Big Fish - Daniel Wallace

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Transcript of Big Fish - Daniel Wallace

  • DANIEL WALLACE

    Big FishRoman aux proportions mythiques

    Traduit de langlais (amricain) par Laurent Bury

    ditions Autrement Littratures

  • Durant lun de nos derniers voyages en voiture, vers la fin de la carrire de mon pre en tantque simple mortel, nous nous sommes arrts au bord dune rivire pour nous promener sur lesberges, et nous nous sommes assis lombre dun vieux chne.

    Au bout de quelques minutes, mon pre a enlev ses chaussures et ses chaussettes, a mis lespieds dans leau claire et les a regards. Puis il a ferm les yeux et a souri. a faisait longtempsque je ne lavais pas vu sourire comme a.

    Tout coup, il a respir profondment et a dit : a me rappelle Et puis il sest interrompu, pour rflchir encore un peu. Les choses lui venaient lentement,

    quand elles venaient, et je suppose quil pensait une blague raconter, parce quil en avaittoujours une raconter. Ou bien il allait voquer pour moi sa vie aventureuse et hroque. Et jeme demandais : Quest-ce que a lui rappelle ? a lui rappelle lhistoire du canard qui entre dansune quincaillerie ? Celle du cheval accoud au bar ? Celle du garon qui arrivait au genou dunesauterelle ? a lui rappelait luf de dinosaure quil avait trouv un jour, puis perdu, ou le pays quilavait jadis gouvern pendant presque une semaine ?

    a me rappelle quand jtais gamin.Jai regard ce vieil homme, mon vieux pre avec ses vieux pieds tout blancs dans cette eau

    claire, en ces instants qui taient parmi les derniers de sa vie, et soudain, simplement, jai pens lui, enfant, adolescent, avec toute sa vie devant lui, tout comme la mienne tait alors devant moi.Je navais jamais fait cela avant. Et ces images convergeaient, cet aujourdhui et cet hier. cetinstant, mon pre est devenu un tre trange, extravagant, la fois jeune et vieux, mourant etnouveau-n.

    Mon pre est devenu un mythe.

  • Premire partie

  • Le jour o il est n

    Il est n pendant lt le plus sec quil y ait eu en quarante ans. Cuite au soleil, la fine argile rougede lAlabama se transformait en poussire granuleuse, et il ny avait pas une goutte deau sur deskilomtres. La nourriture tait rare aussi. Ni mas, ni tomates, ni courges, mme, cet t-l. Tout taitfltri sous le ciel blanc et brumeux. Tout mourait, tout avait lair pareil : dabord les poulets, ensuiteles chats, aprs les cochons, et puis les chiens. Tout a passait la casserole, cela dit, les os et lereste.

    Il y a un homme qui est devenu fou, qui sest mis manger des cailloux, et qui est mort. Il a falluse mettre dix pour le porter au cimetire tellement il tait lourd, et dix pour creuser la tombetellement il faisait sec.

    En regardant vers lest, les gens disaient : Vous vous rappelez le fleuve qui coulait ici ? En regardant vers louest : Vous vous rappelez le lac Talbert ? Le jour o il est n a

    commenc comme les autres jours. Le soleil sest lev, est apparu au-dessus de la petite maison enbois o une femme, le ventre aussi grand que le pays, faisait cuire le dernier uf quil lui restait pourle petit djeuner de son mari. Le mari tait dj dans les champs, retourner la poussire avec sacharrue, autour des racines noires et tordues de quelque mystrieux lgume. Le soleil brillait dur. Enrentrant pour manger son uf, le mari a essuy la sueur de son front avec un mouchoir bleu dchir. Illa essor et a laiss la sueur sgoutter dans un vieux gobelet en fer blanc. Pour avoir quelque chose boire, plus tard.

    Le jour o il est n, le cur de la femme sest arrt, pas longtemps, et elle est morte. Puis elleest revenue la vie. Elle stait vue suspendue au-dessus delle-mme. Elle avait aussi vu son fils, ilparat quil tait lumineux. Quand elle a rejoint son corps, elle a dit quelle se sentait toute chaude.

    Bientt. Il sera bientt l. Elle avait raison.Le jour o il est n, quelquun a repr un nuage l-bas au bout, avec comme qui dirait du noir

    dedans. Les gens se sont rassembls pour regarder. Une personne, deux, deux fois deux, tout coupcinquante personnes et plus, les yeux tourns vers le ciel, tous regarder ce nuage plutt petitsapprocher de leur village dessch, calcin. Le mari est sorti pour voir, lui aussi. Et ctait vrai : ily avait un nuage. Le premier vrai nuage depuis des semaines.

    Dans toute la ville, la seule personne qui ne regardait pas le nuage, ctait la femme. Elle taittombe par terre, bout de souffle tellement elle avait mal. Tellement bout de souffle quellenarrivait pas crier. Elle croyait crier, elle avait la bouche ouverte pour a, mais il ny avait rienqui sortait. Enfin, de sa bouche. Parce que par un autre endroit, pour sortir, a sortait. Cest lui quivenait. Qui poussait. Et o tait son mari ?

    Dehors, regarder un nuage.Mais ce ntait pas nimporte quel nuage. Pas petit du tout, en fait, un nuage respectable, gris,

    menaant par-dessus tous ces hectares dshydrats. Le mari a enlev son chapeau et a pliss les yeux,en descendant les marches du porche pour mieux voir.

    Le nuage apportait aussi un peu de vent. Ctait bon. Un petit vent qui soufflait gentiment sur leurfigure, ctait bon. Et puis le mari a entendu le tonnerre, crac ! Du moins, cest ce quil a cru.

  • Mais ce quil entendait, ctait sa femme qui renversait une table force de donner des coups depied dedans. Mais a ressemblait vraiment au tonnerre. a faisait le mme bruit.

    Il a fait encore un pas pour savancer dans le champ. Mon Mari ! lui criait sa femme tue-tte. Mais ctait trop tard. Mon Mari tait trop loin, il

    nentendait plus. Il nentendait rien.Le jour o il est n, tous les gens de la ville se sont runis dans le champ devant sa maison, pour

    regarder le nuage. Dabord petit, puis simplement respectable, le nuage est bientt devenu norme,gros comme une baleine, au moins ; il fabriquait dans son ventre des jets de lumire blanche, tout coup il a bris et brl la cime des pins, il a chatouill les hommes les plus grands. En regardanttoujours, ils ont courb le dos, et ils ont attendu.

    Le jour o il est n, les choses ont chang.Mon Mari est devenu Papa, Ma Femme est devenue Maman.Le jour o Edward Bloom est n, il a plu.

  • O il parle aux animaux

    Mon pre savait y faire avec les btes, tout le monde le disait. Quand il tait petit, les ratonslaveurs lui mangeaient dans la main. Les oiseaux se perchaient sur son paule quand il aidait son predans le champ. Une nuit, un ours a dormi sous sa fentre, et pourquoi ? Parce quil connaissait lalangue des animaux. Il avait ce don-l.

    Il avait aussi un truc avec les vaches et les chevaux. Ils le suivaient partout, et cetera. Ils frottaientleur gros nez marron contre son paule et reniflaient, comme pour lui dire quelque chose, lui enparticulier.

    Un jour, une poule est venue sasseoir sur les genoux de mon pre pour pondre un uf, un petituf marron. On navait jamais rien vu de pareil, personne.

  • Lanne quil a neig en Alabama.

    Il ne neigeait jamais en Alabama, et pourtant il a neig quand mon pre avait neuf ans. Cest venupar vagues successives. La neige durcissait en tombant, elle a fini par recouvrir le paysage de glacepure, impossible creuser. Pris dans la tempte, on tait condamn ; quand on la voyait arriver, onavait juste le temps de se rsigner la mort.

    Edward tait un garon solide, calme, qui savait ce quil voulait, mais pas du genre envoyerbalader son pre quand il y avait du travail, une clture rparer ou une vache gare ramener lamaison. Quand la neige a commenc tomber un samedi soir et quelle tombait encore le lendemainmatin, Edward et son pre ont dabord fait des bonshommes de neige, et des chteaux, et toutes sortesde constructions, et cest seulement plus tard quils ont compris limmensit et le danger de toutecette neige qui narrtait pas de tomber. Mais on dit que mon pre avait fait un bonhomme de cinqmtres de haut. Pour y arriver, il avait fabriqu un engin avec des poulies et des branches de pin,pour pouvoir monter et descendre comme il voulait. Les yeux du bonhomme, ctaient des vieillesroues de charrette, abandonnes depuis des annes ; le nez, ctait le dessus dun silo grain. Et labouche, un demi-sourire, comme si le bonhomme pensait quelque chose de drle et de bienagrable, ctait lcorce dcoupe sur le ct dun chne.

    Sa mre tait reste lintrieur, faire la cuisine. La fume montait de la chemine par bouffesgrises et blanches, en faisant des volutes dans le ciel. Elle entendait bien frapper et gratter la porte,mais elle tait trop occupe pour faire attention. Elle navait mme pas relev la tte quand son mariet son fils taient rentrs, une demi-heure avant, tout en sueur dans le froid.

    On sest trouv dans une situation, a dit son mari. Eh bien, racontez-moi.La neige continuait tomber ; devant la porte, le chemin avait t dblay, mais la porte tait dj

    presque bloque nouveau. Son pre a repris la pelle pour nettoyer le passage.Edward regardait : son pre balayer, la neige tomber, son pre balayer, la neige tomber, jusqu

    ce que le toit de la cabane commence craquer. Sa mre a dcouvert quune congre stait formedans leur chambre. Ils se sont dit quil tait temps de sortir.

    Mais pour aller o ? Tout le monde vivant tait glac, dun blanc pur et gel. Sa mre a emballla nourriture quelle prparait et a rassembl quelques couvertures.

    Ils ont pass la nuit dans les arbres.Le lendemain matin, un lundi, la neige sest arrte, le soleil sest lev. La temprature restait en

    dessous de zro.Maman a dit : Edward, il serait temps que tu partes pour lcole, non ? Il a rpondu : Jimagine , sans poser de question. Il tait comme a.Aprs le petit djeuner, il est descendu de larbre et il a fait pied les dix kilomtres jusqu la

    petite cole. Il a crois un homme congel. Lui aussi, il tait presque gel, mais pas compltement. Ilest arriv lheure. Mme un peu en avance.

    Et son instituteur tait l, assis sur un tas de bois, en train de lire. Tout ce quil voyait de lcole,ctait la girouette, le reste tait enterr sous la neige du week-end.

    Bonjour, Edward.

  • Bonjour.Et puis il sest rappel : il avait oubli ses devoirs.Il est retourn les chercher.Authentique.

  • Sa jeunesse prometteuse

    On dit quil noubliait jamais un nom, un visage, votre couleur prfre, et qu douze ans ilreconnaissait tous les habitants de sa ville natale rien quau bruit de leurs chaussures quand ilsmarchaient.

    On dit quil a grandi tellement vite que pendant un moment (des mois ? Presque une anneentire ?) il a t clou au lit parce que la calcification de ses os narrivait pas suivre les ambitionsde sa taille, alors, quand il essayait de se lever, il ressemblait une vigne sans tuteur, et il tombaitpar terre, en un petit tas.

    Edward Bloom employait sagement son temps, lire. Il a lu presque tous les livres quil y avait Ashland. Mille bouquins, il y en a qui disent dix mille. Des livres dhistoire, dart, de philosophie.Les romans dHoratio Alger. Nimporte. Il lisait tout. Mme lannuaire.

    On dit qu la fin il en savait plus que tout le monde, mme plus que Mr. Pinkwater, lebibliothcaire.

    Ctait dj quelquun, mon pre.

