Judith est heureuse et gaie. C'estma propre projection, mes repré-sentations de ce qu'elle pourraitêtre qui risqueraient de me rendremalheureuse. Son handicap estune injustice, mais j'ai le choix dela manière dont je vais vivre cela. »Bel écho à Jean-Paul Sartre, quiaffirmait : « L'important n'est pasce que l'on a fait de nous, mais ceque nous faisons de ce que l'on afait de nous. »De fait, la conception du bon-heur est amenée, elle aussi, àchanger. Et selon le psychologueYves-Alexandre Thalmann, spé-cialiste en développement per-

sonnel, il s'agit d'une clé tout àfait essentielle. « Les gens sontde très mauvais devins en ce quiconcerne leur bonheur. Personnene peut prédire ce qui va le rendreheureux ou malheureux. En réa-lité, le bonheur ne va pas cher-cher loin. Mais nous sommesdans une société marchande, etles marchands vendent des pro-duits. .. » Souvent niché là où on

ne l'attend pas, le bonheur s'effacealors derrière une image d'Epinalpeu en phase avec la réalité. Lasurvenue d'une épreuve telle quele handicap vient bouleverser ladonne, incitant parents et enfantsà le quérir dans sa brièveté et sasimplicité.

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André Comte-Sponvilleest philosophe et écrivain.

« 11 n'y a jamais dehonte à être heureux »« Le bonheur suppose toujours 'acceptationde ce qui est, ce qui implique de renoncerà ce qui n'est pas. Ce deuil est bien plus difficiledans certaines situations que dans d'autres,mais le temps y aide. Au bout de quelques moisou de quelques années, on découvre que la joieest redevenue possible. Ça ne veut pas direqu'on oublie la souffrance. Il ne s'agit pasde dire que "tout est bien". Acceptern'est pas approuver: le bonheur est du côtéde l'acceptation, pas de la soumission !C'est la clé de tout bonheur, comme de toutesagesse. Ce n'est pas facile, ce n'est pastoujours possible, mais il n'y a pas d'autre voie.Il est également important de s'autoriser à êtreheureux. Il ne faut pas avoir honte d'être heureuxalors qu'on a un enfant malade ou handicapé.Il n'y a jamais de honte à être heureux - commei n'y a pas non plus de honte à être malheureux.Le bonheur n'est pas un devoir, ce n'est pasnon plus une faute. Cela relève beaucoup plusdu hasard que de nous-même - et, pour la partqui relève de nous, chacun fait ce qu'i peut.Mais il y a au moins un obstacle à lever pouraccéder au bonheur: comprendre qu'il n'estpas la félicité. Si l'on espère un bonheurqui serait une joie parfaite et constante, alorson ne sera jamais heureux. Une fois que l'on arenoncé à ce bonheur absolu, on est davantagedisponible pour les moments de joie réellelorsqu'ils adviennent. En un sens, il s'agitpeut-être aussi de moins se préoccuperdu bonheur. Elre heureux est tellement compliqué,ambivalent, contradictoire... Quand on s'occupemoins du bonheur, on s'en approche,paradoxalement. » *

Le souci de soiMais le bonheur n'est pas seule-ment affaire de conception. Sedonner les moyens d'être plusheureux demande aussi à opérercertains choix, pas toujours faciles.Ainsi, Isabelle a dû revoir ses habi-tudes au quotidien. « Je prévoyaistoujours tout. Je me suis finale-ment aperçue que c'était moinsangoissant de vivre au jour le jour.

Ce lâcher-prise a été hyperlibéra-

teur... » De son côté, Anne metl'accent sur le besoin de construireune vie en dehors du handicap etde ne pas tout abandonner pour

rester auprès de l'enfant malade.«J'ai été tentée d'arrêter de tra-vailler. C'aurait peut-être été la clé

de mon malheur. »

Là est sans doute l'un des princi-

paux écueils au bonheur : le sen-timent de culpabilité qui ronge

si fréquemment les parents etles amène à négliger le néces-

saire souci de soi. « Le sacrifices'avère extrêmement néfaste,

RESSOURCES+ Le bonheur est tci ""'"•"

pour soi comme pour les autres,alerte Jacques Lecomte. L'identitéd'une personne n'est pas réduite à

l'événement traumatique qu'ellea vécu. » Et l'existence avec tinenfant handicapé ne se limite pasà une suite de renonciations, dïcontraintes et de douleurs. Jean-Christophe insiste par exemplesur la nécessité de développei

une vision positive de l'enfant, de

s'attarder sur ses capacités plus que

sur ses limites. Pour autant, privi-légier l'optimisme ne signifie pasopter pour une vision naïve d'une

vie toute rosé. « Le handicap est

une succession de deuils, rappelleIsabelle Meurant. Je sais qu'il yen aura d'autres et que je devraià nouveau opérer des réaména-

gements intérieurs. » Le bonheui

n'est pas durable. Il ne prend pas

toujours les formes les plus visibles

non plus. Et si l'on commen-

çait simplement par changer de

lorgnette?

Anne-Claire Préfol

Sfefan Vanistendae! etcques tecomte, éd. Boyard, 2000, 18,29 €

Jacques Lecomte, éd. Odi eJacob, 2007, en bibliothèque.

Yves-Alexandre Thalmann et Jean Augagneur, éd. jouvence,2009, 6,50 €

Yves-Alexandredmann, éd. Albin Michel, 2010, 15,90€

André Comfe-Sponville, éd.Librio, 2003, 2 €1̂9 André Comte-

Sponville, éd. Albin Michel, 2010, 20 €

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