Bible et génocide rwandais

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Frolli Gioia 1 ère Master Romanes, finalité FLE Bible et littérature Bible et génocide rwandais « SurVivantes » Esther Mujawayo et Souâd Belhaddad 1

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Travail BIBLE ET LITTERATURE ULB

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Frolli Gioia

1ère Master Romanes, finalité FLE

Bible et littérature

Bible et génocide rwandais

« SurVivantes » Esther Mujawayo et Souâd Belhaddad

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Introduction

Si le génocide de 1994 au Rwanda est un sujet qui m'a toujours intéressée, j'ai été

amenée à me pencher plus intensément sur la question lorsque j'ai décidé de traiter dans mon

mémoire de la possibilité d'aborder ce sujet en classe via des œuvres littéraires.

Du simple intérêt pour l'événement, du sans aucun doute à mes origines maternelles,

je suis donc passée à une analyse minutieuse des différentes causes historiques, politiques et

sociales qui ont entraîné ce génocide. Lors de cette étude, un point m'a particulièrement

intéressée mais celui-ci ne pourra être développé dans mon mémoire, n'ayant pas une

influence directe sur le sujet précis dont je veux traiter. Il s'agit de l'importance qu'ont pu

avoir les récits bibliques dans l'interprétation des différences ethniques entre tutsi et hutu lors

de l'exploration et de la colonisation du Rwanda, ainsi que de l'influence qu'ont pu avoir les

écrits bibliques, connus et assimilés par une grande partie de la population rwandaise, sur leur

expérience du génocide. Le travail à réaliser pour le cours de « Bible et littérature » m'a donc

paru être une excellente occasion de me pencher sur la question.

Pour ce faire, le témoignage d'Esther Mujawayo, recueilli par Souâd Belhaddad, m'a

semblé être un des exemples les plus éloquents que je puisse trouver dans la littérature

traitant des événements de 1994, comme le montre la première phrase du livre :

Tu sais, je me suis identifiée souvent à Esther dans la Bible, et j'ai souvent identifié les Juifs de la Bible aux Tutsi. Tout cela se mélangeait en moi, depuismon enfance, parce que tout coïncidait.1

Ces deux identifications seront l'axe principal de mon analyse : d'une part le lien entre

les deux peuples en question, d'une autre le ressenti personnel d'Esther Mujawayo face au

génocide Tutsi, imprégné de sa connaissance des textes bibliques enseignés par son père

pasteur.

1 MUJAWAYO, E. ET BELHADDAD, S., SurVivantes, Rwanda – Histoire d’un génocide, Editions de l’aube, Coll. l’Aube poche essai, Quetigny, 2005, p.15.

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1. Les Tutsi, ou les « Juifs de l'Afrique »

A. Un peuple persécuté

Lorsqu'elle identifie les Tutsi aux Juifs, Esther Mujawayo parle avant tout des

discriminations vécues par les deux peuples. Il est vrai que les similitudes entre la persécution

des Juifs dans les années 30 et 40 en Europe et celle des Tutsi de 1959 à 1994 ne manquent

pas. S'il serait réducteur de ne voir le génocide Tutsi que comme un re-jeu, une copie du

génocide orchestré par les nazis, on ne peut nier que le gouvernement rwandais semble s'être

intéressé de près aux méthodes exposées dans « Mein Kampf ».2

Pillages, expropriations et exécutions, des phénomènes appelés en kinyarwanda « le

vent », de mauvais vents qui pouvaient cesser par moment mais qui reprenaient toujours

malgré les années et les changements politiques.3 Le vent a soufflé parfois plus fort qu'à son

habitude : en 1959, date de la prise du pouvoir par les hutus, en 1963, en 1973 et enfin, il s'est

fait véritable ouragan dévastant tout sur son passage en 1994.

Après les massacres de 1959 déjà, mon père avait vu brûler sa maison ; après les massacres de 1959 déjà, il avait dû la reconstruire. Aujourd'hui, en 1973, à nouveau sa maison est en train de brûler. Comme Albert, le fils de ma sœur Joséphine, et Pascasia, la fille de ma cousine Iyakaremye, tous deux âgés de neuf ans, vivent chez lui, il les emmène chez la même vieille voisine Nyiragasage qui, déjà, nous avait recueillis lors des massacres précédents de 1959. Albert a beau être Hutu, comme son père, le mari de Joséphine, il ne serait pas épargné, vivant chez ses grands- parents Tutsi. Puis, mon père et les autres adultes partent se dissimuler dans les buissons, comme toujours ; Nyairasage ne peut héberger aucun adulte, ce serait trop dangereux pour elle.4

On croit volontiers Esther Mujawayo quand elle cite les Rwandais comme étant des

champions de l'euphémisme. Non seulement ce type d'événements est réduit à un simple

« vent », comme s'il s'agissait d'un phénomène naturel et inévitable, mais de plus, depuis

1973 déjà le terme « travailler » en kinyarwanda, terme qui sera repris durant tout le génocide

2 COQUIO, C., Rwanda, Le réel et les récits, Belin, Tours, 2004, p.94

3 MUJAWAYO, E. ET BELHADDAD, S., Op. Cit., , p.122-125

4 MUJAWAYO, E. ET BELHADDAD, S., Op. Cit., , p.123

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de 1994, signifie tuer, chasser, brûler, piller des Tutsi.5 Comme le montre Jean Hatzfeld en

recueillant les témoignages des tueurs, pour bon nombre de Hutu, tuer un Tutsi n'avait plus

rien d'un acte répréhensible.

Elie Mizinge explique : « je crois que l'idée du génocide a commencé à germeren 1959, quand nous avons commencé à tuer des lots de Tutsi sans éprouver depunition ».6

On était tous embauchés à égalité pour un seul boulot, abattre les cancrelats. Les intimidateurs ne nous proposaient qu'un objectif et qu'une manière de l'atteindre.7

Déportations ensuite puisqu'une partie des Tutsi ayant survécu aux massacres de 1959

et de 1963 furent envoyés dans les marais du Bugesera. Une région inhospitalière et

insalubre, où il a fallu lutter chaque jour contre la forêt, les animaux sauvages et les maladies.

