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PRÉSENTATION Encore les démons ou enfin les démons, pourrait-on dire. Il est vrai que le sujet intrigue et captive depuis longtemps. On connaît pour la fin du XVI e et le début du XVII e siècle l’ampleur et l’intérêt de la littérature démonologique, dont les rééditions modernes se font l’écho 1 , mais aussi les débats des temps précédents dont Jean Céard reconstitue ici l’histoire, depuis le Formicarius de Nider, le Malleus Maleficarum ou les ouvrages de Jean Wier, comme son De præstigiis dæmonum traduit par Jacques Grévin en 1567, retraduit et augmenté en 1579 sous le titre Histoires, disputes et discours des illusions et impostures des diables, des magiciens infâmes, sorcières et empoisonneurs, auquel répond et renvoie la Demonomanie de Bodin. Les travaux critiques ont déjà largement exploré ce domaine doublement diabolique car, par définition, inépuisable, ou insaisissable. Depuis les travaux de Robert Mandrou pour les textes judiciaires et de Michel de Certeau sur La possession de Loudun 2 , les recherches et les synthèses de Nicole Jacques-Lefèvre, Sophie Houdard, Colette Arnould, Marianne Closson ont associé histoire, politique et littérature, et font autorité chacune dans leur approche 3 . Des études individuelles (Sarah Ferber) ou collectives se sont aussi focalisées sur la Renaissance 4 ou, très récemment, sur certains aspects de la démonologie où la fiction s’avère aussi révélatrice 1. Par exemple Jean Bodin, De la démonomanie des sorciers, Paris, 1587 (Gutenberg Reprints s.d.) ; Noël Taillepied, Traité de l’apparition des esprits, Rouen, 1602 ; Pierre Le Loyer, Discours des spectres ou visions et apparitions d’esprits, comme anges, démons et âmes, se montrant visibles aux hommes – le tout en huict livres, Nicolas Buon, Paris, 1609 ; Pierre de Lancre, Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons ou il est amplement traité des sorcières et de la sorcellerie, Paris, 1613, édition Nicole Jacques-Chaquin, Palimpsestes, Aubier, 1982. 2. Respectivement Magistrats et sorciers en France au XVII e siècle (Paris, Plon, 1968), et Julliard, 1970, réédition Gallimard / Julliard, Collection Archives, 1980. 3. Parmi d’autres ouvrages, Nicole Jacques-Chaquin, Le Sabbat des sorciers, Grenoble, Jérôme Million, 1993 ; Sophie Houdard, Les Sciences du diable. Quatre discours sur la sorcellerie (XV e -XVII e siècles), Paris, Éd. du Cerf, 1992 ; Colette Arnould, Histoire de la sorcellerie en Occident, Paris, Tallandier, 1992 ; Marianne Closson, L’imaginaire démoniaque en France, 1550-1650, Genève, Droz, 2000. 4. Demonic Possession and Exorcism in Early Modern France, London and New York, Routledge, 2004 ; Diable, diables et diableries au temps de la Renaissance, dirigé par M. T. Jones Davies, Paris, Jean Touzot, 1988.

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PRÉSENTATION

Encore les démons ou enfin les démons, pourrait-on dire. Il est vrai que le sujet intrigue et captive depuis longtemps. On connaît pour la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle l’ampleur et l’intérêt de la littérature démonologique, dont les rééditions modernes se font l’écho1, mais aussi les débats des temps précédents dont Jean Céard reconstitue ici l’histoire, depuis le Formicarius de Nider, le Malleus Maleficarum ou les ouvrages de Jean Wier, comme son De præstigiis dæmonum traduit par Jacques Grévin en 1567, retraduit et augmenté en 1579 sous le titre Histoires, disputes et discours des illusions et impostures des diables, des magiciens infâmes, sorcières et empoisonneurs, auquel répond et renvoie la Demonomanie de Bodin. Les travaux critiques ont déjà largement exploré ce domaine doublement diabolique car, par définition, inépuisable, ou insaisissable. Depuis les travaux de Robert Mandrou pour les textes judiciaires et de Michel de Certeau sur La possession de Loudun2, les recherches et les synthèses de Nicole Jacques-Lefèvre, Sophie Houdard, Colette Arnould, Marianne Closson ont associé histoire, politique et littérature, et font autorité chacune dans leur approche3. Des études individuelles (Sarah Ferber) ou collectives se sont aussi focalisées sur la Renaissance4 ou, très récemment, sur certains aspects de la démonologie où la fiction s’avère aussi révélatrice

