Analyse du Film "Made In Usa" - Théorie des cinéastes

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GUENAIS Baptiste Analyse du film Made In USA – Jean-Luc Godard (1967)

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Notre questionnement à travers l’analyse de cet extrait de Made In Usasera de savoir, s’il est possible pour le cinéma de penser et de se donner à penser autrement.C'est-à-dire s’il lui est possible de dépasser sa contradiction et de décrire dans la perspectivephénoménologique de la philosophie, les choses de l’intérieur. Le cas particulier suffirait àmontrer que cette possibilité existe pour l’ensemble du cinéma dans son acceptation la pluslarge. Il nous faudra donc d’abord étudier les éléments qui le permettent, ou au moins certainséléments, les facultés de l’entendement qu’elles appellent et les fondements de laconnaissance dans la recherche de l’absolu.

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GUENAIS Baptiste

Analyse du film Made In USA – Jean-Luc Godard (1967)

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« Made In Usa », soit un film de Walt Disney joué par Humphrey Bogart, soit un film

politique. Avec son irrévérence caractéristique ce film du cinéaste tourné en 67 en même

temps que « Deux ou trois choses que je sais d’elle », Anna Karina dans le rôle de Paula

Nelson â la quête de la vérité dans la France des années soixante. L’américanisation de la

société, jusque dans les plus hautes sphères ou les tuants jouent au poker avec les députés

élevant la corruption au niveau de l’art, et ses travailleurs fatigués par le clivage politique

d’une « équation périmée » entre droite et gauche. Le cinéma de Jean-Luc Godard, c’est le

chaos (à première vue en tout cas) dans une profusion de couleurs de lumières, de sons et de

lettres. C’est la bande son dégeulasse qui empêche d’entendre les phrases limpidement. Ce

sont des sentiments et des pensées jetés dans le film à la figure du spectateur. C’est un film

d’horreur, un film de révolte. En déconstruisant le monde à la manière d’un Picasso, en le

reconstruisant dans un délire citationnel à la manière du Pop Art, il y aurait la un point de vue

sur le monde, et un point de vue du point de vue du cinéma sur le monde qui s’établirait.

Le cinéma, par sa faculté à traduire des sentiments et des pensées par des conduites

paraît particulièrement apte (selon Merleau-Ponty) à traduire la dualité de l’homme,

« L’union de l’âme et du corps, de l’esprit et du monde et de l’expression de l’un dans

l’autre » reste une contradiction inhérente à la nature même de l’appareil

cinématographique : il reste voué à décrire des choses qui lui préexistent et, par conséquent,

lui sont extérieures. Notre questionnement à travers l’analyse de cet extrait de Made In Usa

sera de savoir, s’il est possible pour le cinéma de penser et de se donner à penser autrement.

C'est-à-dire s’il lui est possible de dépasser sa contradiction et de décrire dans la perspective

phénoménologique de la philosophie, les choses de l’intérieur. Le cas particulier suffirait à

montrer que cette possibilité existe pour l’ensemble du cinéma dans son acceptation la plus

large. Il nous faudra donc d’abord étudier les éléments qui le permettent, ou au moins certains

éléments, les facultés de l’entendement qu’elles appellent et les fondements de la

connaissance dans la recherche de l’absolu. C’est pourquoi on tentera non pas seulement une

analyse esthétique, qui s’intéresse à la forme, mais aussi sémiotique élaboré par Pierce qui

s’intéresse aux signes et leur signification (dans un système triadique à la différence de la

sémiologie). Il s’agit bien d’une entreprise philosophique puisqu’elle vise à saisir le rapport

de l’esprit et du monde de manière épistémologique pour ensuite revenir aux concepts de la

pensée. Et elle nous paraît se justifier quand à cette œuvre particulière de Jean-Luc Godard en

tant qu’elle est le questionnement central et existentiel d’une partie de son œuvre (de jeunesse

du moins). Jusqu’où peut aller le cinéma ? A cette question bien difficile de prétendre

apporter une réponse complète. Passons d’abord à la description de la séquence.

