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© Julie Simon, 2018 Big Fish, du roman au film. Transécriture et représentation de la relation père-fils Mémoire Julie Simon Maîtrise en littérature et arts de la scène et de l'écran - avec mémoire Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada

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© Julie Simon, 2018

Big Fish, du roman au film. Transécriture et représentation de la relation père-fils

Mémoire

Julie Simon

Maîtrise en littérature et arts de la scène et de l'écran - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Big Fish, du roman au film. Transécriture et représentation de la relation père-fils

Mémoire

Julie Simon

Sous la direction de :

Julie Beaulieu, directrice de recherche Jean-Philippe Marcoux, codirecteur de recherche

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RÉSUMÉ

Ce mémoire propose une analyse transversale de deux versions d’un même récit :

le roman Big Fish: A Novel of Mythic Proportions de Daniel Wallace (1998) et le film Big

Fish par Tim Burton (2003). L’intrigue présente les dynamiques d’un rapport complexe

entre un père et son fils. Leurs confrontations à propos des souvenirs d’Edward mènent les

deux hommes à réaliser leur quête identitaire personnelle. Will découvre également

l’importance de l’héritage familial lorsque, reprenant l’esprit de conteur de son père, il

perpétue la tradition de passation des contes.

Le film est la version cinématographiée du roman. Pourtant, Big Fish est à

considérer comme une seule œuvre. La connaissance des deux versions offre au lecteur-

spectateur une compréhension plus complète du récit. La transécriture permet de

représenter le récit romanesque, son intrigue et ses thèmes majeurs, sur un support filmique.

Notre étude considère la transécriture comme la représentation matérielle du thème de

l’héritage développé dans le récit de Big Fish.

À ce double processus de transmission s’ajoute l’enjeu du style artistique. Le roman

comme le film appartiennent principalement au Southern Gothic. Les caractéristiques

majeures du genre permettent une analyse de Big Fish, car les éléments gothiques utilisés

sont porteurs de significations. De plus, le récit se place dans une continuité historique des

genres littéraires et cinématographiques. De la figure du héros épique aux passions

romantiques, en passant par l’adoration pastorale de la nature, Big Fish est construit grâce

à des spécificités que divers styles artistiques ont légué à la postérité.

La forme et le fond de l’œuvre sont donc liés, démontrant que la transmission est

un processus inévitable. Edward et Will sont la représentation fictive d’un processus réel :

la transmission du savoir et l’apprentissage par le passé en vue d’une amélioration de

l’homme et de ses relations sociales.

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ABSTRACT

This study proposes an inter-disciplinary analysis of two versions of the same

narrative: Big Fish: A Novel of Mythic Proportions novel by Daniel Wallace (1998) and

Big Fish movie by Tim Burton (2003). The plot concerns the dynamics of a complex

relationship between a father and his son. Confrontations about Edward’s memories lead

both men on a quest for their own identity. Will also discovers the importance of family

legacy. By taking on his father’s propensity for storytelling, Will perpetuates the family

tradition.

The movie is a cinematographed version of the novel. However, Big Fish must be

seen as a work of art on its own. By knowing both versions, the reader-spectator has a

better understanding of the central narrative. Invoking the transwriting process, the plot

and major themes of the novel are translated into a new medium, a movie. In this study,

transwriting is conceptualized as a concrete representation of the legacy developed

throughout Big Fish.

The double-transmission of narrative is linked to an aesthetic preoccupation rooted

in the politics of oral storytelling. To this end, the novel and the movie borrow from the

Southern Gothic genre. Analyzing its major characteristics allows for a better

understanding of Big Fish, for the gothic elements carry hidden meanings.

The story is also a result of the historical continuity that interweaves literary and

filmic genres. From the mythical hero figure and the intense romantic emotions to the

nature-loving pastorals, Big Fish accumulates intertexts that a wide variety of artistic styles

have handed down to posterity.

The story’s style and content are thus interlinked, which shows that transmission is

an unavoidable process. Edward and Will are fictitious representations of narrative process

in constant evolution and development: the passing down and inheritance of knowledge.

People learn from the past so as to evolve and improve man and his social relationships.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ III

ABSTRACT IV

TABLE DES MATIÈRES V

REMERCIEMENTS VI

INTRODUCTION 1

CHAPITRE 1. LA TRANSECRITURE 10

1.1 Première approche 10

1.1.1 La transécriture 10

1.1.2 Fabula, récit et sujet 11

1.1.3 Termes subordonnés à la transécriture 15

1.2 Divers moyens pour exprimer une même idée 19

1.2.1 Les médias et leurs modes de représentation 19

1.2.2 Fabula et subjectivité 24

1.3 Les supports de Big Fish 27

1.3.1 Média et multimédias 27

1.3.2 La contrainte d’un média est une opportunité 32

1.3.3 Narration des médias et intermédialité 36

CHAPITRE 2. REAPPROPRIATION ET TRANSMISSION DES HISTOIRES 40

2.1 Le gothique et le Southern Gothic 40

2.1.1 De la littérature gothique au Southern Gothic 40

2.1.2 Le gothique et les films 44

2.1.3 Caractéristiques du Southern Gothic : ce qui est autre est inquiétant 49

2.1.4 Caractéristiques du Southern Gothic : les monstres 53

2.2 Continuité artistique : Big Fish reprend de nombreux genres 56

2.2.1 Le mythe 56

2.2.2 Le conte 62

2.2.3 Les tall tales 65

2.2.4 Intertextualité : de nombreuses références littéraires et artistiques 71

2.3 Représentation du récit et son ancrage dans la société américaine actuelle 74

2.3.1 Le récit, ses symboles et représentations 74

2.3.2 Symbolisme de l’eau 78

2.3.3 La figure du père, symbole d’autorité 81

CONCLUSION 86

MÉDIAGRAPHIE 94

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vi

REMERCIEMENTS

Je remercie mes directeurs de recherche qui m’ont accompagnée pendant deux ans.

Ils ont su m’encourager à approfondir chacune de mes réflexions et ont corrigé sans relâche

les nombreuses versions.

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INTRODUCTION

Présentation du sujet

Lorsque Daniel Wallace entreprend l’écriture de Big Fish: A Novel of Mythic

Proportions, il élève son jeune fils et vient de perdre son père. Il est probable que sa

situation influence les thèmes abordés dans le roman. L’intrigue principale du récit

développe le thème de la complexité de la relation familiale, incarnée par les échanges

tendus entre Edward et William, le père et le fils. William reproche à Edward d’avoir menti

toute sa vie, s’inventant des aventures extraordinaires pour magnifier son quotidien

monotone de représentant de commerce trop souvent absent. Le fils garde en lui une

frustration accumulée depuis l’enfance. Il accuse son père de s’être toujours protégé

derrière des souvenirs fantastiques pour ne pas se dévoiler. Dès le début du roman, Edward

est âgé et mourant, ce qui déclenche chez Will le désir de questionner son père. Le fils

pense qu’en extirpant la vérité des souvenirs extraordinaires d’Edward, il parviendra enfin

à découvrir l’homme qui se cache derrière la figure paternelle héroïque des histoires avec

lesquelles il a grandi.

Quelques années plus tard, Tim Burton réalise en 2003 le film Big Fish. Le

réalisateur vient à son tour de vivre le décès de son père, avec qui il entretenait des relations

conflictuelles et distantes. Burton est touché par l’histoire de Daniel Wallace, qu’il

transpose au cinéma. Le film contribue à l’élaboration du sens et de la structure de l’œuvre

grâce aux informations supplémentaires qu’il apporte. En effet, ce récit de Big Fish traite

d’un fils, William Bloom, qui reprend contact avec son père à qui il a refusé de parler

depuis de nombreuses années. La dispute lors du mariage de Will explique la longue

séparation, due au rejet du père par son fils. Toutefois, à l’annonce de la maladie mortelle

de son père, William retourne séjourner dans la maison de son enfance afin de passer les

derniers instants de vie de son père à ses côtés. Cela introduit l’idée de retrouvailles entre

deux membres d’une même famille devenus presque des étrangers l’un pour l’autre.

Le récit, dans le roman comme dans le film, alterne entre le présent et le passé. Le

passé est consacré aux narrations des souvenirs d’Edward, tels qu’il les raconte. Grand

conteur, ce dernier embellit ses anecdotes et joue avec les limites du crédible. Les histoires

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s’inscrivent dans un contexte fantastique peuplé de lieux inquiétants, de monstres et de

l’âme d’une rivière prenant la forme d’une jeune femme nue.

À l’inverse, le présent du récit est ancré dans le réel. Will, au chevet de son père,

réfute ses histoires incroyables. Très pragmatique, il tente de séparer le vrai du faux et

pousse Edward à se mettre à nu en ne racontant, pour une fois, que la stricte vérité dans ses

souvenirs. De cette grande différence entre le père et le fils dans la façon d’aborder la réalité

découle d’autres thèmes majeurs dans Big Fish : tout d’abord la quête identitaire que Will

mène pour découvrir qui est réellement son père, et qui va l’amener à se trouver lui-même.

Ensuite, le processus de transmission sans lequel la construction identitaire serait

impossible. C’est à travers les souvenirs d’Edward et sa prise de position par rapport à

ceux-ci que Will se forge une opinion et une personnalité.

Il est courant de comparer deux médias qui racontent une même histoire, de voir si

celle-ci a été « bien » adaptée. Cependant, le terme « adaptation », qui désigne le passage

du roman au film, est à mettre en relation avec le jugement du public ; en commentant

l’adaptation, le public se demande si l’histoire du film traduit bien celle du roman. Cette

perspective d’analyse basée sur un principe de fidélité à l’œuvre originale reste néanmoins

superficielle. Roman et film ne sont pas à considérer en comparaison l’un avec l’autre. Ils

sont complémentaires, proposant deux versions d’une même histoire. Chaque support

accueille le récit selon ses qualités propres et la vision de l’artiste qui en prend la

responsabilité. Nous privilégierons donc dans ce mémoire l’étude des œuvres à travers le

prisme de la transécriture.

Les études déjà existantes

Le roman Big Fish: A Novel of Mythic Proportions n’a fait l’objet, à notre

connaissance, d’aucun ouvrage majeur. Il est bien plus souvent évoqué que réellement

traité dans une analyse dédiée. Les textes consacrés au roman, tel que l’article « Myths and

Tales in Big Fish » de William Doty, sont la plupart du temps un résumé qui aborde le

parcours de vie d’Edward et sa relation avec Will.1 Les ouvrages qui traitent du roman s’en

servent surtout pour introduire le film et son analyse. À l’inverse, une pléthore de travaux

1 William Doty. « Myths and Tales in Big Fish » dans Mythic Passages: The Magazine of Imagination [en

ligne]. http://www.mythicjourneys.org/newsletter_dec06_doty.html. [Consulté le 3 novembre 2017].

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s’emploient à disséquer, décortiquer et expliquer le film de Tim Burton. Ainsi, les ouvrages

tels que Les codes du factice dans Big Fish de Tim Burton d’Anne-Marie Paquet-Deyris2,

Tim Burton: Interviews de Kristian Fraga3 et Tim Burton: The Monster and the Crowd, a

Post-Jungian Perspective d’Helena Bassil-Morozow4, sont entièrement consacrés à l’étude

du film. À ces études s’ajoutent les nombreux articles de revues cinématographiques dans

lesquels Burton explique lui-même les enjeux de son film. Il est toutefois important de

noter que si beaucoup d’écrits se penchent sur la tension entre la réalité et la fiction dans le

film, ou exposent le lien entre William et son père, aucun ne le fait en relation avec le

roman d’origine.

Le thème de la relation père-fils est crucial dans Big Fish. Pourtant, il apparaît

surtout dans les analyses du récit comme une façon de comparer l’évolution de

l’attachement entre Edward et Will, et la relation au père vécue par Wallace et Burton

personnellement. De nombreuses analyses à propos du réalisateur mettent de l’avant son

goût pour les personnages orphelins ou les parents inadéquats. C’est le cas, notamment, du

savant fou qui crée le héros dans Edward Scissorhands (1990), de la mère d’Ichabode

Crane assassinée sous la torture dans Sleepy Hollow (2000) et du père du jeune David

Collins qui préfère la frivolité des conquêtes féminines au bien-être de son fils dans Dark

Shadows (2012). Les protagonistes de Burton souffrent de l’absence d’une figure aimante

ou rejettent une dynamique familiale qui les restreint. Par exemple, Lydia Deetze se sent

incomprise par ses parents dans Beetlejuice (1988) et Alice refuse le prétendant choisi par

sa mère dans Alice in Wonderland (2010). Bien que le film traite d’une mésentente

familiale, l’originalité de Big Fish réside dans l’accent mis sur le rapprochement plutôt que

le déchirement. Dans un décor relativement vide en comparaison aux images foisonnantes

d’objets et de symboles dans les films de Burton, celui à l’étude se concentre sur la subtilité

des émotions ressenties lors de l’évolution de Will face à la figure du père. Dans les films

de Burton, les tensions familiales sont souvent l’élément déclencheur qui pousse le héros

dans une intrigue aux nombreuses péripéties. Les tensions sont toujours source de division

2 Anne-Marie Paquet-Deyris. « Les codes du factice dans Big Fish de Tim Burton » dans Sillages critiques,

[en ligne]. http://journals.openedition.org/sillagescritiques/2049. [Consulté le 12 décembre 2017]. 3 Tim Burton et Kristian Fraga [ed.]. Tim Burton: Interviews. Jackson : University Press of Mississippi. 2005,

192 p. 4 Helena Victor Bassil-Morozow. Tim Burton: The Monster and the Crowd, a Post-Jungian Perspective. New

York : Routledge. 2010, 200 p.

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dans Big Fish. Toutefois, le film propose un récit où la reconstruction de la relation père-

fils constitue le cœur de l’intrigue.

L’analyse de Big Fish ne peut se faire sans un regard porté sur les études

psychologiques menées à propos des dynamiques familiales. Les histoires décrivant des

situations familiales pour lesquelles le rapport au père est complexe remontent aux mythes

antiques, dont certains évoquent les sentiments compliqués qu’un enfant peut ressentir

envers son père. Ainsi, de nombreux demi-dieux tels que Persée ou Heraclès souffrent de

l’absence d’une figure paternelle. Thème fondateur dans la littérature américaine, le rapport

ardu au père existe dans de très nombreux récits, à chaque époque et à travers tous les

genres artistiques. Dans la tradition littéraire, les œuvres dépeignent en général une figure

maternelle accueillante et rassurante, tandis que celle du père est plus autoritaire et distante.

La figure du père réfère souvent à la personne qui éduque et corrige le héros. Parmi les

œuvres dont la réputation est indiscutable se trouvent le roman À la recherche du temps

perdu de Marcel Proust (1913-1927), la pièce Hamlet de Shakespeare (1603) et le film

Citizen Kane d’Orson Welles (1941) : toutes ces intrigues évoquent le trouble

psychologique du héros qui désire une figure d’autorité alors qu’il se sent distancé de son

père. Le récit de Big Fish s’inscrit dans cette continuité artistique, à la différence près que

la relation entre Will et Edward constitue le fondement même de l’intrigue. Les tensions

naissant de la quête d’une figure paternelle considérée adéquate résultent en un

cheminement identitaire qui va permettre à Will comme à Edward de s’affirmer.

Jamais Big Fish n’a fait l’objet d’une étude alliant psychologie des personnages

principaux et transécriture. Notre analyse se concentre sur le développement identitaire et

la relation père-fils par l’intermédiaire des personnages, Edward et Will, ainsi que leur

représentation au sein de la traduction du récit d’un média à l’autre. La quête identitaire

des deux personnages est liée à l’évolution de leur relation. Au fil des siècles, de nombreux

philosophes et chercheurs se sont penchés sur l’analyse des rapports entre père et fils. Les

recherches effectuées mettent à jour l’importance de cette relation dans la construction

identitaire du fils. L’autorité qu’il reconnaît dans sa figure paternelle participe à

l’élaboration des bases qui constituent son comportement en société. Myriam Gosselin

s’est déjà penchée sur les implications psychologiques d’une dynamique familiale difficile

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5

dans son mémoire.5 Son approfondissement des théories de Paul Ricœur, Carl Jung et

Jacques Lacan éclaire notre étude des rapports entre Edward et Will, qu’il s’agisse de leur

refus de communiquer durant plusieurs années, leur attitude respective lors des

retrouvailles ou les paroles échangées.

Problématique

Force est de constater que l’analyse comparative des deux versions du récit serait

superficielle. Bien que le roman et le film soient deux versions uniques et indépendantes,

la découverte d’un même récit suivant deux subjectivités distinctes mène à une

compréhension plus approfondie de l’univers dans lequel évoluent Edward et Will. Chaque

version complète l’autre plutôt que de la répéter. Ce mémoire questionne également les

constructions identitaires présentes dans Big Fish. En effet, la transécriture illustre que le

cheminement d’Edward et de Will dans leur quête identitaire individuelle repose sur la

relation qu’ils entretiennent l’un avec l’autre.

Ce mémoire propose par conséquent d’analyser les questionnements suivants : au

sein de Big Fish, comment le fond (les thèmes du récit) et la forme (représentations du récit

sur deux supports, roman et film) se font-ils écho ? Plus précisément, comment le récit

raconte-t-il la transmission d’un cheminement intellectuel à la recherche d’une affirmation

personnelle, tout en étant lui-même l’objet d’une transmission par l’intermédiaire de la

transécriture ? Notre analyse débouchera sur une étude croisée de la structure narrative, de

la mise en scène filmique et de l’intrigue de l’œuvre, vues comme des éléments

profondément liés au concept de la transmission.

Plan

Au sein d’un premier chapitre axé sur la théorie, l’étude de Big Fish part du constat

que le récit est doublement représenté par un roman et un film. Chaque version transmet

parfaitement et indépendamment le récit initial. Néanmoins, l’étude de la relation du texte

au film dépasse la simple analyse comparative. Elle permet d’approfondir la

5 Myriam Gosselin. « L’influence du rapport à la figure du père dans le processus de construction identitaire

des personnages du film The Royal Tenenbaums de Wes Anderson », mémoire de maîtrise en littérature et

arts de la scène et de l’écran. Université Laval, Québec (Canada). 2013, 109 f.

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compréhension des enjeux qui constituent les intrigues de Big Fish. Le processus de

relecture d’une œuvre par un autre média, non dans le but de copier l’histoire originelle

mais d’en proposer une nouvelle vision et une nouvelle compréhension, se nomme la

transécriture. Le premier chapitre de ce mémoire sera donc consacré à l’élaboration

théorique de ce terme. Les enjeux du concept seront exposés et considérés à travers leur

application concrète dans Big Fish. Le processus de transfert du roman au film reste

nécessaire, car il met en lumière les thèmes fondamentaux qui constituent le récit.

Une œuvre est composée de thèmes développés par un artiste, qui choisit de les

représenter sur un support donné. Une transécriture est opérée lorsque ces thèmes sont

dépouillés de leur représentation, puis réintégrés sur un nouveau support. Les mêmes

thèmes se retrouvent donc représentés de manières différentes dans deux médias distincts.

Le processus de transfert préserve le fond (le contenu du récit), mais pas forcément sa

forme (la façon choisie par l’artiste pour exprimer les thèmes de son œuvre). Le chapitre

traite des réflexions d’André Gaudreault et de Philippe Marion à propos de ces concepts

qui entrent en jeu lors d’une transécriture.6 Reprenant les termes des formalistes russes,

Gaudreault et Marion désignent par fabula le matériel brut, les idées fondamentales d’une

histoire. Le syuzhet correspond alors à l’organisation de ces idées et à la construction du

récit sur un support donné. L’étude du processus de transécriture dévoile que Big Fish est

une seule fabula, délivrée selon deux syuzhet, le roman et le film. Ces termes, et les

concepts qui en découlent, seront expliqués plus en détail par la suite.

Le chapitre aborde également d’autres concepts liés au processus de transécriture,

comme la traduction ou la transfictionnalité. Ces notions sont expliquées par divers auteurs

dans L’adaptation dans tous ses états.7 Françoise Lucbert se sert de la définition de la

traduction linguistique, bien connue du grand public, pour définir comment un artiste opère

une transécriture.8 Dans la suite de l’ouvrage, Richard Saint-Gelais analyse le principe de

transfictionnalité, soit la naissance d’un univers fictif liée à l’accumulation de plusieurs

6 André Gaudreault et Philippe Marion [dir.]. La transécriture pour une théorie de l'adaptation : littérature,

cinéma, bande dessinée, théâtre, clip. Québec : Nota Bene, Angoulême : Centre national de la bande dessinée

et de l'image (Colloque de Cerisy). 1998, 280 p. 7 Andrée Mercier et Esther Pelletier [dir.]. L’adaptation dans tous ses états. Québec : Nota Bene (Coll.

Cahiers du Centre de recherche en littérature québécoise). 1999, 259 p. 8 Françoise Lucbert dans « Traduction, transposition et adaptation dans le discours sur l’art des écrivains

symbolistes », L’adaptation dans tous ses états, op. cit., p.75-109.

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versions traitant d’un même récit. Saint-Gelais présente son argumentaire à l’aide de la

question suivante : « Il s’agit moins de se demander comment on peut adapter telle œuvre,

ni même s’il est possible de l’adapter, mais bien quelles conceptions de la fiction sous-

tendent la lecture – je prends ce terme dans son acception la plus vaste – des

adaptations ? »9 L’intégration de ces concepts à notre réflexion complète la compréhension

des notions en jeu lors d’une transécriture. Ce premier chapitre aborde donc la question de

la transmission intermédiatique en jeu dans la transécriture de Big Fish.

Le deuxième chapitre est consacré au déploiement des genres littéraires. Le récit de

Big Fish appartient principalement au style gothique qui, venu d’Europe, a traversé les

époques avant d’être réinvesti dans la littérature et le cinéma aux États-Unis. Le gothique

remet en cause les conventions du réel en proposant des situations qui semblent aussi

banales qu’à la limite de l’incohérence. Le style entend exprimer les angoisses de la

civilisation en faisant intervenir des éléments fantastiques. Les lieux inquiétants, les

situations macabres, mais aussi l’ironie déplacée des écrits réveillent chez les lecteurs une

peur de tout ce qui ne s’explique pas rationnellement. Ces mêmes éléments se retrouvent

dans les films dont l’esthétique gothique des images anxiogènes captive le public.

Big Fish appartient plus précisément à une branche du gothique propre au Sud des

États-Unis, nommée le Southern Gothic. Le Southern Gothic reprend les caractéristiques

principales du gothique et les adapte afin de traiter des peurs ancrées dans la culture du sud

du pays. Par exemple, au sein d’une civilisation pour laquelle les valeurs familiales sont

primordiales, les œuvres rattachées au Southern Gothic décrivent des familles atypiques et

dysfonctionnelles, génératrices de conflits. Ces cercles intimes dangereux deviennent alors

des métaphores pour l’état de la nation.

De plus, il existe dans le Southern Gothic un attachement à la tradition orale. Les

histoires sont contées de génération en génération et personne n’est donc en mesure de

définir leur provenance. Comme les sources ne sont pas vérifiables (une enveloppe de

mystère se forme autour des récits), elles deviennent des légendes. L’intrigue de Big Fish

est fortement liée aux caractéristiques du Southern Gothic. En effet, le cœur du récit

concerne un conflit familial : Edward et Will ne se comprennent pas ; le fils ne reconnaît

9 Richard Saint-Gelais dans « Adaptation et transfictionnalité », L’adaptation dans tous ses états, op. cit.,

p.244-245.

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pas chez Edward la figure paternelle qu’il aurait souhaitée. De plus, le conflit naît en raison

des histoires racontées par le père et que le fils remet en cause, fermement décidé à déceler

le vrai du faux dans les souvenirs extraordinaires.

Toutefois, de nombreux emprunts à divers genres et périodes artistiques

transparaissent dans Big Fish. Le processus d’intertextualité fait intervenir plusieurs

références artistiques que le lecteur-spectateur peut reconnaître. Pour ne donner que

quelques exemples, les exploits d’Edward rappellent ceux des héros mythologiques.

L’écriture merveilleuse, proche parente des contes, équilibre le macabre et le gothique.

L’exaltation des passions du protagoniste est empruntée au romantisme tandis que les

descriptions et images de la nature se rapprochent du genre pastoral. Ce survol des grands

courants artistiques souligne que l’histoire d’Edward et de Will s’inscrit dans une tradition

de la transmission des arts, autant qu’elle décrit le processus par lequel le fils hérite des

contes de son père. Les notions de transmission entre les arts et d’héritage légué du père au

fils sont étudiées simultanément, car leur enchevêtrement est justement voulu par le récit.

La relation père-fils est inséparable des souvenirs contestables qui sont responsables du

trouble dans la dynamique familiale.

L’inclusion de différents styles littéraires et cinématographiques dans les histoires

d’Edward semble le détacher de ses souvenirs. En effet, les nombreuses références

dépersonnalisent le parcours d’Edward, faisant de lui un archétype de héros ; Will doute

que son père ait vraiment traversé toutes ces aventures. L’intertextualité mène à un

questionnement sur ce qui fonde une identité propre et personnelle, ce qui fait qu’un être

est unique et vit des événements parfaitement singuliers. La quête identitaire est le noyau

central d’une dynamique familiale qui se construit doucement sous le regard attentif du

lecteur-spectateur.

La figure paternelle est un point central du récit. Par la relation existant entre

l’intrigue et les représentations du récit, la figure du père dépasse la simple incarnation par

Edward. En effet, Big Fish questionne cette figure d’autorité et les enjeux liés aux images

qu’elle évoque. Que ce soit dans les histoires qui traversent les époques, dans la religion

chrétienne et dans la culture américaine contemporaine, le père est une figure

incontournable et un symbole évocateur de la nation.

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L’étude de Big Fish est menée par la mise en relation des trois niveaux du récit :

tout d’abord, la représentation est caractérisée par la transmission de la fabula d’un média

à l’autre. Ensuite, les influences artistiques construisent l’illustration de la fabula qui, elle,

se centre autour des legs que Will reçoit de son père. L’analyse de ces trois niveaux,

considérés comme des éléments interconnectés de l’œuvre et non des caractéristiques

distinctes, permet de révéler de nouvelles significations dans le récit de Big Fish.

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CHAPITRE 1. La transécriture

Big Fish existe sur deux supports, un texte et un film. Partant de cette simple

constatation, le lecteur-spectateur faisant face aux deux œuvres peut se demander pourquoi

l’histoire a été reprise et ce que cette transposition d’un média à un autre apporte au récit.

Les réponses à ces questions se trouvent dans l’étude de la transécriture, processus qui a

été utilisé pour transformer Big Fish et projeter le texte littéraire sur grand écran. Le roman

de Daniel Wallace et le film de Tim Burton présentent des représentations bien différentes

qui, pourtant, véhiculent les mêmes thèmes principaux de l’histoire. Considérées ensemble,

les deux œuvres créent un sens qui dépasse celui de chaque média pris séparément.

1.1 Première approche

1.1.1 La transécriture

La transécriture est le processus opéré par un artiste lorsqu’il reprend une œuvre

déjà existante et l’exprime à nouveau dans un autre média que celui d’origine. Il ne s’agit

pas de copier simplement le premier média (ici, le roman Big Fish), ce qui pourrait donner

lieu à du plagiat, mais d’en tirer les idées fondatrices que le récit développe et explore, afin

de les représenter grâce aux moyens dont dispose le média d’arrivée (dans cette étude, le

film Big Fish). La transécriture est un moyen pour Tim Burton d’exprimer sa sensibilité à

propos d’une histoire qui l’a inspiré et influencé, et qu’il replace dans son contexte

artistique de prédilection : le cinéma. C’est donc la recréation d’un univers déjà existant et

non une simple adaptation, qui est pourtant le substantif communément utilisé pour

désigner le passage d’une histoire d’un support à un autre. L’adaptation a cela de différent

qu’elle implique implicitement la notion de fidélité. Le récepteur, qui s’attendait à voir

exactement la même histoire à l’écran que celle lue dans le livre, juge de la qualité du film

en fonction de l’œuvre originale. En appelant à sa subjectivité, il jauge si la deuxième

version de l’histoire est assez proche de l’originale, espérant une transcription exacte du

déroulé des événements dont il a déjà connaissance. Cette décision personnelle lui fera

proclamer qu’une adaptation est bonne ou non. Or, la transécriture ne cherche justement

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11

pas à imiter, mais à reprendre différemment. Plus qu’un manque d’inspiration ou de

créativité, l’artiste met au défi sa sensibilité et frotte sa vision esthétique à une œuvre qui

l’a marqué.