  • La mort de mon pre : Premire

    Cest arriv comme a. Le vieux Dr Bennett, notre mdecin de famille, sort de la chambredami en tranant les pieds et ferme doucement la porte derrire lui. Il est vieux comme tout, il aune fameuse collection de plis et de rides, cest notre docteur depuis toujours. Il tait l quand jesuis n, pour couper le cordon, et cest lui qui a remis ma mre mon corps rouge et frip. LeDr Bennett nous a soigns de maladies par dizaines, avec le charme et les manires discrtes dunmdecin dune autre poque, ce quil est en effet. Cest ce mme homme qui vient aider mon pre faire sa sortie, qui se trouve maintenant devant la porte de la chambre de mon pre, qui enlve lestthoscope de ses vieilles oreilles, et qui nous regarde, ma mre et moi, en hochant la tte.

    Je ne peux rien faire, dit-il de sa voix rugueuse.Il a envie de lever les bras au ciel, dun air exaspr, mais il ne le fait pas, il est trop vieux

    pour ce genre de gesticulation. Je regrette, vraiment je regrette. Si vous devez vous mettre en rgle avec Edward, si vous

    avez quoi que ce soit lui dire, je vous suggre dy aller tout de suite.On sy attendait. Ma mre me prend la main et simpose un sourire crisp. Ce nest pas une

    priode facile pour elle, videmment. Ces derniers mois, elle a beaucoup perdu, en taille et ennergie ; elle reste en vie, mais elle a pris ses distances. Son regard sarrte juste avant darriverau but. Je la regarde, en ce moment, et elle a lair perdue, comme si elle ne savait pas o elle est,ou qui elle est. Notre vie a tellement chang depuis que Papa est rentr mourir. Le processus de samort nous a tous tus un peu. Cest comme si, au lieu daller au travail tous les jours, il avait dcreuser sa propre tombe l-bas, dans le terrain derrire la piscine. Et pas la creuser dun seulcoup, mais dun ou deux centimtres la fois. Comme si ctait a qui le fatigue autant, qui luidonne ses poches sous les yeux, et pas sa thrapie par rayons X , comme Maman sentte lappeler. Comme si tous les soirs en rentrant davoir creus, avec de la terre sous les ongles,quand il sassied dans son fauteuil pour lire le journal, il allait dire : Eh bien, a vient. Jai faitun centimtre de plus aujourdhui . Comme si ma mre allait rpondre : Tu entends a,William ? Ton pre a encore fait un centimtre aujourdhui. Comme si jallais dire : Cestgnial, Papa. Vraiment gnial. Si je peux faire quelque chose pour taider, dis-le-moi.

    Maman. Jy vais la premire, dit-elle schement, comme un sac qui se ferme. Et puis, si jai

    limpressionSi elle a limpression quil est sur le point de mourir, elle mappellera. Cest comme a que nous

    parlons. Au pays des mourants, les phrases restent en suspens, on sait comment elles vont finir.L-dessus, elle se lve et entre dans la chambre. Le Dr Bennett hoche la tte, enlve ses lunettes

    et les essuie avec le bout de sa cravate rayures bleues et rouges. Je le regarde, dsempar. Il est sivieux, si affreusement vieux : pourquoi mon pre meurt-il avant lui ?

    Edward Bloom, dit-il dans le vide. Qui laurait cru ?Qui, en effet ? La mort tait la pire chose qui aurait pu arriver mon pre. Je sais ce que vous

    allez dire : cest la pire chose qui puisse nous arriver, la plupart dentre nous. Mais pour lui, ctaitspcialement horrible, surtout ces dernires annes, durant ces quelques annes de prparation, avec

  • ces maladies qui, en empirant, lont rendu inapte la vie sur terre, mme si elles le prparaient lavie dans lau-del.

    Pire encore, a la oblig rester la maison. Il dtestait a. Il dtestait se rveiller dans lamme chambre tous les matins, voir les mmes gens, faire les mmes choses. Avant tout a, il utilisaitla maison pour refaire le plein. Un pre itinrant. Pour lui, la maison, ctait une tape sur sa route,alors quil travaillait dans un but pas trs clair. Quest-ce qui le faisait courir ? Pas largent ; on enavait assez. On avait une belle maison, quelques voitures et une piscine dans le jardin ; apparemment,il ny avait rien quon ne pouvait absolument pas se payer. Et ce ntait pas pour monter en grade : ildirigeait sa propre entreprise. Ctait pour autre chose, pour davantage que ces deux raisons-l, maisje serais incapable de dire quoi. Ctait comme sil vivait dans un tat daspiration constante :arriver, nimporte o, ntait pas le plus important ; ce qui comptait, ctait la bataille, et la bataillequi venait encore aprs, et la guerre qui ne finirait jamais. Alors il travaillait, travaillait. Il partaitpendant plusieurs semaines daffile, pour des endroits comme New York, lEurope ou le Japon, et ilrevenait des heures bizarres, du genre neuf heures du soir, il se versait boire et il reprenait sonfauteuil et son poste officiel de pre de famille. Et il avait toujours une histoire extraordinaire raconter.

    Nagoya, dit-il un soir o il venait de rentrer, ma mre dans son fauteuil, lui dans le sien, moiassis par terre, ses pieds, Nagoya jai vu une femme deux ttes. Je vous jure. Une belleJaponaise deux ttes qui faisait la crmonie du th avec une grce et une beaut incroyables. On nepouvait vraiment pas dire laquelle des deux ttes tait la plus jolie.

    Les femmes deux ttes, a nexiste pas, ai-je dit. Ah bon ? dit-il, en me coinant avec son regard. Et cest Monsieur-le-Gamin-qui-sait-tout-qui-

    a-tout-vu qui me lapprend. Merci, tu fais bien de me corriger. Cest vrai ? Elle avait deux ttes ? Et ctait une femme tout ce quil y a de bien. Une geisha, en fait. Elle a pass presque toute sa

    vie enferme, apprendre les traditions complexes du monde des geishas ; elle ne se montre presquejamais en public, et cest ce qui explique ton scepticisme, bien sr. Jai eu la chance dtre admisdans le saint des saints, grce toute une srie de collgues de travail et de contacts au sein dugouvernement. Jai d faire comme si elle navait absolument rien danormal, videmment ; si javaisseulement lev un sourcil, aurait t une insulte historique. Je me suis content de boire mon thcomme tous les autres, en marmonnant tout bas Domo , qui veut dire merci en japonais.

    Tout ce quil faisait tait hors du commun. la maison, la magie de son absence cdait la place une prsence trs ordinaire. Il buvait un

    peu. Il ne se mettait pas en colre, mais il se sentait frustr, gar, comme sil tait tomb dans untrou. Les premiers soirs, il avait les yeux si vifs quon aurait jur quils brillaient dans le noir, maisau bout de quelques jours, il prenait un air las. Il ntait plus dans son lment, a se voyait, et il ensouffrait.

    Ce ntait donc pas un bon candidat pour la mort : a rendait son sjour la maison encore pluspnible. Au dbut, il a essay de prendre les choses du bon ct, en tlphonant des gens quihabitaient de drles dendroits lautre bout du monde, mais il est vite devenu trop malade mmepour a. Ce ntait plus quun homme, un homme sans emploi, sans histoires raconter, un hommedont jai compris que je ne le connaissais pas.

    Tu sais ce qui me ferait plaisir ? me dit-il ce jour-l.

  • Il a lair relativement bien portant, pour un homme que, selon le Dr Bennett, je vois peut-tre pourla dernire fois.

    Un verre deau. a tennuie de me lapporter ? Pas du tout.Je lui apporte de leau, il en boit une gorge ou deux, pendant que je lui tiens le fond du verre

    pour quil nen rpande pas. Je souris en voyant ce type qui ne ressemble plus mon pre mais uneversion de mon pre, une parmi tant dautres, semblable mais diffrente, rate par bien des aspects.Avant, javais du mal le regarder, tellement il avait chang, mais je me suis habitu. Mme sil naplus du tout de cheveux, mme si sa peau est couverte de taches et de crotes, je my suis habitu.

    Je ne sais pas si je tai racont a, dit-il en prenant sa respiration. Mais il y avait un clochardqui marrtait tous les matins quand je sortais du caf prs du bureau. Tous les jours je lui donnais 25cents. Tous les jours. Je veux dire, ctait tellement devenu une habitude que le clochard navaitmme plus besoin de madresser la parole, je lui refilais sa pice automatiquement. Et puis je suistomb malade, jai arrt de travailler pendant deux ou trois semaines, et quand jy suis retourn, tusais ce quil ma dit ?

    Quoi ? Vous me devez trois dollars cinquante. Cest marrant. Oui, le rire, cest le meilleur des mdicaments, dit-il.Mais nous ne rions ni lun ni lautre. Nous ne sourions mme pas. Il me regarde avec une dtresse

    de plus en plus profonde, comme a lui arrive quelquefois, quand il passe dune motion lautrecomme il y a des gens qui surfent travers les vagues.

    Jimagine que cest assez appropri, que jutilise la chambre dami ? Pourquoi ?Mais je connais la rponse. Ce nest pas la premire fois quil en parle, mme si cest lui qui a

    dcid de quitter la chambre quil partageait avec Maman. Je ne veux pas, quand je serai parti,quelle regarde tous les soirs de mon ct et que a la rende malade, si tu vois ce que je veux dire. Il a le sentiment que sa squestration ici est emblmatique.

    Appropri puisque je ne suis ici que de passage, dit-il en regardant cette chambre trangementimpersonnelle.

    Ma mre a toujours pens que tout devait tre parfait pour les invits, et donc elle a fait en sorteque la pice ressemble autant que possible une chambre dhtel. Il y a la petite chaise, la table dechevet, une reproduction inoffensive de toile de matre au-dessus de la commode.

    Je ntais pas souvent ici, tu sais. la maison. Pas autant que nous laurions tous voulu.Regarde, tu es un homme, prsent, et moi, je je ne tai pas vu grandir.

    Il dglutit, ce qui est pour lui un vritable exploit. Je ntais jamais l pour toi, pas vrai, fils ? Cest vrai.Jacquiesce peut-tre trop vite, mais avec autant de gentillesse que je peux en mettre dans cette

    rponse. Eh ! dit-il, aprs quoi il tousse un moment. Tu peux dire ce que tu penses, tu sais, ce nest pas

    parce que je vais bientt Ne ten fais pas. La vrit et rien que la vrit. Je le jure devant

  • Dieu. Truc. Qui tu voudras.Il boit encore une gorge. Ce nest pas parce quil a soif, mais par dsir de cet lment quil veut

    sentir sur sa langue, sur ses lvres : il adore leau. Avant, il nageait. Mais tu sais, mon pre aussi voyageait beaucoup, dit-il dans un craquement de sa voix douce.

    Alors je sais ce que cest. Mon pre tait fermier. Je tai dj racont a, non ? Je me rappelle unjour, il a d aller quelque part chercher des graines spciales pour planter dans les champs. Il estmont en clandestin dans un train de marchandises. Il avait dit quil serait rentr le soir. Il sest passun tas de choses et il na pas pu descendre. Il est all jusquau bout de la ligne, en Californie. Il estrest l-bas pendant tout le printemps, quasiment. Le moment de semer est arriv, puis est pass.Mais quand il est revenu, il avait des graines invraisemblables.

    Laisse-moi deviner. Il les a plantes et une norme vigne a pouss, jusque dans les nuages, ettout en haut il y avait un chteau, o vivait un gant.

    Comment tu le sais ? Et une femme deux ttes qui lui servait le th, sans doute. ce moment-l, mon pre sourit, ses sourcils se tordent, il oublie tout dans cet instant de

    bonheur. Tu te rappelles ? videmment. Si on se rappelle les histoires quun homme raconte, il devient immortel, tu le sais ?Je fais signe que non. Mais cest vrai. Celle-l, tu ny as jamais vraiment cru ? Quest-ce que a change ?Il me regarde. Rien. Enfin, si. Je ne sais pas. Au moins, tu ten souviens. Lide, je crois, lide, cest que

    jessayais de rentrer plus souvent. Je tassure. Mais il se passait toujours quelque chose. Descatastrophes naturelles. La terre sest entrouverte un jour, je pense, le ciel sest ouvert plusieurs fois.Quelquefois, jen rchappais de justesse.

