16 - chronique de Jean-Luc n°16.pdf
Transcript of 16 - chronique de Jean-Luc n°16.pdf
-
7/27/2019 16 - chronique de Jean-Luc n16.pdf
1/7
LES VIVANTS ET LES MORTS
Ce toit tranquille o marchent des colombes,
[] Envolez-vous, pages tout blouies !
(Paul Valry, Le Cimetire marin)
Avec le livre Ressusciter de Christian Bobin, jai le
pressentiment que je vais maventurer dans le voyage le plus
intime de tous ceux que mes chroniques mont donn
loccasion de faire. Au fil de ma lecture, Je me suis retrouv de
plain-pied avec des tats dme et des souvenirs enfouis dans
mon for intrieur. Oui, ce livre a eu la vertu de fendre la
cuirasse, de fissurer ce fort intrieur (comme lcrivait
judicieusement Emile Ajar/Romain Gary dans Gros Clin) dans
lequel on se laisse volontiers enfermer, pour se protger,
parat-il.
Ce livre de 167 pages nous emmne dans une promenade au milieu de 240 petits
textes (certains font deux lignes, dautres deux pages), rangs dans un savant
dsordre simples et bienveillants dont certains brillent dun clat minral
pendant que, sur dautres, des oiseaux viennent se poser, et entre lesquels on
chemine rvassant et songeur. Parfois un sourire nous chappe, dautres fois une
prire tandis que notre cur se serre. Un jardin du souvenir, ce bel euphmisme. Etcomme dans un cimetire que vous
arpentez pour la premire fois (mais
vous y reviendrez), libre vous de
prendre droite, de prendre
gauche, de vous arrter, de sauter
par-dessus quelques pages, de
presser le pas en diagonale, de
revenir en arrire Des dalles.Ddale.
-
7/27/2019 16 - chronique de Jean-Luc n16.pdf
2/7
Chaque texte est un monument (ce nom vient du verbe latin monere qui veut dire :
faire se souvenir). Christian Bobin nous y confie des choses vues et senties, avec
humilit, du haut de la conscience dun homme parmi les hommes et qui ne se met
pas au-dessus des autres tel point
que, souvent, il place la parole dun
enfant plus haut que la sienne. Sil le
fait parfois de manire lapidaire,
souvent les images y sont
modestement fleuries (coquelicot,
roses et magnolias) et volatiles
(moineaux et tourterelles).
Deux cent quarante monuments. Je les ai compts. Jen ai trouv quarante-cinq
qui prcisment voquent la frquentation des cimetires, souvent associe
limage du pre disparu, ou queffleure lombre de la mort. Vingt -sept o des oiseaux
se posent : des moineaux, des tourterelles, des colombes, des mouettes, une buse
et, pour se mler leurs jeux, des cureuils et des chats. Dix-huit sur lesquels se
balancent les branches dun tilleul, avec quelques bouleaux de ci de l, et des
parfums de roses et de magnolias.
Comme des fragments venus sous la plume, graves certes (quand on sait ce que
veut dire grave en anglais !) mais jamais morbides ni sentencieux, en tout cas sansarrire-pense prceptive. Et aussi sans mivrerie aucune. Ni anglisme : en quelques
lignes bien senties, Christian Bobin sait rgler leur sort ces hommes au cur sec
qu loccasion il a pu rencontrer.
Si vous voulez bien me suivre.
A commencer par le premier texte (ou fragment, ou
mme verset, pourquoi pas), comme sous le pinceau
de Van Gogh :
Un lit de lumire, une chaise de silence, une
table en bois desprance, rien dautre : telle
est la petite chambre dont lme est locataire.
Dbarrassons-nous tout de suite de la frquentation de ces curs secs que
Christian Bobin pingle dans des sortes de portraits, la manire des Caractres de
La Bruyre, sans mchancet cependant, comme sil les plaignait : les gens srieux,
amers, matrialistes, infatus deux-mmes, insensibles la douceur et lasimplicit :
Cimetire du Creusot photo J-C Pierrat,
dans le Journal de Sane-et-Loire
-
7/27/2019 16 - chronique de Jean-Luc n16.pdf
3/7
Lair du temps est irrespirable, or nous continuons respire r. Serions-nous
dj morts ?
