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Thème 6 : La mise en cause de la responsabilité des dirigeants : la faute détachable 1 La mise en cause de la responsabilité du dirigeant : La faute détachable Les dirigeants occupent une place centrale et particulière au sein de l’organisation de la société. En effet, ils sont tout d’abord nommés par les associés dans le but de gérer la société, mais également dans le but de la représenter à l’extérieur. La société étant une personne morale, elle doit être représentée par un organe agissant en son nom et pour son compte : le dirigeant. Cette fonction aurait pu être endossée par les associés, mais au vu de leur nombre parfois important, cela n’aurait mené qu’à une paralysie dans le fonctionnement de la société. La loi a alors opté pour un système de représentation. La place du dirigeant au sein de la société nous paraît alors essentielle. Selon la loi et plus particulièrement le code de commerce, les dirigeants sont investis des pouvoirs les plus étendus pour mettre en œuvre la politique de la société et mener à bien les missions qui leur sont confiées, et cela sous le nom de la société. De ce point de vue, il semble alors logique qu’ils supportent de grands risques : à de grands pouvoirs, de grandes responsabilités. Ainsi, s’il est admis que le dirigeant d’une société en est également le responsable, celui-ci se doit de respecter strictement ses droits sans abuser de son statut et de ses pouvoirs, pour éviter de ne voir sa responsabilité engagée en cas de faute. En effet, la responsabilité d’un dirigeant d’entreprise peut être mise cause en cas de faute, et ce de manière interne ou externe. Le plus souvent, la faute du dirigeant est considérée comme celle de la personne morale, si bien que la jurisprudence considère que la responsabilité personnelle à l’égard des tiers n’est pas engagée car non séparable des fonctions de dirigeant. Il est donc essentiel de distinguer les pouvoirs des dirigeants dans leurs rapports internes (avec les associés) de leurs pouvoirs dans leurs rapports externes (avec les tiers). En d’autres termes, si la responsabilité des dirigeants sociaux est toujours pour faute, elle oblige à différencier leur responsabilité interne soit envers la société et les associés, de leur responsabilité externe, c'est-à-dire envers les tiers. Concernant la responsabilité sociale du dirigeant, les articles L. 223-22 et L. 225-25 distinguent trois catégories de fautes : les infractions aux dispositions légales ou règlementaires, la violation des statuts ou les fautes de gestion. Cette responsabilité civile du dirigeant est directement inspirée des principes de la responsabilité définie par le code civil. La victime (société ou associé) doit alors prouver qu’une faute émanant du dirigeant lui a causé préjudice. A l’égard de la société, la responsabilité du dirigeant se trouve engagée par toute faute de gestion, allant de la fraude caractérisée à la simple négligence fautive. L'action en responsabilité peut émaner de la société elle-même ou en cas d'inaction de celle-ci, d’un ou plusieurs associés, au nom de la société. A l’égard des associés, personnellement, la responsabilité du dirigeant ne peut être recherchée que si sa faute a causé un préjudice personnel, distinct du préjudice subi par la société, hypothèse plutôt rare, s'agissant d'un préjudice résultant d'une faute de gestion. C'est envers les tiers, que la responsabilité du dirigeant social, gérant ou administrateur,

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Thème 6 : La mise en cause de la responsabilité des dirigeants : la faute détachable

1

La mise en cause de la responsabilité du dirigeant :

La faute détachable

Les dirigeants occupent une place centrale et particulière au sein de l’organisation de la

société.

En effet, ils sont tout d’abord nommés par les associés dans le but de gérer la société, mais

également dans le but de la représenter à l’extérieur. La société étant une personne morale, elle

doit être représentée par un organe agissant en son nom et pour son compte : le dirigeant.

Cette fonction aurait pu être endossée par les associés, mais au vu de leur nombre parfois

important, cela n’aurait mené qu’à une paralysie dans le fonctionnement de la société. La loi a alors

opté pour un système de représentation. La place du dirigeant au sein de la société nous paraît

alors essentielle.