    Sa vieille main squameuse savance pour toucher mon genou. Il a les doigts blancs, les onglescassants et ternes, comme du vieil argent.

    Je dirais que tu mas manqu, si je savais ce que jai rat. Je vais te dire o tait le problme, dit-il.Il retire la main de mon genou et me fait signe de me rapprocher. Jobis. Je veux entendre. Le

    mot suivant pourrait tre le dernier. Je voulais tre un grand homme. Ah bon ? dis-je, comme si jtais vraiment surpris. Je tassure.Sa parole est lente et faible, mais rgulire, forte en sentiment et en pense. Tu te rends compte, je pensais que ctait mon destin. tre un gros poisson dans un grand lac,

    voil ce que je voulais. Cest ce que jai toujours voulu. Jai commenc petit. Pendant longtemps, jaitravaill pour les autres. Et puis jai lanc mon affaire. Je me suis procur des moules et jai fabriqudes bougies la cave. a na pas march. Jai vendu aux fleuristes des illets bouquets. a na pasmarch. Finalement, tout de mme, je me suis lanc dans limport-export et tout a dcoll. William,jai dn avec un Premier ministre, un jour. Un Premier ministre ! Tu imagines, un type dAshland quidne dans la mme pice quun Il ny a pas un continent o je naie pas mis les pieds. Pas un seul.Il y en a sept, pas vrai ? Je commence oublier lesquels jai a ne fait rien. Maintenant, tout a a

  • lair sans importance, tu sais ? Je veux dire, je ne sais mme plus ce que cest quun grand homme,les conditions euh pralables. Et toi, William ?

    Quoi, moi ? Est-ce que tu sais ? Tu sais ce quil faut pour faire un grand homme ?Je rflchis longuement, dans lespoir secret quil oubliera mavoir pos la question. Son esprit

    vagabonde souvent, mais il y a quelque chose dans la manire dont il me regarde qui prouve quilnoublie pas, quil sagrippe cette pense et quil attend ma rponse. Je ne sais pas ce quil fautpour faire un grand homme. Je ny ai jamais pens. Mais, vu les circonstances, je ne men tirerai pasavec un Je ne sais pas . Je dois tre la hauteur de loccasion, donc je me fais aussi lger quepossible et jattends quon me hisse.

    Au bout dun moment, dans lespoir de trouver les mots justes, je dis : Je pense quon peut considrer comme un grand homme celui qui a t aim par son fils.Cest le seul pouvoir que jaie, celui de revtir mon pre du manteau de la grandeur, cette

    grandeur quil a cherche dans le vaste monde mais qui lattendait depuis toujours chez lui. Le sortest capricieux.

    Ah, si tu te bases sur ce genre de paramtresIl bafouille sur le mot, lair un peu patraque, tout coup. Je ny ai jamais pens sous cet angle-l, en fait. Mais puisque nous en sommes l, envisager

    la question de cette manire, je veux dire, dans ce cas, dans ce cas trs spcifique, le mien Oui. Edward Bloom, mon pre, tu es dsormais et dornavant un Trs Grand Homme. Je le

    jure devant Truc.Et, faute dpe, je ladoube en lui touchant doucement lpaule. ces mots, on dirait quil trouve le repos. Ses paupires se ferment lourdement et avec une sorte

    dtrange finalit o je reconnais le dbut dun dpart. Et, quand les rideaux de la fentre semblentscarter deux-mmes, je crois un instant que cest son me qui quitte ce monde pour lau-del. Maiscest seulement la clim qui se met en marche.

    La femme deux ttes, murmure-t-il, les yeux clos, comme sil sendormait. Tu mas dj parl de la femme deux ttes, dis-je en le remuant doucement par lpaule. Je

    ne veux plus en entendre parler. Daccord, Papa ? Je ne voulais pas te parler de la femme deux ttes, gros malin. Ah non ? Je voulais te parler de sa sur. Parce quelle avait une sur ?Il rouvre les yeux, trouvant un deuxime souffle. Eh, est-ce que je te ferais marcher sur un truc pareil ?

  • La fille dans la rivire.

    Au bord de la Blue River se trouvait un chne o mon pre aimait sarrter pour se reposer.Larbre dployait largement ses branches et offrait gnreusement son ombre ; au pied, la mousseverte tait frache et douce : mon pre y posait la tte et sendormait parfois ; la rivire le berait parson chant rgulier. Cest ici quil est venu un jour et, alors quil partait dans un rve, il se rveilla etvit une belle jeune femme qui se baignait dans la rivire. Ses longs cheveux brillaient comme de loret tombaient sur ses paules nues. Ses seins taient petits et ronds. Recueillant leau frache dans sesmains, elle la faisait couler sur son visage et sa poitrine avant de la laisser retomber dans la rivire.

    Edward essayait de rester calme. Il se rptait Ne bouge pas. Si tu bouges dun centimtre, ellete verra. Il ne voulait pas leffrayer. Et, honntement, il navait encore jamais vu une femme en tenuedve, et il voulait lobserver encore un peu avant quelle ne le quitte.

    Cest ce moment-l quil a aperu le serpent. Un mocassin, forcment. Il glissait vers elle enfendant peine leau, avec sa petite tte de reptile en qute de chair. Difficile dimaginer quunserpent de cette taille-l puisse vous tuer, et pourtant, cest un serpent comme a qui avait tu CalvinBryant. Il stait fait mordre la cheville et, deux secondes aprs, il tait mort. Calvin Bryant taitdeux fois plus grand que la fille.

    Donc, il ny avait pas vraiment hsiter. Mon pre sest fi son instinct, il a plong la tte lapremire, les mains tendues, au moment o le mocassin se prparait planter ses deux petits crochetsdans la taille fine de la fille. Elle a hurl, bien sr. Un homme qui vient vers vous, qui plonge dansleau, videmment quelle a hurl. Et il est sorti de leau avec le serpent qui se tortillait dans sesmains, la gueule prte se refermer sur sa proie, et la fille a encore hurl. Finalement, il a russi emballer le serpent dans sa chemise. Il naimait pas tuer, mon pre. Il a port le serpent un ami quiles collectionnait.

    Alors, reprsentez-vous la scne : un jeune homme et une jeune femme, debout dans la Blue Riverjusqu la taille, sans chemise, qui se regardent. Par endroits, le soleil perce le feuillage, luit,scintille sur leau. Mais tous les deux, ils sont plutt dans lombre. Ils studient. Tout est calme, part la nature autour deux. Difficile de parler, maintenant, quest-ce quon peut dire ? Moi, jemappelle Edward, et vous ? On ne dit pas a. On dit ce quelle a dit, quand elle a t capable deparler.

    Vous mavez sauv la vie.Et ctait vrai, non ? Elle allait se faire mordre par un serpent venimeux et il lui avait sauv la

    vie. En plus, il avait risqu sa vie pour a. Mais ni lun ni lautre nen a parl. Ce ntait pasncessaire. Ils le savaient.

    Vous tes courageux. Non, madame.Pourtant, elle ne devait pas tre beaucoup plus vieille que lui. Je vous ai vue, jai vu le serpent, alors jai jai saut. Vous vous appelez comment ? Edward. Daccord, Edward. Dsormais, ici, cest vous. On dira que cest le Bois dEdward.

  • Larbre, cette partie de la rivire, leau, tout est vous. Et chaque fois que vous serez triste, que vousaurez besoin de quelque chose, vous viendrez ici vous reposer, pour y penser.

    Daccord.Mais il aurait dit daccord nimporte quoi. Sa tte tait bien au-dessus de leau, mais elle

    nageait compltement. Il avait limpression davoir quitt ce monde pour un petit moment. Et de nepas encore tre revenu.

    Elle a souri : Maintenant, retournez-vous, pour que je me rhabille. Daccord.Et il sest retourn, tout rouge. Il se sentait tellement bien que ctait presque intolrable,

    tellement bien quil pouvait peine le supporter. Comme sil avait t transform, amlior, refait neuf.

    Il ne savait pas combien de temps il fallait une femme pour se rhabiller, alors il lui a donn cinqbonnes minutes. Et quand il sest retourn, bien entendu, elle ntait plus l. Disparue. Il ne lavaitpas entendue partir, mais elle ntait plus l. Il aurait pu lappeler, il aurait bien aim, mais il nesavait pas comment elle sappelait. Il aurait d commencer par lui demander son nom.

    Le vent soufflait dans le chne, leau continuait couler. Mais elle tait partie. Et dans sachemise, il ny avait pas de serpent, juste un bton. Un petit bton marron.

    Pourtant, il ressemblait un serpent, vraiment. Surtout quand il la jet dans leau et quil la vupartir en se tortillant.

  • Son charme discret.

    On dit quil avait un charme bien lui, le don de leuphmisme, lart de se montrer prvenant. Iltait timide. Pourtant, mon pre, les femmes lui couraient aprs. On peut appeler a un charmediscret. En plus, il tait plutt bel homme, mais a ne lui a jamais mont la tte. Ctait lami de toutle monde, et tout le monde tait son ami.

    On dit quil tait marrant, mme en ce temps-l. On dit quil en racontait de bien bonnes. Pasquand il y avait beaucoup de gens, a lintimidait, mais en tte tte (et apparemment, beaucoup defemmes Ashland ont essay !), il pouvait drlement vous faire rire. On dit quon les entendaitrigoler la nuit, mon pre et les filles avec qui il sortait, leurs clats de rire rsonnaient dans toute laville la nuit, sous le porche de sa maison. Ces rires, ctait la meilleure berceuse Ashland. Ctaitcomme a, cette poque-l.

  • Comment il a dompt le gant.

    Les exploits accomplis par mon pre dans sa jeunesse furent nombreux, et les histoires quonraconte encore aujourdhui sont innombrables. Mais le plus remarquable de ses hauts faits est peut-tre davoir affront Karl, le gant, car ce faisant il risquait sa vie. Karl tait grand comme deuxhommes, gros comme trois et fort comme dix. Il portait sur son visage et sur ses bras les cicatricesdune vie brutale, plus proche de celle des animaux que de celle des hommes. Et son comportementtait lavenant. On dit que Karl tait n dune femme comme toutes les autres, mais on a vitecompris quil y avait erreur. Il tait trop norme. Sa mre lui achetait des vtements le matin et,laprs-midi, les coutures se dchiraient, tellement il grandissait vite. La nuit, il dormait dans un litfait sur mesure par un menuisier et, le lendemain matin, ses pieds dpassaient du bout. Et puis ilmangeait tout le temps ! Sa mre avait beau acheter ou rapporter de ses champs des quantitsinvraisemblables de nourriture, ses armoires taient toujours vides, le soir, et il se plaignait encoredavoir le ventre creux. Son gros poing martelait la table pour en avoir plus : Tout de suite !hurlait-il. Maman, tout de suite ! Au bout de quatorze ans, elle nen pouvait plus ; un jour, pendantque Karl avait le visage enfonc dans une demi-carcasse de chevreuil, elle a fait ses valises et elleest sortie par-derrire, pour ne plus jamais revenir. Aprs a, Karl est devenu aigri, colrique, etsurtout affam.

    Cest ce moment quil est venu Ashland. La nuit, quand les gens dormaient, Karl se glissaitdans les cours et les jardins, en qute de nourriture. Au dbut, il ne prenait que ce qui poussait l ; lematin, les gens dAshland trouvaient leurs champs de mas ravags, leurs pommiers dpouills, leursciternes vides. Personne ne savait que faire. Comme il tait trop grand pour y vivre, Karl avait quittsa maison pour partir dans les montagnes entourant la ville. Qui tait prt laffronter sur ce terrain ?Et que pouvaient-ils faire, ces gens, face au monstre affreux que Karl tait devenu ?

