Accompagner Le révélateur

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1 Accompagner Le révélateur Chronique d’une projection-performance André Habib Le 11 septembre 2009, lors d’une projection-performance à la Cinémathèque québécoise de Montréal, sept musiciens, installés — ou devrait-on dire entassés — avec tout leur attirail aux premières loges de la Salle Claude-Jutra, ont accompagné en direct la projection du film Le révélateur (1968) de Philippe Garrel 1 . Ce film, tourné alors que le cinéaste n’avait que vingt ans, à la fin du mois de mai 68, aux environs de Munich, dans la Forêt-Noire, était le premier d’une série de films muets — nous devrions peut-être parler de films « silencieux » — que le réalisateur français allait tourner entre 1968 et 1979, et parmi lesquels on compte Athanor (1972), Les hautes solitudes (1974), et Le bleu des origines (1979). En guise d’hommage à cette œuvre hypnotique, radicale et mystérieuse, cette projection-performance, fruit d’un travail élaboré sur plusieurs mois, consistait à trouver un « accompagnement » ajusté à un film qui n’avait à notre connaissance jamais été « accompagné » 2 1 Cette soirée fut organisée par la revue électronique Hors champ, grâce à une subvention du Conseil des arts de Montréal. . Ma collaboration, non pas en tant que 2 Nous avons longuement cherché à savoir si les films « silencieux » de Garrel avaient été accompagnés (comme l’étaient les films de Pierre Clementi ou de Warhol à l’époque). Nous avons pu retrouver une affiche publicitaire, en catalan, annonçant une projection à Barcelone du Bleu des origines, accompagnée en direct par Nico, compagne de Garrel, et actrice dans plusieurs de ses films depuis La cicatrice intérieure (même si rien ne nous laisse penser que Le bleu des origines était conçu pour être accompagné). Pour le reste, les correspondances que j’ai pu avoir avec Sally Shafto et Nicole Brenez, deux spécialistes du cinéma

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Accompagner Le révélateur

Chronique d’une projection-performance

André Habib

Le 11 septembre 2009, lors d’une projection-performance à la Cinémathèque

québécoise de Montréal, sept musiciens, installés — ou devrait-on dire entassés — avec

tout leur attirail aux premières loges de la Salle Claude-Jutra, ont accompagné en direct la

projection du film Le révélateur (1968) de Philippe Garrel1. Ce film, tourné alors que le

cinéaste n’avait que vingt ans, à la fin du mois de mai 68, aux environs de Munich, dans

la Forêt-Noire, était le premier d’une série de films muets — nous devrions peut-être

parler de films « silencieux » — que le réalisateur français allait tourner entre 1968 et

1979, et parmi lesquels on compte Athanor (1972), Les hautes solitudes (1974), et Le

bleu des origines (1979). En guise d’hommage à cette œuvre hypnotique, radicale et

mystérieuse, cette projection-performance, fruit d’un travail élaboré sur plusieurs mois,

consistait à trouver un « accompagnement » ajusté à un film qui n’avait à notre

connaissance jamais été « accompagné »2

1 Cette soirée fut organisée par la revue électronique Hors champ, grâce à une subvention du Conseil des arts de Montréal.

. Ma collaboration, non pas en tant que

2 Nous avons longuement cherché à savoir si les films « silencieux » de Garrel avaient été accompagnés (comme l’étaient les films de Pierre Clementi ou de Warhol à l’époque). Nous avons pu retrouver une affiche publicitaire, en catalan, annonçant une projection à Barcelone du Bleu des origines, accompagnée en direct par Nico, compagne de Garrel, et actrice dans plusieurs de ses films depuis La cicatrice intérieure (même si rien ne nous laisse penser que Le bleu des origines était conçu pour être accompagné). Pour le reste, les correspondances que j’ai pu avoir avec Sally Shafto et Nicole Brenez, deux spécialistes du cinéma

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musicien, mais en tant qu’initiateur et coordonnateur (j’oserais le terme

« accompagnateur ») du projet, m’a permis d’assister de l’intérieur aux prises de

décision, aux partis pris formels, de participer aux réflexions qui ont jalonné tout le

processus de création. Aussi, ma proximité avec ce projet fait en sorte que je puis offrir

une meilleure compréhension des opérations de création qui ont abouti à cet événement

unique.

***

La première question que l’on peut se poser est : pourquoi « accompagner » Le

révélateur ? Le film a été conçu, pensé, élaboré, pour être projeté en silence, et Philippe

Garrel est formel sur ce point (du moins jusqu’à la fin des années 1970) : « Je préfère

faire de l’image et me préoccuper de la lumière3

L’œuvre de Garrel — et cela relève presque d’un lieu commun — est habitée,

comme bon nombre de films de la Nouvelle Vague et du groupe Zanzibar

. »

4

de Garrel, me confirment que, à leur connaissance, ces films n’ont pas été pensés en vue d’un accompagnement musical.

