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2. LA MAGIE DES SENS Nous avons vu que déjà le dialogue théâtral est particulier : il est dédoublé (double énonciation). Mais le langage théâtral ne s’arrête pas là : c’est un langage différent et unique dans la littérature, du fait de la présence physique des personnages à travers les acteurs, ainsi que des spectateurs. Ce langage est donc celui des sens, un langage polyphonique, et s’adressant particulièrement à la vue et à l’ouïe. Ce langage est transmis par différents relais : le décor et les accessoires (objets) de l’espace théâtral, les costumes, le maquillage et les mouvements des acteurs : le langage du corps. Ces différents langages sont communs à l’opéra (où l’on chante), au ballet (où l’on danse) et au cinéma ; mais ils sont plus impressionnants au théâtre, puisque l’on voit les acteurs en chair et en os, en direct, et l’absence de musique constante fait qu’on les entend marcher, respirer… A.LA MAGIE DE L’ESPACE Le décor comprend : A la décoration du cadre B les accessoires (différents objets remplissant le cadre, en particulier ceux manipulés par les acteurs, qui ont souvent un rôle symbolique C l’éclairage, le bruitage ATTENTION : polyphonie (des langages) = aussi polysémie (du sens) : il faut décoder, trouver sa propre interprétation. Le spectateur n’est pas totalement passif, sinon il ne comprend rien.

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2. LA MAGIE DES SENS Nous avons vu que déjà le dialogue théâtral est particulier : il est dédoublé (double énonciation). Mais le langage théâtral ne s’arrête pas là : c’est un langage différent et unique dans la littérature, du fait de la présence physique des personnages à travers les acteurs, ainsi que des spectateurs. Ce langage est donc celui des sens, un langage polyphonique, et s’adressant particulièrement à la vue et à l’ouïe. Ce langage est transmis par différents relais : le décor et les accessoires (objets) de l’espace théâtral, les costumes, le maquillage et les mouvements des acteurs : le langage du corps. Ces différents langages sont communs à l’opéra (où l’on chante), au ballet (où l’on danse) et au cinéma ; mais ils sont plus impressionnants au théâtre, puisque l’on voit les acteurs en chair et en os, en direct, et l’absence de musique constante fait qu’on les entend marcher, respirer…

A.LA MAGIE DE L’ESPACE Le décor comprend :

A la décoration du cadre

B les accessoires (différents objets remplissant le cadre, en particulier ceux manipulés par les acteurs, qui ont souvent un rôle symbolique

C l’éclairage, le bruitage ATTENTION : polyphonie (des langages) = aussi polysémie (du sens) : il faut décoder, trouver sa propre interprétation. Le spectateur n’est pas totalement passif, sinon il ne comprend rien.

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UNE MAGIE PLEINE DE SYMBOLES

L’île des esclaves, Marivaux (le décor rappelle qu’on est dans une utopie)

Les Fausses Confidences, Marivaux (escalier symbolise les marches de la condition sociale)

la chaise hybride du Roi se meurt de Ionesco / les chaussures dans En attendant Godot de

Beckett- Québec /ombrelle et pistolet pour Madeleine Renaud dans O les beaux jours de

Beckett

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UNE MAGIE POUR LES YEUX

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CAUCHEMAR OU FEERIE

opéra Le Caïd à Metz

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La Walkyrie à l’Opéra du Rhin

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LA MAGIE DE L’ECLAIRAGE

histoire de Thésée dans Dédale par l’Académie Fratellini / représentation du Dom Juan de

Molière au théâtre du Capitole

le personnage éponyme de Phèdre de Racine / l’opéra Orphée aux Enfers à Avignon

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B.LA MAGIE DU CORPS a le visage est un élément primordial :

soit qu’il porte un masque

soit que le maquillage soit visible de loin et très expressif, parfois symbolique et codifié, chaque couleur ou forme évoquant de manière stylisé les caractéristiques d’un personnage (noter que le théâtre occidental préfère souvent le maquillage réaliste ; mais le théâtre oriental préfère un maquillage très codifié et non réaliste)

soit que les mimiques soient expressives

b les costumes, les gestes ou attitudes, la manière de se déplacer, la position dans l’espace ou par rapport à l’autre personnage, bref le corps dans l’ensemble doit exercer la même fascination. >>le corps vit, s’exprime, souvent mieux qu’avec des mots Voici un article analysant la chorégraphie de Mourad Merzouki et son rapport au corps, dans son spectacle Calligraphies humaines :

