Bourdieu Et Art Contemporain

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Art contemporain, mystique et viduité Pierre Bourdieu avait été invité à intervenir à l’Ecole des Beaux-Arts de Nîmes. Son compte-rendu a été publié dans un petit livre où divers intervenants se réunissent pour exprimer leur soutien sans réserve à l’art contemporain (1). La société fonctionne sur des mythes, ce n’est pas nouveau, mais dans l’ère postmoderne et néo-libérale le mythe revêt une telle importance qu’il tend à détruire ses antidotes naturels, la raison et l’esprit scientifique, toujours coupables de faire obstacle à la Croyance. L’art contemporain est un de ces mythes néo-libéraux devenu vérité imposée. Affirmant représenter la modernité et la nouveauté il exige par la pression, la manipulation, le dénigrement et au besoin l’invective — la reddition et l’anéantissement du scepticisme qu’il engendre. C’est dire que le prétendu « débat » sur l’art contemporain, qui ne concerne que des concurrents se disputant les premiers rôles dans le champ clos d’une parole autorisée et reconnue, a peu de motifs d’aller au fond des choses, et que les arguments qu’il véhicule sont portés par la passion plutôt que par l’objectivité. L’art contemporain et ses partisans, forcément inconditionnels, mènent à l’intérieur et à l’extérieur du champ de l’art une véritable guerre d’épuration contre le doute. Ce qui fait évidemment les affaires de l’institution, du marché et plus généralement de l’ordre en place. Ce qui compte en effet, ce qui est porteur, c’est la foi. L’argumentation, si elle intervient, ne le fait qu’en second, pour l’habiller de légitimité. La croyance en l’art contemporain, comme autrefois la foi religieuse aidant à supporter les misères d’ici-bas, naît d’une angoisse : l’absence d’alternative au néo-libéralisme. Aussitôt transformée en valeur, cette angoisse devient un outil contre ceux qui la combattent. En se renouvelant elle alimente les défenses du système que pourtant elle dénonce. Ainsi le discours officiel de l’art, celui des professionnels c’est-à-dire dire de ceux qui en vivent, est-il nécessairement ambigu, à la fois passionnel et nourri de raisonnements spécieux. Bourdieu n’appartient pas à ce cercle des professionnels de l’art et du discours sur l’art, ses intérêts sont autres. Son regard sur l’art est celui du sociologue, et s’il intervient aux Beaux-Arts de Nîmes c’est d’abord en tant que tel. Mais il est aussi attendu de lui qu’il soutienne « cette révolution artistique qui est à la source de la modernité » (p. 13). La pression sur Bourdieu est d’autant plus forte que sa sociologie est présumée légitimer cet engagement. L’enjeu est important car Bourdieu produit des concepts et des analyses propres à nourrir le discours sur et de l’art, la fameuse doxa qui existe aussi dans ce domaine. Les écoles d’art contemporain sont un des lieux où se construit et se travaille ce discours. Art et sociologie Mais les objectifs de Bourdieu ne sont pas ceux des professionnels de l’art. Il soutient l’art contemporain plus par stratégi e que par conviction ou « goût ». Il reste sociologue, son engagement n’est pas « artistique ». C’est en l’occurrence toute l’ambiguïté de son propos. Pour lui l’internationalisme — même si c’est celui du marché, pas celui des peuples — et sa modernité autoproclamée sont des valeurs plus importantes que les questions de contenu, volontiers considérées comme « subjectives ». Interroger le sens des œuvres, entrer dans le détail des procédures de production et de légitimation propres à l’art à l’art en général —, ce n’est pas seulement douter d’un symbole c’est, plus encore, se mêler de questions qui concernent l’artiste seul. Le sociologue fait confiance à l’artiste qui remplit sa mission et qui est artiste parce que la société le reconnaît comme tel. De même, il accepte la définition de la modernité dont cet art, parce qu’il est officiel, est en droit de se proclamer le seul représentant. Chacun dans son rôle et à sa place. Pour Bourdieu, l’artiste est défini par son statut social. Mais l’approche que l’artiste a de lui-même, de son rôle et de son travail est au contraire prospective et spéculative. Prospective, parce qu’avant « d’être » artiste il procède de la réalité non-artistique. Spéculative, parce que son travail n’est pas prévisible dans le cadre de l’art déjà constitué. Le fossé qui sépare ces deux approches, celle de l’artiste et celle du sociologue, explique pourquoi la sociologie (de Bourdieu ?) échoue à penser l’art.

