Affaire Sanatkar c. Roumanie
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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE SANATKAR c. ROUMANIE
(Requête no 74721/12)
ARRÊT
STRASBOURG
16 juillet 2015
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la
Convention. Il peut subir des retouches de forme.
ARRÊT SANATKAR c. ROUMANIE 1
En l’affaire Sanatkar c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant
en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Luis López Guerra,
Ján Šikuta,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco,
Iulia Antoanella Motoc,
Branko Lubarda, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 juin 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 74721/12) dirigée
contre la Roumanie et dont un ressortissant turc, M. Hakan Sanatkar (« le
requérant »), a saisi la Cour le 8 novembre 2012 en vertu de l’article 34 de
la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par
son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le requérant dénonce en particulier ses conditions de détention dans
les prisons de Giurgiu et de Bucarest-Jilava. Il se plaint également de ne pas
avoir pu exercer sa religion en détention.
4. Le 18 mars 2014, les griefs concernant les conditions de détention et
l’exercice du droit à la liberté de religion ont été communiqués au
Gouvernement. Ce dernier a présenté ses observations sur la recevabilité et
sur le fond de l’affaire le 30 juillet 2014.
5. Le requérant n’a pas présenté d’observations en réponse dans le délai
qui lui a été imparti, mais, le 14 janvier 2015, il a informé la Cour qu’il
maintenait sa requête.
6. Le Gouvernement turc, auquel une copie de la requête a été
communiquée en vertu de l’article 44 § 1 a) du règlement de la Cour, n’a
pas souhaité présenter son point de vue sur l’affaire.
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EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
7. Le requérant est né en 1959 et réside à Dobroieşti, dans le
département d’Ilfov.
8. Par un jugement du 30 juin 1998, le tribunal départemental de
Bucarest le condamna à une peine de sept ans d’emprisonnement pour
tentative de meurtre. Ce jugement ne fut pas immédiatement mis à
exécution, l’intéressé résidant en Turquie à ce moment-là. En 2011, le
requérant fut extradé vers la Roumanie en vue d’y exécuter sa peine.
9. Le requérant purgea sa peine dans plusieurs établissements
pénitentiaires roumains avant d’être mis en liberté le 31 octobre 2014.
L’objet de sa requête est toutefois limité aux conditions de détention dans
deux de ces établissements : la prison de Giurgiu (où il fut incarcéré du
29 septembre 2011 au 4 février 2013) et celle de Bucarest-Jilava (où il fut
incarcéré du 4 février 2013 au 23 mars 2014).
A. La version du requérant
10. Le requérant décrit des conditions de détention similaires dans ces
deux prisons et se plaint notamment de la surpopulation carcérale. À la
prison de Giurgiu, il aurait partagé une petite cellule avec dix autres
détenus. À la prison de Bucarest-Jilava, trente-huit détenus auraient partagé
une cellule de 45 m2 équipée de lits superposés sur trois niveaux.
11. Par ailleurs, le requérant, qui est musulman, allègue qu’il n’a pas pu,
en raison de la surpopulation carcérale dénoncée par lui dans les deux
prisons susmentionnées, dérouler son tapis de prière et faire sa prière devant
les autres détenus. Il soutient également qu’il avait demandé des repas
conformes aux prescriptions de sa religion mais que ses demandes sont
restées sans réponse.
B. La version du Gouvernement
12. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas été affecté par la
surpopulation carcérale pendant sa détention à la prison de Giurgiu. Il
indique que le requérant y a partagé plusieurs cellules de 20,15 m2 avec un
nombre de détenus allant de deux à cinq et qu’il a pu ainsi bénéficier d’un
espace personnel de 3,40 m2 au minimum. Toutefois, le Gouvernement
admet que l’espace de vie du requérant a été réduit à moins de 2 m2 dans la
prison de Bucarest-Jilava. S’agissant des autres aspects de la détention,
notamment le chauffage, les conditions d’hygiène et l’accès aux toilettes, le
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Gouvernement indique que ces conditions ont été satisfaisantes pendant
toute la durée de la détention du requérant.