, auquel Le

révélateur est associé, par le cinéma muet. Henri Langlois ne s’était pas trompé en 1968,

en présentant coup sur coup, à la Cinémathèque française, Nosferatu de Murnau (sans

3 Philippe Garrel, « Entretien avec Philippe Garrel », Cinématographe, no 48, juin 1979, p. 15. Il ajoute également : « Mon prochain film est dialogué. J’ai peur des mots au cinéma car ils jouent un tel rôle d’exergue qu’ils nécessitent d’être très affûtés. Je ne saurai pas l’effet des mots sur les spectateurs alors que je saurai si des images inclinent à la fascination, si elles ont un degré de vibration, si elles sont hypnotiques. » Ibid., p. 16. 4 Sur l’histoire du groupe Zanzibar, voir Sally Shafto, Zanzibar. Les films Zanzibar et les dandys de mai 68, Paris, Paris Expérimental, 2007.

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accompagnement musical) et Marie pour mémoire5

5 « Je vis donc un soir Nosferatu le vampire de Murnau. C’était à 19 heures. À la séance de 21 heures de la même soirée, Langlois présenta le film de Garrel en évoquant la “ continuité murnalcienne ”. Garrel parut alors sur la scène : il ressemblait à Hutter avec son boléro, ses larges manches de chemise et ses bottes cuissardes. Une figure inouïe, digne du symbolisme expressionniste du film de Murnau. Plus fondamentalement, après la projection de Marie pour mémoire, je revisionnais mentalement Nosferatu. Tout faisait sens plus fortement encore : les effets d’obturation (optiques et ceux obtenus par le décor), la confusion entre les séquences diurnes et nocturnes, le rythme du montage, l’hypnose du muet… Autant de procédures esthétiques et dramaturgiques de ce cinéma dont je pris la mesure et la spécificité expressive depuis un cinéma sorti de “l’innocence”, né du musée du cinéma (la Cinémathèque), le cinéma moderne. » Dominique Païni, Le cinéma, un art moderne, Paris, Cahiers du cinéma, 1997, p. 55.

. Il y a dans tous les films de Garrel, à

un degré ou un autre, une « tentation du muet », tentation non pas nostalgique ou

maniériste comme on peut la retrouver chez Aki Kaurismaki (Juha, 1999) ou Guy

Maddin (The Heart of the World, 2000 ; Dracula, 2002), mais performative : de celle qui

rejoue et renoue pleinement avec le choc et l’émerveillement des débuts (au point de

tourner, comme dans Le bleu des origines, un film entièrement à la manivelle), quand le

cinéma était encore l’œuvre « d’amateurs éclairés » (Lumière, Meliès) filmant au plus

près ce qu’ils connaissaient le mieux, ce qui leur était immédiatement « présent », que ce

soit des employés d’usine, des enfants ou la scène du théâtre Robert Houdin, alors que le

cinéma était encore « sans histoire(s) ». De la même manière, Garrel filmera au plus près

(et souvent en gros plans « photogéniques ») ses proches, ses compagnes, sa famille

immédiate (son père, son frère, etc.), les amis, dans des décors vrais qui sont ceux qu’il

habite. Il y a également chez Garrel une mystique de la lumière, digne des

expressionnistes allemands, avec ces contrastes marquants de blanc et de noir, des plans

sous-exposés ou surexposés, et qui le fait également travailler le matériau de la pellicule

pour en faire ressortir le grain, l’impression lumineuse, mais aussi le hasard dû aux éclats

capricieux de la lumière, au déclenchement du plan ou à la fin des bobines (c’est le cas de

Elle a passé tant d’heures sous les sunlights (1985) dans lequel Garrel monte un « bout à

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bout » quasi intégral de tous les rushs tournés, conservant ainsi les débuts et les fins des

plans, y compris les claps), tous ces marqueurs d’indicialité qui rappellent le film à son

opération d’enregistrement du réel, du profilmique.

Mais au-delà de ce retour au geste premier du « cinégraphiste », à la fascination

pour l’enregistrement « pur », l’architecture lumineuse et les hasards de la matière-

pellicule, il y a chez Garrel des scènes et des films totalement muets. On pense aux

scènes de rêve dans ses films, souvent muettes, celles que l’on retrouve entre autres dans

Marie pour mémoire (1967) et jusqu’à La frontière de l’aube (2007), des films

entièrement tournés et présentés sans piste sonore, qui témoignent d’un souci de retrouver

l’émerveillement du cinéma primitif, uniquement visuel. Même si l’on sait aujourd’hui

que les films muets n’ont jamais — ou très rarement — été présentés sans un

accompagnement musical (ou un bonimenteur ou un bruiteur), Henri Langlois avait

coutume de présenter ces films sans musique6 et souvent en retirant les intertitres des

copies (Les vampires [1915] de Louis Feuillade, notamment), pour ne conserver que la

puissance visuelle des œuvres (au mépris bien entendu de la justesse historique de leur

présentation à l’époque)7

6 Voir, entre autres, Richard Abel (dir.), The Sounds of Early Cinema, Bloomington, Indiana University Press, 2001. La diversité et la complexité des pratiques d’accompagnement musical (orchestre, pianiste, bruitiste, bonimenteur, etc.) qui ont eu cours tout au long de l’époque du muet sont telles qu’il n’a pas semblé possible de lui consacrer une trop longue élaboration.