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Art contemporain, mystique et viduité

Pierre Bourdieu avait été invité à intervenir à l’Ecole des Beaux-Arts de Nîmes. Son compte-rendu a été publié dans un petit livre où divers intervenants se

réunissent pour exprimer leur soutien sans réserve à l’art contemporain (1).

La société fonctionne sur des mythes, ce n’est pas nouveau, mais dans l’ère postmoderne et néo-libérale le mythe revêt une telle importance qu’il tend à détruire

ses antidotes naturels, la raison et l’esprit scientifique, toujours coupables de faire obstacle à la Croyance.

L’art contemporain est un de ces mythes néo-libéraux devenu vérité imposée. Affirmant représenter la modernité et la nouveauté il exige — par la pression, la

manipulation, le dénigrement et au besoin l’invective — la reddition et l’anéantissement du scepticisme qu’il engendre.

C’est dire que le prétendu « débat » sur l’art contemporain, qui ne concerne que des concurrents se disputant les premiers rôles dans le champ clos d’une

parole autorisée et reconnue, a peu de motifs d’aller au fond des choses, et que les arguments qu’il véhicule sont portés par la passion plutôt que par

l’objectivité. L’art contemporain et ses partisans, forcément inconditionnels, mènent à l’intérieur et à l’extérieur du champ de l’art une véritable guerre

d’épuration contre le doute. Ce qui fait évidemment les affaires de l’institution, du marché et plus généralement de l’ordre en place.

Ce qui compte en effet, ce qui est porteur, c’est la foi. L’argumentation, si elle intervient, ne le fait qu’en second, pour l’habiller de légitimité. La croyance en

l’art contemporain, comme autrefois la foi religieuse aidant à supporter les misères d’ici-bas, naît d’une angoisse : l’absence d’alternative au néo-libéralisme.

Aussitôt transformée en valeur, cette angoisse devient un outil contre ceux qui la combattent. En se renouvelant elle alimente les défenses du système que

pourtant elle dénonce. Ainsi le discours officiel de l’art, celui des professionnels c’est-à-dire dire de ceux qui en vivent, est-il nécessairement ambigu, à la fois

passionnel et nourri de raisonnements spécieux.

Bourdieu n’appartient pas à ce cercle des professionnels de l’art et du discours sur l’art, ses intérêts sont autres. Son regard sur l’art est celui du sociologue, et

s’il intervient aux Beaux-Arts de Nîmes c’est d’abord en tant que tel. Mais il est aussi attendu de lui qu’il soutienne « cette révolution artistique qui est à la

source de la modernité » (p. 13). La pression sur Bourdieu est d’autant plus forte que sa sociologie est présumée légitimer cet engagement. L’enjeu est

important car Bourdieu produit des concepts et des analyses propres à nourrir le discours sur et de l’art, la fameuse doxa qui existe aussi dans ce domaine. Les

écoles d’art contemporain sont un des lieux où se construit et se travaille ce discours.

Art et sociologie

Mais les objectifs de Bourdieu ne sont pas ceux des professionnels de l’art. Il soutient l’art contemporain plus par stratégie que par conviction ou « goût ». Il

reste sociologue, son engagement n’est pas « artistique ». C’est en l’occurrence toute l’ambiguïté de son propos.

Pour lui l’internationalisme — même si c’est celui du marché, pas celui des peuples — et sa modernité autoproclamée sont des valeurs plus importantes que les

questions de contenu, volontiers considérées comme « subjectives ». Interroger le sens des œuvres, entrer dans le détail des procédures de production et de

légitimation propres à l’art — à l’art en général —, ce n’est pas seulement douter d’un symbole c’est, plus encore, se mêler de questions qui concernent l’artiste

seul. Le sociologue fait confiance à l’artiste qui remplit sa mission et qui est artiste parce que la société le reconnaît comme tel. De même, il accepte la

définition de la modernité dont cet art, parce qu’il est officiel, est en droit de se proclamer le seul représentant. Chacun dans son rôle et à sa place.