    Le pillage se poursuivit pendant quelque temps, jusquau jour o une demi-douzaine de chiensdisparurent. Ctait apparemment la vie mme de la ville qui tait en danger. Il fallait faire quelquechose, mais quoi ?

    Mon pre proposa un plan. Ctait dangereux, mais il ny avait rien dautre faire, semblait-il, etavec la bndiction de la ville, un beau matin dt, mon pre se mit en route. Il se dirigea vers lesMontagnes, o il connaissait une grotte. Cest l que Karl habitait, selon lui.

    La grotte tait cache derrire une range de pins et un grand tas de pierres ; mon pre laconnaissait pour avoir sauv une jeune fille qui stait gare dans ses profondeurs bien des annesauparavant. Il se planta devant la grotte et cria.

    Karl !Il entendit sa propre voix lui revenir en cho. Montre-toi ! Je sais que tu es l. Je suis venu tapporter un message de notre ville.Quelques instants scoulrent dans le silence des grands bois avant que mon pre nentende un

    lger bruit, et que la terre mme ne semble agite par un tremblement. Puis des tnbres de la grottesurgit Karl. Il tait encore plus grand que mon pre navait os limaginer. Et quel visagepouvantable ! Couvert de balafres et de contusions, parce quil vivait comme un sauvage, et parcequil lui arrivait davoir tellement faim quil nattendait pas que son repas soit mort : son repas se

  • dbattait quelquefois. Ses cheveux noirs taient longs et trs gras, sa barbe paisse et emmle taitpleine de rsidus, et grouillait de bestioles molles et invertbres qui se nourrissaient de ses miettes.

    Lorsquil vit mon pre, il se mit rire. Quest-ce que tu veux, petit bonhomme ? dit-il avec une terrible grimace. Il faut que tu arrtes de venir chercher ta nourriture Ashland. Nos fermiers perdent leurs

    rcoltes, les enfants pleurent leurs chiens. Quoi ? Et cest toi qui voudrais men empcher ?La voix du gant rsonnait dans les valles, sans doute jusqu Ashland. Ma parole, je pourrais te casser en deux, dune main, comme une brindille !Et pour prouver ses dires, il attrapa la branche dun pin voisin et la rduisit en poussire entre ses

    doigts. Ma parole, je pourrais te manger et cen serait fini ! Je pourrais ! Et cest bien pour a que je suis venu, rpondit mon pre.Le visage de Karl se tordit alors, soit parce quil ne savait pas quoi dire, soit cause de lune des

    bestioles qui remontait de sa barbe vers sa joue. Que veux-tu dire, cest pour a que tu es venu ? Pour que tu me manges. Je suis le premier sacrifice. Le premier sacrifice ? En ton honneur, grand Karl ! Nous nous soumettons ton pouvoir. Pour sauver le plus grand

    nombre, il faut bien en sacrifier quelques-uns. Je serai donc ton quoi ? ton djeuner ?Karl semblait embarrass par cette dclaration. Il agita la tte pour se remettre les ides en ordre,

    et une dizaine de bestioles tombrent de sa barbe. Son corps se mit trembler et, pendant un moment,il eut lair sur le point de tomber ; il devait sappuyer contre la paroi rocheuse pour ne pas perdrelquilibre.

    Ctait comme sil avait t frapp par une sorte darme. Ctait comme sil avait t bless aucombat.

    Je dit-il trs doucement, mme tristement. Je ne veux pas te manger. Tu ne veux pas ? Non, dit Karl, je ne veux manger personne.Une larme gante roula sur son visage burin. Cest juste que jai tellement faim. Ma mre me cuisinait des repas extraordinaires, mais un

    jour elle est partie, et je ne sais pas quoi faire. Les chiens je regrette, pour les chiens. Je regrettetout ce que jai fait.

    Je comprends, dit mon pre. Je ne sais plus quoi faire. Regarde-moi, je suis norme ! Il faut que je mange pour vivre. Mais

    je suis tout seul, maintenant, et je ne sais pas comment Faire la cuisine ? Faire pousser des aliments ? lever des animaux ? Exactement, dit Karl. Je suppose quil vaudrait mieux que jaille au bout de ma caverne pour

    ne plus jamais en sortir. Je vous ai dj caus trop dennuis. Nous pourrions tapprendre.Il fallut un moment Karl pour comprendre ce que disait mon pre. Mapprendre quoi ? faire la cuisine, faire pousser des aliments. Il y a ici des hectares et des hectares de

    champs. Tu veux dire, je pourrais devenir fermier ?

  • Oui, tu pourrais.Et cest exactement ce qui sest produit. Karl est devenu le plus grand fermier dAshland, mais la

    lgende de mon pre est devenue encore plus grande. On disait quil pouvait charmer tout le monde,juste en entrant dans une pice. On disait quil avait un don, une force spciale. Mais mon pre taithumble, et il disait que ce ntait pas a du tout. Ctait juste parce quil aimait les gens et que lesgens laimaient. Ctait tout simple, daprs lui.

  • O il va la pche.

    Puis est venue linondation, mais que puis-je ajouter ce qui a dj t crit ? De la pluie, desvagues de pluie, sans arrt. Les ruisseaux devenaient des rivires, les rivires des lacs, et tous leslacs, dbordant de leurs berges, ne faisaient plus quun. Pour une raison obscure, Ashland futpargne, en grande partie. Selon certains, cest lheureuse prsence dune chane montagneuse quiaurait divis les eaux autour de la ville. Cest vrai quil y a encore tout un quartier dAshland, avecles maisons et le reste, qui est au fond de ce quon appelle maintenant, de manire adquate dfautdtre imaginative, le Grand Lac ; durant les nuits dt, on entend encore les fantmes de ceux quisont morts dans linondation. Mais ce quil y a de plus admirable dans le lac, cest le poisson-chat.Gros comme un homme, il parat, ou mme plus gros. Si on nage trop profond, il vous croque unejambe. Une jambe ou plus, si on ne fait pas attention.

    Il faudrait un fou ou un hros pour vouloir attraper un poisson pareil, et mon pre, lui tait unpeu les deux, jimagine.

    Il est parti tout seul un matin, laube, et a pris un bateau pour aller jusquau centre du Grand Lac,la partie la plus profonde. Comme appt ? Une souris dfunte, trouve dans la mangeoire. Il laaccroche lhameon et a lanc sa ligne. Il lui a fallu cinq bonnes minutes pour toucher le fond,aprs quoi il la remonte lentement. a a bientt mordu. Tout est parti : la souris, lhameon et lereste. Alors il a ressay. Un plus gros hameon, cette fois, une ligne plus solide, une souris morte lallure plus somptueuse, et il a lanc. Leau commenait sagiter et bouillonner, comme silesprit du lac se rveillait. Edward a continu pcher comme si de rien ntait. Ce ntait peut-trepas une bonne ide, malgr tout, parce que le lac faisait une drle de tte. faire peur. Il vaudraitpeut-tre mieux remonter sa petite souris et rentrer la maison. Soit. Seulement, au moment demouliner, il se rend compte que la ligne ne bouge pas autant que lui. Il part en avant. Plus il mouline,plus il avance. Il sait trs bien ce quil devrait faire : lcher sa canne pche. Lche-la ! Dis-luiadieu et jette-la. Qui sait ce quil y a lautre bout, qui le tire ? Mais il narrive pas la jeter. Il nyarrive pas. En fait, cest comme si ses mains faisaient partie de la canne.

    Alors, dfaut, il fait ce quil y a de mieux faire et il arrte de mouliner, mais a ne marche pasnon plus : il continue avancer, le pauvre Edward, et vite, plus vite quavant. Donc, cest pas un boutde bois ? Il est tir par quelque chose, quelque chose de vivant : un poisson-chat. On dirait undauphin, quand on le voit bondir hors de leau, briller dans un rayon de soleil, superbe, monstrueux,effrayant (il fait bien deux mtres, deux mtres cinquante ?), et voil quil emporte Edward aumoment o il replonge, il le tire de son bateau et il lentrane sous leau, dans les profondeurs decette tombe liquide quest le Grand Lac.

    L, Edward voit les maisons et les fermes, les champs et les routes, ce petit coin dAshland qui at recouvert par linondation. Et il voit aussi les gens : il y a Homer Kittridge et sa femme, Maria. Ily a Vern Talbot et Carol Smith. Homer apporte ses chevaux un seau plein de fourrage, et Carolparle du mas avec Maria. Vern travaille sur son tracteur. Sous des brasses et des brasses dune eauverte et trouble, ils se dplacent comme au ralenti, et quand ils parlent, de petites bulles partent deleur bouche et montent la surface. Quand le poisson-chat passe avec Edward sur le dos, Homersourit et commence lui faire signe (Edward connaissait Homer), mais il na pas le temps de finir

  • son geste quils sont dj partis, lhomme et le poisson, et voil quils remontent et quils sortent deleau, et Edward est projet, sans canne pche, sur la berge.

    Il nen a jamais parl personne. Il naurait pas pu. Honntement, qui laurait cru ? Quand on luia demand pourquoi il avait perdu sa canne et son bateau, Edward a dit quil stait endormi enrvant sur la berge du Grand Lac et que son attirail tait simplement parti la drive.

  • Le jour o il a quitt Ashland.

    Et voici peu prs comment, un beau jour, Edward Bloom est devenu un homme. Il tait en bonnesant, robuste, aim de ses parents. Il avait fini ses tudes au lyce. Dans les champs verdoyantsdAshland, il courait avec ses compagnons, il mangeait de bon apptit et buvait avec entrain. Sa viepassait comme dans un rve. Seulement, un matin, il sest rveill conscient de devoir partir, il la dit son pre et sa mre, et ils nont pas essay de len empcher. Mais ils se sont regards dun airinquiet, parce quils savaient quil ny avait quune route pour quitter Ashland, et quen sen allantpar l, il fallait passer devant lendroit sans nom. Ceux dont le destin tait de quitter Ashland ypassaient sans quil leur arrive rien de mal, mais les autres y restaient pour toujours, incapablesdavancer ou de reculer. Ils ont donc dit au revoir leur fils, sachant quils ne le reverraient peut-treplus jamais, et lui de mme.

    Le matin du jour o il est parti, il faisait beau, mais mesure quil sapprochait de lendroit sansnom, le temps sest gt, le ciel sest couvert et il sest retrouv au milieu dune brume paisse.Bientt, il est arriv dans un endroit qui ressemblait beaucoup Ashland, mais avec des diffrencesimportantes. Dans la grand-rue, il y avait une banque, la pharmacie Cole, la Librairie chrtienne, laBoutique Cinq Dollars de Talbot, Chez Prickett, une bijouterie, le caf La Bonne Table , une sallede billard, un cinma, un terrain vague, une quincaillerie et aussi une picerie, les tagres pleines demarchandises davant sa naissance. Certains de ces magasins-l existaient aussi dans la grand-ruedAshland mais, ici, ils taient vides, sombres, les fentres taient casses, et les propritairesregardaient devant eux, lair hbt, debout sur le pas de la porte. En voyant mon pre, pourtant, ilssouriaient. Ils souriaient, ils lui faisaient des grands signes. Un client ! quils se disaient. Il y avaitaussi un bordel dans la grand-rue, juste au bout, l-bas, mais qui ne ressemblait pas au bordeldAshland. Ctait juste une maison o vivait une pute.

