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NOTE SUR LES DÉMONS DANS LE PRINTEMPS D’AGRIPPA D’AUBIGNÉ 1 Des astres, des forests, et d’Acheron l’honneur Diane, au Monde hault, moyen et bas preside, Et ses chevaulx, ses chiens, ses Eumenides guide, Pour esclairer, chasser, donner mort et horreur […] Tel est le lustre, grand, la chasse, et la frayeur Qu’on sent sous ta beauté claire, prompte, homicide […] Lune, Diane, Hecate, aux cieux, terre et enfers Ornant, questant, genant, nos Dieux, nous, nos ombres. Sonnet d’Etienne Jodelle, OEuvres complètes, éd. Enea Balmas, NRF, Gallimard, Paris, 1965, T. II, p. 393-394. 1. En l’absence d’édition récente et complète de l’oeuvre, nous citerons L’Hécatombe à Diane dans l’édition de Bernard Gagnebin, Genève, Droz, 1948, les Stances et les Odes dans l’éd. de Fernand Desonay, Genève, Droz, 1950. Nous aurons cependant un recours constant aux travaux inégalés d’Henri Weber : Le Printemps. L’Hécatombe à Diane et les Stances, Publications de la Faculté des lettres de l’Université de Montpellier, XV, 1960 ou P.U.F., Paul Dehan Imprimeur, Montpellier, s.d. – abrégé en H. W. P.U.F. ; Le Printemps (Extraits), Agrippa d’Aubigné, OEuvres, éd. en collaboration avec Jacques Bailbé et Marguerite Soulié, Gallimard, collection de La Pléiade, 1969 – abrégé en H. W. Pl. On peut par ailleurs consulter Hécatombe à Diane, éd. Julien Goeury, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2007 : conformément à l’en-tête d’une Table des sonnets qui est de la main d’Aubigné dans le ms Tronchin 159, cette édition donne le titre de l’oeuvre sans l’article défini (« L’ ») dont la tradition éditoriale l’affuble. Mais, suivant nos éd. de référence, nous citerons le texte traditionnel. Enfin pour ce travail nous avons pris en compte des faits textuels établis par Jean-Raymond Fanlo dans Le mythe de Diane au XVI e siècle en France, Cahiers d’Aubigné-Albineana 14, Niort, 2002, p. 131-148 (« “D’une mignarde rage” : Pygmalion et Erostrate, ou les deux visages du Printemps d’Agrippa d’Aubigné »). Il montre là entre autres, par l’étude interne des Manuscrits Tronchin n°157 et n°159 (Les Ms Tronchin sont conservés à la Bibliothèque Publique Universitaire de Genève : voir leur descriptif dans la bibliographie de Gilbert Schrenck, cité ici note 2, p. 23), que l’oeuvre excédait dans le projet albinéen celle que nous limitons aux trois recueils de L’Hécatombe, des Stances et des Odes, depuis l’édition de Charles Read en 1874. C’est pourquoi nous renverrons à des pièces désormais « supplémentaires » du Printemps qui se trouvent actuellement dans les Poésies diverses, éd. des OEuvres complètes par Réaume et Caussade, Lemerre, 1874, t. III – abrégé en R&C III.

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NOTE SUR LES DÉMONS DANS LE PRINTEMPS

D’AGRIPPA D’AUBIGNÉ 1

Des astres, des forests, et d’Acheron l’honneur Diane, au Monde hault, moyen et bas preside, Et ses chevaulx, ses chiens, ses Eumenides guide, Pour esclairer, chasser, donner mort et horreur […]

Tel est le lustre, grand, la chasse, et la frayeur Qu’on sent sous ta beauté claire, prompte, homicide […]

Lune, Diane, Hecate, aux cieux, terre et enfers Ornant, questant, genant, nos Dieux, nous, nos ombres.

Sonnet d’Etienne Jodelle, Œuvres complètes, éd. Enea Balmas, NRF, Gallimard, Paris, 1965, T. II, p. 393-394.

1. En l’absence d’édition récente et complète de l’œuvre, nous citerons L’Hécatombe à Diane dans l’édition de Bernard Gagnebin, Genève, Droz, 1948, les Stances et les Odes dans l’éd. de Fernand Desonay, Genève, Droz, 1950. Nous aurons cependant un recours constant aux travaux inégalés d’Henri Weber : Le Printemps. L’Hécatombe à Diane et les Stances, Publications de la Faculté des lettres de l’Université de Montpellier, XV, 1960 ou P.U.F., Paul Dehan Imprimeur, Montpellier, s.d. – abrégé en H. W. P.U.F. ; Le Printemps (Extraits), Agrippa d’Aubigné, Œuvres, éd. en collaboration avec Jacques Bailbé et Marguerite Soulié, Gallimard, collection de La Pléiade, 1969 – abrégé en H. W. Pl. On peut par ailleurs consulter Hécatombe à Diane, éd. Julien Gœury, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2007 : conformément à l’en-tête d’une Table des sonnets qui est de la main d’Aubigné dans le ms Tronchin 159, cette édition donne le titre de l’œuvre sans l’article défini (« L’ ») dont la tradition éditoriale l’affuble. Mais, suivant nos éd. de référence, nous citerons le texte traditionnel. Enfin pour ce travail nous avons pris en compte des faits textuels établis par Jean-Raymond Fanlo dans Le mythe de Diane au XVIe siècle en France, Cahiers d’Aubigné-Albineana 14, Niort, 2002, p. 131-148 (« “D’une mignarde rage” : Pygmalion et Erostrate, ou les deux visages du Printemps d’Agrippa d’Aubigné »). Il montre là entre autres, par l’étude interne des Manuscrits Tronchin n°157 et n°159 (Les Ms Tronchin sont conservés à la Bibliothèque Publique Universitaire de Genève : voir leur descriptif dans la bibliographie de Gilbert Schrenck, cité ici note 2, p. 23), que l’œuvre excédait dans le projet albinéen celle que nous limitons aux trois recueils de L’Hécatombe, des Stances et des Odes, depuis l’édition de Charles Read en 1874. C’est pourquoi nous renverrons à des pièces désormais « supplémentaires » du Printemps qui se trouvent actuellement dans les Poésies diverses, éd. des Œuvres complètes par Réaume et Caussade, Lemerre, 1874, t. III – abrégé en R&C III.

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On a déjà beaucoup écrit à propos du climat morbide, onirique ou fantastique qui caractérise les vers du Printemps d’Agrippa d’Aubigné et qui dans les Stances fait pendant à celui des sonnets de l’Hécatombe à Diane, aux rouges terreurs de la guerre, de la guerre civile, du martyre, des sacrifices sanglants à la Tauroscythienne2. Les Odes sont moins continûment animées par l’horreur, par la geste d’un amant de Diane, cerf aux abois dans des forêts ténébreuses et retirées, toutes dégouttantes de sang aux couleurs mortifères de l’automne pourrissant. Mais les odes du Printemps, qui d’ailleurs déplorent, mais chantent aussi l’inconstance et en général tout ce qui est changeant3, actualisent cependant de loin en loin cette mélancolie atroce de qui au désert, éploré, abandonné, harcelé, fuit et poursuit tour à tour sa divinité – ce motif élégiaque et tragiquement saturnien4 imprègne encore des poèmes telles que les