. C’est au prix de cette entorse à l’histoire que se déploie la

pulsion garrelienne — fréquentateur assidu de la Cinémathèque française, comme Rivette

7 « À la Libération, quand j’ai ouvert la Cinémathèque, c’était Kosma qui venait jouer du piano pendant la projection des films muets. C’était sensationnel. Par la suite, n’ayant pas les moyens, j’ai commencé à passer les films sans musique. Cela est devenu une mode internationale. Dans quelques années, tout le monde va croire que les films muets étaient projetés sans musique. C’est dommage. Toutefois, je veux dire une chose. Lorsqu’on se rendait dans le XVIIIe arrondissement, dans une salle située entre le Père Lachaise et Belleville, voir clandestinement des films muets interdits, il n’y avait pas de pianiste. C’est ainsi qu’un jour, en voyant Le cuirassé Potemkine, j’ai découvert qu’un film avait son propre rythme et par conséquent, qu’un grand film pouvait se passer de musique. » Henri Langlois, Trois cents ans de cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, Cinémathèque française, 1986, p. 95.

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et toute la Nouvelle Vague, qui vont importer dans leurs œuvres cette même fascination

pour ceux qu’on appelait encore jadis les « primitifs » — pour le silence et un certain

refus du langage verbal (à l’époque du moins) ainsi que du « langage narratif »

traditionnel, dont Le révélateur offre le plus éclatant exemple.

Le révélateur, c’est le cas de le dire, se passe de mots. Tourné vers la fin des

événements de Mai 68 (auxquels Garrel avait pris activement part), il se dégage du film

un sentiment d’inquiétude et d’angoisse, de solitude et d’isolement, de mystère et

d’ambiguïté, que vient accroître l’absence de sons. Tourné en noir et blanc, muet, le film

est composé d’une trentaine de plans qui échelonnent une dramaturgie intime, ce que

Deleuze appelle une « liturgie des corps », une « cérémonie secrète qui n’a plus pour

personnage que Marie, Joseph et leurs équivalents8

Alors pourquoi avoir voulu « accompagner » ce film ? Cela ne relèverait-il pas

d’une hérésie pure et simple ?

». La puissance du Révélateur repose

sur la force d’évocation de ses plans-tableaux, cet imaginaire qui renvoie tantôt à de

lointains souvenirs d’enfance, des figures religieuses, des situations de guerre ou au

confort souvent inquiétant de l’intimité familiale. La trame narrative, entendue au sens

strict, est remplacée par un principe d’association, un enchaînement d’ambiances, plus

proche de la logique du rêve que du muthos aristotélicien. Structure ouverte, où chaque

spectateur doit se débrouiller pour produire des agencements de sens, trouver le champ

métaphorique ou allégorique, mais, avant tout, se laisser frapper par l’étrangeté

bouleversante et opaque de ces plans qui nous parlent au-delà du langage.

8 Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 258.

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***

Après un concert à la Sala Rossa, en décembre 2008, je rencontre quelques amis

pour un verre. Je discute avec un type avec un chapeau noir qui me dit qu’il est musicien

(tout le monde, me dis-je, dans le Mile End, est potentiellement musicien ; il me dit qu’il

s’appelle Roger, comme tant d’autres qui s’appellent Roger. Je n’en demande pas plus).

On parle musique (je m’avoue ignare), on parle cinéma (je m’y connais un peu plus). Il

me parle de ses influences, du fait que sa musique actuelle est tout aussi, sinon plus,

inspirée par le cinéma que par des musiciens qu’il admire. On parle de Marco Ferreri,

Godard, Eustache, on tombe sur Garrel, sa relation avec Nico, les Velvet Underground.

Je lui lance, presque en boutade : « Et si je t’invitais avec quelques autres musiciens à

accompagner un film à la Cinémathèque québécoise ? » Ses yeux s’illuminent. Je lui

explique que nous avons, à Hors champ, une petite subvention pour organiser des

événements, et c’est un projet qui me tient à cœur depuis quelque temps. Je lui promets

une belle copie DVD du Révélateur, qu’il n’a vu qu’en version hyper-compressée. À la

Sala, ce soir-là, il y a aussi Radwan Moumneh (Jerusalem in my Heart), Thierry Amar

(Silver Mt. Zion), Karl Lemieux (connu pour ses performances sur projecteur 16 mm

accompagnées de musiciens ou de groupes comme Hyena Hive), à qui je lance l’idée. On

se fixe un rendez-vous entre Noël et le jour de l’an pour parler de tout ça. On

m’expliquera entre-temps que Roger Tellier-Craig avait participé à l’aventure de

Godspeed you black emperor (tout comme Thierry Amar), qu’il était un des fondateurs

du groupe Fly Pan Am ainsi que de Pas chic chic et qu’il faisait des projets sous le nom

d’Edgar Olivier Charles.