Selon la loi et plus particulièrement le code de commerce, les dirigeants sont investis des

pouvoirs les plus étendus pour mettre en œuvre la politique de la société et mener à bien les

missions qui leur sont confiées, et cela sous le nom de la société. De ce point de vue, il semble alors

logique qu’ils supportent de grands risques : à de grands pouvoirs, de grandes responsabilités.

Ainsi, s’il est admis que le dirigeant d’une société en est également le responsable, celui-ci

se doit de respecter strictement ses droits sans abuser de son statut et de ses pouvoirs, pour éviter

de ne voir sa responsabilité engagée en cas de faute.

En effet, la responsabilité d’un dirigeant d’entreprise peut être mise cause en cas de faute,

et ce de manière interne ou externe.

Le plus souvent, la faute du dirigeant est considérée comme celle de la personne morale, si

bien que la jurisprudence considère que la responsabilité personnelle à l’égard des tiers n’est pas

engagée car non séparable des fonctions de dirigeant. Il est donc essentiel de distinguer les

pouvoirs des dirigeants dans leurs rapports internes (avec les associés) de leurs pouvoirs dans leurs

rapports externes (avec les tiers). En d’autres termes, si la responsabilité des dirigeants sociaux est

toujours pour faute, elle oblige à différencier leur responsabilité interne soit envers la société et les

associés, de leur responsabilité externe, c'est-à-dire envers les tiers.

Concernant la responsabilité sociale du dirigeant, les articles L. 223-22 et L. 225-25

distinguent trois catégories de fautes : les infractions aux dispositions légales ou règlementaires, la

violation des statuts ou les fautes de gestion. Cette responsabilité civile du dirigeant est

directement inspirée des principes de la responsabilité définie par le code civil. La victime (société

ou associé) doit alors prouver qu’une faute émanant du dirigeant lui a causé préjudice.

A l’égard de la société, la responsabilité du dirigeant se trouve engagée par toute faute de

gestion, allant de la fraude caractérisée à la simple négligence fautive. L'action en responsabilité

peut émaner de la société elle-même ou en cas d'inaction de celle-ci, d’un ou plusieurs associés, au

nom de la société.

A l’égard des associés, personnellement, la responsabilité du dirigeant ne peut être

recherchée que si sa faute a causé un préjudice personnel, distinct du préjudice subi par la société,

hypothèse plutôt rare, s'agissant d'un préjudice résultant d'une faute de gestion.

C'est envers les tiers, que la responsabilité du dirigeant social, gérant ou administrateur,

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présente les traits les plus originaux dans l'évolution de la jurisprudence de la Chambre

commerciale au cours des dix dernières années.

Depuis des années la doctrine se bat pour savoir si, en tant que représentant de la société,

le dirigeant peut voir sa responsabilité personnelle engagée, pour une faute commise dans sa

gestion, par des tiers qui auraient subi un dommage résultant de leurs relations avec la société.

La question qui ne se pose guère, en pratique, lorsque la société est solvable - c'est alors elle

que le tiers choisira d'assigner - revient en force lorsque sa solvabilité est douteuse et surtout

lorsqu'elle se trouve engagée dans une procédure collective.

On trouve une première réponse à cette interrogation avec la loi du 24 juillet 1966 (article

52 alinéa 1er: "les gérants sont responsables, individuellement ou solidairement, selon le cas,

envers la société ou envers les tiers, soit des infractions aux dispositions législatives ou

réglementaires applicables aux sociétés à responsabilité limitée, soit des violations des statuts, soit

des fautes commises dans leur gestion". Et l'article 244 de la loi définit dans les mêmes termes la

responsabilité des administrateurs). La difficulté va consister à déterminer la responsabilité

relevant de « l’homme » (ou « la femme »), c'est-à-dire du représentant n’agissant pas ès qualité.