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Plan 1 - Contre-plongée sur des enseignes lumineuses. Une voix de femme chantant en

anglais s'élève à capella.

Plan 2 - Plan de Paula attablée dans un restaurant. Elle parle avec un homme hors-champ et

lui joue un tour lui demandant "ca ne vous fait pas rire ?".

Plan 3 - Changement d'axe de la caméra. Paula est filmée de profil. Le Barman est en face

d'elle. Un client entre. Le barman revient derrière le bar alors que la caméra effectue un

panoramique horizontal pour cadrer le nouvel arrivant. Le barman lui sert un verre (de

cinzano ?). Paula rappelle le tenancier alors que la caméra suit ce dernier dans un nouveau

panoramique. Le barman demande à ce qu'on l'appelle Paul parce qu'après tout "il n'est pas

beaucoup plus vieux" mais Paula lui rétorque "Oh si ! Quel âge avez-vous ? Moi je n'ai que

22 ans ?"/ "Dans vingt-deux ans, vous en aurez le double !"/ "Dans vingt-deux ans j'en aurais

26". Le client au comptoir rétorque que cela n'a pas de sens (que ce n'est pas "logiquement

correct") mais Paula lui rappelle (dans un panoramique vers la droite) que pendant la guerre

"14+70=40".Le barman demande ensuite à l'ouvrier de faire l’inventaire du bar, mais en

réponse à sa question, il lui pose une nouvelle question "c'est quoi, un bar ?". Le barman

tente de répondre (panoramique vers la gauche) tout en servant des clients (panoramique

droite) "C'est à la fois plusieurs personnes réunies sous le regard d'un barman et puis une

salle où on sert des liquides" / "Mais un bar peut pas être deux choses à la fois". L’ouvrier

énumère tout ce qu’il peut voir dans le bar, et quand il cite le barman ce dernier s’écrie «Où

ça ? » / « Ben, c’est vous » / « Ah oui, c’est vrai ça ! Je ne me voyais pas. ». Paula prend la

parole et termine l’inventaire. Pendant cet échange la caméra s’immobilise quasiment alors

que les personnages changent constamment de place.

Plan 3’ - Le barman : « Vous avez des mots, il faut en faire quelque chose » / l’ouvrier : «

Pourquoi faire Barman, ou Paul ? » Les phrases sont des paroles inutiles ou vides de sens.

C’est écrit dans le dictionnaire » / Paula : « C’est aussi marqué dans le dictionnaire que les

phrases sont des assemblages de mots qui ont un sens complet ». / l’ouvrier « Je ne suis pas

du tout d’accord avec votre définition » / Le barman : « Et pourquoi vous n’êtes pas d’accord

avec sa définition ? » / l’ouvrier : « Parce que les phrases ne peuvent pas êtres vides de sens

et présenter un sens complet. » / le barman « Mais là, vous faites des difficultés, car si vous

ne voulez pas faire de phrases, je ne peux pas vous comprendre, et il m’est donc impossible

de vous servir à boire. » / L’ouvrier : « Très bien barman, ou Paul, j’vais essayer. Le verre

n’est pas dans mon vin. Le barman est dans la poche du crayon. Le comptoir donne des

coups de pieds à mademoiselle. »… Il continue avec une série d’énoncés dont les sujets sont

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inversés, ou mélangés dans plusieurs phrases différentes, ce qui aboutit naturellement à des

non-sens. Deux hommes entrent dans le bar, puis l’ouvrier paye et s’en va.