« Les visages masqués des danseurs focalisent l’attention du spectateur sur le mouvement et le corps des danseurs. Les projections diffusées sur les divers écrans mis en scène démultiplient de façon kaléidoscopique cette image du corps en mouvement. Les corps inscrivent des formes dans l’espace. La multiplication de la figure crée un code. La répétition d’une forme crée un vocabulaire. Ces mêmes mouvements et figures reproduits en plusieurs exemplaires sur l’écran se succèdent et s’alignent telle une écriture calligraphique étrange et sinueuse.

Les images projetées et les marches au ralenti rappellent les décompositions du mouvement des photographies de Muybridge. Une impressionnante séquence vidéo-chorégraphique simule d’ailleurs un écran radiographique en diffusant sous la forme d’un squelette en mouvement la partie des corps à demi dissimulés derrière les écrans. Les plans s’inversent : vertical et horizontal, frontal et latéral, au sol et debout, sur la tête ou sur les pieds. Les figures se renversent pour former un alphabet organique. La reproduction et le défilement d’une position verticale inversée forment une phrase à fois gestuelle et calligraphique. Les jeux de mains et ondulations des bras des danseuses suggèrent une langue des signes. Inspirée par le calligraphe algérien Hachmi Mokrane, la chorégraphie de Mourad Merzouki s’apparente à une calligraphie humaine : "il parlait de sa calligraphie comme je parle de la danse, c’est-à-dire qu’on a pas besoin de comprendre ce qui est dit pour y trouver de la beauté" .

PETITE HISTOIRE DU COSTUME Son origine, comme celle du théâtre, est religieuse : c’est le costume rituel des fêtes sacrées. Puis il s’est ritualisé pour une autre raison : différencier les types de personnages et le genre théâtral : masques comiques s’opposent aux masques tragiques dans la Grèce antique ; la commedia dell’arte du XV e s italien distingue non seulement les masques comiques, mais encore les costumes qui sont en rapport avec le type de chaque personnage : la réflexion sur le costume théâtral trouve donc

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ses débuts au XX e s. Le théâtre baroque du XVII e s fabrique des costumes invraisemblables pour correspondre au merveilleux de ses pièces, mais le classicisme les dépouille de leur excentricité, et le XVIII e s s’efforce de les rendre réalistes et naturels, en s’inspirant… de la peinture : les peintres deviennent des conseillers en matière de costume, comme Boucher ou David. Ainsi la grande révolution des costumes se passe au XVIII e s : pour la première fois on veut que le vêtement des acteurs soit en accord avec la fiction qu’ils jouent (avant les comédiens et surtout comédiennes se mettaient en valeur en portant leurs plus beaux atours – souvent offerts par un protecteur de la cour – et ce sans aucun souci de vraisemblance).

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LE VISAGE

masques de la comedia dell’arte

ci-dessus Œdipe après s’être crevé les yeux dans le film de Pasolini / le théâtre sanscrit en

Inde est très codifié au niveau du maquillage et des epressions (couleur, gestes : tout est

symbolique et stylisé, ici un personnage évoque la peur et bouge les yeux indépendamment de

la tête).

Phèdre de Racine mise en scène de Patrice Chéreau 2003 / le corps sous l’éclairage devient

sculpture : Caligula (Mac Dowell)

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LE CORPS / ATTITUDES

tiré de « Wet ! » théâtre de l’Orangerie 2007

Le mariage de Figaro de Beaumarchais par la compagnie du Hasard / Le Cid de Corneille

opéra du Rhin : Les Walkyries / Le mariage de Figaro de Beaumarchais par la compagnie du

Hasard / Le Cid de Corneille

Phèdre de Racine mis en scènepar Alain Ollivier : scène nue, impersonnelle obscure contrastant avec la mise

en lumière de la chair blanche et des costumes vifs ; personnage disposé en ligne droite, en symétrie avec le

sol : pureté des lignes qui forme un tableau, mais aussi ordre classique / Arlequin au théâtre de la

