Camille Lemonnier - Ebooks-bnr.com · Lemonnier n’est parvenu à dégager avec une telle netteté...

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  • Camille Lemonnier

    NOËLS FLAMANDS

    1887

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  • UN MOT

    Nous connaissons aussi peu la littératurede la Belgique, notre voisine, que celles de laGrèce ou du Portugal, et ce n’est certes pas peudire !

    Un écrivain belge ne nous intéresse quelorsqu’un succès éclatant l’a sacré parisien.Alors, parfois, notre public lettré se passionnepour lui et cette passion cherche à s’assouviren fouillant dans le passé de l’écrivain.

    C’est ainsi que peu après la publication duMâle que j’avais lu avec une admiration en-thousiaste pour cette belle langue si dix-neu-vième siècle par ses néologismes et sa pure

  • correction, j’entrevis l’auteur des Noëls fla-mands dans une reproduction de Fleur de Blé(Blœmentje) que fit alors la Revue littéraire et ar-tistique.

    Mis en appétit de la sorte, j’étais si gour-mand de ces pages originales et colorées queje me hâtai de m’enquérir des œuvres de l’écri-vain.

    Me les procurer me fut difficile… Bien desvolumes étaient introuvables et il fallait secontenter d’avis de critiques, de jugements dejournaux.

    Je recueillis ainsi un vieil article du Danubede Vienne, reproduit par le Courrier d’État deBruxelles qui me renseigna un peu sur la per-sonne et les débuts de M. Camille Lemonnier.

    « Bien jeune encore, y lisait-on, l’auteur deces contes a groupé autour de lui un centred’artistes et d’écrivains fervents. Tout à la foisjournaliste, romancier et critique d’art… les

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  • idées qu’il a défendues dans l’Art et quipeuvent se résumer par ces mots : modernité,nationalité, réalisme, il les a mises en pratiquedans ses livres, surtout dans ses contes, ca-ractéristiques comme un livre de Dickens oude Auerbach. Ce sont des histoires populaires,dans lesquelles l’auteur fait défiler tout unmonde de figures touchantes, naïves, drôles,fantasques même, ayant pour cadre les pay-sages, les mœurs et les coutumes du pays. Ce-lui qui voudra connaître la Belgique la retrou-vera dans ce livre, parce que, non seulement ily verra la réalité la plus minutieuse des faits,mais l’aspiration des âmes et les milieux del’esprit. Il n’y avait qu’un réel et profond ob-servateur qui pût rendre intéressants tant depetits détails en les présentant sous leur côtéessentiel, et il fallait que l’observateur fût lui-même doublé d’un artiste.

    « L’art de Camille Lemonnier est certaine-ment un art très curieux et très complet, artd’étude, de recherche, de sagacité, simple à la

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  • fois et raffiné, qui met les moindres choses enrelief et fait vivre ses romans comme des ta-bleaux de vieux maîtres hollandais. Vous ver-rez chez lui dans la couleur locale, les fêtespatronales, les jouissances populaires, les Ker-messes, l’aspect intime et familier des Flandrestel qu’il n’avait pas encore été exprimé. Lespersonnages se meuvent, on voit leursmoindres gestes, et ils sont comme étudiés àla loupe. Quant aux sujets ils sont très simples,comme si l’auteur voulait laisser toute la lu-mière aux figures des paysans, petits bour-geois, boutiquiers, gens du peuple. Il y a, dureste, nombre de situations comiques, à la ma-nière de Jean Steen ; c’est le même esprit jo-vial, tendre, amoureux, naïf, dans une suite depeintures dont le fini rappelle la technique dece grand peintre. Il y a peu d’histoires plussimples et plus intéressantes que son contede Blœmentje(1), un petit chef-d’œuvre, et peud’histoires plus amusantes que le Mariage enBrabant, une autre perle. Tout cela est local ;

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  • mais il faut lire la langue de l’écrivain, l’artmerveilleux avec lequel il l’assouplit à ses su-jets flamands, pour saisir sa véritable originali-té. »

    Bientôt la Vie littéraire, une petite revue quisuccéda à la République des lettres et précéda, jecrois, la Jeune France, fournit à mes archives cejoli jugement de M. J.-K. Huysmans :

    « Tout à coup, Lemonnier change de ma-nière. Il ferme ses écrins, éteint ses feux. Lestyle se serre, la phrase n’a plus cette hâte fé-brile, ces cahots, ces soulèvements joyeux quil’emportent et la font jaillir, elle se dépouilleégalement de sa grandesse fastueuse, de sestraînes éclatantes. L’artiste la tisse à nouveau,la teint de couleurs plus amorties, arrive sou-dain à une simplicité puissante, à un campéd’un naturel vraiment inouï. Les scènes de lavie nationale sont sur le chantier. L’auteur vanous retracer l’existence des déshérités du Bra-bant, et alors défilent devant nous six nou-

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  • velles merveilleuses : La Saint Nicolas du bate-lier ; le Noël du petit joueur de violon ; un mariagedans le Brabant ; Blœmentje ; la Sainte-Catherineet le Thé de la tante Michel.

    « Le coloriste endiablé que nous avonsconnu, le contemplateur enthousiaste des au-tomnes dorés, se change en un observateur mi-nutieux. L’émotion ressentie en face du pay-sage s’est reportée sur l’être animé, vibre main-tenant plus intense et plus humaine. Le natu-raliste, l’intimiste a fait craquer le masque dupoète et du peintre. Un nouvel écrivain est de-vant nous, un écrivain sincère, franc, qui parun miracle d’art, va nous donner ce petit chef-d’œuvre : Blœmentje. Là est la vraie note, lanote exquise de Lemonnier. C’est la simple his-toire de la petite fille d’un boulanger, qui semeurt pendant la nuit de Saint-Nicolas. Il y aun moment quand le prêtre, fermant son bré-viaire dit : Seigneur, mon Dieu, prenez pitiéde ces pauvres gens ! où l’on étouffe et l’onétrangle. Dans une autre nouvelle, la dernière

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  • du livre, le Thé de la tante Michel, le dramatiqueest encore en dessous, discret et voilé, puisil se dégage, sans phrases et sans cris monteà fleur de peau, vous fait frissonner et vousdonne la chair de poule ; au reste tout ce vo-lume est vraiment extraordinaire. Les person-nages, les Tobias, les Nelle, le petit Franciscoqui rêve à des paradis de sucre, si étonnam-ment décrits, les Jans, les Cappelle, s’agitent,vivent d’une vie intense. Il faut les voir, lesbraves gens, campés debout et riant de toutcœur, ou bien penchés sur la poêle qui chante,l’œil émerillonné, épiant la lutte des fritures, lacuisson des schœsels ; il faut le voir, le vieuxsavetier Claes Nikker, rapetassant les bottes duvillage, causant avec l’un, avec l’autre, luttantde matoiserie et de ruse avec la famille Snip,discutant avec une opiniâtreté d’avare le ma-riage de sa nièce, pendant que les amoureuxtremblent, des grands benêts qui s’adorent etosent tout juste se prendre la main ! Ce livreest, selon moi, le livre flamand par excellence.

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  • Il dégage un arôme curieux du pays belge. Lavie flamande a eu son extracteur de subtileessence en Lemonnier qui a des points decontact avec Dickens, mais qui ne dérive depersonne. Le premier par ordre de talents dansles Flandres, il a commencé à faire avec sescontes, pour la Belgique ce que Dickens etThackeray ont fait pour l’Angleterre, Freytagpour l’Allemagne, Hildebrand pour la Hol-lande, Nicolas Gogol et Tourgueneff pour laRussie. »

    Pourquoi donc ces contes si inconnus enFrance étaient-ils si populaires en Belgique ?Bien plus, je les trouvais traduits en flamand,en allemand, en italien, en espagnol même.C’est qu’à dire vrai, nous autres Français,sommes ou plutôt étions, car ce vice a l’airde disparaître depuis quelques années, d’épou-vantables contemplateurs de notre nombril, etque les contes flamands de M. Camille Lemon-

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  • nier étaient un vrai fruit du cru sain et de saveurfranche, comme le disait M. Henri Taine.

    « La double race wallonne et flamande, quiforme la Belgique actuelle, écrivait un critique,s’inscrit chez l’auteur des Contes : son largetempérament, merveilleusement ouvert auxplus fugitives nuances de l’observation, résumetout à la fois la placidité, la songerie, la gravitépensive des Flandres et la verve, la fougue, lepenchant à la gaîté des populations wallonnes.Il offre l’un des plus rares exemples qui soient,d’un écrivain sorti d’une race complexe et re-flétant tous les caractères de cette race, mêmeles plus antithétiques. Camille Lemonnier n’estni Flamand ni Wallon ; il est l’un et l’autre enmême temps et cela seul expliquerait sa mul-tiple personnalité, large à contenir un peupletout entier. Ceux qui lui ont reproché l’exces-sive variété de son œuvre ne se sont pas ren-du compte que cette variété lui venait de cetteétonnante prédisposition qui le porte à exa-

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  • miner tantôt l’un tantôt l’autre des caractèresinhérents à ses origines. Autant les Contes, leCoin de village sont choses flamandes, et fla-mandes au point que personne avant CamilleLemonnier n’est parvenu à dégager avec unetelle netteté l’impression de la vie populairedes pays flamands, autant Le Mâle(2) nous res-titue l’impression du caractère, des mœurs, dulangage et du paysage wallon.

    « Il y a mieux : ici même, la différence desmilieux, d’une nouvelle à l’autre, s’accom-pagne d’un changement dans la composition,l’esprit, le sentiment et le style. On était dansles petites villes et les campagnes baignéesd’eau de la Flandre : on est tout à coup trans-porté parmi la gaie et chantante rusticité wal-lonne. Les moindres nuances sont partout gé-néralement saisies, jusque dans le langage.Vous remarquerez l’absence du tutoiementdans les contes flamands, l’habitude des com-paraisons empruntées à la vie coutumière, letour d’esprit naïf, les sentiments simples et au

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  • contraire chez le wallon la phrase plus sèche,le tour d’esprit glorieux, le goût de la hâblerie.On peut dire de l’auteur qu’il caractérise unedouble race ou plutôt tout un peuple, puisquecelui-ci est composé d’hommes de mœurs etd’esprit différents et que les différences àchaque instant sont reflétées dans sonœuvre. »

    Un jour, enfin, l’occasion se présenta pourmoi de lire ces contes et de les ranger dans mabibliothèque de lettré.

    C’était bien simple.

    Il s’agissait de les éditer et après l’auteur sifrançais de l’Hystérique, des Charniers, du Mâle,du Mort, de Thérèse Monique, de Happe-Chair,des Concubins, de faire connaître à mes compa-triotes l’auteur si flamand de la Saint-Nicolas duBatelier, des Bons Amis et de Fleur-de-blé.

    J’ai saisi l’occasion au vol et voici le livrequ’on peut mettre, je crois, aux mains de tout

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  • le monde, qualité rare de nos jours, surtoutpour un livre écrit.

    Albert SAVINE.