Cette idée de réécriture que sous-tend la transécriture est très bien défendue par

Marie-Claire Ropars-Wuilleumier dans « L’œuvre au double : sur les paradoxes de

l’adaptation ». Elle préfère oublier le terme « adaptation » au profit de « transécriture », un

choix qu’elle explique ainsi :

[O]n suppose à la fois, et contradictoirement, la transcendance du thème et

l’irréductibilité sémiotique de chaque véhicule […] Dans une conception du

texte répondant à l’ouverture de la différence, il ne saurait être question de s’en

tenir à la spécificité, proprement technique, du médium.10

Le terme « adaptation » est porteur d’une connotation trop subjective et morale ; il renvoie

au jugement et à la retranscription de la superficialité. Adapter signifie se concentrer sur

les événements racontés et non sur les raisons pour lesquelles ils sont racontés. Or, tout

élément exprimé dans une œuvre artistique est issu d’une réflexion. L’artiste choisit un

concept abstrait et le représente sur un support concret. Que ce soit par le média de la

peinture, du théâtre ou du cinéma, le concept qui n’était auparavant qu’une idée peut

désormais être partagé : l’œuvre d’art est née. Une fois celle-ci offerte au public, la

transécriture s’opère lorsque l’œuvre est retirée de son support d’origine pour être replacée

dans le média d’accueil. Toutefois, l’œuvre déplacée ne peut pas être parfaitement

identique à la première version, car chaque média artistique exprime les idées

différemment. Pour ne prendre qu’un exemple, le roman existe grâce au langage écrit, alors

que la peinture s’exprime par le visuel. Ce ne sont donc pas les incarnations qui sont

transmises d’un média à l’autre, mais une notion plus fondamentale à l’œuvre, la fabula.

1.1.2 Fabula, récit et sujet

Le processus de la transécriture ne considère pas une œuvre comme un bloc

d’histoire, mais la divise plutôt en strates, qui sont autant de niveaux de création et

d’expression des idées qui composent une histoire. Comme nous venons de l’exprimer,

dans une œuvre aucun élément n’est gratuit. Tout est pensé et représenté par l’artiste afin

10 Marie-Claire Ropars-Wuilleumier dans « L’œuvre au double : sur les paradoxes de l’adaptation », La

transécriture pour une théorie de l'adaptation (Colloque de Cerisy), op. cit., p.133.

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12

de véhiculer des idées. Ces dernières forment la base du récit que l’artiste a déployé pour

le public. Elles sont les thèmes qu’il a voulu explorer, la raison de l’existence de l’œuvre.

Ces idées fondamentales sont ce que nous nommons la fabula. Ce terme, ainsi que celui de

syuzhet abordé ensuite, provient des études narratologiques des formalistes russes. Le

formalisme russe, repris et analysé par André Gaudreault et Philippe Marion dans

« Transécriture et médiatique narrative : l'enjeu de l'intermédialité », se concentre sur les

structures qui construisent une œuvre littéraire, sans prendre en compte le contexte de son

écriture11. La fabula est le terme désignant le concept abstrait qui reste une fois dépouillé

de sa représentation, c’est-à-dire à la fois le support concret (tableau, pièce de théâtre,

mélodie, etc.) et l’incarnation par les personnages, lieux et actions mis en jeu. Ce noyau

dur de la structure d’une œuvre a été très justement décrit par Alain Jetté comme étant de

« l’inspiration pure », l’histoire encore au stade virtuel, qui n’a « pas encore pris forme »12.

Pour poursuivre la définition complète de la fabula reprenons, comme l’a fait Jetté,

l’exemple de Gaudreault et Marion. L’histoire connue du Petit Chaperon rouge est

sélectionnée parce qu’elle fait partie de la culture générale commune, que Jung nomme

l’inconscient culturel collectif (nous y reviendrons). L’énonciation du titre évoque

instantanément une compréhension intuitive chez chacun, sans même fournir d’effort pour

se remémorer le récit. Cependant, y penser n’est rien de plus qu’avoir une idée immatérielle

de l’esprit du récit, l’histoire restant floue tant qu’elle n’est pas exprimée. De plus, chaque

individu possède sa propre version du déroulé des événements. Si chacun devait la raconter,

il existerait autant de variantes que de personnes.

La fabula du petit chaperon rouge existe bel et bien, telle que « déformée » et

« informée » par chacun de nos cerveaux qui jouent en quelque sorte, dans ce

cas bien précis, le rôle d’autant de médias ou, plutôt, de pseudo-médias

puisqu’ils sont sans partage aucun, à moins que l’on ait recours à un

« médium ».13

De cet exemple ressortent les concepts fondamentaux attachés à la fabula. Celle-ci se

définit comme une immatérialité insaisissable, car elle est ce qui est raconté en dehors du

11 André Gaudreault et Philippe Marion dans « Transécriture et médiatique narrative : l'enjeu de

l'intermédialité », La transécriture, pour une théorie de l’adaptation (Colloque de Cerisy), op. cit., p.31-52. 12 Alain Jetté. « Réflexion sur la transécriture ou l’incidence des supports sur ses procédés », mémoire de

maîtrise en littérature canadienne-française. Université Laval, Québec (Canada). 2011, 272 f. 13 André Gaudreault et Philippe Marion dans « Transécriture et médiatique narrative : l'enjeu de

l'intermédialité », op. cit., p.39-40.

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13

support utilisé pour le raconter. Toutefois, la fabula ne peut pas exister par elle-même ; il

lui faut forcément un support. La transécriture de la fabula est alors la reprise des thèmes

principaux sur lesquels se construit une œuvre, dépourvus de leurs supports et incarnations

afin de les replacer dans un nouveau média d’accueil.

La fabula, qui doit s’incarner afin de pouvoir être transmise, ne peut exister sans un

récit pour la présenter. Le récit est l’histoire créée par l’artiste, la couche supérieure de

l’œuvre d’art par laquelle le public la rencontre. C’est en quelque sorte le mouvement

insufflé aux représentations de la fabula, afin de la mettre à l’épreuve et de l’étudier. Ainsi,

dans un roman, le récit est formé par la suite d’actions et d’événements vécus par les

personnages qui représentent des parties de la fabula. Un exemple probant se trouve dans

Big Fish (exemple qui sera davantage étudié par la suite) : le protagoniste, Edward Bloom,

incarne le désir d’aventures et d’ailleurs. Le récit enchaîne des rencontres et des obstacles

qui mettent à l’épreuve sa détermination, comme les habitants de « the place with no

name » qui tentent de l’empêcher de quitter le village. Le récit permet à la fabula d’exister

puisqu’il l’exprime, que ce soit au fil des pages dans un roman ou dans un cadre

uniponctuel, comme une photographie ou un tableau qui parviennent à raconter une histoire

malgré la fixité de leur seule image. La transécriture, c’est-à-dire le transfert d’un média à

un autre, suppose deux supports bien distincts pour accueillir le récit. Or, une fois dépassée

l’étape de la fabula, le récit n’est rien sans son support. L’artiste qui pratique la transécriture

s’inspire d’un récit existant pour en recréer un qui correspond à son esthétique et sa

sensibilité. S’il ne faisait que représenter le récit déjà existant sur un autre support, sans

retour à la fabula, le transfert ne serait qu’imitation, et donc simple adaptation. Le récit

créé à la suite d’une transécriture est le lieu où s’exprime le regard de l’artiste – sa vision.

La troisième et dernière strate d’une œuvre qui entre en jeu dans le processus de

transécriture est le sujet. André Gaudreault et Philippe Marion étudient cette notion d’après

une analyse particulièrement claire de Thierry Groensteen.14 Le sujet est la façon

d’ordonner les idées de la fabula et de délivrer ces informations concrètement sur un

support choisi. C’est donc le lien entre la pensée immatérielle de la fabula et le support qui,

bien qu’existant concrètement, reste creux et sans intérêt tant qu’il ne sert pas à prendre en

14 Lettre de Thierry Groensteen à André Gaudreault, reprise dans le texte d’André Gaudreault et Philippe

Marion, op. cit., p.44-47.

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14

charge un récit. Plus précisément, le sujet – nommé dans le texte de référence par son terme

russe syuzhet – est séparé en deux aspects : le syuzhet-structure et le syuzhet-texte. Dans le

processus de création d’une œuvre vient d’abord le syuzhet-structure, qui désigne

l’organisation des idées de l’artiste. Ce dernier doit prendre en compte le support, c’est-à-

dire le média choisi comme expression finale de son art. En effet, chaque média possède

des caractéristiques propres qui influencent la structure globale du récit délivré au public.

En ce qui concerne les deux médias qui nous intéressent pour l’étude de Big Fish, le film

doit répondre à une contrainte de temps que ne possède pas le roman ; par conséquent le

traitement de la temporalité est différent. Tim Burton peut, par exemple, choisir d’accélérer

le rythme du déroulé des événements, ou en tronquer certains, tandis que Daniel Wallace a

eu le loisir d’insérer des pauses analytiques dans son texte.

Le deuxième aspect est le syuzhet-texte, expression concrète du récit dans le support.

Il est « en symbiose avec le média dans la mesure où il ne peut faire autrement que d’être

coulé dans celui-ci ».15 Par cette définition détaillée, il est évident que la création d’une

œuvre artistique est composée de plusieurs étapes de construction. Celles-ci permettent à

la fabula de se révéler dans un support au moyen d’une structure, d’un récit et d’une mise

en expression qui prennent en compte à la fois les thèmes de la fabula et les caractéristiques

liées à la représentation finale. La fabula est alors liée à la manière dont elle est exprimée,

comme l’indiquent Gaudreault et Marion :

on assiste à une implication progressive du média, par rapport à l’œuvre en

train de se faire. Ce qui suppose que, pour nous, même la fabula est impliquée

d’une quelconque façon par le média. En effet, elle a beau être en principe

indépendante du média, la fabula ne l’est qu’en tant que « pensé » car, dès

qu’on l’imagine en tant que « construit », on se retrouve par nécessité du côté

du média.16

Réaliser une transécriture revient alors à modifier la donnée finale, à savoir le support. Cela

force l’artiste à extirper la fabula de son support premier et à reconstruire toutes les étapes

de création. En ressort une version nouvelle de la représentation de la fabula. Bien loin

d’une simple adaptation, le trajet intellectuel et artistique est une véritable re-création.

15 Ibid., p.44-45. 16 Ibid., p.44-45.

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15

1.1.3 Termes subordonnés à la transécriture

Marie-Claire Ropars-Wuilleumier fait part de la difficulté à définir précisément ce

que regroupe le terme « transécriture » :

Adaptation ou translation, médiation ou mutation, transécriture ou réécriture –

l’afflux des termes désigne un embarras sur l’objet : comment circonscrire le

territoire d’une enquête qui doit prendre en compte, simultanément, la

persistance d’une thématique et la variation du matériau ?17

Il est bon d’introduire dès maintenant quelques notions-clés qui reviendront plus tard au

cours de l’analyse menée dans ce mémoire. Ces mots regroupent des notions sous-jacentes

à la transécriture et sont incontournables dans le déploiement des aptitudes nécessaires pour

transmuer une œuvre d’un support artistique à un autre.

En premier lieu, notons qu’il y a transfictionalité lorsque des éléments contenus

dans le récit du média d’origine sont déplacés ou transformés lors de la transécriture. Ces

modifications du récit ont pour cause principale le fait que le second support médiatique

ne présente pas les mêmes caractéristiques que le premier. La relation entre les deux choix

de représentation de cet élément n’est pas toujours évidente à première vue, mais le public

qui découvre la deuxième œuvre en connaissant la première reconnaît l’univers du récit

premier et y adhère d’autant plus facilement qu’il lui semble familier. Un exemple très

parlant est tiré du mémoire de Gabrielle Germain, qui explique très bien la notion. Dans le

film Alice in Wonderland de Tim Burton, Hamish, le prétendant d’Alice, a les cheveux

roux, rappelant ainsi la couleur d’un homard, et dit aimer la danse nommée « quadrille ».

Ces détails, qui peuvent passer inaperçus, rappellent pourtant le chapitre « Le quadrille des

Homards » du roman d’origine.18 Ainsi, bien que Tim Burton n’ait pas pu transcrire à

l’écran tous les épisodes du texte de Lewis Carroll, l’univers reste intact et semble

inconsciemment familier à tout connaisseur du roman.

Il a été établi que la transécriture se définit par la transposition artistique d’une idée

d’un média à un autre. Par conséquent, le processus se rapproche de celui de la traduction.

Dans son acception courante, ce terme désigne le processus par lequel un texte écrit est

17 Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, op. cit., p.131. 18 Gabrielle Germain. « Adaptations cinématographiques d'Alice au pays des merveilles et de De l’autre côté

du miroir de Lewis Carroll : Analyse des transécritures de Walt Disney, Jan Svankmajer et Tim Burton »,

mémoire de maîtrise littérature et arts de la scène et de l’écran. Université Laval, Québec (Canada). 2014,

209 f.

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16

restitué dans une autre langue. Le terme possède cependant des significations moins

restrictives. Françoise Lucbert voit dans l’une des trois définitions de la traduction de

Jackobson une explication claire de la transécriture. Citant le célèbre linguiste, elle définit

la traduction intersémiotique comme étant un « échange entre différents systèmes de

signe », qui se caractérise par « l’interprétation des signes linguistiques au moyen de signes

non linguistiques ».19 Ainsi, toujours selon Lucbert, « la traduction peut être définie comme

un processus de médiation impliquant la saisie, puis le transfert de représentations

symboliques provenant d’un texte ou de n’importe quel autre ensemble de signes. »20 Cette

définition correspond parfaitement à notre étude du passage du récit de Big Fish du texte

au film.

En traduction, le but n’est pas de traduire mot à mot et copier les structures

grammaticales du texte d’origine. L’opération nécessite pour le traducteur de partir d’un

texte déjà existant pour comprendre les enjeux qui en sont le fondement, afin de pouvoir

les retranscrire différemment dans une autre langue. Chaque langue possède sa grammaire

propre et est rattachée à une culture qu’il faut prendre en compte lors de la traduction. Par

exemple, une métaphore se basant sur un élément historique dans le texte-source peut ne

pas être compréhensible dans une autre culture. Le traducteur peut alors préserver l’idée

fondamentale cachée derrière la métaphore, plutôt que respecter la forme stylisée de

l’auteur. Les caractéristiques de la culture dans laquelle évolue la langue d’arrivée

deviennent des contraintes avec lesquelles le traducteur joue. De la même façon, l’artiste

envisage son travail de transécriture en fonction des caractéristiques propres au support qui

serviront à transcoder le récit.

Que ce soit la traduction ou la transécriture, le processus nécessite de se détacher

de la forme pour se concentrer sur les idées véhiculées. Le transfert nécessite donc la

subjectivité de celui qui fait la transposition. Dans une traduction linguistique, il faut

comprendre, interpréter, décortiquer jusqu’au cœur du texte avant d’en reconstruire le sens.

Il en va de même pour un artiste qui prend en charge une transécriture. En effet, il est

impossible d’opérer ce changement de support sans proposer une interprétation personnelle

19 Roman Jakobson. « Aspects linguistiques de la traduction » dans Essais de linguistique générale [trad.].

Cité par Françoise Lucbert dans « Traduction, transposition et adaptation dans le discours sur l’art des

écrivains symbolistes », op. cit., p.76. 20 Françoise Lucbert. Op. cit., p.77.

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17

de la fabula et des choix subjectifs quant aux méthodes de représentation qu’implique le

nouveau support. Le processus de transécriture permet donc, comme l’explique Lucbert,

« une certaine liberté dans l’interprétation, voire une forme d’extrapolation. »21 La grande

similarité entre les deux processus, traduction et transécriture, permet de mieux visualiser

la dynamique intellectuelle effectuée par l’artiste. De plus, elle ouvre la voie vers une

réflexion qui sera menée un peu plus loin, concernant la part de subjectivité.

La dernière notion qu’il est important d’introduire est celle d’intermédialité. Le

terme renvoie à différents concepts relatifs aux supports artistiques ainsi qu’aux contenus

des œuvres, ce qui rend difficile une tentative de définition. André Gaudreault tente d’en

donner une explication claire :

[D]ans une acception minimaliste, ce concept [...] permet de désigner le proces

de transferement et de migration, entre les médias, des formes et des contenus,

un proces qui est a l’œuvre de facon subreptice depuis déja quelque temps mais

qui, a la suite de la prolifération relativement récente des médias, est devenu

aujourd’hui une norme a laquelle toute proposition médiatisée est susceptible

de devoir une partie de sa configuration.22

L’intermédialité considère donc les œuvres et leurs médias, mais surtout les liens et

transferts qui pourraient exister entre des œuvres qui sont exprimées sur différents supports.

Une œuvre et son média ne sont pas étudiés indépendamment, mais à travers la relation

entretenue avec d’autres formes d’art. Alexandre Martel résume la complexité de la notion

d’intermédialité :

Puisqu’elle « permet une multitude de mélanges, allant de l’adaptation filmique

à l’adoption du sérialisme à titre de modèle de composition, en passant par la

mise en coprésence de divers médias dans un même milieu », la relation

intermédiale, plurivoque par définition, revêt maints masques qui, par leur

complémentarité, marquent le dynamisme dialectique qui la caractérise.23

21 Ibid., p.79. 22 Les italiques proviennent du texte original. André Gaudreault. Du littéraire au filmique, p. 175. Cité par

Bértold Salas-Murillo dans « De l’intermédialité à l’œuvre lepagienne, et de l’œuvre lepagienne à

l’intermédial : Un parcours à double sens à propos du théâtre et du cinéma de Robert Lepage », thèse de

doctorat en Littérature et arts de la scène et de l’écran. Université Laval, Québec (Canada). 2017, f.4. 23 François Harvey. Alain Robbe-Grillet : le nouveau roman composite. Intergénéricité et intermédialité,

p.154. Cité par Alexandre Martel dans « Intermédialité et déconstruction de la fiction chez Alain Robbe-

Grillet : Analyse comparative de La maison de rendez-vous et de L'homme qui ment », mémoire de maîtrise

en études littéraires. Université Laval, Québec (Canada). 2016, 101 f.

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18

Dans cette étude sur Big Fish, les nombreux aspects de l’intermédialité sont réduits

à la considération de l’intégration d’un support artistique au sein d’un autre, qui devient

média d’accueil. Le processus d’intégration concerne toutes les formes artistiques : il peut

s’agir d’extraits d’un spectacle de danse insérés dans un film ou l’intégration de la peinture

dans une photographie. Ce n’est pas un moyen pour le média d’accueil d’ingérer un autre

support artistique qui ne serait pas assez fort pour tenir tout seul, mais une association qui

permet de dépasser les limites atteintes par l’utilisation d’un seul média à la fois.

L’association décuple les significations possibles à travers un seul support et offre une

réflexion sur l’art autant que sur les idées véhiculées.

L’intermédialité dans le film Big Fish est présente par l’intégration de l’univers du

cirque, et donc de l’art du spectacle et de la représentation. Le cirque peut être vu comme

la mise en scène de l’étrange et le reflet du psychisme d’Edward qui, par ses histoires

fantastiques, donne toujours à voir une représentation spectaculaire de lui-même. De plus,

le cirque fait partie d’un film dont l’un des thèmes principaux est la difficulté à délimiter

le vrai du faux, le réel de l’irréel. Ainsi, l’art offre une réflexion sur lui-même, questionnant

sa capacité à montrer le réel et les limites d’un film qui prétend traiter de la réalité, alors

qu’il ne peut être qu’une imitation romancée empreinte de fiction. Le cirque permet donc

au film de se remettre en question. De plus, ce principe d’intermédialité est encore plus

intéressant lorsqu’il est considéré au sein de la transécriture.24 En effet, le roman Big Fish

intègre des éléments cinématographiques alors que la version filmique possède des

caractéristiques propres aux romans. La prise en considération des deux œuvres, qui se

répondent et se complètent, transcende les limites des conceptions artistiques qui ont servi

à construire chaque récit indépendamment.

24 Pour une analyse plus complète des enjeux de l’intermédialité dans un contexte de transécriture, voir la

thèse « De l’intermédialité à l’œuvre lepagienne, et de l’œuvre lepagienne à l’intermédial » de Bértold Salas-

Murillo, et plus particulièrement « La transécriture cinématographique ». Op. cit., f.67-71.

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19

1.2 Divers moyens pour exprimer une même idée

1.2.1 Les médias et leurs modes de représentation

C’est la fabula, c’est-à-dire les thèmes principaux de Big Fish, qui est traduite lors

de la transécriture.25 Pour la plupart des récits, résumer l’histoire d’une œuvre permet de la

réduire à ses idées principales. Ainsi apparaissent les thèmes sur lesquels repose le récit.

L’histoire de Big Fish est particulièrement difficile à résumer de façon aussi complète que

concise. Les nombreux thèmes sont développés au cours des intrigues et présentés dans des

scénettes qui s’enchaînent grâce à des transitions discrètes. Le spectateur change

constamment de contexte, le film faisant des bonds dans le temps et l’espace entre le

présent et les souvenirs d’Edward. Le récit non-linéaire présente tout de même le parcours

de la vie d’un homme. La contradiction entre non-linéarité et chronologie contribue à

déstabiliser le spectateur.26 Tenter de résumer Big Fish revient à hiérarchiser les éléments

de la fabula pour n’en choisir que certains, donc en laisser d’autres de côté. Chaque résumé

oblitère des parties importantes de l’histoire globale. De plus, les thèmes de la fabula de

Big Fish sont non seulement nombreux mais interconnectés, ce qui rend encore plus

compliquée la tentative, pourtant nécessaire, de n’en sélectionner que certains lors du

résumé qui initie la première étape vers le processus de transécriture.

Prenons quelques résumés rédigés à partir du roman et du film Big Fish, afin de

vérifier l’hypothèse selon laquelle l’œuvre, qui fourmille de thèmes majeurs, est impossible

à résumer de façon brève sans perdre des aspects incontournables de l’histoire. Un résumé

sert à donner envie au public de se plonger dans une histoire. Il doit pour cela aborder les

thèmes principaux du récit, afin que le futur lecteur-spectateur puisse s’assurer que les

sujets abordés lui parlent. Il est donc nécessaire que le résumé n’omette pas de points

importants. En ce qui concerne le roman Big Fish, le site Good Reads note :

25 Il serait intéressant d’étudier le concept de fabula, à savoir si celle-ci existe avant toute formulation, en

dehors de toute incarnation médiatique. Pour aller plus loin, nous pourrions argumenter que la fabula est

pensée avant d’être exprimée, donc mise en mots avant d’être traduite sur un support artistique. Une œuvre

sur un média est-elle toujours la représentation d’un langage réfléchi ? Le passage de Big Fish, du roman au

film, est-elle alors la deuxième transécriture, la première étant le transfert de la pensée de l’artiste sur un

support matériel ? Cette piste mériterait réflexion. 26 La non-linéarité est présentée à travers l’analyse de travaux de réalisateurs qui jouent avec les structures

classiques des films. Voir Bruce Isaacs, « Non-linear Narrative » dans Nicholas Rombes [ed.], New Punk

Cinema. Edinburgh University Press. 2005, p.126-138.

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20

He could outrun anybody, and he never missed a day of school. He saved lives,

tamed giants. Animals loved him. People loved him. Women loved him (and

he loved them back). And he knew more jokes than any man alive.

Now, as he lies dying, Edward Bloom can't seem to stop telling jokes -or the

tall tales that have made him, in his son's eyes, an extraordinary man. Big

Fish is the story of this man's life, told as a series of legends and myths inspired

by the few facts his son, William, knows. Through these tales —hilarious and

wrenching, tender and outrageous— William begins to understand his elusive

father's great feats, and his great failings.27

L’histoire de Big Fish est donc présentée à travers le prisme des histoires grandioses

d’Edward et son envie (ou devrions-nous dire son besoin) de plaire. Le résumé s’attarde

également sur la mort et la relation père-fils du point de vue de Will, qui tente de

comprendre son père. Si, à première vue, le résumé semble complet, la quête d’identité de

chaque personnage et le concept de transmission de leçons de vie, qui vont au-delà de la

stricte vérité factuelle, sont passés sous silence. Cette dernière notion est bien abordée par

le site All Readers, qui toutefois évoque Edward et Will séparément. La confrontation au

sein d’une dynamique père-fils pourtant aimante est cependant laissée de côté.28

Les tentatives de synopsis pour le film ne s’avèrent pas plus faciles. Le site IMDB

ne présente qu’une ligne explicative : « A frustrated son tries to determine the fact from

the [sic] fiction in his dying father's life. »29 Bien que trois aspects importants y soient

présentés (la recherche de la figure du père, la mort et la remise en question de la réalité

des souvenirs), la phrase ne peut contenir tous les thèmes majeurs. Référence en matière

de compilation filmographique, le site français Allociné tente également de nommer les

thèmes de la fabula par le synopsis suivant :

L'histoire à la fois drôle et poignante d'Edward Bloom, un père débordant

d'imagination, et de son fils William. Ce dernier retourne au domicile familial

après l'avoir quitté longtemps auparavant, pour être au chevet de son père,

atteint d'un cancer. Il souhaite mieux le connaître et découvrir ses secrets avant

qu'il ne soit trop tard. L'aventure débutera lorsque William tentera de discerner

le vrai du faux dans les propos de son père mourant.30

27 Goodreads Inc. « Big Fish by Daniel Wallace », goodreads.com [en ligne].

https://www.goodreads.com/book/show/129984.Big_Fish. [consulté le 22 novembre 2017]. 28 Dawn Binstock. « Big Fish Book Summary and Study Guide », AllReaders.com [en ligne].

http://allreaders.com/book-review-summary/big-fish-23558. [consulté le 22 novembre 2017]. 29 IMDB INC. « Big Fish : La légende du gros poisson », IMDB [en ligne].

http://www.imdb.com/title/tt0319061/. 9 janvier 2004 [consulté le 22 novembre 2017]. 30 Allociné. « Big Fish », Allociné [en ligne]. http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=28644.html.

[consulté le 22 novembre 2017].

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21

Ce résumé est le plus complet parmi ceux cités, car il indique clairement les divers thèmes

présents dans le récit, comme la dynamique rassurante du cercle familial, les absences

répétées du père et la tension entre Will et Edward, avant le décès de ce dernier. Cependant,

ces exemples montrent bien que le critique se concentre sur les caractéristiques de la

relation père-fils, sans aborder des notions telles que la quête d’identité qui se dessine dans

les récits d’Edward, la réflexion autour du rôle du père et les leçons qu’il transmet à la

génération suivante.

Ce qui ressort de ces quelques exemples est qu’un résumé complet de Big Fish ne

peut être concis. Les meilleures présentations des thèmes de l’œuvre nécessitent toujours

au moins une page, ce qui est très long pour un résumé ou un synopsis.31 Il est intéressant

de faire ici la liste des thèmes de la fabula de Big Fish, afin de saisir plus concrètement la

complexité et l’enchevêtrement des idées de cette histoire. Les thèmes peuvent être séparés

en trois catégories, bien que celles-ci se fassent constamment écho.

La première est consacrée aux concepts qui concernent l’individualité. S’y trouve

la quête d’identité d’Edward, qui plus qu’un simple homme veut être « larger than life »,

comme il est souvent décrit. Cette image est largement associée à celle du poisson, auquel

Edward est comparé. Le rapprochement fait entre le héros et l’animal aquatique lie Edward

au thème de l’eau, mystérieuse et magique, qui de plus inscrit Big Fish dans la tradition

artistique de la réflexion sur l’eau.32 L’identité d’Edward est également composée de son

angoisse de n’avoir pas accompli suffisamment d’exploits au cours de sa vie pour marquer

l’histoire. Ce thème est lié à la relation qu’il entretient avec son fils, car celle-ci se fonde

sur les histoires qu’Edward racontait et qui ont marqué Will au point qu’il s’en souvienne

une fois adulte. Edward est la représentation du « Completed American », un « self-made

man » qui a conquis l’« American Dream » en partant de rien ; il construit un empire qu’il

peut ensuite léguer. Cet empire est à la fois matériel, comme le village de Specter qu’il a

reconstruit, et intellectuel par les liens sociaux forts qu’il a tissés et les leçons de vie

31 Roger Ebert prend le temps de décrire le film dans l’article « Big Fish », RogerEbert.com.

https://www.rogerebert.com/reviews/big-fish-2003. 24 décembre 2003 [consulté le 22 novembre 2017]. 32 Des mythes antiques aux romans contemporains, en passant par les sculptures et peintures de la

Renaissance, l’eau est un thème exploité à chaque époque et par tous les médias artistiques. Pour une étude

complète, voir In aqua scribis : le theme de l’eau dans la littérature de Michal Piotr Mrozowicki [dir.].

Université de Gdansk. 2005, 487 p.

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apprises au cours de ses péripéties. Edward est donc un paradoxe entre l’homme

parfaitement intégré à la société et à qui tout sourit, et un être marginal qui se démarque

constamment de la foule par ses exploits et son refus de s’installer dans une vie rangée.

La deuxième catégorie renferme les notions liées aux relations et remises en

question. Dans la relation père-fils, qui s’insinue également dans tous les autres aspects de

la fabula, se trouve le thème du cercle familial et sa dynamique aussi rassurante

qu’empreinte de secrets. La famille offre un retour aux sources pour Edward et Will, mais

elle met aussi en lumière les absences répétées du père qui partait conquérir des villages

pour affirmer son identité partout sauf chez lui. De cette idée découle la réflexion autour

du rôle du père : comment Edward a rempli le sien ? Avec quelle image du père Will a

grandi ? Et comment il s’apprête à reprendre ce rôle à son tour ? La relation père-fils passe

par la distorsion des souvenirs du père et la recherche de la vérité de Will alors qu’Edward

tente de lui apprendre à privilégier l’authenticité. Cette relation est le signe de la quête

identitaire de Will, qui fait écho à celle qu’a menée son père. Le fils veut trouver sa place

en tant qu’homme dans le monde, et pour cela passe par la compréhension du parcours

d’Edward.