1. Par exemple Jean Bodin, De la démonomanie des sorciers, Paris, 1587 (Gutenberg Reprints s.d.) ; Noël Taillepied, Traité de l’apparition des esprits, Rouen, 1602 ; Pierre Le Loyer, Discours des spectres ou visions et apparitions d’esprits, comme anges, démons et âmes, se montrant visibles aux hommes – le tout en huict livres, Nicolas Buon, Paris, 1609 ; Pierre de Lancre, Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons ou il est amplement traité des sorcières et de la sorcellerie, Paris, 1613, édition Nicole Jacques-Chaquin, Palimpsestes, Aubier, 1982. 2. Respectivement Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle (Paris, Plon, 1968), et Julliard, 1970, réédition Gallimard / Julliard, Collection Archives, 1980. 3. Parmi d’autres ouvrages, Nicole Jacques-Chaquin, Le Sabbat des sorciers, Grenoble, Jérôme Million, 1993 ; Sophie Houdard, Les Sciences du diable. Quatre discours sur la sorcellerie (XVe-XVIIe siècles), Paris, Éd. du Cerf, 1992 ; Colette Arnould, Histoire de la sorcellerie en Occident, Paris, Tallandier, 1992 ; Marianne Closson, L’imaginaire démoniaque en France, 1550-1650, Genève, Droz, 2000. 4. Demonic Possession and Exorcism in Early Modern France, London and New York, Routledge, 2004 ; Diable, diables et diableries au temps de la Renaissance, dirigé par M. T. Jones Davies, Paris, Jean Touzot, 1988.

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que les réalités – ainsi de Fictions du Diable. Démonologie et littérature de saint Augustin à Léo Taxil ou de Voyager avec le diable. Voyages réels, voyages imaginaires et discours démonologiques (XVe-XVIIe siècles)5. Il est clair également que le sujet s’impose « au temps d’Agrippa d’Aubigné », dans les analyses de Marie-Madeleine Fragonard, dans La Pensée religieuse d’Agrippa d’Aubigné et son expression (1986, rééd. Paris, Honoré Champion, 2004), ainsi que dans les articles de Jacques Bailbé, de Gabriel de Tinguy ou de Claude-Gilbert Dubois6. L’orientation éditoriale de ce numéro d’Albineana est appelée par une œuvre imprégnée de spiritualité, dont la variété, du Printemps et des Tragiques aux Lettres de poincts de diverses sciences en passant par la Confession catholique du sieur de Sancy et Les Avantures du Baron de Faeneste, aborde, comme le montrent les articles de Marie-Dominique Legrand et de Marianne Closson, toutes les facettes de la question. Notre curiosité s’inscrit enfin dans une période particulière : à la diabolisation de l’adversaire dont on sait, depuis Denis Crouzet, le rôle politique et magique pendant les guerres de religion, se joignent les angoisses du millénarisme et de l’attente apocalyptique, qui vont déboucher sur une « épidémie de sorcellerie » et sur une chasse aux sorcières dont les ravages s’étendent sur plusieurs décennies. Revenir sur ces phénomènes, c’est donc approfondir la connaissance, à un moment crucial, de l’histoire des croyances et des liens complexes qui unissent le diabolique à ses spectateurs, la littérature à ses lecteurs, et le tout aux acteurs de l’Histoire.

Complexité du démoniaque

La première question posée est celle de l’identité du diable et des démons. Claude-Gilbert Dubois reconstitue l’histoire d’une fable, celle des anges rebelles. Remontant à la « préhistoire de l’avènement

5. Respectivement dirigé par Françoise Lavocat, Pierre Kapitaniak et Marianne Closson, Droz, Genève, 2007, et édité par Grégoire Holtz et Thibaut Maus de Rolley, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, collection « Imago mundi », 2008, 328 p. 6. « Agrippa d’Aubigné et les sorcières », Europe, n° 353, 1976, p. 42-54 ; « Agrippa d’Aubigné et le diable », ibidem, p. 104-108 ; « De l’étrange au surnaturel », Albineana n° 13, Les Œuvres en prose d’Agrippa d’Aubigné, H. Champion, 2001, p. 35-51.

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des anges dans l’histoire du monothéisme occidental », à partir des termes et des représentations de la Bible juive, il montre que les silences des textes anciens, la « sorcellerie langagière » des interprétations, les contaminations des sources – mythes antiques des géants déchus, légendes populaires babyloniennes… – conduisent à un syncrétisme des noms et des figures diaboliques dans les textes apocryphes : « C’est ainsi que par des effets de déplacement des sens et de condensation des attributs, étonnants tours acrobatiques d’alchimie du verbe, le Satan biblique et Ishtar-Lucifer se sont trouvés réunis dans la fabrication du diable chrétien d’expression latine, Lucifer ». Si l’on ajoute d’autres sources de la croyance aux démons, comme le néoplatonisme ou l’ésotérisme, qui donc est alors le diable ?