    La plupart de ces contes ont été écrits en 1871et en 1872. En les réunissant ici sous un titre diffé-rent de celui de l’édition de 1875, l’auteur ne faitque leur restituer le titre général que, dans sa pen-sée, il leur avait attribué d’abord. Attiré, depuis,par un champ d’observation moins limité, ce n’estpas sans peine qu’il a pu réintégrer un domained’art si éloigné de ses études actuelles. Il y a étédécidé toutefois par le désir de donner à ces pagesqui, pour lui, sont voisines des débuts, une formeplus soignée. Il est de ceux qui pensent que, sanstoucher au fond, un écrivain a le devoir de tou-jours amender l’œuvre sortie de sa plume, en larapprochant, le plus qu’il peut, du degré de perfec-

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  • tion que requiert le progrès de son éducation litté-raire. Les flandricismes abondent dans son livre :il n’a eu garde de les éliminer, estimant qu’en lesatténuant, il eût altéré la marque d’origine qui,peut-être, est le meilleur de ses Contes. Il s’est uni-quement borné à déblayer le récit de certaines né-gligences qui trahissaient trop manifestement lajeunesse du narrateur. Encore n’espère-t-il pas lesavoir toutes fait disparaître.

    Les Noëls sont sortis d’un commerce bien-veillant avec les milieux décrits : l’auteur y a dé-peint les mœurs tranquilles, la médiocrité des exis-tences, un état d’humanité simple et cordiale, tellequ’elle se suscite, en Belgique, de l’étude d’un cer-tain peuple demeuré fidèle à de traditionnellescoutumes. Si Le Mort, L’Hystérique et Happe-chair lui ont été suggérés par la nécessité de ré-véler la condition sociale sous un jour affligeant,mais véridique, le présent livre tempérera, il l’es-

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  • C. L.

    5 Mai 1887.

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    père, par une douceur de demi-teinte ce qu’il y ade cruel dans ses ultérieures constatations.

  • LA SAINT-NICOLAS DUBATELIER

    À M. Victor Lefèvre.

    I

    — Nous voici au plus beau jour de l’année,Nelle, dit joyeusement un homme d’unesoixantaine d’années, grand et solide, à unebonne femme fraîche et proprette qui descen-dait l’échelle du bateau, des copeaux dans lesmains.

  • — Oui, Tobias, répondit la femme, c’est unbeau jour pour les bateliers.

    — Vous souvenez-vous, Nelle, du premierSaint-Nicolas que nous avons fêté ensembleaprès notre mariage ?

    — Oui, Tobias, il y aura bientôt quaranteans.

    — Le patron Hendrik Shippe descenditdans le bateau et me dit : « Tobias, mon gar-çon, puisque vous avez amené une femmedans votre bateau, il faudra fêter convenable-ment notre révéré saint. » Et il me mit dans lamain une pièce de cinq francs. Alors je dis aupatron : « Mynheer Shippe, je suis plus contentde vos cinq francs que si j’avais une couronnesur la tête. » Puis je sortis sans rien dire àma chère Nelle, je passai la planche et j’allaidans le village acheter de la crème, des œufs,de la farine, des pommes et du café. Qui futbien contente quand je rentrai avec toutes cesbonnes choses et que je les mis sur la table,

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  • l’une à côté de l’autre, tandis que le feu brûlaitgaîment dans le poêle ? Qui fut contente ?Dites-le un peu vous-même, Nelle.

    — Ah ! Tobias ! nous sommes restés, cesoir-là, jusqu’à dix heures la main dans la main,comme les soirs où nous nous asseyions en-semble sur le bord de l’Escaut, au clair de lalune, avant notre mariage. Mais nous avonsfait, cette fois-là, bien autre chose encore.Qu’est-ce que nous avons fait ? Dites-le unpeu, Tobias.

    — Oh ! oh ! de belles crêpes dorées auxpommes ; j’en ai encore l’odeur dans le nez. Etj’ai voulu connaître de vous la manière de lesfaire sauter, mais j’en ai fait sauter deux dansle feu, et la troisième est tombée dans la gueuledu chat. Oui, oui, ma Nelle, je m’en souviens.

    — Eh bien ! mon homme, il nous faut faireencore de belles crêpes aux pommes en mé-moire de cette bonne soirée, et j’apporte descopeaux pour allumer le feu. Et un jour,

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  • comme nous-mêmes à présent, Riekje et Dolfse souviendront de la bonne fête de saint Nico-las.

    Ainsi parlaient, dans le Guldenvisch, le bate-lier Tobias Jeffers et sa femme Nelle.

    Le Guldenvisch, baptisé de ce nom à causedu joli poisson d’or qui brillait à l’arrière et àl’avant de sa carène, était le meilleur des ba-teaux de M. Hendrik Shippe et il l’avait confiéà Tobias Jeffers, le meilleur de ses bateliers.Non, il n’y avait pas dans Termonde de plus co-quet bateau ni de mieux fait pour supporter lesgrandes fatigues : c’était plaisir de le voir filer,dans l’eau où il enfonçait à plein ventre, char-gé de grains, de bois, de pailles ou de denrées,avec sa grosse panse brune rechampie de filetsrouges et bleus, sa quille ornée du long poissond’or aux écailles arrondies, son pont luisant etson petit panache de fumée tirebouchonnantpar le tuyau de fer verni au noir.

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  • Ce jour-là, le Guldenvisch avait chômécomme tous les bateaux de l’Escaut : il étaitamarré à un gros câble, ne laissant voir, versles sept heures du soir, que la lueur claire quirougissait le bord de sa cheminée et ses lu-carnes brillantes et rondes comme des yeux decabillaud.

    C’est qu’on se préparait dignement à fêterla Saint-Nicolas dans la petite chambre qui estsous le pont ; deux chandelles brûlaient dansdes flambeaux de cuivre et le poêle de fonteronflait comme l’eau qui se précipite desécluses, quand l’éclusier vient de les ouvrir.

    La bonne Nelle poussa la porte et Tobiasentra sur ses pas, l’œil empli des lointaines ten-dresses que sa mémoire venait d’évoquer.

    — Maman Nelle, fit alors une voix jeune, jevois les fenêtres rondes qui s’allument partout,l’une après l’autre, sur l’eau noire.

    — Oui, Riekje, répondit Nelle, mais ce n’estpas pour voir s’allumer les fenêtres sur l’eau

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  • que vous demeurez ainsi contre la vitre, maisbien pour savoir si Dolf le beau garçon ne vapas rentrer au bateau.

    Riekje se mit à rire.

    — Maman Nelle voit clair dans mon cœur,dit-elle en s’asseyant près du feu et en piquantl’aiguille dans un bonnet de nouveau-né qu’elletenait à la main.

    — Et qui ne verrait pas clair dans le cœurd’une femme amoureuse de son mari, Riekje ?reprit la vieille Nelle.

    En même temps elle ouvrit le couvercle dupoêle et bourra le pot, ce qui parut faire plaisirau petit creuset, car il se mit à pétiller commeles fusées qu’on avait tirées la veille sur laplace du Marché à l’occasion de la nominationdu nouveau bourgmestre. Nelle moucha en-suite les chandelles avec ses doigts, aprèsavoir humecté ceux-ci de salive, et la flammequi vacillait depuis quelques instants au boutde la mèche charbonneuse se redressa tout à

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  • coup joyeusement, éclairant la petite chambred’une belle lumière tranquille.

    Petite, la chambre l’était, à la vérité, figu-rant assez bien, à cause de son plafond de boisrecourbé et de ses cloisons de planches, pa-reilles à des douves, la moitié d’un grand ton-neau qu’on aurait coupé en deux. Une couchede goudron, luisante et brune, couvrait partoutla paroi, et par places, avait noirci comme del’ébène, principalement au dessus du poêle.Une table et deux chaises, un coffre qui servaitde lit, et près du coffre, une caisse de boisblanc, avec deux planches en guise de rayon,formaient tout l’ameublement ; et la caissecontenait du linge, des bonnets, des mou-choirs, des jupes de femmes, des vestesd’hommes, pleins d’une odeur de poisson.Dans un coin, des filets pendaient pêle-mêleavec des cabans de toile goudronnée, des va-reuses, des bottes, des chapeaux de cuir bouilliet d’énormes gants de peau de mouton. Deschapelets d’oignons s’enguirlandaient autour

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  • d’une image de la Vierge et une vingtaine debeaux saurets aux ventres cuivrés étaient en-filés par les ouïes à un cordon, sous un cartelémaillé.

    Voilà ce que les deux chandelles éclairaientde leur lumière jaune en faisant danser lesombres sur le plafond ; mais il valait bienmieux regarder la brune Riekje assise près dufeu, car c’était une belle jeune femme. Larged’épaules, le cou rond, les mains fortes, elleavait les joues pleines et hâlées, les yeux ve-loutés et bruns, la bouche épaisse et rouge, etses noirs cheveux se tordaient six fois autourde son chignon, épais comme les grelins aveclesquels on hale les chalands le long des ri-vières. Bien que douce et timide, elle se laissaitvolontiers aller à des rêveries sombres ; maisquand son Dolf était près d’elle, la chair re-montait de chaque côté de son amoureusebouche et ses dents ressemblaient à la paledes rames quand elles sortent de l’eau et quele soleil luit dessus. Alors elle ne fronçait plus

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  • le sourcil, épais rideau sous lequel dormaientde tristes souvenirs, mais toutes sortes d’idéesclaires brillaient dans les plis de sa peaucomme des ablettes scintillantes à travers lesmailles du filet, et elle se tournait vers le beaugarçon en frappant ses mains l’une dansl’autre.

    La flamme qui passe par la porte du poêlerougit en ce moment ses joues comme deuxtranches de saumon, et, par le coin de sa pau-pière, son œil profond, qu’elle fixe sur son ou-vrage, luit, pareil à une braise dans les cendres.Mais deux choses luisent autant que ses yeux :c’est la pendeloque suspendue à la bélière d’orqui pique son oreille et l’anneau d’argentqu’elle porte à son doigt.

    — Riekje, êtes-vous bien ? lui demandeNelle Jeffers de temps à autre. Vos pieds ont-ils chaud dans vos sabots doublés de paille ?

    Et elle répond en souriant :

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  • — Oui, maman Nelle, je suis comme unereine.

    — Comme une reine, dites-vous, reprendNelle. C’est tout à l’heure que vous serezcomme une reine, ma bru, car vous allez man-ger les kœkebakken aux pommes de mamanNelle. Voici Dolf qui traverse la passerelle etqui nous apporte la farine, les œufs et la crème.Vous m’en direz des nouvelles, Riekje.

    Et elle ouvrit la porte à quelqu’un dont lessabots venaient, en effet, de battre lourdementle pont du bateau.

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  • II

    Un homme à la large carrure, la figure ou-verte et riante, parut dans la lueur rouge de lachambre, et sa tête touchait au plafond.

    — Voilà, mère ! s’écria-t-il.

    Il jeta son chapeau dans un coin et, avecmille précautions, extirpa de ses poches dessacs de papier qu’il déposait ensuite sur latable.

    — Dolf, j’en étais sûre, vous avez oublié lapinte de lait s’écria maman Nelle quand il euttout étalé.

    Alors Dolf rentra la tête, tira longuement lalangue et parut déconcerté comme si vraimentil lui fallait repasser la planche pour retour-ner à la boutique. Mais, en même temps, il cli-gnait des yeux du côté de Riekje pour lui faire

  • entendre que c’était un leurre. Et Nelle, quin’avait pas vu cette grimace, abattit le poingde sa main droite dans la paume de sa maingauche en se lamentant.