Sur cette question, la jurisprudence, a adopté depuis quelques années et après une certaine

évolution terminologique, que nous analyserons, une distinction empruntée au droit administratif

entre la faute détachable des fonctions et celle qui ne l’est pas. En l’espèce, seule la première

pouvant engager la responsabilité personnelle du dirigeant à l’égard des tiers et ce

indépendamment de celle de la société. Cependant, dans la pratique, la responsabilité personnelle

du dirigeant est rarement mise en cause et celui-ci en est le plus souvent exonéré. Cela repose

notamment sur le fait que la société soit solvable (in bonis) (auquel cas c’est la société que les tiers

choisiront d’assigner en justice) ou non.

Les Hauts magistrats ont finalement assoupli leur appréciation du concept de

« détachabilité » dans un arrêt de principe du 20 mai 2003 qui précise, avec toutefois une certaine

« obscurité », les premiers éléments de définition de la faute séparable des fonctions : désormais,

celle-ci est constituée « lorsque le dirigeant commet intentionnellement une faute d’une

particulière gravité incompatible avec l’exercice normal des fonctions sociales ». Aussi, les

évolutions depuis quelques années de la doctrine et de la jurisprudence sur la question de la faute

détachable, nous amène à nous demander si l’apparition de la notion de la faute détachable

constitue une véritable responsabilisation des dirigeants sociaux.

Nous examinerons cette question tout d’abord en analysant l’évolution jurisprudentielle de

la notion avec notamment l’apport de l’arrêt « Seusse » du 20 mai 2003 dans une première partie

(I). Puis dans une seconde partie, nous nous attacherons à démontrer les limites de cette notion,

entourée d’un flou jurisprudentiel (II).

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I – Vers une responsabilisation plus forte du dirigeant

Dans l’exercice de ses fonctions, le dirigeant va être amené à prendre un certain nombre de

décisions qui auront diverses répercussions sur la vie de la société. Les mauvais choix de gestion

vont amener à ce que le dirigeant engage sa responsabilité. En ce qui concerne sa responsabilité

vis-à-vis de l’extérieur et des tiers de la société, il est nécessaire que le dirigeant ait commis une

faute séparable de ses fonctions pour que sa responsabilité soit engagée.

Or, force est de constater que cette notion de faute séparable est restée floue pendant de

nombreuses années, sans définition claire de la part de la loi ou de la jurisprudence (A). L’apport de

l’arrêt Seusse nous paraît alors significatif, en ce qu’il va permettre d’ébaucher une définition claire

et précise de la notion de faute détachable, avec l’application de critères bien définis (B).

A. L’absence de définition jurisprudentielle de la faute détachable : conséquence d’une irresponsabilité personnelle du dirigeant

La faute détachable des fonctions du dirigeant social ne sera définie clairement que dans le

cadre de l’arrêt Seusse du 20 mai 2003. Jusqu’alors aucune loi ou décision n’avait parlé de « faute

détachable des fonctions », entrainant la responsabilité personnelle du dirigeant vis-à-vis des tiers.

Pendant longtemps, ce vide juridique a alors profité au dirigeant social qui se voyait reconnaître

une quasi impunité lorsque celui-ci commettait une faute pouvant être caractérisée de personnelle

à l’encontre de personnes extérieures à la société.

Cette situation lui était alors favorable : à partir du moment où le dirigeant commettait une

faute qui lui imputait directement, et non une faute de gestion, la société faisait écran et la

jurisprudence prononçait des condamnations à l’encontre de la société. La responsabilité du

dirigeant s’effaçait derrière celle de la société. La société servait alors de véritable bouclier pour le

dirigeant.

A titre d’exemple, nous pouvons citer un arrêt du 4 juin 1991 – et donc antérieur à la

jurisprudence Seusse – où la chambre commerciale admet que « la seule constatation d'un fait

délictuel ou quasi délictuel imputable à une société, n'implique pas nécessairement une faute

personnelle du dirigeant social ». L’irresponsabilité personnelle du dirigeant nous parait ici très

claire !