La relation père-fils mène à la dernière catégorie, qui concerne l’héritage. En effet,

Big Fish a pour thème la transmission des leçons de vie d’un père à son fils, le tout formant

une large poursuite de l’apprentissage sur plusieurs générations. Cette continuité linéaire

est mise en relation avec l’éternel cycle de la vie qui nous est présenté par les récits de

naissance et de mort, l’accompagnement et la reprise éternelle du rôle du père d’une

génération à l’autre, avec à chaque fois la tâche d’appliquer ce rôle jusqu’à la passation du

savoir. Dans la suite de notre étude, nous verrons que Big Fish est profondément inscrit

dans la culture américaine. La conscience collective américaine fonctionne comme une

grande famille. La nation toute entière est marquée par le désir d’ancrage et le rapport

conflictuel au père incarné par le président, figure paternelle du pays. Le contexte de

création de Big Fish demeure une influence notable pour les thèmes mis en jeux dans le

récit.

Chacun peut voir dans cette longue liste des modifications à apporter ou des thèmes

à ajouter. Toutefois, les aspects mentionnés sont indéniablement les racines des œuvres

romanesque et filmique Big Fish. Tous ces thèmes ont été traduits d’un support à l’autre,

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preuve que les deux œuvres sont fondamentalement très proches. Un adepte de l’adaptation

dirait alors que le film est très fidèle au roman. La version cinématographique de Big Fish

a su transcrire la complexité des thèmes et en modifier les représentations, afin d’exploiter

les caractéristiques du média qu’est le cinéma. Les trois catégories de thèmes que nous

avons construites peuvent être mises en parallèle avec les étapes du récit, partant des idées

les plus visibles à la première lecture ou au premier visionnement, jusqu’aux éléments

délivrés en creux tout au long de l’histoire.

Les thèmes principaux de la fabula sont présents dans le roman et dans le film,

malgré la différence de support artistique. La représentation de chaque thème est marquée

par les caractéristiques du média qui prend en charge le récit de l’histoire. Ainsi, les moyens

utilisés pour exprimer les jeux de séduction d’Edward ne sont pas les mêmes. Dans le

roman, la poursuite de la séduction est représentée à la fois dans le chapitre où Edward

rencontre une femme se baignant nue et par le personnage de Jenny Hill avec qui il vit une

aventure amoureuse. Le film, plus contraint par le temps, efface presque complètement le

rapport de séduction entre Edward et Jenny, et intègre la rencontre de la femme nue dans

la rivière au souvenir de Specter. Cette nymphe est par ailleurs associée au thème de l’eau

puisque Will apprend par la jeune Jenny que c’est en réalité un poisson. Le lien créé entre

ces deux thèmes renforce un peu plus l’enchevêtrement des différents aspects de l’histoire,

qui sont aussi difficiles à démêler que les éléments réels et fictifs dans les souvenirs

d’Edward. Dans le film, le thème du jeu de séduction est plutôt représenté par Sandra, la

femme d’Edward. Un flashback présente les moyens mis en œuvre par le protagoniste pour

attirer l’attention de Sandra, tandis que dans le présent du film, la scène de la baignoire

montre que l’amour et l’attirance sont toujours présents dans le couple. Cette scène

d’intimité renforce par ailleurs le thème de la dynamique familiale vue comme un cocon

rassurant. L’exemple de la séduction permet de montrer que la représentation d’un thème

commun est distincte d’une œuvre à l’autre. De plus, les représentations permettent de créer

différents liens et connexions avec d’autres thèmes. Bien que les moyens utilisés diffèrent,

et malgré les changements apportés par le film, Big Fish met en scène les mêmes éléments.

L’histoire ne change pas, seul le récit s’adapte. Cependant, les changements dans la

représentation et l’interconnexion des idées de la fabula ne sont pas seulement causés par

les contraintes du support d’arrivée.

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1.2.2 Fabula et subjectivité

Comme le parcours thématique que nous venons d’effectuer, l’artiste en charge

d’une transécriture commence par extirper la fabula d’une œuvre. Il est également attendu

de l’artiste créateur du deuxième récit qu’il imprègne à l’histoire globale son regard

particulier, qui fait toute son originalité. Dans le cas de Big Fish, l’artiste qui a mené à bien

la transécriture est double. En effet, John August a rédigé le scénario réalisé par Tim

Burton. C’est donc August qui, le premier, s’est penché sur le roman pour en tirer les

éléments incontournables. Une fois la version du scénario présentée au réalisateur, les deux

hommes ont retravaillé ensemble le nouveau récit.33 Burton a donc participé à la création

de l’histoire et les expressions concrètes des idées dans le film sont le spectacle de son

interprétation de Big Fish. Avant d’être créateur, Burton a été lecteur de l’œuvre originale.

Le réalisateur est influencé dans sa compréhension du roman et sa visualisation des thèmes

par sa propre culture, la connaissance des œuvres étudiées précédemment au cours de sa

vie et son individualité. Chaque spectateur qui regarde le film Big Fish tire une

interprétation personnelle du récit. Cependant, cette interprétation est influencée par ce que

Burton a choisi de montrer ou non dans son film, d’après ce qu’il a jugé intéressant dans le

roman. Cet enchaînement de subjectivités est bien décrit par Esther Pelletier dans

« Création et adaptation » :

Créer pour l’artiste, c’est adapter le langage de son propre inconscient sous

une forme matérielle et artistique, laquelle pourra à son tour être transformée

sous une autre forme et investie de l’inconscient d’un nouveau créateur, agent

de l’adaptation. De plus, l’inconscient du récepteur investira à son tour l’œuvre

à déchiffrer et produira ainsi une nouvelle adaptation dans sa psyché.34

Burton s’est approprié l’histoire de Big Fish et le nouvel agencement des thèmes de

la fabula répond à la hiérarchie des concepts qui y sont développés. Aidé par le scénariste,

le réalisateur a construit le film autour de la relation père-fils. Burton a fait de ce thème le

nœud du récit, sûrement influencé par la perte récente de son père et la grossesse de sa

femme. Les thématiques décrites précédemment ont ensuite été agencées en lien avec ce

thème central.

33 Pour d’autres informations sur l’écriture du scénario, voir History of Big Fish de John August [en ligne].

https://johnaugust.com/downloads_ripley/big-fish-intro.pdf. [site consulté le 5 novembre 2017]. 34 Esther Pelletier dans « Création et adaptation », L’adaptation dans tous ses états, op. cit., p.148.

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La sélection et mise en relation des idées se fait aussi en accord avec les obsessions

d’un artiste. Ce sont les sujets qui parcourent les œuvres d’un créateur, car ils sont sources

de questionnement pour lui. Dans la filmographie de Burton apparaît notamment le thème

de la marginalité, le protagoniste étant souvent un homme mal adapté dans la société lisse

et banale qui l’entoure. Edward répond à cette définition, ce que Burton a souligné en usant

du jeu des acteurs, des cadrages, de l’enchaînement du récit et des accessoires pour

s’assurer que le personnage contraste avec la foule. Le réalisateur choisit d’opposer Edward

aux personnes qui l’entourent grâce à des indices visuels. Ceci est visible dans la scène où

le protagoniste se propose pour aller voir le géant.35 Le héros est seul au centre de l’écran,

alors que les habitants d’Ashton sont rassemblés en groupes, tassés de part et d’autre. La

jeunesse d’Edward tranche avec les hommes plutôt âgés filmés en gros plan précédemment

et sa chemise rouge vif contraste avec les habits majoritairement marrons des habitants. Il

adopte également une position détendue et amicale, alors que les hommes autour de lui

apparaissent hostiles en brandissant leurs armes. Dernier signe d’opposition : Edward fait

face à tous les habitants, son regard est donc parfaitement opposé à celui des gens qui

l’entourent. Ce rapport entre Edward et la foule provient de la vision artistique de Burton.

Esther Pelletier précise que parmi tous les « systèmes d’expression » possibles au sein

d’une transécriture, les auteurs et récepteurs des œuvres sont « autant de créateurs et

d’adaptateurs subjectifs en puissance. »36

Beaucoup d’éléments contenus dans le roman ont été interprétés et ajoutés au film

par Burton et August. Le scénariste a intégré le passage d’Edward dans un cirque, qui est

à la fois une réflexion intermédiale et le lieu de rassemblement de plusieurs idées-clés du

récit, comme la marginalité et l’étrangeté, pour n’en citer que deux souvent développées

dans les œuvres gothiques.37 Burton reste fidèle à ses inspirations gothiques qui influencent

la réalisation de Big Fish. Ce style caractéristique du réalisateur sera étudié plus en détail

en deuxième partie d’analyse. À ces interprétations s’ajoute celle, déjà existante, du

lecteur-spectateur qui aurait pris connaissance du roman avant de voir le film. Ce dernier

s’est inconsciemment créé des images mentales à partir du texte, comblant les descriptions

35 Tim Burton. Big Fish. Columbia Pictures, 2004, États-Unis. 00:22:28. 36 Esther Pelletier dans « Création et adaptation », op. cit., p.152. 37 John August. History of Big Fish.

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manquantes par son imagination. Ce phénomène est appelé « localisation du foyer

d’impression de réalité ».38 Le lecteur imagine certains éléments qui ne sont pas présents à

l’image pour mieux se représenter les personnages. Cela lui donne l’impression qu’ils sont

réels, qu’il les connaît, ce qui a pour effet de rendre le récit crédible et accrocheur. Le texte

Big Fish peut pousser le lecteur à se représenter des scènes avec précision et à inventer une

foule de détails sur chaque personnage tels que sa démarche, sa voix, ses habits et ses

gestes. Il peut alors être déçu quand la mise en images, en sons et en mouvements

correspond non pas à ce qu’il s’était imaginé, mais à la représentation de la compréhension

subjective d’une autre personne comme le réalisateur. La transécriture du roman au film

est un équilibre subtil entre proximité de l’œuvre originale, transposition sur un autre

support et proposition singulière pour démarquer l’œuvre et la rendre unique.

Pour aller plus loin, Gabrielle Germain s’appuie sur Qu’est-ce que la philosophie ?

de Gilles Deleuze et Félix Guattari, afin de démontrer que la transécriture est rendue

possible parce que les perceptions de l’artiste, une fois exprimées par le média, deviennent

des percepts.39 Les percepts sont pérennes alors que les perceptions ne concernent qu’une

subjectivité et sa compréhension. Par conséquent, au fil de la transécriture, aucun média

n’entend fixer la représentation de la fabula de manière définitive. L’œuvre, prise

indépendamment, propose une réflexion sur des notions présentées selon une organisation

particulière, le tout de manière esthétique et sur un support donné. Elle peut donc être

considérée de manière autonome et s’inscrire dans le courant de pensée et de représentation

de l’artiste qui en est à l’origine. Bien que l’œuvre survive à l’artiste, elle reste à tout jamais

l’incarnation de sa vision. Prise en compte dans le processus de transécriture auquel elle

appartient, cette même œuvre dépasse son créateur dans le temps. Elle fait partie d’un

mouvement de réflexion et de réorganisation permanente des notions qui constituent son

fondement. L’œuvre peut être reprise, retravaillée et agencée à l’infini, chaque nouvelle

œuvre produite d’après elle n’étant qu’un nouveau regard porté sur elle. Les idées

contenues dans la fabula dépassent à la fois les artistes qui les reprennent et les médias qui

se servent des supports au moyen desquels elles sont représentées. La transécriture invite à

38 André Gaudreault et Philippe Marion dans « Transécriture et médiatique narrative : l'enjeu de

l'intermédialité », op. cit., p.51. 39 Gabrielle Germain. Op. cit., p.9-10.

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l’interprétation et la reformulation constante, alors même que la fabula est pérenne et

immuable.

1.3 Les supports de Big Fish

1.3.1 Média et multimédias

Littérature et cinéma sont intimement liés. Anne-Marie Christin démontre la grande

proximité entre écrit et visuel en remontant jusqu’à l’apparition de l’écriture, qui n’était

que retranscription imagée de l’environnement des hommes de l’époque :

L’écriture est née de l’image et, que le système dans lequel on l’envisage soit

celui de l’idéogramme ou de l’alphabet, son efficacité ne procède que

d’elle […]. Elle n’a pas pour corollaire que l’on doive faire abstraction du

langage : au contraire, cette proposition n’a d’intérêt que parce que l’écriture y

est comprise dans son sens strict de véhicule graphique d’une parole. […]

Toutes sociétés dites « orales » recourent, en fait, à deux modes de

communication différents et parallèles : l’un repose sur le langage, l’autre sur

la vue […].40

Le langage découle de l’observation et du dessin, mais l’écriture alphabétique telle que

nous le connaissons dans une grande partie des sociétés de nos jours ne représente pas la

réalité du monde comme peuvent le faire les écritures logographiques. L’écriture

alphabétique, utilisée pour écrire le roman Big Fish, pousse néanmoins le lecteur à la

visualisation d’images mentales. Le lien semble alors facile entre images mentales et

images projetées. Ce n’est pas un hasard si roman et film sont les deux arts les plus

communément associés lors d’une transécriture.41

Il semble nécessaire à ce point de préciser que le roman et le film ne sont pas à

considérer dans une relation hiérarchique. La transécriture transpose un récit d’un support

médiatique à un autre. Le passage d’un média de départ à un média d’arrivée n’implique

pas une échelle d’importance entre les deux représentations d’un même récit. La littérature

est souvent admirée comme un art à la fois noble et accessible, pouvant répondre d’une

40 Anne-Marie Christin. L’image écrite ou la déraison graphique. Paris : Flammarion. 1995, p.5. 41 Ne sont considérés ici que le roman et le film. La transition nécessaire par le scénario serait intéressante à

étudier, car elle nécessite la reformulation d’un premier texte par un autre, qui prend en compte les contraintes

du cinéma. Le scénario est une étape de formulation concrète du processus intellectuel que nécessite la

transécriture. L’étude en cours préfère s’en tenir à l’analyse des deux arts formels que sont le média de départ

et le média d’arrivée, en conséquence la littérature et le cinéma.

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histoire aussi longue que riche. Groensteen démontre dans « Fictions sans frontière » que

« le privilège reconnu à la littérature se fonde sur la conviction de sa supériorité naturelle,

ontologique, sur les autres arts narratifs. »42 En suivant cette ligne de pensée, aucun autre

art n’est parvenu à ce niveau de reconnaissance. Pour autant, l’art cinématographique n’est

en aucun cas inférieur au langage écrit. La transécriture ne se résume pas à la simplification

du propos d’un roman pour le rendre accessible au cinéma. Un film ne se situe donc pas

en-dessous d’un roman ; c’est un support aux méthodes de communication différentes. Par

ailleurs, le cinéma est un art particulièrement intéressant car il combine deux attributs : le

visuel et l’auditif. Si l’écrit du roman se rapproche du visuel par l’imagination, le cinéma

est un multimédias qui allie « plusieurs matériaux d’expression fondamentaux ».43 Le

support filmique peut même faire usage du texte par les différentes mentions écrites,

présentes dans la plupart des films, mais surtout utilisées dans les intertitres du cinéma

muet. Ainsi, le cinéma ne tente pas simplement de faire comme le roman : il crée son sens

par association de caractéristiques propres, transcendant les différents médias pris

séparément. Cet effet nommé « médiativité » par André Gaudreault et Philippe Marion se

définit comme le « potentiel expressif » d’un média, qui correspond aux différents moyens

d’expression combinés et proposés.44 En associant les images de Tim Burton et la musique

de Danny Elfman, Big Fish propose une dynamique nouvelle qui dépasse et amplifie ce

que chaque moyen d’expression propose indépendamment. Le lecteur de Big Fish est

devenu spectateur par l’intermédiaire de la transécriture : les éléments sont présentés grâce

à de nouveaux moyens, ce qui permet une approche et une réception différentes du récit.

Chaque média possède ses propres caractéristiques imposées par les limites du

support qui accueille le récit. Dans « Transécriture et médiatique narrative : l'enjeu de

l'intermédialité », Gaudreault et Marion désignent par « narrativité intrinsèque » le rapport

quasi indissociable entre « médiativité » et « narrativité », qui qualifie toute part du récit

au-delà de la narration qui existe en virtualité. La « narrativité intrinsèque » désigne « le

potentiel narratif que le média possède “ontologiquement” de par sa “médiativité” ». Le

sujet du récit doit alors s’adapter à une narrativité qui existe déjà dans le média. André

42 Thierry Groensteen dans « Fictions sans frontière », La transécriture pour une théorie de l'adaptation

(Colloque de Cerisy), op. cit., p.21. 43 Citation d’André Gaudreault et Philippe Marion, op. cit., p.48. 44 Ibid., p.48-49.

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Gaudreault et Philippe Marion illustrent leurs propos à l’aide de la bande dessinée qui, par

sa nature et avant même l’intégration d’un récit, dispose traditionnellement des cases côte

à côte dans un enchaînement logique et continu.45

Les changements lors d’une transécriture sont donc liés aux différences entre les

deux supports, média de départ et média d’arrivée. Toutefois, ces contraintes ne sont

qu’une partie de la raison pour laquelle des changements ont été effectués. En effet, les

transformations répondent surtout des décisions subjectives prises par l’artiste en charge

de la transécriture. Bien qu’amorcé par August, le choix représentationnel revient à Burton

qui a fait appel à sa compréhension personnelle de l’histoire et à ses obsessions, afin de

sélectionner les éléments du récit jugés incontournables. Ces changements sont ceux

remarqués en premier par le lecteur-spectateur, c’est-à-dire le récepteur qui connaît à la

fois le roman et le film. Parmi les plus notables dans le film Big Fish se trouve la disparition

de « the place with no name » au profit d’une présentation plus détaillée de Specter. Le

second choix répond de la sensibilité filmique purement esthétique de Burton. Le

réalisateur est libre de créer son film, du choix des acteurs aux mouvements de caméra, en

passant par les références aux styles cinématographiques qui l’ont marqué.46 Ces choix

tendent à approfondir subtilement une idée, comme les plans en contre-plongée sur le jeune

Edward pour montrer sa détermination et son charisme. Toutefois, les décisions de Burton

ne peuvent être basées que sur ce qui lui plaît visuellement et subjectivement, comme la

baignoire centrée dans la salle de bain qui devient le trône aquatique d’Edward, ou le champ

de jonquilles dont le jaune vif attire l’œil et permet à la silhouette du même personnage de

bien se découper.

Certains choix de représentation se font à partir de détails et modifient le récit de

façon tellement minime qu’ils paraissent futiles. Ces choix sont pourtant notables, car ils

reflètent une décision de l’artiste qui opère la transécriture. Confronté à une difficulté de

représentation d’un élément dans le média d’arrivée, l’artiste choisit une solution qui

s’accorde à son univers esthétique. Un très bon exemple de cette notion se trouve dans une

œuvre appartenant au Southern Gothic : La chute de la maison Usher, réalisé par Jean

45 Ibid., p.49. 46 Pour approfondir les étapes de création d’une œuvre en fonction des choix de l’artiste qui opère la

transécriture, voir Gabrielle Germain. Op. cit., p.19.

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Epstein d’après un texte d’Edgar Allan Poe.47 Alors que la nouvelle décrit un cercueil vissé,

une fois porté à l’écran celui-ci est cloué. D’après Gaudreault et Marion, ce changement

qui paraît insignifiant est une véritable réflexion du réalisateur. Le texte décrit bien le

« glissando du vissage » alors que le film nécessite un martèlement plus rythmé.48 Par son

temps très limité, le film a tendance à présenter les éléments du récit de façon plus rapide

et rythmée, contrairement au texte écrit qui a tout le loisir de délier une explication. Les

deux gestes, visser et clouer, sont en quelque sorte la représentation du rythme général qui

est attendu de chaque média auquel ils sont attachés. Par le changement apporté, Epstein a

donc initié une réflexion sur les supports et leurs attributs. Ainsi, de simples modifications

apportées à la représentation de la fabula sont le signe qu’un artiste a su trouver des

réponses esthétiques lorsque confronté aux caractéristiques du support sur lequel il souhaite

imprimer un récit. De plus, des choix de représentations peuvent servir de tremplin pour

pousser la réflexion toujours plus loin, comme avec l’exemple filmique d’Epstein, où un

simple geste permet d’aborder la question des caractéristiques propres à chaque média. En

résumé, le processus de transécriture n’appauvrit pas une histoire pour l’adapter à un autre

support. L’œuvre qui résulte d’une transécriture propose une nouvelle vision de l’histoire.

Le récit ainsi construit « exploite magistralement les ressources particulières du médium »,

créant une œuvre qui brille autant indépendamment qu’en relation avec le récit de départ.49

De la considération du passage d’un média à l’autre lors de la transécriture subsiste

une question, celle de l’adéquation au support. La remise en cause pourrait être posée ainsi :

si le support d’origine était en mesure d’exprimer la fabula, pourquoi un artiste ressent-il

le besoin de la transécrire dans un autre média ? Il a été déterminé que la transécriture ne

consiste pas en un retrait de certains éléments d’une histoire pour proposer un récit moins

complexe et abouti. La question qui en découle est celle d’une possible adéquation entre

certains sujets de récits et une forme narrative précise. Dans « Torsions, distorsions ou

comment adapter une méprise de lecture », Bertrand Gervais se demande s’il existe des

« sujets de romans » et des « sujets de films ». Il pose les questions suivantes :

Est-ce que tout peut être montré, mis en image ? Ou existe-t-il des récits et des

mises en intrigue qui sont réfractaires à une adaptation ? Des récits qui

47 Jean Epstein. La chute de la maison Usher, 1928. Film tiré de la nouvelle The Fall of the House of Usher,

écrite par Edgar Allan Poe en 1839. 48 André Gaudreault et Philippe Marion, op. cit., p.50. 49 Citation de Thierry Groensteen dans « Fictions sans frontière », op. cit., p.22.

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dépendent à ce point de leur mode de représentation que leur adaptation ne peut

être qu’une trahison ou alors une réécriture en profondeur ?50

Il existe des œuvres qui ne se prêtent pas, ou plus difficilement, à la transécriture. Ce sont

celles particulièrement réflexives, tel qu’un roman dont le sujet est l’étude de l’écriture

littéraire. Pierre Ménard, auteur du Quichotte, de Borges, est un ouvrage potentiellement

intraduisible dans un autre média car il s’agit d’un roman qui s’autoanalyse. En effet, le

roman reprend une œuvre remettant en cause les mœurs de son époque et qui, par le

processus de réécriture, en vient à questionner le nouveau contexte historique et culturel

dans lequel s’ancre cette version du Don Quichotte. La reconstruction à l’identique du

roman est ce qui fait surgir la réflexion. Faire de cette œuvre un film ou une pièce de théâtre

aurait pour conséquence de retirer l’aspect autoréflexif qui est le fondement même du récit.

Le processus de transécriture reviendrait alors à répéter mot pour mot le texte d’origine

quel que soit le support, sans apport de l’artiste ni possibilité d’une représentation différente

grâce aux moyens du média d’accueil. La transécriture se révèlerait bien creuse.

Outre ces quelques œuvres qui analysent leur support et s’étudient en pleine

création, il n’est pas question d’histoires particulièrement bien adaptées à tel ou tel média,

mais d’idées fondamentales et de déroulés d’événements qui se prêtent à la mise en récit.

Pour faire suite à la « narrativité intrinsèque », Gaudreault et Marion nomment « narrativité

extrinsèque » la capacité d’un ou plusieurs événements, qui sont le support de la fabula, à

être racontés. Il peut s’agir par exemple d’un crime, d’un événement qui se découpe

naturellement en étapes (préparation, surveillance de la victime, meurtre, enquête de la

police, etc.) et est facile à raconter dans une intrigue. Les auteurs précisent cependant ceci :

Si l’on pousse ce raisonnement à l’extrême : ne serait-ce pas cette virtualité

narrative pressentie qui permettrait de circonscrire et même de « construire »

un événement ? La diégétique pourrait ainsi se concevoir en « amont » ou en

« aval » du média, car certaines fabulæ semblent pouvoir se détacher plus

facilement de la force d’attraction du média, se désolidariser mieux que

d’autres de leur syuzhet médiatique […].51

Il n’est alors plus question de remettre en cause le média. Le réalisateur qui n’exprime

jamais aussi bien son art que dans le support-film peut voir dans un autre média une fabula

50 Bertrand Gervais dans « Torsions, distorsions ou comment adapter une méprise de lecture », La

transécriture, pour une théorie de l’adaptation (Colloque de Cerisy), op. cit., p.108. 51 André Gaudreault et Philippe Marion, op. cit., p.49-50.

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déjà existante qui l’intéresse. Dans le cas de Big Fish, Burton a vu dans le roman les valeurs

et leçons qu’il souhaitait transmettre en tant qu’artiste, notamment les études

psychologiques de personnages complexes. En bref, Burton a reconnu dans l’œuvre

littéraire les thèmes qui lui sont chers et un récit sur lequel il peut se baser pour mener sa

propre réflexion. Par son double support, Big Fish devient deux versions d’une même

histoire et non deux œuvres totalement isolées. Les thèmes qui y sont abordées dépassent

toutes les représentations qui peuvent en être faites. Ainsi, la transécriture transcende les

supports qui ne sont que le réceptacle de la vision subjective et esthétique de l’artiste.

1.3.2 La contrainte d’un média est une opportunité

Les caractéristiques de chaque média peuvent être considérées comme des limites.

Impossible, par exemple, pour un roman de faire intervenir de la musique afin de créer une

certaine atmosphère. Cependant, le média d’arrivée dans une transécriture présente avant

tout des opportunités. Les techniques de communication à sa disposition lui offrent de

nouveaux moyens de représentation. Le deuxième support est alors novateur et offre une

œuvre revisitée, singulière et inattendue. Gabrielle Germain consacre une partie de son

étude à cet aspect. L’auteure prend pour exemple l’extrait d’Alice in Wonderland dans

lequel la protagoniste tombe dans le terrier en début de récit, afin de comparer la version

littéraire et originale de Lewis Carroll au dessin animé du studio Disney.52 Chez Carroll,

Alice tombe rapidement et atterrit sur un tas de feuilles. L’histoire enchaîne ensuite les

rencontres sans s’attarder sur le décor. Par conséquent, la priorité est donnée aux

événements, aux gestes et aux personnages. À l’écran, impossible de ne pas créer un

environnement visuel. Le réalisateur du dessin animé fait donc intervenir sa propre

compréhension de l’histoire. Il crée un décor improbable, faisant passer Alice par un terrier

plein d’accessoires qu’elle prend le temps d’observer, avant de s’avancer dans un long

corridor qui marque son entrée dans le monde merveilleux. Pour combler un manque

d’information qu’il ne pouvait laisser vide en raison des contraintes visuelles du support

d’arrivée, le réalisateur s’est positionné en tant que lecteur. Se demander ce qui pouvait

bien se trouver dans un terrier de lapin l’a mené à une compréhension subjective de la

52 Gabrielle Germain. Op. cit., p.27-28.

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lecture. S’étant représenté mentalement l’environnement que Carroll avait laissé à

l’imagination, il a fait le choix esthétique de ralentir la chute d’Alice. Le terrier dans le

dessin animé regorge d’objets. En outre, laisser le temps à la jeune protagoniste de les

manipuler et les observer permet de souligner sa curiosité.

Ce processus existe aussi dans la transécriture opérée pour le film Big Fish. Un

exemple discret, mais pertinent, concerne Will. Dans le texte d’origine, aucune mention

n’est faite de son âge ni de son éventuelle carrière professionnelle. L’évocation par le

personnage d’un ami du « college »53 indique seulement qu’il est probablement un jeune

adulte tout juste sorti de l’université. Le roman se concentre sur sa façon de narrer les

histoires de son père. Ses phrases sont souvent courtes et factuelles, il utilise régulièrement

le deux-points. Cette écriture correspond bien à sa recherche de la vérité et contraste

fortement avec les longues phrases alambiquées d’Edward, habitué à la rhétorique du

conteur. Le film fait de Will un journaliste professionnel. Son métier consiste donc à

rapporter des faits concrets et à les présenter simplement, sans fioriture. Encore une fois,

cet aspect s’accorde parfaitement avec sa recherche de la vérité dans les affabulations de

son père. Un lecteur découvre et s’attache à un personnage de roman grâce à ses

introspections et réflexions intérieures. L’auteur n’a pas besoin de fournir de nombreux

détails sur le physique ou la vie passée du personnage, c’est en quelque sorte ce dernier qui

se livre au public. Le rythme plus soutenu que le spectateur attend du cinéma n’est pas

propice aux pauses réflexives. Par conséquent, le film présente surtout le contexte dans

lequel évolue le personnage. Pour ce faire, des effets de montages permettent de présenter

les aspects majeurs de la vie du personnage grâce à un enchaînement de scénettes de

quelques secondes. La connaissance des deux versions de l’histoire offre une vision plus

complète du personnage ou de l’événement. Le lecteur-spectateur a l’impression de

retrouver le même personnage (Will) dans le roman et le film, alors que ce ne sont pas tout

à fait les mêmes aspects qui sont présentés à l’écran.