Pour Bourdieu, l’artiste est défini par son statut social. Mais l’approche que l’artiste a de lui-même, de son rôle et de son travail est au contraire prospective et

spéculative. Prospective, parce qu’avant « d’être » artiste il procède de la réalité non-artistique. Spéculative, parce que son travail n’est pas prévisible dans le

cadre de l’art déjà constitué. Le fossé qui sépare ces deux approches, celle de l’artiste et celle du sociologue, explique pourquoi la sociologie (de Bourdieu ?)

échoue à penser l’art.

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En rester à l’approche bourdieusienne peut empêcher de comprendre le phénomène d’art dominant. Bourdieu dénonce la définition néo-libérale des notions de

« modernité » et « d’internationalisme » en politique et en économie, mais il l’adopte à propos de l’art contemporain. Pourtant l’interprétation néo-libérale

occulte le sens critique et militant qu’on peut, qu’on doit donner à ces notions.

Lorsqu’il parle des œuvres d’art Bourdieu rencontre les mêmes limites, comme le montrent ses exemples habituels pauvres et stéréotypés. Ainsi du combat de

Manet contre les Pompiers, du Douanier Rousseau en butte aux railleries des peintres de métier, et de Marcel Duchamp dans une interprétation régulièrement

réductrice. La compréhension artistique de l’art échappe à Bourdieu, ou à sa sociologie. Ce n’est pas forcément leur propos.

« Révolution conservatrice » et diabolisation de l’opposant

Faute d’arguments dignes de ce nom l’amalgame et la manipulation — on peut parler aussi d’intox et de chantage — sont appelés au secours de l’art

contemporain quand il s’agit de le défendre contre ses adversaires, forcément malhonnêtes ou manipulés. Comme le patron mal aimé qui rêve de conquérir le

cœur de ses ouvriers, l’art officiel marchand rêve de convaincre. Il en va bien entendu de la « démocratie », car ce qui est imposé d’en haut doit être accepté

avec reconnaissance « en bas ». Pour ce faire il n’hésite pas, alors qu’il dispose déjà du soutien exclusif de l’institution et du marché, à se poser en victime de

ceux qui lui résistent. Et là Bourdieu subit incontestablement l’attraction — ou la pression — de la doxa qu’il a lui-même alimentée, et s’aventure sur la pente

glissante des simplifications abusives qui mènent aux contrevérités.

Défenseur de l’exception et du courage en butte à l’incompréhension des foules asservies, il dénonce la « démagogie naturelle » des hommes politiques :

« Accoutumés à se plier au jugement du plus grand nombre, (ils) tendent, comme les gens de télévision, à faire du plébiscite le principe premier des choix

esthétiques et politiques.» (p. 29.) Il faut croire que le rapport traditionnel institution-marché de l’art s’est inversé et que c’est ce dernier qui conduit

aujourd’hui la politique d’art officiel pourtant mise en place par des hommes politiques, de Malraux à Pompidou et à J. Lang.

Du seul fait de sa modernité et de sa nouveauté — c’est l’exemple de Manet contre l’académisme —, l’art contemporain est victime d’un complot

antidémocratique. Ce raisonnement suffit à Bourdieu pour mettre dans le même sac et condamner en bloc comme populiste ou nazi (« Le paradigme de toute

révolution conservatrice (est) le nazisme », p. 32) toute critique du dogme officiel.

Ce n’est pas que l'argument « Manet » soit faux, ce n'en est simplement pas un. Manet n’était pas un artiste officiel. De son temps, le pouvoir politique était du

côté de l’Académie et pas de celui des modernes. Qui sont les académistes d’aujourd’hui, les adversaires de l’art officiel ? La modernité autoproclamée a pour

le moins, comme toujours, besoin de la confirmation de l’histoire. D’autant qu’en général officialité et réaction font plutôt bon ménage.

Quant au nombre auquel Bourdieu oppose l’exception de la rareté et de l’unique, c’est un argument de type conservateur, qui suggère que la collectivité ne joue

aucun rôle dans la production des valeurs artistiques. On est là au centre de l’idéologie de l’art contemporain.