Maisonneuve dans Arlecchino

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LE CORPS DANS L’ESPACE

représentation de Rhinocéros de Ionesco / Compagnie du Käfig, Calligraphies humaines

opéra La Walkyrie / Agnès dans l’Ecole des Femmes de Molière, mise en scène de Jacques

Lasalle 200

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XX e s : MELANGE DES GENRES ET DES TECHNOLOGIE

Ubu Roi de Jarry par la Compagnie des Travaux Publics, Bordeaux

spectacle On danse mettant en scène la musique de Rameau

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BILAN Cette magie fait travailler plusieurs corps de métier, en dehors des acteurs.

Les techniciens - Scénographe : il produit de simples toiles peintes ou un dispositif à

grand spectacle. Le décor est réaliste (il cherche à créer l'illusion de la réalité) ou suggestif (il fait allusion à la représentation de la réalité, il annonce explicitement qu'il s'agit d'un "jeu" théâtral). A partir d'un dessin puis d'une maquette, le décor sera souvent réalisé de manière à pouvoir être démonté et transporté.

- Éclairagiste : il peut jouer sur l'intensité, la focalisation, la couleur, les changements doux ou brutaux. Dans certaines scénographies, la lumière dessine un décor à elle seule.

- Costumier : Contemporains ou anciens, les costumes doivent éviter de paraître trop neufs. De plus ils imposent à l'acteur certaines contraintes (mouvements, démarche, voix). Parfois ils produisent un contraste, parfois ils agissent en redondance. A travers le choix du costume, apparaît aussi l'option réaliste ou allusive du metteur en scène.

- Maquilleur : Les cosmétiques permettent de modeler et d'accentuer les traits. Des postiches et des rembourrages peuvent dessiner le corps ou le transfigurer.

Le metteur en scène

Au XXe siècle, le théâtre est autant affaire de mise en scène que de texte et le spectacle théâtral, en se détachant du texte écrit préexistant, est en voie de prendre son autonomie. Quelques grands noms (Antoine, Copeau, Jouvet, Pitoëff, Barrault, Vilar, Brecht, Mnouchkine…)

La mise en scène est le travail qui donne à la représentation sa cohérence. Le choix de la scénographie, des acteurs, fait de chaque mise en scène une oeuvre unique. L'occupation du plateau, le décor, les costumes, le jeu des comédiens, leur diction… sont autant de signes qui, ensemble, suscitent du sens.

L’auteur communique ses indications aux acteurs et techniciens par le biais des didascalies (entre parenthèses ou en lettres italiques dans le texte). Lors de la lecture d’une pièce de théâtre, il faut donc en tenir compte, car elles éclairent le sens qu’a voulu donner l’auteur à la scène.

Il est intéressant de constater que les didascalies deviennent de plus en plus abondantes au fil des siècles, pour culminer au XX e s. Il est vrai que durant les siècles passés, beaucoup d’auteurs étaient aussi les metteurs en scène, comme Molière, par exemple. Mais il y a une autre raison : le théâtre classique avait une forte visée psychologique, et les acteurs devaient déduire leurs gestes d’après les sentiments qu’exprimait le texte.

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Comparez les deux textes suivants, l’un de l’époque classique, l’autre moderne : pourquoi y

a-t-il quand même quelques didascalies ici dans le texte de Molière ? quelles didascalies sont

omises ? (réfléchissez aux gestes que vous feriez si vous jouiez les personnages). – Souligner

dans le texte de Ionesco une remarque où il montre l’importance qu’ont pour lui les

didascalies. Combien de lignes occupent les didascalies finales de la pièce par rapport au

texte de Molière ? pourquoi sont-elles si importantes ? que veulent-elles montrer ? ne

pouvait-on utiliser les mots ?