Cependant, la jurisprudence a essayé d’éclairer cette situation de vide en ce qui concerne

l’irresponsabilité personnelle du dirigeant et a esquissé un début de définition dans un arrêt du

4 octobre 1988. La Cour de Cassation donne en effet des premières indications sur les

caractères que devraient présenter la faute du dirigeant pour être susceptible d’entraîner sa

responsabilité personnelle.

Dans cette affaire, le président du conseil d’administration avait fait escompter une lettre de

change acceptée par sa cliente, puis encaissé par la suite deux chèques remis par celle-ci pour la

même somme que la lettre de change et en remplacement de celle-ci. En conséquent, la cliente se

trouve amenée à payer deux fois la même somme (réclamation de la banque et paiement des deux

chèques). La cliente assigne la société et la Cour d’Appel se prononce en défaveur du président du

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conseil d’administration en retenant que l’attitude de la société avait manqué de loyauté et que

cette faute n’avait pu échapper à son président qui était tenu de veiller à la régularité de

l’opération.

La Cour de Cassation ne l’entend cependant pas comme cela et casse l’arrêt de la Cour

d’Appel, et se fonde sur le fait que la Cour d’Appel n’a relevé « aucune circonstance d’où il

résulterait que le président ait commis une faute extérieure à la conclusion ou à l'exécution du

contrat conclu entre les deux sociétés ».

On en conclut alors que, pour que le dirigeant engage sa responsabilité personnelle, une

faute doit être commise par celui-ci, mais également que cette faute doit être extérieure à

l’exercice de ses fonctions. Nous constatons ici que la Cour de Cassation se rapproche petit à petit

de la notion de faute détachable des fonctions.

Cependant, la situation reste celle qui est : le dirigeant est « irresponsabilisé » quant à ses

agissements personnels. En effet, le dirigeant ne sera pas reconnu responsable dans cette affaire.

L’évolution de la vision de la Cour de Cassation et de la notion de faute détachable ne va

cesser d’aller crescendo par une suite d’arrêts qui vont éclaircir la notion.

Notamment, dans un arrêt du 22 janvier 1991, où la Cour va pour la première fois esquisser

une distinction entre la faute séparable des fonctions du dirigeant et la faute qui ne l’est pas.

Dans cette affaire, la Cour d’Appel avait condamné une société de construction métallique

et son dirigeant in solidum à des dommages et intérêts pour troubles anormaux du voisinage. La

décision de la Cour de Cassation est on ne peut plus claire : « qu'en retenant la responsabilité

personnelle de M. B..., sans relever aucune circonstance d'où il résulterait qu'il avait commis une

faute qui soit séparable de ses fonctions de dirigeant et lui soit imputable personnellement, la

cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision »

Dans cet arrêt, pour que le dirigeant soit engagé personnellement, il doit avoir commis une

faute séparable de ses fonctions de dirigeant et la faute doit lui être imputable personnellement, ce

que la Cour de Cassation n’a pas reconnu ici.

Les prémisses de la faute détachable des fonctions, telle que définie dans l’arrêt du 20 mai

2003, apparaissent peu à peu. Suite à ces arrêts, la Cour de Cassation, à multiples reprises, a eu

l’occasion de réaffirmer cette solution.

Un arrêt du 27 janvier 1998 casse la décision de la Cour d’Appel pour n’avoir "relevé aucune

circonstance d'où il résulterait que M. V ait commis une faute qui soit séparable de ses fonctions de

gérant et lui soit imputable personnellement"

Un arrêt du 20 octobre 1998 de rejet énonce "que c'est à bon droit que la cour d'appel a

retenu que si M. F avait commis une faute en ne vérifiant pas qu'il détenait toujours le pouvoir de

consentir des cautionnements au nom de la société, cette faute n'était pas séparable de ses

fonctions de directeur général et qu'il n'était ainsi pas établi que sa responsabilité personnelle était

engagée".

Un arrêt de cassation du 28 avril 1998 pose le principe "que la responsabilité personnelle

d'un dirigeant à l'égard des tiers ne peut être retenue que s'il a commis une faute séparable de ses

fonctions et qui lui soit imputable personnellement".