Le Bugesera sera un des lieux les plus touchés par les massacres des années 90, il ne reste

aucun déporté, membre de la famille de l'auteur, qui ait survécu.8

L'attribution de signes distinctifs et discriminatoires ainsi que les différentes

politiques de quota sont également décrites par Esther Mujawayo dans le chapitre « le

traumatisme de la petite fiche signalétique ». En effet, un nombre extrêmement restreint de

Tutsi a le droit de poursuivre ses études après la sixième primaire, ce nombre se réduit encore

pour l'accès aux études supérieures, aux bourses et enfin aux postes à responsabilités. Chaque

fois, la famille d'Esther ne parviendra à passer entre les mailles du filet qu'à coup de pistons

politiques Hutu, principalement des anciens élèves de son père instituteur qui, malgré le

racisme ambiant, gardaient un grand respect pour celui-ci.9

On est allé vérifié parce qu'une fois lues à l'antenne, ces listes étaient ensuite affichées dans les halls. Et là, on s'est rendu compte que je n'étais pas la seule exclue. La grande majorité des enfants Tutsi n'étaient pas acceptés dans le second cycle des humanités. C'était en 1972, c'était déjà la préparation des

5 Mujawayo, E. et Belhaddad, S., Op. Cit., , p.127

6 Hatzfeld, J., Une saison de machettes, Editions du seuil, Coll. Point, France, 2005, p.63

7 Ibidem, p.19

8 Mujawayo, E. et Belhaddad, S., Op. Cit., , p.105

9Ibidem, p.33, pp.112-121

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événements de 1973, lorsque le gouvernement officialisera l'exclusion des Tutsi dans l'enseignement et dans la fonction publique.10

Cependant, le lecteur apprend également à la lecture de ce témoignage que le père de

l'auteur lui avait enseigné, lorsqu'elle était enfant, qu'autrefois au Rwanda la notion de clan

était plus forte que celle d'ethnie.11 En effet, c'est bel et bien le colonisateur belge qui a

imposé la mention de l'ethnie sur la carte d'identité, ce mot n'existant même pas en

kinyarwanda, on a alors utilisé le mot désignant le clan. Une même culture, une même

langue, les mêmes croyances... Peut-on vraiment parler d'ethnie dans ce cas ? Surtout

lorsqu'on sait qu'il existait autrefois au Rwanda des personnes ne connaissant pas leur

appartenance ethnique, mais aussi qu'il était possible pour certains de changer de groupe

ethnique ou encore de se marier avec un membre d'une autre ethnie.12

Si l'on se penche sur la question, on réalise que c'est encore le colonisateur allemand,

puis belge qui a créé l'image d'un Tutsi aristocratique et fait pour diriger les masses alors que

le Hutu ne pouvait être que soumis et paysan. Tout cela sans tenir compte de toutes les

réalités culturelles et sociales : il existait des chefs Hutus autant que des Tutsi pauvres.13

Cependant, sur ce modèle on accepta dans les écoles et les administrations belges uniquement

les fils de chefs Tutsi, ceux-ci devinrent alors de précieux « hommes de paille de l'Eglise,

princes et secrétaires ». Bref, on ne favorisa qu'une « ethnie » au détriment d'une autre, un

climat idéal pour faire naître un racisme profond et durable.14

Ainsi ces mots, Tutsi et Hutu, ne désignaient ni des races, ni des ethnies, ni même des castes ou des classes, mais des groupes définis à partir de critères socioprofessionnels singuliers, et clans lignagiers dotés de mythes d'origine. Mais pour coloniser il fallait simplifier et pour régner il fallait diviser [...]15

10 Mujawayo, E. et Belhaddad, S., Op. Cit., , p.115

11 Ibidem, p.9712 GASABANO, J-D., Mémoires et Histoire scolaire : le cas du Rwanda de 1962 à 1994, Thèse présentée à la

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’Université de Genève, 2004, pp. 43-45

13 GLUCKSMANN, R., HAZAN D., MEZERETTE, P., Tuez-les tous ! Rwanda : Histoire d’un génocide « sans importance », 2004.

14 COQUIO, C., Op. Cit., p.31-35

15 COQUIO, C., Op. Cit., pp.33-34

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La machine s'inversera lorsqu'en 1959 les Hutu arrivent au pouvoir, soutenus par les

puissances occidentales suite à une volte-face dont elles ont le secret : il s'agissait de soutenir

le peuple majoritaire et paysan, les Hutu, face à l'élite minoritaire des despotes Tutsi, le tout

en oubliant de rappeler que ces mêmes puissances coloniales avaient fortement contribué à la

pérennité et au renforcement de cette domination d'une ethnie sur un autre depuis la

colonisation.

Mais il semble manquer des pièces au puzzle lorsqu'on se base sur le témoignage

d'Esther Mujawayo pour comprendre le génocide : comment deux groupes à la base si

semblables ont-ils pu en arriver à une haine si forte qu'il aura suffit de quelques mois aux

Hutus pour éliminer un million de Tutsi ? Un génocide entre semblables qui n'est pas sans

rappeler la haine fratricide de Caïn et Abel. Pourquoi le colonisateur blanc a-t-il absolument

voulu voir dans le Tutsi un être fait pour régner ? Pourquoi les pratiques de l'Allemagne nazie

ont-elles rencontré un tel succès auprès des différents gouvernements Hutu ?

Ces éléments manquants, Esther ne les livre complètement pas mais les laisse deviner

à travers certains passages de son témoignage :

Le fameux fleuve que je déteste, tant les histoires qu'on raconte sur lui sont terribles. A cause bien sûr, de ses hippopotames et ses crocodiles. Mais aussi, et surtout, depuis les événements de 59 [...], parce que c'est toujours ce même fleuve qui charrie les corps des Tutsi tués. Ce même fleuve aussi qu'un intellectuel Hutu déclarera à ses frères Hutu comme le plus court chemin par lequel renvoyer le hamite Tutsi dans son pays d'origine, l’Éthiopie. Il a été écouté, les massacres auxquels il appelait ont eu lieu. Ils préparaient le génocide d'avril 1994. 16

« Avec ton gros nez, qui donc aurait bien pu te chasser comme Tutsi ? Toi, tu as été prise pour une Tutsi ?» s'est-elle moquée. C'était souvent une plaisanterie à la maison : je n'ai pas le type considéré comme Tutsi ; mon nez est plutôt élargi, mes traits moins fins que ceux de Stéphanie. 17

On savait tous qu'il était Tutsi. Et puis cet Akayesu avait la stature et le stéréotype Tutsi – c'est à dire très grand, mince, le nez effilé, proche du type éthiopien. Dans les livres d'histoire, qu'on veut rectifier aujourd'hui, on nous expliquait que les Twa étaient les premiers habitants du Rwanda, chasseurs et