La complétude d’une histoire, qui ne peut être atteinte que par l’accumulation des

versions, a menée certains intellectuels, et notamment Richard Saint-Gelais, à défendre la

notion d’interconnexion.54 Sa théorie invite à ne pas voir le film Big Fish comme la

53 Daniel Wallace. Big Fish: A Novel of Mythic Proportions. États-Unis : Algonquin Books. 1998, p.69. 54 Richard Saint-Gelais dans « Adaptation et transfictionnalité », op. cit., p.243-258.

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répétition d’un univers restreint par le récit du roman. Saint-Gelais considère plutôt que cet

univers existe indépendamment. Daniel Wallace n’est plus le maître du monde dans lequel

évolue Big Fish à partir du moment où son œuvre devient publique. Si tel était le cas, toute

tentative de reprise reviendrait à s’écarter de la véritable histoire, à la répéter en moins bien.

L’écrivain est alors le biais par lequel l’univers de Big Fish est présenté. Chacun peut

l’agrémenter et le compléter : John August a choisi de faire de Will un journaliste marié à

une Française, des informations qui ne sont pas mentionnées dans le roman.

Les opportunités de chaque média permettent de jouer avec les possibilités qu’offre

le passage par la transécriture. Pour une idée, de multiples représentations font de chaque

œuvre une version à la fois semblable aux autres et unique. La transécriture permet

d’explorer les limites des médias et pose la question suivante : comment une idée peut-elle

être représentée par divers moyens tout en conservant l’efficacité de sa signification ? Le

passage d’un récit d’un support à un autre est un défi artistique qui permet le

renouvellement, la création constante et la recherche d’originalité qui font progresser les

capacités de chaque média. Le roman Big Fish se développe sur de courts chapitres dont

les titres indiquent rapidement au lecteur s’il s’agit d’un souvenir d’Edward ou du présent

de la fiction, lorsque père et fils se réunissent avant le décès du personnage dont la vie

constitue le récit. Commençant ainsi chaque chapitre, le lecteur se prépare immédiatement

– et presque inconsciemment – à lire une anecdote fantasque et merveilleuse, ou le récit

plus personnel d’un rapport qui se construit entre un père et son fils. Les chapitres font

aussi transparaître l’évolution de la pensée du fils. En effet, celui-ci commence par

construire l’histoire à partir des chapitres dans lesquels il rapporte, de façon assez détachée,

des anecdotes entendues des centaines de fois de la bouche de son père. Les chapitres qui

concernent les derniers instants d’Edward, « My Father’s Death », sont répartis assez

également au fil du récit, et ancrent Will dans l’histoire autant qu’ils remettent en cause sa

recherche de la stricte vérité.

Vers la fin du roman, les chapitres se concentrent de plus en plus sur le présent de

la fiction. Ils décrivent le rapprochement du père et du fils, malgré les mensonges d’Edward

et aussi grâce à ceux-ci. À la fin, le décès d’Edward à l’hôpital semble clore la vie du héros

autant que le récit par le retour à la réalité dans laquelle Will voulait ramener son père. Les

retrouvailles ont été interrompues et ce n’est que dans la mort qu’Edward s’est conformé

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aux attentes de son fils. Le dernier chapitre est un retournement de situation : l’histoire

merveilleuse que le père et le fils partagent est la véritable représentation de leur

rapprochement et de l’amour qu’ils se portent. La division et l’organisation des chapitres

ainsi que leurs titres permettent une meilleure compréhension de l’univers dans lequel le

lecteur se trouve à chaque nouvelle anecdote et explicite la progression de la relation père-

fils.

Le film ne peut se découper en autant de petites histoires, car le morcellement peine

à accrocher l’attention du spectateur. Dans le court temps qui lui est imparti, le film doit

être aussi intéressant que rythmé, sans que les passages constants des souvenirs d’Edward

au présent ne freinent la compréhension globale ni la progression narrative. Pour remédier

à ces contraintes, August et Burton ont choisi de présenter un récit plus linéaire et

chronologique, afin d’assurer la bonne compréhension du spectateur. L’histoire de Big Fish

fait s’entremêler deux narrations, les souvenirs d’Edward et sa fin de vie avec son fils. Si

le roman sépare les deux univers grâce aux chapitres bien découpés, les caractéristiques du

cinéma poussent le film à présenter un récit plus continu. La difficulté est alors de créer

une séparation claire entre les deux narrations, sans pour autant rendre le film moins fluide.

D’après son témoignage sur la création du scénario, August a fait preuve de pragmatisme

en s’assurant que chaque acteur qui incarne Edward Bloom soit cantonné à un univers.55

Ainsi, Albert Finney incarne Edward Bloom en fin de vie, qui renoue avec son fils dans le

présent du récit, tandis qu’Ewan McGregor personnifie le jeune Edward issu des souvenirs

merveilleux. De son côté, Burton crée une différence dans les représentations par

l’utilisation d’un effet visuel esthétique dont dispose le cinéma. Les différents niveaux de

saturation ainsi que la teinte des couleurs offrent des moyens de transition discrets mais

évidents. Ceci est particulièrement visible au début du film, suite aux retrouvailles de Will

avec son père.56 En quittant la chambre grise d’Edward, Will marche dans un couloir

sombre et glisse la tête dans son ancienne chambre, éteinte. Alors qu’un souvenir d’enfance

lui revient, il revoit son père lui racontant une histoire, ce qui fait glisser le récit entier dans

un souvenir d’Edward. Non seulement la transition se fait sans changement abrupt, mais

l’ouverture de la porte qui donne sur la chambre d’enfant déclenche l’augmentation de la

55 John August. Op. cit. 56 Big Fish. 00:18:47.

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luminosité de la scène et une plus forte saturation des couleurs. À la fin du souvenir

d’Edward, un fondu au noir permet de faire une transition et d’indiquer au spectateur la fin

de l’anecdote, puis le retour au présent de la fiction, comme le fait un espace blanc laissé

en fin de chapitre dans le roman.

1.3.3 Narration des médias et intermédialité

Chaque média possède ses caractéristiques, et par conséquent ses méthodes pour

placer l’action dans une spatio-temporalité claire et définie. La vue et l’ouïe sont deux sens

qui, contrairement à l’expérience visuelle de la lecture, donnent immédiatement une

compréhension globale de l’histoire au spectateur de cinéma. Sans avoir recours à la

réflexion et à l’imagination, sont directement présentés à l’écran le physique du personnage

et son environnement. D’autres indications peuvent être transmises par le visuel et le

sonore, comme un froncement de sourcil qui trahit l’agacement de Will face à son père, ou

la répétition du geste de tendresse d’Edward qui caresse le menton de sa femme. Ces

éléments sont présentés dans une œuvre littéraire par les descriptions. En d’autres termes,

le roman doit non seulement donner à voir les personnages, les accessoires et les lieux,

mais aussi verbaliser le non-verbal. Dans le film, de nombreuses apparitions d’Edward à

l’écran sont des gros plans sur son visage illuminé d’un sourire. Que ce soit lorsqu’il se

propose pour s’occuper du géant, qu’il tente de séduire Sandra ou qu’il raconte ses

souvenirs une fois devenu plus âgé, les images reflètent le sentiment que sa bonhomie et

son charisme emplissent l’écran. Le roman doit être plus explicite dans la description du

personnage. Il peut justement se permettre des pauses descriptives dans la narration car le

nombre de pages n’a pas de limite, contrairement au temps du film. C’est pourquoi des

chapitres tels que « His Quiet Charm » sont consacrés à vanter les qualités du protagoniste

comme son charme et son humour. Si un réalisateur choisit de décrire un personnage dans

un film par des mots, cela paraît redondant. De plus, le cinéaste n’utilise pas tout le potentiel

du support multimédia qu’est le cinéma.

Au sein de la transécriture, le passage d’un support à un autre crée un échange entre

les médias. Influencé par le support d’origine, le film fait preuve d’une grande littérarité et

contient notamment beaucoup de narration en voix off. Pourtant, comme le reconnaît John

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August, « voice-over is the mark of bad filmmaking. »57 Cette réflexion fait sans doute

référence au fait que la voix off a pour réputation de tenir le spectateur à une certaine

distance du récit, ne lui laissant pas découvrir les éléments narratifs par lui-même. Utiliser

excessivement la voix off serait la marque d’un réalisateur qui n’a pas su trouver le moyen

de raconter efficacement son histoire autrement. Or, August justifie ce choix par le fait que

Big Fish est un récit basé sur les conteurs et la narration. La voix off est alors la façon pour

Will de signifier qu’il transmet au spectateur les souvenirs de son père, tels qu’il les a reçus.

En ce qui concerne l’étude des supports, il est indéniable que la voix off du film est un fort

rappel du média original qui a influencé une part du nouveau récit.

S’il a été question jusqu’à présent du littéraire qui filtre dans le cinéma, il est

important de noter que l’échange fonctionne dans les deux sens. En effet, si le film Big

Fish complète la compréhension du roman, des caractéristiques du cinéma se trouvent

également dans le texte écrit. L’intermédialité permet d’appréhender les deux œuvres

comme un tout, où chacune se tient indépendamment tout en renvoyant à l’autre. Ainsi,

l’écriture dans Big Fish est indéniablement cinématographique, que ce soit dans

l’utilisation des couleurs ou l’incorporation de sons. Les souvenirs d’Edward sont marqués

par des descriptions colorées comme « fine red Alabama clay », « black and twisted roots »

et « cool green moss ».58 Les teintes sont toujours vives et tranchées, ce qui permet une très

bonne visualisation. De plus, certaines couleurs reviennent régulièrement et deviennent

symboliques, comme le rouge qui teinte à la fois le sol de l’Alabama et la cravate du Dr.

Bennett. Le rouge définit les racines, la réalité simple et concrète, sans extravagance. Il est

intéressant de noter que dans le film, cette teinte est également utilisée pour signifier autre

chose. Le rouge est une couleur criarde, qui saute aux yeux. Dans la culture commune, elle

est associée au sang, à l’amour et à la passion. Lorsqu’Edward accomplit un exploit, il porte

une chemise rouge, une cravate agrémentée de rouge ou il conduit sa voiture rouge. Ce

rappel visuel fort fait ressortir le protagoniste de la foule, souvent vêtue de bleu sombre ou

de marron, mais jamais de rouge. Comme pour l’eau dans le film, la couleur bleue dans le

roman est synonyme de calme et de repos bien mérité, voire de mort. Le bleu se retrouve

dans le mouchoir du père d’Edward, qui s’essuie le front après une dure journée de travail,

57 John August. Op. cit., p.3. 58 Daniel Wallace. Op. cit., p.5, 6, 24.

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et la cravate du Dr. Bennett, le médecin de famille décrit comme étant très âgé et proche

de la mort. L’aspect cinématographique du roman se poursuit dans les descriptions qui font

appel à des éléments très visuels et concrets, qui stimulent l’imagination. C’est le cas des

nuages qui sont « whale-size » ou de l’altercation entre Edward et Don, qui est comparée

à la fameuse scène de western où bon et méchant se font face dans un duel épique.59 Les

descriptions, toujours inattendues et décalées, participent à l’aspect mythique du récit

tandis que des références à l’Alabama et au western ancrent le récit dans une tradition

historique américaine de quête de soi par le voyage et la confrontation aux autres.

Daniel Wallace livre également une écriture très rythmée. Comme un retournement

de situation est marqué dans un film par un mouvement de caméra soudain ou une musique

qui traduit la surprise, l’enchaînement des phrases est plein de rebondissements. Dans le

souvenir qui dépeint Edward engagé dans la marine, le protagoniste se tient debout sur un

bâtiment, calme et serein. Sans transition, la phrase suivante annonce : « This is how he

was feeling when a torpedo ripped into the hull. »60 Alors que le roman repose plutôt sur

des pauses descriptives et analytiques, dans cet exemple le rythme se rapproche de ce que

pourrait proposer le montage d’un film. Les romans ont plutôt tendance à s’attarder sur les

descriptions de lieux et de personnages, suspendant l’action afin que le lecteur puisse se

construire une image mentale. Ici, la pause descriptive semble interrompue par l’action.

Cela fait penser aux films d’actions, dans lesquels le spectateur a peu de temps pour

observer les décors avant de se faire surprendre par une action soudaine. Le rythme se

ressent aussi dans les sonorités de l’écriture du roman. Daniel Wallace a notamment prêté

une attention particulière aux descriptions de l’eau. Il y intègre un rythme et une sonorité

particulière, comme dans « the river soothing him with its smooth sounds. »61 L’allitération

en [s] fait entendre le glissement fluide de l’eau dans le lit de la rivière, telle une musique

qui accompagnerait la scène. L’eau est un élément régulièrement cité et montré dans Big

Fish. Liée à Edward, ses apparitions sous diverses formes ponctuent les aventures du

protagoniste. L’eau se trouve également dans la sonorité du texte autant que dans les

59 Ibid., p.7, 82. 60 Ibid., p.102. 61 Ibid., p.24.

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images bleutées du film. Sa présence devient un thème dont les significations seront

discutées au cours du deuxième chapitre.

Par la réutilisation de la fabula, l’histoire de Big Fish acquière une vie propre et

indépendante. S’appuyant sur l’exemple de Carmen qu’utilise Denis Bertrand, Andrée

Mercier explique parfaitement l’autonomie à laquelle accède une histoire lorsqu’elle est

répétée :

[P]ar les multiples adaptations qui ont suivi la nouvelle de Mérimée et l’opéra

de Bizet, […] l’œuvre initiale suscite sans doute des formes diverses de

réécriture, mais moins qu’un récit originel et transcendant, le mythe de Carmen

provient, à son tour, progressivement et rétrospectivement de ses multiples

adaptations.62

L’association des deux versions de Big Fish est d’autant plus visible que les deux œuvres

procèdent d’un style similaire ; elles délivrent la même atmosphère empreinte d’un fort

héritage artistique. Big Fish, dans son ensemble, appartient à un courant états-unien qui a

traversé les époques, à savoir celui de la tradition orale, de la mythologie au Southern

Gothic, en passant par les contes et les tall tales.

62 Andrée Mercier dans « L’adaptation imaginaire : récits littéraires contemporains et langage

cinématographique », L’adaptation dans tous ses états, op.cit., p.13.

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CHAPITRE 2. Réappropriation et transmission des histoires

Par le contenu du récit qui traite de la passation de l’identité de conteur de père en

fils, Big Fish peut être défini comme la représentation de l’art de raconter une histoire.

Toutefois, cet art se retrouve également dans la façon même de rendre cette histoire.

Empreinte d’intertextualité, la construction de Big Fish compile de nombreux genres

artistiques, littéraires et cinématographiques. Le roman comme le film appartiennent

indéniablement au style connu sous le nom de Southern Gothic. Les caractéristiques des

mythes, contes, films expressionnistes allemands et autres périodes artistiques dans le récit

démontrent que le Southern Gothic naît des courants littéraires et cinématographiques qui

l’ont précédé. L’impact de cette transmission se retrouve dans l’écriture du roman, dans les

plans du film, mais également dans la façon de narrer ses souvenirs qu’Edward, le conteur

de l’œuvre, adopte.

2.1 Le gothique et le Southern Gothic

2.1.1 De la littérature gothique au Southern Gothic

Par les thèmes choisis, les caractéristiques des personnages et les choix visuels, Big

Fish est indéniablement ancré dans la tradition des récits gothiques. Le style gothique existe

à travers les époques, plongeant ses racines dans les classiques grecs d’Homère et les écrits

de la fin du Moyen Âge de Dante. De grands auteurs tels que Shakespeare choisissent de

se réapproprier les mythes pour les replacer dans des contextes plus contemporains. Ils

aiment jouer avec la peur, situant les actions des récits dans des forêts lugubres et faisant

intervenir des fantômes et autres créatures mythiques. En Angleterre, Horace Walpole

publie en 1765 The Castle of Otranto, considéré comme le premier roman gothique.

L’auteur souhaite rédiger un roman analogue au développement de l’architecture gothique.

Il intègre des éléments qui deviendront des caractéristiques incontournables de l’American

Gothic, des phénomènes surnaturels tels qu’une porte qui claque toute seule, un tableau qui

bouge, ou un personnage qui révèle soudainement ses intentions perverses.

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Par la suite, la création à proprement parler du style gothique est attribuée aux

auteurs préromantiques nommés « Graveyard poets ».63 L’analyse de Charles L. Crow lie

également l’écriture gothique au mouvement romantique de la fin du XIXe siècle :

The origins of the Gothic are intertwined with those of the Romantic movement

in Europe, in ways still debated by scholars. It shares with romanticism an

interest in deep emotion, dreams, and sometimes magic. It shares also the

aesthetic of the “sublime,” a tradition going back to the late-classical

philosopher Longinus, and redefined in the eighteenth century by Edmund

Burke. The sublime favors beauty laced with fear, awe, and loneliness; it values

scenes which evoke deep human associations, such as ruins. The Gothic castle

or old manor house is perfectly suited to produce this aspect of the sublime.64

Le gothique, comme le romantisme, accentue l’exaltation des sentiments, n’hésitant pas à

exagérer des situations pour mieux les mettre en scène. Cette exaltation se reflète souvent

dans la nature ou les phénomènes naturels et fait naître l’épouvante.

Le thème principal des récits gothiques est l’étrange, soit l’« unheimlich » de

Freud.65 Ce sentiment d’étrangeté peut provenir de la description de sujets gênants, voire

tabous, comme la mort, la transgression immorale des valeurs traditionnelles, et l’inceste.

Il s’agit aussi du sentiment de panique ressenti lorsque le cercle familial, qui est censé être

un refuge stable et rassurant, devient inquiétant. Cela peut survenir lorsque des traits

particulièrement méchants et agressifs d’un personnage considéré inoffensif ressortent et

menacent le protagoniste de l’histoire.

Dans leur structure, les romans gothiques sont souvent composés de récits

imbriqués et de chapitres morcelés. De plus, le narrateur n’est plus d’emblée considéré

neutre et omniscient. Au contraire, précise Charles L. Crow : « The celebrated ambiguity

of Gothic fiction is often created through innovative story-telling devices: unreliable or

even insane narrators, multiple narrators, stories within stories, disordered time lines ».66

63 Noshi Tasneem. « Understanding Magic Realism, Gothic Tradition and Surrealism » dans « Magic realism

and gothic tradition in the novels of Angela Carter » [en ligne]. Thèse de doctorat en philosophie anglaise.

Aligarh Muslim University, Aligarh (Inde) [en ligne]. http://shodhganga.inflibnet.ac.in/handle/10603/63644. 2012 [site consulté le 6 décembre 2017], f.28-29. 64 Alfred Bendixen (ed.). A Companion to the American Novel. Malden : Blackwell Publishing. 2012, 597 p.

Voir le chapitre « Fear, Ambiguity, and Transgression: The Gothic Novel in the United States » par Charles

L. Crow, p.129. 65 Freud utilise ce mot dans son essai Das Unheimliche (1919). Marie Bonaparte traduit le terme par

« inquiétante étrangeté ». 66 Charles L. Crow dans « Fear, Ambiguity, and Transgression: The Gothic Novel in the United States », op.

cit., p.130.

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Ces caractéristiques décrivent parfaitement la narration dans Big Fish, qui se partage entre

père et fils, deux personnages en désaccord. De plus, Will reproche à Edward de se perdre

dans ses histoires, de les modifier et de ne pas être objectif. Les enchaînements abrupts

entre les multiples histoires du récit rendent parfois la tâche plus compliquée pour le

lecteur, qui ne sait plus qui narre le chapitre en cours.

Un grand pan du sentiment d’étrangeté dans Big Fish provient aussi de la

temporalité du récit. Dans le roman, les souvenirs ne suivent pas un ordre chronologique

et, à l’exception des premiers souvenirs, il est impossible d’organiser les différentes

aventures d’Edward selon une ligne temporelle continue. Dans le film, Jenny Hill est à la

fois une petite fille de Specter, une jeune femme dans une maison en ruines et une vieille

sorcière. Cette utilisation inconstante et imprévisible du temps, par l’intermédiaire de

personnages multiples, déstabilise le lecteur-spectateur et lui confère ce sentiment

d’étrangeté et d’inconfort présent dans l’esthétique gothique.

Après avoir traversé plusieurs siècles, l’écriture gothique s’est adaptée à la

civilisation étatsunienne. Charles L. Crow résume l’apparition de l’American Gothic et son

intégration dans l’histoire de la littérature américaine :

No period of the American novel has been without major Gothic works (not

even the period of realism, so apparently antithetical to it). […] The Gothic has

provided a literature of escape and a literature of opposition. […] But the

Gothic also has provided an alternative or shadow history of American culture,

and within this tradition are to be found some of our most profound meditations

on the cost of American success, the omissions from our standard histories, and

fears and doubts that have refused to be silenced. A literature of dreams and

shadows and margins thus has proved central to our cultural history, after all.67

Les thèmes et les lieux des actions ont été déplacés dans un contexte que les lecteurs

américains reconnaissent. De là, plusieurs branches de la littérature gothique se forment,

influencées par l’époque et l’environnement des auteurs.

Le Southern Gothic naît au début du XIXe siècle dans le sud des États-Unis, et bien

que le style reprenne les caractéristiques de l’écriture gothique, il se concentre sur la culture

et les peurs propres à cette région du pays. Très concentrée sur les idées macabres

d’oppression et de transgression, l’écriture Southern Gothic allie le romantisme noir,

l’humour grinçant du Sud et un attrait pour les descriptions naturalistes, afin de mettre en

67 Ibid., p.143-144.

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avant les valeurs et difficultés sociales auxquelles le Sud des États-Unis fait face.68 Aux

côtés d’Edgar Poe, William Faulkner participe à fixer les signes distinctifs du Southern

Gothic. Faulkner marque l’histoire du style littéraire par son roman Absalom, Absalom!

(1936), dans lequel Quentin Compson raconte à son colocataire la vie pleine de

rebondissements de Thomas Stupen. Compson s’approprie des histoires déjà entendues et

les transmet à son tour pour décrire à son colocataire la culture du Sud. L’art de l’oralité

participe donc du Southern Gothic. Fidèle à la tradition de la transmission orale, Big Fish

met en scène la vie d’Edward, présenté au lecteur par son fils. Tout comme Compson, Will

utilise de nombreuses anecdotes pour peindre un portrait complet de son père, connu pour

avoir lui-même raconté des histoires toute sa vie.

En lien avec la tradition orale dans le sud des États-Unis, certains récits du Southern

Gothic sont présentés sous la forme d’histoires courtes. Ils associent alors le genre à la

grande tradition du short-story cycle, où un récit n’est pas délivré de manière continue,

comme dans un roman, mais à travers l’accumulation de nombreuses histoires courtes. Le

short-story cycle existe dès l’Antiquité, notamment avec l’Iliade et l’Odyssée d’Homère.

Au fil des siècles, chaque courant littéraire propose des récits qui ne jaillissent que grâce à

l’association d’histoires plus courtes. C’est le cas dans Les Mille et Une Nuits (Xe siècle),

où de nombreuses histoires enchâssées forment un grand récit suivant l’ingéniosité de

Shéhérazade qui a su repousser sa mise à mort. Robert M. Luscher explique : « The short-

story cycle incorporates both seemingly antithetical reading experiences, joining a number

of individual units – without diminishing their separate impact – in a single volume with

some degree of structural and thematic coherence. » Luscher illustre son propos de

nombreux exemples, dont les Canterbury Tales (1387) qu’il présente comme « [a] more

familiar Western example ».69 Dans ce récit, des pèlerins font passer le temps en se

racontant à tour de rôle des aventures. Chaque histoire se tient de façon autonome, et

pourtant leur assemblage forme un recueil complet et un récit continu.

68 Pour plus d’informations sur la naissance du Southern Gothic et ses auteurs phares, voir l’article de Thomas

Ærvold Bjerre, « Southern Gothic Literature », [en ligne],

http://literature.oxfordre.com/view/10.1093/acrefore/9780190201098.001.0001/acrefore-9780190201098-

e-304 [consulté le 4 décembre 2017]. 69 Robert M Luscher. « The American Short-Story Cycle: Out from the Novel’s Shadow » dans A Companion

to the American Novel, op. cit., p.357-372.

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Certains récits qui appartiennent au Southern Gothic adoptent le style du short-story

cycle. Les récits brefs et percutants fonctionnent particulièrement bien avec la tradition

orale des contes. À l’oral comme à l’écrit, le conteur doit privilégier des récits courts s’il

veut qu’ils soient bien compris et retenus pour ensuite être à nouveau diffusés. Dans Big

Fish, chaque chapitre du roman peut exister indépendamment du récit, car tous sont basés

sur des aventures d’Edward bien délimitées dans le temps. Toutefois, la lecture continue

des chapitres les uns à la suite des autres forme un récit qui n’existe que par l’association

des histoires. Luscher décrit ce phénomène ainsi :

Generally, […] the short-story cycle is a volume of short fiction collected and

organized into an aesthetic whole by its author so that the reader successively

realizes an underlying coherence and thematic unity through continually

modified perceptions of pattern and theme. [W]hat distinguishes the short-story

cycle is the degree of coherence among simultaneously independent and

interdependent constituent parts.70

Le roman présente de nombreuses aventures qui n’ont comme seul point commun que la

présence d’Edward. Le rassemblement de ses souvenirs forme le récit de son parcours de

vie. Cependant, au-delà des souvenirs, l’association des chapitres inclut aussi le point de

vue de Will. Cela crée une nouvelle intrigue, celle de l’évolution du rapport entre un père

et son fils. C’est au lecteur de construire l’unité et faire surgir le récit final, aidé dans cette

tâche par l’auteur qui structure la compréhension de l’œuvre par la mise en ordre des

histoires courtes. Bien qu’il joue avec la notion de short-story, soit de vignettes, en

présentant différentes scénettes, le film est bien moins découpé. Par manque de temps et

par souci de clarté, plusieurs anecdotes sont racontées à la suite, dans un seul et même

souvenir d’Edward.

2.1.2 Le gothique et les films

Il est possible de dégager deux formes d’humour courantes dans l’écriture gothique

et particulièrement présentes dans Big Fish. La première repose sur l’imitation de la

retranscription d’histoires vraies : « [an approach] is to imitate nonfiction such as

biography and history, as in the bildungsroman and family saga, and generate humor from

70 Ibid., p.357-372.

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incongruities between their fictional status and their documentary realism ».71 Judith

Yaross Lee décrit ainsi un des éléments principaux de Big Fish. L’œuvre traite de la remise

en cause par Will des souvenirs de son père, alors même qu’il est le narrateur qui délivre

ces histoires. Le fils devient le conteur de la biographie de son père tandis que cette

biographie le montre, refusant d’accorder de la crédibilité aux souvenirs d’Edward. La

dissonance entre l’identité de conteur endossée par Will en tant que narrateur et les

reproches qu’il fait à son père, à savoir conter trop d’anecdotes, est source d’humour.

Deuxièmement, l’humour se trouve aussi dans l’imitation d’autres formes

artistiques :

A final approach is to ridicule literature by imitating visual media, especially

films, television, and comics. This last form, while not new – Hogarth

influenced Dickens – reminds us that novels absorb cultural forces of many

kinds. Today, when images dominate narrative media, it is not surprising that

comic traditions of the contemporary American novel converge with those of

mass media, the expression of industrial folk culture.72

Certaines œuvres sont comiques parce qu’elles exagèrent les descriptions visuelles pour

imiter des médias qui ont recours à l’utilisation d’images, tels que le cinéma et la bande

dessinée. Les « convergence narratives » créent des liens forts avec des domaines

artistiques autres que la littérature. Ainsi, un texte peut être travaillé pour inclure une

présence sonore qui existe notamment au cinéma, mais pas en littérature. L’orthographe

des mots et la structure des phrases sont alors modifiées afin de transmettre au mieux

l’impression d’oralité. L’intrigue peut également se dérouler dans un lieu propre à un autre

média, comme un plateau de tournage ou une station de radio.

Le roman Big Fish offre une écriture très « cinématographique », axée sur le visuel

des mouvements et sur les couleurs. L’écriture de départ permet une belle transition entre

les deux médias. Le roman reprend même des termes propres au cinéma, comme

lorsqu’Edward regarde les habitants dans « the place with no name » et les voit « in and

out of focus »73, comme une caméra qui ferait la mise au point. Les liens créés entre les

71 Judith Yaross Lee. « From the Sublime to the Ridiculous: Comic Traditions in the American Novel » dans

A Companion to the American Novel, op. cit., p.230. 72 Ibid., p.230. 73 Daniel Wallace. Op. cit., p.46.

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deux médias permettent au lecteur-spectateur d’apprécier chaque représentation de Big

Fish, tout en créant une continuité entre les deux œuvres.

La liaison entre le cinéma et l’écriture gothique, et par extension le Southern Gothic,

est exposée par David Fine dans « Film Noir and the Gothic » : « Gothic elements have

been so tightly woven into American film noir that one can make the case that noir is a

twentieth-century manifestation of American Gothic, contemporaneous with Southern

Gothic fiction. »74 Fine retrace une partie de l’histoire cinématographique, précisant que

l’aspect gothique était très présent dans les films allemands dans les années 1920 et 1930.