Ecoles d’art : enseigner un mythe

Enseigner l’art contemporain, la proposition est contradictoire. Selon un principe désormais établi l'art ne peut s'enseigner. Il procède de la décision de l’artiste

et celle-ci doit être souveraine. Il faut alors abandonner la pédagogie traditionnelle, basée sur l’exemple qui aliène, et opter pour un enseignement de type

initiatique, qui va caricaturer, en lui donnant une coloration théorique, l’ancien discours inspiré du maître. La pratique de l’élève sera moins guidée qu’elle l’a

jamais été dans les ateliers les plus laxistes du passé. En compensation, l’école et l’institution de tutelle vont produire, associées à l’ensemble de la profession

de l’art, un discours à fonction normative qui va prévenir et conditionner les pratiques, c’est là son rôle, en amont des procès de production particuliers.

Longtemps exclu du droit de parole — c’est son silence qui nourrit les spécialistes de l’art —, l’artiste a dû s’initier à ce discours qui constitue désormais à la

fois un milieu nourricier et une référence obligée pour tous les usagers de l’art contemporain, du producteur à l’acheteur et au consommateur en passant par

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tous les intermédiaires. Il n’y a donc plus de « parole d’artiste » indépendante des intérêts matériels et moraux de toute la « profession ». Ou alors elle est à

réinventer. L’artiste appelé à enseigner l’art contemporain doit donc obligatoirement maîtriser cette rhétorique, surtout s’il s’agit d’« artistes internationaux

remarquables pour ne pas dire uniques » (Préface, p. 9). Mais il revient particulièrement aux enseignants de culture générale, mieux informés à des sources plus

variées, et notamment les sciences humaines, de faire vivre ce discours chargé d’initier à l’art après l’abandon des pédagogies pratiques.

Un exemple fourni par Bourdieu (p.30) illustre cette pédagogie. L’artiste américaine Andrea Fraser emmène dans un musée un groupe de visiteurs. Elle

commente un « dispositif de sécurité », appareil accroché au mur, comme si c'était une œuvre d’art, puis elle révèle à ses auditeurs la supercherie. La

« performance » est censée avoir un effet démonstratif et pédagogique. La méthode est celle de la douche écossaise ou, comme dans le Zen, du coup de bâton

sur la tête qui déclenche le « satori ». Si, dans un musée, un « dispositif de sécurité » peut passer pour une œuvre d’art, ce qui sépare l’art du non-art ne peut

être qu’affaire de foi.

Un discours de foi

Le discours chargé d’initier à l’indicibilité et à l’immatérialité de l’art a vocation de constituer aussi son milieu naturel, d’où procèdent, avec l’accord

consensuel de toute la profession, à la fois l’art et les autres pratiques liées à l’art. Dans la mesure où le discours sur l’art, devenu discours de l’art, s’impose à

tous comme seule référence nécessaire et suffisante, l’art peut être produit en autarcie sans nécessité d’expérimenter le réel, à partir d’objets médiatisés et

virtuels. Lyotard avait mis le doigt dessus avec ses Immatériaux. La récente décision conjointe (14.01.2002) des ministères de l’Education nationale et de la

Culture « d’intégrer les enseignements artistiques à tous les cursus universitaires » le confirme et consacre cette victoire d’un art-discours, injectable à dose

homéopathique, sur un art-matière imprévisible et énergumène. Il y a d’ailleurs déjà en Faculté des « professeurs d’art contemporain » (sic) qui n’ont jamais été

artistes. Rien n’empêche évidemment qu’ils le deviennent si la vocation ou l’ambition leur en vient. Au niveau de l’enseignement — et toutes les directives

ministérielles vont dans ce sens — il s’agit désormais non pas « d’enseigner l’art » mais de transmettre et de faire vivre une Parole : la conception de l’art que

produit et reproduit l’officialité.

Un discours sur l’art promu au rôle de vérité universelle engendre idoles, grands prêtres et liturgie dissuasive à destination des non-initiés et non-spécialistes,

ainsi déboutés de la compétence. Les interrogations et propositions critiques venant du dehors de la sphère officielle peuvent être déclarées nulles et non-

avenues. A l’abri de son mythe, l’art contemporain assume son rôle d’approvisionner le marché.