    — Qu’est-ce que nous allons faire sans lait,Dolf ? Vous verrez qu’il faudra que j’aille moi-même à la ville. Ayez donc de grands garçons,Tobias, pour qu’ils ne songent plus qu’àl’amour qu’ils ont dans la tête.

    — Et si je fais sortir le lait de dessous lachaise de Riekje, est-ce que vous m’embrasse-rez, la mère ? dit le grand Dolf en riant de toutson cœur et en jetant un de ses bras autour ducou de la bonne Nelle, tandis qu’il tenait l’autrebras caché derrière son dos.

    — Taisez-vous, méchant garçon, répliquaNelle, demi fâchée demi riante ; comment est-il possible que Riekje ait du lait sous sa chaise ?

    — Me baiserez-vous ? répétait le jovial gar-çon. Une… deux…

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  • Alors elle se hâta de dire à Riekje :

    — Allons, levez-vous, la belle fille, pour sa-voir si je baiserai votre garnement de mari.

    Dolf se baissa vers Riekje, chercha long-temps sous sa chaise, feignant de ne pas trou-ver d’abord ; et doucement il lui chatouillait lemollet ; et enfin il leva triomphalement le potà lait au bout de son bras. Et il criait de toutesses forces, son poing sur la hanche :

    — Qui sera baisé, la mère ? Qui sera baisé ?

    Et tout le monde riait aux éclats de cettebonne farce.

    — Dolf, embrassez Riekje ; les mouchesaiment le miel, criait la bonne Nelle.

    Le drille fit un cérémonieux salut à Riekjeen rejetant le pied en arrière et appuyant lamain sur son cœur, comme on fait chez lesgens riches, et il lui dit :

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  • — Âme de mon âme, me sera-t-il permisd’embrasser une aussi belle personne quevous ?

    Puis, sans attendre la réponse, Dolf passason bras autour de la taille de Riekje, et, lasoulevant de sa chaise, il colla à son cou sesgrosses lèvres de bon enfant. Mais Riekje,ayant tourné à demi la tête vers lui, ils s’em-brassèrent sur la bouche un bon coup.

    — Riekje, dit Dolf, en passant sa langue surses joues, d’une façon gourmande, un baisercomme cela vaut mieux que de la ryspap.

    — Nelle, s’il vous plaît, faisons comme eux,dit Tobias. Je suis en joie de les voir heureux.

    — Bien volontiers, notre homme, dit Nelle.N’avons-nous pas été comme eux dans notrebon temps ?

    — Ah ! Nelle, c’est toujours le bon tempstant qu’on est deux et qu’on a une petite placesur la terre pour y faire son ménage en paix.

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  • Et Tobias embrassa sa vieille femme sur lesjoues ; puis, à son tour, Nelle lui donna deuxgros baisers qui claquèrent comme du bois secqu’on casse pour ranimer le feu.

    — Riekje, disait tout bas le beau Dolf, jevous aimerai toujours.

    — Dolf, répondait Riekje, je mourrai avantde cesser de vous aimer.

    — Riekje, je suis plus âgé que vous de deuxans. Quand vous en aviez dix, j’en avais douzeet je crois que je vous aimais déjà, mais pas au-tant qu’aujourd’hui.

    — Non, mon cher homme, vous ne meconnaissez que depuis le dernier mois de mai.Tout le reste n’existe pas. Dites-moi, Dolf, quele reste n’existe pas. J’en ai besoin pour vousaimer sans honte.

    Et Riekje se roulait contre la large poitrinede son mari en se rejetant un peu en arrière, et

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  • il était très facile de voir que la jeune femmeserait bientôt mère.

    — Allons, les enfants, cria maman Nelle,voici le moment de faire ma pâte.

    Elle atteignit une casserole de fer dontl’émail reluisait, versa dedans la farine, lesœufs et le lait, puis fouetta vigoureusement letout, après avoir relevé ses manches sur sesbras bruns. Et quand elle eut bien battu la pâte,elle posa la casserole sur une chaise près dufeu et la couvrit d’un linge, de peur que la pâteprît froid. Tobias, de son côté, saisit la poêle àfrire, la graissa d’un peu d’oing et la mit tiédirun instant sur le feu, pour que la pâte y roussîtpartout également. Et, assis l’un près de l’autresur le même banc, Riekje et Dolf, ayant prisdes pommes dans un panier, les coupaient enrouelles, après avoir enlevé les cœurs et les pé-pins.

    Alors Nelle sournoisement alla chercherune seconde casserole dans l’armoire et la po-

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  • sa sur le feu ; puis elle y mit de l’eau tiède, dela farine, du thym et du laurier. Dolf s’est bienaperçu que la casserole contient encore autrechose ; mais Nelle l’a si rapidement recouvertequ’il ne sait si c’est de la viande ou des choux.Et il demeure perplexe, ruminant des conjec-tures.

    Petit à petit le contenu commence àbouillonner et une mince fumée brunes’échappe du couvercle qui danse sur les bords.Dolf maintenant allonge son nez du côté dupoêle et il ouvre si fort ses narines qu’on lo-gerait une noix dans chacune ; mais toujoursl’odeur le déçoit.

    Quand enfin maman Nelle va lever le cou-vercle pour voir si ce qu’il y a dessous cuitcomme il faut, il se dresse sur la pointe des or-teils et cherche à se glisser derrière son dos, ense faisant tout petit et puis tout long, pour pa-raître plus comique. Et Riekje rit derrière sesmains, en le regardant du coin de l’œil. Tout à

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  • coup Dolf pousse un grand cri pour surprendresa mère, mais Nelle l’a vu venir, et au momentoù il croit plonger son regard dans la casserole,elle rabat le couvercle et lui fait une belle révé-rence. Qui est bien attrapé ? C’est Dolf. Et ce-pendant il s’écrie en riant :

    — Cette fois-ci, je l’ai vu, mère. C’est levieux chat de Slipper que vous avez mis à lacasserole et vous l’avez engraissé avec deschandelles.

    — Oui, répliqua Nelle, et après je ferai frireles souris à la poêle. Allez, méchant garçon,occupez-vous de dresser la table et laissez-moitranquille.

    Doucement Dolf se coule dans le réduit quiconfine à la cabine, y choisit une chemise bienblanche et bien amidonnée, la passe par-des-sus ses habits et reparaît en faisant voler lespans avec ses mains. Aussitôt qu’elle l’a aper-çu, Nelle pose ses poings sur ses hanches et seprend à rire de si grand cœur que les larmes

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  • lui sortent des yeux et Riekje bat des mainsen riant aussi. Tobias garde son sérieux, et,pendant que Dolf se promène dans la chambreen demandant à Nelle si elle ne veut pas leprendre à son service pour cuisinier, Tobiastire les assiettes de l’armoire et les frotte gra-vement avec un coin de la chemise blanche.Alors la bonne Nelle se laisse tomber sur unechaise et tape ses genoux du plat de ses mainsen se renversant coup sur coup en avant et enarrière.

    Au bout de quelque temps, la table se trou-va mise ; les assiettes reluisaient, rondes etclaires comme la lune dans l’eau ; et près desassiettes, les fourchettes d’étain avaient l’éclatde l’argent.

    Nelle ouvrit une dernière fois la casserole,goûta la sauce et, levant la grande cuillère defer-blanc en signe de commandement, ellecria :

    — À table. Le plaisir va commencer.

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  • On approcha le grand coffre de la table, caril n’y avait que deux chaises, et Dolf s’assit surle coffre près de Riekje. Tobias prit une chaiseet allongea ses jambes, en croisant ses mainssur son ventre, après avoir mis une chaise à cô-té de lui pour la bonne Nelle. Puis une grandefumée se répandit jusqu’au plafond de bois etla casserole apparut sur la table, avec un gré-sillement de neige fondant au soleil.

    — C’est le chat de Slipper, je le savais bien,cria Dolf, quand Nelle l’eut décoiffée.

    Chacun tendit alors son assiette, et Nelle,plongeant la louche dans la casserole, en tiraitde la viande brune, coupée par morceaux,qu’elle versait sur les assiettes, avec beaucoupde sauce. Dolf regarda attentivement les mor-ceaux que lui donnait Nelle, les flaira l’un aprèsl’autre et au bout d’un instant, frappant despoings sur la table, s’écria :

    — Dieu me pardonne, Riekje, ce sont desschœsels.

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  • Et, en effet, c’étaient des tripes de bœufaccommodées à la manière flamande, avec lefoie, le cœur et les poumons. Dolf d’abord pi-qua les plus gros quartiers à la pointe de safourchette, et pendant qu’il les avalait, il pas-sait sa main sur son estomac pour montrer quec’était bon.

    Et Tobias disait :

    — Nelle est une fameuse cuisinière. Je saisbien que chez le roi Léopold on mange lesschœsels au vin, mais Nelle les fait tout aussibien à l’eau.

    — Certes, c’est là une bonne fête de Saint-Nicolas, dit Dolf à sa femme en faisant claquersa langue contre son palais. Nous nous sou-viendrons toujours que nous avons mangé destripes à la Saint-Nicolas de la présente année.

    Voici que la vieille Nelle se lève de table etinstalle la poêle à frire sur le feu. Mais elle apris soin, avant tout, de jeter des margotins surla flamme après avoir raclé les cendres avec le

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  • crochet. Alors la fonte recommence à ronfler etNelle, tout à coup devenue sérieuse, découvrela pâte.

    Celle-ci se soulève jusqu’au bord de la cas-serole, grasse, épaisse, odorante, avec de pe-tites boursouflures qui la gonflent çà et là.Nelle immerge la cuillère à pot en cette bellenappe profonde, et quand elle l’en retire, delongs filets descendent de tous côtés. Mainte-nant la poêle siffle et pétille, car la pâte vientde couler sur le beurre bruni, autour des ron-delles de pommes que Nelle y a disposéespréalablement. Et la première crêpe, roussiesur les bords, bondit en l’air, lancée d’un adroittour de bras. Dolf et Tobias frappent des mainset Riekje admire l’adresse de la vieille Nelle.

    Vite une assiette ! Et la première kœkebakkes’étale dessus, avec la couleur de la sole frite,dorée et grésillante. À qui cette primeur de lapoêle ? Elle sera pour Tobias ; mais Tobias lapasse à Riekje, et la jeune femme l’ayant dé-

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  • coupée en morceaux, en partage avec Dolf lesbouchées.

    Tobias les regarde manger l’un et l’autred’un air satisfait et dit à Nelle :

    — Allons, femme, je vois que les kœkebak-ken sont toujours aussi bonnes que la premièrefois que vous en avez faites pour moi.

    Et en reconnaissance de cette bonne pa-role, une large crêpe juteuse s’abat devant lui,ronde comme les disques que les joueurs depalet lancent au but. Et Tobias s’écrie :

    — Le soleil brille sur mon assiette commequand, du pont, je le regarde briller dans l’eau.

    La pâte ruisselle à flots dans la poêle, lebeurre chuinte, le feu gronde, et les crêpestombent à la ronde sur la table, comme unemarée de tanches.

    — À mon tour, mère, s’écrie Dolf, quand lacasserole est près de se vider.