La faute séparable des fonctions fait peu à peu son apparition sans pour autant être

clairement définie. La Cour de Cassation joue de cette notion et il faudra attendre l’arrêt du 20 mai

2003 dit « Seusse » pour que la Cour de Cassation pose une définition distincte.

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B. Mise en place d’une responsabilité personnelle du dirigeant à l’égard des tiers : l’apport de l’arrêt Seusse du 20 mai 2003

Comme nous l’avons vu, depuis plusieurs années, la question de la responsabilité

personnelle des dirigeants a fait l'objet de nombreuses controverses. L’ambiguïté de cette notion a

trouvé une ébauche de solution grâce à une décision de la Cour de cassation de 2003 qui est venu

préciser les conditions d'engagement de la responsabilité personnelle des dirigeants à l'égard des

tiers.

Jusqu’à présent, la responsabilité des dirigeants était régie par les dispositions du code de

commerce et de la loi de 1966.

Pendant un temps, les tribunaux ont donné un plein effet à ces dispositions et des dirigeants

ont pu être sanctionnés pour agissements fautifs.

Puis, la jurisprudence a considérablement limité la portée de ces textes en décidant qu'à

l'égard des tiers, la responsabilité des dirigeants ne peut être engagée que si ces derniers ont

commis une faute séparable de leurs fonctions, c'est-à-dire qui leur soit imputable

personnellement.

La notion de faute séparable des fonctions a fait l'objet de nombreuses discussions tant il

est difficile d'en définir précisément les contours.

L'arrêt du 20 mai 2003 de la Chambre commerciale de la Cour de cassation est venu

apporter des précisions quant à la définition de cette notion.

Ainsi, si dans son rapport annuel de 1998 la Cour de Cassation expose que "seules les

fautes commises pour des mobiles personnels (recherche de son intérêt propre, animosité,

vengeance, etc.) ou peut-être encore, d'une gravité exceptionnelle excluant l'exercice normal des

fonctions peuvent engager la responsabilité des dirigeants", ces éléments de reconnaissance d’une

faute d’un dirigeant détachable de ses fonctions se sont avérés rester encore trop vagues et

subjectivement appréciables par les juges.

De ce fait, rares étaient les cas où la responsabilité personnelle des dirigeants était retenue.

Par l’arrêt « Seusse » du 20 mai 2003, la Cour de cassation confirme sa jurisprudence sur la

faute séparable des fonctions et apporte une nouvelle définition à la notion, au travers de trois

critères cumulatifs.

Elle retient que "la responsabilité personnelle d'un dirigeant à l'égard des tiers ne peut être

retenue que s'il a commis une faute séparable de ses fonctions ; qu'il en est ainsi lorsque le dirigeant

commet intentionnellement une faute d'une particulière gravité incompatible avec l'exercice

normal des fonctions sociales".

En l'espèce, la gérante d'une société avait cédé deux fois les mêmes créances : une première

fois à un établissement de crédit (la Banque de la Réunion), une seconde fois à l'un des fournisseurs

de la société (la société SATI) en règlement d'une livraison que la société n'avait, apparemment, pas

les moyens d'honorer autrement. Au résultat, le second cessionnaire n'avait pu recouvrer le

montant des créances auprès des débiteurs cédés et agissait en responsabilité contre le dirigeant

personnellement, coupable de l'avoir abusé sur le crédit de la société.

Ainsi, les trois critères cumulatifs relevés par la Cour de Cassation pour retenir l’existence

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Thème 6 : La mise en cause de la responsabilité des dirigeants : la faute détachable

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d’une faute détachable sont les suivants :

• La faute doit être intentionnelle

La Cour entend par là que le dirigeant doit avoir conscience qu'il cause au tiers un

dommage. La faute doit présenter les caractéristiques de la faute dolosive.

• Une faute d'une particulière gravité

La faute doit être d'une "particulière gravité". De ce fait, les fautes d'imprudence ou de

simple négligence ne devraient pas permettre d'engager la responsabilité personnelle du dirigeant

et continueront d'exposer la seule personne morale, non son dirigeant.