    Alors quil arrivait, les gens couraient sa rencontre et regardaient ses belles mains blanches.Partir ? stonnaient-ils. Quitter Ashland ?Ctaient de drles de gens. Il y en a un qui avait un bras atrophi. Sa main droite pendait au bout

    de son coude et, au-dessus, le bras tait tout ratatin. Sa main passait tout juste au bout de sa manche,comme une tte de chat qui sort dun sac en papier. Un t, des annes avant, il conduisait avec sonbras la fentre pour sentir le vent. Mais il roulait trop prs du bord de la route, et au lieu du vent,tout coup il avait senti un poteau tlphonique. Tous les os de son avant-bras avaient t casss.Maintenant, sa main pendait l, inutile, de plus en plus petite, avec le temps. Il a accueilli mon preavec un sourire.

    Et puis il y avait une femme, la cinquantaine, qui tait parfaitement normale presque tous pointsde vue. Mais ctait comme a avec ces gens-l : par bien des aspects, ils taient normaux, il y avaitjuste un seul truc, un truc horrible. Plusieurs annes avant, en revenant de son travail, elle avaittrouv son mari pendu une canalisation deau, la cave. En le voyant l, elle avait eu une attaque, ettout le ct gauche de son visage tait rest coinc pour toujours : ses lvres penchaient vers le basen une moue exagre, la chair pendait sous son il. Comme elle ne pouvait pas du tout remuer cect-l de son visage, quand elle parlait, elle nouvrait quune moiti de la bouche, et sa voix avaitlair bloque tout au fond de sa gorge. Les mots remontaient pniblement dans son gosier pour

  • schapper. Elle avait essay de quitter Ashland aprs tout a, mais elle navait pas pu aller plusloin.

    Et il y en avait encore dautres qui taient ns comme ils taient, pour qui la naissance navait tquun premier accident, et le pire. Il y avait un hydrocphale qui sappelait Bert ; il travaillait commebalayeur. Partout o il allait, il transportait son balai. Ctait le fils de la pute, et il posait problmeaux hommes : pour la plupart, ils taient alls chez la pute, et nimporte lequel aurait pu tre le prede Bert. Daprs elle, ils taient tous son pre. Elle navait jamais voulu tre pute. Il en fallait une enville, lemploi lui avait t impos, et avec le temps elle tait devenue aigrie. Surtout aprs lanaissance de son fils, elle stait mise dtester ses clients. Bert tait une grande joie mais aussi ungrand fardeau. Il navait pour ainsi dire pas de mmoire. Il lui demandait souvent : O il est, monPapa ? et elle montrait vaguement la fentre, en dsignant le premier homme qui passait. Le voil,ton Papa. Il courait dehors et jetait les bras au cou de lhomme. Le lendemain, il ne se souvenaitplus de rien, il reposait la question, et elle lui trouvait un autre pre.

    Finalement, mon pre a rencontr un homme nomm Willie. Il tait assis sur un banc et il sestlev en voyant arriver Edward, comme sil lattendait. Il avait le bord des lvres dessch et gerc,les cheveux gris et hrisss, les yeux petits et noirs. Il avait perdu trois doigts (deux sur une main etun sur lautre), et il tait vieux. Tellement vieux quil avait lair dtre all aussi loin dans le tempsquun tre humain pouvait le faire, et comme il tait encore vivant, il devait tre reparti en sensinverse. Il rtrcissait. Il devenait petit comme un bb. Il se dplaait lentement, comme sil avait eude leau jusquaux genoux, et il regardait mon pre avec un sourire sinistre.

    Bienvenue dans notre ville, dit-il dun air amical bien que fatigu. Tu veux que je te fassevisiter ?

    Je ne peux pas rester, a rpondu mon pre. Je ne fais que passer. Cest ce quils disent tous, rpliqua Willie en prenant mon pre par le bras.Ils ont continu marcher ensemble. De toute faon, quest-ce qui te presse ? Tu devrais au moins jeter un coup dil tout ce

    quon peut te proposer. On a ici un magasin, un joli petit magasin, et de ce ct-ci, un endroit o tupeux jouer au billard. Tu connais ce jeu. a pourrait te plaire.

    Merci, dit Edward.Il ne voulait pas mettre ce Willie en colre, ni aucun des autres qui les regardaient. Ils avaient

    dj attir un petit groupe de trois ou quatre personnes qui les suivaient dans les rues dsertes, enrestant distance mais en lui lanant des regards avides.

    Merci beaucoup.Willie saccrocha lui encore plus fort en lui montrant la pharmacie, la Librairie chrtienne et,

    avec un clin dil grivois, la maison o vivait la pute. Et puis, elle est gentille, dit Willie.Ensuite, comme sil se rappelait quelque chose quil aurait prfr oublier : Des fois.Le ciel tait plus sombre, prsent, et une pluie lgre a commenc tomber. Willie a lev la tte

    pour laisser leau lui tomber dans les yeux. Mon pre sest essuy le visage et a fait la grimace. De la pluie, on en a notre compte, dit Willie, mais on arrive shabituer. Ici, tout a lair humide, dit mon pre.Willie lui lana un regard mauvais. On sy habitue. On ne fait que a, ici. On shabitue, Edward.

  • Ce nest pas ce que jai envie de faire, protesta mon pre. a aussi, on sy habitue.Ils marchaient en silence, dans la brume qui se formait autour de leurs pieds, sous la pluie qui

    tombait doucement sur leur tte et sur leurs paules, par cette matine crpusculaire, dans cette villetrange. Les gens se massaient sur le trottoir pour les voir passer, certains rejoignaient le contingentqui les suivait. Edward a reconnu un homme dgingand, vtu dun costume noir en lambeaux. CtaitNorther Winslow, le pote. Il avait quitt Ashland quelques annes auparavant, pour aller vivre Paris, pour crire. Il dvisageait Edward et tait sur le point de sourire quand mon pre a aperu samain droite, laquelle il manquait deux doigts ; Norther a blmi et, la main serre contre la poitrine,il a disparu un coin de rue. Les gens avaient plac beaucoup despoirs en lui.

    Cest sr, dit Willie en voyant ce qui venait de se passer. Des gens comme toi, il en vient icitout le temps.

    Cest--dire ? Des gens normaux.Ces mots avaient apparemment laiss un mauvais got dans la bouche de Willie. Il a crach. Les gens normaux et leurs projets. La pluie, lhumidit, cest une sorte de rsidu. Le rsidu

    dun rve. Dun tas de rves, en fait. Les miens, les siens, les tiens. Pas les miens, rectifia Edward. Non. Pas encore.Cest l quils ont vu le chien. Il avanait dans le brouillard comme une forme noire indfinie,

    jusquau moment o il surgit devant eux. Il avait des taches blanches sur la poitrine et du marron enbas des pattes, mais part a il tait tout noir. Il avait le poil court et hriss, il ntait daucune raceprcise : ctait un chien gnrique, avec des morceaux dun peu tous les chiens. Il sapprochaitdeux, lentement mais directement, sans mme sarrter pour flairer les bornes dincendie ou lespoteaux, sans vagabonder. Ce chien savait o il allait. Il avait une destination : mon pre.

    Quest-ce que cest que a ? demanda Edward.Willie a souri. Un chien. Chaque fois que quelquun sen va, il vient ici, tt ou tard. Cest comme un gardien,

    si tu vois ce que je veux dire. Non, je ne vois pas. a viendra, a viendra. Appelle-le. Lappeler ? Je ne connais pas son nom. Pas de nom. Il na jamais appartenu personne, donc il na jamais eu de nom. Appelle-le

    simplement Le Chien . Le Chien ? Oui, Le Chien.Alors mon pre sest agenouill et a frapp dans ses mains, en tchant de prendre un air amical. Eh, Le Chien ! Viens ici, mon grand ! Allez, ici ! Viens !Le Chien, qui marchait depuis longtemps en ligne droite, sest immobilis et a longuement

    contempl mon pre, enfin, longuement pour un chien. Une demi-minute. Les poils de son dos taientdresss. Ses yeux taient rivs sur ceux de mon pre. Il a ouvert la gueule pour montrer les dents et lerose froce de ses gencives. Il tait environ deux mtres, et il grognait comme un fauve.

    Je devrais peut-tre mcarter de son chemin. Je ne crois pas quil maime beaucoup. Tends-lui la main, dit Willie. Quoi ?

  • Le Chien se mit grogner encore plus fort. Tends-lui la main pour quil la flaire. Willie, je ne crois pas Tends-lui la main !Lentement, mon pre a tendu la main. Le Chien est venu pas lents, avec un grognement touff,

    les mchoires prtes happer. Mais, quand le bout de sa truffe a frott les doigts de mon pre, LeChien a gmi et lui a lch toute la main. Il a remu la queue. Mon pre avait le cur battait.

    Willie a eu lair triste et abattu, comme sil avait t trahi. a veut dire que je peux partir ? a demand mon pre, debout, tandis que Le Chien se frottait

    contre ses jambes. Pas encore.Willie a repris mon pre par le bras, en le pinant jusquau muscle. Tu vas prendre une tasse de caf avant de ten aller.

    Le caf La Bonne Table tait une grande salle avec des tables en Formica mouchet et descloisons tapisses de plastique vert. Il y avait des nappes en papier sur les tables, des couverts enargent mince, incrusts de nourriture sche. Il y rgnait une pnombre gristre ; les tables taientpresque toutes occupes, mais lendroit navait pas du tout lair vivant, on ny ressentait paslimpatience dune faim sur le point dtre satisfaite. Mais quand Willie et mon pre sont entrs, toutle monde a lev les yeux et a souri, comme si le repas venait dapparatre.

    Willie et mon pre se sont assis une table et, sans quils aient rien demand, une serveusesilencieuse leur a apport deux tasses de caf. Deux mares noires et fumantes. Willie a plong lesyeux dans sa tasse, en hochant la tte.

    Tu crois que a y est, que cest arriv, hein, fiston ?Willie a souri en approchant le caf de ses lvres. Tu te prends pour quelquun. Mais tu nes pas le premier dans ton genre. Regarde l-bas, cest

    Jimmy Edwards. Un sacr footballeur. Bon lcole. Il voulait aller en ville pour se lancer dans lesaffaires, faire fortune, et je ne sais quoi. Eh bien, il nest jamais sorti dici. Il navait pas la rage auventre, tu vois.

    Il sest pench et a murmur : Cest Le Chien qui lui a bouff lindex gauche.Mon pre a regard et a vu que Willie disait vrai. Jimmy a lentement dgag sa main de la table

    pour la glisser dans sa poche, puis sest retourn. Mon pre a regard les autres, qui le regardaient, etil a vu quils taient tous dans le mme cas. Il leur manquait des doigts, tous, et certains nenavaient plus quun ou deux. Mon pre a regard Willie, il tait sur le point de lui demander uneexplication. Mais ctait comme si Willie avait lu dans ses penses.

    Cest le nombre de fois quils ont essay de partir. De sen aller dici ou de retourner chezeux. Avec Le Chien, a rigole pas, a dit Willie en regardant sa main.

    Et puis, lentement, comme attirs par un son quils taient les seuls entendre, les gens assis auxtables tout autour se sont levs et se sont rapprochs, ils lont regard en souriant. Il se souvenait decertains noms, des gens quil avait connus Ashland dans son enfance. Cdric Fowles, Sally Dumas,Ben Lightfoot. Mais ils avaient chang. On voyait comme qui dirait le jour travers, mais pas tout fait, parce quen plus, ils taient un peu flous.

    Edward a regard au-del, vers la porte du caf, o Le Chien tait assis. Le Chien restait l sansbouger, et mon pre sest frott les mains, en se demandant ce quil attendait. Il se disait quil lavait

  • chapp belle avec Le Chien, mais quil naurait peut-tre pas autant de chance la fois daprs.Une femme qui sappelait Rosemary Wilcox se tenait prs de la cloison. Elle tait tombe

    amoureuse dun homme de la ville et elle avait essay de senfuir avec lui, mais lui seul avait russi partir. Elle avait les yeux noirs, enfoncs dans ce qui avait t un joli visage. Elle se rappelait monpre quand il tait petit, et elle lui a dit quelle tait contente de le revoir, maintenant quil tait sigrand, si fort et si bel homme.