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  • Nelle s’assied près de Tobias et mange deuxcrêpes qu’elle a gardées pour elle, parcequ’elles sont moins réussies que les autres. Dé-jà Dolf fait circuler la pâte dans la poêle, maisil ne l’étale pas en rond comme Nelle, car ila rêvé de cuire un bonhomme tel qu’il s’envoit à la vitrine des boulangers la veille deSaint-Nicolas. Oh ! oh ! la tête et le ventre sontvisibles sans qu’il soit besoin de mettre seslunettes. Restent les bras et les jambes. Dolfguide la cuillère d’une main prudente, le nezpenché sur son ouvrage avec la peur de verserla pâte trop vite ou trop lentement. Tout àcoup il pousse un cri victorieux et fait glissersur l’assiette de Riekje cette caricature ; mais àpeine a-t-elle touché la faïence qu’elle se casseen deux et devient une marmelade où il estimpossible de distinguer quelque chose. Il re-commence encore et recommencera tant queson bonhomme pourra se tenir droit sur sesjambes. Et pour le rendre plus vivant, il lui

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  • mettra alors dans la tête un quartier depomme, en guise de visage.

    — Garçon, dit Tobias à son fils, vous trou-verez dans le coin aux copeaux une vieille bou-teille de schiedam que j’ai rapportée de Hol-lande avec trois autres ; mais les trois autresont été bues et il ne reste plus que celle-là.Vous la prendrez et vous l’apporterez sur latable.

    Dolf fit comme son père avait dit et Nellerangea les petits verres. Tobias ensuite débou-cha la bouteille et remplit deux verres, un pourDolf et un pour lui. Et chacun put voir quec’était, en effet, un bon vieux schiedam, car To-bias et son fils remuaient leur tête de haut enbas et faisaient résonner leur langue avec sa-tisfaction.

    — Ah ! ma bru, dit Nelle, ce sera un beaujour pour nous tous, dans deux ans, quandnous verrons sous la cheminée un petit sabot,avec des carottes et des navets dedans.

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  • — Oui, Riekje, ce sera un beau jour pournous tous, dit à son tour Dolf en pressant dansses gros doigts la main de sa femme.

    Et Riekje leva sur le bon garçon ses yeux oùil y avait une larme, en lui disant tout bas :

    — Dolf, vous êtes un cœur du bon Dieu.

    Il s’assit près d’elle et lui nouant son brasautour des hanches :

    — Ma Riekje, dit-il, je ne suis ni bon nimauvais, mais je vous aime de tout mon cœur.

    Et Riekje à son tour l’accola et dit :

    — Mon cher Dolf, quand je pense au passé,je ne sais comment je puis encore prendre goûtà la vie.

    — Ce qui est passé est passé, Riekje, mabien voulue, répondit Dolf.

    — Ah ! Dolf, mon cher Dolf, il y a des joursoù je songe qu’il vaudrait mieux être déjà là-

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  • haut afin de dire à madame la Vierge ce quevous avez fait pour moi.

    — Riekje, je suis triste quand vous êtestriste. Vous voulez donc que je me fasse duchagrin ce soir à cause de vous ?

    — Ah ! mon cher Dolf, je donnerais monsang pour vous épargner un seul instant dechagrin.

    — Alors, Riekje, montrez-moi vos bellesdents blanches et regardez de mon côté enriant.

    — Dolf, je ferai selon vote commandement,car mes tristesses et mes joies sont à vous.Riekje n’a que son cher Dolf sur la terre.

    — Bien ça, Riekje, je veux être tout pourvous, votre père, votre mari et votre enfant.N’est-ce pas, Riekje, que je suis un peu aussivotre petit enfant ? Nous serons deux à aimernotre maman.

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  • Riekje prit la tête de Dolf dans ses mains etl’embrassa sur les joues comme on boit une li-queur sucrée, en s’arrêtant par moments poursavourer la douceur de ce breuvage, puis en re-commençant à boire de plus belle. Et la bouchecollée à son oreille, elle murmura du bout deslèvres :

    — Dolf, mon Dolf chéri, l’aimerez-vous aumoins ?

    Dolf leva la main gravement, et dit :

    — Je prends le ciel à témoin de ce que jevais dire, Riekje. Je l’aimerai comme s’il étaitma chair et mon sang.

    — Notre garçon a eu la main heureuse, ditNelle à son mari. Riekje est une douce femme :le jour où elle est entrée chez nous, elle y aamené la joie, Tobias.

    — Nous sommes bien pauvres, Nelle, ré-pondit Tobias, mais il n’y a pas de plus granderichesse pour de vieux parents comme nous

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  • que de voir, assis auprès de leur feu, des en-fants amoureux.

    — Et ceux-ci s’aiment, Tobias, comme nousnous sommes aimés.

    — Vous étiez alors une fraîche et jolie fillede Deurne, avec des joues aussi rouges que lacerise, et votre nez était un joli petit coquillagecomme on en voit sur le sable de la mer, Nelle.Quand vous alliez le dimanche à l’église avecvotre grand bonnet à barbes et votre plaque decuivre sur la tête, étant jeune fille, il n’y avaitpas un homme qui ne se retournât sur vous.

    — Mais je ne me retournais sur personne,car Tobias, le beau garçon aux cheveux noirset à la barbe pointue, avec sa veste de veloursvert, ses yeux brillants et ses grosses jouesbrunes, était mon prétendu.

    — Ah ! Nelle, c’était une bonne chose dansce temps qu’un serrement de main derrière lahaie, et quelquefois je vous prenais un baiser,

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  • mais par surprise, quand vous détourniez latête.

    — C’est vrai, Tobias, mais à la fin je ne dé-tournais plus la tête et vous m’embrassiez toutde même.

    Et Riekje disait à Dolf :

    — Il n’y a pas de plus grand bonheur surla terre, mon Dolf, que de vieillir en s’aimant :d’abord on ne sent pas que les années de-viennent plus courtes à mesure que la vie s’al-longe ; et quand l’un meurt, l’autre meurt desuite après. Ainsi l’on n’a pas le temps de ces-ser de s’aimer.

    — Oui, Riekje. Et si le vieux père meurt lepremier, je dirai au fossoyeur : « Creusez unelarge tombe, homme de la mort, car notre mèrey va descendre à son tour. »

    — Ah ! cœur, s’écria Riekje, en serrant sonmari dans ses bras, ainsi dirai-je pour moi aufossoyeur, si la mort m’enlève mon Dolf.

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  • Le feu ronflait dans l’âtre, et les chandelles,tirant sur leur fin, grésillaient avec une lueurvacillante. Maintenant Nelle oubliait de mou-cher les mèches qui, écroulées par les cham-pignons, faisaient dégoutter le suif en grosseslarmes jaunes. Et dans la lumière rougeâtre quis’élargissait en cercles comme de l’eau où unepierre est tombée, l’étroite et pauvre chambreavait l’air d’un petit paradis, car il y avait là descœurs heureux.

    Rude et couleur de saumon fumé, la têtede Tobias se détachait de la brune paroi avecses pommettes saillantes, son menton couvertd’un bouquet de poils gris, sa bouche rasée etses oreilles garnies d’une bélière d’or. Et prèsde lui se tenait assise la vieille Nelle. Elle tour-nait le dos aux chandelles, et par moments,quand elle remuait la tête, un reflet clair pla-quait son front, l’or de ses pendants scintillait àses oreilles, le bout de son nez s’allumait d’unepaillette, et de l’ombre sortaient, comme lesailes d’un oiseau, les barbes de sa cape. Elle

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  • était vêtue d’un gros jupon de laine sur lequeldansaient les basques de sa jaquette à fleurs,plissées en tuyaux raides, mais le bras de To-bias, étant posé dessus, en dérangeait un peula symétrie.

    De l’autre côté de la chambre, Riekje et Dolfse tenaient les mains enlacées ; leurs visagesl’un près de l’autre, ils s’étaient un peu écar-tés pour mieux se regarder sans être vus. Etquand ils faisaient un mouvement, la clarté deschandelles frappait le menton rasé de Dolf, labouche pourprée de Riekje, leurs nuques ouleurs oreilles percées d’anneaux, comme le so-leil allume sous les vagues le ventre des pois-sons. Sur les planches luisaient les chaudrons,les marmites et les pots, et dans les coins,l’ombre avait la douceur du velours.

    — Qu’avez-vous, Riekje ? s’écria Dolf tout àcoup, vos joues deviennent blanches commeles assiettes qui sont dans l’armoire et vos yeuxse ferment. Ma Riekje, qu’avez-vous !

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  • — Ah ! Dolf, répondit Riekje. Si c’était pouraujourd’hui ! J’ai souffert tout l’après-midi etvoici que le mal augmente. Mon enfant ! monenfant ! Si je meurs, aimez-le, Dolf, mon cherhomme.

    — Mère ! mère ! s’écria Dolf, le cœur metourne.

    Puis, il se couvrit la figure de ses largesmains et se mit à sangloter dedans, sans savoirpourquoi.

    — Allons, Dolf, du courage, dit Tobias enlui frappant sur l’épaule. Nous avons tous pas-sé par là !

    — Riekje, la Riekje de mon cœur, disait deson côté la bonne Nelle en pleurant, il ne pou-vait nous arriver un plus grand bonheur le jourde la Saint-Nicolas. Les pauvres gens sont plusjoyeux d’un enfant qui leur vient que de tousles trésors de la terre, mais l’enfant est surtoutbienvenu quand le ciel nous l’envoie le jour dePâques ou le jour de la Saint-Nicolas.

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  • — Dolf, dit Tobias, vous avez de meilleuresjambes que moi. Il faudra courir jusque chezmadame Puzzel ; nous veillerons sur Riekje.Alors Dolf pressa une dernière fois Riekje dansses bras, et on l’entendit monter l’échelle encourant ; puis son pas fit danser la planche quijoignait le bateau à la rive.

    — Il est déjà loin, dit Tobias.

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  • III

    Comme un grand oiseau, la nuit est étenduesur la ville ; mais il a neigé les jours précé-dents, et à travers les bonnes ténèbres, Dolfaperçoit la face pâle de la terre, pâle commecelle des trépassés. Il court le long du fleuve,à toutes jambes, comme quelqu’un qui, perdusur les plages, écoute gronder derrière ses ta-lons la mer rapide sans que, toutefois, le bruitque font ses sabots en retombant sur le sol, soitaussi pressé que les battements de son cœurdans sa poitrine. Au loin, dans le brouillard,les réverbères ressemblent à la procession desporteurs de cierges dans les enterrements : ilne sait comment cette idée lui est venue ; etelle lui fait peur, parce que derrière il voit lamort, encore une fois. Maintenant il heurte des

  • formes silencieuses, marchant avec mystère,d’un pas diligent.

    — Sans doute on les a appelés en hâte et ilsse rendent au chevet des moribonds, pense-t-il.

    Puis il se souvient que c’est la coutume enFlandres de mettre cette nuit-là dans la che-minée, à la place du foin, des carottes et desnavets qu’y ont déposés les petits pour servirde nourriture à l’âne de saint Nicolas, des pou-pées, des chevaux de bois, des harmonicas,des violons ou simplement de grands hommesen spikelaus, selon la fortune de chacun.