De l’esthétisation du monde au culte de la relique

La « performance » d’Andrea Fraser décrite par Bourdieu — fausse visite et discours de conférencière truqué — est une œuvre de cette artiste. La création

découle du pouvoir que détient l’artiste — ou qui lui est délégué — de désigner l’art. Toutefois imaginer que ce geste est « libre », comme l’affirme l’idéologie

officielle, serait compter pour rien la lourde logistique qui conditionne cette apparente liberté et la met au service du système de l’art. Il n’y aurait pas d’œuvre

de Fraser sans un musée prêt à l’accepter comme telle. A cet égard le fait que la performance ait lieu précisément dans un musée, lieu isolé de la réalité et

consacré à l’art, peut être lu comme un aveu criant de dépendance, aussi bien que comme le désaveu d’une relation privilégiée de l’art au champ social et en

particulier au public, ici mis en scène et ridiculisé.

La prestation est minutée, les figurants sont là, les caméras sont en place. La protection du musée et de l’institution ouvre à l’artiste un espace de narcissisme

intégral où il peut déployer son aptitude à esthétiser le monde à l’infini, à créer sans rien changer à l’ordre « naturel » des choses. Esthétiser le monde pour

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effacer ses plaies, entre exorcisme et bonne conscience. Justification néo-libérale du statu quo. D’où la vogue du psychodrame, extériorisant le retour du refoulé

et la culpabilité que produit sans fin le système.

De façon parallèle, la relation au langage n'est pas fondée sur le sens mais elle se comprend, se prévoit et se saisit comme objet esthétique. C’est le principe du

conceptualisme, qui consiste à figer un processus ou une idée dans un statut d’œuvre. Le groupe anglais Art & Language, actif dans les années 70, affirme avoir

inventé l'art conceptuel. L’idée de base n’est pas de « dépasser » une esthétique de l’objet pour une esthétique du procès, du mouvement ou encore de la « vie »

— cela ce n’est que l’emballage en même temps que l’alibi —, mais au contraire de figer un processus, un geste, une idée, une sensation en œuvre — ou en

substitut d’œuvre — pour un marché qui n’attend qu’elle. La création n’est pas dans l’objet mais dans l’événement — ou le mystère — dont il garde la trace ou

retient le reflet. Comme il est possible qu’en lui-même il ne présente aucun aspect remarquable, son origine doit être certifiée et garantie par l’ensemble du

système de l’art, qui labellise aussi bien les artistes que les œuvres.

Ainsi peut se développer un culte rémunérateur de la relique comme dérive artistique a dominante mercantile. Ayant pris la place de l’artefact, de l’œuvre au

sens d’objet fabriqué par la main de l’artiste, la relique présente l’avantage d’être indéfiniment reproductible tout en restant un original, ce qui répond aux

souhaits du marché. Photos, enregistrements et restitutions de gestes d’artistes sont censés introduire au mystère d’une création inobjectivable. En tant que

principe originel l’art est définitivement abscons, mais les « œuvres » n’en apportent aucune matérialisation, elles se contentent d’en refléter le mystère, et cela

par autorisation spéciale de l’institution muséale et marchande. Ainsi « libéré » des servitudes de la matière — ou comble d’impuissance ? — l’artiste peut se

consacrer sans arrière pensée à la rentabilisation de son pouvoir délégué de générer de l’art par simple adoubement.

La démarche d’Andrea Fraser est de cet ordre. Etant posé que l’artiste — condition nécessaire et suffisante —, est l’origine de l’art, le moindre de ses gestes est

une œuvre potentielle, à la condition que le musée l’accepte. Aucun contact avec le monde extérieur autre que le musée n’est requis. Par contre, le geste doit

acquérir une dimension symbolique, qu’une théâtralisation adéquate doit lui procurer. Dans la performance, la mise en scène a aussi pour rôle d’évoquer une

situation réelle sous forme de simulacre pour rendre crédible l’arbitraire du geste. C’est une façon d’envisager de s’expliquer, mais la tentation de la facilité ou

le besoin d’illusion plaident en faveur de l’auto-saisie artistique comme art à part entière. L’artiste crée en mettant en scène sa propre génialité : création et

génialité préexistent à son geste.

Marcel Duchamp : appropriation ou médiation ?