Plan 3" – Les deux hommes s’approchent. Jean-Pierre Léaud passe derrière le comptoir alors

que Lazlo Szabo s’assoie à la gauche de Paula. Ils « remercient » le barman et Léaud sert des

verres. Les trois personnages échangent des regards, puis Léaud vient s’asseoir entre ses deux

compagnons. On entend la voix de Paula, en off, murmurer « Dis-moi quelque choses au

moins ». Jean-Pierre Léaud ouvre un magazine et lit « Quelle est la vitesse maximale de

l’amour ? 68, car un kilomètre de plus et c’est le tête-à-queue. ». Il s’esclaffe mais Szabo lui

donne un coup sur le crâne. Il se retourne, l’air penaud « Ah bon… » et il va se placer à la

gauche de Szabo.

Plan 4 – Une enseigne lumineuse qui affiche « VO ». Une musique qui avait commencé un

peu avant le plan est jouée.

Plan 5 – La musique est « arrêtée » par des bruits d’armes à feu, pendant qu’un panneau

lumineux défile «Des soldats en armes protègent les 535 candidats aux élections de

dimanche ».

Plan 6 – Plan de deux personnages qui étaient attablés au fond du bar (une femme et un

homme) depuis le début du plan 3, mais qui n’avaient pas encore fait remarquer leur

présence. La femme demande « Dis-moi quelque chose. ». L’homme répond « J’en ai

marre. » et il s’en va. Elle reprend la chanson qu’on entendait dans le Plan 2 et qui va durer

jusqu’au plan 12.

Plan 7 – Paula en gros plan (GP) de profil buvant un verre de whisky. Elle regarde vers la

gauche de l’écran.

Plan 8 – (GP) Szabo de face finissant de boire. Il regarde à droite de l’écran puis à gauche.

Plan 9 – (GP) Paula (elle a changé de profil) qui regarde vers la gauche de l’écran par

intermittence.

Plan 10 – (GP) Jean-Pierre Léaud qui regarde vers la gauche de l’écran, puis vers la droite.

Plan 11 – (GP) Marianne Faithfull (la « femme ») qui chante l’air mélancolique, lançant un

regard vers la droite de l’écran.

Plan 12 - (GP) Paula (qui de nouveau est filmée du profil gauche). Une voix d’homme hors-

champ « J’ai trouvé les informations que vous vouliez ». Paula en prose « Quoique je fasse, il

m’est impossible d’éluder ma responsabilité vis-à-vis d’autrui. Mon silence agît sur-lui

comme mes paroles. Mon départ le trouble comme ma présence »…

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Plan 13 - (GP) profil droit : « Ou cette vie n’est rien, ou il faut qu’elle soit tout. En

envisageant de la perdre plutôt que de la soumettre à l’absurde, j’installe au cœur même de

mon existence relative une référence absolue. Celle de la morale »

Plan 14 - (GP) de face « L’absolu en ce sens, n’est pas ailleurs. Aucun passé ne le cautionne,

aucun avenir ne saura le promettre. Je choisis d’exister pour être de plus en plus présente. À

moi-même, à Dick et aux autres ».

Avant de nous intéresser aux prémisses philosophiques contenues dans cette séquence

il nous apparaît quelque chose qui vient à la pensée telle une évidence. Si l’on tente d’avoir

un point de vue global sur l’ensemble de la séquence décrite, ou plus distanciée telle un

photographe qui aurait raté sa mise au point et se retrouverait avec une photographie ou

seulement les formes seraient apparentes, une évidence se dégage d’elle-même. Ici, pas de

logique narrative qui donnerait au récit une fin et une cause, où l’enchaînement des

évènements présentés serait donné comme principe de raison suffisante servant à légitimer

l’existence de ce même récit. Cet enchainement d’évènements dans le cinéma dit

« classique » avait vaincu l’apparente discontinuité initiale entre un plan et le suivant pour

établir une continuité invisible, effaçant littéralement ses traces derrière elle. Le langage

cinématographique était né avec les Griffith et autres Chaplin et avait évolué toujours dans le

sens de la narrativité (majoritairement), avec pour but de raconter une histoire comme l’avait

fait jusqu’ici le théâtre et surtout la littérature.