Les formes, les apparitions, les paroles, à la fois incertaines et codées, de celui qu’on appelle le « Menteur » obsèdent autant les démonologues qu’elles fascinent les poètes. Quel que soit le théâtre de la possession, ici la Champagne, la Provence ou le Poitou, les démonologues décrivent avec minutie les mêmes manifestations. Les détails circonstanciés donnés dans le récit qu’examine Samuel Junod (voir aussi M.-M. Fragonard ou E. Surget) révèlent la valeur didactique de ces scènes édifiantes dont la dimension spectaculaire et la répétition sont « comme des signes qui sont des instruments universels de conversion des hérétiques et des incrédules ». Il s’agit de « transformer une expérience du doute, cristallisée dans la description méticuleuse de manifestations extraordinaires, en une certitude, la suprématie absolue de la puissance divine ». Les moments forts, possession et exorcisme, sont toujours les mêmes, qui mettent en scène cette figure insaisissable qu’il faut absolument saisir pour prouver son existence, combattre sa nuisance et dévoiler la toute-puissance de Dieu, tout en soudant la communauté selon un déploiement théâtral qui n’est pas sans évoquer les Mystères. La complexité des situations et des énonciations mises en scène est fascinante. Nos approches modernes mettent en évidence les nœuds psychiques et les multiples fonctions associés à la possession en contexte de conflits religieux, en particulier pour des convertis ; on y décèle des phénomènes de culpabilité (image du père, passion coupable, jalousie à admettre et à expier), voire une thérapie par la parole ou par l’écriture (E. Surget). Dans ce contexte, le diable devient le point de focalisation de tout le surnaturel non miraculeux, explication commode de l’inexplicable, et la possession

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pourrait constituer un « accès au droit incontrôlable de dire l’indicible, [qui] permet de faire éclater des contradictions, des peurs, des incompréhensions face aux divergences dogmatiques et au conflit des institutions » (M.-M. Fragonard). Le plus frappant réside ici dans les subtilités du discours et de sa mise en œuvre. Les scènes démoniaques mettent en présence non seulement le diable qui possède, le possédé, l’exorciste, mais aussi, dans l’exemple étudié par Marie-Madeleine Fragonard, un prêtre sorcier, une religieuse possédée… Outre l’aubaine pour les protestants qu’un curé magicien, la complexité de la parole du diable Verrine est telle qu’elle en vient à se faire « l’avocat de Dieu contre les huguenots » au nom des vrais sacrements et des vrais prêtres, à défendre la mémoire d’Henri IV, ou à combattre d’autres démons. Ce débat instable, où l’inquisiteur se fait sans le vouloir « metteur en scène du démon qu’il entend combattre », laisse le lecteur perplexe devant ses paradoxes, qui visent le scepticisme des huguenots ou un catholicisme obscurantiste. Qui parle, pour qui, ou contre qui ? et faut-il le croire ?

Démons en tous genres : récits et poésies

Tout comme la visée didactique n’excluait pas, même dans des textes judiciaires d’interrogatoire et d’exorcisme, une recherche du placere soulignant le pittoresque des apparitions ou suggèrant la valeur symbolique d’un graphisme visuel en noir et blanc (S. Junod), la poésie s’empare elle aussi des démons, des possédés et des sorciers. Le ministre protestant dont Daniel Ménager étudie l’exorcisme dans la Response aux injures a trop lu Calvin et se révèle finalement être un malade que la satire bouffonne de Ronsard envoie suivre une « diette » chez un fou de cour, car le poète ne peut rien sur la folie des hommes. Chez Ronsard comme chez d’Aubigné, le personnage de la sorcière est un motif poétique puissant, où se conjuguent les images inquiétantes, liées à la présence de la sexualité déjà impliquée dans les mythes les plus anciens d’union des géants ou des éléments cosmiques avec des mortelles. Mais la fascination des poètes pour la sorcière ne tient pas seulement au pittoresque de ses manifestations, à sa fécondité dans la veine du grand style ou du burlesque, ou à sa charge symbolique, où s’incarne le troublant féminin. Christine Pigné voit dans la sorcière chez le premier Ronsard une sorte d’image inversée de la Muse, qui