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***

Les exemples d’accompagnement « hérétiques » sont nombreux, le plus notable

étant sans doute l’accompagnement, un mois après son décès, d’un ensemble de films de

Stan Brakhage, le 12 avril 2003, au Film Anthology de New York, par le groupe Sonic

Youth et le percussionniste Tim Barnes, et qui fut plus tard endisqué sous le titre

Koncertas Stan Brakhage Prisiminimui (paru en 2006). L’événement, qui avait été

présenté dans le cadre d’une collecte de fonds pour rembourser les dépenses médicales

encourues durant les mois d’hospitalisation du cinéaste, a rencontré une résistance de la

part des puristes, qui considéraient — tout comme Brakhage lui-même — qu’un ajout

sonore était en contradiction flagrante avec son projet esthétique. Certains commentateurs

vont reprocher aux musiciens de jouer dos à l’écran9

De nombreux autres exemples d’accompagnement, en revanche, sont allés dans le

sens voulu par les cinéastes. C’est le cas des films de Warhol, souvent présentés à la

Factory avec un accompagnement en direct d’artistes de la scène new-yorkaise que

protégeait, et parfois produisait l’artiste

. Plus généralement, l’improvisation

bruitiste que proposaient Sonic Youth et Tim Barnes — faite de longues plages de

distorsion, de résonances de cymbales, de sons d’oiseaux, etc. — semblait mal

correspondre aux fulgurances rythmiques du montage des films de Brakhage.

10

9 On lira, entre autres, Brett Kashmere et Astria Suparak, « Beyond Notes : On Music, Improvisation and Film, and Writing », dans Offscreen, 20 avril 2003, disponible à

: musique et films participaient alors d’une

www.horschamp.qc.ca/new_offscreen/brakhage_postscript.html (dernière consultation le 13 avril 2010). 10 On se rappellera le projet inoubliable du collectif Double négatif qui présenta les huit heures de Empire (1964) de Warhol, en 16 mm, à la Sala Rossa à Montréal en 2004, qui fut accompagnée par des

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même symbiose célébratoire de la culture underground de l’époque, et qui a fait époque.

Les films de Pierre Clementi, comme La révolution, Ce n’est qu’un début. Continuons le

combat (1968), Visa de censure (1967-1975), etc., étaient également conçus pour donner

lieu à des performances musicales en direct. Le cinéaste expérimental Ken Jacobs a

souvent collaboré avec des musiciens tels que John Zorn et Ikue Mori qui

accompagnaient ses performances-projections de Nervous Magic Lantern (notamment en

2004, au Anthology Film Archive). Les films de l’époque du muet, que ce soit

Metropolis (1927), La Nouvelle Babylone (Novyy Vavilon, 1929) ou L’homme à la

caméra (Chelovek s kino-apparatom, 1929), se sont prêtés depuis des années à des

formes d’accompagnement peu « orthodoxes », ou du moins historiquement moins

conformes que celles que l’on peut voir dans des festivals comme Il Giornate del cinema

muto de Pordenone, ou Cinema ritrovato à Bologne, tout en permettant à ces œuvres

d’adopter une nouvelle dimension d’une grande richesse.

Si des films, à proprement parler, réemployant un matériau « primitif » muet, que

ce soit Tom, Tom the Piper’s Son (Ken Jacobs, 1969) ou Eureka (Ernie Gehr, 1974), se

sont défendus de rajouter une trame sonore, les cas de réemploi dotés de musique sont

tout aussi nombreux, à commencer par Rose Hobart (1936) de Joseph Cornell, père du

found footage. Le film de Cornell consistait en un remontage fétichiste du film de série B

East of Borneo (1931) — pourtant parlant — pour en extraire les plans mettant en scène

l’actrice Rose Hobart. Le film fut projeté pour la première fois à travers un filtre bleu et

l’image (dont on avait coupé le son) avait été ralentie à 21 images/seconde (vitesse de

projection du cinéma muet). Le film était accompagné de pièces de Nestor Amaral, improvisations musicales de Christof Migone, Malcolm Goldstein, Gordon Krieger, et plusieurs autres artistes locaux.

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« Forte Allegre » et « Belem Bayonne », tirées du disque Holiday in Brazil11 que Cornell

avait trouvé dans une brocante de Manhattan12

Lyrisch nitraat (1989) de Peter Delpeut accompagne son remontage mélancolique

de films du catalogue Jean Desmet d’extraits d’enregistrements d’airs d’opéra lyrique des

années 1920 et 1930. Les défauts de l’enregistrement, le grain de la voix et du son tracent

une corrélation émouvante avec le vieillissement de la pellicule et soulignent l’aspect

« évanouissant » des images. Dans un tout autre ordre d’idées, le film Decasia (2002) de

Bill Morrison avait été initialement conçu comme une large installation visuelle

immersive destinée à accompagner la symphonie apocalyptique de Michael Gordon,

Decasia, présentée pour la première fois à Bâle, en Suisse, en 2001. Les notes

lancinantes, grinçantes, les crescendos tourbillonnant des cuivres et des percussions,

trouvaient un équivalent plastique dans ce remontage de films décomposés, dans ces

images noir et blanc ravagées par l’usure du temps. C’est désormais la musique qui paraît

avoir été conçue pour accompagner le film présenté dans sa version cinématographique,

en salle ou en DVD

, et qui accentue l’aspect ludique,

vaguement kitsch et « exotisant » de l’exercice.

13

D’autres cinéastes qui se sont spécialisés dans le remontage de films d’archives

muets ont proposé des exemples, à chaque fois singuliers, de combinaison d’images et de

sons. Que ce soit les collaborations de longue date entre Peter Forgacs et son musicien,

.