2. Parmi tous ceux mentionnés par G. Schrenck, voir au premier chef les travaux de Claude-Gilbert Dubois et de Gisèle Mathieu-Castellani : Agrippa d’Aubigné, Bibliographie des écrivains français, Memini, 2001, « L’Imaginaire », p. 123-127 et « Le Printemps», p. 131-141. Voir aussi la bibliographie de Marianne Closson dans L’imaginaire démoniaque en France (1550-1650). Genèse de la littérature fantastique, Genève, Droz, 2000 et les p. 394-395 du même ouvrage qui pour l’étude des « Visions infernales » des déserts baroques s’attachent avec acuité au Printemps. 3. Voir par exemple Claude Blum, « Le diable comme masque. L’évolution de la représentation du diable à la fin du Moyen-Age et au début de la Renaissance », Diable, diables et diableries au temps de la Renaissance, dirigé par M.T. Jones Davies, Paris, Jean Touzot, 1988, p. 149-164. 4. H. W. P.UF., p. 171-173 : Chapeau introductif des Stances I qui renvoie au Manuscrit Monmerqué – conservé à la Bibliothèque de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, à Paris (Ms 8162, f. 1-150 : voir G. Schrenck, op. cit., p. 25) – « …en tête de ces vers une main du XVIIe siècle écrit “L’Hermitage d’Aubigny”… » : il évoque le succès de Desportes, Nuysement et Trellon (notes 1 à 3) pour évoquer le modèle italien de la disperata que suit Aubigné. Ibidem, note 65, p. 190 : la strophe finale qui substitue Saturne à Apollon, absente du Ms Monmerqué, est inscrite à la main par Aubigné dans Tronchin 159… H. Weber fait toutefois remarquer que le poète ne fait là que remplir un blanc de bas de page et les verrait éventuellement en substitution ou en ajout aux vers 113-116. Ainsi l’actuelle strophe finale (vers 201-204),

Que du blanc Apollon le rayon doré n’entre En ma grotte sans jour, que jamais de son euil Nul planete ne jette un rayon dans mon antre, Sinon Saturne seul pour incliner au deuil.,

masque peut-être une autre fin des Stances I qui serait alors, de façon significative, on le verra, une strophe elle-même conclusive de l’invocation aux Nymphes et aux Satyres commencée au v. 185 (« Nymphes qui avez veu la rage qui m’affole… ») et au vœu que s’inscrive sur le tronc d’un chêne la mémoire du tragique destin de l’amant de Diane :

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stances ou l’élégie des Poésies diverses5. Or, grâce à la commande de Marie-Hélène Servet pour le présent numéro 21 d’Albineana, il est apparu singulièrement efficace de relire Le Printemps sous l’égide des démons – de suivre à leur trace la narration d’une chasse étrange et fantastique où il n’y a d’autre gibier que celui qui gémit, crie, pleure, souffre, meurt de ne pas mourir, se soumet à sa douleur, c’est-à-dire à sa condition de serf et de prisonnier : de son amour, de son corps, du monde sublunaire et de « tout ça qui sent l’homme » (Stances I, 89). D’autant, et c’est le plus clair, que le désert est dans la Bible terrain d’action du diable aussi6.

Singulièrement efficace, pour en quelque sorte recomposer de nouveau l’univers imaginaire d’A. d’Aubigné dans cette œuvre aussi polymorphe, que la déesse Diane-Hécate-Séléné… Artémis – ou que le diable qui est omniprésent ! – et cruellement utile pour parfois cerner un peu mieux telle ou telle opacité très résistante du texte.

Pas d’autre prétention donc ici que de faire un état des lieux du Printemps quant à notre thème et d’en soumettre les éléments à une lecture critique ; de revenir aussi sur des sources ou des horizons topiques et tout au plus d’en suggérer un de plus ; enfin d’exposer une aporie que quelque diligent lecteur peut-être pourra lever ?

Quand cerf, bruslant, gehenné, trop fidelle, je pense Vaincre un cueur sans pitié, sourd, sans yeux, et sans loy, Il a d’ire, de mort, de rage et d’inconstance Païé mon sang, mes feuz, mes peines et ma foy.

5. R & C III, sur 10 pièces en tout, nous ne considérons ici que les poèmes II à VIII pour notre étude, p. 208-243. 6. Tous les spécialistes d’Aubigné ou les commentateurs ponctuels du Printemps, notamment ceux que nous citons dans cet article, le rappellent et il est à peine besoin d’argumenter. Pour mémoire cependant : l’histoire de Moïse et de son peuple, guidés et mis à l’épreuve par Yahvé, celle d’Esaïe et celle de Jean-Baptiste, sont liées au désert. Or, servi par des anges, le Christ se retire au désert (Mc 1, 12, Luc 4, 1) où il est tenté par le diable (Mt 4, 1-11 ; Mc 1, 13 ; Luc 4, 2-13), désert « dont l’évocation renvoie à la réputation la plus sinistre qui fut faite d’abord aux “lieux déserts” », écrit Anne-Marie Gérard (Dict. de la Bible, Bouquins, Laffont, 1987, p. 263) ; cet auteur indique en outre que les « démons, “bêtes” mystérieuses, hantent les lieux déserts dont la désolation convient à leur sinistre nature » en renvoyant par exemple longuement à Isaïe et à Jérémie (Ibid., p. 261) – ces « bêtes » ayant quelque accointance avec les satyres (en hébreu, « les velus, les boucs ») qui hantent les ruines selon le 2e Livre des Chroniques (Ibid., p. 1253) – ce décor ruiniforme n’étant pas exploité par Le Printemps qui se contente des forêts.

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État des lieux

Explicitement les démons sont très peu présents dans Le Printemps si l’on en juge par nos relevés qui n’attestent que de deux vocables principaux, « demon(s) » et « esprit(s) », selon une synonymie usuelle chez les démonologues7, dont ceux cités par R. & C. – pas tant dans l’édition des Poésies diverses que dans celle des Lettres touchant quelques points de diverses sciences, t. I, en particulier celles qui seraient adressées au médecin La Rivière (Ibid. p. 422-444) – et par H. W. P.U.F. et Pl. (Introduction et notes). Dans L’Hécatombe à Diane, on ne relève pas ces mots-thèmes mais en revanche on relève « damnez » et ses dérivés – on trouve « condemnez » dans les Poésies diverses. Dans les Odes, il nous a paru pertinent de relever quelques adjectifs (« bruslez, enchantez, malitieux »8) : nous les cernerons plus loin. Enfin, çà et là, on rencontre des « bluettes de feu » : on verra que nous en avons retenu en tout deux occurrences principales pour notre propos (il y aurait autrement d’autres occurrences). Enfin, il est apparu également

7. Jean Bodin, De la démonomanie des sorciers, Paris, 1587 (et Gutenberg Reprints s.d.) ; Noël Taillepied, Traité de l’apparition des esprits, Rouen, 1602 ; Pierre Le Loyer, Discours des spectres ou visions et apparitions d’esprits, comme anges, démons et âmes, se montrant visibles aux hommes – le tout en huict livres, Nicolas Buon, Paris, 1609 : le titre analytique de Le Loyer est particulièrement éloquent. Voir aussi Pierre de Lancre, Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons ou il est amplement traité des sorcières et de la sorcellerie, Paris, 1613, Introduction critique et notes par Nicole Jacques-Chaquin, Palimpsestes, Aubier, 1982 et, du même, Incredulité et mescreance du sortilege plainement convaincue, Nicolas Buon, Paris, 1622. 8. J’ai tâché d’être exhaustive et « malitieux » me semble bien en hapax. En revanche « brûler », ses dérivés et en général tout ce qui évoque le « feu » sont légion, « enchanter » est assez présent également : il ne m’a pas paru intéressant d’en envahir mes relevés ici, mais nécessaire d’en signaler deux occurrences particulièrement significatives du paradigme, et « dianesque », et « démoniaque ». Je me permets de renvoyer à mes articles pour des relevés complémentaires (Diane, Chasse, Feu, Fuite / poursuite, Guerre civile , Inconstance, Liberté / prison, Martyr(e), Matières précieuses / corps de Diane…) que j’espère complets : dans les notes (« Le moment de la métamorphose : instant rhétorique dans Le Printemps d’Agrippa d’Aubigné », Albineana 3, Niort 1990, p. 63-77) et dans les tableaux (« Notes de travail sur Le Printemps d’Agrippa d’Aubigné : une lecture thématique », Albineana 5, Niort 1993, p. 41-61) ; voir aussi « À propos du vocabulaire de l’Ombre et la Lumière dans Le Printemps d’Agrippa d’Aubigné », Ombres et Lumière à la Renaissance, Le Puy-en-Velay, Imprimerie Départementale, 1998, p. 253-263.