13. Le Gouvernement indique que, dans la présente espèce, à la
différence du requérant dans l’affaire Vartic c. Roumanie (no 2)
(no 14150/08, 17 décembre 2013), le requérant s’est vu offrir une diète sans
porc conforme aux préceptes de sa religion et qu’il a également pu recevoir
des colis avec des produits alimentaires de la part de sa famille.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX
PERTINENTS
14. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 275/2006 sur les
droits des personnes détenues (« la loi no 275/2006 »), en vigueur au
moment des faits, sont décrites dans l’affaire Cucu c. Roumanie
(no 22362/06, § 56, 13 novembre 2012). En particulier, cette loi consacrait
le droit des personnes détenues à exercer leur religion en détention. En
outre, ses dispositions pertinentes en l’espèce étaient ainsi rédigées :
Article 38
« 2. Les personnes condamnées à des peines privatives de liberté peuvent se
plaindre des mesures relatives à l’exercice des droits prévus par le présent chapitre
[et] décidées par l’administration de l’établissement pénitentiaire devant le juge
délégué à l’exécution des peines, dans un délai de dix jours à compter de la date à
laquelle elles ont pris connaissance des mesures en cause. »
Article 40
« 1. La liberté de conscience et des opinions ainsi que la liberté des croyances
religieuses des personnes qui exécutent des peines privatives de liberté ne peuvent
pas être restreintes.
2. Les personnes condamnées peuvent participer, sur la base de leur libre
consentement, aux services et réunions religieux organisés dans les établissements
pénitentiaires et peuvent se procurer et détenir des publications à caractère religieux,
ainsi que des objets de culte. »
15. Les rapports internationaux pertinents en l’espèce, dont ceux du
Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou
traitements inhumains ou dégradants (« le CPT »), sont décrits dans l’affaire
Iacov Stanciu c. Roumanie (no 35972/05, §§ 125-129, 24 juillet 2012).
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EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA
CONVENTION
16. Le requérant dénonce ses conditions de détention dans les prisons de
Giurgiu et de Bucarest-Jilava. Il invoque, en substance, l’article 3 de la
Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou
dégradants. »
A. Sur la recevabilité
17. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens
de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à
aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
18. Le requérant n’a pas présenté d’observations sur ce point.
19. Le Gouvernement soutient que les conditions de détention du
requérant à la prison de Giurgiu n’ont pas enfreint les dispositions de
l’article 3 de la Convention puisque, à ses dires, l’intéressé n’y a pas été
affecté par la surpopulation carcérale. En revanche, il admet que le
requérant a été détenu dans des cellules surpeuplées à la prison de Bucarest-
Jilava.
20. La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention impose à l’État de
s’assurer que toute personne détenue le soit dans des conditions qui sont
compatibles avec le respect de la dignité humaine et qui ne soumettent pas
l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le
niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux
exigences pratiques de l’emprisonnement, il est pourvu à la santé et au
bien-être de la personne détenue de manière adéquate (Kudła c. Pologne
[GC], no 30210/96, §§ 92-94, CEDH 2000-XI). Lorsqu’on évalue les
conditions de détention, il y a lieu de prendre en compte leurs effets
cumulatifs (Dougoz c. Grèce, no 40907/98, § 46, CEDH 2001-II).
21. L’État est donc tenu, nonobstant les problèmes logistiques et
financiers, d’organiser son système pénitentiaire de façon à assurer aux
détenus le respect de leur dignité humaine (Benediktov c. Russie, no 106/02,
§ 37, 10 mai 2007, et Soukhovoï c. Russie, no 63955/00, § 31, 27 mars
2008).
22. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour note que, s’agissant de
la prison de Bucarest-Jilava, le Gouvernement admet que le requérant a
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bénéficié d’un espace de vie très réduit (paragraphe 12 ci-dessus). À cet
égard, elle rappelle que le manque d’espace dans un établissement
pénitentiaire peut constituer l’élément essentiel à prendre en compte dans
l’appréciation de la conformité d’une situation donnée à l’article 3 de la
Convention (Ciucă c. Roumanie, no 34485/09, § 41, 5 juin 2012, et
Radovancovici c. Roumanie, no 45358/13, § 19, 3 mars 2015).
23. Par ailleurs, la Cour a déjà conclu dans de nombreuses affaires à la
violation de l’article 3 de la Convention en raison principalement du
manque d’espace individuel suffisant dans la prison de Bucarest-Jilava
(voir, parmi d’autres, Banu c. Roumanie, no 60732/09, §§ 36-37,
11 décembre 2012, Totolici c. Roumanie, no 26576/10, §§ 57-60,
14 janvier 2014, et Cozianu c. Roumanie, no 29101/13, § 25,
2 décembre 2014).
24. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu en
l’espèce violation de l’article 3 de la Convention en raison de la
surpopulation carcérale à la prison de Bucarest-Jilava.
25. Compte tenu de ce constat, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire
de se pencher en outre sur la partie du grief relative aux conditions de
détention à la prison de Giurgiu, dans la mesure où les thèses des parties
concernant lesdites conditions divergent (Micu c. Roumanie, no 29883/06,
§ 90, 8 février 2011, et Scarlat c. Roumanie, nos 68492/10 et 68786/11, § 60,
23 juillet 2013).