11 Brian Frye, « Rose Hobart », dans Senses of Cinema, 2001, disponible à archive.sensesofcinema.com/contents/cteq/01/17/hobart.html (dernière consultation le 13 avril 2010). 12 La version « définitive » restaurée par la Library of Congress en 2001, que l’on peut depuis trouver en DVD, a conservé la vitesse de projection (21 images/seconde), la teinte bleutée et la musique de Amaral, respectant ainsi les performances publiques du film de 1936. 13 La collaboration entre Bill Morrison et Michael Gordon (au Ridge Theater) a donné lieu à plusieurs projets de films et de performances multimédias. Morrison a également collaboré avec des artistes comme Bill Frisell (The Mesmerist, 2004), parmi d’autres, à la fois dans le cadre d’accompagnement live ou d’enregistrement de trame sonore.

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Tibor Szemző, qui a signé la partition de la quasi-totalité des remontages de films de

famille de l’artiste hongrois, ou encore le travail de Gustav Deutsch (Film ist 1-12, 1998-

2002 ; Film ist. A Girl and a Gun, 2009) avec des musiciens de la scène électronique

autrichienne et allemande, Christian Fennesz, Martin Siewert et Burkhard Stangl, la

musique, à chaque fois, exerce une puissance d’élévation des images, révélant de façon

tantôt ludique, critique ou mélancolique, les dimensions plastiques, narratives ou

purement affectives de ces films trouvés… que rien ne destinait à pareil

accompagnement.

Aussi, conscients tout à la fois des traditions et, éventuellement, des infidélités

historiques et esthétiques que ce projet autour du Révélateur pouvait entraîner, les

musiciens qui ont été invités à participer à ce projet l’ont abordé avec humilité, modestie

et respect. Il ne s’agissait pas, pour eux, de combler une absence, de reconstituer un

événement ou de simuler une pratique d’époque (qui ne s’était d’ailleurs pas pratiquée),

mais d’accompagner, de cheminer et de se laisser guider par cette œuvre grandiose, de

façon à ce que l’accompagnement devienne une manière de « célébrer » le film, comme

un don fait au film, et le partage d’une expérience commune vécue à ses côtés. Les

affinités de ces musiciens avec la musique psychédélique, électroacoustique et

électronique des années 1960-1970, leur passion pour des artistes comme Nico, John Cale

et The Velvet Underground (collaborateurs fréquents de Garrel14

14 John Cale a fait la musique pour La naissance de l’amour (1992) (voir Marie-Anne Guérin, « John Cale l’Inconnu », Cahiers du cinéma, n° 488, février 1995, p. 11). La musique de Nico se retrouve sur la bande-son de plusieurs de ses films, et son premier disque solo, Desertshore, reprend sur sa couverture une image du film La cicatrice intérieure dans lequel elle interprète un des rôles principaux. La musique de plusieurs groupes clés des années 1960-1970 (The Velvet Underground, The Kinks, etc.) constitue la trame sonore

) se sont conjuguées, au

fil des mois, à une découverte ou à une redécouverte du cinéma de Garrel.

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***

Premier visionnement du film dans mon appartement. Entre Noël et le jour de

l’an 2008. Visionnement en silence, avec Thierry, Radwan, Roger, et quelques amis

curieux qui passaient par là. Effet de sidération, suivi d’une longue conversation. Je

suggère quelques pistes musicales, et m’apprête à glisser un disque de Set Fire to Flames

(le projet musical de Dave Bryant, ex-Godspeed) pour leur montrer le type de

combinaison son-image auquel je pense (bruitiste et vaguement lyrique). On m’arrête

tout de suite et on continue à regarder le film en silence. Thierry dit à Radwan : « Do you

see this ? » Tout le monde acquiesce en souriant. Malgré le fait que plusieurs de ces

musiciens sont des improvisateurs notoires, aucun n’envisage ce projet comme un « jam

improvisé » (comme ce fut le cas pour l’accompagnement des films de Brakhage par

Sonic Youth). Il fallait construire une partition précise, quitte à aménager des zones plus

libres à l’intérieur d’un système fixé d’avance.

Après un (autre) concert à la Sala Rossa, quelques mois plus tard, je rencontre

Éric Fillion (Tenzier), percussionniste, collaborateur de Roger Tellier-Craig dans Pas

chic chic, complice de Radwan Moumneh sur de nombreux projets (Ire, Black Hand), qui

s’emballe à son tour et embarque dans l’aventure. Les mois passent. On fixe avec la

Cinémathèque la date du 11 septembre 2009, à 20 h 30. Les démarches pour localiser la

copie 35 mm sont lancées (il en existe une à la Cinémathèque française, on nous en

demande un montant faramineux, on parvient à s’entendre sur un prix). Je rencontre — distinctive de films comme Elle a passé tant d’heures sous les sunlights, La cicatrice intérieure, jusqu’aux Amants réguliers (2005).

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suite à la suggestion d’un ami — un jeune musicien, Bernardino Femminielli

(Bernardino Granadas-Toledo), qui rejoint la troupe, ainsi que Dominique Éthier du

groupe Plaza Musique, dont j’apprécie depuis longtemps le travail. Le groupe est fixé.