• Une faute incompatible avec l’exercice normal des fonctions sociales

Deux ambigüités semblent cependant subsister dans cet arrêt :

- La première est que la faute peut être considérée comme séparable des fonctions du

dirigeant social, alors même que le dirigeant a agi dans l'intérêt de la société et non pas dans son

intérêt personnel.

- La seconde, repose sur le fait que les précisions apportées par cet arrêt ne semblent pas

remettre en cause les indications précédemment apportées par la Cour de Cassation en 1998.

En effet, compte tenu du libellé de l'attendu de principe, les critères de la faute séparable

des fonctions énoncés dans l'arrêt du 20 mai 2003 semblent ne constituer qu'une simple et

nouvelle illustration ("...il en est ainsi lorsque...") des cas dans lesquels la responsabilité personnelle

du dirigeant doit être engagée. Les critères retenus ne sauraient en conséquence être limitatifs.

Dans ces conditions, et compte tenu de cet apport jurisprudentiel, certaines fautes qui

avaient précédemment été jugées comme non séparables des fonctions de dirigeants pourraient,

semble-t-il, permettre d'engager leur responsabilité.

Quelle différence, en effet, entre céder deux fois la même créance en vue de se procurer

artificiellement un crédit et attester faussement, dans le même but, que la société est propriétaire

de biens pourtant couverts par une clause de réserve de propriété; ou déverser une quantité de

pétrole non conforme dans les cuves d'une propriété abandonnée à seule fin que le fournisseur ne

le récupère pas (Com. 27 janvier 1998). Dans ce dernier cas, la faute intentionnelle confinait même

à l'intention de nuire et il n'est pas douteux qu'elle soit par ailleurs une faute lourde, d'une

particulière gravité. Nul doute, en conséquence, que si la Cour de cassation avait à rejuger ces

affaires aujourd'hui, elle leur apporterait une solution différente et, au vrai, opposée à celle qu'elle

leur a réservée à l'époque.

Ainsi, il semble que cet arrêt mette fin à la construction prétorienne qui avait fini par

consacrer une irresponsabilité de fait des dirigeants sociaux dans leurs rapports avec les tiers,

protégés derrière l’écran de leur personnalité morale au nom de laquelle il agit.

Cependant, si la définition de la faute détachable s’est précisée dans les textes, son

application pratique s’avère moins évidente et la jurisprudence semble peiner à trouver une ligne

directrice dans la caractérisation in concreto de la faute détachable.

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II - La difficile mise en pratique d’une notion encore vague

Comme nous l’avons vu, le dirigeant peut engager sa responsabilité personnelle s’il commet

une faute intentionnelle d’une particulière gravité et incompatible avec l’exercice normal de ses

fonctions. C’est en effet ce qu’affirme l’arrêt Seusse du 20 mai 2003. En dehors de cette hypothèse,

seule la responsabilité de la société peut être engagée.

Toutefois, nous allons voir que la Cour de Cassation dans un arrêt du 10 février 2009 va

mettre un coup d’arrêt à sa jurisprudence Seusse en admettant une faute personnelle du dirigeant

alors qu’il agissait dans les limites de ses attributions (A). La Cour de Cassation se positionne alors

en rupture par rapport à sa jurisprudence antérieure, ce qui témoigne d’une limite distincte de la

notion de faute détachable. De plus, cette notion est restée assez vague, ce qui permet de

nombreuses interprétations différentes. Le manque de précision amène très souvent les juges à

apprécier souverainement les critères d’application de la faute détachable (B).

A. Une jurisprudence controversée par l’arrêt Pierre Cardin du 10 février 2009

Dans un arrêt du 10 février 2009 dit « Pierre Cardin », la Cour de cassation est à nouveau

confrontée à la problématique de la faute séparable des fonctions du dirigeant. Elle vient remettre

en cause ici la notion de faute détachable incompatible avec l’exercice normal des fonctions en

reconnaissant la faute détachable alors que le dirigeant agissait dans l’exercice de ses attributions.