16 Mujawayo, E. et Belhaddad, S., Op. Cit., , p.110

17 Mujawayo, E. et Belhaddad, S., Op. Cit., , p.120

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potier de race pygmoïde ; ensuite seraient venus les Hutu, agriculteur du Cameroun et de l'Afrique de l'Ouest – généralement petits, forts, le nez épaté ; les derniers habitants arrivés dans le pays auraient été les Tutsi, fins et élancés,originaires d'Abyssinie. Les usurpateurs. 18

Pourtant, Esther Mujawayo ne développe pas ces points sensibles qui semblent être à

l'origine de cette haine inter-ethnique. Peut-être parce que ce n'est pas l'objet de son livre:

psychologue, son témoignage se veut avant tout pragmatique et s'attache principalement à

raconter la longue et lente reconstruction d'une rescapée afin de pouvoir, peut-être, aider

d'autres personnes. Peut-être parce que ces éléments ont été traités par d'autres à de

nombreuses reprises. Peut-être parce qu'ils sont à ce point assimilés par les rwandais que

l'auteur ne ressent pas le besoin d'en parler, peut-être.

Mais qui est donc ce Tutsi, hamite, aux caractéristiques physiques et aux origines

lointaines si bien définies et connues de tous les rwandais ? Quelle est donc cette histoire qu'il

faudrait aujourd'hui réécrire ? Pour répondre à cette question, je recourrai principalement à

l'excellent ouvrage de Catherine Coquio « Rwanda, le réel et les récits »19.

B. Le Tutsi, un hamite au cœur de l'Afrique

a. La malédiction de Cham

Selon le texte biblique de la Genèse, Dieu maudit Canaan, fils de Cham et petit -fils

de Noé, pour le punir de la faute de son père : Cham aurait regardé son père, Noé, nu alors

que celui-ci était ivre.

9.18 Les fils de Noé, qui sortirent de l'arche, étaient Sem, Cham et Japhet.Cham fut le père de Canaan.9.19 Ce sont là les trois fils de Noé, et c'est leur postérité qui peupla toute laterre.9.20 Noé commença à cultiver la terre, et planta de la vigne.9.21 Il but du vin, s'enivra, et se découvrit au milieu de sa tente.9.22 Cham, père de Canaan, vit la nudité de son père, et il le rapporta dehors àses deux frères.

18 Mujawayo, E. et Belhaddad, S., Op. Cit., , p.66

19 COQUIO, C., Op. Cit.

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9.23 Alors Sem et Japhet prirent le manteau, le mirent sur leurs épaules,marchèrent à reculons, et couvrirent la nudité de leur père; comme leur visageétait détourné, ils ne virent point la nudité de leur père.9.24 Lorsque Noé se réveilla de son vin, il apprit ce que lui avait fait son filscadet.9.25 Et il dit: Maudit soit Canaan! qu'il soit l'esclave des esclaves de sesfrères!9.26 Il dit encore: Béni soit l'Éternel, Dieu de Sem, et que Canaan soit leuresclave!9.27 Que Dieu étende les possessions de Japhet, qu'il habite dans les tentes deSem, et que Canaan soit leur esclave! 20

Le chapitre suivant donne la descendance de chacun des enfants de Cham, les trois

premiers fils, Koush, Misraïm et Pout peuplent l'Ethiopie, l'Egypte et l'Arabie alors que

Canaan peuple le « Pays de Canaan » (territoire plus ou moins équivalent actuellement à la

Palestine et à Israël réunis, et que Dieu offrira ensuite à Abraham).21 Il n'est donc fait ici

aucune mention de la couleur noire. Pourtant beaucoup, puisque cette malédiction a été

relayée dans les trois grandes religions monothéistes, interprètent ce texte comme étant

l'origine du partage ancestral entre les races noire et blanche.22

La mention de la couleur noire n'apparaîtrait que dans le Traité Sanhédrin du Talmud

de Babylone, au 6ème siècle. Dans ce texte, suite à une faute d'ordre sexuel, le châtiment de

Dieu aurait été la couleur noire, l'allongement de la longueur du sexe et enfin la nudité. Les

populations d'Afrique subsaharienne, perçues comme étant les héritières de Canaan, seraient

donc inférieures aux autres et leur esclavage s'en trouverait ainsi justifié.23

b. Le hamite, facteur de civilisation

Le Rwanda, pays qui a longtemps résisté à tous types d'envahisseurs, était un territoire

totalement inconnu à la fin du 19ème siècle. Dernier refuge de l'imaginaire, les explorateurs

20 La Bible, trad. SEGOND, L., Ed. d’étude, 1886.

21La Malédiction de Cham. In : Wikipédia [en ligne]. Dernière modification de cette page le 1er mars

2012 à 22:53. http://fr.wikipedia.org/wiki/Mal%C3%A9diction_de_Cham (consulté le 02.01.2012)

22 COQUIO, C., Op. Cit., p.42

23 Ibidem, p.43

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n'ont cessé de vouloir y trouver des analogies entre ce qu'ils y voyaient et les textes de la

Bible ou encore les textes grecs antiques faisant état de la présence de géants éthiopiens et

d'hommes minuscules. Le premier sera le Tutsi, le second le Twa, souvent associé au pygmé.

La recherche fiévreuse des sources du Nil en cette fin de siècle peut être perçue comme la

volonté de faire le lien entre l'Afrique et l'Europe. Et ce lien s'incarnera en la personne du

hamite Tutsi. 24

Car en découvrant au Rwanda une royauté bien installée, une société très élaborée,

bref un véritable Etat, les explorateurs ne pouvaient se résoudre à l'attribuer aux peuples

bantous de la région, puisque les héritiers de Canaan frappés par la malédiction étaient perçus

comme incapables de civilisation. La présence de ces dirigeants, de grands aristocrates aux

traits fins, semblait leur donner raison. Ainsi, sur de simples observations physiques et à

partir d'une réduction du système social en place considérant tout chef comme étant

forcément Tutsi et le peuple soumis comme entièrement Hutu, le mythe du Tutsi hamite

commença à se construire.25

Si on enlevait à l'Afrique noire ce qu'elle a pu emprunter aux civilisations de ses côtes méditerranéennes... Je ne sais pas ce qu'il lui resterait ni même s'il luiresterait quelque chose.26