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significatif de retenir le nom (commun ou propre) « E/e/nfer(s)» et, après réflexion le mot, « ombre » dans les Poésies diverses.

Nous avons pensé utile, étant donné le caractère restreint du corpus, de donner les extraits les plus larges pour faciliter et alléger par la suite notre commentaire littéraire – par ailleurs, on constatera qu’arbitrairement notre unité d’observation des collocations est l’espace du vers… un début de contexte donc !

Occurrences de « demon(s) » et « esprit(z) » ; de « damnez », de ses dérivés et de « condemnez », « bluette(s) de feu(z) », de « E/enfer (s) », enfin d’« ombre » :

Hécatombe LXI, 1,3, 5, 8

Si ceux là sont damnez, qui, privez d’esperance, Sur leur acier sanglant vaincus se laissent choir, Si c’est damnation tomber en desespoir, 4 Si s’enferrer soy mesme est une impatience, N’est-ce pas se damner contre sa conscience, Avoir soif de poison, fonder tout espoir Sur un sable mouvant ? hé ! ou peut-il avoir 8 Pire damnation, ny plus aigre sentence […]

Stances I, 153, 176

[…] Il reste qu’un demon congnoissant ma misere Me vienne un jour trouver aux plus sombres forestz ; M’essayant, me tentant pour que je desespere, 156 Que je suive ses ars, que je l’adore après : Moy, je resisteray, fuiant la solitude Et des bois et des rochs, mais le cruel suivant Mes pas assiegera mon lit et mon estude, 160 Comme un air, comme un feu, et leger comme un vent. Il m’offrira de l’or, je n’ayme la richesse, Ces estatz, des faveurs, je mesprise les courtz, Puis me prometra le cors de ma maistresse : 164 A ce point Dieu viendra soudain à mon secours. Le menteur empruntant la mesme face belle, L’ydée de mon ame et mon doux tourment, Viendra entre mes bras aporter ma cruelle, 168 Mais je n’embrasseray pour elle que du vent.

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Tantost une fumée espaisse, noire ou bleue Passant devant mes yeux me fera tressaillir ; En bouc et en barbet, en facynant ma veue, 172 Au lit de mon repos il viendra m’assaillir. Neuf gouttes de pur sang naistront sur ma serviette, Ma couppe brisera sans coup antre mes mains, J’oiray des coups en l’aer, on verra des bluettes 176 De feuz que pousseront les Demons inhumains […]

IV, 2 […] Espritz jamais lassez de nuire et de troubler […] XVI, 49 […] C’est fait je veux mourir et qu’un tel sacrifice

Preste ma triste main pour un dernier effort A son cors malheureux, 46 Dehors duquel l’esprit ira, comme je cuide, Sur les bords umbrageux du fleuve acherontide Soupirer amoureux, Racontant aux Espritz la severe sentence 50 Qui fut l’amere fin d’une longue esperance, D’une dure prison […]

Odes I, 75

75 […] Mes sens sont bruslez, enchantez […]

X, 19 Malitieux amour qui de lis et de roses 20 M’apreste la mort en riant !

XVIII, 6 […] Ta joue et ta bouche de rozes 4 Me bruslent ainsi peu à peu Que sans les pleurs dont tu m’arroses ; Je fusse en bluette de feu.

XXXVIII, 42, […] Du temps que le mortel divin Immortel demon et terrestre A peu par ses enfans paroistre, Pour contre le vice tortu 46 Les equiper de sa vertu, Tant qu’un mesdizant miserable A veu le pere redoutable Duquel l’esprit pareil au cueur 50 Estoit sur son siecle vaincueur : Alors les enfans de Jodelle Couvers de l’umbre de son aelle

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Ont peu resister aux grans. […] Poésies diverses IV [Héroïde], p. 128

[…] Or adieu, je n’envoye du gage de ma vie Rendre ton ombre aussi de mon ombre suivie […]

VI [Poème de l’inconstance] p. 230

[…] C’est l’exaltation des Enfers, le chemin Par où les noirs Demons emportent leur butin […]

Ibidem, p. 231 […] Les Espritz condemnez reçeurent en ce jour Pour un second enfer l’impitoiable Amour. […] […] Les Espritz plus lointains de l’Enfer tenebreux Bruslent de Proserpine […]

Remarques et commentaires :

Êtres « intermédiaires » entre Dieu (les dieux) et les hommes, les démons sont créatures de vent : la matière de leur corps est l’air où ils habitent, ce qu’Augustin déjà professait. Invisibles, ils peuvent pourtant apparaître et si certains expliquent comment en quelque sorte ils relèvent d’un phénomène optique – l’air comme l’eau se « congèle » et devient « cristal »9 – ils peuvent aussi prendre la forme reconnaissable d’un chien (un barbet) ou d’un bouc : nos relevés montrent qu’Aubigné en cela suit dans Le Printemps toute un panoplie démoniaque parfaitement

9. Bodin, op. cit., Paris, 1587, Gutenberg Reprints, plus que d’autres encore, se réclame régulièrement de saint Augustin : voir Anne-Isabelle Bouton-Touboulic, « Le De divinatione dæmonum de saint Augustin : le pouvoir du démon en question », p. 15-34 de Fictions du Diable. Démonologie et littérature de saint Augustin à Léo Taxil, dirigé par Françoise Lavocat, Pierre Kapitaniak et Marianne Closson, Droz, Genève, 2007. Par ailleurs, on peut par exemple citer Noël Taillepied, op.cit., p. 198 : « Le corps des esprits, quand ils se veulent apparoistre, sont de l’air. Et comme l’eau s’amasse en glace, et quelquefois se durcit et devient cristal ainsi l’air duquel les esprits s’enveloppent, s’espaissit en corps visible » – c’est exactement ce qui arrive à la nature entière et au corps de Diane dans Le Printemps, si l’on prend à la lettre la logique de l’imaginaire de la métamorphose qui s’y déploie (voir mon art. cit. dans Albineana 3) !… or la métamorphose est une des spécialités des démons et du diable en particulier. L’enchantement ou l’ensorcellement sous la plume profane d’Aubigné ne relève donc pas seulement d’une anodine topique amoureuse.