Il n’y a pas de raccords institutionnels, ou ils ne sont pas motivés par la nécessité de

l’intrigue, la logique du récit. Le regard du spectateur est brisé, constamment dérangé pour lui

éviter de se laisser fasciner. Chacun des plans peut-être considéré comme un élément simple,

une unité indivisible et dont l’essence impliquerait l’existence, c'est-à-dire qu’il existerait

pour et par lui-même, existence nécessaire et non pas contingente (pas de chaîne

paradigmatique possible) comme une parcelle de temps et d’espace, un morceau de vie,

contenant une totalité autonome, qui les traverse et se donne à voir dans ses particularités,

dans un rapport de la substance à ses modifications. Mais Godard ne cherche pas à abolir le

montage, bien au contraire. Comme le note M-C Ropars-Wuilleumier « Du choc des plans,

ainsi libérés de leur fonction narrative, doit naître un autre récit, dont la continuité tiendra

au regard subjectif qui les relie et non aux évènements extérieurs qui les unissent ».

Godard, à la manière d’Eisenstein, recompose l’ordre du monde, la totalité organique.

Il ne s’agit plus de raconter, mais bien de décrire un « ensemble » (comme avait tenté de le

faire le roman moderne), de dégager des phénomènes d’ensemble à partir d’une existence

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singulière en s’intéressant, en mobilisant les matières de l’expression à disposition

(iconiques, sonores et textuelles). Citations et collages assaillent le spectateur qui ne pourra

saisir de cette profusion qu’une globalité, un sentiment d’ensemble. C’est la vie dans son

infinité exprimée à travers des êtres singuliers et contingents qui perçoivent cette totalité qui

les dépasse. Ce ne sont pas les choses elles-mêmes -et singulièrement- qui importent, mais ce

qu’il y a entre (on y reviendra par la suite).

Godard, à l’instar des Sartre et Merleau-Ponty pose la perception comme le

fondement de la connaissance. Elle doit se faire à partir de l’expérience épistémologique du

sujet plutôt que déduite des principes rationnels et de la raison. Sujet qui s’établit dans et par

le langage, par son questionnement. Car Jean-Luc Godard refuse de choisir entre l’ontologie,

l’être au-delà des choses, et le langage et son montage, comme nous avons tenté de le

démontrer. Il s’agit d’un jeu entre deux substances, le film et la conscience du spectateur, au

centre de laquelle est ramené le questionnement phénoménologique, rejouant tous ses termes

en mêmes temps, sujet et objet, opérateur et champ d’action. D’ailleurs le cinéaste ne dit-il

pas lui-même : « Cet ensemble et ses parties,(…) il faut les décrire, en parler à la fois comme

des objets et des sujets. Je veux dire, je ne peux pas éviter le fait que toutes les choses existent

à la fois de l’intérieur et de l’extérieur ».

Maintenant que la base de notre argumentation nous semble assez solide pour nous

enfoncer plus avant dans l’étude du particulier, on peut revenir à notre problématique, à

savoir : une fois que l’on a pris en considération cette apparente impossibilité du cinéma de

décrire les choses de l’intérieur, ne peut-on pas le dépasser ? Mais, avant de rentrer dans le

détail, on postulera directement qu’il existe (au moins) deux manières de dépasser

l’impossibilité qu’a le cinéma de décrire les choses de l’intérieur. Le langage et la répétition.

Le Plan 3 illustre bien cette idée. Dans la forme et dans le fond. Dans la forme

d’abord, le recours à plusieurs panoramiques cadrant les personnages en plan moyen,

découpant l’espace tout en le constituant dans sa temporalité. Les personnages sont là, décrits

de l’extérieur, persistant dans l’existence. Ils se déplacent, expriment des attitudes. Le

passage d’une perspective externe à une perspective interne se fait très clairement quand on

passe des plans moyens aux mentions écrites, aux gros plans. D’ailleurs, un des panneaux

indiquant « version originale » peut se rattacher (avec le plan 1), par le chant de miss

Faithfull, à l’ensemble du jeu de regards des plans 7 à 12. Comme une transition pour les

plans 12 à 14 où l’on entre dans la conscience de Paula (en plus de sa voix en off qui résonne

à l’écran mais ne trouve pas de mouvement de lèvres pour l’accompagner). Deux types de

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montages dits opposés pour créer un « effet montage », selon le terme de Jean Mitry. La

perception interne des personnages s’effectue, elle, dans une suite de plans, représentant le

même objet d’un point de vue différent, retraçant la suite de ses perceptions qui s’enchaînent.