    Dautres gens sont arrivs, le cercle sest resserr autour deux, et mon pre sest rendu comptequil ne pouvait plus bouger. Il ny avait plus de place. Appuy juste au bord de la cloison, il y avaitun homme encore plus vieux que Willie. Une forme de vie ptrifie. Sa peau stait dessche etsemblait tendue sur ses os. Ses veines taient bleues et froides comme une rivire gele.

    Moi ce chien je ne my fierais pas, a dit lentement lhomme. Je ne prendrais pas cerisque-l, fiston. Il ne ta pas mordu la premire fois, mais la deuxime, on ne sait jamais. On peutpas prvoir. Alors reste ici et parle-nous un peu du monde o tu veux aller et des choses que tuespres trouver.

    Le vieil homme a ferm les yeux, Willie en a fait autant, ils ont tous ferm les yeux, ils voulaienttous entendre parler de ce monde magnifique dont mon pre savait quil lattendait au coin de la rue,une fois pass cet endroit sinistre. Et cest ce quil leur a racont, et quand il a eu fini, tout le mondela remerci en souriant.

    Et le vieil homme a dit : Ctait bien. On peut recommencer demain ? a demand quelquun. Oui, on recommence demain ! a murmur un autre. Cest une bonne chose de vous avoir ici, a dit un homme mon pre. Une bonne chose,

    vraiment. Je connais une fille vraiment bien, a dit Rosemary. Et jolie, en plus. Elle me ressemble un petit

    peu. Je suis prte faire quelque chose pour vous deux, si vous voyez ce que je veux dire. Je suis dsol, a rpondu mon pre en regardant tous ces visages lun aprs lautre. Il y a un

    malentendu. Je ne vais pas rester. Cest sr, il y a un malentendu, a dit Ben Lightfoot en lanant mon pre un regard charg de

    haine. Mais on ne peut pas vous laisser partir, a dit Rosemary dune voix pleine de douceur. Il faut que je parte.Mon pre a essay de se lever. Mais il na pas pu, il y avait tellement de monde autour de sa

    table. Reste au moins un petit moment, a dit Willie. Deux ou trois jours, au moins. Attendez de nous connatre, a dit Rosemary en cartant ses cheveux de ses yeux, dun geste de

    sa main horrible. Vous oublierez tout le reste.Mais, tout coup, il y a eu un petit bruit larrire du cercle dhommes et de femmes qui

    entourait mon pre, puis un hurlement, un aboiement, et comme par miracle les gens se sont reculs.Ctait Le Chien. Il grognait dun air froce, montrait ses dents effroyables, et ils ont tous recul face ce monstre baveux, les mains plaques sur la poitrine. Mon pre en a profit pour courir vers lasortie sans regarder en arrire. Il a fonc travers lobscurit jusqu ce quil fasse clair nouveau,jusqu ce que le monde redevienne vert et superbe. Lasphalte a cd la place au gravier, puis legravier la terre, et la beaut dun monde magique ne semblait plus tre trs loin. Quand la routesest termine, il sest arrt pour souffler, et il sest rendu compte que Le Chien tait juste derrire

  • lui, la langue pendante. Le Chien sest approch de mon pre et a frott son corps chaud contre sesjambes. On nentendait plus rien, sauf le vent dans les arbres et le bruit de leurs pas sur le chemin deterre battue. Et tout coup ils sont sortis du bois et ont trouv devant eux un lac, un immense lac vertqui disparaissait lhorizon, et au bord du lac il y avait un petit ponton en bois, agit par les vaguesque formait le vent. Ils sy sont avancs et, une fois arriv l, Le Chien sest effondr, comme vid detoutes ses forces. Mon pre, avec une certaine fiert, a regard tout autour et a vu le soleil se coucherderrire les arbres. Il a inspir le bon air, a enfonc les doigts entre les replis de peau chaude que LeChien avait autour du cou, en lui frottant doucement les muscles, comme sil tait en train defrictionner les muscles de son propre cur. Le Chien a mis des sons de chien heureux. Et le soleilsest couch, et la lune sest leve, et leau sest mise clapoter. Et cest l, la lumire blanche dela lune, quil a vu la fille. Sa tte sortait du lac, au loin ; leau ruisselait de ses cheveux et retombaitdans le lac, et elle souriait. Elle souriait, et mon pre a souri aussi. Et elle lui a fait signe. Elle a faitsigne mon pre, et il lui a rpondu.

    Bonjour ! a-t-il dit en lui faisant signe. Au revoir !

  • Le nouveau monde.

    Pour raconter la premire journe qua passe mon pre dans le monde o il allait vivre, mieuxvaut passer la parole un homme qui a travaill avec lui, Jasper Barron, dit Buddy . Buddy taitle vice-prsident de la compagnie Bloom, et il a repris lentreprise quand mon pre est parti enretraite.

    Buddy tait toujours tir quatre pingles. Il portait une cravate jaune vif, un costume de cadre,bleu marine ray, et des chaussettes fines, serres, presque transparentes, qui montaient le long de sesmollets jusquon ne sait o. Il avait une pochette en soie qui passait la tte comme une petite sourispar-dessus la fausse poche de sa veste. Et il est le premier et le seul homme que jaie rencontr quiavait rellement les tempes grisonnantes, comme ils disent dans les livres. Pour le reste, ses cheveuxtaient noirs, abondants et vigoureux, spars par une longue raie bien droite qui dvoilait son crnerose, comme une route de campagne travers sa tte.

    Quand il racontait lhistoire, il aimait bien se renfoncer dans sa chaise en souriant. a se passe en mille neuf cent quelque chose. Cest tellement loin que je nai pas envie de me

    rappeler exactement quand. Edward vient de quitter la maison paternelle. dix-sept ans. Pour lapremire fois de sa vie, il se retrouve tout seul, mais vous croyez que a le tracasse ? Non, il ne senfait pas : sa mre lui a donn un peu dargent pour vivre, mettons dix dollars, peut-tre douze, en toutcas plus dargent quil nen a jamais eu jusque-l. Et puis il a ses rves. Les rves, cest a qui faitavancer un homme, William, et ton pre, ctait dj le roi du rve. Mais en le regardant le jour o ilest parti de la ville o il tait n, tu aurais juste vu un beau jeune homme qui navait que lesvtements sur son dos et les trous dans ses chaussures. Les trous, tu ne les aurais peut-tre pas vus,mais ils taient l, William, je peux te dire quils taient bien l.

    Le premier jour, il a fait cinquante kilomtres pied. Le soir, il a dormi la belle toile, sur un litdaiguilles de pin. Et cest l, cette premire nuit, que la main du destin est venue pour la premirefois tirer ton pre par la ceinture. Parce que, pendant quil dormait, deux hommes des bois lui sonttombs dessus, ils lont quasiment tu et ils lui ont pris tout son argent, jusquau dernier dollar. Il afailli y rester, et pourtant, trente ans aprs, la premire fois quil ma racont lhistoire (et pour moi,cest du Edward Bloom pur jus), il ma dit que si jamais il retrouvait ces deux gars-l, les deuxbandits qui lavaient quasiment tu et qui lui avaient tout pris jusquau dernier dollar, il lesremercierait, vraiment. Il les remerciera parce que, dans un sens, cest eux qui ont influ sur tout lecours de sa vie.

    lpoque, videmment, laiss pour mort au coin dun bois, dans le noir, il navait pas envie dedire merci. Mais le lendemain matin, une fois bien repos, mme sil saignait encore diffrentsendroits, il sest remis en marche, sans plus savoir o il allait, sans plus sy intresser. Il marchait,simplement, droit devant lui, prt pour tout ce que la Vie et le Sort voudraient lui jeter la figure. Ilest arriv devant un vieux magasin, avec un vieux bonhomme assis devant, dans un fauteuil bascule,qui se balanait, se balanait, se balanait, et qui a commenc avoir peur en voyant venir cetindividu plein de sang partout. Le vieux a appel sa femme, qui a appel leur fille, et en trentesecondes elles ont apport une bassine deau chaude, une serviette et un paquet de bandagesdcoups dans un drap quelles venaient de dchirer. Elles taient prtes, devant la porte, quand

  • Edward est arriv clopin-clopant. Plus que prtes, elles taient dtermines.Mais bien sr, il ne voulait pas les laisser faire. Il ne voulait pas quelles lui sauvent la vie. Un

    homme aussi intgre que ton pre (et des comme lui, il ny en a pas beaucoup, William, tu peux lescompter sur les doigts dune main) naccepterait jamais la charit, mme si ctait une question deVie ou de mort. Comment pourrait-il vivre ( condition quil survive) en sachant que sa vie taitinextricablement lie dautres, en sachant quil ntait plus totalement indpendant ?

    Donc, Edward saignait encore, il avait une jambe casse deux endroits, mais il a trouv un balaiet sest mis nettoyer le magasin. Et puis il a trouv un seau et une serpillire, parce quil taittellement press de bien faire quil avait compltement oubli ses blessures ouvertes qui saignaienttant et plus ; et cest seulement quand il a eu fini de balayer quil a vu quil avait laiss une trane desang dans tout le magasin. Alors il a lav le parquet. Il a frott. Il sest mis genoux et il a frott avecla serpillire, pendant que le vieux bonhomme, sa femme et leur fille le regardaient. Ils taientterrifis. Ptrifis. Ils regardaient un homme qui essayait denlever les taches de son propre sang surun plancher en pin. Ctait impossible, impossible, et pourtant il a essay. Tu vois, William, cesta : il a essay, essay jusqu ce quil ne soit mme plus en tat dessayer, alors il sest croul plat ventre, en tenant la serpillire bien serre. Mort.

    Ou du moins, cest ce quils ont cru. Ils lont cru mort. Ils ont couru vers le cadavre : il respiraitencore. Et l (dcrit par ton pre, a ma toujours rappel la Piet de Michel-Ange), la mre, unefemme solide, la soulev et tenu dans ses bras, sur ses genoux, ce jeune homme, ce mourant, enpriant pour ses jours. Le cas semblait dsespr. Mais alors que les autres se pressaient contre lui,inquiets, il a ouvert les yeux et a dit ce qui aurait pu tre ses derniers mots, Edward a dit au vieuxbonhomme dont le magasin navait aucun client, comme il lavait immdiatement compris, il a ditdans ce qui aurait pu tre son dernier souffle : Publicit.

    Buddy laissait le mot rsonner travers la pice. Et, comme on dit, la suite est entre dans lhistoire. Ton pre a guri. Il a bientt t remis

    daplomb. Il labourait les champs, dsherbait le jardin, aidait dans le magasin. Il parcourait lacampagne pour fixer de petits panneaux, de la publicit pour lpicerie gnrale Jimson. Cest lui quia eu lide de lappeler picerie gnrale, dailleurs. Il trouvait que a sonnait mieux, plus attirantqupicerie tout court, et il avait raison. Cest aussi ce moment-l quil a invent le slogan Uncadeau chaque achat. Cinq petits mots, William, mais qui ont fait de Ben Jimson un homme riche.

    Il est rest avec les Jimson pendant prs dun an, remplir son premier petit bas de laine. Lemonde souvrait lui comme une fleur magnifique.

    Dun geste, Buddy montrait alors tout le luxe de son bureau, le cuir et lor, en hochant galementla tte dans ma direction, comme si moi aussi je ntais quun des produits du zle lgendaire de monpre :

    Et tu vois, pour un gosse dAshland, en Alabama, il ne sest pas trop mal dbrouill.

  • Deuxime partie

  • Lil de la vieille.