Les Tutsi sont un autre peuple. Physiquement, ils n'ont aucune ressemblance avec les Hutu, sauf évidemment quelques déclassés dont le sang n'est plus pur. Mais le Tutsi de bonne race n'a, à part la couleur, rien de nègre. Les caractéristiques physiques rappellent de façon troublante le profil de la momie de Ramsès II. Les Tutsi étaient destinés à régner... D'où viennent ces conquérants ? Ils ne sont pas Bantu, cela est bien certain. Mais leur langue est celle du pays, nettement bantoue, sans trace d'infiltration quant à leur origine.27

Les Tutsi, par leurs supposées origines lointaines que l'on fait remonter jusqu'à

l'Ethiopie ou à l'Egypte, seraient pour certains, certes des héritiers de Cham, mais surtout des

fils de Koush et n'auraient donc pas été frappés par la malédiction. D'autres vont encore plus

24 COQUIO, C., Op. Cit., pp.40-41

25 Ibidem, p.32

26 ZABOROWSKI, Bulletin de la société d'anthropologie de Paris, 1893, in COQUIO, C., Op. Cit.

27 Rapport d'Administration Coloniale Ruanda-Urundi, Bruxelles, 1925, pp. 34-35, in COQUIO, C., Op. Cit.

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loin, attribuant aux Tutsi des origines sémitiques, héritiers de Cham du côté maternel et de

Sem du côté paternel, et l'associant ainsi au peuple Juif. Le hamite serait ainsi la

réconciliation de Sem et de Cham, un « métis sublime ».28

Leur physionomie intelligente et fine, leur amour du lucre, leur habileté à s'ingérer partout, semble indiquer une parenté sémitique. 29

Les clichés séculaires antisémites sont ici attribués aux Tutsi, et quoi de plus normal

puisque le Tutsi serait un lointain héritier du peuple Juif. Ce type de discours comporte en

lui-même le germe qui, après s'être enraciné et s'être étendu sur la terre rwandaise, conduira

au génocide.

c. Le rôle de l'Eglise

L'Eglise a eu dès le début une importance politique très forte au Rwanda grâce à la

présence sur le territoire des Pères Blancs. Ceux-ci choisissant une « évangélisation par le

haut », s'intéressèrent donc d'abord aux chefs Tutsi et les rapports font clairement état d'une

préférence Tutsi en ce qui concerne l'accès à l'enseignement et aux postes administratifs. Les

jeunes Tutsi bénéficièrent donc d'un enseignement catholique à l'école Astrid de Butare. On

leur y enseigna la supériorité de leur race, héritière lointaine des blancs, faite pour diriger

l'Etat et le mythe fut donc intériorisé par une grande partie de la population rwandaise.30

Ainsi, dans une revue catholique destinée aux enseignants, on peut trouver des articles sur les

origines égyptiennes des Tutsi ainsi que ce genre de discours sur les trois éléments censés

être à la base de la domination Tutsi :

L’un racial, leur supériorité de type physique : ce sont des gens de haute mine et qui en imposent ; chez les simples et les demi-civilisés, la taille, le port, la noblesse des traits sont générateurs de prestige et d’ascendant. L’autre économique : ce sont des magnats, dont la richesse est constituée par de grands

28 COQUIO, C., Op. Cit., pp.43-44, p.59

29 Mgr Le ROY, Les missions catholiques françaises au XIX siècle, T.V., Paris, 1902 in COQUIO, C., Op. Cit.

30 GASABANO, J-D., Op. Cit., pp.47-50

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troupeaux de bovins – des beneinka. Le troisième est politique : ce sont des hommes nés pour le commandement, tel le Romain de Virgile.31

Ainsi, le Tutsi étant une sorte de « blanc dégénéré » en aurait gardé certaines

caractéristiques : un nez plus fin que celui des races bantoues, une taille haute, des poignets et

des chevilles fines.32

Il n'y a qu'à la lumière de l'histoire de la colonisation et de l'enseignement au Rwanda,

qui a fait du Tutsi un étranger dans son propre pays, que l'on peut maintenant saisir les

phrases d'Esther Mujawayo sur son nez plutôt Hutu ou encore sur le fleuve Nyabarongo mais

aussi sur son identification des Tutsi au peuple Juif. Son père étant pasteur, Esther connaît les

écrits bibliques et l'interprétation qu'on leur a donnée au Rwanda. Le Tutsi est ainsi devenu la

figure de « l'autre » pour les Hutu, un arrogant dominateur venu d'ailleurs, une sorte de

double « blanc » du noir vers lequel se retourneront ses pulsions fratricides : l'étranger,

pourtant si semblable, doit disparaître. 33

Lorsqu'en 1959 l'Eglise et les puissances coloniales changeront de position pour se

ranger aux côtés des Hutu, on ressent parfaitement un fond d'antisémitisme dans les critiques

qui seront adressées aux Tutsi (déjà en gestation dans les propos de Mgr Le Roy en 1952) et

qui sont exactement celles que l'ont retrouve depuis des siècles à l'encontre des peuples Juifs :

on les dit secrets, arrogants et sournois.34

Le Noir qualifié de hamite sera l'incarnation ambigüe du métis, Africain supérieur, mais aristocrate dégénéré, allié potentiel des Européens et de leur administration, mais toujours suspect de duplicité.35

31 Kurerera Imana, n°32, 1952 in GASABANO, J-D., Op. Cit., p.51

32 COQUIO, C., Op. Cit., p.48

33 Ibidem, p.61

34 Ibidem., p.55

35 CHRÉTIEN, J-P., Burundi, l'histoire retrouvée, Paris, Karthala, 1993, p.338.

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d. Génocide et mythe hamitique : Caïn et Abel

Ainsi, le génocide peut être vu comme l'accomplissement le plus total de la fable du

hamite Tutsi, prise au pied de la lettre.36 Les Tutsi verront se retourner contre eux tout ce qui

était censé faire leur supériorité : hommes et femmes seront coupés au niveau des tendons

pour être « raccourcis », ramenés à une taille standard, les femmes Tutsi perçues comme plus

belles et plus délicates subiront les pires sévices sexuels et des milliers de corps seront jetés

dans le Nyabarongo ou la Kagera, désignés quelques années auparavant par les explorateurs

comme les sources du Nil37, afin qu'ils retournent chez eux, en Ethiopie, par le plus court

chemin.