Comme le note Guido Aristarco, « Godard tente par ailleurs de rajeunir de quelques

décennies la « manière » du ciné-œil, rebaptisé ciné-vérité. (..) Les cinéastes de la « nouvelle

vague » en quête de nouvelles formes narratives, d’un langage originel, redécouvrent la

vieille langue du cinéma « le classicisme » des novateurs Russes (..). Mais ils n’en retiennent

que la forme, la détachant des contenus que cette forme exprimait ». La mise-en-scène

devenue créatrice de pensée. Mais la forme ne pourrait pas dépasser la contradiction s’il n’y

avait un métalangage inscrit dans le langage, second niveau de sens se questionnant sur lui-

même, se liant la perception du spectateur et fondant la nécessité d’une morale absolue.

Ainsi que le remarquait Merleau-Ponty, le sens serait à chercher moins dans les signes

que dans ce qu’il y a entre. Entre les choses, sujets en objets. Dans le fond, ce qu’expriment

les personnages des Plan 3 et 3’, c’est le refus de voir la création des idées et des sentiments

ailleurs que dans le langage, dans une sphère des idées platonicienne qui préexisterait à leur

formulation (à l’instar de la philosophie nominaliste). Ce qu’affirment le barman et l’ouvrier

dans leur échange sur les phrases, c’est qu’en dehors de l’usage pratique, ces expressions

restent limitées par la subjectivité du sujet percevant et l’incapacité de définir l’objet en

dehors des limites de la perception. De l’échange verbal entre le barman, Paula et l’ouvrier,

s’établit un « équivalent », un triangle particulier différent mais qui reste un triangle

répondant à sa définition (trois angles dont la somme est égale à cent quatre-vingt degrés)

entre Léaud, Paula et Szabo. Il ne reste plus qu’une vanne crue, un échange silencieux et des

regards -qui se renvoient l’un l’autre- d’individus perdus dans les méandres de leurs esprits,

entrainant le spectateur avec eux dans un irrésistible mouvement vers lui-même.

Force est de constater l’impossible objectivité du code, puisqu’il s’affirme comme tel,

et s’effaçant de notre perception pour la laisser seule dans sa propre confusion. Il s’agit de

traduire le sentiment d’une sensation (et donc d’une perception) dans son rapport à elle-même

et au monde. Comprenons nous, il ne s’agit aucunement de faire intérioriser au spectateur les

sentiments et attitudes de la scène, mais bien de les montrer et d’inviter le commentaire, la

réflexion (la liberté d’interprétation reste en grande partie à la charge du spectateur) dans une

dialectique qui décompose les éléments simples (règles de l’analyse) et les reconstruit afin

d’en dégager le sens (synthèse). Il montre une pensée pensant le monde se pensant et se

questionnant, nous renvoyant ainsi à nous même en tant que sujet pensant et se questionnant.

Comme l’affirmait le cinéaste (à propos d’un autre film -mais cela reste valable dans le cas de

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notre séquence et du reste du film): « De plus cette division correspond au côté extérieur des

choses qui devrait permettre de mieux donner le sentiment du dedans… ». Pas par analogie de

sentiments dans une identification spectateur personnages, mais une dialectique d’abord

ascendante, du particulier jusqu’à reformer le général, ensuite descendante du général jusqu’à

nous.