Dans l’art contemporain tout procède de l’artiste, mais l’artiste est le représentant du marché. Car il est un fait incontournable, c’est que l’art naît du non-

artistique, de la réalité sociale et collective et non pas d’un réel esthétisé et formaté aux normes du marché. Le formalisme radical de l’art contemporain

« international » traduit un rejet tout aussi radical du non-esthétique, pourtant seule source de légitimité artistique. En venant à bout de la négation l’art atteint

l’universalité mais une universalité stérile, en marge de l’histoire. Tout peut être esthétique, il n’y a ni laid ni beau, il n’y a pas non plus de sens. Tout est

possible, tout est vendable : le produit de marché idéal.

C’est pourquoi la fin du procès de la pratique, et de l’œuvre comme médiation au profit du « concept » ne constitue pas une avancée mais un recul. La

« liberté » de l’art au prix de la (dé)négation de la réalité — de la réalité socio-collective, car il s’agit bien de celle-là —, conduit à l’impuissance et à la

répétition. La réalité n’apparaît qu’au second degré sous forme de citation. C’est un habillage, ce n’est pas un point de départ. C’est un spectacle où le

producteur d’art puise des occasions de performance, un jeu d’ombres qu’il achève de vider de son sens sous prétexte de « création ».

L’art du néo-libéralisme exorcise le réel, il n’a pas vocation à l’explorer ou le révéler, encore moins de le changer, même s’il affirme le contraire. La

fantasmatique de l’artiste, l’indicibilité de l’art sont les modalités de cet exorcisme, que soutient un langage lui aussi détourné de sa fonction de connaissance :

le discours obscurantiste qui, en art comme ailleurs, proclame la mort du sens.

Parler de sens et de signification à propos de l’art ce n’est pas réclamer de l’art « militant » ou « politique » — ces inventions du discours de l’ordre —, c’est

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prendre acte de la fonction médiatrice de l’art, mode de connaissance en tant que matière travaillée par l’homme. Cette approche implique que la gratuité est

étrangère à l’art et par conséquent qu’il n’échappe pas au sens. A l’inverse, l’art dit « contemporain », en posant le principe du droit de l’artiste à disposer à ses

propres fins du réel « de l’autre », fonde la valeur artistique sur le seul procès de sublimation du sens social et historique en non-sens artistique.

C’est ce principe que développent les esthétiques de l’appropriation et de la performance qui se réclament, comme l’ensemble de l’art contemporain, des

« virages radicalement opérés par Marcel Duchamp » (préface, p. 10). Marcel Duchamp, appelé malgré lui à servir de caution à l’art officiel d’aujourd’hui. Car

Duchamp ne voulait certainement pas, en mettant l’accent sur la décision de l’artiste, fournir un moyen d’annuler la réalité sociale et collective. En fait, sa

démonstration d’appropriation se double d’une mise en garde.

Chez Duchamp la dimension socio-collective de l’objet n’est pas annulée dans une opération — de choix, d’adoubement — qui lui confère un statut d’œuvre

d’art. L’art n’est pas négation de l’autre, il est médiation. Critique, l’acte de Duchamp dénonce le musée qui fétichise l’unique en y introduisant des objets de

série. La trivialité éloquente de Fountain admet d’avance Pinoncelli — qui pourtant a été poursuivi récemment pour avoir uriné dans cette relique.

Duchamp insiste sur le sens du déplacement d'objet qu'il opère et non pas sur son résultat qui est d'enrichir le musée d'une nouvelle oeuvre. Au lieu de viser

l'esthétisme en bon postmoderne, il privilégie la démarche signifiante. Ce faisant il confère à son acte de prélèvement une valeur d'usage dont est dépourvu

l'objet détourné qui ne doit son statut d'œuvre qu'à l'investiture du musée et du marché. Le système de l'art fabrique de l'objet d'art répercutant son image à

l'infini. Mais il n'y a pas d'art sans traversée du miroir.

« Vous pouvez faire de l'art avec tout, mais l'art c'est vous qui le faites, ce n'est pas le musée. » Tel est l'avertissement de Duchamp. La liberté de choix de

l’artiste se fonde sur son indépendance, ce qui n'annule pas, bien au contraire, sa responsabilité collective.

La postmodernité ampute la démonstration de Duchamp de son deuxième terme et en extrait un principe de liberté en soi et pour soi qui tend à légitimer la

vacuité et le formalisme de l’art de marché.