La radio télévision libre des Mille Collines dit : « Mes sœurs Hutu, faites-vous belles, les soldats français sont là, vous avez votre chance, car toutes les jeunesfilles Tutsi sont mortes ! »38

Pendant le génocide, son mari a été tué sur le coup et elle a fui avec son bébé, Vanessa. Toutes deux ont été attrapées près du fleuve Nyabarongo, celui que je déteste depuis l'enfance. Les tueurs lui ont demandé de détacher son bébé deson dos et l'ont noyé sous ses yeux. Puis ils l'ont déshabillée à moitié pour l'humilier. Espérance avait un corps fin, à la taille marquée par de fortes hanches : ils disaient qu'ils voulaient voir le prototype d'une Tutsi et, selon leurimaginaire, Espérance le représentait. 39

D'autres populations africaines ont reçu le statut d'exception de « fils de Koush » :

Massaï, Dinka, Nuba... deviendront les « tribus perdues d'Israël ». Les Nuba se heurteront

d'ailleurs eux aussi aux persécutions politiques et à une volonté d'extermination de leur

« ethnie » suite à cette identification.40 Chez les éthiopiens, censés être donc les ancêtres des

Tutsi, les Falasha seront assimilés au peuple Juif et certains partiront même s'installer en

Israël, reconnus par le gouvernement comme des membres à part entière du peuple Juif.41

Certaines élites Tutsi vont jusqu'à se revendiquer d'origine juive et cette identification

connaîtra un regain de succès suite au génocide, au partage d’une expérience commune.

36 COQUIO, C., Op. Cit., p.66

37 Ibidem., p.62

38 DIOP, B. B., Murambi, le livre des ossements, Zulma, France, 2001, p.170

39 Mujawayo, E. et Belhaddad, S., Op. Cit., , p.81

40 COQUIO, C., Op. Cit., p.44

41 MIHAILEANU, R., Va, vis et deviens, Elzevir Films, 2005

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Alors que le Tutsi était défini comme un pasteur, éleveur de vaches (et celles-ci ont un

statut presque sacré au Rwanda) et que le Hutu était lui censé n’être qu’un cultivateur, le

génocide ne peut qu’évoquer le meurtre d’Abel par Caïn. Car il y avait au départ bien plus de

points de ressemblances que de différences entre Hutu et Tutsi, le génocide semble être la

volonté de supprimer le plus complètement « l’autre » si semblable et pourtant différent,

étranger. Comme dans le mythe biblique des frères ennemis, selon le mythe hamitique, Caïn

le cultivateur est arrivé le premier, Abel ensuite. Mais ce n’est pas ici à Dieu que les présents

d’Abel ont davantage plu mais bien au colonisateur qui a basé tout le système rwandais sur

une forte discrimination en faveur des Tutsi.42

Des dizaines d’années plus tard, un vieux Tutsi résumait ainsi l’ordre

colonial belge : « Tu fouettes le Hutu ou nous te fouetterons ».43

On se souviendra également que Caïn, après avoir éliminé son frère, n’avoue pas ses

méfaits et se contente de cette réponse :

4.9 L'Éternel dit à Caïn: Où est ton frère Abel? Il répondit: Je ne sais pas; suis-je le gardien de mon frère? 44

Une réponse qui n’est pas sans rappeler les témoignages des tueurs dans lesquels se

mélangent déni, refus d’avouer ses propres méfaits, mais aussi un négationnisme voulant

réduire l’importance du génocide ou encore faire croire à un second génocide, contre les

hutus cette fois, lors de l’arrivée de l’armée rebelle.

Ainsi, le génocide de 1994 au Rwanda peut être vu comme l'aboutissement des

théories raciales et ethniques calquées sur une certaine interprétation des textes bibliques de

la Genèse. En refusant la possibilité d'une civilisation trouvant ses sources ailleurs que dans

une population d'origine occidentale, et ce malgré le manque de preuves scientifiques, le

colonisateur a simplifié les relations interethniques rwandaises au point de faire du Tutsi

l'ennemi publique numéro un au Rwanda. Si le roi et sa cour étaient Tutsi, on a fait de tous

les membres de cette ethnie des « complices », des aristocrates, alors que certains n'avaient 42 GOUREVITCH, P., Nous avons le plaisir de vous informer que demain, nous serons tués avec nos familles, Editions Denoël, 2002, pp.65-86.

43 Ibidem, p.79

44 La Bible, trad. SEGOND, L., Ed. d’étude, 1886

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Page 14: Bible et génocide rwandais

aucun pouvoir et vivaient plus pauvrement que certains Hutu. Mais les réalités sociales furent

moins fortes que les mythes et le Tutsi est devenu un infiltré s'ingérant dans les affaires

bantoues, cherchant sans cesse à récupérer son pouvoir, perdu depuis 1959. C'est là la cause

qui a été le plus souvent avancée pour provoquer le génocide : tous les Tutsi du pays étaient

devenus les complices d'une rébellion basée à l'étranger et cherchant à retrouver la

gouvernance du Rwanda pour assujettir à nouveau les Hutu. Et presque tous y ont cru...

Comment en aurait-il pu être autrement puisque les haines et jalousies étaient déjà bien

présentes grâce à un enseignement fait aux enfants leur apprenant l'infériorité de la race

bantoue face à celle du hamite Tutsi, la domination naturelle et justifiée d'une race sur une

autre ?

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Page 15: Bible et génocide rwandais

2. Une Esther qui n'a pu sauver son peuple

Dès l'âge de cinq ans, Esther Mujawayo a appris à lire avec son père, pasteur, et tous

les membres de la famille partageaient chaque soir le rituel de la lecture de la Bible.

Imprégnée depuis son plus jeune âge des récits bibliques, elle n'a pu que repenser à l'histoire

du livre d'Esther lorsque survint le génocide en avril 1994. Esther, cette jeune juive qui

parvint à sauver son peuple du massacre organisé par Hamman, conseiller de son époux le roi

de Perse.45 Une fois encore, les analogies ne manquent pas, mais il ne s'agit pas ici de revenir

à nouveau sur l'identification du peuple Tutsi au peuple Juif. Ce chapitre s'attachera plutôt à

souligner les similitudes entre le récit présenté dans le livre d'Esther et les événements de

1994 au Rwanda, ainsi qu'à montrer comment l'éducation chrétienne d'Esther Mujawayo a

influencé son expérience du génocide.