Nous nous sommes pour l’instant intéressés à la possibilité du cinéma de reproduire

certaines formes de pensées, non pas rationnelles mais imaginatives, par l’intermédiaire du

langage. Reste à savoir si la répétition appelle une faculté de l’entendement. Pour nous

appuyer dans cette argumentation, on s’aidera du texte de Sylvie Ayme à ce sujet. Selon elle,

si l’art est mort, le cinéma, parce qu’il est la répétition générale de tous les codes sémiotiques,

peut le ramener à la vie. Selon Gilles Deleuze : « Peut-être l’objet le plus haut de l’art de

faire jouer simultanément toutes ces répétitions avec leurs différences de nature et de rythme

(…) l’art n’imite pas, mais c’est d’abord parce qu’il répète et répète toutes les répétitions de

par une puissance intérieure ». On voit clairement dans le cinéma un art de la répétition, et

encore plus claire et distincte chez Godard, jusque dans la technique de reproduction du film.

Si la répétition se définit comme une catégorie structurant la perception et imposant

ses formes, c’est qu’elle installe une pensée qui se cherche et remet en questions nos

croyances esthétiques et morales. Chez le cinéaste, comme l’avancent les paragraphes

précédents, cette pensée est liée à la mobilisation des matières de l’expression du langage

cinématographique. Tentant de montrer non les êtres mais leur relation, ce qu’il y a « entre »

(voir la célèbre citation d’Élie Faure dans Pierrot le Fou «  Velasquez vers la fin de sa vie ne

peignait plus les choses définies mais ce qu’il ce qu’il y avait entre les choses définies »), il

ne cherche pas le signe mais la différence. Car c’est le langage cinématographique qui se

retrouve affecté par la répétition, et ce de manière triple. De manière iconique, l’image

possédant selon Christian Metz trois critères, elle est obtenue mécaniquement (ce sont les

cadrages, les profils de Paula -plans 3;7;9;12;13;14-), est multiple et mouvante laquelle

« sous la double espèce du mouvement de l’image et du mouvement dans l’image distribue à

la fois les mouvements d’appareil, de mise en scène et certaines figures de montage ». On

revient à ce que l’on disait précédemment sur les panoramiques et l’effet montage des plans 3

et 3’ mais en les regardant d’une perspective nouvelle. En effet il ne s’agit plus du mode de

perception des personnages mais celui du spectateur qui la percevrait. Comme Eisenstein

chaque plan peut être décomposé en une série indéfinie d’éléments iconographiques. On se

contentera simplement de relever ici le jeu des panoramiques et des personnages dans leur

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relation (établie magnifiquement par l’échange de regard). La répétition influencerait ensuite

les autres matières de l’expression : le sonore avec la répétition de la chanson par exemple au

plan 2 et aux plans 6-7-8-9-10-11, et la série de non-sens qui est une répétition d’une forme

syntaxique du plan 3’. Le textuel enfin par les panneaux lumineux des plans 1, 4 et 5 dans la

disposition de lettres, ouvrant un espace intemporel, comme une fenêtre sur la conscience.

« La philosophie de la répétition commence au rebours de toute pensée de la

représentation quand on prend conscience que le regard institue le réel et qu’on prend acte

que le film le constitue». On ne peut penser la répétition qu’au travers la différence, et comme

le remarque Hume, penser la différence qu’au travers de celui qui la perçoit. Car la répétition

est création en ce qu’elle engendre la différence. Deleuze parle d’une dynamique qu’il

faudrait penser comme condition de la temporalité et de la pensée. Si chez Hume on a rétablit

la valeur épistémologique du sujet en philosophie, c’est l’imagination, c'est-à-dire la faculté

de l’esprit a la base de toute fiction, permet de lier des impressions et donc des idées.

L’imagination comme fondement de la répétition et qui opère une première synthèse de la

représentation, passive, celle de la contraction du présent où se déploie la ligne du temps

reliant le passé et le futur. Cette première synthèse puise son essence dans l’habitude qui est

une contraction suprême (comme on abrégerait un calcul mathématique complexe dans une

propriété, on abrège la chaîne des évènements que l’on fait par habitude pour n’en retenir

qu’un seul). Mais cette première synthèse du temps est incomplète puisque contradictoire.