1MOLIERE , LE TARTUFFE (1664) ACTE III, scène 2

TARTUFFE, apercevant Dorine. Laurent, serrez ma haire avec ma discipline, Et priez que toujours le Ciel vous illumine. Si l’on vient pour me voir, je vais aux prisonniers

Des aumônes que j’ai partager les deniers. DORINE, à part. Que d’affectation et de forfanterie ! TARTUFFE Que voulez-vous ? DORINE Vous dire… TARTUFFE. Il tire un mouchoir de sa poche. Ah ! mon Dieu, je vous prie, Avant que de parler prenez-moi ce mouchoir. DORINE Comment ? TARTUFFE Couvrez ce sein que je ne saurais voir : Par de pareils objets les âmes sont blessées, Et cela fait venir de coupables pensées. DORINE Vous êtes donc bien tendre à la tentation, Et la chair sur vos sens fait grande impression ? Certes je ne sais pas quelle chaleur vous monte : Mais à convoiter, moi, je ne suis point si prompte, Et je vous verrais nu du haut jusques en bas, Que toute votre peau ne me tenterait pas. TARTUFFE Mettez dans vos discours un peu de modestie Ou je vais sur-le-champ vous quitter la partie. DORINE Non, non, c’est moi qui vais vous laisser en repos, Et je n’ai seulement qu’à vous dire deux mots. Madame va venir dans cette salle basse, Et d’un mot d’entretien vous demande la grâce. TARTUFFE Hélas ! très volontiers. DORINE, en soi-même. Comme il se radoucit ! Ma foi, je suis toujours pour ce que j’en ai dit. TARTUFFE Viendra-t-elle bientôt ? DORINE Je l’entends, ce me semble. Oui, c’est elle en personne, et je vous laisse ensemble.

IONESCO, LE ROI SE MEURT, 1962 (Dénouement : le roi mourant est assisté par la Reine Marguerite, sorte de Parque moderne qui l’initie à la mort et lui en fait gravir les marches : il est à présent arrivé au sommet) MARGUERITE (…) Tu peux prendre place. Disparition soudaine de la reine Marguerite par la droite. Le Roi est assis sur son trône. On aura vu, pendant cette dernière scène, disparaître progressivement les portes, les fenêtres, les murs de la salle du trône. Ce jeu de décor est très important. Maintenant, il n’y a plus rien sur le plateau sauf le Roi sur son trône dans une lumière grise. Puis, le Roi et son trône disparaissent également. Enfin, il n’y a plus que cette lumière grise. La disparition des fenêtres, portes, murs, Roi et trône doit se faire lentement, progressivement, très nettement. Le Roi assis sur son trône doit rester visible quelque temps avant de sombrer dans une sorte de brume. RIDEAU

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CORRIGE

Rappel : le métier de metteur en scène naît au XVIII e s. Avant, les dramaturges (= auteurs de pièces de théâtre) eux-mêmes s’en occupaient. Il n’y a donc que qqs indications donnant les grandes lignes du jeu aux acteurs, et le reste est soit expliqué de vive voix par le dramaturge, soit se déduit logiquement de la situation et de la psychologie des personnages. La psychologie est plus importante que tout le reste durant toute la période du théâtre classique, et même jusqu’au XIX e siècle. C’est pourquoi la parole et les mimiques en rapport avec elle dominent le genre théâtral.

On n’a par ex pas besoin de suggérer à l’actrice jouant Dorine les gestes à faire : elle joue une servante insolente, et mime son dégoût devant Tartuffe (« du haut jusques en bas »).

Mais au XX e siècle (cf le texte d’Antonin ARTAUD), le théâtre occidental commence à découvrir d’autres formes théâtrales (théâtre de Bali, notamment). Or ces théâtres donnent peu d’importance à la parole, et privilégient le langage scénique, à savoir la vue, l’ouïe, en jouant sur le corps, l’espace, le maquillage… Pour les auteurs modernes, si le spectateur accepte de se déplacer au théâtre, ce n’est pas (seulement) pour entendre parler : il lui faut un spectacle total, parfois plus « parlant » que les paroles… Et ce d’autant plus que le sujet abordé est indicible : la mort…

Ionesco, pour évoquer cette dernière, remplace donc les mots par des jeux d’éclairage et de décor à valeur symbolique. Lorsque l’on meurt, l’univers personnel meurt en même temps : il est donc normal que les décors s’évanouissent, ainsi que les personnages. La brume évoque le monde énigmatique de la mort, inconnu aux vivants… « Ce jeu de décor est très important » souligne l’importance accordée par Ionesco à ces jeux de mise en scène, et préviennent le metteur en scène des intentions de l’auteur.