A. Un extermination programmée

Il est naturel que la petite Esther Mujawayo se soit identifiée à celle des récits

bibliques puisque les reproches adressés au peuple que l'on veut exterminer étaient les

mêmes : arrogance, refus de se plier à la loi, ruse... Comparons des passages du livre d'Esther

avec les témoignages de génocidaires recueillis par Jean Hatzfeld :

3.2 Tous les serviteurs du roi, qui se tenaient à la porte du roi, fléchissaient le genou et se prosternaient devant Haman, car tel était l'ordre du roi à son égard. Mais Mardochée ne fléchissait point le genou et ne se prosternait point.3.3 Et les serviteurs du roi, qui se tenaient à la porte du roi, dirent à Mardochée: Pourquoi transgresses-tu l'ordre du roi?3.4 Comme ils le lui répétaient chaque jour et qu'il ne les écoutait pas, ils en firent rapport à Haman, pour voir si Mardochée persisterait dans sa résolution; car il leur avait dit qu'il était Juif.3.5 Et Haman vit que Mardochée ne fléchissait point le genou et ne se prosternait point devant lui. Il fut rempli de fureur;3.6 mais il dédaigna de porter la main sur Mardochée seul, car on lui avait dit de quel peuple était Mardochée, et il voulut détruire le peuple de Mardochée, tous les Juifs qui se trouvaient dans tout le royaume d'Assuérus. 46

45 Mujawayo, E. et Belhaddad, S., Op. Cit., , pp.15-1646 La Bible, trad. SEGOND, L., Ed. d’étude, 1886

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Page 16: Bible et génocide rwandais

3.8 Alors Haman dit au roi Assuérus: Il y a dans toutes les provinces de ton royaume un peuple dispersé et à part parmi les peuples, ayant des lois différentes de celles de tous les peuples et n'observant point les lois du roi. Il n'est pas dans l'intérêt du roi de le laisser en repos.47

Ca émanait de nos anciens. Le soir autour de la Primus, ils traitaient les Tutsi de chétifs et d'arrogants dans des conversations sans gravité. [...] un Hutu pouvait bien se choisir un ami Tutsi [...], il ne devait toutefois pas se confier. Pour le Hutu, le Tutsi pouvait être un dissimulateur en n'importe quelle occasion. Il apparaissait gentil dans sa manière et serviable de caractère, mais il cultivait une malice cachée. Il devait être une cause naturelle de méfiance. 48

Le Hutu se méfie toujours de quelques intentions enfouies dans le caractère du Tutsi, qu'il nourrit en secret depuis l'Ancien Régime. Il voit du danger même chez le plus faiblard ou le plus gentil d'entre eux.49

Mais il n'y a pas que les reproches adressés qui sont semblables, les méthodes

également : le gouvernement n'a qu'à mobiliser une population obéissant à ses supérieurs sans

aucune réflexion personnelle, une population à laquelle il suffit d'ordonner pour qu'elle

exécute, et ce même si l'ordre est l'élimination totale de toute une population, le meurtre et le

pillage. La radio des Milles collines a remplacé les édits royaux mais le principe reste le

même : légitimation de la violence, incitation à la haine, listes de personnes à exécuter... Une

organisation minutieuse visant à l’extermination.

3.12 Les secrétaires du roi furent appelés le treizième jour du premier mois, et l'on écrivit, suivant tout ce qui fut ordonné par Haman, aux satrapes du roi, auxgouverneurs de chaque province et aux chefs de chaque peuple, à chaque province selon son écriture et à chaque peuple selon sa langue. Ce fut au nom du roi Assuérus que l'on écrivit, et on scella avec l'anneau du roi.3.13 Les lettres furent envoyées par les courriers dans toutes les provinces du roi, pour qu'on détruisît, qu'on tuât et qu'on fît périr tous les Juifs, jeunes et vieux, petits enfants et femmes, en un seul jour, le treizième du douzième mois, qui est le mois d'Adar, et pour que leurs biens fussent livrés au pillage.3.14 Ces lettres renfermaient une copie de l'édit qui devait être publié dans chaque province, et invitaient tous les peuples à se tenir prêts pour ce jour-là.

47 Ibidem

48 HATZFELD, J., Une saison de machettes, Editions du seuil, Coll. Point, France, 2005, p.241

49 HATZFELD, J., Op. Cit., pp.244-245

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Page 17: Bible et génocide rwandais

3.15 Les courriers partirent en toute hâte, d'après l'ordre du roi. L'édit fut aussi publié dans Suse, la capitale; et tandis que le roi et Haman étaient à boire, la ville de Suse était dans la consternation. 50

Le complot fut orchestré dans l'entourage immédiat du chef de l'Etat, Juvénal Habyarimana. Depuis 1990, à l'instigation ou avec la complicité active du président et du gouvernement, les massacres de Tutsi se multiplièrent en toute impunité. [...] Avec la complicité de l'armée et du pouvoir, ils usèrent d'une stratégie simple par la mise en place de deux instruments de pouvoir qui, en temps voulu deviendront ceux de l'extermination : la formation de milices et l'utilisation des médias. [...] des listes de personnes à abattre circulaient, et servaient à les identifier rapidement [...]51

B. Foi et génocide

Le père d'Esther est un homme de grande foi, comme le montre les noms de ses filles

qui se nomment dans l'ordre : « Je prie un Dieu qui m'écoute », « dont la volonté

s'accomplit », avec « bienveillance » et qu'il veut « servir toujours ».

Mon nom, Mujawayo, signifie « servante de Dieu ». On n'a pas de nomde famille au Rwanda ; traditionnellement, cela n'existe pas. On a juste un nom à soi, individualisé.52

Un nom et un prénom lourds de signification qui pèseront sur les épaules d'Esther

attendant, espérant durant tout le génocide qu'arrive « son » miracle. Un miracle qui ne

viendra pas, qui la fera douter d'elle et du Dieu en qui son père lui avait toujours appris à

placer tous ses espoirs.