Chacun, de son côté, étudie le film méticuleusement et réfléchit à ce qu’il pourrait y

contribuer. Nous sommes en juin 2009.

***

Il est décidé, très tôt dans le projet, que seraient aménagées de larges zones de

silence plus ou moins pur dans la partition, question de rappeler au public du film

l’origine « muette », de respecter par moments la puissance toute visuelle du film, mais

aussi de ne pas trop orienter l’expérience de visionnement. Aucun des musiciens ne veut

transformer cet événement en un concert de musique qui serait accessoirement

accompagné par des images en mouvement. La valorisation du film est au cœur de leur

préoccupation. Il est par exemple décidé, dès les premières rencontres, que le début et la

fin du film devaient demeurer silencieux, que la séquence après le générique, où l’on suit,

à l’aide d’un puissant travelling avant, le jeune Stanislas Robiolle qui marche le long

d’un tunnel pour y retrouver au bout Bernadette Lafond, agenouillée, les bras derrière le

dos, en Madone — un plan pourtant si « musical » — devait demeurer sans

accompagnement.

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Premier essai d’accompagnement, le tout début du film. Un long silence, près de

30 secondes, percé seulement par une onde stridente, à peine audible, au moment où les

deux personnages parviennent à enfin allumer leurs cigarettes. L’onde s’amplifie et se

complexifie, se dédouble, dans le plan suivant où l’on voit Bernadette Lafond (à l’avant-

plan) et Laurent Terzieff (en contre-plongée) descendre — bien qu’ils semblent

l’escalader — les marches d’un escalier à la lumière blafarde. Un rythme au beatbox,

préparé par Éric Fillion, se révèle peu à peu, et se marie à l’onde. Dans le plan suivant,

nous nous trouvons derrière l’escalier, derrière les marches : assis en indien, le jeune

Stanislas Robiolle, en caleçon, regarde la caméra pendant un long moment, d’un air

intrigué et inquiétant. Le son s’amplifie, jusqu’au générique (sur une image noire, le titre

apparaît en blanc) qui plonge le public, à nouveau, dans le silence. Il est décidé que le

rythme du beatbox sera repris à la toute fin, et que les 30 dernières secondes du film

seront silencieuses. Nous regardons les premières minutes du film sur un ordinateur

portable (Roger a préparé la séquence musicale en fichier MP3). Nous avons le

sentiment que ça colle, que le film décolle.

***

La première étape a donc consisté à découper le film en une série de blocs, de

tableaux, d’unités syntagmatiques. La longueur des plans-séquences (parfois de 7

minutes) et les grandes unités du film se prêtaient plus aisément qu’un autre type d’œuvre

à cette découpe. Le fait également que les opérations de Garrel ne sont pas guidées par un

souci strictement narratif, causal, un ordonnancement classique des actions, mais plutôt

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par la mise en place d’une série d’agencements de corps, d’ambiance, d’évocations,

d’états successifs énigmatiques, de vitesse et de rythme, de mouvements dans l’espace et

dans la durée, bien découpés, évitait de devoir travailler du côté d’un accompagnement

« illustratif » ou « émotif », ou pire, « affectif » ou « psychologique », comme on en

retrouve très souvent dans les accompagnements de films muets, au piano par exemple

(une scène trépidante, une scène de danse, une scène mélancolique, correspondent

inévitablement — et dès qu’ils apparaissent à l’écran — à certains types

d’accompagnement, de cadence ou d’harmonie). Comment alors « accompagner » sans

« coller » de trop près à l’image, ce qui aurait consisté par exemple — je caricature — à

plaquer un bruit de vagues à la scène finale au bord de la mer, à trouver un son de train

pour les scènes de travelling dans le wagon, et en même temps, à trouver des sons, des

harmonies « analogues », qui ouvrent et portent le film, pour qu’il se « révèle » en

quelque sorte ?

Nous avons monté dans un document Excel, souple et simple, un plan linéaire,

avec des images extraites du film, les descriptions des scènes, la durée des séquences,

auquel nous ajoutions, au fil des répétitions, des indications musicales ou des rappels

mnémotechniques pour les musiciens, qui me laissaient souvent dubitatif (comme celui-

ci, à l’attention de Thierry Amar, le contrebassiste : « transition de pointe d’archet vers

harmonique la-sol et pizzicato la grave », ou encore, des formules colorées comme

« string onirique » ou « spectres lumineux »). Ce travail de découpage permit de

découvrir, au fil des visionnements, une structure sous-jacente, proprement musicale,

faite d’échos, d’inversions, d’alternances (travellings latéraux versus plans fixes frontaux,

le jour versus la nuit), des constantes figurales (la route, la marche, la poursuite, etc.), qui

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donnaient une armature à la partition. Par exemple, la séquence (ou encore « l’unité

syntagmatique » pour parler comme Metz) que nous avons intitulée « Marche de nuit sur

la route » (6’28-8’18) reprenait le motif visuel de la « Marche de jour sur la route »

(20’09-24’20). Aussi, Roger Tellier-Craig a conçu un enchaînement harmonique

(évoquant un air de Nico), introduit dans la première séquence, mais diminué, qui serait

repris plus tard, soutenu par les claviers de Bernardino Femminielli et de Dominique

Éthier, les coups d’archet de Thierry Amar et des rythmes d’Éric Fillion, permettant ainsi

de préparer un terrain harmonique qui allait être révélé et développé plus loin. Cette

façon de travailler permettait non pas d’illustrer bêtement une séquence, mais plutôt de

« révéler » la structure interne de l’œuvre, tout en fournissant des points de repère précis

pour la composition. Au fil des répétitions, les musiciens, qui s’appropriaient le film,

livraient des propositions, conçues pour des séquences précises et en fonction des

instruments de chacun, qui avaient été élaborées en solo ou à deux, auxquelles venaient

se joindre d’autres contributions des musiciens.