En effet, comme le metteur en scène est une personne différente, ce dernier, dans ses choix, peut ne pas vouloir passer le même message que l’auteur, ou faire comprendre la pièce autrement (puisque justement la mise en scène est un langage !). L’auteur doit donc donner des indications précises s’il ne veut pas être trahi par son metteur en scène…

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DU XVIIE AU XX

E SIECLE, LE THEATRE S'EST SURTOUT

SERVI DE TEXTES D'ECRIVAINS.

Actuellement à côté de ce type de travail, on rencontre de plus en plus de créations élaborées à partir d'improvisations parfois collectives. Quelquefois même le texte s'efface. Cela pose d'ailleurs question : où commence le théâtre et où s'arrêtent le mime, la danse ?

VOICI UN TEXTE QUI A REVOLUTIONNE LA VISION DU THEATRE AU XX e s, EN METTANT JUSTEMENT L’ACCENT SUR LA MAGIE DU THEATRE CREEE PAR D’AUTRES LANGAGES QUE LA PAROLE.

Antonin ARTAUD (1896-1948), Le Théâtre et son Double, 1938 (recueil qui regroupe articles, conférences, manifestes traduisant la réflexion d’Artaud sur le théâtre. C’est la découverte du théâtre balinais qui lui a fait remettre en cause le théâtre occidental traditionnel).

La révélation du théâtre balinais a été de nous fournir du théâtre une idée physique et non verbale, où le théâtre est contenu dans les limites de tout ce qui peut se passer sur une scène, indépendamment du texte écrit, au lieu que le théâtre tel que nous le concevons en Occident a partie liée avec le texte et se trouve limité par lui. Pour nous, au théâtre, la Parole est tout et il n’y a pas de possibilité en dehors d’elle ; le théâtre est une branche de la littérature, une sorte de variation sonore du langage, et si nous admettons une différence entre le texte parlé sur la scène et le texte lu par les yeux, si nous enfermons le théâtre dans les limites de ce qui apparaît entre les répliques, nous ne parvenons pas à séparer le théâtre de l’idée du texte réalisé.

Cette idée de la suprématie de la parole au théâtre est si enracinée en nous et le théâtre nous apparaît tellement comme le simple reflet matériel du texte que tout ce qui au théâtre dépasse le texte, n’est pas contenu dans ses limites, et strictement conditionné par lui, nous paraît faire partie du domaine de la mise en scène considérée comme quelque chose d’inférieur par rapport au texte.

Voici un article analysant la chorégraphie de Mourad Merzouki (XX e s) et son rapport au corps, dans son spectacle Calligraphies humaines :

« Les visages masqués des danseurs focalisent l’attention du spectateur sur le mouvement et le corps des danseurs. Les projections diffusées sur les divers écrans mis en scène démultiplient de façon kaléidoscopique cette image du corps en mouvement. Les corps inscrivent des formes dans l’espace. La multiplication de la figure crée un code. La répétition d’une forme crée un vocabulaire. Ces mêmes mouvements et figures reproduits en plusieurs exemplaires sur l’écran se succèdent et s’alignent telle une écriture calligraphique étrange et sinueuse.

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Les images projetées et les marches au ralenti rappellent les décompositions du mouvement des photographies de Muybridge. Une impressionnante séquence vidéo-chorégraphique simule d’ailleurs un écran radiographique en diffusant sous la forme d’un squelette en mouvement la partie des corps à demi dissimulés derrière les écrans. Les plans s’inversent : vertical et horizontal, frontal et latéral, au sol et debout, sur la tête ou sur les pieds. Les figures se renversent pour former un alphabet organique. La reproduction et le défilement d’une position verticale inversée forment une phrase à fois gestuelle et calligraphique. Les jeux de mains et ondulations des bras des danseuses suggèrent une langue des signes. Inspirée par le calligraphe algérien Hachmi Mokrane, la chorégraphie de Mourad Merzouki s’apparente à une calligraphie humaine : "il parlait de sa calligraphie comme je parle de la danse, c’est-à-dire qu’on a pas besoin de comprendre ce qui est dit pour y trouver de la beauté" .