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usuelle10. Or ces personnages, bons ou mauvais selon les traditions – mais dans celle où nous nous situons, ce sont des anges déchus, donc ce sont des « malins », des méchants11 –, se confondent parfois avec les « daimons », comme ceux de Socrate : ce sont alors des « génies ». Il arrive que dans Les Tragiques ou dans de nombreuses œuvres d’A. d’Aubigné, on trouve l’orthographe « daemon », sinon « daimon »12, qui

10. Voir Bodin, op. cit., chapitre 4, De ceux qui renoncent à Dieu, et à leur religion par convocation expresse et s’ils sont transformez en corps par les Daimons : en boucs, f¨95 v. ; H. W. P.U.F. renvoie à Taillepied, op. cit. (notes des Stances I), dont nous citons plus largement les p. 171-172 : « Plusieurs esprits font apparition sous figures de femme, et les [ceux auxquels ils apparaissent] ont semonds à faire choses vilaines. Ilz se presentent aussi en forme de bestes à quatre pieds comme d’un chien, pourceau, cheval, bouc, chat, lievre, ou en forme d’oiseau, comme d’un corbeau ou chevesche, comme d’un serpent ; ou en forme de bestes rampantes, comme d’un serpent, dont les Payens avoyent grand nombre an leurs maisons et les honoroyent. Paul Jove en ses Elegies que […] Corneille Agrippa avoit un esprit familier qui le suyvoit, en espece d’un chien barbet. Abdias en l’histoire Apostolique dit le semblable de Simon le Magicien sçavoir que pour l’effet de ses enchantemens avoit des esprits familiers, lesquels une fois lascha en forme de grands chiens dogues et mâtins à l’encontre de saint Pierre […] ». Et pensons dès maintenant à la meute de Diane, bien sûr, mais également à la horde de chevaux de la terrible et « infernale » Hécate – elle a partie liée avec Proserpine et Pluton… Pour les très nombreux éléments symboliques tant des mythes bibliques que des mythes gréco-latins, nous renvoyons une fois pour toute au Dict. critique de l’ésotérisme, sous la direction de Jean Servier, P.U.F., 1998 : l’article « Hécate », d’une richesse et d’une précision bibliographique exceptionnelles, dispense de redonner ici toutes les sources antiques – dont les éd. du Printemps ne peuvent donner qu’un aperçu – ou les renvois aux travaux essentiels de Dumézil et d’Otto (quant à l’apport essentiel de ce dernier auteur, voir notre « Mot de la fin », Le mythe de Diane en France au XVIe siècle, Albineana 14, Niort, 2002, p. 479-490). Voir bien sûr Guy de Tervarent, Attributs et symboles dans l’art profane 1450-1600, dictionnaire d’un langage perdu, Genève, Droz , 3 vol., 1658-1964. 11. En ce sens, l’adjectif « malicieux » prend dans notre relevé des occurrences un sens résolument « malin », diabolique. 12. Pages 376-377 de sa thèse, La pensée religieuse d’Agrippa d’Aubigné et son expression (rééd. avec mise à jour de la Bibliographie, Honoré Champion, Paris, 2004), Marie-Madeleine Fragonard cite par exemple un important extrait des Méditations sur les Psaumes. Voici le premier début de cette citation : « L’ingénieux dæmon (qui se fait tenir pour Dieu, et se fait peindre en enfant par les Payens) m’ayant desguisé le nom de mon forfait, l’adultere en amour, l’homicide en hardi, le traistre en habile, m’a conduit de degré en degré à l’extremité de toutes meschancetés. Il m’a enflammé de trop d’amour d’autrui, et de celui de moi mesme, me faisant meriter par tel moyen la haine de tous et celle de moi mesme », Méd. Ps 51, HWPl, p. 538.

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est plutôt celle de Pierre de Ronsard : on connaît son « Hymne des Daimons » sur lequel nous reviendrons13. On remarque que l’orthographe de « demon » seule est attestée dans Le Printemps. Pourtant l’idée socratique n’y est pas absente lorsqu’il s’agit de chanter le poète Jodelle et en cela il n’est pas impossible qu’Aubigné soit le repreneur de J. Du Bellay, autant et peut-être plus que de Ronsard. On connaît en effet le sonnet CLVI des Regrets :

[…] je ne sçay comment ce Dæmon de Jodelle (Dæmon il est vrayement, car d’une voix mortelle Ne sortent point ses vers) tout soudain que je l’oy, M’aiguillonne, m’espoingt, m’espouvante, m’affolle, Et comme Apollon fait sa prestresse folle, A moymesmes m’ostant, me ravit tout à soy.14

En regard, on pourrait citer bien des passages de l’œuvre de Ronsard qui évoquent ce moment exceptionnel de l’enthousiasme furieux de l’inspiration poétique, mais chez lui Dieu ou Phœbus-Apollon, qu’il appelle « le dieu », en donnent la grâce, plutôt qu’un « daimon » (et les Muses, ces « fées qui dansent à cotte dégraffée », qui éveillent la vocation poétique du jeune Ronsard dans « L’Hymne de l’automne », sont les compagnes et élèves d’Apollon Musagète). Tel est le cas dans les vers du poème « A Christophle de Choiseul, son ancien amy », qui, en 1584, se trouve dans Le Second Livre des Poèmes – lequel est d’importance documentaire certaine sur la pensée du Prince des poètes : il tient à cette pièce qui avait auparavant ouvert successivement, au cours de l’année 1556, un recueil de Rémi Belleau (Les Odes d’Anacréon traduites du Grec en Français) et Le Second Livre des Hymnes, avant d’être admise (dès 1560) dans les Poèmes :

[…] nostre Poësie Est un don qui ne tombe en toute fantaisie :

13. Voir Œuvres complètes de Ronsard, Céard, Ménager, Simonin, Gall., la Pl., 1994, t. II, p. 486. 14. Éd. Henri Chamard, t. II, Paris, Didier, 1970, p. 177, qui, note 5, cite Estienne Pasquier : « Entre Ronsard & Du Bellay estoit Estienne Jodelle, lequel ores qu’il n’eust mis l’œil aux bons livres comme les deux autres, si est-ce qu’en luy y avoit un naturel esmerveillable. Et de faict ceux qui de ce temps jugeoient des coups disoient que Ronsard estoit le premier des poëtes, mais que Jodelle estoit le daimon. Rime ne sembloit luy estre impossible, où il employoit son esprit. » (Recherches de la France, VII, VI, Amsterdam, Trévoux, 1723, t. I, col. 705 – voir éd. M.-M. Fragonard (Paris, Champion, 1996, 3 vol., I, p. 1410).

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Un don venant de Dieu, que par force on ne peut Acquerir, si le Ciel de grace ne le veut.15

À la lumière des Œuvres poétiques de Clovis Hesteau de Nuysement16

Si l’on croise par ailleurs la lecture du Printemps avec celle d’un poète et alchimiste contemporain d’Aubigné, Hesteau de Nuysement (1550-1620)17, les occurrences que nous avons relevées attestent d’une orthographe qui, en dépit de l’actualisation de la théorie ficinienne de l’amour (« Chant pastoral. A Mademoiselle d’Atry », éd. cit., t. I, v. 207 sq.) ne montre pas de déploiement du thème socratique du génie que chacun porterait en soi, et si Jodelle est présent, c’est de façon palimpseste (« Enchantemens au Sieur de Beau-Joyeux », Ibid., v. 166 sq, p. 110, et « La Jalousie de Candie. A Telie », Ibid., v. 213 sq., p. 138) et seulement par sa poésie dédiée à Diane (des sonnets principalement, importants mais peu nombreux) qui nourrit l’imaginaire d’« Hécate au triple front » – « déesse des magiciennes et des carrefours », selon le mot de R. Guillot et comme G. Mathieu-Castellani le développe en Préface de l’œuvre poétique de Nuysement18.