Prenant pour modèle une répétition matérielle qu’elle définit de façon négative elle effectue

la soustraction de la différence, de manière passive toujours.

La seconde synthèse fondée dans la mémoire établie quand à elle la différence entre

deux niveaux de la répétition. Entre la répétition superficielle contractant les éléments

extérieurs identiques, et la répétition d’un passé toujours présent, variable et constamment

rejoué. C’est la synthèse du passé pur, métaphysique et positive puisqu’elle de manière

inhérente contient la différence, « Mais la première n’apparait que lorsque la seconde se

déguise en elle ». Elle se joue ici entre le language, l’utilisation du cas particulier a des fins

pratiques et répétées, et le métalanguage qui s’interroge sur lui-même et les conditions de son

existence. Enfin, la troisième synthèse définit par Deleuze comme une « vitesse supérieure »

qui ancrerait le temps dans la pensée. C’est la « forme vide et pure du temps », devenue

répétition absolue, ontologique même, dans la différence. Affranchit des limites de la

perception le temps devient cette répétition « qui fait advenir l’avenir ». Si l’on revient à

notre séquence les synthèses du temps, on remarque qu’on retrouve ce niveau métaphysique

dans le langage alors que le film se dote d’une mémoire. Cette mémoire, c’est l’histoire.

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Comment sinon interpréter la mention écrite accompagnée des tirs de fusil (Plan 5), et le

discours politique de l’auteur (la série de non-sens, de non-dits) ou même les plans d’un

magnétophone débitant un discours de Waldeck-Rousseau. Ou ces insert de panneaux qui

bien plus que de nous changer d’espace, nous font changer de temps.

En inscrivant l’histoire en son sein et en s’inscrivant dans l’histoire, dans ce double

mouvement, le film Made In Usa comme l’objet de notre analyse permet de recréer un

processus intérieur (intellectuel mais pas seulement par la raison, par l’imagination).

Affranchit de la matérialité projeté vers l’avant on revient au concept des simulacres que

conjugue la troisième synthèse. Pris au sens de « représentations qui créent leur représenté »,

elles sont ces formes nouvelles crées dans la répétition, et donc dans la différence. Seule cette

répétition est poétique. En ébranlant le mythe de l’original, et alors que la poésie est

assassinée à la fin du film, la fonction de l’œuvre est devenue une « manifestation politique ».

C’est la morale qui doit tenter de définir le rapport entre l’homme et le monde, la morale

comme absolue.

Comme le remarque Paula, dans une perspective utilitariste, chacun de nos actes

entraine des conséquences, influant sur tout ce qu’il y a autour de nous. Mais au contraire de

Jeremy Bentham il ne s’agit pas de maximiser l’intérêt d’autrui, mais bien de retrouver

l’absolu qui permet de persister dans l’existence. Si Dieu est mort, l’homme n’a plus la

possibilité de s’accrocher, ni en lui, ni hors de son existence. C’est en ce sens qu’il faut

comprendre les paroles de Paula « aucun passé ne le cautionne, aucun avenir ne saura le

promettre ». L’existence précédant l’essence, il n’y a pas de déterminisme (comme chez

Spinoza par exemple), mais l’homme est libre. Plus, c’est en cela que réside la liberté de

l’homme. Mais pourtant, le Godard moraliste semble se détourner de l’existentialisme pour

regarder du côté du formalisme Kantien. Il ne s’agit pas pour nous de rattacher Godard à

l’ensemble de la philosophie Kantienne, mais bien d’utiliser ces concepts Kantiens

particuliers pour approcher l’interprétation. En effet, on retrouve chez Kant dans les

Fondements de la Métaphysique des mœurs : «…qu'il y ait quelque chose dont l'existence en

soi-même  ait une valeur absolue, quelque chose qui, comme fin en soi, pourrait être un

principe de lois déterminées, c'est alors en cela, et en cela seulement que se trouverait le

principe d'un impératif catégorique possible, c'est-à-dire d'une loi pratique ».