L’expressionisme allemand s’écarte de la tradition réaliste pour offrir des représentations

de rêves, pensées ou émotions abstraites, ayant pour cela recours au symbolisme. Le film

le plus connu de cette période reste The Cabinet of Dr. Caligari, tourné en 1920 par Robert

Wiene. À l’approche de la Seconde Guerre mondiale, de nombreux cinéastes allemands

s’exilent à Hollywood et insufflent leurs visions artistiques dans les films noirs en vogue à

cette époque. Ainsi, les thèmes gothiques et scénarios de films noirs forment un nouveau

genre, auquel se rajoute par la suite l’influence des films d’enquêtes policières des années

1930.

Fine poursuit : « Gothic tales and films are about exposing what has been hidden

from view: graves are unearthed, the buried self made visible. »75 Par les décors qui

symbolisent des pensées et émotions, ainsi que par les jeux d’ombres et de lumière, les

films à l’esthétique gothique s’emploient à révéler la nature profonde de l’humain.

L’atmosphère sombre et effrayante du gothique incarne les attraits morbides et les

penchants inavouables des spectateurs. Par exemple, le château hanté symbolise la peur

face à l’inconnu de la vie après la mort et les dents du vampire qui scintillent dans la nuit

représentent le mystère de la tentation réprimée de goûter la chair humaine. La mise en

images permet la catharsis du spectateur, qui observe le déroulement concret des

comportements et des situations réprouvés par la société.

Les films gothiques jouent aussi avec la chronologie, faisant ressurgir le passé grâce

aux flashbacks. Fine définit ce mélange temporel ainsi : « making the past present by

74 Charles L. Crow (ed.). A Companion to American Gothic. New York : John Wiley & Sons. 2014, 558 p.

Voir le chapitre « Film Noir and the Gothic » de David Fine, p.475. 75 Ibid., p.477.

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dramatizing in successive vignettes the memories ».76 La temporalité dans de nombreux

films gothiques n’est pas continue. En règle générale, les histoires sont construites par une

association de scènes qui ne s’enchaînent pas chronologiquement, les moments qui se

déroulent dans le présent sont entrecoupés par des événements déjà passés. Déstabilisé, le

public doit reconstituer l’intrigue afin de la comprendre, ce qui demande un effort mental

pour organiser les divers éléments dans un ordre cohérent.

Si le film Big Fish est bien moins sombre et macabre que les films gothiques, le

spectateur peut néanmoins y déceler de nombreuses caractéristiques. En effet, il y est bien

question de double personnalité, car Will voit une grande différence entre le père mourant

qu’il est revenu voir et le jeune Edward qui vit de folles aventures. Un autre élément

provenant de l’univers gothique est la narration du film qui repose sur une division. En

effet, deux conteurs se partagent le récit : à la fois Edward qui transmet inlassablement ses

anecdotes et Will qui, à la mort de son père, reprend les histoires et continue de les raconter.

La chronologie est également disloquée dans le film, rythmé par les scènes de souvenirs et

les moments présents qui s’entrecoupent. La chronologie devient même cyclique en ce qui

concerne le personnage de Jenny Hill. Après avoir quitté Edward lorsqu’elle était enfant,

Jenny le retrouve une fois adulte et tombe amoureuse de lui. Ne parvenant pas à garder

l’homme qu’elle aime à ses côtés, Jenny s’isole et dépérit, devenant la sorcière qui,

étonnamment, effrayait Edward et ses amis lorsqu’ils étaient enfants. Plusieurs

temporalités se chevauchent dans le film, invitant le spectateur, comme l’indique Jenny à

Will, à considérer la vie d’Edward sans y chercher une logique implacable.

Bien que le réalisateur de Big Fish reprenne les thèmes gothiques du roman, il

ajoute à la version cinématographique du récit son style personnel. La touche artistique ne

se dévoile qu’au fil de la filmographie de Tim Burton. De nombreux aspects attribués au

Southern Gothic se retrouvent dans ses œuvres : les vampires de Dark Shadows (2012), le

mort-vivant et la sorcellerie de Sleepy Hollow (1999), ou la mort et l’épouvante dans The

Nightmare Before Christmas (1993). Burton inclut toujours de l’humour dans ses films,

afin d’alléger les histoires et éviter le basculement dans l’horreur. Son ironie est à la fois

« subversive et consensuelle (comme le démontre son immense popularité) », ce qui fait

76 Ibid., p.485.

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de Burton un artiste gothique tout public.77 Le rapport du réalisateur au gothique est tel que

l’adjectif « burtonesque » est presque utilisé en remplacement du terme « gothique » dans

les études de ses œuvres. Un exemple se trouve dans la description faite par Ewan

McGregor de la forêt aux alentours de Specter : « a very Tim Burtonesque, haunted old

gothic-looking forest ».78 Le réalisateur aime déconcerter ses spectateurs, notamment en

présentant des éléments visuels inattendus. Dans son mémoire sur la transécriture, Alain

Jetté explique :

[Burton] utilise presque toujours des éléments distinctifs récurrents comme des

parapluies, des escaliers aux marches irrégulières, des carrelages noirs et

blancs, des arbres tordus, des morts, des ombres, des rayures noires et blanches

et des spirales tordues. Le tout est souvent inspiré du cinéma expressionniste

allemand et de ses formes exacerbées.79

Ces éléments surprenants se retrouvent dans la plupart de ses films, créant une double

émotion chez le spectateur. Celui-ci reconnaît les détails artistiques propres à l’imaginaire

de Burton, tout en étant dérouté par ces formes qui sortent de l’ordinaire.

Tim Burton, influencé par l’expressionisme allemand, a donc recours à des images

qui symbolisent des idées ou des émotions. Cela crée une atmosphère particulière dans ses

œuvres, car les décors ne sont pas purement esthétiques ; ils possèdent un sens que le

spectateur doit décrypter. De plus, les images récurrentes qu’il utilise ne prennent pas un

sens au sein d’un seul film. En effet, c’est par l’utilisation récurrente de certaines images

que le symbolisme naît. Ainsi, l’abondance de spirales dans les films de Burton finit par

être associée, dans l’esprit du spectateur, à une idée de déséquilibre et de perte de repères

du personnage. Les personnages, anormalement maigres ou constitués de parties cousues

ensemble, représentent la déformation des corps qui les rendent étrangers, ainsi que la

tentative de raccorder la dualité d’une personnalité. De plus, l’image de l’arbre tordu et

sans feuille se trouvent dans la majorité des œuvres de Burton. À force de réutilisation, cet

arbre devient un motif stylistique et représente le passage du monde réel à l’univers

fantastique.

77 Gabrielle Germain. Op. cit., p.104. 78 Ewan McGregor, « Edward Bloom at large » dans les bonus du film Big Fish. 00:03:47. 79 Alain Jetté. Op. cit., p.52.

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Au sein du corpus de Burton, Big Fish tient lieu d’exception car le fil conducteur

du récit est justement la limite floue entre la réalité et le fantastique. Impossible alors pour

le réalisateur de diviser les deux univers clairement. Burton utilise donc ses images

symboliques habituelles avec parcimonie, afin de garder le spectateur dans le doute

permanent. L’étrangeté du monde fantastique doit être présent, tout en paraissant crédible

au sein du récit. L’arbre tordu, symbole du basculement dans un univers magique, ne peut

apparaître en tant que tel dans le film. Cependant, l’image de l’arbre reste très présente :

sur l’une des affiches du film, le grand arbre sans feuille peut représenter l’entrelacement

des intrigues et des histoires du récit. Les arbres ponctuent également le film, faisant

avancer le récit. Ceux qui se referment sur Edward en quittant Specter lui apprennent le

courage, s’écartant de son chemin lorsqu’il est déterminé à poursuivre sa route. L’arbre

dans lequel se coince sa voiture après une tempête l’oblige à partir à pied, découvrant par

conséquent dans la boue la clef d’Ashton que le maire lui avait confiée. La scène de

l’enterrement d’Edward concentre tout le questionnement entre réalité et fantastique. Les

personnes proviennent des deux univers, ce qui crée l’indécision finale chez le spectateur.

2.1.3 Caractéristiques du Southern Gothic : ce qui est autre est inquiétant

Le Southern Gothic adapte les situations étranges et les atmosphères inquiétantes à

la culture du Sud des États-Unis. Les récits du Southern Gothic prennent souvent place

dans un milieu plus rural où la folie est un héritage des tensions du passé, notamment

l’esclavagisme et la guerre de Sécession qui a fait rage.80 De plus, le gothique propre au

Sud a recours au réalisme magique plus qu’à une écriture fantastique.81 Le Southern Gothic

décrit des lieux, des situations et un contexte global que peut reconnaître un lecteur familier

80 Il y a beaucoup à dire sur l’intérêt que le Southern Gothic porte au passé violent du Sud des États-Unis.

L’évocation de l’esclavagisme et de la guerre rappelle au public par des exemples concrets que l’homme est

capable du pire. Cela peut faire surgir chez le lecteur un sentiment de culpabilité qui le met mal à l’aise. Les

éléments décrits par la suite dans les récits, comme les meurtres et les actes de folies, paraissent d’autant plus

crédibles qu’ils ont réellement été monnaie courante par le passé. Pour approfondir la connexion entre le

Southern Gothic et le passé douloureux, voir l’ouvrage dirigé par Charles L. Crow, A Companion to American

Gothic, notamment le chapitre « The African American Slave Narrative and the Gothic » par Teresa A.

Goddu, p.71-83. 81 Terme né en Allemagne dans les années 1920, le « réalisme magique » marque un regain d’intérêt pour les

événements triviaux du quotidien. Largement repris par les artistes hispaniques, le réalisme magique insère

des événements surréels et merveilleux dans des situations banales, n’éveillant pour autant aucun soupçon.

Pour plus de détails sur ce genre de fiction aussi fantastique que réaliste, voir la thèse de Noshi Tasneem,

« Magic Realism and Gothic Tradition in the Novels of Angela Carter », op. cit.

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de la culture du Sud. Il se projette alors facilement dans l’histoire et se sent d’autant plus

concerné lorsque des éléments magiques et inquiétants s’immiscent dans son impression

de quotidien.

Le Southern Gothic est également né du recours, dans le Sud des États-Unis, à un

humour noir appelé « grotesque ». Alliant ironie grinçante et images macabres, les récits

remettent en cause les valeurs sociales et culturelles. Par le dégoût et la déstabilisation que

procure le grotesque, le lecteur a l’impression d’être étranger aux valeurs pourtant établies

du Sud. L’humour noir utilisé par le Southern Gothic est expliqué plus en détail par Judith

Yaross Lee :

Black humor’s characteristic tone emerges from the comic treatment of

unfunny ideas, a clash between comic manner and serious matter. The clash

emerges in part because black humor’s distinctive rhetoric pits a narrative’s

comic structure (which promises a happy ending) against its cynical, often

hopeless, themes. Whereas traditional comedy aims to delight and instruct,

black humor seeks to amuse and appall.82

Le traitement du récit dans Big Fish renvoie à des sujets lourds au moyen d’une écriture

légère et comique. Dans le roman, les amputations de doigts par le chien Dog dans « the

place with no name » semblent ne choquer personne. Le maire de la ville explique à Edward

la raison de cet acte macabre et oppressant sur un ton léger, qui s’oppose nettement à la

violence de l’action. Si cet événement ne se retrouve pas dans le film, cette version de

l’œuvre ne manque pas pour autant d’humour noir. Lors de leur passage au cirque, Edward

et Karl le géant rencontrent Amos, le directeur. Alors que l’intrigue se concentre sur le

coup de foudre d’Edward, en arrière-plan se déroule une deuxième action. Amos semble

proposer du travail à Karl, n’éveillant les soupçons de personne et obtenant les félicitations

d’Edward. Cependant, Amos demande préalablement à Karl s’il a déjà entendu parler des

termes « involuntary servitude » et « unconscionable contract », avant de lui faire signer

un contrat sans lui laisser le temps de le lire.83 Karl, trop naïf, vient de se donner en

servitude à Amos ce qui, dans le contexte culturel du Sud, est fortement lié au sombre passé

de l’esclavagisme. Le thème grave, traité sur un ton léger, produit un humour noir qui fait

grincer des dents.

82 Judith Yaross Lee dans « From the Sublime to the Ridiculous: Comic Traditions in the American Novel »,

op. cit., p.232. 83 Big Fish. 00:51:47.

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Le grotesque a aussi recours à toutes sortes de difformités physiques, aussi drôles

que gênantes pour le lecteur. Thomas Ærvold Bjerre décrit ce phénomène ainsi :

Characters with physical deformities, so-called freaks, feature heavily in the

Southern Grotesque. Often, their physical disfigurements—limps, wooden

legs, cross-eyes, crippled limbs—serve as markers of a corrupt moral compass

and point to the ways in which writers of Southern Gothic engage with the

discrepancy between perceived, heteronormative normalcy and the repressed

realities beneath that assumption. While deformed characters may be one of the

most evident markers of Southern Gothic, the grotesque has been credited with

invoking everything from “horror and the uncanny” to “sadness, compassion

or humour”.84

Si les descriptions écrites des difformités physiques impressionnent le lecteur, celles-ci

sont encore plus marquantes lorsque le spectateur les voit représentées. Tim Burton et son

scénariste exploitent ce thème dans les scènes de cirque. À l’écran, le spectateur découvre

des membres du cirque aux aspects et capacités physiques aussi étonnantes qu’alarmantes,

du géant qui crache du feu au contorsionniste capable de se plier dans une petite boîte de

verre, en passant par le directeur qui se transforme en loup-garou. Big Fish parvient à créer

une distanciation du spectateur lors du visionnement. En effet, le spectateur voit le public

du cirque rire des personnages déformés, ce qui le pousse à remettre en question sa

première réaction de dégoût amusé. De plus, les scènes du cirque rappellent les freak shows

très réputés pendant plusieurs siècles, lors desquels le public se réunissait dans des cirques

pour observer, tel des animaux dans un zoo, des personnes aux aspects difformes. L’effet

recherché par le grotesque est atteint lorsque le spectateur se sent alors mal à l’aise face à

l’amusement dont il est témoin dans le film.

Toutefois, Big Fish questionne également les frontières du Southern Gothic. Le

récit présente deux personnages dont les difformités physiques n’expriment pas une morale

corrompue. Edward grandit bien trop vite, comme le début d’une étrangeté physique qui

cependant s’arrête lorsqu’il atteint une taille adulte. Karl reste difforme une fois arrivée à

l’âge adulte. Néanmoins, contrairement à l’idée répandue qu’un géant est forcément féroce,

Karl est doux et souffre de solitude. Loin de posséder une morale corrompue, dans le roman

il devient fermier et s’intègre parfaitement à la vie d’Ashland. La tournure que prend

l’événement est inattendue. Toutefois, ce contrepied ironique dont fait preuve Big Fish en

84 Thomas Ærvold Bjerre. Op. cit.

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allant à l’encontre des attentes du public est précisément une caractéristique du Southern

Gothic. En effet, l’ironie est largement utilisée dans l’écriture grotesque et caractéristique

de nombreux récits appartenant à la culture du Sud, et au Southern Gothic.85

Le Southern Gothic se sert de l’humour grinçant pour questionner les valeurs

culturelles du Sud. Les lieux et personnes qui paraissent les plus rassurants deviennent

soudainement source du mal, comme dans les nombreux récits qui, par exemple, font

intervenir l’inceste et les meurtres familiaux. Ainsi, la famille n’est plus un repère sûr, et

par extension toute la société est à craindre. Un sentiment d’angoisse permanente plane

dans les récits du Southern Gothic, faisant écho aux tensions qui ont secoué le Sud par le

passé. De telles situations où la dynamique familiale est bafouée se retrouve dans le roman

Big Fish, par exemple lorsque la mère de Karl, lassée de son appétit croissant, quitte la

maison et abandonne son fils. Toutefois, Big Fish n’est pas aussi violent que la tradition

des récits du Southern Gothic ; il n’y est pas question de crime moral ou éthique. Bien au

contraire, Big Fish offre une lueur d’espoir. Enfant, Will vit une situation traumatisante

lorsqu’il se sent abandonné par son père sans cesse en déplacement. La famille éclatée n’est

pas perdue pour autant, car la réalisation du dysfonctionnement mène à la réconciliation.

Les personnages principaux de Big Fish incarnent le but même de l’écriture violente du

Southern Gothic : faire prendre conscience des erreurs du passé afin de ne plus les

reproduire et reconstruire ainsi des liens forts entre des gens honnêtes.

Le Southern Gothic est donc à mettre en relation avec les thèmes du déclin. Celui-

ci peut être psychologique, lorsqu’un personnage apparemment bon commet des actes

violents et injustes. Nombre de récits évoquent l’inceste, le meurtre et divers actes barbares

qui surprennent autant qu’ils angoissent. Le déclin est aussi physique, par exemple dans

l’image de la maison de Jenny qui tombe en ruines pour illustrer sa solitude grandissante.

Avant tout, le déclin est moral et culturel, témoignant de la dégénération de l’esprit

américain. Le Southern Gothic met en lumière l’inhumanité dont le Sud a fait preuve,

notamment par la violence de l’esclavagisme et la guerre de Sécession. Comme le montre

Big Fish, seules l’entente et la solidarité permettent de se reconstruire. Les images de

difformités physiques autant que de décompositions matérielles sont porteuses d’un

85 L’humour dans le Southern Gothic et le grotesque sont approfondis par Thomas Ærvold Bjerre dans la

partie « The Southern Grotesque » de son ouvrage « Southern Gothic Literature », op. cit.

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message d’espoir et agissent du même coup comme une mise en garde. Les erreurs du passé

pourraient se répéter si la société ne prône pas assez la solidarité en condamnant toute

forme de racisme et de division sociale.

2.1.4 Caractéristiques du Southern Gothic : les monstres

Une fois arrivée en Amérique, la fiction gothique ne peut compter sur des ruines de

châteaux des siècles antérieurs pour situer les phénomènes étranges. Les maisons de

plantations hantées par le passé cristallisent alors les angoisses et les tensions. Les auteurs

se concentrent également sur les forêts mystérieuses d’où les tribus d’Amérindiens –

appelés par ailleurs des sauvages – pourraient encore surgir. Marqués par l’époque de la

colonisation, les États-Unis ont peur de ceux qui vivent en marge de la société. Les lieux

inquiétants, catalyseurs de la peur de l’Autre, considéré comme l’étranger, se retrouvent

dans le Southern Gothic. Big Fish exploite cette caractéristique à travers l’onomastique. En

effet, les noms des lieux que traverse Edward en disent long sur le type de personnes qu’il

y rencontre et l’atmosphère qui y règne. Edward vit son départ d’Ashland (devenu Ashton

dans le film) comme une renaissance. Le mot « ash » signifie cendre, ce qui insinue qu’en

quittant le village Edward renaît de ses cendres. Le protagoniste arrive ensuite, dans le

roman, à un village qu’il appelle « the place with no name ». Il y rencontre les oubliés

d’Ashland. Ce sont les déformés, les handicapés, les marginaux du village auxquels

personne n’accorde d’attention. Les habitants du lieu sans nom ont abandonné leurs rêves

et portent leurs handicaps comme un fardeau. Le désir de vie les a quittés, ce qu’Edward

remarque dans leurs yeux vides, presque creux, comme ceux du vieil homme qui lui

présente la ville : « Willie looked up and let the water fall into his eyes ».86

Autrefois, ceux qui faisaient peur étaient les autres, les Amérindiens ou les

marginaux des contrées encore peu explorées. Maintenant que tout le pays a été conquis,

la peur provient de l’intérieur. Edward rencontre des marginaux et des grotesques dans des

lieux banals comme des villages, plutôt que dans des châteaux en ruines ou des forêts

denses et sombres. Le changement de lieux dans les récits du Southern Gothic est très bien

défini ici : « Warped rural communities replaced the sinister plantations of an earlier age;

86 Daniel Wallace. Op. cit., p.41.

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[…] the representation of the South blossomed into an absurdist critique of modernity as a

whole. »87 La peur de l’Autre est exploitée par le Southern Gothic pour explorer les limites

morales et éthiques de l’humain. La peur insufflée par le Southern Gothic vient d’un Autre

déjà présent à l’intérieur du village, notamment Dog, qui terrorise la population, la sorcière,

le géant, ou même Edward, qui grandit anormalement vite et ne fait rien comme tout le

monde.

Les fictions issues du Southern Gothic développent plusieurs types de monstres.88

Beaucoup de récits se focalisent sur les monstres dits « undead » : vampires, zombies et

fantômes pour ne citer que les plus courants. Ces monstres se rient de la mort, un sujet

tabou qui effraie autant qu’il intrigue, car c’est aller à l’encontre de la volonté divine que

d’y échapper. Certains monstres dans Big Fish représentent une menace pour l’humain.

Ces « natural creatures » sont décrites ainsi dans « American Monsters » :

While the cosmos is seemingly inhabited by a breathtaking range of alien life

forms, one need not leave planet Earth, however, to encounter natural monsters.

“Cryptids” are monsters like the Loch Ness Monster whose existence is

maintained by some but not yet proven. Among North American cryptids that

have found their way into Gothic fiction and film, the most famous include

Bigfoot, the Jersey Devil, and the Chupacabra. […] In addition to these more

famous pop culture phenomena postulated to stalk the American landscape,

Gothic authors and filmmakers have imagined an impressive array of animals

rendered monstrous as a consequence of unusual features, gigantic size, great

numbers, and/or unexpected intelligence.89

Le récit de Big Fish inclut ce type de monstres issus de déformations d’animaux connus,

comme Helldog, un chien monstrueux qui terrorise la population par ses attaques.

Puisqu’Edward est un conteur qui baigne dans la culture du Sud et le Southern Gothic, ce

n’est pas étonnant qu’il fasse référence à de tels monstres. Par conséquent, le Chucalabra

qu’il semble inventer est très certainement tiré du Chupacabra, monstre fantastique dans la

mythologie de l’Amérique du Sud. Edward se sert de la proximité des deux noms pour

inspirer la peur. Parmi le public, ceux qui connaissent les histoires effrayantes du

87 Wikipedia. « Southern Gothic » [en ligne]. https://en.wikipedia.org/wiki/Southern_Gothic. [site consulté

le 4 décembre 2017]. 88 Pour plus de détails sur les monstres dans la littérature américaine, voir A Companion to the American

novel de Charles L. Crow, op. cit. 89 Jeffrey Andrew Weinstock. « American Monsters » dans A Companion to the American novel, Charles L.

Crow (ed.), op. cit., p.52-53.

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Chupacabra sanguinaire et sauvage sont d’emblée apeurés par l’évocation d’une menace

similaire. Les deux histoires imbriquées de Big Fish, les souvenirs d’Edward et le récit

raconté par Will, sont fortement imprégnés de la peur des créatures monstrueuses issues du

Southern Gothic.

La vision du monstre s’est toutefois transformée dans les récits Southern Gothic

depuis les années 1960.90 En effet, les œuvres se sont employées à défendre la cause de

ceux qui étaient autrefois considérés comme des marginaux. C’est ainsi que des branches

du Southern Gothic se sont créées pour permettre aux femmes, aux homosexuels ou aux

Noirs de devenir des protagonistes. Ce nouveau souffle dans le Southern Gothic affirme la

marginalité comme une qualité. Ce sont justement ces « outcasts » qui deviennent les héros

des histoires et aident ceux qui les ont auparavant rejetés. Le personnage d’Edward répond

à ces nouvelles modalités puisqu’il est marginal, un voyageur toujours étranger dans les

villes où il s’arrête, et que son parcours de vie atypique le différencie nettement des autres.

Loin d’être une figure monstrueuse, il aide généreusement, ne demande que très peu en

retour et combat les animaux monstrueux tels que Helldog.

Par la présence affirmée des marginaux et des minoritaires, qui ne sont pas

inférieurs aux hommes blancs, les œuvres dénoncent une nouvelle forme de monstruosité

qui se cache derrière un masque de banalité : « Concomitant with this decoupling of

monstrosity from appearance is the pervasive anxiety that modern monsters are no longer

visible to the naked eye. This is particularly true in relation to two ubiquitous contemporary

monsters, the serial killer and the terrorist. »91 Les monstres ne sont plus des animaux ou

des sauvages, mais bien des humains. Ils sont intégrés dans un cercle social et manquent

pourtant d’humanité. Cela peut être mis en lumière par des événements lors desquels leur

violence, leur manque de compassion, ou leur cruauté les rend monstrueux. Dans le roman

Big Fish, Don et ses amis sont des élèves populaires et bien intégrés dans leur université.

Ils n’hésitent pourtant pas à voler l’œil en verre d’une vieille femme qui vit recluse. Dans

le film, sous le couvert d’aider le jeune Edward à trouver la femme qu’il aime, Amos, le

directeur du cirque, le réduit à l’esclavage. Au moyen du chantage, Amos fait travailler

90 Voir entre autres l’étude de Jerrold E. Hogle : « The Progress of Theory and the Study of the American

Gothic » dans A Companion to the American novel, Charles L. Crow (ed.), op. cit., p.3-15. 91 Weinstock, Jeffrey Andrew. « American Monsters », op. cit., p.45.

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Edward sans relâche et sans salaire. Les caractéristiques autrefois liées à la monstruosité et

à la normalité sont interverties. Par exemple, le beau jeune homme au-dessus de tout

soupçon commet un acte cruel, tandis que le personnage difforme et mal-aimé ne veut de

mal à personne. Cette inversion pousse les lecteurs-spectateurs à remettre en cause les

comportements déclarés normaux par la société, notamment l’acceptation tacite de la

violence comme celle dont fait preuve Amos en asservissant les membres du cirque. Les

monstres ne sont jamais ceux désignés de prime abord, et les marginaux ne sont ni

dangereux ni inadaptés à la société. Ceux que la norme pointe du doigt ne sont pas des

monstres, mais plutôt des êtres abandonnés comme Jenny qui, dans le film, devient une

sorcière à force de solitude. Le vrai monstre est celui qui ignore l’autre, qui lui fait du mal

pour son plaisir ou ses propres besoins. Cette idée est parfaitement incarnée par Amos le

loup-garou. En tant qu’humain, il fait travailler Edward jusqu’à l’épuisement, alors que le

loup-garou, supposément un monstre, n’est qu’un gros chien content de jouer avec un

bâton.

2.2 Continuité artistique : Big Fish reprend de nombreux genres

2.2.1 Le mythe

Lors de l’écriture du roman, Daniel Wallace intègre dans Big Fish de nombreuses

références mythologiques. Il dit avoir toujours été attiré par les mythes antiques et ajoute :

« I wanted to write the story of a man’s life as though he were a mythic character ».92 Ce

parallèle est assumé dès le début du roman, lorsque Will énonce dans le prologue : « My

father became a myth ».93 Depuis sa naissance, qui sort de l’ordinaire, jusqu’à la conquête

du royaume isolé qu’est la ville de Specter, Edward mène la vie d’un demi-dieu des récits

antiques. Son courage et sa détermination sont constamment mis à l’épreuve par de

nombreux obstacles. Les épreuves traversées par le protagoniste au fil du roman

construisent un parallèle entre Edward et Hercule.94 Les deux héros sont mis en scène en

entamant des trajets périlleux et en combattant des monstres. Le chapitre « His Three

92 Daniel Wallace. « The Author’s Journey » dans les bonus du film Big Fish (00:01:08). 93 Daniel Wallace. Op. cit., p.2. 94 La première version connue des douze travaux d’Hercule provient d’un poème épique de Pisandre, rédigé

aux alentours de 600 avant J.-C.

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Labors » fait la description d’Edward accomplissant des exploits dignes des douze travaux

d’Hercule. D’abord assistant vétérinaire, le protagoniste doit inlassablement nettoyer des

cages particulièrement souillées, tout comme Hercule lave des écuries d’Augias. Hercule

vainc ensuite l’Hydre de Lerne, monstre au corps de chien et à plusieurs têtes, dont la

principale est immortelle. Dans Big Fish, une meute de chiens, soudés comme une seule

entité, terrorisent un village entier avec à leur tête l’invincible monstre Helldog. Dans une

lutte décrite de façon épique, Edward se lance héroïquement vers le chien monstrueux pour

sauver une fillette et l’achève en lui arrachant le cœur, geste incroyable qui requiert une

force que seul un demi-dieu possède.

Alors que Specter prend appui sur le mythe de l’Atlantide, lieu magnifique qui ne

se révèle jamais à ceux qui le cherche, « the place with no name » fait d’Edward un Œdipe.

A l’instar du héros grec qui libère la ville de Thèbes en la débarrassant du Sphinx, Edward

est suivi par Dog lorsqu’il s’enfuit du village. En entraînant dans sa course le chien qui

sectionne les doigts de quiconque tente de partir, Edward libère les habitants de leur

enfermement.95 Au-delà de cette comparaison, la relation au mythe d’Œdipe est

intéressante car il introduit le thème des relations familiales complexes. La vie du héros

tragique est une quête identitaire qui se dévoile à travers le questionnement sur la

dynamique familiale et le rejet du père. Ces caractéristiques sont incarnées par Will dans

Big Fish. Le fils rejette d’abord son père en raison de ses histoires impossibles, avant de le

comprendre, et surtout de comprendre ce qui constitue l’identité d’Edward. Ainsi, le mythe

d’Œdipe représente à la fois le père et le fils dans Big Fish, les liant définitivement dans

une histoire de vie similaire à celles de la tradition épique.