    Aprs avoir quitt les Jimson, mon pre a roul sa bosse dans le Sud, travers la campagne,allant de ville en ville. Il a eu beaucoup daventures et il a rencontr quantit de gens intressants etincroyables. Mais son errance avait un but, un sens, comme tout ce quil faisait. Depuis un an, il avaitappris pas mal des leons de la vie, et il esprait maintenant tendre sa connaissance de la nature dumonde en tudiant luniversit. Il avait entendu parler dune ville nomme Aubum o il y avaitjustement une universit. Alors il est parti pour Aubum.

    Il est arriv un soir, affam et fatigu, et il a trouv une chambre chez une vieille femme quiprenait des locataires. Elle la nourri et lui a donn un lit o se reposer. Il a dormi pendant trois jourset trois nuits, et quand il sest rveill, il avait retrouv ses forces, il se sentait lesprit et le corpsplus nets. Sur ce, il a remerci la vieille femme de lavoir aid, et lui a propos son assistance dansnimporte quel domaine.

    Il se trouvait justement que la vieille navait quun il. Lautre, qui tait en verre, elle lenlevaittoutes les nuits pour le laisser tremper dans un verre deau sur la table de chevet ct de son lit.

    Et quelques jours avant larrive de mon pre, une bande de jeunes staient introduits chez lavieille et lui avaient vol son il, donc elle a dit mon pre quil serait bien gentil de le luiretrouver et de le lui rendre. Mon pre a tout de suite fait le serment de le lui rapporter, et il est partile matin mme en qute de lil.

    Il faisait beau et frais, mon pre tait plein despoir.La ville dAubum tenait son nom dun pome, et ctait cette poque-l un grand centre de

    savoir. Les jeunes gens dsireux de connatre les secrets du monde sy pressaient dans de petitessalles de classe, pour couter attentivement les propos du professeur qui se promenait devant eux.Cest l quEdward voulait tant aller.

    Par ailleurs, beaucoup venaient simplement pour faire limbcile et ils sorganisaient en grandsgroupes rien que pour a. Mon pre, il ne lui a pas fallu longtemps pour dcouvrir que ctait lun deces groupes-l qui avait vol lil de la vieille.

    Lil tait mme devenu une clbrit, on en parlait ouvertement et avec vnration dans certainscercles o Edward Bloom eut lintelligence de sintroduire.

    On disait que lil avait des pouvoirs magiques.On disait que lil voyait.On disait que a portait malheur de regarder droit dans lil, parce qualors la vieille vous

    connatrait et que, par une nuit sans lune, elle se mettrait en chasse et vous trouverait, et quelle vousferait des choses innommables.

    Lil ne restait jamais la mme place deux jours de suite. Chaque nuit, il tait confi ungaron diffrent, comme un rite dinitiation. Son devoir tait de veiller ce quil narrive rien de mal lil. Le dpositaire navait pas le droit de dormir cette nuit-l ; il devait seulement surveillerlil. Lil tait envelopp dans un morceau de velours rouge, et le tissu tait plac dans une petitebote en bois. Le matin, lil tait rendu au meneur du groupe qui interrogeait le garon, examinaitlil et congdiait ensuite le dpositaire.

    Tout a, Edward la vite appris.

  • Pour rendre lil la vieille, Edward a compris quil devrait tre lun de ceux qui on leconfiait pour la nuit. Cest ce quil a cherch faire.

    Edward a confi un de ses nouveaux amis son dsir dtre dpositaire de lil ; aprs tre restun moment sans rien dire, son ami lui a dit de venir seul dans une grange qui se trouvait plusieurskilomtres de la ville.

    La grange tait sombre, en ruines, et la porte a mis un gmissement sinistre quand il la ouverte.La lumire tombait de bougies places dans des bougeoirs en fer forg, sur les murs, et les ombresdansaient dans les coins.

    Six silhouettes humaines taient assises en demi-cercle vers le fond de la grange, toutesrecouvertes dun capuchon marron fonc, qui avait lair dtre fait en toile sac.

    Sur une petite table devant eux, il y avait lil de la vieille. Il tait pos comme un bijou sur uncoussin de soie rouge.

    Edward sest approch sans crainte. Bienvenue, a dit celui du milieu. Veuillez vous asseoir. Mais quoi que vous fassiez, a ajout un autre dun ton lugubre, ne regardez pas dans lil !Mon pre sest assis par terre et a attendu en silence. Il ne regardait pas dans lil.Au bout dun moment, celui du milieu a repris la parole. Pourquoi tes-vous ici ? Pour lil, a rpondu Edward. Je suis venu pour lil. Lil vous a appel ici, nest-ce pas ? Avez-vous entendu lil vous appeler ? Oui, jai entendu lil mappeler. Alors prenez lil et placez-le dans la bote, passez avec lui toute la nuit, et rapportez-le ici

    demain matin. Sil arrivait quoi que ce soit lilMais celui du milieu sest interrompu, et les autres se sont mis chuchoter lamentablement. Sil arrivait quoi que ce soit lil, sil tait perdu, ou cassMais l, il sest encore interrompu, et a dvisag mon pre travers les fentes de son capuchon. Alors nous vous arracherions un il en retour.Les six capuchons ont hoch la tte comme un seul homme. Je vois, a dit mon pre, qui ignorait jusque-l cette clause plutt grave. demain, alors. Oui, demain.

    En se retrouvant dans la campagne obscure, aprs avoir quitt la grange, Edward sest dirig versles lumires dAuburn, plong dans ses penses. Il ne savait que faire. Allaient-ils vraiment luiarracher un il sil ne rapportait pas lil de verre le lendemain ? Tout tait possible. Tenantfermement la bote de sa main droite, il a port la main gauche jusqu ses yeux, les touchant tous lesdeux lun aprs lautre, en se demandant ce quil ressentirait sil en perdait un, et sil tait encoretenu par le serment prt devant la vieille quand lenjeu tait tel. Il savait que les capuchonsnavaient peut-tre pas lintention de lborgner, mais mme sil ny avait quune chance sur dix,mme une chance sur cent, est-ce que a valait la peine ? Ses yeux lui taient vrais, aprs tout, etcelui de la vieille tait juste en verre

    Toute la nuit, il a veill sur lil, dun bleu luisant quil admirait ; il se voyait dedans. Et puis lesoleil sest lev, il est apparu par-dessus les arbres, comme lil brillant dun dieu oubli.

  • La grange avait lair diffrente en plein jour, moins effrayante. Ctait juste une vieille grangeavec des planches en moins et du foin qui passait aux trous comme la bourre dun oreiller. Desvaches ruminaient sur lherbe, et, dans un enclos voisin, un vieux cheval brun respirait pleinsnaseaux. Sur le pas de la porte, Edward a hsit, puis il a ouvert, et le grincement lui a sembl moinssinistre.

    Tu es en retard, a lanc une voix.Edward a regard au fond de la grange, mais il ny avait plus de capuchons, il ny avait plus que

    six garons peu prs du mme ge que lui, habills peu prs de la mme faon : baskets, pantalonkaki, chemise en coton bleu clair.

    Tu es en retard.Edward a reconnu la voix de la nuit davant. Ctait celui du milieu, le meneur. Edward la

    regard longuement. Dsol. Javais quelquun voir. Tu as lil ? Oui. Lil est ici.Le garon a dsign la petite bote quEdward tenait fermement. Alors, donne-le-moi.Edward a donn la bote au garon, qui la ouverte, alors que tous les autres se pressaient contre

    lui pour voir.Ils ont regard dans la bote pendant un moment qui a paru long, puis ils se sont tous tourns vers

    Edward. Il nest pas l.Le meneur murmurait presque, le visage rouge de colre. Et il a cri : Lil nest pas l !Quand ils ont tous fait mine de vouloir se jeter sur lui, Edward les a arrts en levant la main : Je vous ai dit que lil tait ici. Je nai pas dit quil tait dans la bote.Les six garons se sont immobiliss, craignant que mon pre ait cach lil sur lui ; sils le

    frappaient, ils risquaient dabmer lil. Rends-le ! a dit le leader. Tu nas pas le droit ! Lil nous appartient. Ah bon ?Cest alors que la porte de la grange sest entrouverte. Tout le monde a tourn la tte et la vieille,

    avec son il remis en place, sest avance vers eux. Les six garons la regardaient sans comprendre. Quest-ce que a dit lun des six, en se tournant vers les autres. Qui Lil, a rpt mon pre. Je vous avais bien dit quil tait ici.Tandis que la vieille sapprochait, ils ont vu que lil tait bien l, pas dans la bote mais dans la

    tte de la femme. Ils auraient voulu partir en courant, mais ils ne pouvaient pas. Ils auraient voulutourner le dos, mais ils ne pouvaient pas. Elle les regardait tous, un par un, et chacun des six garonsplongeait le regard dans lil de la vieille, et on dit que dans lil, chacun des six a vu son avenir. Ily en a un qui a hurl cause de ce quil y a vu, un qui a pleur, et un qui a regard sans comprendre,avant de lever les yeux vers mon pre, comme sil le connaissait autrement.

    Quand elle a eu termin, ils se sont tous enfuis. Dehors, il faisait beau.Cest comme a qua commenc le court sjour dEdward Auburn, et plus personne ne la

    embt ensuite, parce quon croyait quil tait sous la protection de la vieille et de son il qui voyaittout. Il a commenc suivre les cours, cest devenu un excellent tudiant. Il avait une bonne mmoire.Il se rappelait tout ce quil lisait, tout ce quil voyait. Et il se rappelait la tte du meneur, dans la

  • grange, ce jour-l, tout comme le meneur se rappelait la tte dEdward.Mon pre se rappelait la tte de lhomme que ma mre a failli pouser.

  • La mort de mon pre : Deuxime.

    Cest arriv comme a. Le vieux Dr Bennett, notre mdecin de famille, sort de la chambre damiet ferme doucement la porte derrire lui. Il est vieux comme tout, il ressemble un trognon de pommequon aurait laiss au soleil. Il tait l quand je suis n, et il tait dj vieux ce moment-l. Ma mreet moi, on est assis dans le salon, on attend son verdict. En enlevant le stthoscope de ses vieillesoreilles, il nous regarde, dun air dsespr.

    Je ne peux rien faire. Je regrette. Si vous devez vous mettre en rgle avec Edward, si vousavez quoi que ce soit lui dire, ce serait le moment

    Sa voix steint peu peu en marmonnant.On sy attendait, cette dernire remarque. Ma mre et moi, on soupire tous les deux. Il y a la

    fois de la tristesse et du soulagement dans la manire dont la tension quitte notre corps. On se regardedu mme regard, celui quon a une seule fois dans sa vie. Je suis un peu tonn que le jour soitfinalement venu, car mme si le Dr Bennett lui avait donn une anne vivre il y a environ un an, ilest mourant depuis si longtemps que, dans un sens, je mattends ce quil agonise ternellement.

    Je devrais peut-tre y aller en premier, dit-elle.Elle a lair abattue, puise par des annes de guerre, son sourire est inanim et pourtant serein. moins que tu en aies envie. Non. Vas-y, et aprs Si jamais Daccord. Fais-moi signe.Elle respire un bon coup, se lve et se dirige vers la chambre comme une somnambule, en laissant

    la porte ouverte derrire elle. Le Dr Bennett, lgrement vot, comme si ses os avaient fondu, vuson grand ge, reste au milieu de la pice, se tenant vaguement au garde--vous, abasourdi par lesforces de la vie et de la mort. Ma mre revient quelques minutes aprs, elle essuie une larme sur sajoue, et embrasse le docteur. Il la connat depuis plus longtemps que moi, je men rends compte. Elleest vieille, elle aussi, mais ct de lui, elle parat ternellement jeune. On dirait une jeune femmesur le point de devenir veuve.