Bernardino Femminielli fournit, par exemple, deux bandes de drone qui serviront

d’armature de fond à la séquence époustouflante de « La forêt » (8’18-15’21) ainsi que

« De la nuit à la mer » (54’09-60’02) qui clôt le film. Radwan Moumneh s’est approprié

deux séquences, « La fuite dans les champs », ainsi que « La poursuite », pour lesquelles

il a conçu deux séquences de notes enregistrées et jouées en boucle (sur le synthétiseur),

fournissant un résultat similaire à un arpeggiatore, s’emplissant et vrombissant par

boucles successives (et qui faisaient résonner entre elles les deux séquences). Éric Fillion,

en jouant délicatement sur ses cymbales, faisait passer le son ainsi produit par un

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microphone et un synthétiseur, générant un drone hypnotique (soutenu par Thierry Amar

à la contrebasse), qui servait à merveille la séquence troublante de la chambre à coucher.

Entre des séquences pleines et chargées de son (la scène de la forêt par exemple),

les musiciens décident d’intercaler de longues plages, tantôt de silence, tantôt de white

noise, tantôt de bruits inquiétants (de légers coups d’archet sur le corps de la contrebasse;

des sons sur bande magnétiques ralentis à l’extrême produisant un frôlement ouaté; une

note tenue, à peine audible; etc.). Ces zones intermédiaires, frôlant le silence, tout en

permettant au film (et au public) de respirer, et ramenant à l’avant-plan — comme à son

origine — le silence dont procède l’œuvre, devaient raccrocher le spectateur à l’image.

***

Première répétition, en bonne et due forme, à l’Hotel 2 Tango dans le Mile End,

célèbre studio (entièrement analogique) où sont logés les bureaux du label Constellation.

Les musiciens installent (longuement) leurs instruments et nous projetons le film sur un

mur de la salle de répétition. Les musiciens répètent trois séquences (plus ou moins 17

minutes), commençant sur la « Marche de jour » jusqu’à la « Fuite dans les champs »,

qui se termine sur des plans tournés dans une carrière. La trame minimale (fournie en

bonne partie par une séquence à l’orgue de Roger Tellier-Craig) se complexifie au fur et

à mesure des essais. Bernardino, Éric, Dominique et Thierry trouvent leur espace et les

séquences prennent de l’ampleur. Radwan Moumneh et Thierry font une proposition pour

la séquence que nous avons intitulée « La poursuite ». Un frisson parcourt, à plusieurs

moments, la séance.

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***

Inventaire des effectifs :

Bernardino Femminielli : magnétophone à bobine (reel to reel recorder) AKAI 4000DS

MK-II (1977) ; synthétiseur Korg Micro-Preset (1977) ; synthétiseur Korg Micro-Korg

(2004). Thierry Amar : contrebasse et préparations ; quatre pistes TEAC, A3340 et

bandes. Dominique Ethier : piano électrique Fender Rhodes Mark I Stage (1973) et

amplificateur Fender Super Reverb. Roger Tellier-Craig : orgue Acetone Top-5 (1963)

et amplificateur Fender Super Reverb. Radwan Moumneh : Oberheim 2 Voice Analog

Synth (1976) ; quatre pistes à cassettes. Éric Fillion : boîte à rythme Acetone Rhythm

Ace (début 1970) ; cymbales Zildjian K Light Ride 22" (années 2000), Zildjian A

Medium Crash 19" (années 2000), Zildjian Hi Hat New Beat 14" (années 2000) ;

amplificateur Fender Super Reverb ; effets sonores Vantage EM-650 Analog Echo (fin

1970), Roland Space Echo RE-201 (années 1970), Ring Modulator Moog et autres trucs.

Karl Lemieux : projecteur 16mm Singer / insta-load (années 1970) ; magnétophone à

bobine (reel to reel recorder) 1/4 pouce ; Roberts / Cross-Field recorders (années 1970).

Ce survol rapide des effectifs des musiciens fait apparaître que la quasi-totalité

des appareils utilisés date des années 1960 à 1970. Claviers, synthétiseurs,

magnétophones, etc. correspondent tous à une ère d’avant le numérique et témoignent

d’un profond attachement pour les sons électriques, analogiques ou électroacoustiques de

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ces années, la coloration particulière qu’ils produisent, jouant d’une analogie

« épochale », sensible, entre le son et les images de Garrel. Par ailleurs, les sons et les

harmonies évoquent la musique de Nico (celle de Marble Index ou Desert Shore), de

Pink Floyd (celui de Saucerful of Secrets ou Ummaguma), d’Ash Ra Temple (qui avait

composé la musique pour Le berceau de cristal, 1976), une référentialité qui dédouble et

rejoint l’univers souvent onirique des films de Garrel et opère une plongée dans un temps

scindé, live, au présent et détaché, décollé du présent : évoquant un passé tout en se

performant au présent (ce serait le principe de la projection cinématographique elle-

même).