Wallace ne s’est pas seulement inspiré des mythes pour le contenu de son récit ; la

structure du roman est tout aussi particulière. Découpé en chapitres succincts, le roman

présente autant d’histoires qui peuvent exister chacune indépendamment mais qui, mises

bout à bout, créent une narration continue. Les récits des exploits d’Hercule se présentent

de la même façon, divisés en travaux distincts, qui pourtant participent tous à

l’accomplissement d’un but final. Le film, bien plus fluide, présente la vie d’Edward

comme un voyage entrepris depuis son départ d’Ashton jusqu’à sa mort. Ce voyage, semé

d’embûches, est comparable au récit d’Ulysse dans l’Odyssée. Après avoir remporté la

95 Daniel Wallace. Op. cit., p.48.

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Guerre de Troie, le retour d’Ulysse auprès de sa femme et de son fils est fortement ralenti

par de nombreux obstacles. La différence majeure qui sépare Ulysse d’Edward est que le

protagoniste de Big Fish ne subit pas les obstacles, mais choisit délibérément de partir à

l’aventure.

Les ressemblances entre Big Fish, l’Iliade et l’Odyssée sont tout de même

importantes. L’Iliade décrit un combat entre Hector et Achille pour la main d’une femme,

tout comme Edward et Don se battent pour Sandra. Le champ de jonquilles d’Edward est

son cheval de Troie qui lui permet de conquérir sa bien-aimée sur le terrain de son rival, le

campus de l’université. De plus, la Nekuia, au chant XI, dépeint la fin de la vie d’Ulysse.

Le héros, aux portes de l’enfer, croise toutes les personnes de son entourage déjà décédées.

Bien que le film Big Fish soit moins morbide, Edward termine sa vie entourée des

personnes qui lui sont chères, que ce soit lors de son enterrement ou de sa transformation

en poisson.

Puisqu’Edward est comparable à Ulysse, le parallèle se fait naturellement entre Will

et Télémaque, le fils du héros grec. Le roman Les Aventures de Télémaque (1699) de

Fénelon présente les voyages entrepris par Télémaque, à la recherche d’un père absent. De

retour dans la maison de son enfance, Will explique à son père qu’il aimerait enfin

comprendre qui il est réellement. Si la recherche du père absent se fait à travers un

cheminent physique pour Télémaque, le voyage de Will est plutôt psychologique et

émotionnel. La quête physique laisse place à une exploration plus introspective, pour le

père comme pour le fils. Au cours du récit, Edward et Will tentent de se comprendre et de

se rapprocher alors qu’ils se trouvent dans la même pièce.

Tim Burton a su injecter dans sa version du récit des éléments mythologiques qui

s’adaptent aussi bien au cinéma qu’aux différentes histoires qui composent le récit. Burton

se dit très attaché au fait « que le fil du scénario recoupe les grandes mythologies, peu

importe leur provenance (les sirènes, la sorcière, la rivière, le voyage, la ville mythique) ;

toute cette imagerie a été relayée par une mythologie, en particulier les mythes grecs. »96

Cette imagerie mythique est bien présente dans le roman et le film Big Fish, notamment

par l’intermédiaire, une fois de plus, du thème de l’eau. L’eau ouvre et clôt les œuvres, tout

96 Michel Ciment et Laurent Vachaud. « Entretien Tim Burton. Pour moi, l’imaginaire est plus vrai », dans

Positif, n°517, mars 2004. p.15-19.

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autant que la vie d’Edward. La première phrase du roman inclut le mot « river », tandis que

les premières images du film plongent le spectateur sous l’eau. La naissance d’Edward

déclenche la pluie dans une période de sécheresse intense alors que son décès provoque sa

transformation en un poisson, que son fils relâche dans une rivière. Intimement lié au

domaine aquatique, Edward se rapproche d’autant plus de l’image d’Ulysse, dont le long

retour chez lui se fait sur l’eau.

Le récit de Big Fish regorge de personnages-types et de situations classiques.

Comme dans la mythologie, les personnages sont des archétypes : le Héros, la femme, le

méchant, pour n’en citer que quelques-uns. Les situations sont aussi issues des mythes,

comme le Voyage, la renaissance, les grandes oppositions et les conflits familiaux.97

Norther Winslow est comparable à Démodoque, un aède (poète) admiré par les Phéaciens

et dont le manque de talent est pointé par Ulysse, tout comme Edward est le seul dans

Specter à questionner le court poème de Norther. Jenny Hill, quant à elle, se rapproche à la

fois de Calypso et de Circé. Alors que la nymphe Calypso tombe amoureuse d’Ulysse,

Circé obtient l’amour du héros grec par un enchantement et le garde un an à ses côtés. La

ressemblance est d’autant plus forte que, dans le film, Jenny est vêtue d’une robe bleue,

comme les différentes représentations de Circé dans les tableaux de John William

Waterhouse, peintre qui s’est beaucoup intéressé à la mythologie et aux aventures

d’Ulysse.98 En représentant Calypso aussi bien que Circé, Jenny personnifie les deux

facettes de l’amour, celui donné et celui reçu.

Comme dans la mythologie, des concepts abstraits sont aussi personnifiés. Dans le

chapitre « Entering a New World », Edward s’est échappé de « the place with no name »

avant de se faire passer à tabac par des hommes qui le laissent pour mort. Se vidant de son

sang, Edward parvient tout de même à marcher jusqu’à trouver de l’aide. Le récit précise

qu’il était prêt à tout affronter : « whatever Life and Fate chose to hurl at him next ».99

Comme dans les croyances antiques où les dieux incarnent des idées telles que la sagesse

97 Pour plus d’informations sur les traits caractéristiques des mythes antiques, voir Joseph Campbell. The

Hero with a Thousand Faces. Princeton, N.J. : Princeton University Press. 1968, 416 p. 98 Concernant les tableaux dépeignant Circé, on peut citer Circe Offering the Cup to Ulysses (1891) et Circe

Invidiosa (1892). 99 Daniel Wallace. Op. cit., p.52.

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ou la prospérité, l’emploi de la majuscule fait des deux concepts des entités dotées de

volonté qui auraient choisi de mettre à mal le désir d’exploration du protagoniste.

De plus, la temporalité n’est pas marquée dans le récit, que ce soit dans le texte ou

à l’écran. Pas de dates qui permettent de situer le récit de Big Fish dans une époque, ni

même d’évocation d’un événement, tel que le réveillon de Noël, qui aurait pu situer

l’histoire dans une période de l’année. Cette incertitude préserve l’aspect intemporel des

mythes et empêche le lecteur-spectateur de considérer Edward comme un personnage ancré

dans une réalité facilement identifiable. Pourtant, Edward est bien présent puisqu’il

interagit avec les autres personnages et raconte à son fils les souvenirs que Will livrera à

son tour. Edward devient donc lui-même une personnification, celle de la transmission

atemporelle des histoires mythiques. Will l’indique dès le début du roman par la phrase

suivante : « My father became a myth ». Cette même idée clôt le film lorsque Will conclut :

« A man tells his stories so many times, that he becomes his stories. They live on after him.

And in that way, he becomes immortal. »100 Chaque conteur s’approprie les contes

mythiques et les déforme, mais le cœur de ces histoires reste intact. Les personnages et

événements mis en scène dans les mythes restent pertinents, quelle que soit l’époque et le

contexte.

Traversant les époques, Big Fish s’apparente à un récit mythique adapté à la société

contemporaine des États-Unis d’Amérique. Semblable à Hercule, Edward grandit

modestement. Ses parents, agriculteurs dans le sud de l’Alabama, vivent discrètement et

sont peu décrits. Les origines du protagoniste ancrent le récit dans la tradition des pionniers.

Toutefois, sa filiation incertaine entoure le personnage de mystère, lui conférant un aspect

mythique. Le roman semble attribuer à Edward un certain pouvoir sur la vie agraire des

États-Unis : tel un dieu maître des éléments, sa naissance déclenche la pluie, mettant fin à

une période de sécheresse, et donc de famine. Toujours centré sur le contexte

contemporain, la venue au monde d’Edward est, dans le film, un défi envers la médecine

qui pense tout savoir des phénomènes naturels tel que l’accouchement.

Personnifiant une tradition plus moderne qu’Hercule ou Ulysse, Edward se bat

assez peu physiquement. Il privilégie des moyens répandus dans la société contemporaine,

comme le pouvoir financier lorsqu’il achète des terres, afin de conquérir le territoire de

100 Big Fish. 01:59:51.

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Specter. La modernisation du mythe antique fait d’Edward un représentant de l’« American

dream ». Edward incarne le rêve américain, alliant l’image du héros qui accomplit sa

destinée à celle du self-made man des romans d’Horatio Alger qui, partant de rien, se met

en danger pour mériter le succès. Courageux et déterminé, ses labeurs finissent par être

récompensés. Par le rappel de l’antique dans le contemporain, Wallace et Burton montrent

que le succès est un désir profondément humain. Le rêve américain s’appuie sur sa

ressemblance avec la mythologie antique pour asseoir sa légitimité et donner du poids à

ses revendications. Toutefois, Edward est vivement remis en cause par son fils, qui critique

alors plus largement les aspirations inatteignables de l’homme. Le rêve américain est un

but illusoire que même Edward, héros aux allures de demi-dieu, ne peut atteindre.

Le mythe antique est repensé dans une version moderne, ce qui réveille chez le

lecteur-spectateur la reconnaissance du stéréotype du héros. Les caractéristiques héroïques

attribuées au protagoniste ancrent également le parcours d’Edward dans une perspective

de quête à accomplir. Néanmoins, par la reprise et l’adaptation d’histoires déjà bien ancrées

dans la culture commune, Wallace et Burton invitent aussi à une remise en cause de l’image

du héros. Edward est comparable à un demi-dieu, mais l’humour des récits compense

l’aspect tragique propre à la destinée du héros antique. Dès son enfance, Edward accomplit

des actions incroyables, comme lorsque la tempête de neige mortelle s’est abattue sur

Ashland alors qu’il n’avait que neuf ans. Tandis que les habitants fuient ou se retrouvent

emprisonnés dans des blocs de glace, Edward construit un bonhomme de neige de seize

pieds de haut, accompagné de plusieurs villes taillées dans la glace.101 La surenchère

d’exploits incroyables dépasse les démonstrations de force des héros mythiques.

L’exagération est une moquerie des capacités hors-normes généralement attribuées aux

héros historiques.

D’autres anecdotes présentent Edward comme un héros alors que la situation est

tournée en ridicule. C’est le cas, dans le roman, lorsqu’il parvient à trouver un corset pour

habiller une cliente particulièrement agressive et violente. Cet épisode se trouve dans le

chapitre « His Three Labors » et est décrit de la même façon qu’Hercule parvient à

enchaîner Cerbère aux portes de l’enfer. Pourtant, la situation ne se prête pas à un

accomplissement particulier, car en tant que vendeur, Edward n’a fait que son travail en

101 Daniel Wallace. Op. cit., p.9.

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servant la cliente. La même ironie se retrouve par ailleurs dans le film. Comme Hercule

qui a dû nettoyer les écuries d’Augias, Edward ramasse les excréments d’éléphants dans

un cirque. Toutefois, il accomplit cette tâche ingrate avec un sourire béat, alors même qu’un

pachyderme se soulage à côté de lui. Le fossé entre le labeur dégoûtant du protagoniste et

son air ravi crée une situation comique qui rend le personnage moins crédible et moins réel.

La subversion des mythes permet précisément d’effacer le caractère héroïque

d’Edward, pour le ramener à sa simple condition de mortel. En effet, dans le roman Will

se fait cette réflexion : pour que son père survive, il faudrait que la demande vienne

directement de Zeus, par un message écrit en trois exemplaires et envoyé à tous les autres

dieux.102 Cette idée improbable est évidemment impossible à réaliser, car le contexte est

bien celui des États-Unis contemporains, et non pas un temps mythologique où les dieux

avaient le pouvoir de maintenir un héros en vie. Rien ne peut empêcher le décès du père

qui, malgré ses exploits, ne se distingue pas de n’importe quel autre humain face à la

maladie et au temps.

2.2.2 Le conte

Le côté macabre du Southern Gothic est contrebalancé dans le roman Big Fish par

son écriture qui se rapproche également des contes. La structure romanesque imite celle

d’un recueil de contes. Les courts chapitres proposent des anecdotes et souvenirs qui

existent indépendamment des autres mais qui, une fois assemblés, forment un ensemble

cohérent. Une histoire naît de la lecture suivie des histoires, comme dans la série de contes

arabes composant Les mille et une nuit. Shéhérazade y raconte elle-même les histoires qui

composent le recueil. De manière similaire, Big Fish décrit le parcours d’un conteur, un

homme qui a raconté des histoires toute sa vie.

Au sein du récit de Big Fish, certaines anecdotes d’Edward font directement

référence à des contes connus. C’est le cas lorsqu’Edward raconte un voyage entrepris par

son père afin de ramener des graines particulières qu’il planta. L’anecdote se poursuit

ainsi : « a huge vine grew up into the clouds, and at the top of the clouds was a castle,

where a giant lived. »103 Ce souvenir est sans doute inspiré du célèbre conte anglais Jack

102 Ibid., p.109. 103 Ibid., p.20.

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and the Beanstalk.104 Le film présente lui aussi des caractéristiques propres aux contes

merveilleux. Lors des souvenirs d’Edward, les couleurs vives donnent un aspect fantastique

aux scènes, tout comme celles de danse à Specter ou de la parade organisée pour le départ

d’Ashton. Germain différencie le merveilleux du fantastique en expliquant que le premier

est féérique (contes pour enfants, imaginaire, monde idéal) tandis que le deuxième est

inquiétant (monstres, combats, quêtes difficiles).105 Faisant écho aux thèmes difficiles du

Southern Gothic, le merveilleux fait de la mort d’Edward une superbe transformation en

poisson, à laquelle tous ses proches assistent.

Toujours selon Gabrielle Germain, le conte nécessite un pacte de lecture :

Le contrat de lecture passé entre le lecteur/spectateur et l’auteur/cinéaste est

celui d’une non-remise en question de ce qui est présenté/écrit. Nous assumons,

lors de la lecture d’un conte, que les tables bougent, que les chats parlent, et il

ne saurait en être autrement.106

Ce contrat est rassurant pour le lecteur-spectateur, qui accepte d’emblée les exagérations

des histoires d’Edward sans s’inquiéter des éléments qui sortent de l’ordinaire. Ainsi, la

description de Karl impressionne sans faire peur : « Karl was as tall as any two men, as

wide as any three, and as strong as any ten. »107 Grâce au pacte de lecture, une confiance

s’installe et le lecteur-spectateur accepte pleinement le monde qui lui est présenté. Il

s’étonne de voir un géant nommé Karl ou un village secret apparaître, mais il ne remet pas

ces éléments en cause puisqu’Edward ne le fait pas lui-même.

Le fantastique est la forme stylistique qui crée un fossé entre le crédible et

l’incroyable. Par conséquent, Edward se construit un monde merveilleux que William voit

comme un monde fantastique. Le fils pense plutôt au danger de se perdre dans de tels

mensonges qui s’écartent de la réalité. La dichotomie entre fantastique et merveilleux

rappelle la tension entre père et fils, car ils proposent des analyses différentes des souvenirs.

Will doute de la crédibilité des histoires et recherche la vérité, démarche qu’il entreprend

pour tenter de se rapprocher de son père. Toutefois, comble du fantastique, Will se met à

douter de son propre scepticisme. Les changements arrivent au fur et à mesure des

104 Les origines de ce conte populaire anglais sont incertaines. La première publication date de 1807, dans

The History of Jack and the Bean-Stalk par Benjamin Tabart. 105 Gabrielle Germain. « Alice, Jan Švankmajer, 1989 », op. cit., p.65-100. 106 Ibid., p.80. 107 Daniel Wallace. Op. cit., p.29.

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découvertes, comme lorsqu’il déniche la lettre de l’armée, et réalise que son père a

réellement été déclaré mort au combat. La tension dans Big Fish est très bien analysée par

Anne-Marie Paquet-Deyris, qui s’appuie sur un écrit de Tzvetan Todorov :

L’ambiguïté se maintient jusqu’à la fin de l’aventure : réalité ou rêve ? vérité

ou illusion ? [...]Le fantastique occupe le temps de cette incertitude ; dès qu’on

choisit l’une ou l’autre réponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un

genre voisin, l’étrange ou le merveilleux. Le fantastique, c’est l’hésitation

éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement

en apparence surnaturel.Le concept du fantastique se définit donc par rapport

à ceux de réel et d’imaginaire.108

La tension créée par l’oscillation entre quotidien et imaginaire est incarnée par Will. Le

récit offre la résolution de l’incompréhension entre père et fils : s’il a remis en question les

aspects merveilleux des histoires d’Edward, Will finit par y adhérer et il les raconte à son

tour en devenant le conteur du recueil de contes qu’est Big Fish.

Pour nuancer la dichotomie entre fantastique et merveilleux, il est intéressant de

noter que les contes présentent en général une part sombre. Même les contes merveilleux

destinés aux enfants abordent des sujets difficiles : dans de nombreuses histoires, le jeune

protagoniste des récits enfantins vit dans de très mauvaises conditions dont il rêve de

s’échapper, ou subit la perte de ses parents dans un tragique accident. Le conte est

incontournable selon Tim Burton, car il met en scène les questions qui nous dépassent et

pourtant nous obsèdent en tant qu’êtres humains :

Who are we? How are we created? What else is out there? What happens when

you die? All that stuff is unknown. Everything is under the umbrella of life and

death and the unknown, and a mixture of good and bad, and funny and sad, and

everything at once. It’s weirdly complicated. And I find that fairy tales

acknowledge that. They acknowledge the absurdity, they acknowledge the

reality, but in a way that is beyond real. Therefore, I find that more real.109

Les récits n’existent donc pas pour relater de façon objective des événements réels, comme

le voudrait Will au début de Big Fish. Les contes servent à réfléchir à des émotions et à des

situations complexes dans un cadre merveilleux, afin de retirer l’angoisse qui peut être liée

à de tels questionnements. Big Fish traite des liens distendus entre un père et son fils, et

108 Tzvetan Todorov. Introduction à la littérature fantastique, p.29. Cité dans Les codes du factice dans Big

Fish de Tim Burton par Anne-Marie Paquet-Deyris, op. cit., p.3. 109 David Breskin. « Tim Burton », dans Kristian Fraga (ed.). Tim Burton: Interviews, op. cit., p.37-88.

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des retrouvailles forcées par l’imminence de la mort. Ces situations existent bel et bien

dans la réalité, mais elles sont abordées ici de façon à les étudier sans les dramatiser. Le

Southern Gothic décrit des récits perturbants faisant intervenir des situations dangereuses

menant au déclin moral et physique de personnages, voire à la mort. Bien que Big Fish

aborde les thèmes du décès et du conflit, le récit est bien plus merveilleux, sans pour autant

perdre la profondeur de l’étude des émotions des personnages.

2.2.3 Les tall tales

Le récit de Big Fish traite de sujets graves sur un ton plutôt léger qui rappelle celui

des contes merveilleux. Cette association caractérise les tall tales, récits démesurés très

répandus dans la culture du Sud des États-Unis. Ces contes sont définis comme suit par

Jean-Loup Bourget dans son analyse du film :

« Récit hyperbolique », épopée burlesque placée sous le signe de l’oralité et du

grossissement, ce type de conte plonge ses racines dans la frontière du Sud-

Ouest des États-Unis, au début du XIXe siècle, et a pour cadre les forêts et les

marécages qui bordent le Mississippi.110

Les contes du Sud s’inspirent de l’écriture gothique en Amérique. Ils reprennent un

personnage archétypal, le « Tall Talker », stéréotype de l’Américain trop sûr de lui qui

grossit ses histoires sans jamais duper son auditoire. Il est à la fois vantard et attachant. Son

public comprend qu’il ment, mais ses histoires plaisent tout de même car elles sont ancrées

dans la culture du Sud, empreintes de magie et de croyances superstitieuses. La figure du

Tall Talker se retrouve chez Edward, persuadé de la véracité de ses souvenirs malgré les

remises en cause faites par son fils.

Les tall tales ont largement influencé les styles artistiques aux États-Unis comme

l’explique à nouveau Jean-Loup Bourget :

La tradition du tall tale a inspiré nombre d’humoristes et d’écrivains de l’Ouest,

dont le plus célèbre Mark Twain, et, plus lointainement, Faulkner et bien

d’autres. Elle occupe une place de choix dans le cinéma américain : on la

retrouve dans le western (Little Big Man d’Arthur Penn, d’après Thomas

Berger), dans Pulp Fiction de Quentin Tarantino (l’histoire de la montre), ou

chez le burlesque Charley Bowers (Non, tu exagères et son « club des

110 Jean-Loup Bourget. « Big Fish: Tall Tale », dans Positif. Mars 2004, n° 517, p.13.

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menteurs » qui, comme dans la réalité du Sud ou de l’Ouest, organise des

concours de tall tales).111

Dans la lignée des récits de Mark Twain ou de Faulkner, tous deux inspirés par les tall

tales, Big Fish raconte l’ascension d’un homme parfaitement banal qui devient un héros,

du moins dans ses histoires. Non seulement Edward représente ce personnage-type, mais

sa manière de raconter ses souvenirs est calquée sur ce type de récits. Comme l’explique

Joanne Laurier : « The account of his travels forms an anthology of “tall,” surrealist tales,

each meant to explain a pivotal moment in Ed’s life. »112 Edward se présente donc lui-

même comme un Tall Talker puisqu’il use des caractéristiques des tall tales pour se

raconter dans ses anecdotes. Will finit de renforcer cette association d’Edward aux tall tales

en utilisant également ce style pour raconter la vie de son père. À la fois conteur et conté,

le personnage d’Edward réunit tous les aspects des tall tales et de la culture du Sud.

Les tall tales font partie d’un univers très masculin, au sein duquel la tradition de

conteur se transmet de père en fils. Ceci est parfaitement incarné dans Big Fish, car Will

continue à raconter les histoires héritées de son père. Dans ce principe d’héritage, les tall

tales du Sud défendent une riche culture qui, malgré les mutations constantes et les apports

d’autres genres artistiques, proviennent de traditions orales ancestrales. Ancré dans cette

culture, Big Fish célèbre ses racines et les histoires héritées des générations précédentes,

qui relient tous les conteurs au sein d’une communauté qui s’apparente à une grande

famille.

Le Sud possède de nombreux tall tales qui mettent en scène des poissons.

L’expression « big fish » est l’héritière de cette culture et comporte de nombreuses

significations. Le terme fait tout d’abord référence aux pêcheurs qui, comme Edward,

racontent avoir capturé d’énormes poissons sans pour autant pouvoir en faire la preuve.

Herman Melville fait de la lutte entre un homme et une créature marine le cœur de son

roman-phare, Moby-Dick.113 Le thème est par la suite repris et inséré dans de nombreux

récits, ce qui achève d’en faire un incontournable de la littérature américaine. Par extension,

111 Ibid., p.13. 112 Joanne Laurier. « Tall tales tell only part of the story ». World Socialist Web Site, publié dans International

Committee of the Fourth International (ICFI) [en ligne]. https://www.wsws.org/en/articles/2004/01/fish-

j26.html [consulté le 27 sept 2017]. 113 Herman Melville. Moby-Dick; or, the Whale. 1851.

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l’expression désigne toute personne qui dramatise ses récits. Cette définition désigne si

bien Edward que le titre « Big Fish » peut être considéré comme éponyme. L’expression

« a big fish in a small pond » est, quant à elle, utilisée pour décrire une personne très connue

et influente, mais seulement au sein d’un cercle restreint. Un peu moqueuse, cette phrase

décrit très bien Edward et son attitude de Tall Talker. Bien qu’il raconte avoir été très

influent partout où il a mis les pieds, Edward n’a finalement jamais voyagé bien loin et

reste inconnu au-delà de l’Alabama, état où il est né et a vécu. Dans une courte interview

à la fin de son roman, Daniel Wallace dit avoir appris l’expression « big fish » de ses

grands-parents. Il dédit aussi son récit à son père. Ces deux éléments mettent de l’avant son

envie de transmettre sa culture, tout comme Will le fait à la mort d’Edward.

Attachée à la transmission orale, la culture du Sud privilégie les histoires

captivantes des tall tales à l’objectivité des faits et l’exactitude des dates. Comme le dit

Daniel Wallace, « Southern literature is about storytelling ».114 Dans sa structure et sa mise

en forme, Big Fish insiste sur l’oralité dans la construction des phrases. L’écriture saccadée

transcrit les conventions orales telles que l’hésitation, comme si le narrateur cherchait ses

mots. Le texte comprend aussi de nombreux tirets reliant des fragments de phrases. Pris

par les rebondissements d’une histoire, Will ne prend pas le temps de formuler ses idées

correctement. Ainsi, évoquant son père marchant dans son village par un froid glacial, il

s’exclame : « About froze himself too—didn’t, though ».115 Il arrive également au

narrateur de terminer une suite d’exemples par « et cetera », avouant par-là sa perte

d’inspiration.116 De plus, le conteur n’hésite pas à adopter la voix des personnages dont il

fait le récit, comme lorsqu’il demande « And where was her husband? ». Il pose la question

sous la forme indirecte libre à la place de la mère d’Edward, qui accouche seule.117 Par ces

questions, le conteur captive l’attention du lecteur et maintient le suspense. Il en va de

même pour le rythme soutenu des histoires et les nombreux rebondissements qui

s’apparentent au film d’action. Par exemple, quand Edward sert dans la marine, de longues

phrases transmettent son sentiment de sérénité. Soudain, une phrase casse le rythme et

114 Daniel Wallace dans « The Author’s Journey », dans les bonus du film Big Fish. 00:03:32. 115 Daniel Wallace. Op. cit., p.11. 116 Ibid., p.8. 117 Ibid., p.6.

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annonce : « This is how he was feeling when a torpedo ripped into the hull. »118 Ce

changement de ton abrupt, ainsi que les nombreuses pensées d’Edward inscrites en

italiques, tiennent le lecteur en haleine. Le lecteur a également accès aux pensées,

notamment celles de Will qui, dans les chapitres « My Father’s Death », utilise plusieurs

verbes tels que « I think », « it seems » et « I guess ». L’écriture orale et parfois hésitante

du narrateur retranscrit la difficulté des personnages à aborder de front les thèmes de la

mort ou du conflit familial.

Le film dispose d’autres moyens pour exprimer l’oralité des histoires, élément

primordial des tall tales. Le cinéma est un média qui fait déjà intervenir le son et qui, par

conséquent, permet d’entendre directement la narration au moyen de la voix off. La culture

du Sud est par ailleurs transmise grâce à un accent typique de cette région, appelé le

southern drawl. Burton indique dans une entrevue avoir voulu transposer avec justesse un

dialecte utilisé par les conteurs de tall tales :

[…] we tried to go for what was a more poetic cadence, and a little bit less of

the “Come on… tell-you-a-story-on-the-porch-with-a-mint-julep” type of

thing that I always equate to it. So they were all very good at trying to capture

that other type of slightly more lyrical, poetic cadence to it.”119

Afin d’insister sur la tradition des histoires du Sud, le film brise subtilement le quatrième

mur lors de la scène du dîner en famille. Edward raconte à Joséphine une anecdote

amusante sur des perroquets qui parlent français. Cependant, alors que le champ montre

Joséphine regardant son beau-père, le contre-champ révèle qu’Edward fixe la caméra, donc

le spectateur.120 Ce regard à la caméra confirme que le conteur s’adresse autant à son

auditoire au sein du film qu’à son public derrière la caméra.

La proximité avec le lecteur-spectateur est incontournable dans Big Fish. Le

narrateur agrémente ses explications du pronom « you », comme dans « Caught below the

snowy tempest you were doomed ».121 Ce « you » est autant celui des contes oraux que

celui qui interpelle directement le lecteur en l’intégrant dans le cours de l’histoire. Le

roman utilise des références directes à la culture commune du Sud comme si elles étaient

118 Ibid., p.102. 119 David Schwartz. « Big Fish: American Museum of the Moving Image » dans Tim Burton: Interviews, op.

cit., p.176-187. 120 Big Fish. 00:41:48. 121 Daniel Wallace. Op. cit., p.9

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connues de tous les lecteurs. Will évoque un homme lorsqu’il raconte comment son père a

vu un gros serpent : « A snake that size killed Calvin Bryant. It bit him on the ankle and

seconds later he was dead. »122 Les récits en appellent constamment d’autres et s’appuient

sur les connaissances générales du lecteur, qui les a probablement déjà entendus. Par

exemple, lors de la rencontre entre Edward et Karl, le narrateur mentionne qu’Edward

connaît déjà la grotte (il y a sauvé une petite fille plusieurs années auparavant).123 Par

ailleurs, le chapitre « In Which He Goes Fishing » commence par « Then » sans que ne soit

indiquée une action antérieure. Cela donne l’impression qu’à force d’entendre les histoires

de son père et de les répéter, Will ne sait plus ce qu’il a raconté précédemment ou non. Le

roman se détache définitivement de son support écrit lorsque Will dit du personnage

nommé Buddy : « [he] had graying temples, just like they say in books ».124 Cette réflexion

montre que les paroles de Will sont orales, et non inscrites elles-mêmes dans un livre.