    — « Ah ! dit-il soulagé, ce sont des pèreset des mères qui vont aux boutiques. » Cepen-dant les tristes réverbères, pareils à des por-teurs de cierges, à présent semblent se donnerla chasse par les quais ; leurs petites flammescourent en tous sens, se croisent, ont l’air degros papillons de nuit. – « J’ai la berlue, – ainsi

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  • dit-il ; sûrement il n’y a de papillons que dansma tête.

    Tout à coup il a entendu des voix. On crie,on appelle, on se lamente. Des torches vontet viennent le long de la rive, avec de rougeslueurs, que le vent secoue comme des lanières,parmi des tourbillons de fumée. Et dans letremblement des feux, Dolf distingue des sil-houettes qui se démènent, et d’autres sepenchent sur le fleuve, sombre comme unpuits.

    Alors tout s’explique : les réverbères n’ontpas bougé de place ; mais il a été induit en er-reur par les falots errants.

    — Cherchons Dolf Jeffers, crient deuxhommes. Il n’y a que lui qui soit capable d’envenir à bout.

    — Voici Dolf Jeffers, répond aussitôt lebrave garçon, que lui voulez-vous ?

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  • Il les reconnaît à présent : ce sont ses amis,ses frères de misère et de peine, des batelierscomme lui. Tous l’entourent en gesticulant, etun vieux, ridé comme une plie sèche, frappesur son épaule et dit :

    — Dolf, au nom de Dieu ! Un chrétien senoie. Au secours ! Il n’est peut-être plus temps.Habits bas, Dolf !

    Dolf regarde l’eau, les falots, la nuit qui estsur sa tête et les hommes qui le caressent deleurs mains.

    — Compagnons, s’écrie-t-il, devant Dieu, jene puis. Riekje est dans les maux et je ne suispas maître de ma vie.

    — Dolf ! Au secours ! crie encore le vieilhomme.

    Et de ses mains qui tremblent il lui montreses habits ruisselants d’eau.

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  • — J’ai trois enfants, Dolf, et pourtant j’aidéjà plongé deux fois, mais les bras ne vontplus.

    Dolf se tourne vers les figures pâles qui fontcercle autour de lui :

    — Lâches, s’écrie-t-il. Il n’y en a donc pasun parmi vous qui veuille sauver un hommequi se noie ?

    Mais la plupart courbent le front ethaussent les épaules, comprenant qu’ils ontmérité cette injure.

    — Dolf, crie de nouveau le vieux, aussi sû-rement que la mort est la mort, je descendraiencore une fois, si vous n’y allez pas vous-même.

    — God ! god ! Le voilà ! s’écrient en ce mo-ment les gens qui promènent les falots surl’eau. Nous avons vu ses pieds et sa tête. Àl’aide !

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  • Dolf jette au loin son habit et dit froidementau batelier :

    — J’irai.

    Et il dit encore :

    — Qu’un de vous coure jusque chez ma-dame Puzzel et la ramène sans tarder au Gul-denvisch.

    Puis il fait le signe de la croix et murmureentre ses dents :

    — Jesus-Christus, qui êtes mort sur la croixpour racheter les hommes, ayez pitié de votrecréature.

    Il descend vers la rive, la poitrine nue, et lafoule qui le suit tremble pour sa vie. Il regardeun instant le fleuve traître sur lequel les flam-beaux égouttent des larmes de sang, ainsi qu’ilregarderait sa propre mort. Et comme quandun gros poisson frappe l’eau de sa queue, lefleuve bouillonne.

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  • — Le voilà ! répètent les mêmes voix.

    Alors l’abîme s’ouvre.

    — Riekje ! a crié Dolf.

    Et comme une prison, le flot froid se re-ferme sur lui. Des ondulations qui s’élargissentrident seules la noire étendue que la lumièredes torches fait paraître plus noire encore. Unsilence lourd règne parmi le groupe qui regardede la rive. Quelques hommes entrent à mi-corps dans le fleuve qu’ils battent avec delongues gaules ; d’autres déroulent des câblesqui vont à la dérive ; trois d’entre eux se sontglissés dans un canot et rament sans bruit, enayant soin de remuer les falots à ras de l’eau.Et l’homicide Escaut coule comme de l’éternitéavec un murmure doux, en léchant la rive.

    Deux fois Dolf remonte à la surface et deuxfois il disparaît : on voit ses bras qui s’agitentet sa figure blanchit vaguement dans la nuit.Il fend de nouveau le gouffre glacé et plongeau plus profond. Subitement ses jambes s’im-

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  • mobilisent comme nouées avec les algues per-fides par les rancuniers Esprits des eaux. Lenoyé s’est accroché à lui et il comprend que,s’il ne parvient pas à se dégager, c’en est fait del’un comme de l’autre. Ses membres sont plusétroitement scellés que s’ils étaient rivés dansun écrou. Alors une lutte horrible s’engage etils descendent dans les boues du lit. Tous deuxfrappent, mordent et se déchirent, comme demortels ennemis, dans les ténèbres roulantes.Dolf prend à la fin le dessus ; les bras qui le pa-ralysaient cessent de l’étreindre et il sent flot-ter à présent le long de son corps une masseinerte. Une lassitude funeste comme le som-meil s’est emparée de lui, sa tête penche enavant et l’eau lui entre dans la bouche. Mais lalueur des falots perce l’épaisseur des flots ; ilrassemble ses forces, entraînant après lui cetteproie qu’il vient de disputer aux anguilles vo-races ; et sa poitrine respire enfin l’air vital.

    Une grande clameur s’élève alors.

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  • — Hardi ! Dolf ! crie la foule, haletante, quitend les bras par dessus le fleuve.

    Des bateliers ont amassé du bois sur le bordet y ont mis le feu. La flamme monte en tour-noyant et le ciel en est éclairé au loin.

    — Par ici ! Dolf ! Courage ! Dolf ! cœur dubon Dieu, courage ! hurle encore la foule.

    Dolf est sur le point d’atteindre la berge : ilfend l’onde de toute la vigueur qui lui reste etpousse devant lui le corps inanimé. La rougelumière du bûcher se répand comme une huileenflammée sur ses mains et sa figure, et brus-quement à côté de la sienne éclaire la figure dunoyé.

    À peine a-t-il vu ce visage blême qu’il le re-pousse du poing au fond de l’eau et un cri derage sort de sa poitrine : il vient de reconnaîtrel’homme qui a déshonoré sa Riekje et a faitfructifier ses entrailles. Dolf, le loyal garçon, aeu pitié de la pauvre fille de pêcheur délaisséeet l’a prise pour femme devant Dieu et devant

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  • les hommes. Il le repousse donc ; mais le noyé,qui sent le fleuve se refermer encore une foissur lui, enlace son sauveur dans ses bras plusdurs que le fer. Alors tous deux disparaissentdans le noir de la mort.

    Et Dolf entend une voix qui dit en lui :

    — Meurs, Jacques Karnavash : il n’y a pasassez de place sur la terre pour toi et l’enfantde Riekje.

    Et une autre voix répond à celle-là :

    — Vis, Jacques Karnavash, car mieux vau-drait frapper ta mère d’un coup de maillet surla tête.

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  • IV

    — Voilà Dolf qui nous ramène madamePuzzel, dit la vieille Nelle à Riekje, au boutd’une heure.

    La passerelle balance, en effet, sous le pasde deux personnes, et des sabots cognent en-suite le pont, tandis qu’une voix crie :

    — Tobias ! Tobias ! prenez la lanterne etéclairez madame Puzzel.

    Tobias prend une des chandelles et poussela porte en ayant soin d’abriter la chandelleavec sa main.

    — Par ici, dit-il en même temps. Par ici !

    La digne madame Tire-monde descendl’échelle et un jeune garçon descend après elle.

  • — Ah ! madame Puzzel, Riekje sera biencontente de vous voir. Entrez, dit Tobias. Bon-jour, garçon. Tiens, c’est notre Lucas.

    — Bonjour, Tobias, dit le jeune homme,Dolf est resté en chemin avec les camarades etj’ai fait la conduite à madame Puzzel.

    — Entrez boire un verre, fils, dit Tobias.Vous irez retrouver Dolf ensuite.

    Nelle s’avance à son tour et dit :

    — Bonjour, madame Puzzel, comment vanotre santé ? Voilà une chaise. Chauffez-vous.

    — Bonjour la compagnie, répond la grossepetite vieille femme. Il va donc y avoir du sucrede baptême ce soir dans le Guldenvisch. C’estnotre premier, n’est-ce pas, Riekje ? Allons,Nelle, faites-moi du café et donnez-moi deschaussons.

    — Riekje, dit alors le jeune batelier, j’ai faitla conduite à madame Puzzel, parce que les ca-marades ont entraîné Dolf. Il ne faut pas que

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  • Dolf vous voie dans la douleur. Non. Ça n’estpas bon. Voilà pourquoi les camarades lui fontboire un bon coup, afin qu’il prenne du cou-rage.

    — Et moi, j’en aurai davantage s’il n’est pasici, s’écria Riekje en levant ses yeux brillants delarmes.

    — Oui, dit à son tour Nelle, il vaut mieuxpour tout le monde que Dolf ne soit pas ici. To-bias ensuite versa un verre de genièvre et ledonna au jeune garçon en disant :

    — Voilà pour votre peine, Lucas. Quandvous aurez bu cela, vos jambes s’allongerontcomme une paire de rames pour être plus viteauprès des amis.

    Et Lucas but le verre en deux fois. Et il butle premier coup en disant à la compagnie :

    — À la santé de tout le monde.

    Et le second coup, il le but en se disant àlui-même :

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  • — À la santé de Dolf, s’il est encore en vie.

    Puis là-dessus bonsoir. Quand le gaillards’en alla, la bouilloire chantait sur le feu etune bonne odeur de café commençait à se ré-pandre dans la chambre, car la bonne Nelleavait posé le moulin sur ses genoux et broyaiten tournant les graines noires qui crevaient enpetits éclats.

    Madame Puzzel, ayant défait l’agrafe decuivre de son grand manteau noir à capuchon,tira de son cabas un étui à lunettes et un tricot.Elle chaussa ses lunettes sur son nez, passales aiguilles à tricoter entre ses doigts et s’assitprès du feu, en faisant aller ses mains aux longsdoigts plats. Elle portait une jaquette de laine àfleurs, sous un châle noir, et ses chaussons sor-taient du bas d’un jupon de tiretaine. De tempsà autre, elle levait les yeux par-dessus ses lu-nettes, sans hausser la tête, et regardait Riekjequi allait et venait en mettant la main sur sonventre et en se lamentant. Puis ses gémisse-

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  • ments grandirent et madame Puzzel lui donnade petites tapes sur la joue en disant :

    — Du courage, Riekje. Vous n’avez pas idéede la joie qu’on éprouve à entendre crier sonpetit enfant pour la première fois. C’est commede la crème à la vanille qu’on mangerait en pa-radis, en écoutant de la bonne musique de vio-lon.