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comme elle investit la fantaisie, mais pour pervertir les rites religieux et tarir la puissance poétique et la puissance sexuelle du poète. Des Odes aux Folatries et aux Hymnes, le motif de la sorcière féconde pourtant la dispositio des recueils et les échos entre leurs pièces, et les images de la fantaisie poétique à travers la jonction de l’âme et du corps dans les métaphores liquides. Marie-Dominique Legrand met au jour dans le Printemps d’Aubigné les échos d’autres poètes (Ronsard, Du Bellay, Jodelle, Hesteau de Nuysement surtout), mais aussi leurs transformations (Pétrarque), ainsi que des résonances galéniques qui contribuent à la complexité et à l’originalité de cet imaginaire démoniaque. C’est bien un univers onirique, parfois fantastique, qui s’y construit, sous l’influence de « l’infernale » Hécate. Si les mots restent fuyants et bien différents de ceux des Tragiques, l’omniprésence est saisissante du mal qui attire et détruit l’amoureux et laisse le lecteur sur l’énigme non résolue d’un vers opaque : « Neuf gouttes de sang pur naistront sur ma serviette »… Dans les deux cas, et malgré leurs extrêmes différences, on retrouve l’association des topoï diaboliques avec l’univers cosmique, soit qu’ils en contrecarrent le développement harmonieux chez Ronsard (feu infernal du volcan, eaux mortifères, images contradictoires du feu et de la nuit), soit qu’ils privilégient chez d’Aubigné une connivence entre l’univers sauvage de la forêt pourrissante et de la chasse. Mais l’ambiguïté domine, dans la fécondité poétique du motif chez Ronsard, et surtout chez d’Aubigné dans la limite incertaine entre le réel et le symbolique que Marianne Closson analyse à travers la diversité de l’œuvre. Aux métamorphoses des formes diaboliques font écho le continuum et l’instabilité des points de vue albinéens. Du grand poème aux écrits satiriques à l’autobiographie, aux Lettres de poincts de diverses sciences, les frontières se brouillent entre sorcellerie, magie, prophétie, divination ; reste l’image d’un écrivain à la fois poète et « philosophe », fasciné par un univers qu’il met en scène au prisme de ses propres complexités. Dans ce qu’il conçoit comme un monde de signes, l’écrivain veut à la fois croire, examiner et poétiser – trois formes de révélation ?

Possessions et exorcismes : l’ambiguïté des regards

La complexité ne concerne pas seulement les énonciations et les phénomènes démoniaques, mais aussi leur perception : toute une société

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s’y investit. Si la décontextualisation du récit chez Nider ou les perturbations chronologiques entre les Cinq Histoires admirables chez Blendecq (J. Céard, S. Junod) installent le discours du narrateur ou de l’exorciste dans l’intemporalité de la preuve, l’orientant non vers « une recherche du sens mais une recherche du signe », la contextualisation permet, elle, de restituer les véritables enjeux. On connaît le lien entre chasse aux sorcières et combat contre les hérétiques : le possédé est souvent protestant, converti ou non, l’inquisiteur catholique. Mais la période post-tridentine de reconquête catholique (D. Ménager, S. Junod) peut aussi tenter d’encadrer les pratiques d’exorcisme pour les sortir d’une « pédagogie du spectacle ». Cependant les choses ne sont pas simples dans les épisodes étudiés ici. Non seulement le diable ne tient pas toujours les propos qu’on attendrait, mais les autres rôles se diversifient ou se brouillent, en relation avec la pluralité des explications, explicites ou secrètes. Jean Céard montre qu’entre le traité de Nider (1436-1438) et celui de Lancre (1612), la littérature démonologique passe d’un objectif de théologie morale à « une science des faits » qui cherche des explications et non plus des arguments : Lancre convoque la théorie des climats et la géographie, ou la christianisation du Nouveau Monde pour expliquer la fréquence des faits de sorcellerie au pays basque. Au XIXe siècle, la conversion au catholicisme du « philosophe » Collin de Plancy influence la réécriture de ses dictionnaires et de ses lectures de Bodin, au risque de les déformer. Le « psychodrame collectif » de l’affaire Gaufridy s’inscrit en fait dans un contexte de tensions locales, non seulement entre catholiques et protestants, mais entre Aix et Marseille, autour de positions ligueuses, voire entre ordres religieux (M.-M. Fragonard). Dans la possession du jeune Creusé que décrypte Erick Surget, le récit et la lecture faits par le narrateur se situent au carrefour de motivations complexes : dénonciation de « sorcières » catholiques par un jeune « possédé » huguenot qui proclame sa foi à l’abri de sa dissociation de personnalité, interrogatoires par des magistrats circonspects suggérant plus souvent l’hystérie que la sorcellerie. Le résumé du procès montre des témoignages de médecins présumant de l’origine surnaturelle du mal, un pasteur prudent, et un procureur concluant à des « illusions causées par la maladie », sans pour autant rejeter l’idée de l’intervention d’un démon, mais sans sortilège…, avec à l’arrière-plan, et sur fond de peste, le siège de La Rochelle pour lequel le roi a besoin de l’appui apporté par les