15. Voir éd. des Œuvres complètes de Ronsard, J. Céard et alii, Gallimard, la Pl., 1994, II, p. 801 et notice p. 1524 (qui renvoie au tome VIII de Laumonier). 16. Nous renvoyons à l’éd. de Roland Guillot dont nous saluons l’Introduction et les notes extrêmement complètes : « Livres I et II », t. I, préfacé par Gisèle Mathieu-Castellani, Genève, Droz, 1994, « Livre III et dernier », t. II, 1995. 17. Dans sa thèse, déjà citée, M.-M. Fragonard a montré l’importance de son œuvre pour l’auteur des Tragiques ; voir aussi : « L’amour passion et les métaphores scientifiques », Revue d’Etudes Françaises n°2, Université de Budapest, 1997, p.151-161 (en ligne sur <cief>), article où, sur des poèmes du Printemps, particulièrement sur les sonnets LXXIII et L, et des poèmes de Nuysement, elle se livre à une lecture de rhétorique comparée chez deux poètes de la Maison d’Alençon, qui, nous dit-elle, ont pu se croiser à l’Académie du Palais ou lors d’une leçon de Bernard Palissy. Dans une communication intitulée « Un paradigme palimpseste : La poésie de Clovis Hesteau de Nuysement dans Le Printemps d’Agrippa d’Aubigné ? » (à paraître dans Albineana) au Colloque Une volée de poètes : D’Aubigné et la génération poétique des années 1570-1610, organisé par Julien Gœury et Pierre Martin pour notre Association et le Centre Forell de l’Université de Poitiers (16-18 octobre 2008, Poitiers-Niort-Poitiers), j’ai montré que connaître la poésie de Nuysement est en effet très éclairant pour la lecture du Printemps, au moins autant que pour celle des Tragiques. 18. Voir Préface, t. I, éd. cit., et t. II, p. 110, note sur le v. 166 : outre l’engouement des contemporains pour Desportes, rapprochement est fait avec le sonnet de Jodelle qui est en exergue du présent article. Les sources antiques essentielles sont toutes données.

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Chant pastoral, v. 207 Sçachez comme un Daimon, aveuglant mes esprits…

Enchantemens…v. 153 DAIMONS qui regissez de la voute azuree… La jalousie… v. 215-216

Vous daimons consacrez qui habitez aux Cieux, Vous daimons incensez, hostes de ces bas lieux…

Acherontide … v. 55 Je cours deçà delà, compagnon des Daimons…

Pour abréger à propos de Nuysement, qui mériterait d’être ici cité en contexte plus large que celui que nous donnons aux relevés des occurrences (et ce sont les seules pour nommer explicitement les démons : pas d’esprits, pas d’ombres…), le « daimon » est en rapport, dans le « Chant pastoral », avec la « fureur bourelle » (v. 199) qui poursuit l’amant pris « aux liens de Cypris » (v. 208) et dont le corps est à la torture. Fer, fournaise, martellement, tout ce qui détruit, broie, froisse les os, peint le martyre, comme dans L’Hécatombe à Diane, bien que d’une manière souvent moins spectaculaire, moins méticuleusement concrète (par exemple pas de fer chez Aubigné, mais des flèches ; certes du sang, des os chez Nuysement, mais pas de cœur transpercé et saignant…). Dans les Enchantemens au Sieur de Beau-Joyeux, les vers qui suivent invoquent nommément toutes sortes de démons, avec parmi eux « Sathan » et « Cerbere », et finalement « […] Charon passe-fleuve, et [la] Royne propice, / Hecate au triple front » (v. 165-166). Cette invocation s’achève ainsi : « […] venez au sacrifice, / Amenez les fureurs et tout cela qui suit, / Pluton, Mynos, Sathan [une deuxième fois nommé], le Silence, la Nuit » (v. 166-168). Outre l’importance de lire le mot « sacrifice » dans cette lecture croisée, on voit que si le martyre relève moins d’effets de réel chez Nuysement, sa poésie instaure un imaginaire démoniaque de façon parfaitement identifiable, donc sans le caractère insidieux de celle du Printemps. Aubigné instaure une narration onirique qui permet le déploiement d’une aventure dont la nature est infiniment douteuse, accueillante moins immédiatement au surnaturel et au féerique qu’au fantastique19. Les vers que nous relevons

19. Voir Marianne Closson, L’imaginaire démoniaque en France (1550-1650). Genèse de la littérature fantastique, Genève, Droz, 2000.

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dans La jalousie de Candie à Telie se poursuivent par une évocation, onomastique de nouveau, des enfers des anciens et évoquent l’enlèvement de Proserpine (v. 218-222) : le tout sous l’égide d’Hécate « souveraine ». L’ Acherontide à Telie, comme La jalousie, témoigne des choix mythiques d’Hesteau de Nuysement. Grâce au vers que nous avons relevé, nous comprenons que s’imaginant déjà mort parmi les « daimons », il opte pour une de leurs identités, celle de « revenants », d’âmes en peine, de fantômes. Mais surtout l’adresse et la dédicace à Télie affichent le choix d’une déesse tutélaire, vierge, « stellaire et homicide » : son apparition est un enchantement, mais la regarder seulement tue, comme elle le déclare elle-même en évoquant le jeune Nuysement dans le douzain en latin et en forme de prosopopée dont le poète clôt son premier Livre :

Cum subito e nostris, foelix conspectus, ocelis Visceribus coepit gliscere flamma suis.20

Si Diane est présente dans les Œuvres poétiques de Hesteau de Nuysement, Hécate, par ailleurs encore moins nommée par ce poète21, est d’une présence impressionnante, et dans tous les vers que nous avons relevés, sa fureur apparaît démoniaque autant qu’infernale et mortifère : elle est la déesse porte-mort, hérault des enfers, de l’Enfer, comme cette Hécate qui mène chevaux et chiens sauvages et qui dans les vers de Jodelle – notre exergue – semble gouverner et détrôner la lune et Diane,

[…] aux cieux, terre et enfers Ornant, questant, genant, nos Dieux, nous, nos ombres.

À cela ajoutons l’instance de la sombre déesse Artémis ou Diane chasseresse, farouche et cruelle comme Télie et comme Hécate : imités principalement d’Ovide, les vers de « La Metamorphoze du figuier. A Madame de Sauve » commencent par narrer une consécration à Diane-Artémis.

20. Voir notes de R. Guillot, éd. cit. ; excipit du Livre I, t. I, p. 206 ; « Telia ad lectorem », v. 5-6 : « Quand soudain, jaillissant de les yeux) – ô bonheur de l’apparition – / Commença de grandir la flamme qui dévora sa chair » (trad. R.G.). 21. Voir Index des noms de personnes, éd. cit, t. II : rien dans les Liv. I et II, dans le Liv. III : « Diane », 5 occurrences, 1 allusion ; « Hécate », 2 occurrences dans Enchantemens et Jalousie.

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La lecture croisée d’Aubigné et de Nuysement – et déjà de Jodelle également – ainsi que l’incursion dans leurs compositions mythiques respectives, nous a permis une mise au jour plus nette d’une topique essentielle à notre propos : la connivence entre l’univers sauvage et reculé de la forêt à gibier et le champ d’action des démons, peut-être du diable – entre Eros et Thanatos / Eros et Erostrate22, sans aucun doute, jusqu’aux confins de la raison, dans la conscience du mal autant que du malheur, mais dans la frénésie d’une dévotion extatique – dans une quête, une poursuite enflammée – entêtée –, apeurée de l’objet passionnément aimé, lui-même poursuivant, talonnant cet amant idéal, victime de son atroce beauté : prise vivante de sa rigueur.