    Tobias, ayant appuyé au mur le grand coffrede bois qui servait de couchette, alla prendredeux matelas de varech à son propre lit, et tan-dis qu’il les étendait sur le coffre, une saineodeur de marée se répandait dans l’air. Nelle,ensuite, recouvrit les matelas de beaux drapsde grosse toile qu’elle tapota longuement duplat de la main pour en effacer les plis, de ma-nière à rendre le lit doux comme une couettede Hollande. Et vers minuit, madame Puzzelreplia son tricot, posa ses lunettes sur la tableet croisa ses bras en regardant le feu, puiselle se mit à préparer les langes, renfonça d’un

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  • coup de poing les oreillers, regarda l’heure à lagrosse montre d’argent qu’elle portait sous sajaquette. Et enfin elle bâilla six fois de suite ets’endormit d’un œil, en tenant l’autre ouvert.

    Mais Riekje tordait à présent ses mains etcriait :

    — Mame Puzzel ! Mame Puzzel !

    — Mame Puzzel ne peut rien pour vous,Riekje, répondait la grosse femme. Il faut at-tendre.

    Au dedans, la bouilloire sifflait sur le feu :au dehors l’eau du fleuve clapotait contre le ba-teau. Des voix se mouraient au loin sur la riveet l’on entendait des portes se fermer.

    — Il est minuit, disait Tobias, ce sont lesgens qui sortent de l’estaminet.

    — Ah ! Dolf ! mon cher Dolf ! s’écriaitchaque fois Riekje. Pourquoi ne revient-il pas ?

    Et pour la calmer, Nelle, de son côté, disait :

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  • — Je vois les lampes qui s’éteignent une àune dans les bateaux et dans les maisons. Dolfsûrement va rentrer.

    Mais Dolf ne rentrait pas.

    Deux heures après minuit, les douleurs deRiekje devinrent si grandes qu’elle fut forcée dese coucher sur le coffre. Madame Puzzel rap-procha alors sa chaise, et maman Nelle prit sonchapelet, pour dire les prières. Et il se passaencore deux heures.

    — Dolf ! Dolf ! criait sans cesse Riekje. Oùreste-t-il si longtemps quand sa Riekje va mou-rir ?

    Et Tobias montait de temps à autre àl’échelle pour voir si Dolf ne revenait pas. Lepetit hublot du Guldenvisch reflétait sur l’eaunoire la rougeur de ses vitres et il n’y avaitplus d’autre fenêtre éclairée dans la ville. Auloin le carillon d’une église sonnait les quartsdans l’air de la nuit et, comme une volée d’oi-seaux échappés d’une cage, Tobias écoutait les

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  • notes de la musique qui lui parlaient de celuiqui allait venir. Lentement, les lampes se ral-lumèrent l’une après l’autre dans les maisons,des lumières tremblèrent le long de l’eau, pa-reilles à des étoiles. Puis le matin vert et froidcoula dans les rues. Alors un petit enfant se mità crier dans le bateau et ses cris semblèrent, àceux qui les entendaient, doux comme le bêle-ment d’un agnelet dans sa crèche.

    — Riekje ! Riekje !

    Une voix lointaine appelle Riekje. Qui bon-dit sur le pont et se précipite dans la petitechambre ? C’est Dolf, le bon garçon. Riekje,qui sommeille, ouvre les yeux et voit son cherhomme à genoux près du lit. Tobias jette sonbonnet en l’air et Nelle agace, en riant, labouche du nouveau-né que madame Puzzelemmaillote sur ses genoux. Et quand l’enfan-çon est bien enveloppé dans ses langes, ma-dame Puzzel le met dans les bras de Dolf quil’embrasse à petites fois, avec précaution.

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  • Riekje appelle Dolf, lui prend la tête dansses mains, puis elle sourit et s’endort jusqu’aumatin. Dolf pose son front à côté d’elle surl’oreiller ; et comme leurs cœurs, leurs haleinesdemeurent confondues pendant leur sommeil.

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  • V

    Dolf un matin s’en va à la ville.

    Les cloches de mort sonnent grandes vo-lées et leurs glas se répondent à travers l’aircomme, sur les naufragés, le cri rauque desgoélands et des pétrels.

    Une longue procession s’enfonce sous leporche de l’église, et l’autel tendu de noir seconstelle de la clarté des cierges brillantscomme des larmes dans des yeux de veuve.

    — Qui est trépassé dans la ville ? demandeDolf à une vieille mendiante accroupie, le men-ton sur les genoux, au seuil de l’église.

    — Un riche fils de famille, un homme debien, Jacques Karnavash. Une petite aumône,s’il vous plaît, pour le repos de son âme.

  • Dolf ôte son chapeau et entre dans l’église.Il se cache derrière un pilier et voit le cercueilaux clous d’argent disparaître sous le noir ca-tafalque.

    — Seigneur Dieu, dit-il, que votre justice sefasse. Pardonnez-lui comme je lui ai pardonné.

    Et quand la foule se rend à l’offrande, ilva prendre un cierge des mains de l’enfant dechœur et suit ceux qui font le tour des candé-labres, grands comme des arbres, qui brûlentaux quatre coins du poêle.

    Puis il s’agenouille dans un coin obscur, loindes hommes et des femmes qui sont venuspour honorer la mémoire du mort, et il mêleces paroles à sa prière :

    — Dieu, père des hommes, pardonnez-moià mon tour. J’ai sauvé cet homme des eaux,mais le cœur m’a d’abord manqué quand j’aivu que c’était le séducteur de ma Riekje, etj’ai senti le désir de la vengeance. Alors j’ai re-poussé sous moi celui qui avait une mère et

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  • qu’il m’était réservé de rendre à sa mère : je l’airepoussé d’abord avant de le sauver des eaux.Pardonnez-moi, Seigneur, et s’il faut que j’ensois puni, ne punissez que moi seul.

    Il sort ensuite de l’église, et au fond del’âme il pense :

    — À présent il n’est plus personne sur laterre pour dire que l’enfant de Riekje n’est pasmon enfant.

    — Hé ! Dolf, lui crient des voix sur le quai.

    Il reconnaît ceux qui l’ont vu ramener à larive Jacques Karnavash.

    Ces rudes cœurs tremblaient pour luicomme des cœurs de femme : ils embrassaientses genoux et lui disaient :

    — Dolf, vous valez mieux que nous tous.

    Il était tout à coup tombé sur le pavé, maisils l’avaient porté près d’un grand feu, dans unecuisine d’auberge, lui avaient chauffé l’estomacavec du genièvre et l’avaient soigné jusqu’au

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  • moment où il s’était senti assez de force pourcourir auprès de sa Riekje chérie.

    — Dolf, lui crient-ils.

    Et quand Dolf se retourne, le vieux batelierle serre dans ses bras et lui dit :

    — Mon cher fils, je vous aime comme sivous étiez né de moi.

    Et les autres lui serrent les mains de toutesleurs forces en lui disant :

    — Dolf, nous ne mourrons pas sans avoirconnu un vrai cœur de garçon.

    — Et moi, camarades, fait Dolf en riant, jene mourrai pas sans avoir bu encore avec vousplus d’une pinte à la santé du gros fiston queRiekje m’a donné l’autre nuit.

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  • FLEUR-DE-BLÉ

    À M. Gustave Robert.

    I

    Il y avait ce soir-là à Wavre, sur la place,une maison où l’on se préparait surtout à fêtersaint Nicolas. C’était chez le boulanger HansJans. Dans la chambre à deux fenêtres, sise audessus de la boutique, un grand feu et une pe-tite lumière éclairaient le beau lit des étran-gers, avec ses courtines de perse à fleurs roseset son bois de chêne poli qui reluit.

  • Et dans le lit était couchée Fleur-de-Blé, lafille de Jans.

    Bonne-maman Jans par moments mettaitune bûche dans l’âtre, en ayant soin de re-tourner celles qui étaient consumées ; puis, re-levant ses lunettes sur les bandeaux brunsqu’elle portait par-dessus ses cheveux blancs,elle allait à pieds doux vers le lit.

    — Fleur, disait-elle tout bas en écartant lescourtines.

    Et alors la lampe rouge jetait sa clarté surFleur-de-Blé tapie dans les draps et ne laissantvoir que ses tout petits bras et sa toute petitefigure.

    Deux fois depuis que la grande horloge àgaine de la boutique avait sonné sept heures,bonne-maman Jans avait ouvert les courtinesdu lit en appelant Fleur-de-Blé, et l’enfant nes’était pas éveillée.

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  • Elle entendait à chaque instant carillonnerla sonnette que Jans avait attachée à la portede la boutique et que le chaland faisait tintelerquand il entrait. Or, il venait beaucoup demonde ce soir-là chez les Jans, car ils avaient,en sucre et en pâte, les plus beaux bons-hommes de la ville.

    Et chaque fois que sonnait la sonnette,bonne-maman Jans se demandait :

    — Est-ce pour un homme de six sous oupour un homme d’un franc ? Ceux d’un francont des cheveux de sucre blanc et des jouesde sucre rose, et ceux de six sous sont en pâteunie. Hans aurait dû faire aussi des hommesà deux francs, parce qu’il y aura toujours desgens qui voudront payer deux francs quandleur voisin n’en paye qu’un.

    Et madame Jans servait au comptoir, regar-dant de côté les gamins qui, le nez rouge et lesmains dans les poches, se renouvelaient tou-

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  • jours à la vitrine, devant les grands hommes depâte, tandis que Jans disait dans le fournil :

    — Allons, les garçons ! Hardi à la pâte ! Jem’en vais bientôt faire l’homme de Fleur.

    Et, par la fenêtre de la petite chambre dederrière, madame Jans voyait Hans, les brasnus, en veste blanche et pantalon blanc, qui al-lait et venait, à la lueur des flammes, à côté desgarçons penchés sur le pétrin.

    Jans prit la plus grande de ses formes, yétendit le beurre, coula avec précaution lapâte, puis vivement plongea la forme dans lefour.

    — Ah ! Fleur, pensait madame Jans, quelbeau spikelaus ton papa va te faire là ! Il n’y ena pas un autre dans tout Wavre pour donner àla pâte une si belle tournure. Certainement j’aibien fait, étant fille de boulanger, de me marieravec Hans.

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  • Jans ensuite retira des cendres brûlantes unadmirable bonhomme fumant et blond qu’il dé-tacha d’un coup sec, et il le déposa sur uneplanche poudrée de farine. C’était un grosmonsieur en bas de culottes, avec une mitresur la tête, une perruque dans le dos, unecanne à crosse à la main et dans les poches desjoujoux qui dépassaient. On lisait sur ses sou-liers à boucles, le long d’une banderole : SaintNicolas.

    D’admiration le premier mitron mit la mainà son nez et le second la mit à son pantalon.

    Hans, qui les vit, leur dit sévèrement :

    — Sales garçons, depuis quand met-on àson pantalon et à son nez la main avec laquelleon pétrit ?

    Puis Jans se mit à glacer en rose les joues etle nez du saint, piqua des grains d’anis dans laperruque, coula du chocolat sur l’habit, étenditune couche de gelée de groseilles le long du gi-let, saupoudra de poussière d’or la crosse et la

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  • mitre, sucra en blanc les mains et les bas, en-fin appela sa femme et, lui montrant son chef-d’œuvre, dit :

    — Annette, la pâte est mêlée de tranchesde melon, de morceaux d’oranges et de raisins.Je ne donnerais pas ce saint Nicolas pour cinqfrancs, parce que je ne le referais peut-être plussi bien pour dix.