    William, dit-elle.Alors jy vais. La chambre est sombre, du gris des siestes, mais derrire les rideaux on devine la

    lumire de laprs-midi, prte faire irruption. Cest la chambre dami. Cest l quont dormicertains de mes amis quand ils venaient passer la nuit chez nous, du temps o jtais au lyce, etmaintenant cest la pice o mon pre se meurt, o il est dj presque mort. Il sourit quand jentre.Sur son lit de mort, il a dans le regard cet air quont parfois les mourants, content et triste, fatigu etbienheureux, tout en mme temps. Jai vu a la tl. Quand le hros meurt, il reste nergiquejusquau bout, il donne des conseils aux tres chers dune voix affaiblie, faussement optimiste quant son diagnostic final ; gnralement, il fait pleurer les gens parce quil prend si bien la chose. Maisavec mon pre, cest diffrent. Il nest ni nergique ni faussement optimiste. En fait, il aime bienrpter : Mais pourquoi est-ce que je suis encore en vie ? a fait longtemps que je devrais tremort, je le sens bien.

    En le voyant, je me dis quil a raison. Son corps, qui est peine entr dans la vieillesse, a lair

  • davoir t dterr et ressuscit pour repartir. Il na jamais eu beaucoup de cheveux (il matrisaitparfaitement lart de rabattre une mche sur le dessus du crne), mais il a perdu le peu quil avait. Sapeau a une drle de couleur, blanc pur, et donc, quand je le regarde, le mot qui me vient lesprit estcaill.

    Mon pre est caill. Tu sais Tu sais ce qui me ferait plaisir ? Quoi, Papa ? Un verre deau. Un verre deau, cest exactement ce qui me fait envie en ce moment. Cest comme si ctait fait.Je lui apporte un verre deau, quil soulve en tremblant jusqu ses lvres, en en rpandant un

    peu sur son menton. Il me regarde comme pour me dire quil aurait pu vivre longtemps (ou en toutcas, bien plus longtemps que ce quil lui reste vivre) sans que jaie le voir rpandre de leau surson menton.

    Dsol. Ne ten fais pas. Tu nen as pas rpandu tant que a. Cest pas pour a, dit-il en me lanant un regard douloureux. OK, cest bon. Mais tu sais, tu nous impressionnes, vraiment. On est sacrment fiers de toi,

    maman et moi.Il ne rpond rien, parce quil a beau tre mourant, cest toujours mon pre, et il napprcie pas

    tellement quon lui parle comme un petit garon. Au cours de lanne coule, nous avons changnos positions : je suis devenu le pre, et lui, le fils malade, dont japprcie le comportement dans cescirconstances extrmes.

    Misre ! dit-il dune voix lasse, comme sil venait de prendre un coup la tte. De quoi est-cequon parlait ?

    Deau.Il hoche la tte, il se souvient, et il boit encore une gorge.Et puis il sourit. Quest-ce quil y a de drle ? Je rflchissais simplement que jaurai quitt la chambre dami juste temps pour les amis qui

    viendront.Il rit, ou plutt il met ce qui passe prsent pour un clat de rire, cest--dire une sorte de toux

    asthmatique. Cest lui qui a dcid de sinstaller dans la chambre dami, il y a dj un certain temps.Il voulait mourir la maison, mais pas dans la chambre que maman et lui partageaient depuis unetrentaine dannes, parce que a pourrait tre dur pour elle, par la suite. Mourir et librer la chambredami juste temps pour un lointain parent venu pour lenterrement, voil une plaisanterie quil adj faite une douzaine de fois ces dernires semaines, et chaque fois comme sil venait dy penser.Cest le cas, jimagine : il la raconte chaque fois avec la mme fracheur, et je ne peux pasmempcher de sourire.

    Nous sommes bien emptrs, la gueule enfarine comme deux dbiles. Quest-ce quil faut dire,maintenant ? Comment est-ce quon fait la paix dans les dernires minutes du dernier jour quimarquera un avant et un aprs, du jour qui va tout changer pour les deux intresss, pour le vivantcomme pour le mort ? Il est trois heures dix. Dehors, cest lt. Ce matin, jai appel un copain de lafac pour quon aille voir un film ensemble dans la soire. Ma mre prpare un ragot dauberginespour le dner. Elle a dj dispos les ingrdients sur la table de la cuisine. Avant que le Dr Bennettarrive avec ses nouvelles, javais dcid daller piquer une tte dans notre piscine o, jusqu

  • rcemment, mon pre passait pratiquement ses journes, puisque la natation tait le seul exercice dontil tait encore capable. La piscine est juste sous la fentre de la chambre dami. Maman pense que jefais du bruit qui lempche de dormir, mais il aime bien mentendre nager. Toute cette eau qui gicle,il dit quil a limpression dtre un peu mouill lui-mme.

    Peu peu, nous perdons notre sourire imbcile et nous nous regardons, tout simplement. Tu sais, tu vas me manquer, dit mon pre. Et toi aussi, tu me manqueras. Cest vrai ? Mais bien sr, Papa. Cest moi qui Attends un peu. Alors, comme a, tu penses que cest toi qui vas y perdre le plus ? Est-ce queJe parle comme si les mots taient pousss par je ne sais quelle force en moi. Est-ce que tu croisJe marrte. Il y a une rgle tacite dans la famille, qui veut quon vite de parler de religion ou de

    politique avec mon pre. Quand il sagit de religion, on ne peut pas lui arracher deux mots, et quandil sagit de politique, on ne peut pas larrter. La vrit, cest quon a du mal parler de quoi que cesoit avec lui. Je veux dire, parler des choses importantes, essentielles, des choses qui comptent.Quelquefois, le sujet est tout simplement trop compliqu pour lui, et peut-tre un peu hasardeux pourun homme trs intelligent qui a oubli plus de choses que je nen ai jamais sues sur la gographie,lhistoire et les maths (il connaissait les capitales des cinquante tats, il savait o lavion arrivait enpartant tout droit vers lest au dpart de New York). Donc, je fais le tri dans mes penses, autant quepossible. Mais parfois il y a des choses qui mchappent.

    Quest-ce que je crois ? demande-t-il.Il me fixe de ses petits yeux bleus. Je suis pig. Alors je le dis : Est-ce que tu crois au paradis ? Si je crois au paradis ? Dieu et tout le reste ?Je reste vague parce que je ne sais rien. Je ne sais pas sil croit en Dieu, en une vie aprs la mort,

    la possibilit quon renaisse tous sous la forme de quelquun ou de quelque chose dautre. Je nesais pas sil croit en lenfer, non plus, ou aux anges, ou au Walhalla, ou au monstre du Loch Ness. Onnen a jamais parl tant quil tait en bonne sant, et depuis quil est malade, on ne parle que demdicaments, des matchs quil ne peut plus suivre parce quil sendort ds quon allume la tl, desmoyens de supporter la douleur. Jimagine quil va faire semblant de ne pas avoir entendu. Mais tout coup ses yeux scarquillent, semblent sclaircir, comme sil tait saisi par lide de ce quilattend aprs sa mort, part la question de la chambre dami quil va librer. Comme si ctait lapremire fois que lide lui vient lesprit.

    Quelle question ! lance-t-il dune voix forte. Je ne saurais pas te dire oui ou non. Mais a merappelle (et arrte-moi si je te lai dj raconte) celle de Jsus qui garde la porte du paradis. Donc,un jour que Jsus donne un coup de main saint Pierre, un vieux bonhomme arrive. Quavez-vousfait pour entrer au Royaume des cieux ? demande Jsus. Le type rpond : Oh, pas grand-chose, enfait. Je ne suis quun pauvre menuisier qui a eu une vie tranquille. La seule chose remarquable qui mesoit arrive, cest mon fils. Votre fils ? fait Jsus, qui commence sintresser. Oui, ctaitquelquun, mon fils. Il a eu une naissance plutt bizarre, et aprs il a subi toute une transformation. Ilest devenu clbre dans le monde entier, et il y a encore bien des gens qui laiment aujourdhui. LeChrist regarde le bonhomme, lembrasse et crie Papa ! . Et le vieux bonhomme lembrasse en

  • criant Pinocchio ! .Mon pre tousse, je souris en hochant la tte. Je la connaissais. Je tavais dit de marrter ! me reproche-t-il, visiblement puis aprs sa blague. Quest-ce

    quil peut bien me rester comme souffle ? Tu ne veux pas que je le gaspille pour des histoires que jaidj racontes, tout de mme ?

    Cest pas comme si tu venais den apprendre des nouvelles. Et puis, cest une sorte de best-of.Les meilleures blagues dEdward Bloom : la compil. Elles me font toujours rire, Papa, ten fais pas.Mais tu nas pas rpondu ma question.

    Quelle question ?Je ne sais pas sil faut rire ou pleurer. Il a pass toute sa vie comme une tortue, avec une carapace

    affective, la protection parfaite : pas moyen de passer travers. Jespre, maintenant que la fin estproche, quil va me dvoiler la partie vulnrable de son tre, mais ce nest pas le cas, pas encore, etje suis bien bte de croire que a va arriver. Cest comme a depuis le dbut : chaque fois que noussommes sur le point daborder un point important, ou dlicat, il raconte une blague. a nest jamaisoui ou non, quest-ce que toi tu en penses, le sens de la vie, selon moi, cest a.

    Quest-ce que tout a signifie, daprs toi ?Jai pos la question voix haute, comme sil pouvait mentendre rflchir.Et en un sens, il peut.Il remue sous ses draps, mal laise. Je ne me suis jamais senti de taille prendre ces questions-l de front. Qui peut tre certain ?

    On na aucune preuve. Un jour jy crois, le lendemain je ny crois plus. Ou bien jhsite. Est-ce queDieu existe ? Des fois jen suis sr, des fois jen suis moins sr. Dans ces conditions moinsquidales, une bonne blague parat parfois plus approprie. On peut au moins en rire.

    Mais une blague, cest marrant pendant une minute ou deux, et aprs cest fini. Il ne reste rien.Mme si tu changeais davis tous les jours, jaurais prfr, enfin jaurais aim quon en parle, tousles deux. Mme tes doutes, jaurais prfr a tes blagues continuelles.

    Tu as raison.Il se renfonce dans son oreiller et regarde le plafond, comme sil ne pouvait pas croire que jaie

    choisi ce moment-l, prcisment, pour lui imposer a. Cest un poids qui loppresse, je le vois, etqui use ses dernires forces. Je narrive pas croire que jaie pu faire a, que jaie pu dire ce quejai dit.

    Pourtant, si je partageais mes doutes avec toi, sur Dieu, sur lamour, sur la vie et sur la mort, tunaurais rien de plus, juste des doutes. Alors que, maintenant, tu vois, je te lgue un paquet de blaguesgniales.

    Elles ne sont pas toutes gniales.La clim bourdonne et bouscule les stores peine relevs. La lumire sinfiltre, la poussire danse

    dans un rayon de soleil. La pice a une odeur vaguement nausabonde, laquelle je me croyaishabitu, tort. a me donne toujours envie de vomir et je sens que cest en train de monter. a vientsoit de lodeur, soit den avoir appris plus sur mon pre durant ces quelques secondes que pendant lavie entire qui les a prcdes.

    Ses yeux se ferment, jai peur, mon cur bondit, jai limpression quil faut que jappelle maman,mais quand je fais mine de mloigner, il me prend doucement la main.

    Jai t un bon pre.Affirmation pour le moins discutable quil laisse en suspens, comme pour que jen mesure la

  • porte. Je le contemple, je contemple ses propos. Tu es encore un bon pre. Merci.Ses paupires frmissent, comme sil avait enfin entendu ce quil tait venu entendre. Cest ce

    quon veut dire quand on parle des derniers mots : ce sont les clefs de lau-del. Ce ne sont pas lesderniers mots, mais des mots de passe, et ds quon les a prononcs, on peut partir.

    Bon. Alors, aujourdhui, tu penches de quel ct ? De quel ct de quoi ? Dieu