À la lumière des Tragiques, des Lettres touchant quelques poincts de diverses sciences

Dans sa thèse consacrée aux Tragiques, M.-M. Fragonard observe que Satan et le diable sont nommément presque absents de ce long poème théologique, alors que le mal, lui, est omniprésent. Nous renvoyons à ses analyses, à ses relevés lexicaux, à ses relevés de rimes, à ses statistiques, enfin à ses commentaires érudits et qui disent absolument tout sur cette universalité démoniaque qui coule de source si l’on remonte aux étymons hébraïques au moins de Satan (L’Ennemi – il est par ailleurs par excellence L’Enchanteur) et du Diable (Le Mensonge, Le Calomniateur – voir Job). Invisible, non seulement parce qu’en effet on peut admettre qu’il est corps éthéré, mais surtout parce qu’il n’est pas reconnaissable : il apparaît sous diverses figures ou entre dans le corps des humains comme dans un vêtement23. Un peu plus de

22. Nous revenons donc aux leçons du très suggestif article de J.-R. Fanlo, déjà cité. 23. Thèse citée : Partie II La perte de l’image de Dieu, Chap. VI Démonologie, et Annexes p. 785-794 (plus au moins les deux chap. précédents : Le mal, Le monde à l’envers). M.-M. Fragonard indique une aptitude démoniaque dans Les Tragiques conforme à l’acception ancienne : un corps aérien… on respire les démons comme l’air ; de façon curieuse, un parallélisme certain existe entre l’esprit qui anime le corps et un démon : voir note 18 sur Augustin, p. 377. Nous avons glosé rapidement à la lumière de N. Taillepied, op. cit., p. 198 : cet auteur explique aussi comment les démons – il dit plus volontiers « les esprits » – entrent dans les corps par le cœur et par le foie pour se faire voir. Au passage, nous remarquons que la médecine galiénique du XVI e siècle, même si le « cœur » passe déjà communément pour être siège de la passion amoureuse, ne diagnostique pas très différemment la « blessure d’amour » : des yeux partent, comme un « trait », une substance qui par les yeux de l’autre pénètre dans le

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« D/démon(s) » et de « D/diable(s) », comme le montre le remarquable tableau statistique de la page 374 de la thèse de M.-M. Fragonard, mais bien plus d’ « Enfer » (très peu d’ « enfers »).

Nous n’avons pas fait un travail aussi rigoureux sur Le Printemps, mais les occurrences que nous avons présentées indiquent qu’il n’y a pas de « D/diable (s) » du tout, ni de « Satan », et que « le Démon » est absent. «L’Enfer » lui aussi manque à l’appel, tandis que « les enfers » et le monde souterrain des anciens sont ou nommés ou évoqués, de façon presque endémique. Les lacunes observées n’ont peut-être rien d’étonnant dans une œuvre profane. Pourtant nous remarquons la même omniprésence du mal et d’une malfaisance, d’une méchanceté abominables. Nous pourrions aisément dans tout le Printemps, y compris dans les pièces des Diverses poésies que nous lui avons annexées, relever nombre d’occurrences topiques empruntées à Ovide, parfois à Virgile, qui associent la laideur, les vices féminins et le nid des serpents grouillants comme dans les mares fétides où ils évincent les poissons. Ce dernier trait vient plutôt de Pline l’Ancien, largement vulgarisé par l’émergence de la science naturelle de Paré ou de Palissy… outre les eaux qui tuent au lieu de désaltérer, comme celle des puits empoisonnés, viennent droit de la Bible encore « L’Ennemi », les ennemis, les méchants, le Mal qui tout pourrit. Telle encore cette « Mouche au front de Diane » dans la pièce XXIX des Odes24, signe prémonitoire de la décomposition déjà commencée à la naissance du plus charmant corps au visage de teint immaculé. Et que dire de cette universelle tromperie même de la marâtre nature : blanc le sucre, blanc l’arsenic, blanche la neige, mais noir la mouche « bombinante », Erinnye de la Mort qui est vivant portrait de la corruption, comme

corps des amants jusqu’au foie – où sont secrétées les humeurs de la bile et surtout de la bile noire, laquelle engendre donc la mélancolie typique du « désespéré » ; voir par exemple la magnifique vulgarisation de cette anatomie du coup de foudre qui préside à l’ innamoramento dans Le bel objet : les paradis artificiels de la Pléiade de Françoise Joukovsky, Champion, 1991. Nous ajoutons que dans « Telia ad lectorem » de Nuysement, la déesse Télie évoque le moment où par les yeux de son amant (en l’occurrence le poète lui-même), ravi-ensorcelé, elle a pénétré, installant dès lors sa fournaise dans le corps de celui-ci, fournaise qui nourrit son brasier de la chair qu’en souveraine elle habite à demeure (voir note 20). 24. Voir M.-D. Legrand : « La laideur dans Le Printemps d’Agrippa d’Aubigné (1552-1630) », Propos sur la laideur et les Muses II, Littérales n° 32, Université de Paris X-Nanterre, 2003, p. 7-29.

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la forêt enchante à l’automne de ses ors pourrissants – feuilleter L’Hécatombe à Diane suffit à confirmer ce tableau saisissant du décor où se joue la tragédie, la représentation extravagante de l’amant captif de l’amour dont il ne finit pas de souffrir la torture haïssable et enchantée… ce qui nous amène à un autre modèle, en amont de la disperata : celui de Pétrarque.

Poète, Pétrarque est aussi prêtre. Or dans Le Printemps, si le Démon, le Diable ont cédé la place aux démons, aux esprits et aux ombres, la « damnation » est explicite : le sonnet LXI, qui en décline le polyptote, ouvre notre tableau d’occurrences lexicales.

Les relevés que nous avons plus haut présentés montrent que pour Le Printemps les « esprits » sont au rang des « démons » et y apparaissent interchangeables : tous sont maléfiques et terrifiants. Bien distinctement, on trouve deux « anges » dans les Stances III. Ces anges nous confirment en somme que par ailleurs règne le Diable…. Toujours est-il que la Diane du Printemps demeure au milieu des fauves, ces bêtes sous l’apparence desquelles les démons aiment se faire voir, autant que sous celle de reptiles immondes, et brave les anges dans une hybris impunie25.

Stances, III, 86 Les anges ont senty mes chaudes passions, Quittent des cieux aymés leur plaisir indissible, Ilz souffrent, affligez de mes afflictions, Je les voy de mes yeux bien qu’ilz soient invisibles Je ne suis fasciné de douces fictions.

Ibid., 97 (fin) Plus dure que les rocs, les costes et la mer, Plus altiere que l’aer, que les cieux et les anges Plus cruelle que tout ce que je puis nommer, Tigres, lions et ours et les astres estranges : Tu ris en me tuant et je meurs pour aimer.

Des sources topiques bien connues : récapitulation, ajout et retour sur Ronsard

Aubigné soi-même

Rien ne vaut le grand homme pour éclairer le grand homme et il faut encore rappeler les Lettres à La Rivière qui dans des entretiens

25. Voir par exemple N. Taillepied, op. cit., p. 19.

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sur la sorcellerie font plus d’une allusion aux éléments de démonologie que nous avons cités et allégués. Les travaux de M.-M. Fragonard nous ont par ailleurs permis de montrer la communauté de sources topiques, mais aussi de représentation du monde sous le point de vue du Diable et du Mal : les damnés de l’Enfer sont frères de l’amant de Diane tenté de se donner la mort comme nous l’a appris le sonnet LXI. Tout le reste est non seulement topique, mais relève d’une culture démonologique quasi « populaire » et il est à ce titre intéressant de revenir à la longue citation de la méditation sur le Psaume 51 que nous avons empruntée plus haut à M.-M. Fragonard. On y voit la manière familière avec laquelle le poète médite sur les apparitions démoniaques fallacieuses : « un vilain bouc, puant de paillardise, un espouvantable crocodile qui pleure pour trahir, un loup qui a les dent sanglantes d’un aigneau domestique… ».

Faust : tradition orale ?