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protestants niortais et plus généralement d’un équilibre entre les communautés. Pour les faits relatés, interviennent des facteurs théologiques, politiques, philosophiques. Le formalisme judiciaire peut confirmer le savoir démonologique, mais aussi corriger l’orientation apologétique traditionnelle des récits, tout comme le fait l’approche médicale. Même l’invention du mythe des « anges rebelles » pourrait bien servir à exonérer les hommes de leur responsabilité dans le mal et à constituer un « récit transitionnel » avec le Déluge pour que le texte explique tout (C.-G. Dubois).

Enfin, il y a le rire – diabolique, lui aussi, comme on sait… Omniprésent chez le possédé, le diable et les démons, les spectateurs de la possession, le rire est aussi ambigu que la folie. La satire ronsardienne veut exorciser le ministre protestant transformé en loup-garou parce qu’il a lu Calvin, mais aussi… les Daimons de Ronsard : l’ironie s’exerce-t-elle alors contre la croyance à la lycanthropie et les pratiques magiques ou contre le poète et ses pouvoirs ? Elle distingue aussi entre la possession et la folie, mais convoque un médecin-charlatan qui en voulant extraire « la pierre de folie » découvre que le ministre protestant n’a pas de cerveau. Il y aurait alors une bonne folie, celle des bouffons et des poètes, et une mauvaise, celle que l’on cultive (D. Ménager). Dans le récit de Blendecq (S. Junod), le possédé se moque de tout et fait rire l’assistance ; la mise en scène de l’exorcisme soude la communauté autour de ses fondements religieux, mais la dimension farcesque de la possession conteste les rites et l’ordre du culte, avec des ressemblances troublantes entre les pratiques du démon et celles de l’exorciste. Entre le sérieux et le bouffon, comme, sous d’autres aspects, entre la possession et la folie ou la maladie, la religion et la magie, le « surnaturel » autorisé et le « supernaturel » diabolique, l’âme et le corps, l’individu et la collectivité, l’individu et la société, le diable n’est pas dans les détails, mais dans les interstices.

Ambiguïté pourrait bien être le maître mot, non seulement dans les formes et les noms diaboliques où Satan, Lucifer, le diable et les démons se confondent, mais pour ceux qui ont à voir avec eux : ballet infernal du possédé, du fou, de la sorcière, de l’exorciste, mais aussi du poète, du narrateur, du lecteur. Au centre de tout cela, il y a la question de la croyance, qui ne peut être reniée sous peine d’accusation d’athéisme, mais qui soulève de vrais débats d’où émerge le courant

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de ce qu’on appellera plus tard l’esprit critique. Elle concerne aussi le lecteur des récits et des traités démonologiques, et désormais le critique s’intéresse moins à la possession qu’au récit qui en est fait. Comment écrire sur le diable, que signifie cette écriture, comment la lire ? Sur « un discours qui se piège lui-même, qui révèle plus qu’il n’explique » (S. Junod), les erreurs de perspective sont aisées. Dans les regards en abyme portés sur la scène de « diablerie », de sorcellerie, de possession, d’exorcisme, puis sur les récits démonologiques ou poétiques, il faut aussi prendre avec précaution nos propres lectures : la visée apologétique de la littérature démonologique, que nous aimerions opposer à l’objectivité « scientifique », est aussi au XVI e siècle garant de véracité, face à des récits qu’on pourrait dire « fictionnalisants » qui visent au plaisir ; et les jeux poétiques sur le diable, parfois « diaboliques », n’excluent pas la croyance. La richesse de la démonologie et de la poésie du diable ne datent certes pas du « temps d’Agrippa d’Aubigné » et l’exorcisme du ministre protestant nous montre déjà, grâce à Daniel Ménager, un Ronsard fort subtil. Mais cette période marque un tournant. Ce qui apparaît ici, c’est moins la dimension apologétique et polémique des textes que leur évolution vers une mise en cause discrète de croyances naïves et de dogmatismes meurtriers. Mais les ressemblances sont troublantes non seulement entre la « parole-puissance » (S. Junod) de l’exorciste, du poète, voire de l’enquêteur ou du chroniqueur, mais entre leurs rôles – révéler, être révélé ? L’œuvre d’Aubigné, par son étendue, sa diversité, ses complexités, se retrouve curieusement au carrefour de ces évolutions.

Marie-Hélène SERVET Université de Lyon

GADGES, Centre Jean Prévost