Si la raison n’est pas suffisante pour maintenir la volonté dans la projection de ses

désirs, puisqu’elle nous a été attribuée comme « une puissance pratique », il faut qu’elle

puisse influer sur la volonté. De manière à la rendre bonne, non pas dans une relation de

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cause à effet, mais en elle-même. C’est en cela que la raison est nécessaire. « Il se peut ainsi

que cette volonté ne soit pas l'unique bien, le bien tout entier ; mais elle est néanmoins

nécessairement le bien suprême, condition dont dépend tout autre bien, même toute

aspiration au bonheur ». L’absolu n’est pas ailleurs que dans cette volonté, et ne peut la

contenir à moitié. Face au chaos de la vie, dans sa dérive existentielle, Paula préfère mourir

plutôt que de se soumettre. Pour continuer à vivre elle a besoin d’un principe fondationnel

auquel se rattacher. Et c’est cette liberté appelant un besoin d’absolu de la conscience

humaine qui est exprimée.

Afin de conclure on tentera de justifier la pertinence de notre analyse. Cette dernière

partie nous à posés quelques difficultés, non pas parce qu’on manquerait d’idées, mais parce

qu’il nous semble difficile de justifier une analyse dans les sphères de la philosophie ailleurs

que dans cette même philosophie. En fait on ne voit pas d’entreprise plus justifiable

intellectuellement qu’un travail d’argumentation basée sur la pensée. Et au cinéma, tendant

ici à recréer les fondements et fonctionnements de notre imagination et de notre réflexion,

elle semble s’imposer d’elle-même. Notre questionnement de départ était de savoir si le

cinéma pouvait dépasser sa condition destinée à représenter un objet qui lui est préexistant et

donc par nature extérieure. Cela était possible dans un premier temps par l’intermédiaire du

langage cinématographique appliquant les règles de la synthèse et de l’analyse, dans une

dialectique prenant l’ascendant du film avant de redescendre vers nous (selon le poète, tel un

linceul, elle s’élève vers les cieux pour replonger plus tard vers le sol). Ce faisant on s’est

intéressé a la faculté de notre entendement qui était mise en œuvre, appelée par le film (et la

séquence susdite) : l’imagination. Mise en œuvre par la répétition comprise dans sa

différence, en amont de toute pensée de la représentation, elle nous permet de revenir à la

forme fondamentale, celle du temps pur. Mais cet absolu est dans cet extrait précis le point

d’ancrage d’une morale, elle-même répétition de répétitions. Face à l’absence de repère, c’est

la voie qu’il faut suivre afin non seulement de justifier notre existence, mais d’en prendre

conscience.

Tentons tout de même quelques arguments pragmatiques. Sur le choix de notre

séquence tout d’abord. Cette scène qui pourrait trouver son véritable commencement deux

plans avant le plan 1, nous paraissait contenir une unité dramatique et idéologique propre à

mettre à jour les perceptions que l’on pouvait avoir des principes phénoménologiques et

formalistes qui la gouverne. Comme une démangeaison qui ne ferait apparaître sa vraie

nature qu’une fois grattée, occupant notre conscience constamment jusqu’à ce que l’on cède à

Page 12: Analyse du Film "Made In Usa" - Théorie des cinéastes

ses exigences. Car cette synthèse d’abord nous paraissait contracter ce qui dans le reste du

film n’est présent que par bride, l’espace d’un instant ensuite parce qu’elle pose les prémisses

philosophiques du film qui va s’enfoncer plus en avant dans le politique, et sa manifestation.

Afin d’être un intellectuel, Godard tentera d’arrêter d’en être un. Contradiction insurmontable

cette fois, puisque ses films révèle certains des contenus les plus riches et les plus prolifiques,

au cinéma et dans l’analyse.