... Quand papa m'a donné ce prénom d'Esther, je croyais vraiment que je pourrais faire quelque chose pour sauver les gens. Ca m'a fait mal d'ypenser pendant le génocide parce que je me disais : « Allez, allez ! Essaie de... », mais je n'y suis pas arrivée.53

50 La Bible, trad. SEGOND, L., Ed. d’étude, 1886

51 DESTEXHE, A., Rwanda, Essai sur le génocide, Editions complexe, Bruxelles, 1994, pp.48-49

52 Mujawayo, E. et Belhaddad, S., Op. Cit., , pp.24-25

53 Ibidem., p.25

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Page 18: Bible et génocide rwandais

Car lorsqu'au milieu du génocide Esther perd son époux, elle perd également la foi et

ne peut que penser que Dieu les a tous définitivement abandonnés.54 Un Dieu démissionnaire,

en défaut, que l'on retrouve dans les titres de nombreux documents traitant des événements de

1994 : « Le jour où Dieu est parti en voyage » un film de Philippe Van Leeuw55, « J'ai serré la

main du diable » le livre témoignage de Roméo Dallaire56, général de l'ONU, « L'ombre

d'Imana57 » de Véronique Tadjo58, la bande dessinée « Rwanda, descente en enfer »59. Une

question revient toujours, dans chaque témoignage, chaque roman : comment continuer à

croire après un génocide? En qui croire encore lorsqu'on voit la violence dépasser

l'entendement et se déchaîner, systématique, contre tous, lorsqu'aucun pays étranger n'est

capable de se décider à intervenir, lorsqu'on est dénoncé par ses voisins, trahis par ses amis.

Comment croire en Dieu lorsqu'on a vu, comme Esther, que les occidentaux en partant

faisaient évacuer leurs animaux domestiques alors que l'on tuait chaque jour des milliers

d'enfants dans les rues60, ou encore qu'on se heurte comme elle à des religieuses qui refusent

d'abriter une seule personne de plus même s'il s'agit de votre propre sœur et qu'elles la

connaissent61. Que s'est-il passé au pays où tous aimaient à répéter que Dieu venait s'endormir

chaque nuit ?

"Même s'il passe ses journées ailleurs, Dieu revient chaque nuit au Rwanda." C'est dans mon pays un proverbe plus ancien que l'invasion des missionnaires. Oui, Imana venait tous les soirs dormir au Rwanda, disait-on. Les prêtres nous ont appris qu'il fallait l'appeler Mungu, soit Dieu en swahili. Alors nous l'avons appelé Mungu. Mais très vite, en cachette d'abord, ouvertement ensuite, nous nous sommes remis à l'appeler Imana. Et nous nous sommes mis à le célébrer de nouveau, la nuit. C'est cela l'âme rwandaise, rebelle à l'endoctrinement. Comprenne qui pourra.Imana vient-il encore dormir tous les soirs dans mon pays? Et était-il chez nous le soir du 6 avril 1994? Ne nous a-t-il pas abandonnés dans

54 Ibidem., p.58

55 VAN LEEUW, P., Le jour où Dieu est parti en voyage, 2009.

56 DALLAIRE, R., J’ai serré la main du diable. La faillite de l’humanité au Rwanda, Ed. Libre Expression, 2003.

57 Imana est le Dieu vénéré par les Rwandais avant la colonisation

58 TADJO, V., L’ombre d’Imana, Actes Sud, Babel, France, 2005.

59 AUSTINI, A., GRENIER, C. ET MASIONI, P., Rwanda 1994, Descente en enfer, Albin Michel, 2005.

60 Mujawayo, E. et Belhaddad, S., Op. Cit., , p.58

61 Ibidem , pp.166-167

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Page 19: Bible et génocide rwandais

la gueule du diable? Peut- être, ce jour-là, n'a-t-il pas eu le temps de revenir au Rwanda, tant la nuit est tombée vite?62

La foi ébranlée d'Esther Mujawayo se dessine dans son récit : une relation ambiguë

avec Dieu, qui lui fera tantôt penser qu'il les a définitivement délaissés, tantôt baptiser sa fille

en catastrophe en plein génocide lorsqu'elle réalise que ce n'est pas encore fait.63 Car se

résigner à renoncer à Dieu dans de telles circonstances serait finalement perdre tout espoir,

mais aussi renier les enseignements de son père. Malgré l'exécution de celui-ci, elle ne peut

que se rappeler l'homme qui savait lui faire aimer Dieu en lui racontant les jours où il avait du

remettre entre ses mains sa vie et celle de sa famille et où Il ne l'avait pas abandonné, un père

qui leur apprenait à rejeter la colère et à avoir pitié de ceux qui les agressaient.64 Et c'est sans

doute grâce à ses enseignements qu'elle a su transformer la culpabilité du miracle qu'elle

n'accomplira jamais pour les siens en une force, un combat permanent pour la vie, la sienne et

celle de ses filles, mais aussi celle des autres rescapées du Rwanda.

Sa reconstruction ne pouvait se faire qu'aux côtés des autres, de toutes celles qui n'ont

pas eu la chance, comme elle, de pouvoir s'exiler quelques temps après le génocide avec les

derniers membres de leur famille pour pouvoir respirer à nouveau, aux côtés de toutes celles

qui ont été violées et souvent ainsi infestée par le virus du VIH. Esther reprendra des études

de psychologue et travaillera pour l'association des veuves rwandaises Avega, enfin, elle

trouvera en elle la force d'aimer à nouveau sans avoir l’impression de trahir son époux défunt,

Innocent.

Ma seule satisfaction a tenu à l'exercice professionnel de ce qu'auparavant, je pratiquais d'instinct : l'écoute des autres. Et surtout à la certitude, grâce à ce nouveau métier, d'être utile à Avega, toutes ces veuves du génocide d'avril dont beaucoup sont devenues de proches amies. Il est impossible de vivre au Rwanda sans clan. Le mien avait été exterminé, Avega en symbolise un nouveau.65

Je ne veux pas les comprendre, je ne veux pas les excuser. Ils l'ont fait, ils l'ont fait et je veux qu'ils paient et qu'ils dorment mal. Est-ce que tu crois qu'ils dorment ? 66

62 MUKAGASANA, Y. La mort ne veut pas de moi, Fixot, Paris, 1997

63 Mujawayo, E. et Belhaddad, S., Op. Cit., , p.28

64 Ibidem , pp.59-74

65 Mujawayo, E. et Belhaddad, S., Op. Cit., , pp.226-227

66 Ibidem , p.87

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Page 20: Bible et génocide rwandais

Peu à peu, après un long chemin, Esther pourra retrouver un semblant de foi. Car si

Esther dit ne plus parvenir à croire en la justice des hommes après certaines parodies de

procès auxquelles elle a assisté, ce qui ne l'empêche pas d'admirer celles qui s'investissent

dans des procès de génocidaires, elle semble vouloir encore croire en la justice divine. Un

denier espoir : l'idée que, peut-être, son père disait vrai quand il affirmait que ceux qui

commettaient le mal étaient plus à plaindre qu'eux, puisque ceux qui ont cruellement éliminés

ses parents ne semblent aujourd'hui pouvoir trouver la paix, qu'ils s'entre-tuent ou sombrent

dans la folie. Peut-être disait-il vrai en prônant le pardon puisque, si Esther n'y est pas encore

parvenue, elle a tout de même le sentiment que c'est la seule chose qui pourrait l'apaiser. Elle

a fait un choix, celui d'être plus du côté de la vie que de celui de la mort, sa seule vengeance

possible sur les tueurs, une décision qu'elle a prise grâce notamment à l'une des rescapées de

l'association Avega qui lui a offert l'une des plus belles leçons de courage qu'il soit sans doute

possible de trouver au sein de l'humanité :