L’arrêt Pierre Cardin indique que la faute détachable peut parfaitement être le fait de

dirigeants « même agissant dans les limites de leurs attributions ». La faute détachable peut donc

parfaitement être commise dans l’exercice des fonctions sociales.

En l’espèce, il est question d'une société qui résilie avant leur échéance trois contrats de

licence. Celle-ci se trouve alors condamnée à verser une indemnité à son cocontractant. N'ayant

pas obtenu le paiement du fait de l'insolvabilité de la société, le cocontractant a recherché la

responsabilité personnelle des dirigeants de la société.

Cependant, dans la mesure où la décision de ne pas provisionner les sommes a été prise par

le conseil d'administration et approuvée par l'assemblée générale, la Cour d'appel a retenu que la

responsabilité personnelle des dirigeants ne pouvait être retenue. La Cour d'appel a également

précisé que même s’il existait une faute imputable aux dirigeants, il ne pouvait s'agir d'une faute

détachable de leurs fonctions puisqu’ils avaient agi dans le cadre de leurs fonctions.

La Cour de cassation n'a toutefois pas suivi le raisonnement de la Cour d'appel, et casse son

arrêt. En effet, pour la Cour de Cassation, même si les dirigeants ont agi dans les limites de leurs

attributions, la décision de ne pas provisionner constitue une faute intentionnelle d'une particulière

gravité incompatible avec l'exercice normal des fonctions sociales.

La faute détachable est en évolution : la Cour de cassation reprend sa définition de la faute

séparable ou détachable permettant à un tiers de mettre en cause la responsabilité personnelle

d’un dirigeant sans agir contre la société. Elle y ajoute une précision importante : la faute

détachable peut être retenue même si le dirigeant agit dans les limites de ses attributions.

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Cet arrêt marque une grande avancée dans l’établissement d’une définition de la faute

séparable des fonctions sociales du dirigeant. Deux des trois critères de définition semblent

s’effacer pour laisser plus de place à un seul : en effet, il est indifférent de savoir ici la circonstance

par laquelle le dirigeant a agi dans la limite de ses attributions, le seul critère retenu par la Cour

semble être ici le caractère intentionnel ou non de la faute.

Jusqu’à cet arrêt du 10 février 2009, il était difficile de savoir si le dirigeant agissant dans le

cadre de ses fonctions pouvait néanmoins commettre une faute qualifiée de détachable en raison

de son comportement. Pouvait-il être personnellement responsable pour avoir répété sciemment

une faute ou commis une faute d’une particulière gravité constitutive d’une violation de règles

comptables (absence de provision et rupture d’image fidèle) ? Cette question ne se pose plus,

l’arrêt étant clair quant à sa décision.

La conséquence pour les tiers est alors très positive : ils pourront poursuivre le dirigeant sur

le fondement de la faute détachable, alors que celui-ci a agi dans la limitation de ses attributions, le

seul critère important ici étant le critère intentionnel. La Cour de Cassation semble prendre le parti

ici de renforcer la responsabilité du dirigeant et de le confronter de plus en plus à sa « mauvaise »

gestion. Le mouvement de responsabilisation du dirigeant ne cesse de s’accroître au fil des années

et des arrêts. La Cour de Cassation va-t-elle poursuivre sur cette lancée ? Il sera intéressant de se

pencher sur les arrêts futurs que rendra la Cour de Cassation sur la notion de faute détachable.

Pour le moment, il est pertinent de se pencher sur l’application de la faute détachable qui

semble difficile à mettre en œuvre.

B. Une notion floue au demeurant, dont la mise en pratique laisse une importante liberté d’appréciation aux juges du fond.

En pratique, et jusqu'à récemment, les tiers qui s'estimaient lésés par la faute d’un dirigeant

(actionnaires, autres dirigeants, salariés, etc.) portaient leurs actions directement contre ce dernier.