Bien que Big Fish présente de nombreuses caractéristiques des tall tales et

s’inscrive dans la culture du Sud des États-Unis, le récit filmique innove. Jean-Loup

Bourget note que Burton fait deux entorses aux caractéristiques généralement admises des

tall tales.125 La première est que, allant à l’encontre des histoires grandioses, Big Fish se

recentre sur le « schéma thématique traditionnel » d’un fils qui tente de comprendre son

père, afin de réparer la dynamique familiale. Malgré les anecdotes épiques tout au long du

film, le récit montre un intérêt pour les émotions subtiles et l’équilibre difficile entre amour

et agacement. La deuxième entorse relevée par Jean-Loup Bourget est la diminution de la

violence. En effet, la violence absurde qui caractérise les tall tales est plutôt remplacée par

un univers féérique empreint de bonté, d’entraide et d’acceptation des différences.

Renouvelant les tall tales, Big Fish est plus drôle et ironique que violent. Par exemple, la

scène de combat contre Helldog emprunte à l’esthétique du film gore : l’acte

particulièrement sanglant décrit des gestes brutaux comme « clutching and finally ripping

out his massive heart ».126 Cependant, l’exploit d’Edward, à savoir arracher le cœur du

chien féroce tout en tenant une enfant dans ses bras, est aussi improbable qu’il est raconté

122 Ibid., p.25. 123 Ibid., p.31. 124 Ibid., p.50. 125 Jean-Loup Bourget. Op. cit., p.12-14. 126 Daniel Wallace. Op. cit., p.99.

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très brièvement, comme si de rien n’était. La dissonance entre le ton du roman et

l’accomplissement du personnage, ainsi que l’incrédulité que cela provoque chez le lecteur,

sont sources d’humour.

L’humour noir dans Big Fish résulte de l’apparition d’un élément inattendu. Ainsi,

lorsqu’Edward arrive à « the place with no name », il décrit des façades telles que « Cole’s

Pharmacy », « the Christian Bookstore » et « the Good Cafe ». Alors que le village semble

habité par des gens bien-pensants, Edward aperçoit « a whorehouse ». Cette incongruité

est d’autant plus marquée qu’Edward ajoute « It was just a house where a whore lived »,

comme s’il avait besoin de s’assurer que le lecteur ait bien compris.127 L’humour inattendu

du roman détourne tous les moments qui semblent un peu trop parfaits. L’image d’un

village charmant est donc brisée par une allusion à la sexualité illicite, aux pulsions

refoulées par la morale. De même, le moment romantique où Edward s’apprête à déclarer

sa flamme à Sandra Templeton est contrebalancé par l’évocation de l’excitation sexuelle,

comparée à un besoin pressant. Ces ajouts empêchent tout moment de paraître grandiose

et stoppe l’effet recherché par les tall tales. Le film, tout public, ne peut se permettre ces

pointes de vulgarité. Toutefois, Tim Burton a su préserver l’humour incongru du roman en

mettant en images les contrastes. Lorsqu’Edward travaille au cirque, son air béat (il est

amoureux) détonne aux côtés de l’éléphant qui se soulage.

Traditionnellement, les tall tales font intervenir des événements qui questionnent la

limite entre le réel et le surnaturel. Les récits se terminent en révélant que les événements

magiques sont bien réels, comme le veut la culture du Sud. Dépassant ce cadre du vrai et

du faux, Big Fish énonce que la vérité, ultimement, importe peu :

the hint that the fantastic adventures were true, is a conventional resolution to

a tall tale. But in Big Fish, the truth of Edward’s tales is finally irrelevant. It is

by inventing these tales that we make sense of our lives – make it possible, in

some way, to live them, rather than give in to depression or suicide. And it is

by telling tales – or making movies – that we perhaps touch one another most

deeply.128

127 Ibid., p.38. 128 Hayli England-Weldon. « Psychoanalytic Criticism and Tim Burton’s ‘Big Fish’ », The Odyssey Online

[en ligne]. https://www.theodysseyonline.com/psychoanalytic-criticism-tim-burtons-big-fish Eastern

Kentucky University [consulté le 27 sept 2017].

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La tension entre Edward et Will s’insère bien dans les tall tales, car l’un croit en ses

histoires extraordinaires tandis que l’autre choisit d’abord de les rejeter. À la fin, le désir

de vérité absolue de Will est abandonné au profit de sa réconciliation avec son père.

Cependant, cet éloignement des caractéristiques des tall tales ne fait que replonger Big Fish

au sein de la tradition orale, puisque dans l’esprit de transmission d’un héritage culturel,

Will reprend les souvenirs d’Edward pour les raconter à son tour.

2.2.4 Intertextualité : de nombreuses références littéraires et artistiques

Nous l’avons vu, Big Fish fait appel à plusieurs traditions littéraires. Cependant, il

est intéressant de noter que Big Fish emprunte aussi à de nombreux styles artistiques. La

construction de l’œuvre et son sujet renvoient, par exemple, aux romans picaresques du

XVIe siècle. Venus d’Espagne, ces récits mettent en scène un jeune homme qui raconte lui-

même les aventures qui l’ont mené à voyager et à rencontrer une variété d’individus. Le

roman picaresque est généralement découpé en chapitres assez indépendants, chacun

narrant un événement vécu par le protagoniste. Big Fish possède un lien certain de parenté

avec cette littérature européenne, mais il est aussi influencé par le romantisme et

l’impressionnisme. Comme les textes romantiques, la vie d’Edward révèle une exaltation

des passions et le goût du voyage. La costumière du film confirme cette influence : elle dit

avoir habillé les habitants de Specter avec des tenues qui leur donnent un aspect aérien, car

ils incarnent une idée romantique et impressionniste du village.129

Les relations intertextuelles vont toutefois plus loin. Dans le roman, c’est Edward

lui-même qui les évoque. Au chapitre intitulé « His Great Promise », Edward est alité parce

qu’il grandit trop vite. Il raconte lire de tout, même du « Horatio Alger ». Horatio Alger est

un auteur du XIXe siècle dont le thème de prédilection est celui d’un jeune homme issu

d’un milieu très pauvre qui finit par se faire remarquer par un homme riche grâce à un acte

de bravoure ou d’honneur. Suite à son départ d’Ashland, la vie d’Edward s’apparente à

cette ascension sociale qu’il a découverte au cours de ses lectures. L’évocation de ce thème,

surnommé « Horatio Alger myth », sert à inscrire Edward dans une continuité littéraire.

129 Colleen Atwood dans « A Fairytale World », dans les bonus du film Big Fish. 00:03:02.

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Cela explique également son intégration dans un thème connu de la littérature, car ayant lu

des romans lorsqu’il était enfant, il a pu avoir envie de reproduire la vie de ses héros.

Le parcours chaotique, mais néanmoins déterminé d’Edward, rappelle également

les aventures inventées par Mark Twain : The Adventures of Tom Sawyer et Adventures of

Huckleberry Finn (1876 et 1884 respectivement). D’après la référence à Horatio Alger, il

est possible d’imaginer qu’Edward ait aussi lu quelques-uns de ces romans. Dans beaucoup

d’histoires de Mark Twain, une bande d’enfants partent en exploration et rencontrent des

êtres effrayants comme des sorcières, ce qui fait basculer les récits à la frontière du

fantastique. De plus, le protagoniste est un garçon qui mène une vie très anonyme avant de

se révéler par une grande destinée. À la lumière de ces éléments, il apparaît évident que les

écrits de Mark Twain aient influencé Tim Burton, notamment dans la scène où la bande

d’enfants s’approchent de la maison de la sorcière une nuit, et qu’Edward est le seul à oser

frapper pour réclamer l’œil de verre qui les terrifie tant. Le style oral et l’humour féroce de

Mark Twain sont par ailleurs des caractéristiques reprises par Daniel Wallace dans

l’écriture de son propre roman.

L’intertextualité dans Big Fish n’est pas seulement un moyen de caractériser les

personnages ; c’est une atmosphère toute entière. Ainsi, les scènes en Alabama reposent

sur des descriptions presque idylliques de la nature qui accueille Edward et lui permet de

se reposer sous les arbres, au bord des lacs et des rivières. Similaire à la littérature pastorale,

les travaux des champs sont mis à l’avant-plan, les fermiers étant décrits de manière très

positive. Elise Marienstras voit dans le recours à la pastorale dans la littérature américaine

la nostalgie d’un temps meilleur : « La permanence de cette vision vient du désir qu’ont les

Européens de retrouver, avec l’innocence première, le Paradis perdu. » Au-delà des

morales chrétiennes, il « s’agit de la conception de cette nation qui, s’inscrivant dans le lieu

et le temps du mythe, se pare de la virginité que permet seul le commencement absolu. »130

Cette image se retrouve dans le roman. Lors de son départ d’Ashland, Edward s’enfonce

dans la forêt et semble y vivre une nouvelle naissance. D’enfant, il est devenu adulte,

communiant avec une nature dont la beauté s’incarne même en femme nue dans une rivière,

qui remercie Edward de l’avoir sauvée d’un serpent en baptisant une clairière de son

130 Elise Marienstras. Les mythes fondateurs de la nation américaine : essai sur le discours idéologique aux

États-Unis à l'époque de l'indépendance, 1763-1800. Paris : F. Maspero. 1976, p.79.

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nom.131 À ce moment, entourés par la nature dans un paysage idyllique, Edward et la

femme nue s’apparentent à des représentations modernes et américaines d’Adam et Ève.132

Cependant, l’humour dans Big Fish ironise la pastorale en portant un regard bien

plus cynique et effrayant sur la vie rurale. Si la pastorale rêve d’un pays vierge de villes,

Big Fish montre que l’homme n’y est pas vraiment en communion avec la nature. En effet,

il n’y a pas de grandes étendues vierges dans le roman. Partout où Edward pense

s’aventurer vers l’inconnu, il passe devant un village, un « country store » ou un ponton de

bois. Aucun recoin de nature n’est vierge ; l’humain s’y est installé. Le film offre le même

point de vue, ce qui est particulièrement visible dans la scène après le braquage qui a fait

d’Edward un complice de Norther Winslow. Les deux hommes s’arrêtent sur le bord d’une

route isolée en pleine nature. Pourtant, non loin derrière, la terre est criblée d’immenses

pompes à pétrole, signe ironique que l’humain conquiert la nature jusque dans les

profondeurs du sol.

Un autre genre fortement ancré dans la culture des États-Unis influence l’écriture

de Big Fish : le western. Le protagoniste part à l’aventure et rencontre sur son chemin des

regroupements de gens dans des villages comme « the place with no name » ou Specter.

Cette progression du personnage sur le territoire rappelle les récits de conquête de l’Ouest,

dans lesquels le brave héros dépasse les groupements de colons dans le désert à la

découverte de contrées lointaines. Dans le film, l’idée de déplacement peut être vue dans

le cirque itinérant, qui n’a pas d’attaches dans un lieu fixe et parcourt le pays. Le thème du

duel est également très présent dans Big Fish, notamment par le conflit opposant Edward

et Don. Dignes d’un film western, les deux hommes sont rivaux. Si, dans le film, Edward

refuse la violence par amour pour Sandra, Edward et Don se battent dans le roman. Edward

veut défendre l’honneur de Sandra, tout comme un héros de western tient à protéger la

femme sans défense. L’altercation est d’ailleurs rédigée comme un duel western :

« Without another word, the situation was clear, just as it would have been one hundred

years before in a frontier town out west and Don had met him in the middle of a dusty

street, hand on his holster. This was a showdown. »133 Ce passage ancre l’histoire d’Edward

131 Daniel Wallace. « The Girl in the River », op. cit., p.24-27. 132 La théorie de l’American Adam est développée par R. W. B. Lewis dans The American Adam: innocence,

tragedy and tradition in the nineteenth century. États-Unis : University of Chicago Press. 1958, 200 p. 133 Daniel Wallace. Op. cit., p.82.

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dans une tradition américaine mais aussi, et plus largement, dans la grande tradition du duel

masculin pour la main d’une belle femme, présent dans les genres littéraires depuis

l’Antiquité. Toutefois, au-delà du voyage physique, Big Fish peut être perçu comme une

référence aux films de John Wayne, dans lesquels le thème de la conquête de soi remplace

celui de la conquête de l’Ouest. D’aventure en aventure, Edward se forge sa personnalité,

et par les souvenirs qu’il raconte, il se construit en tant que conteur. Les cheminements

physiques lui ont d’ailleurs permis d’affirmer son identité.

2.3 Représentation du récit et son ancrage dans la société américaine actuelle

2.3.1 Le récit, ses symboles et représentations

Certaines formes de symbolisme sont faciles à détecter. Le lecteur-spectateur est

habitué à les retrouver dans beaucoup de récits, quel que soit le média qui les véhicule.

Pourtant, André Gardies et Jean Bessalel avance ceci :

Une image n'a pas de sens "en soi". Elle n'a qu'une sorte de virtualité

sémantique générale dont l'actualisation particulière résulte de sa mise en

rapport avec d'autres images […] [Le] véritable vecteur, sémiogénétique au

cinéma, ne se situe pas au niveau du plan, mais du montage des plans. Il en

résulte que le réalisme, dans un film, ne se confond pas avec le réalisme

photographique, c'est-à-dire avec l'analogie.134

Aux symboles déjà répandus s’ajoutent donc des images symboliques. Alain Jetté évoque

dans son mémoire sur la transécriture les « signes stéréotypaux », des éléments en

apparences anodins qui permettent, en un mot ou une image, d’ajouter une nouvelle couche

de signification à la situation présentée.135 Un exemple de signe stéréotypal se trouve dans

le film Big Fish, lorsque les premières images de Will le présentent dans un bureau qui

donne sur la tour Eiffel. Par cet élément distinctif, le spectateur sait d’emblée que le

personnage se trouve à Paris. De plus, les images précédentes présentaient son père dans

des environnements très naturels, pêchant dans un lac entouré de forêts. La tour Eiffel

signifie que Will se trouve dans une grande ville. Le monument vient alors présenter une

134 André Gardies et Jean Bessalel. 200 mots-clés de la théorie du cinéma, p.72. Cité dans Alain Jetté. Op.

cit., p.46. 135 Alain Jetté. Op. cit.

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première opposition entre les environnements des personnages, ce qui présage de

nombreuses différences qui opposeront le père et le fils dans la suite du récit.

Parmi les symboles qui parcourent les genres artistiques depuis des siècles se trouve

également l’onomastique. En effet, un lecteur-spectateur averti a l’habitude de voir dans

les noms propres fictifs des significations qui, souvent, donnent des informations

supplémentaires. Les noms des personnages indiquent, par exemple, un trait de caractère

fort ou sa fonction au sein du récit. Dans Big Fish, le nom Edward Bloom rappelle la fleur

qui éclot, une belle façon de décrire sa personnalité naïve mais pleine d’énergie, prête à

découvrir le monde. La femme dont il tombe follement amoureux s’appelle Sandra

Templeton, nom dans lequel se trouve le mot « temple », indiquant que l’amour qu’Edward

lui porte est proche de la vénération. De son côté, Norther Winslow est un personnage

désorienté qui cherche sa voie entre poète et braqueur de banque, d’où le parallèle entre

son prénom et une boussole. Il ne manque qu’une lettre au prénom Norther pour indiquer

une direction. Son nom de famille, découpé en « Win-slow », montre qu’il met du temps à

trouver son chemin. « Win » apporte tout de même un message d’espoir, car suite à une vie

de poète anonyme et de braqueur de banque raté, il finit par trouver la destinée qui lui

correspond parfaitement. Will Bloom reprend le nom de famille de son père, indiquant dès

le début de l’histoire qu’une transmission va être opérée entre les deux personnages, soit la

passation de l’identité de conteur. Toutefois, son prénom est aussi le nom commun pour

désigner la volonté. Têtu, Will est déterminé à découvrir la vérité, prêt à briser la carapace

de son père pour y parvenir. Puis, lorsqu’il comprend Edward et ses motivations, il souhaite

perpétuer sa mémoire et former un recueil de contes à partir des souvenirs de son père.

Le symbole qui résume la réconciliation finale entre Will et Edward est un lit.

Presque toutes les interactions entre le père et le fils se font autour d’un lit dans le film.

L’objet est présent à divers stades de la vie, en commençant par le jeune Will alité à cause

de la varicelle. Le lit ponctue les moments présents, car Edward qui est malade n’en sort

que très rarement. Le fils est également présent au chevet de son père lors de son décès à

l’hôpital. À la fin du récit, père et fils sont réconciliés et les histoires qui les ont séparées

pendant un temps les réunissent désormais autour du lit, symbole des contes et histoires du

soir racontées en famille. Le lit est un lieu qui recueille la symbolique du rapport père-fils,

le support qui démontre l’évolution de l’entente familiale. Il peut être considéré comme la

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représentation concrète de l’intermédialité sur laquelle repose le récit Big Fish. En effet,

cette intermédialité illustre le processus de transmission, tout comme le lit est symbole du

transfert qui s’opère entre Edward et Will. De plus, la définition établie de la transécriture

indique qu’un média (littérature, cinéma), sert à recueillir un support, lequel se charge de

mettre en scène des idées (fabula). Le média et le lit sont ce qui permet l’organisation

structurelle, l’ancrage concret des idées immatérielles. Ici, le lit symbolise la passation de

l’identité, à la fois de conteur et de père. Ces deux rôles définissaient Edward et par

transmission ils reviennent à Will. Dans la dernière histoire du récit, celle que Will fait de

la transformation d’Edward en poisson, le fils porte son père dans ses bras, signe physique

que les liens ont été définitivement renoués.

Le récit de Big Fish reprend des spécificités de nombreux genres, qu’il associe pour

faire naître un nouveau style, à la fois unique et inscrit dans une continuité artistique. Les

mêmes idées, thèmes, personnages et symboles se retrouvent dans le roman et le film.

Cependant, la sensibilité de Burton l’amène à prioriser des éléments du récit qui ne sont

pas forcément les plus importants pour Daniel Wallace. Comme il a été démontré dans le

premier chapitre, la contrainte du film, précisément montrer des lieux, des situations et des

actions non-indiqués dans le roman, est considérée comme une opportunité pour Burton.

Laissant libre cours à sa propre interprétation des péripéties, il peut modifier le récit. Dans

une entrevue, Burton explique : « [the movie] puts images to feelings that are hard to

express. »136 Le réalisateur se sert des possibilités qu’offre le média cinéma pour exprimer

des idées par les images et le son.

Burton a notamment recours à des marques visuelles pour insuffler subtilement une

atmosphère, là où le roman doit couper la narration pour détailler une idée, un sentiment.

Les couleurs sont importantes dans le film et leurs significations se transmettent au

spectateur sans pour autant casser le rythme des actions qui s’enchaînent. Le cas le plus

marquant du film est l’association d’Edward à la couleur rouge. Couleur chaude et

lumineuse, elle sert à marquer les événements dans lesquels Edward se distingue du monde

réel et morne qui l’entoure. Que ce soit par sa chemise, sa voiture ou tout autre accessoire,

le rouge attire l’attention sur le protagoniste. Cette couleur est souvent associée à la vie, au

136 Tim Burton dans « Tim Burton : Storyteller », bonus du film Big Fish. 00:01:23.

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courage et à la détermination, des traits de caractère sous lesquels Edward souhaite

justement se montrer lorsqu’il raconte ses souvenirs.

Burton utilise également la symétrie dans les décors dans bon nombre de ses films.

Celle-ci exprime pour lui l’enfermement dans un environnement trop structuré. La symétrie

sonne faux, car elle signifie que tout est froidement calculé, retirant la spontanéité de la

vie. À cette représentation visuelle s’associe son horreur des banlieues ternes où rien ne se

passe.137 Dans Big Fish, la nature est composée d’une végétation diverse et luxuriante, de

l’herbe verte aux lacs calmes et reposants. À l’inverse, la scène où Edward se trouve face

à un lotissement trop parfait sonne faux et ressemble plus à une publicité qu’à une scène

de vie.138 Par ses associations d’images, Burton parvient à faire ressentir un détachement

du spectateur vis-à-vis des banlieues. Ce dernier comprend alors mieux le désir d’aventures

du protagoniste.

Grâce à ses capacités multi-médiales, le film transmet aussi des idées par la musique

comme dans la scène où Edward découvre Specter pour la première fois. S’avançant dans

le village, il passe devant un joueur de banjo, assis sur son porche de maison. La scène,

tout comme la musique jouée, est une reprise de la scène connue du film Deliverance

(thriller de John Boorman, 1972), dans lequel un jeune garçon joue cet air à la fois joyeux

et angoissant au banjo. Burton a confirmé avoir tenu à ce qu’il s’agisse du même acteur,

afin d’associer définitivement les deux scènes. Ainsi, alors qu’Edward arrive dans ce

village en apparence charmant et serein, la mélodie au banjo crée une tension chez le

spectateur qui ressent alors une angoisse face aux habitants trop parfaits. Leur calme et leur

joie lui paraissent suspects. Grâce à la musique, Burton parvient à faire transparaître une

nouvelle émotion, malgré la vision idyllique de Specter que les habitants tentent de mettre

en valeur. Burton s’adresse au ressenti du spectateur plus qu’à sa raison. Il communique

des sentiments sans les exprimer explicitement, ce que le roman a plus de difficulté à faire

puisque les idées et les émotions sont véhiculées par des mots. Les descriptions et les ajouts

de termes négatifs ou dissonants freinent donc le lecteur dans sa découverte du village en

apparence parfait.

137 Le réalisateur appelle la banlieue de Burbank où il a grandi « the pit of hell ». Il détaille son horreur des

banlieues dans « Odd Man In », par David Edelstein dans Tim Burton : Interviews, op. cit., p.32. 138 Big Fish. 00:20:48.

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2.3.2 Symbolisme de l’eau

Le symbole qui revient le plus dans Big Fish est l’eau. L’évocation de l’eau existe

dans de nombreuses œuvres à travers les époques et se voit attribuer plusieurs

significations. La reprise de ce thème dans Big Fish inscrit l’œuvre dans un processus de

transmission et d’héritage des genres artistiques qui l’ont précédée. L’évocation de l’eau

se fait par l’écho au mythe de l’Ondine selon Bouget : « le lien établi d’emblée entre le

poisson-chat et l’alliance suggère le thème de l’Ondine, ce qu’expliciteront les apparitions

d’une charmante sirène ».139 Dans la mythologie grecque, Ondine était une nymphe,

divinité associée à la nature qui vit dans les courants d’eau et prend les traits d’une belle

jeune femme. La femme d’Edward lui est comparable ; elle veille sur lui jusqu’à la fin de

sa vie. Ce rapprochement est particulièrement bien montré dans le film. Alors qu’Edward

s’immerge dans l’eau de sa baignoire, que nous avons déjà appelé son trône aquatique, il

est rejoint par Sandra qui le rassure autant qu’elle l’aime. De plus, Ondine est souvent

décrite ainsi, coiffant ses cheveux couleur d’or avec un peigne précieux, souvent en argent

ou en ivoire. Les cheveux dorés de la jeune Sandra et le fait qu’Edward n’a pu la garder à

ses côtés que grâce à une alliance en or terminent d’associer la femme à une divinité

mythologique.

Le thème de l’eau, présent dans Big Fish, l’est tout autant dans les contes classiques.

En effet, les océans sont souvent des obstacles dangereux dans les contes, comme dans le

récit de Moby-Dick, œuvre canonique de la quête dans le corpus littéraire américain. À

l’inverse, les rivières sont les repères des fées et des havres de paix. De même, dans Big

Fish, les lacs et rivières sont sources d’apaisement au fil des péripéties d’Edward. Dans ses

souvenirs, il peut souvent s’y reposer avec sérénité. Tim Burton choisit cependant de faire

apparaître un poisson dans la piscine, sous les yeux de Will. Le merveilleux s’installe à ce

moment dans la réalité étriquée du fils. L’eau est dans cet exemple le déclencheur d’une

nouvelle étape du récit, où Will va accepter son père tel qu’il est, plutôt que de chercher la

vérité absolue dans ses histoires.

La frontière aquatique est largement développée dans les mythes américains.

Marienstras résume ainsi le rapport qu’entretient le pays à l’eau :

139 Jean-Loup Bouget. « Big Fish : Tall Tale », dans Positif, n°517, mars 2004. p.12-14.

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Depuis les premiers puritains, chez William Bradford déjà, l’Océan a été le lieu

où l’histoire se perdait, où les émigrants, traçant dans leurs chartes les traits de

la société à venir, se construisaient une autre histoire, et échappaient aux

mesures du temps européennes. Cette tradition qui fait de la mer le lieu du

temps mythique se perpétue, chez les Américains, jusque dans le Moby Dick

de Melville. […] Le plus souvent, l’Atlantique est comparé à la mer Rouge,

l’émigration des sectes anglaises est identifiée à la fuite des Hébreux.140

Souvent en lien avec des phénomènes aquatiques, les expériences d’Edward au cours de

ses voyages s’inscrivent parfaitement dans la tradition artistique, et surtout littéraire, des

États-Unis.

L’eau prend de nouvelles significations dans Big Fish. Elle décrit à la fois Edward,

Will et leur relation houleuse. L’eau est présente par les lacs et les rivières qui semblent

constamment ponctuer les aventures d’Edward, lui offrant des lieux de repos après un

nouvel exploit. Elle reste indomptable et imprévisible, source à la fois de calme

lorsqu’Edward pêche, et de mystère lorsque représentée par la femme nue dans la rivière.

Le thème de l’eau est marqué dès le début du récit. Le film s’ouvre sur une vue sous-

marine, tandis que les premières lignes du roman décrivent Edward plongeant ses pieds

dans une rivière. Au fil du récit, Edward demande de l’eau et commente régulièrement sur

sa soif. L’eau est vitale et sa soif d’eau peut être comparée à la soif d’aventures qui l’a

animée toute sa vie. Les images aquatiques représentent alors un courant, le flux des

événements qui se sont enchaînés dans la vie du protagoniste. La continuité du père au fils

dans Big Fish est marquée par le fait que l’eau représente autant Edward que Will. Joel

Edwards commente la double signification de l’eau ainsi : « Water is restless movement,

like Edward, but it can also be slow and consistent, like Will. »141 Si ce thème symbolise

la personnalité des deux hommes, le roman précise aussi que, lorsqu’Edward dû arrêter de

nager à cause de sa maladie, Will s’est mis à faire des longueurs dans la piscine familiale.142

La transition du père au fils est montrée concrètement.

L’image symbolique de l’eau est fortement ancrée dans la culture américaine. Par

son image purificatrice de renaissance dans la religion chrétienne, la transformation

d’Edward en poisson est l’aboutissement du thème aquatique. Celle-ci est marquée tout au

140 Elise Marienstras. Op. cit., p.76. 141 Joel Edward. BIG FISH Dramaturgical Study Guide. (Online Study Guide, College of Arts & Sciences,

option Theatre). Abilene Christian University. p.6. 142 Daniel Wallace. Op. cit., p.69.

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long de l’œuvre, que ce soit par les images du protagoniste dans la piscine, sa soif

grandissante ou, dans le film, par la sérénité qu’il ressent lorsqu’il se plonge dans la

baignoire remplie d’eau. Dans le roman, Will se souvient que son père dépérissait lorsqu’il

passait trop de temps à la maison : « On those first nights home his eyes were so bright you

could swear they glowed in the dark, but then after a few days his eyes became weary. »143

Les yeux de l’homme sont semblables à ceux, blanchissant, d’un poisson hors de l’eau. Les

folles aventures sont l’élément dans lequel Edward vit et s’épanouit. S’il se transforme en

poisson dans l’anecdote finale, Edward devient subtilement un poisson bien plus tôt dans

sa vie. Dans le chapitre « How It Ends », Will, qui regarde son père nager, remarque un

changement notable : « He cut through the water without seeming to displace it at all. His

long pink body, covered in scars, lesions, bruises, and abrasions, shimmered in the

reflecting blue. »144 Les cicatrices sur le corps d’Edward deviennent des écailles, les

marques sur son corps sont celles d’un poisson longtemps chassé, mais jamais capturé.

Avant même la métamorphose finale, Edward est ce « catfish » impossible à capturer

souvent évoqué dans le récit. Lors du dernier séjour d’Edward à l’hôpital, Will décrit

quelques symptômes graves de son père, tels que rapportés par le Dr. Bennett. Celui sur

lequel la narration s’attarde est le « chronic hemolytic anemia ».145 À cause de cette

maladie, le corps d’Edward contient trop de fer, sa peau se décolore et devient extrêmement

sensible à la lumière. Le protagoniste est scientifiquement considéré comme un poisson.