***

La séquence que l’on a intitulée « Théâtre/Réalité » (15’21-18’28) a longtemps posé

problème. Il s’agit d’une séquence — une des rares — filmée à l’épaule. On suit l’enfant

dans une pièce où se trouvent les deux parents assis à une table, la tête reposant sur leurs

bras. Tour à tour, après que l’enfant, grimpé sur la table, leur aie donné une petite tape

sur la tête, ils se lèveront et sortiront, laissant le gamin seul dans la pièce (une étrange

poupée — que l’on retrouvera ailleurs dans le film — est crucifiée au mur, et l’enfant

tente de l’en décrocher). Dans le plan suivant, l’enfant prend place devant une scène de

théâtre, le rideau s’ouvre et on retrouve les parents dans la même pièce et dans la même

position où ils étaient dans le plan précédent, assis, la tête reposant sur leurs bras.

S’ensuit une « petite scène de théâtre » jouée par les deux parents, que regarde l’enfant.

Le rideau se ferme. Fin du plan. Ces deux plans devaient être pensés, de toute évidence,

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ensemble, dans un jeu de mise en abyme, entre théâtre filmé et cinéma, entre scène

familiale et « représentation » de la famille. Nous avons eu l’idée, un moment, de

brancher des micros dans la cabine de projection et de projeter ce son dans la salle, en

direct. Les difficultés techniques que cela posait nous firent abandonner le projet. En

revanche, l’idée d’entendre le son du projecteur nous plaisait. Karl Lemieux, connu pour

ses performances sur projecteur 16 mm, amena alors l’idée de se servir d’un tel

projecteur 16 mm comme source sonore pour accompagner le premier plan. Tout en

faisant jaillir un son qui évoquait le dispositif de projection (mise en abyme), ce son,

redondant, mécanique, naturellement musical, évoquait également le film de famille et le

son réconfortant des projections en super-8. Le son disparaissait au lever du rideau,

pour céder la place à des bruits heurtés, concrets, ponctués de notes discordantes, que

Thierry Amar, avec son archet, produisait sur sa contrebasse.

***

Au centre d’un accompagnement comme celui-ci se trouvait évidemment une

dimension performative, avec toutes les rigueurs et les aléas du direct que cela entraîne.

Cette performance n’aurait lieu qu’une seule fois (il n’était pas question de « partir en

tournée »), à la grande tristesse des nombreuses personnes qui ne purent trouver de billets

pour la représentation… Et à la différence d’un spectacle de musique, où il est toujours,

éventuellement, possible, en cas d’erreur, de repartir, de transformer ou de prolonger un

segment musical mal démarré, la performance des musiciens était enclavée par la durée

prescrite par le film et la scansion des scènes. Ils n’avaient pas le droit à l’erreur, ou alors,

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ils étaient sommés de faire preuve d’invention, sur l’instant. Ce fut le cas, le soir de la

performance, lorsque la baguette d’Éric Fillion s’est brisée, en plein milieu d’une scène,

et que son rythme est devenu par conséquent plus heurté, plus déconstruit, et que, plutôt

que de suivre le rythme, Roger Tellier-Craig, qui devait l’accompagner, transforma son

harmonie en drone soutenu. Le public n’y vit que du feu (ce qui ne fut pas le cas de

l’accompagnateur impuissant que j’étais, accroché à mon siège, me demandant comment

ils allaient se sortir de l’impasse).

***

Une semaine avant la performance, Pierre Jutras de la Cinémathèque québécoise

avait organisé, à la Salle Claude-Jutra, pour les musiciens et moi-même, une séance de

visionnement privée du film en 35 mm (la copie était arrivée la veille). Nous avons vu

défiler, en silence, pour la première fois sur support pellicule, ce film que nous

connaissions désormais par cœur, accompagnant, dans nos têtes, les images de la

partition musicale que les musiciens avaient répétée, oscillant entre le silence de la salle

et un accompagnement imaginaire, que chacun reconstruisait pour soi. Pour la première

fois, peut-être, le film nous a semblé parfaitement limpide, dans sa construction, sa force,

son urgence, dans le choix des détails qui nous apparaissaient alors, dans son organicité,

pleine et entière, à laquelle il ne manquait rien. Je me souviens de la remarque de

Thierry Amar, à la sortie de la projection, soulignant à quel point, pour lui, le film était

meilleur au fond sans accompagnement. Après un long silence où nous acquiescions tous,

soudain frappés d’un doute, nous nous esclaffâmes, alors confiants que personne, pour

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autant, n’aurait pu un instant regretter d’avoir accompagné cette aventure de création

collective, qui fut aussi, et avant tout, une rencontre entre des individus et une œuvre, une

aventure humaine, qui continuera de nous accompagner.