Ils devaient alors établir que la faute alléguée était séparable de ses fonctions. Si, à l'issue de la

procédure, le juge décidait que la faute commise était en fait non séparable des fonctions de ce

dirigeant, ce dernier n'était pas tenu responsable. Il fallait alors que le plaignant mène une nouvelle

action, dirigée cette fois contre la société, laquelle était alors seule condamnée à réparer le

préjudice causé par son dirigeant. Ainsi, l'action des plaignants s'avérait peu efficace, plus longue et

plus coûteuse. Sans compter le risque de poursuivre une société insolvable.

Depuis la définition de l’arrêt « Seusse », les plaignants qui souhaitent poursuivre un

dirigeant doivent établir précisément les trois critères caractérisant la faute séparable.

Dans la pratique, les trois critères de la faute détachable étant cumulatifs, ils sont souvent

difficiles à rassembler. Devant cette aporie pratique, les plaignants sont désormais poussés à

poursuivre, au sein d'une même procédure, le dirigeant et sa société. Ainsi, si le juge qualifie la

faute de « séparable », le dirigeant sera condamné. Dans le cas d’une faute qualifiée de « non

séparable », le paiement relèvera de la société, sans que le plaignant n'ait à porter contre elle une

action nouvelle et séparée. En pratique, ces actions conjointes sont donc plus efficaces et

désormais plus nombreuses qu’auparavant.

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Ainsi il apparaît possible d’ester en justice pour une faute détachable même si les trois

critères de celle-ci ne sont pas tous identifiés. La définition des arrêts précédents semble donc

trouver ici une première réinterprétation jurisprudentielle. Se pose alors la question de savoir si la

définition apportée par l’arrêt « Seusse » est générale, ou au contraire s’il n’est pas exclu que la

faute puisse être séparable des fonctions sociales du dirigeant dans d’autres hypothèses : "la

responsabilité personnelle d'un dirigeant à l'égard des tiers ne peut être retenue que s'il a commis

une faute séparable de ses fonctions ; qu'il en est ainsi lorsque le dirigeant commet

intentionnellement une faute d'une particulière gravité incompatible avec l'exercice normal des

fonctions sociales".

L’expression utilisée par la Cour de cassation, « il en est ainsi lorsque », crée un doute. Elle

semble n’être qu’un nouvel exemple de cas ou la responsabilité personnelle du dirigeant pourrait

être engagée, et cette définition ne serait donc pas limitative aux seuls critères énoncés. Cet arrêt

semble en fait décrire un chemin à suivre dans la caractérisation de la faute séparable, plus qu’il

n’apporte de véritable définition.

Mais d’un autre côté, cette définition est également restrictive, puisqu’elle exclut les fautes

les moins graves du dirigeant, notamment les cas d’imprudence ou de négligence. Dans cette

hypothèse le tiers devra alors engager la responsabilité de la société.

En l’espèce, le principe a été positivement mis en œuvre, puisqu’il a abouti à l’engagement

de la responsabilité du dirigeant.

Enfin, il est à noter que cette définition, de par son manque de précision, semble bénéficier

d’une large portée. En effet, la notion de dirigeant pourrait s’appliquer à d’autres personnalités

comme les dirigeants de groupement de droit privé (association, syndicat, GIE). De même, elle

pourrait être étendue aux mandataires sociaux n’exerçant pas les fonctions de direction.

Il reviendra donc aux juges du fond d’apprécier souverainement les éléments caractérisant

la faute. En effet, la recherche de ces critères se fera in concreto, tout en sachant que le caractère

intentionnel de la faute sera difficile à établir. Le pouvoir accordé aux juges du fond est donc

important, car la Cour de Cassation ne pouvant statuer sur les faits se contentera de contrôler la

qualification de la faute. Ce qui paraît préjudiciable à la sécurité juridique, puisque pour des faits

similaires plusieurs interprétations pourront être retenues.

Une délimitation plus claire du champ d’application de cette définition semble demeurer

nécessaire, pour en éviter une trop large application, voire une trop grande interprétation. Ainsi

serait-il plus judicieux de considérer cette définition comme la prémisse d’une autre plus achevée.