Les éléments aquatiques qui symbolisent la passation familiale opérée chez les

Bloom diffèrent selon le support artistique. Si le roman se concentre sur les générations qui

précèdent Edward, ce dernier évoquant à plusieurs reprises son propre père, le film choisit

de se tourner vers le futur de la famille Bloom. En effet, les dernières images du film

mettent en scène le fils de Will qui raconte l’histoire de Karl le géant à des amis. Devenu

père et conteur à la suite d’Edward, Will perpétue les anecdotes et choisit de faire de son

père un mythe en continuant à raconter ses exploits. La transmission multigénérationnelle

s’exprime symboliquement dans le film par la récurrence de l’eau. Au cours du récit,

Edward nage dans la piscine familiale. Alors que Will en fait l’entretien un soir,

143 Ibid., p.17. 144 Ibid., p.165-166. 145 Ibid., p.170.

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l’apparition surnaturelle et fugace d’un poisson déclenche la remise en cause de ses

convictions à propos de la vérité et du mensonge. Les dernières images du film situent le

fils de Will dans cette même piscine alors qu’il raconte l’histoire de Karl. La symbolique

de l’eau s’étend désormais au-delà d’Edward et de Will pour représenter la passation au

sein de la famille Bloom. De plus, l’eau prend la forme d’une rivière pour Edward, d’un

verre d’eau qui crée le lien entre le père et le fils et d’une piscine dans laquelle le fils de

Will se baigne. L’évolution de la forme de l’eau évoque le progrès humain et la capacité à

contrôler son environnement. Le thème de l’eau est repris par Burton, qui se l’est approprié

afin de le reformuler, sans pour autant le déformer. Au contraire, la connaissance du roman

et du film offre une meilleure compréhension du récit grâce à l’accumulation des images

symboliques.

2.3.3 La figure du père, symbole d’autorité

Le manque de communication entre un père et son fils est un problème qui fait écho

au contexte contemporain du lecteur-spectateur. Il peut alors s’identifier aux problèmes

familiaux présentés dans Big Fish. Dans son étude sur le rapport d’un enfant à l’autorité

paternelle, Myriam Gosselin met en parallèle les dynamiques d’une famille fictionnelle et

le rapport père-fils tel qu’observé dans la société américaine moderne. Pour son

argumentation, elle se sert des théories de Jung à propos des attentes d’un fils vis-à-vis de

son père :

Dans l’inconscient collectif, il existe des traits dominants qui, en principe, sont

incarnés par un père et qui ont des conséquences sur les fonctions qu’il remplit

auprès de ses enfants. Ainsi, pour le père réel comme pour les enfants, une

même matrice, transmise de génération en génération, permet l’élaboration de

contenus psychiques inconscients qui déterminent les attentes et les

comportements qui seront adoptés.146

Ainsi, dans une relation filiale, un père cherche inconsciemment à se conformer à l’idée

qu’il se fait d’un bon père. Il tente également d’agir selon les attentes de son enfant qui

désire une figure paternelle au comportement idéal, c’est-à-dire dévoué, aimant et veillant

à la bonne éducation de sa progéniture. Cette recherche d’idéal est présente

146 Myriam Gosselin. Op. cit., p.101.

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inconsciemment chez la plupart des pères et des enfants, de même qu’elle se transmet à

travers les générations et influence généralement les dynamiques des relations familiales.

Dans Big Fish, Edward ne correspond pas à l’idée que Will se fait d’un père présent

dans la vie familiale. Bien au contraire, Edward, père réel, est bien loin du père idéal que

Will s’imagine. « L’archétype du père, présent dans l’inconscient de [l’enfant], est en

attente de modélisation effective. Cette modélisation dépend de la présence d’un homme

apte à devenir père », souligne Gosselin.147 Le récit montre un fils aux prises avec son père

réel, qu’il souhaite transformer pour le faire correspondre à son idée du père idéal qu’il

s’imagine. Will est frustré de ne pas reconnaître en Edward un père compréhensif qui se

conforme à ses désirs de vérité et d’objectivité. La tension vécue par Will est le moteur de

sa quête identitaire, car elle régit toute ses discussions avec Edward. Le fils recherche son

père autant qu’il le critique et rejette l’homme qui se trouve devant lui. Cette attitude est

de nouveau expliquée par Gosselin d’après Jung : les enfants qui se sont sentis abandonnés

semblent toujours à la recherche de l’affection, de la validation du père. La figure paternelle

est un besoin incontournable dans la construction de l’identité individuelle de l’enfant, dans

le récit Big Fish autant que dans la réalité.

Les conflits familiaux, et surtout les rapports difficiles qu’un père peut entretenir

avec son fils, sont des sujets bien développés dans les arts occidentaux contemporains. De

nombreuses œuvres étudient la complexité des relations entre un père et son fils, y compris

les films de Tim Burton. Guy Corneau a analysé la relation père-fils au regard des discordes

qui existent dans nos sociétés modernes. Dans Absent Fathers, Lost Sons: The Search for

Masculine Identity, Corneau tire de la mauvaise relation père-fils « the fundamental hero

pattern in western culture ».148 Deux points de son analyse s’appliquent particulièrement

bien à l’étude de Big Fish. Le premier est le suivant : « the son always has to overcome the

father to start out on his quest ».149 Dans le roman comme dans le film, Will se trouve à un

moment décisif de sa vie : adulte tout juste sorti de l’université dans le roman, sa femme

est enceinte dans le film. Ayant entamé un nouveau chapitre de sa vie, Will cherche du

réconfort auprès de son père, ainsi que des enseignements face à des responsabilités

147 Ibid., p.53. 148 Guy Corneau. Absent Fathers, Lost Sons: The Search for Masculine Identity. Cité dans William Doty. Op.

cit. 149 Ibid.

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imminentes qui l’effraient. En somme, il cherche à devenir adulte et à apprendre son futur

rôle de père auprès du sien. Alors qu’il pensait au début rejeter les méthodes éducatives

d’Edward, Will réalise au fil du récit que les histoires de son père l’ont aidé à appréhender

la vie. Par la suite, Corneau soulève un deuxième point important : « a healthy model of

masculinity can sometimes only be found within the personal self—a sort of benign

narcissism in which the young man comes to admit to his own nobility and competence,

since praise has not come from the so-important father figure ».150 Au début du récit Will

fait beaucoup de reproches à son père : à cause des absences répétées d’Edward, le fils ne

se sent ni soutenu ni valorisé. Cette frustration pesante mène Will à outrepasser ses attentes

pour se forger sa propre estime de lui-même.

La question du rapport au père et de l’héritage qu’il laisse à ses enfants est aussi

présente dans les romans et films états-uniens contemporains, car elle permet un débat

autour du fonctionnement fondamental de la société actuelle. La figure du père,

omniprésente dans cette société, est considérée plus comme un mentor intellectuel qu’un

géniteur. Big Fish illustre cette distinction. L’œuvre met en scène un fils qui ne reconnaît

pas l’image d’un père chez Edward et qui pourtant est accompagné dans sa quête par une

figure spirituelle. Les figures paternelles sont multiples dans la société américaine

contemporaine. La première figure paternelle très présente aux États-Unis est Dieu. Appelé

« Father » par les croyants, Il guide ses fidèles tout au long de leur vie dans la découverte

d’eux-mêmes. Il les pousse également à toujours aider autrui, donc à se placer en tant

qu’individu indépendant qui prend l’autre en considération et cherche à lui venir en aide.

Le roman de Big Fish fait d’Edward un représentant de la figure christique arrivée

sur Terre. En effet, avant d’accoucher, la mère d’Edward se trouve entre la vie et la mort.

Pendant un court instant, elle voit son fils, rayonnant de lumière, qui lui fait ressentir une

chaleur.151 La mère d’Edward est une Vierge Marie des temps modernes. Par la suite,

Edward est secouru par une femme après s’être fait attaquer. Lorsqu’elle le prend dans ses

bras, la scène fait allusion à la Pietà de Michel-Ange qui représente Jésus, après sa

crucifixion, sur les genoux de Marie.152 La solennité du père spirituel est toutefois discutée

150 Ibid. 151 Daniel Wallace. Op. cit., p.6. 152 Ibid., p.53.

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dans Big Fish, notamment par l’allusion au « Christian bookstore » de « the place with no

name ». Tout comme ce village est angoissant, parce que trop parfait, la religion paraît

bonne mais peut cacher une doctrine inquiétante. Daniel Wallace invite le lecteur à remettre

en cause les guides spirituels et intellectuels qu’il suit sans questionnement au fil du récit.

Suivant cette remise en question, Will, l’enfant qui se sent abandonné, peut être vu

comme une représentation de l’humanité cherchant sa destinée. Le roman propose un

parallèle entre Will qui cherche sans trouver un père attentif et aidant, et les fidèles qui se

sentent laissés pour compte par Dieu. Bassil-Morozow explore cette comparaison :

« Burton’s characters losing their parents metaphorically represents contemporary man’s

deprivation of God. […] [The] mythological ‘abandonment’ of the child archetype has now

become the more global abandonment of Western humankind by God. »153 Dans une

société américaine très attachée à la religion, notamment parce que le pays fut fondé pour

des raisons religieuses, le sentiment d’abandon de Dieu est vécu comme une tragédie.

L’identité socioculturelle des États-Unis est fortement ancrée dans la religion, avec l’idée

que Dieu vient en aide à ceux qui travaillent dans le but de faire prospérer le pays. Big Fish

montre un fils qui a su se détacher des attentes qu’il imposait à son père pour se construire

par lui-même, sans attribuer son succès à une aide extérieure. L’œuvre invite le lecteur non

seulement à se détacher de l’adoration incontestable d’un Dieu, mais à considérer sa

réussite personnelle et professionnelle comme étant le résultat d’un travail acharné, non

celui d’une intervention divine.

Deuxième grande figure spirituelle, le président des États-Unis d’Amérique

représente le père de la nation. Il unit les individus et aide le peuple à s’appuyer sur le passé

pour mieux construire le futur. Dans le roman, Will compare Edward à Lincoln, homme

fier et connu de tous qui a su défendre ses opinions pour améliorer l’état du pays. Très

engagé dans la lutte pour l’émancipation des esclaves dans le sud des États-Unis, Lincoln

sert d’illustration aux thèmes principaux du Southern Gothic. Il rappelle ainsi non

seulement les origines d’Edward, mais aussi le genre auquel appartient le récit. Edward est

également associé à Benjamin Franklin lorsque le roman décrit comment le héros a endossé

son nouveau rôle de père à la naissance de Will :

153 Helena Bassil-Morozow. Op. cit., p.40-41.

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He made a list of the virtues he possessed and wanted to pass on to me:

perseverance

ambition

personality

optimism

strength

intelligence

imagination

Wrote it on the back of a paper bag. Virtues he’d had to discover himself,

he’d be able to share with me, free of charge. Suddenly he saw what a great

chance this was, how my empty-handed arrival was actually a blessing.

Looking into my eyes he saw a great emptiness, a desire to be filled. And this

would be his job, as a father: filling me up.154

Edward se confie la tâche d’élever son fils en lui transmettant toutes les leçons apprises au

cours de ses aventures. La liste des valeurs qu’il souhaite enseigner à Will ressemblent aux

treize vertus énoncées par l’un des Pères fondateurs de la nation. Cette liste fait d’Edward

un président guidant son citoyen avec sagesse. Pourtant, bien que le président et Dieu soient

les figures paternelles les plus importantes de la société américaine, Big Fish invite à les

remettre en cause. En effet, l’œuvre met en scène Will, qui préfère penser par lui-même

plutôt que d’écouter son père.

154 Daniel Wallace. Op. cit., p.122.

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CONCLUSION

Ce mémoire a interrogé la représentation de la relation père-fils dans Big Fish.

L’étude de la transécriture qui s’est opérée lors du passage du roman au film a permis de

mettre en lumière les enjeux primordiaux du récit. L’analyse du processus de transécriture

implique le recours à des notion précises. Ainsi, les termes fabula et syuzhet ont permis de

définir ce qui, dans le roman, constituent les éléments fondamentaux du récit. Ces derniers

ont ensuite été transférés dans un autre média et représentés sous la forme d’un film. En

séparant le sujet de ses représentations, nous avons pu démontrer que le roman et le film

offre deux versions d’une même histoire. Cette réflexion nous a mené à considérer la

transfictionnalité pour expliquer les différences entre les deux types de représentation.

Chaque média possède ses caractéristiques propres qui influencent la construction d’un

récit. Si l’écriture du roman s’attarde sur les pauses analytiques et les réflexions

introspectives, les images et les plans sonores du film expriment plus directement les

émotions afin de pointer un élément sans pour autant freiner la narration des actions. Ainsi,

chaque artiste dispose de moyens différents pour communiquer une histoire auxquels

s’ajoutent leurs interprétations personnelles. Le lecteur-spectateur qui a connaissance de la

double représentation de Big Fish possède alors deux portes d’entrée pour découvrir cet

univers fictif. Une étude par le biais de la transfictionnalité propose de considérer que

chaque représentation du récit propose des connaissances distinctes de l’histoire qui se

déroule. L’association des deux œuvres, texte et film, permet d’accéder à une

compréhension approfondie des enjeux de Big Fish.

Le passage du roman au film est considéré comme une transmission, qui est le

thème majeur de Big Fish. En effet, Big Fish repose sur un triptyque de transmission, la

première étant la transécriture. La deuxième concerne la forme qu’adopte le récit. Si celui-

ci est indéniablement représenté grâce aux caractéristiques du Southern Gothic, des

références sont faites à d’autres genres et traditions littéraires. Ainsi, l’héroïsme d’Edward

rappelle les épopées des mythes antiques ; ses souvenirs sont racontés suivant le format du

conte merveilleux et les images de l’Alabama sont influencées par l’adoration de la nature

dans les pastorales. À cela s’ajoute les références intertextuelles au sein même du récit,

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comme lorsqu’Edward évoque l’auteur Horatio Alger ou que Will fait clairement référence

à Jack and the Beanstalk pour raconter l’enfance de son père. Big Fish est l’aboutissement

de ce mélange qui témoigne d’une continuité artistique à travers les époques. En effet, les

multiples emprunts à diverses périodes artistiques montrent que les œuvres d’art

s’influencent et que Big Fish intègre l’histoire de l’art. Edward et Will représentent cette

transmission des récits et des esthétiques, puisqu’ils sont des conteurs. Le fils hérite de

l’identité de conteur de son père et diffuse à son tour les anecdotes en tant que narrateur du

roman et du film.

Tim Burton reprend un récit déjà existant et, avec l’aide de John August, le

remodèle selon sa sensibilité tout en l’adaptant au média d’accueil. Cela ne crée pas un

récit indépendant, mais plutôt une association de deux formes artistiques qui

approfondissent les angles et approches d’une même histoire. Le récit n’est pas amoindri

par le passage du roman au film ; il est au contraire bonifié. La tradition de la transmission

orale, qui traverse les siècles et la culture du Sud des États-Unis, est perpétuée par le

renouvellement du récit de Big Fish dans un second média. Dans « Le processus

adaptatif », Groensteen défend qu’une œuvre est forcément imprégnée, voire influencée

par son contexte historique : « Ce contexte est notamment et indissociablement artistique,

culturel, social, économique et idéologique. S’agissant en particulier du média, l’œuvre est

nécessairement déterminée par la situation du média à un moment historique donné. »155

Si cela s’avère vrai pour une œuvre unique, Big Fish semble dépasser ce cadre. Par la

transécriture opérée entre deux médias et la reprise de thèmes fondamentaux dans l’histoire

des arts, l’œuvre Big Fish est déterminée par de fortes influences qui lui donnent un

caractère atemporel. Y sont abordées des questions cruciales comme la recherche

d’identité, l’héritage légué du père au fils ou l’amour. Autant de thèmes qui ne sont pas

propres à une époque, mais qui concernent tout le monde. Big Fish pourrait prendre place

n’importe où, puisque l’œuvre survole les enjeux politiques et raciaux qui, autrement,

enfermeraient le récit dans une époque ou un lieu précis.

Insistant sur l’atemporalité du récit, Tim Burton choisit de ne pas évoquer la

ségrégation dans son film. Il confie dans la revue Positif :

155 Thierry Groensteen. « Le processus adaptatif. (Tentative de récapitulation raisonnée) » dans La

transécriture, pour une théorie de l’adaptation, op. cit., p.274.

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Le Sud qu’on voit dans le film n’est pas réaliste ! S’il l’avait été, il aurait fallu

montrer le racisme, la ségrégation, le poids de la religion, ça ne m’intéressait

pas. Je me souviens que lors du tournage des scènes de cirque, l’un des

figurants locaux s’est approché de moi pour me dire : « Vous savez, votre

histoire se passe dans les années 50, il n’y avait pas de Noirs mélangés aux

Blancs comme vous le montrez. » Je lui ai répondu que ce n’était pas un

documentaire sur le Sud, mais un film sur un homme vivant dans l’imaginaire.

Ed Bloom n’est pas raciste, donc quoi de plus normal pour lui que d’imaginer

son meilleur ami noir en docteur, alors que dans la réalité un Noir n’aurait

jamais pu être médecin à cette époque-là.156

Ne pas faire référence au passé chargé du sud des États-Unis est un choix artistique. Burton

montre ainsi la vision idéalisée des souvenirs d’Edward. Cette omission peut être

considérée comme une leçon : la ségrégation et les guerres politiques ne sont pas dignes

des humains. Se battre ne mène à rien, les individus doivent s’entraider s’ils désirent

progresser individuellement et collectivement. Burton invite à se détacher des événements

sombres du passé, sur lesquels le Southern Gothic revient pourtant bien souvent, sans pour

autant oublier l’Histoire. Il préfère mettre en avant des situations positives, lors desquelles

des hommes ont fait preuve d’entraide ou se sont simplement rassemblés pour rire et se

divertir.

Ayant acquis les leçons de son père, Will voit dans certaines histoires d’Edward les

défauts qu’il ne veut pas reproduire. Le père possède les pendants négatifs de ses qualités :

en étant trop courageux, déterminé et motivé par le succès, il ne s’arrête pas pour profiter

de ce qu’il a accompli. Angoissé par l’idée de ne pas avoir tout vécu, Edward n’est présent

nulle part. Dans le roman, il fait de son histoire d’amour avec Jenny un récit médiéval. Il

se présente comme un chevalier des temps modernes, sauvant la belle jeune femme d’un

marécage qui menace d’engloutir sa maison en ruines pour obtenir amour et fidélité en

retour. Cependant, les souvenirs montrent également qu’Edward se soucie peu de Jenny

une fois qu’il l’a confortablement installée dans une maison de Specter. Il lui rend visite de

temps en temps, mais ne reste jamais. Délaissant Sandra et Will lorsqu’il est en voyage, il

abandonne Jenny quand il retourne auprès de sa famille. Jenny représente les parcours de

vie auxquels Edward n’a pas su renoncer. Tout comme il ne s’installe jamais au sein d’une

communauté, il n’emprunte pas un chemin de vie sans tenter de s’engager sur les parcours

156 Michel Ciment et Laurent Vachaud. « Entretien Tim Burton. Pour moi, l’imaginaire est plus vrai », op.

cit., p.18.

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que sa destinée aurait pu lui réserver. Insaisissable et impossible à arrêter, Edward tente de

vivre plusieurs vies en une seule. Plutôt que de répéter le schéma familial connu, Will

apprend des erreurs de son père.

Will complète le parcours initiatique de son père, passant définitivement d’un

individu isolé à un adulte pleinement intégré dans une communauté. Le film marque bien

la période de solitude, autant durant l’enfance de Will (par exemple la scène autour du feu

de camp) qu’à l’âge adulte. Devenu journaliste, le personnage se trouve dans un bureau

grouillant de monde où personne ne s’adresse à lui, pas même son interlocuteur au

téléphone. Cependant, une fois l’apprentissage auprès de son père accompli, Will sait se

tourner vers les valeurs qui le comblent. Contrairement à Edward, Will ne recherche pas la

reconnaissance ; il trouve plutôt le succès dans un cercle d’individus qui lui sont chers. Les

dernières images du film le montrent dans le jardin de sa maison d’enfance, entouré par sa

famille et ses amis dans une ambiance conviviale autour d’un barbecue. La continuité de

la quête identitaire se transmet du père au fils, car fort des expériences d’Edward, Will

choisit de retourner à ses racines (la maison familiale) pour trouver le bonheur. Cette

construction de l’identité à travers les générations se dévoile à la fin du film, bien qu’elle

fût annoncée dès le début du roman. Dans le prologue, Will indique voir son père à la fois

jeune et vieux. Il reconnaît une part de lui-même chez le jeune homme qu’était Edward.

Bien loin d’être une copie d’Edward, Will se sert des leçons tirées des souvenirs de son

père pour apprendre à mener à bien sa quête identitaire et à trouver la communauté qui lui

correspond.

Suivant les traces de son père, Will reprend son rôle de conteur en devenant le

narrateur de Big Fish. Il ne se contente pas de répéter les histoires merveilleuses, il s’y

insère et s’y affirme. Le roman explicite cette transition grâce au chapitre « In Which He

Has a Dream », récit d’un rêve d’Edward durant lequel Will finit par dire « I ». Alors qu’il

réprimait l’inclusion du merveilleux dans les souvenirs, le fils raconte le rêve du père à la

manière d’un événement qu’il aurait réellement vécu. La frontière est floue entre réalité et

fiction, entre souvenir et mensonge. Lorsqu’il utilise sa propre imagination pour décrire

des anecdotes auxquelles il n’a pas pris part, Will s’empare des histoires, devenant autant

le protagoniste et narrateur de Big Fish qu’Edward. La passation de l’identité de conteur

du père au fils se dévoile également dans l’organisation du roman. Ainsi, le chapitre « The

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90

Day I Was Born » suit directement celui intitulé « My Father’s Death: Take 3 ».

Symboliquement, quand le père meurt le fils naît et prend sa place. La passation est

complète à la fin de roman, lorsque Will n’évoque plus ses différences avec Edward mais

dit « us ». Il reprend aussi les blagues de son père et commence le chapitre « My Father’s

Death: Take 4 » par ceci : « And so, finally, it happened like this. Stop me if you’ve heard

this one. »157 Ces mots, prononcés par Edward, sont désormais repris par Will. La relation

père-fils étant au centre de Big Fish, John August s’est donc assuré qu’une fois transposés

à l’écran, père et fils se partagent la narration en voix off. Les changements de narrateur

entre père et fils montrent que le rôle de conteur est à la fois transmis et partagé. Le fils

ajoute finalement sa touche personnelle aux histoires qu’il raconte. En effet, les

explications tortueuses d’Edward laissent place aux récits clairs et structurés de Will. Au

lieu de copier son père, le fils s’est réapproprié les souvenirs pour les réinterpréter comme

il le souhaite, influencé par sa personnalité bien plus rigide.

Le principe de transécriture a donc permis de comprendre le rapport

qu’entretiennent Edward et Will au-delà de leurs désaccords. En effet, les personnages

proposent deux visions des mêmes événements. Plutôt que de s’arrêter sur les différences

perceptibles entre les versions, la transécriture propose de prendre en considération la

fabula, soit les éléments qui sont au cœur des histoires racontées et la raison pour laquelle

elles sont diffusées. Les souvenirs d’Edward, racontés par lui-même et remis en cause par

son fils, révèlent une fabula que Will découvre en cours du récit : la transmission des leçons

de vie. Big Fish n’est donc pas le simple récit d’une famille qui peine à se réunir et à

s’entendre. Au contraire, le roman et le film décrivent l’histoire d’un père qui transmet à

son fils tout le savoir acquis grâce aux années d’expériences.

Littérature et cinéma se mêlent et offrent une œuvre qui dépasse les caractéristiques

propres à chaque média. Big Fish s’appréhende grâce à la lecture, mais aussi par sa

représentation audiovisuelle. L’univers fictif de Big Fish devient plus crédible par le fait

que plusieurs artistes créent des versions personnelles d’un même récit. Au fil des rapports

avec son père, Will vient à concevoir que ce n’est pas la vérité qui importe. Si les récits

servent à véhiculer des idées, les histoires ne sont que l’enrobage qui rend la leçon de vie

plus intéressante. Il n’est donc pas question de savoir quelle version de Big Fish serait « la

157 Daniel Wallace. Op. cit., p.169.

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bonne » entre le roman et le film. Le récit est complété par les divers éléments que propose

chaque représentation en laissant le soin au lecteur-spectateur d’interpréter les faits pour

en tirer une signification qui lui est propre.

Bien que l’analyse ai été découpée en chapitres pour organiser la lecture, il est

évident que dans Big Fish tous les thèmes s’entremêlent. Les idées mises à l’épreuve dans

ce mémoire sont à considérer les unes en fonction des autres, car de leur association naît

de nouvelles significations. En effet, l’étude de la transécriture peut sembler bien détachée

de la réflexion sur les histoires héritées de l’époque antique et encore diffusées de nos jours.

Pourtant, par l’association des éléments approfondis, Big Fish démontre que l’essentiel

d’une histoire se dévoile par l’accumulation des points de vue. Ce n’est que parce qu’elle

est transmise, répétée, comprise et déformée qu’une histoire révèle sa véritable raison

d’être.

Big Fish existe comme une œuvre faisant partie de la culture commune. C’est une

somme d’histoires qui, à force d’être répétée, construit sa propre identité. Par son

atemporalité et son indépendance, Big Fish se rapproche d’un mythe dont le propre est

d’être sans cesse repris au fil des siècles et modulé sans pour autant être détruit. Burton se

sert de cette identité pour justifier les inexactitudes de son film, comme les soldats coréens

qui parlent le mandarin.158 Les reprises de mythes ne sont jamais parfaitement exactes,

mais les déformations qui font suite à la réécriture n’enlèvent rien aux sens profonds que

transmet l’histoire. En d’autres termes, la fabula est conservée malgré les différents

syuzhets qui la communique. Par conséquent, après avoir pris connaissance des divergences

du scénario par rapport au premier support de l’œuvre, Daniel Wallace a indiqué avoir

l’impression de retrouver ses personnages « dressed with different clothes » dans la reprise

de Burton.159 Comme l’énonce si bien Anne-Marie Paquet-Deyris : « C’est donc bien en

termes de succession et de filiation que les deux médiums envisagent d’entrée le récit »160.

Médiums qui, eux aussi, expriment tout l’intérêt et l’importance de la transmission des

histoires.

158 Pour plus d’informations sur les modifications apportées au récit par Burton, voir l’entrevue complète.

Olivier de Bruyn & alii. « Big Fish de Tim Burton » dans « Burton père et fish ». Première, n°02902, 2004,

p.36-81. 159 Daniel Wallace dans « The Author’s Journey », dans les bonus du film Big Fish. 00:02:05. 160 Anne-Marie Paquet-Deyris. Op. cit., p.3.

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La transécriture et la notion d’héritage sont les deux thèmes employés dans ce

mémoire afin de montrer que deux subjectivités, loin de s’opposer, peuvent se compléter.

Les différentes façons de livrer le récit n’influent pas sur les thèmes en jeu dans l’histoire.

Plus qu’une invitation à tout remettre en cause, Big Fish propose l’idée selon laquelle aucun

point de vue ni aucune façon de raconter un événement n’est parfaitement vrai ou faux.

Burton évoque à cet effet la scène dans laquelle Edward se transforme en poisson : « The

ultimate symbolism of the movie [has] people questioning what’s true and not true and at

the end of the day it’s all kind of true. That, to me, is like the true nature of memory and

stories. »161 Il ajoute que dans les récits biographiques, les souvenirs les plus justes sont

ceux qui cumulent différents points de vue qui ne s’accordent pas. Burton indique de cette

manière que la multiplicité des points de vue ne noie pas la vérité, mais au contraire fait

surgir ce qu’il appelle « a romanticized version » des faits racontés. L’événement n’en est

que mieux détaillé. Des points de vue divergents permettent une compréhension plus

complète de Big Fish, elle-même représentative du processus de transmission des histoires.

Les deux représentations de l’histoire sont influencées par la culture du Sud des États-Unis,

qui célèbre la diversité culturelle. La transmission ne cherche donc pas l’exactitude des

histoires racontées ; elle offre plutôt à chaque conteur le loisir de se réapproprier les récits

afin de les conter à leur tour.

Big Fish a été analysé à travers le prisme de la transécriture. Cette approche n’a pu

se faire qu’au détriment d’autres pistes de réflexion. Ainsi, une manière pertinente

d’aborder le roman et le film se trouve dans la représentation des symboles. Si le

symbolisme de l’eau a été évoqué au cours du mémoire, les deux supports du récit semblent

également se concentrer sur la représentation de l’amour sous toutes ses formes. Big Fish

concerne bien sûr l’amour familial et filial qui unit Edward et Will, mais aussi l’amour qui

lie Edward à sa femme. Toutefois, le roman s’intéresse également à la luxure par les

anecdotes de la femme nue dans le lac ou l’adultère d’Edward avec Jenny. Dans le film,

Jenny devient plutôt un support du tabou qu’est la pédophilie. Dès l’enfance, elle semble

vouloir garder Edward à ses côtés pour tenter de le séduire une fois devenue adulte. Cette

étude pourrait être complétée par une analyse des théories de la réceptivité, qui visent à

étudier l’inclusion du public dans l’œuvre qu’il découvre. Cet angle serait alors un nouveau

161 Tim Burton dans les commentaires du film Big Fish. 01:55:15.

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moyen d’observer comment Big Fish incite à la réflexion sur la société américaine

contemporaine.

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Oldham Gallery, Royaume-Uni.