Il est bien dommage que la traduction que Palma Cayet donna de la pièce de Marlowe date seulement de 1598 ! Même si l’on sait qu’une œuvre qui paraissait alors était bien souvent substantiellement connue à l’avance par les érudits, par la voie orale, par des copies…, c’est tout de même tardif pour qu’on se targue de référer à l’anglais God dont l’envers est Dog… ce qui faciliterait encore l’apparition du diable sous la forme d’un chien, élément de la doxa présent dans l’Urfaust que Gœthe réécrira. L’histoire de Faust en revanche est, elle, certainement bien connue et d’Aubigné et de ses lecteurs26.

Ronsard ?

A priori « L’Hymne des Daimons » de Ronsard véhicule une connaissance d’autorité sur les démons – avec force érudition, bien de la Pléiade, laquelle doit beaucoup aux traductions de Marsile Ficin (Psellos, Porphyre, Jamblique…) ou à Cornelius Agrippa, ou encore à

26. À ce sujet, voir la thèse déjà citée de M. Closson. Voir aussi Thibaut Maus de Rolley, « Voler avec le diable : démons et voyages célestes au tournant des XVIe et XVII e siècles (Faust / Kepler) », Voyager avec le diable. Voyages réels, voyages imaginaires, et discours démonologiques (XVe-XVIIe siècles), sous la direction de Grégoire Holtz et Thibaut Maus de Rolley, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008, p. 75-96.

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Jérôme Cardan… sans compter les traditions des poètes antiques… entre autres. Les notes de l’édition citée des Œuvres complètes du Vendômois nous disent à peu près tout à ce sujet et nous y renvoyons. Mais il n’est pas sûr qu’Aubigné ait besoin de Ronsard sur un tel sujet.

Une source nouvelle ou un miroir où l’on voit « confondus » Diane et les démons ? La Mesnie Hellequin

En outre si Ronsard est le maître chanté et louangé dans Le Printemps (par exemple dans La Préface ou le sonnet V) ou dans les Poésies diverses (I), il se peut que l’allégeance soit bien distanciée et relève surtout de la tradition, un peu comme les anciens n’ouvraient jamais aucun grand œuvre sans adresse à la Muse. Ou bien la célébration réitérée du Prince des poètes participe d’une contradiction telle qu’elle est souvent une seconde nature chez Aubigné, qui aime changer tout en demeurant, être un autre et le même à la fois. De cela, l’art poétique difficultueux qui s’écrit dans la longue Préface en vers du Printemps est un exemple – jusqu’à cette syntaxe renforcée d’une ponctuation étonnante ou surtout le plus souvent absente et qui autorise plusieurs lectures concurrentes, mais simultanées des mêmes phrases27. Même donc si l’affranchissement poétique du Printemps est très loin de celui des Tragiques, dont convainc M.-M. Fragonard quand elle étudie les rimes du long poème militant dans son rapport au lexique et surtout à ses réseaux (elle parle avec force de l’usage exceptionnel et neuf de la rime dans Les Tragiques, tandis que chez Ronsard elle est d’abord discursive)28, même dans Le Printemps, ces Juvenilia, apparaissent une ou deux figures tutélaires de la nouvelle génération, tel Vatel. Mais au rang des héros pourtant, l’ombre d’un des pionniers de la Pléiade, celle d’Etienne Jodelle29, « ce Demon de Jodelle » comme

27. Voir les annotations de J. Gœury à ce sujet (éd. cit.) : fort intéressantes, quant à l’ambiguïté de cette Préface, même si l’on peut discuter de son parti pris qui est d’introduire parfois une ponctuation syntaxique. Voir aussi le début de mon art. de Littérales n° 32, déjà cité, qui montre que l’absence de cette ponctuation permet précisément au poète d’exprimer des contradictions, voire des pensées différentes, mais simultanément envisageables si l’on suit deux constructions syntaxiques (… malgré tout bien sûr successives dans l’action déroulée de la lecture – pas dans sa théorie telle que nous l’envisageons). 28. Appendice de thèse déjà indiqué. 29. Voir Occurrences de démon…, notre citation de l’Ode XXXVIII.

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l’avait écrit Joachim Du Bellay30, celui qu’on n’a pas su reconnaître de son vivant comme le dit Aubigné31. Or le sonnet de Jodelle dont nous avons choisi un extrait pour notre exergue donne en quintessence la lecture démoniaque du mythe de Diane, qui est aussi celle qui peut de nouveau reconstruire l’univers imaginaire du Printemps. On sait combien Diane est présente dans l’œuvre de Jodelle et ce serait une suffisante raison pour trouver une affinité entre son œuvre, connue des amateurs seuls, car elle ne fut pas éditée au seizième siècle, et celle d’Aubigné – le mythe est certes présent dans toute la poésie amoureuse et est d’une mode récurrente dans les années qui suivent la Saint-Barthélemy, ne serait-ce qu’avec le succès de Philippe Desportes. Mais nous importe dans le sonnet allégué une version « infernale » du mythe, certains de ses éléments épars aussi dans la fiction albinéenne combinés à une tradition moins antique que médiévale et quasi folklorique, celle de La Mesnie Hellequin que Thimothy Chester a récemment mise au jour de façon éclatante dans « L’Hymne des Daimons » de Ronsard32.

Enfin nous reviendrons encore aux travaux de M.-M. Fragonard qui montre dans Les Tragiques l’importance remarquable de la chasse et surtout très précisément de la chasse du « gibier du Diable ». Or, dans Le Printemps, les occurrences du thème de la chasse sont si nombreuses qu’on y est sensible d’emblée et elles se combinent avec celles de la Fuite et de la poursuite33. Dans sa mise en place du Printemps, il ne manquait donc aux exposés de M. Closson plus haut évoqués que ce rapport avec Les Tragiques. Dès lors qu’il est fait, par-

30. Déjà cité : Les Regrets, sonnet CLVI, v. 9 – voir aussi le vers suivant « (Demon est-il vraiment…) ». 31. Ibidem. Voir aussi Vers funèbres sur la mort d’Estienne Jodelle, Parisien, Prince des poëtes tragiques, Paris 1574 pour la première publication, ode qui se trouve p. 551-554 de H. W. Pl. 32. Timothy Chester, « Ronsard au carrefour : un nouveau regard sur Psellos et “Les Daimons” », Fictions du Diable. Démonologie et littérature de saint Augustin à Léo Taxil, dirigé par Françoise Lavocat, Pierre Kapitaniak et Marianne Closson, Droz, Genève, 2007, p. 131-152. Sur La Mesnie Hellequin, voir en outre : Christine Ferlampin-Acher, « Voyager avec le diable Zéphir dans le Roman de Perceforest (XVe siècle) : la tempête, la Maisnie Hellequin, la translation imperii et le souffle de l’inspiration », dans Voyager avec le diable […], op. cit. p. 45-60, et La Meisnie Hellequin en conte et en rime. Mémoire mythique et poétique de la recomposition, Karin Ueltschi, Honoré Champion, Paris, 2008. 33. Thèse citée de M.-M. Fragonard, II, V, notamment p. 340 ; voir nos articles déjà cités dans Albineana n° 3 et n° 5.