    Et Fleur-de-Blé s’éveilla tout à coup en di-sant de sa petite voix :

    — Bonne maman, ça sent bien bon ; est-ceque saint Nicolas est déjà venu ?

    Cette petite voix de Fleur ressemblait auxdernières vibrations du cristal quand on l’afrappé avec un couteau et qu’on n’entend plusqu’un son qui va mourir.

    — Non, mon enfant, répondit bonne ma-man Jans en remettant les petits bras de l’en-fant dans le lit, saint Nicolas n’est pas encore

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  • venu, mais il passe dans la ville et c’est ça quisent bon.

    — Bonne maman, pourquoi que saint Nico-las sent bon quand il passe dans la ville ?

    — Parce que papa Jans fait cuire dans sonfour sa pâte à bonshommes. Et il y en a de sixsous et il y en a aussi d’un franc. Veux-tu boireun peu ?

    — Bonne maman, répondit l’enfant, j’ai faitun rêve. J’ai rêvé que saint Nicolas venait mechercher dans mon lit : et il avait une grandebarbe, comme l’image du bon Dieu que m’adonnée marraine Dictus. Et j’ai dit : « Bonjour,saint Nicolas, patron des bons enfants. » Et ilm’a dit comme ça : « Fleur-de-Blé, je suis tonpatron, en effet, car tu es une bonne petite filleet j’aime les bons petits enfants. Viens avecmoi. » Et j’ai dit : « Pour où aller, bon saint Ni-colas ? » Et il m’a répondu : « Pour aller joueren paradis. » Alors maman et papa et bonnemaman m’ont donné une robe blanche et ils

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  • m’ont dit qu’ils viendraient plus tard. Et quandje suis entrée au paradis, il y avait des petitesfilles et des petits garçons tout en blanc quijouaient.

    » Ils m’ont prise dans leurs bras et ils m’ontdit qu’ils jouaient comme ça la nuit et le jour,toujours, et ils avaient des joujoux, bien plusbeaux que ceux que papa m’a donnés au nou-vel an dernier.

    » Et les petites filles avaient des poupéesaussi grandes qu’elles, qui faisaient la révé-rence et qui disaient : « Merci, madame. »

    » Et alors saint Nicolas m’a embrassée et ilm’a dit :

    — Amuse-toi, je t’aime bien, qu’il m’a dit.Tu auras aussi des poupées et elles te dirontaussi : Merci, madame. » Et puis, bonne ma-man, j’ai senti une bonne odeur et je me suiséveillée.

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  • II

    — Voilà M. le docteur Trousseau qui vientte dire bonjour, Fleur-de-Blé, dit tout à coupbonne maman Jans.

    M. Trousseau poussa la porte, et étant allédroit au lit, il dit :

    — C’est papa Trousseau. Comment vas-tu,mademoiselle ? Voyons le pouls… Hum ! hum !Et la langue ? Tu as le sang aux joues, petite.On a donc eu des émotions ? – C’est ça, laSaint-Nicolas !

    M. Trousseau mit la main sur le cœur del’enfant, puis il y mit l’oreille, et ses yeux toutà coup roulèrent sous ses gros sourcils gris,comme la boule avec laquelle les joueursabattent les quilles Au Coq sans Tête. En cemoment Jans et sa femme entrèrent l’un der-

  • rière l’autre sur la pointe des pieds, commedes ombres, en retenant leur haleine. AlorsM. Trousseau se mit à souffler dans ses jouespour ne pas leur montrer son inquiétude. Puisil prit son chapeau et son parapluie et courutà la cure avertir M. le vicaire. Or, M. le vicaireaimait beaucoup les Jans et quelquefois allaitles dimanches d’été manger la tarte chez eux.

    Quand la pendule sonna neuf heures, Fleur-de-Blé s’éveilla.

    — Bonne maman, est-ce que saint Nicolasn’est pas encore venu ?

    — Non, Fleur, il n’est pas encore venu, maisil passe sur la place.

    — Och ! bonne maman, laissez-moi voirpasser saint Nicolas sur la place.

    — Fleur, reste en paix : saint Nicolas nedonne plus rien aux enfants qui l’ont vu.

    — Och ! bonne maman, j’entends sur laplace la voix du petit Paul qui crie : « Saint Ni-

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  • colas passe derrière la maison du boucher Ka-nu, » et celle de la petite Marie qui lui répond :« Non, il ne passera que dans une heure. »

    Le père Jans, entendant d’en bas qu’on par-lait, monta, et ayant enveloppé Fleur-de-Bléd’un jupon de laine, l’approcha de la fenêtredont il souleva le petit rideau blanc.

    Il était tombé de la neige dans l’après-midiet il y en avait par terre près de trois pouces.Les maisons de la place se détachaient en noirsous une perruque blanche, dans un ciel rouxd’où les flocons continuaient à tomber, commetombe en mai, sous les ciseaux du tondeur, latoison des brebis. Des lumières bougeaient, etdevant les boutiques, les quinquets dessinaienten rouge sur le sol blanc les carrés des vi-trines. Mais ce que Fleur-de-Blé regardait sur-tout, c’étaient les grands parapluies des mar-chandes qui, les sabots garnis de panoufle etles mains sous leurs tabliers, se tenaient as-sises au milieu de la place, devant des tables

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  • recouvertes de nappes en serge à carreauxbleus et blancs sur lesquelles s’étalaient deslions de sucre d’orge, des drapeaux de Notre-Dame de Hal, des poupées à têtes de bois, desmacarons, des couques de Dinant et des spike-laus.

    Et, tandis que la neige dansait en petitesouates qui poudraient les parapluies et fai-saient grésiller la mèche des chandelles, les en-fants des pauvres gens, le nez roupilleux et undoigt dans la bouche, regardaient, sans riendire et tour à tour, les brimborions de l’étalageet les marchandes qui à pleines joues souf-flaient sur leurs petits réchauds de terre d’oùs’envolait une nuée d’étincelles.

    Par moments, Fleur-de-Blé entendait unclaquement de porte dans la rue, et tantôt unvoisin quittait sa maison pour se rendre au ca-baret, tantôt une voisine, en sabots et le ca-bas à la main, trottinait du côté des parapluiesaprès avoir eu soin de faire le tour de clé ; et

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  • d’autres fois, elle n’entendait plus que des lam-beaux de voix traînant dans le soir.

    Mais la neige amortissait tous ces bruits etles faisait paraître doux comme du velours.

    — Je vois bien encore, disait-elle, la vieilleLisbeth qui balaye la neige devant sa porte, etelle a mis près d’elle un seau d’escarbilles pourles jeter sur le trottoir après qu’elle l’aura ba-layé. Je vois aussi M. Onuzel, le pâtissier, quise promène les mains dans les poches en fu-mant sa belle pipe de porcelaine, et il regardede loin les bonshommes que papa a faits cematin. Mais je suis bien contente de n’avoir pasvu saint Nicolas, et je vais rentrer dans mon lit.

    Papa Jans recoucha Fleur-de-Blé et l’em-brassa en lui disant :

    — Dors bien, ma Fleur. Ton papa fera lamaison bien belle pour recevoir saint Nicolas,et on étendra sous la cheminée le beau tapisrouge à fleurs noires qu’on met à la fenêtre

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  • entre deux bougies quand passe M. le curéavec la procession.

    Et grand’maman Jans dit :

    — Comment est-il possible, Jésus monDieu ! de ne pas aimer une enfant qui se laissemettre au lit sans pleurer et qui est toujourscontente de sa bonne-maman ?

    On n’entendit plus bientôt dans la chambreque la faible respiration de l’enfant et le bruitdes aiguilles à tricoter qui cliquetaient dans lespetites mains sèches de grand’maman Jans.

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  • III

    Tout à coup M. le vicaire, son tricorne surl’oreille, ouvrit la porte de la boutique et dit àpapa Jans et à maman Jans qui faisaient leurcaisse en mettant à part les petits sous, les grossous et les francs :

    — C’est moi, mes amis. Bonjour, madameJans. Je viens voir si Fleur-de-Blé a mis son pe-tit sabot dans la cheminée.

    — Tiens ! C’est M. le vicaire, dit Jans enôtant sa pipe de sa bouche et en le conduisantdans la petite chambre qui est derrière la bou-tique. Bonne maman Jans sera bien contentede vous voir.

    Dans ce moment, la porte de la chambred’en haut s’ouvrit et bonne maman Jans criatrès vite :

  • — Hans ! Hans !

    — Ah ! c’est ça ! dit Jans. Fleur-de-Blém’appelle à tout bout de champ pour me parlerde saint Nicolas. Ces anges-là ! Montez, mon-sieur le vicaire.

    — Jésus God ! cria bonne maman quandelle les vit, Fleur-de-Blé vient de se lever et elleveut descendre sur la place… Votre bénédic-tion, monsieur le vicaire.

    Fleur-de-Blé avait les yeux grands ouvertset elle regardait sans voir du côté des fenêtres.

    — Ma Fleur ! cria Jans comme un fou.

    Et il remit la fillette dans les couvertures.

    M. le vicaire ayant tourné les yeux versJans, vit qu’il était pâle comme les draps du litet que ses mains tremblaient.

    Fleur-de-Blé ferma doucement les yeux etse rendormit ; mais ses petites mains, trans-parentes comme une porcelaine dans laquelle

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  • brûle une veilleuse, continuaient à faire desgestes vagues sur la courte-pointe.

    — Du courage, Jans, dit le vicaire en lui po-sant doucement la main sur l’épaule. Pensez ànotre Seigneur qui a souffert la Passion.

    Mais Jans, les yeux perdus, regardait sonenfant et ne l’entendit pas.

    Alors Fleur se mit à remuer doucement leslèvres comme si elle parlait tout bas à quel-qu’un qui était de l’autre côté de la nuit ; et à lafin elle prononça ces mots :

    — Je suis Fleur-de-Blé, la fille du boulangerJans qui est sur la place.

    Elle se tut un instant et reprit :

    — Bonjour… Toujours jouer… Poupées…Merci, madame.

    Sa voix était comme une musique de violontrès douce, et tandis qu’elle parlait, un petitsourire pâle ressemblait sur sa bouche à un pe-tit nuage clair qui se fond dans le soir. Jans

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  • vit son bras mignon sortir des draps et ellesalua de la main dans le vide, avec un gestelent qu’elle avait quand elle répétait ses fableset disait : Bonjour, monsieur du Corbeau. Puis,après une demi-heure, Fleur-de-Blé s’éveilla denouveau.

    — Est-ce que saint Nicolas n’est pas encorevenu ? demanda-t-elle.

    — Non, Fleur, dit Jans, saint Nicolas nevient qu’à minuit.

    — Ah ! c’est bien long, dit la fillette. Mais ilvient de loin et son âne est fatigué. Papa met-tra un fauteuil pour saint Nicolas et une chaisepour son âne.

    — Je n’y manquerai pas, dit Jans, et je met-trai pour saint Nicolas le beau fauteuil qui estdans le coin et dans lequel s’assoit tante Cathe-rine quand elle vient nous voir à la Noël.