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA
CONVENTION
26. Le requérant se plaint d’avoir été empêché de pratiquer sa religion
par l’administration pénitentiaire. Il invoque l’article 9 de la Convention,
ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce
droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de
manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public
ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet
d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures
nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de
l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés
d’autrui. »
Sur la recevabilité
27. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours
internes. Il soutient que le requérant n’a pas saisi le juge délégué à
l’exécution des peines (« le juge délégué ») qui était compétent, en vertu de
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la loi no 275/2006, pour examiner les plaintes des personnes détenues qui
estimaient que leurs droits garantis par la loi avaient été méconnus par les
autorités pénitentiaires. À cet égard, il indique que la loi no 275/2006
garantissait le droit des personnes condamnées à exercer leur religion en
détention.
28. Il fournit les copies de plusieurs décisions avant dire droit rendues
par des juges délégués. Il ressort de ces exemples de jurisprudence que, en
particulier, par un jugement avant dire droit du 20 juin 2011, le juge délégué
à la prison d’Aiud avait fait droit à la demande d’un détenu musulman qui
avait sollicité des repas sans porc. Il en ressort également que, par un
jugement avant dire droit du 29 novembre 2011, le juge délégué à la prison
d’Iaşi avait accueilli la contestation d’un détenu de confession adventiste et
avait ordonné à la prison de permettre à ce dernier de participer aux
réunions religieuses et de lui fournir des repas conformes à ses préceptes
religieux.
29. Le requérant n’a pas présenté d’observations sur ce point.
30. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention
elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes.
Tout requérant doit avoir donné aux juridictions internes l’occasion que
cette disposition a pour finalité de ménager en principe aux États
contractants, à savoir éviter ou redresser les violations alléguées contre eux
(McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 107, 10 septembre 2010).
31. Plus précisément, la Cour rappelle avoir déjà constaté dans des
affaires contre la Roumanie que, pour des problèmes de caractère structurel
– telle la surpopulation carcérale – qui ne concernaient pas la situation
personnelle des requérants, ces derniers n’avaient pas de voie effective de
recours en droit roumain pour soulever devant les juridictions nationales le
problème allégué (voir, par exemple, Fane Ciobanu c. Roumanie,
no 27240/03, § 59, 11 octobre 2011). En revanche, elle a constaté qu’une
plainte formée en vertu de la loi no 275/2006 devant le juge délégué était
une voie de recours effective pour des questions ponctuelles découlant de la
situation personnelle d’un individu, telles que l’accès aux soins médicaux
(Petrea c. Roumanie, no 4792/03, §§ 36-37, 29 avril 2008, Măciucă
c. Roumanie, no 25763/03, § 19, 26 mai 2009, et Coman c. Roumanie,
no 34619/04, § 45, 26 octobre 2010), les mesures disciplinaires (Geanopol
c. Roumanie, no 1777/06, § 48, 5 mars 2013) ou le harcèlement fondé sur
l’origine ethnique (Coman, précité, § 45 in fine).
32. En l’espèce, la Cour note que la loi no 275/2006 consacrait
expressément le droit des personnes détenues à exercer leur religion en
détention (paragraphe 14 ci-dessus). Elle relève en outre que, en vertu de
cette même loi, le juge délégué assurait le respect des droits des détenus,
dont le droit à exercer une religion. Le Gouvernement a bien fourni des
exemples de jurisprudence nationale qui prouvent que les juges délégués ont
examiné sur le fond les griefs des détenus tirés de la méconnaissance de leur
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droit à exercer leur religion en détention et ont rendu des décisions
favorables à ces derniers (paragraphe 28 ci-dessus). Dès lors, la Cour estime
que cette voie de recours présentait l’effectivité requise par l’article 35 § 1
de la Convention et que le requérant était tenu de l’exercer avant de la saisir
d’un grief fondé sur l’article 9 de la Convention.
33. Or, la Cour note que, selon les informations dont elle dispose, il
n’apparaît pas que le requérant ait saisi le juge délégué afin de se plaindre
d’une méconnaissance par l’administration pénitentiaire de son droit à
exercer sa religion.
34. Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté pour non-épuisement des voies
de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
35. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et
si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer
qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie
lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
36. Le requérant n’a présenté aucune demande de satisfaction équitable
dans le délai imparti. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui
octroyer de somme à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré des conditions de
détention du requérant dans les prisons de Giurgiu et de Bucarest-Jilava,
et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention, en ce qui
concerne les conditions de détention dans la prison de Bucarest-Jilava ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner la partie du grief tiré de l’article 3 de
la Convention concernant les conditions de détention dans la prison de
Giurgiu ;
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4. Rejette la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 juillet 2015, en
application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Marialena Tsirli Josep Casadevall
Greffière adjointe Président