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delà toutes les différences cultivées par l’auteur qui a conçu des recueils séparés… et qui par ailleurs n’a pas publié son Printemps…, on est saisi par la combinaison entre le dessein chrétien et la figuration mythique à un degré particulièrement prégnant et substantiel, autre que celui de l’ornement qui principalement prévalait chez ceux de la Pléiade – sauf peut-être, et quelle que fût l’inquiétude de la Cour sur le paganisme de ses poètes, en ses débuts : dans Les Erreurs amoureuses de Pontus de Tyard (1549)… L’Olive de 1549 et de 1550… dans Le Premier Livre des Amours de 1552 et 1553 où l’amant de Cassandre est tant un Prométhée au Caucase qu’un Christ en croix (voir au moins la séquence remarquable des sonnets XII et XIII). Certes on ne nous a pas attendue pour prêter attention au moindre « paganisme » du Printemps34. Nous pensons cependant que cette chasse du diable « à la Hennequin », et versus Hécate / Artémis, met au jour avec une extraordinaire puissance le tressage entre le modèle pétrarquiste et le modèle biblique, entre les Psaumes et le Canzoniere. Il suffira ici que nous citions un seul exemple qui en lui-même sera parlant, celui du sonnet 209 « I dolci collion’io lasciai me sensu… » qui est par ailleurs redevable à Virgile :

Les collines si douces où je me suis quitté en partant d’où jamais personne ne parviens à partir, reviennent devant moi, et toujours sur moi pèse ce fardeau bien-aimé que m’a commis Amour.

De moi-même souvent je m’étonne en moi-même, car je m’en vais toujours sans m’être défait du beau joug maintes fois vainement secoué, mais plus je m’en éloigne et plus je m’en rapproche.

Et tel un cerf blessé par une flèche, le fer empoisonné enfoncé dans le flanc, s’enfuit et souffre d’autant plus qu’il se hâte

de même moi, ce trait dans mon gauche côté, qui me consume et dans l’instant me charme, de douleur je me ronge et me lasse de fuir35.

34. Voir au moins Daniel Ménager, « Calvin et Aubigné : vocation prophétique et vocation poétique », Renaissance and Reformation, 23, 1987, et Marie-Madeleine Fragonard, « Présence de l’univers religieux dans l’Hécatombe à Diane », L’Hécatombe à Diane, Seminari Pasquali de analisi testuale, Pisa, Ets. Editrice, vol. 7, 1992. 35. Éd. bilingue de Pierre Blanc, Classiques Garnier, Bordas, 1989.

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Dès lors, on comprend mieux l’importance de la vigilance d’Henri Weber qui a repéré ce qui doit bien être une fausse fin des Stances I pour remettre donc en position conclusive ces vers que nous citons de nouveau :

Quand cerf, bruslant, gehenné, trop fidelle, je pense Vaincre un cueur sans pitié, sourd, sans yeux, et sans loy, Il a d’ire, de mort, de rage et d’inconstance Païé mon sang, mes feuz, mes peines et ma foy.

Dès lors s’élève de la poésie profane du Printemps une piété proprement marotique, huguenote, davidienne. Dès lors le poète du Printemps déjà est celui de la « pastorale fonde » de « Princes », Chant II des Tragiques. Dès lors enfin la poésie amoureuse du Printemps excède non seulement et bien sûr le cadre des cent sonnets de L’Hécatombe, qui est un recueil qui ressortit aux « amours », mais, dans un style bien autre que Du Bellay dans L’Olive, elle offre au mondain, au galant, un livre d’heures – même si Aubigné y dérobe paradoxalement la chronologie, le temps « qui sent l’homme ». Radicalisons : méditation, chaque poème devient station en attente de résurrection. Telle nous semble être la tendance sourde et secrète que révèlent de loin en loin les démons du Printemps.

Langue au chat et reddition : des âmes saignantes sur le drapeau blanc ?

Mais comment comprendre ce vers 173 des Stances I : « Neuf gouttes de pur sang naistront sur ma serviette » ?

À ma connaissance personne, même pas Henri Weber, n’a jamais soufflé mot de cette étrange déclaration, sur mode prophétique (« naistront », futur) – d’autant plus intriguant que la modalité possessive (« ma serviette ») singularise encore une scène en soi accablante : la damnation du désespéré y triomphe. J’ai donc naïvement longtemps pensé que cet alexandrin avait une évidence qui n’échappait qu’au lecteur particulièrement inculte et bien peu diligent. Or que nenni !

Certes tout est là pour évoquer la souillure, l’horreur criminelle du sacrilège. Mais enfin ce sang est « pur ». Le chiffre neuf est aussi bien celui de l’harmonie, des Muses par exemple ou du chœur des Anges que celui éventuels de démons. Et quelle est donc cette « serviette » ? Serviette de table ? Pour une de ces orgies « aux carrefours », un de

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ces banquets à la triple Hécate où l’on lançaient derrière soi des mets aux reliefs immondes ? Serviette de table… au cœur des forêts ?… la logique onirique n’interdit pas les associations de type métonymique et il y a bien une coupe au vers suivant (« Ma couppe brisera sans coup entre mes mains ») et il faut bien que les démons puissent se manifester au sein des Stances I. On se rappelle en effet que leur invisible présence est signalée par bris de verre ou vacarme chez Ronsard ou chez Aubigné, en cela conformes tous deux à la doxa : « J’oiray des coups en l’aer, on verra des bluettes / De feuz, que pousseront les Demons inhumains » (v. 175-176)36… nous avons commencé cet article en montrant la manière parfaitement topique dont Aubigné compose ici un univers diabolique.

D’autres attestations du mot « serviette », qui très largement désigne « un linge », peuvent peut-être nous éclairer davantage ? L’atroce supplice de la serviette, par deux fois évoqué dans Les Tragiques37, ne nous est d’aucun vrai secours ici – l’isotopie de la torture n’est pas déterminante. Nous reste seulement, d’après nos recherches dans tous les dictionnaires et toutes les concordances possibles, le sens aujourd’hui disparu de « serviette » qu’atteste l’Histoire universelle, au moment où l’auteur raconte les faits d’armes de Joyeuse et la déconfiture des adversaires :

Si tost que les assiegeans furent suivis de quatre canons, se fit la premiere batterie du costé de Mande. Ceux de dedans se mirent à remparer et à partager [dresser des obstacles], ne pouvans pourtant rien faire veu en courtine, et pourtant [c’est pourquoi] quand ils virent la batterie augmentee jusqu’à quatorze canon, la Roche, qui commandoit dedans, monstra la serviette blanche. La capitulation fut bien faite et bien signee à toutes armes pour les Capitaine et à l’espee pour le soldat.38

S’agirait-il dans ce cauchemar qui préside aux Stances I (l’hypothèse onirique est explicite au vers 172 : «… Au lict de mon repos il viendra

36. H.W. P.U.F. renvoie à Le Loyer et à Taillepied et explique que les « bluettes de feuz » désignent ici les farfadets. 37. Voir I, 834 ; compléter par Keith Cameron, A concordance to Agrippa d’Aubigné : LES TRAGIQUES, University of Exeter, 1982. 38. Éd. André Thierry, Genève, Droz, 1981-2000, 11 volumes : Livre Onzième, Chapitre XII, « Despesche du Duc de Joyeuse et ses exploits vers le voisinage de Languedoc (…) », t. VIII, 1585-1588, p. 95.

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m’assaillir… ») de se rendre à « l’ennemi », drapeau blanc haut brandi, de demander grâce à ces démons harcelants ? Mais ces gouttes de sang ? Justement, le recours à l’Histoire universelle est insuffisant ! Sauf à savoir que les âmes peuvent saigner… elles qui « reviennent » hanter les vivants. Ce que soutient P. Le Loyer39.

Je me résous à conclure ainsi cette « Note » : sur quelques lignes de demi-défaite herméneutique qui sont un appel à la sagacité des lecteurs d’Albineana.

Marie-Dominique LEGRAND Université de Paris Ouest Nanterre La Défense

39. Éd. cit., p 408 : « (…) je seroy d’accord avec Marsile Ficin, qui croit que le sang repandu vient de l’immortalité de l’âme » – et de s’opposer donc à « Lucrèce Épicurien ».