    Et vers onze heures, Jans descendit prépa-rer sur des assiettes le saint Nicolas de Fleur-

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  • de-Blé. Il avait acheté une grande poupée quiavait des yeux de nacre, des cheveux friséscouleur de beurre et un corps articulé : il avaitacheté aussi un berceau doublé de satin bleu etqui se balançait sur une demi-lune. Et il avaitpayé le tout quinze francs.

    Il mit la poupée dans le berceau et rangeadans un grand carton la mantille de soie, larobe de barège et le chapeau de peluche rosequi composaient la toilette de la poupée. EtJans riait en lui-même en pensant à la joie desa Fleurette, un peu de gaîté lui étant revenude manier toutes ces choses.

    Il ôta ses souliers et deux fois monta sur sesbas l’escalier, la première fois pour porter lesassiettes de bonbons, la seconde fois pour por-ter la poupée, le berceau et le carton aux habitsde la poupée. Et il disposa le tout dans le réduitqui attenait à la chambre où reposait Fleur-de-Blé.

    Et Fleur ne cessait pas de dormir.

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  • — Je veux voir sa joie tantôt quand elle au-ra son saint Nicolas : c’est pour cela que jereste, dit M. le vicaire à bonne maman Jans.

    Mais ce n’était pas pour cela que s’attardaitM. le vicaire.

    Il tira de sa poche son bréviaire, et leslèvres doucement remuées dans un marmotte-ment intérieur, se mit à lire près de la petitelampe. Mais de temps à autre, M. le vicaireregardait Fleur-de-Blé et alors il disait en lui-même en fermant son livre, après y avoir glisséle doigt pour ne pas perdre la page :

    — Seigneur, mon Dieu ! prenez en pitié cespauvres gens !

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  • IV

    Quand vint minuit, Fleur-de-Blé entendit dubruit dans la maison, et ayant ouvert les yeux,elle demanda si ce n’était pas l’âne de saint Ni-colas qui descendait par la cheminée. Et Jans,qui savait bien que c’étaient ses garçons dansle fournil, lui répondit en remuant ses grossourcils pleins de farine, que certainement ildistinguait le bruit des sabots du bourriquet.

    Et il ajouta :

    — Dans un instant j’irai voir.

    Il colla son oreille à la porte, eut l’aird’écouter, la tête en avant, puis descendit, al-longeant lentement ses grandes jambes, avecun air de mystère. Et tout à coup d’en bas mon-tèrent des cris, une joie qui éclatait.

    C’était Jans, et il disait :

  • — Fleur ! ma Fleur ! Il a passé ! Ouvre tespetites mains.

    Lorsqu’il reparut dans la chambre, il tenaitdans ses bras le fauteuil où s’asseyait la tanteCatherine ; et sur le fauteuil s’étalaient le ber-ceau, la poupée, le carton, le bonhomme depâte et les assiettes de bonbons.

    — Merci, saint Nicolas, merci pour Fleur,criait-il du côté de l’escalier.

    Et dès que l’enfant eut aperçu la belle pou-pée et le berceau, sa petite bouche se plissadans un sourire ravi, couleur de la neige et deslys.

    Alors Jans lui montra sur le fauteuil de lapoussière qu’il avait faite lui-même en mettantles pieds dessus, et riant de tout son cœur :

    — Vois, dit-il, ce sont les sabots de la bête àmonsieur saint Nicolas.

    Et de suite après, Fleur-de-Blé pencha latête, comme un arbre blessé par une pierre et

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  • qui a perdu sa sève ; et toute pâle sur la blan-cheur du grand oreiller avec son joli souriretriste qui ne savait plus s’en aller, elle retom-ba à son sommeil. Un silence lourd monta duvestibule ; la pendule de la boutique sonna uneheure ; et doucement un chien se lamenta dansla cour voisine.

    — Monsieur le vicaire, s’écria maman Jansen joignant les mains, je crois qu’il y a un mal-heur sur la maison.

    — Bonne maman Jans, répondit M. le vi-caire en levant la main vers le ciel, pensonstoujours à celui qui peut tout.

    Et le silence reprit, de minute en minuteplus grave, autour du grand lit où reposaitl’âme de la maison. Dehors la neige battait lesvitres avec le bruissement léger d’un oiseauqui veut entrer. Et Jans, comme un hommequi a la fièvre, claquait des dents, bégayant aufond de lui le nom de sa Fleur, toujours.

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  • Tandis que ces choses se passaient chez lesJans, une belle lumière gaie éclairait une deschambres de la maison du gros boucher Ka-nu. Des poupées et des chevaux de bois rem-plissaient la table, avec des mirlitons, des dra-peaux et des tambours. Et tout à coup le groshomme, qui coiffait son bonnet de nuit, dit à safemme en regardant la maison de Jans :

    — En vérité, Zénobie, ça n’est pas naturel :je vois sur le rideau blanc des ombres quipassent et repassent. Si Fleur avait la santéde Zéphyrine et d’Annette, certainement il n’yaurait pas lieu de s’inquiéter : mais elle estcomme un peu de ouate que le vent souffleavec sa bouche dans l’air.

    Et dans toutes les maisons de la ville et descampagnes, les petits enfants des riches et despauvres dormaient à cette heure, leur tête surleur bras, rêvant des bonbons et des joujouxqu’ils trouveraient à leur réveil.

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  • Bonne maman Jans avait laissé tomber sontricot sur ses genoux et dormait près du feu,ses lunettes sur son nez. Mais ni papa Jans nimaman Jans ne songeaient au sommeil : tousdeux se tenaient devant le lit, les mains jointes,n’osant plus se regarder, de peur de se montrerleurs larmes. Et M. le vicaire, les mains jointescomme eux, se disait :

    — La respiration de Fleur est comme lacloche de l’église quand le vent d’été la porteau loin dans la campagne et qu’elle va cesserde sonner.

    Fleur-de-Blé respirait si mollement qu’onn’entendait plus par la chambre que le crépite-ment de l’huile dans la lampe et le ronflementde la grand’maman Jans.

    Quand la bonne vieille dame s’éveilla, elles’étonna d’abord que M. le vicaire fût encorelà ; mais sitôt qu’elle eut vu papa Jans et ma-man Jans à genoux près de Fleur-de-Blé, elletira son grand mouchoir à carreaux et se mit à

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  • pleurer dedans, avec des gémissements de pe-tit enfant.

    Justement Fleur-de-Blé s’éveillait et, toutbas, mais si bas cette fois que bonne maman,qui avait l’oreille un peu dure, ne put l’en-tendre, elle murmura :

    — Bonjour, saint Nicolas.

    Et plus bas encore :

    — … jour, papa, m’man, bonne m’man.

    Fleur-de-Blé dormit jusqu’à l’aube. Et à me-sure que le jour arrivait, sa vie, comme unoiseau frileux qui regagne les pays du soleil,au temps des bises, retournait à la grande lu-mière. Doucement la lampe baissa. Une ef-froyable tristesse passa alors sur les vieuxmeubles si souvent caressés par ses petitesmains. Le bon Dieu d’ivoire pendu au mur eutl’air de s’incliner sur sa croix.

    C’était l’heure où les coqs chantent. Les en-fants de Wavre, éveillés plus tôt que de cou-

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  • tume, allèrent écouter aux portes s’ils n’enten-daient pas du bruit dans la maison.

    Un cri retentit dans la chambre.

    — Ah ! monsieur le vicaire ! s’écria Jans ense jetant dans les bras du prêtre.

    — Jans ! Fleur vient de monter en paradis !répondit M. le vicaire.

    Et depuis ce temps, le pauvre M. Jans ne fitplus jamais de bonshommes de pâte à la Saint-Nicolas.

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  • LES BONS AMIS

    À Aug. Lavallé.

    I

    M. et madame Lamy occupaient dans unvieux quartier de Bruxelles une chambre quileur coûtait quinze francs par mois.

    Il y avait dans cette chambre un petit poêlesur lequel madame Lamy faisait sa cuisine, unetable peinte en rouge, quatre chaises recou-vertes de paille, une armoire dans laquelle étaitrangée la vaisselle, et une garde-robe de noyercontenant le linge, les robes et les habits. Sur

  • la tablette de la cheminée, une tasse en porce-laine portait, sous deux pensées bleues uniespar un ruban rouge, le mot « Souvenir » engrosses lettres dorées.

    Rien n’était plus propre que ce petit inté-rieur : le plancher, qui n’avait pas été repeintdepuis cinq ans, était blanc au milieu, à forced’usure, et marron dans les coins, avec si peude poussière qu’on regardait à ses pieds enmarchant dessus, dans la crainte de le salir.C’était le grand souci de madame Lamy de te-nir toujours sa chambre en bon ordre et de nerien laisser traîner hors de sa place.

    M. Lamy, qui était ouvrier mécanicien, par-tait à l’aube, à cinq heures en été, à six heuresen hiver, et revenait à midi, après quoi dere-chef il s’en allait jusqu’au soir. Il trouvait à mi-di la table près du feu, quand il faisait froid,ou près de la fenêtre quand il faisait chaud, etsur une nappe de serge, un peu courte, maisblanche et lustrée, la viande, les pommes de

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  • terre et le pain, à côté du pot à bière d’où sor-tait une bonne odeur de houblon. Madame La-my courait du poêle à la table, remplaçait lespommes de terre refroidies par des pommesde terre fumantes et prenait grand soin quel’assiette de son homme fût toujours tiède. EtM. Lamy, heureux de trouver son ménage enordre, les pommes de terre chaudes, la bièrefraîche et la nappe parfumée d’une odeur delessive, mangeait avec appétit en disant :

    — Comme c’est bon de manger quand on abien travaillé ! Vous êtes une fière femme, Thé-rèse. Il n’y a que vous pour accommoder unbon plat.

    Puis, quand il avait fini, madame Lamy semettait à table à son tour, picorant dans lescasseroles, et il se renversait en arrière sur sachaise, en tapant son ventre à petits coups.

    Et de même qu’au matin, lorsqu’il rentrait lesoir, après le travail de la journée, la table étaitmise et l’arôme du café remplissait la chambre.

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  • Alors il regardait du côté du poêle ; il voyait lafumée blanche sortir de la bouilloire et la fu-mée brune sortir du sac à café, pendant quemadame Lamy, une main à la bouilloire, s’ap-prêtait à passer l’eau, et de l’autre main soule-vait le sac pour voir si l’eau passait bien. La-my s’asseyait en poussant un soupir de bien-être comme un homme qui, après avoir tra-vaillé tout le jour, a le droit de se reposer àla vesprée, tirait de dessous le poêle ses pan-toufles qui chauffaient, et regardait les bellestranches de pain beurrées en tas sur l’assiette.

    Puis le café bouillonnait dans les jattes :il avalait le contenu de la première jatte toutd’un coup, pour se faire l’estomac, et s’en ver-sait une seconde, une troisième et même unequatrième, en y trempant, morceau à morceau,les belles tartines de l’assiette.

    Voilà, quelle était la vie de tous les jourschez les Lamy, et ils ne demandaient rien deplus, étant heureux comme cela.

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  • Et M. Lamy disait souvent à sa femme :

    — Il y aura bientôt vingt-deux ans que noussommes mariés, et nous sommes toujourscomme au premier jour. C’est une chose heu-reuse, Thérèse, et tout le monde devrait fairecomme nous. Oui, tout le