Donc en 1994, son mari est tué, ses sept enfants sont tués, Joséphine elle-même est coupée partout, laissée pour morte. Et quand elle me retrouve, c'est justement le moment où je suis si révoltée contre Dieu, où je suis dans cet état d'esprit de « vengeance, vengeance ! » Je la rencontre donc et elle me dit : « Ecoute, Esther, arrête! Tu es en train dejouer le jeu du diable ! » Et elle continue : « Esther, tu me connais bien, nous avons étudié ensemble. Tu sais combien d'enfants j'avais, tu sais ce que j'ai vécu, tu sais. Mais j'ai décidé de ne pas me laisser tuer une deuxième fois par le diable qui les a armés, qui leur a donné la machette et ils ont tué, tué, tué. Ils ont presque réussi l'extermination, lasolution finale. Mais Dieu est plus fort que le Diable. C'est pour ça que tu as survécu et que j'ai survécu. Et toi, maintenant, tu es en train de mourir à l'intérieur parce que ça, c'est le plan numéro deux du programme du diable : tous ceux qu'il n'a pas eus par la machette, il veut les avoir à l'intérieur. Et ils vont être des morts vivants. Esther, regarde maintenant, tu as la chance d'avoir tes enfants, tu as la chance d'avoir un boulot et d'être en bonne santé, mais u ne pense pas cela, toi, tu n'es pas contente, tu n'es pas heureuse. » [...] C'est d'elle, en fait, que j'ai pris cette chose dont je t'ai parlé, cette décision de me dire : « Esther, regarde ce que tu as, au lieu de voir seulement ce que tu as perdu », et d'être moins fâchée avec Dieu.67

67 Mujawayo, E. et Belhaddad, S., Op. Cit., , pp.73-74

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Page 21: Bible et génocide rwandais

Conclusion

Le témoignage d’Esther est une leçon de courage et de vie d’une rare force. Si je l’ai

choisi ici pour ses liens avec les récits bibliques, il ne faut pas en oublier l’essentiel : il s’agit

avant tout du récit d’une survivante, d’une rescapée. Elle nous rappelle à tous l’incroyable

instinct de survie de l’être humain, sa capacité à aller de l’avant même dans les pires

moments, à se pencher pour aider les autres même quand il aurait lui-même besoin d’aide.

Je pense, et ça sera là le sujet de mon mémoire, qu’il est nécessaire de faire circuler

auprès des jeunes l’histoire du génocide du Rwanda, via la littérature, les témoignages, les

reportages ou encore les films. L’essentiel est de former une jeunesse capable de regarder ce

qui se passe au dehors, des citoyens capables de se mobiliser si nécessaire, capables de

recourir à leur propre morale pour juger de certains évènements. Car pour beaucoup, les

événements de 1994 ne se résument qu’à de simples tensions ethniques loin, très loin, dans

un pays qui ne nous concerne plus depuis longtemps et peu voient l’intérêt de se pencher

réellement sur la question. Oublier les causes plus profondes du génocide, oublier

l’implication de la Belgique dans celui-ci, ne conduirait qu’à d’autres drames de cette

ampleur et je reste persuadée qu’apprendre en allant à la rencontre de l’autre peut être un

moyen de former, pour le monde de demain, des citoyens du monde prêts à s’investir, à

manifester, à s’engager dans les causes qu’ils trouveront juste.

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Page 22: Bible et génocide rwandais

Bibliographie

La Bible, trad. SEGOND, L., Ed. d’étude, 1886.

http://www.info-bible.org/lsg/INDEX.html

COQUIO, C., Rwanda, Le réel et les récits, Belin, Tours, 2004.

DALLAIRE, R., J’ai serré la main du diable. La faillite de l’humanité au Rwanda, Ed. Libre

Expression, 2003.

DESTEXHE, A., Rwanda, Essai sur le génocide, Editions complexe, Bruxelles, 1994.

DIOP, B. B., Murambi, le livre des ossements, Zulma, France, 2001

GASABANO, J-D., Mémoires et Histoire scolaire : le cas du Rwanda de 1962 à 1994, Thèse

présentée à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’Université de

Genève, 2004.

http://doc.rero.ch/lm.php?url=1000,40,3,20050324140653-WJ/1_these_GasanaboJ-D.pdf

GLUCKSMANN, R., HAZAN D., MEZERETTE, P., Tuez-les tous ! Rwanda : Histoire d’un

génocide « sans importance », 2004.

http://www.dailymotion.com/video/xlwre_1-2-tuez-les-tous_news

GOUREVITCH, P., Nous avons le plaisir de vous informer que demain, nous serons tués avec nos

familles, Editions Denoël, 2002.

HATZFELD, J., Une saison de machettes, Editions du seuil, Coll. Point, France, 2005.

MIHAILEANU, R., Va, vis et deviens, Elzevir Films, 2005

MUJAWAYO, E. ET BELHADDAD, S., SurVivantes, Rwanda – Histoire d’un génocide, Editions

de l’aube, Coll. l’Aube poche essai, Quetigny, 2005.

TADJO, V., L’ombre d’Imana, Actes Sud, Babel, France, 2005.

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Page 23: Bible et génocide rwandais

Introduction................................................................................................................................2

1. Les Tutsi, ou les « Juifs de l'Afrique »...................................................................................3

A. Un peuple persécuté...........................................................................................................3

B. Le Tutsi, un hamite au cœur de l'Afrique..........................................................................7

a. La malédiction de Cham.................................................................................................7

b. Le hamite, facteur de civilisation....................................................................................9

c. Le rôle de l'Eglise..........................................................................................................10

d. Génocide et mythe hamitique : Caïn et Abel................................................................12

2. Une Esther qui n'a pu sauver son peuple..............................................................................15

A. Un extermination programmée........................................................................................15

B. Foi et génocide.................................................................................................................17

Conclusion................................................................................................................................21

Bibliographie............................................................................................................................22

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