Une intelligence sans bont est comme un costume de soie port par un
cadavre.
Dans le vieux quartier de la ville de Genve, largent se repose davoir bien
travaill. Il y a des gens mais pas une seule me, et les visages des passants
que lon croise sortent du mme tailleur que leurs vtements.
La terre se couvre dune nouvelle race dhommes la fois instruits et
analphabtes, matrisant les ordinateurs et ne comprenant plus rien aux mes.
Heureusement, comme dans de nouvelles et
personnelles Batitudes, Christian Bobin privilgie la
compagnie des curs purs et sait goter le bonheur
des choses simples. Il nous livre alors des rveries, des
songeries , emplies de moineaux frachement clos,
de porcelaine tout juste brise, de feuilles de tilleuls
ples comme les joues dun enfant anmi, de papillons
tombs dun ciel mystique, de bouquets de roses dcolores, de libellules aux ailes
diaphanes, dcoliers dlivrs par la sonnerie de leur collge, de tourterelles
frissonnantes, de jacinthes odorantes, de cieux silluminant dtoiles, de primevres
bavardes, denfants lme vive :
Je tiens pour un miracle de voir des choses trs pauvres.
Combien de temps le rouge-gorge a-t-il jou sous mes
yeux ? Deux secondes, peut-tre trois et cela a suffi
pour quavec son bec il attrape une maille de mon cur
et, en senvolant brusquement, dfasse toute la pelote
pour lemmener dans le ciel o je me dcouvrais soudain
rveur.
Jai plac le vase rempli de roses jaunes sur le sol,
devant la lumire basse, pour donner boire la lumire.
Deux cureuils jouent se poursuivre, filant sur le tronc du tilleul, sautant
dune branche lautre en dvoilant la blancheur de leurs ventres, aussi
absorbs par leur jeu quun saint par ses prires.
-
7/27/2019 16 - chronique de Jean-Luc n16.pdf
4/7
De nouvelles Batitudes donc (Bobin le souligne lui-
mme avec ironie : Avec un peu plus de patience, jaurais
fait un assez bon idiot du village. ). Ou, si lon prfre, des
fioretti comme ceux attribus Franois dAssise,
propos duquel Bobin a consacr un ouvrage de rfrence :
Le Trs-bas. Ascse et flicit.
Et comme Franois dAssise, la rencontre de Dieu sans
autre intercesseur quun rayon de soleil, le sourire dun
enfant, la sollicitude dune personne ge, lclat dun
coquelicot.
Jai trouv Dieu dans les flaques deau, dans le parfum du chvrefeuille, dans
la puret de certains livres et mme chez des athes. Je ne lai presque jamais
trouv chez ceux dont le mtier est den parler.
La seule fois o jai dout de la parole de mon
pre cest quand, devant la crche de Nol, il a
rassembl ses enfants pour leur parler du petit
Jsus . La vie quotidienne de mon pre parlait
suffisamment de Dieu sans quil soit besoin de le
nommer.
La figure tutlaire du pre. Cest elle qui principalement
traverse le livre et dont lvocation nous touche, nous qui
avons immanquablement faire le deuil dun tre cher.
Absence et prsence.
(Bobin voque une photo : le pre et le fils qui
se tiennent par la main.)Jai pens quil fallait
bien plus que la mort pour desceller ces deux
mains calmement refermes lune sur lautre.
Cest une trange exprience que daller au
cimetire rendre visite quelquun quon a aim.
Cela commence par une promenade douce et
nonchalante, jusqu cet instant o on se trouve devant une pierre tombale
comme devant un obstacle infranchissable. On sapprtait rencontrer
quelquun et il ny a personne.
-
7/27/2019 16 - chronique de Jean-Luc n16.pdf
5/7
On comprend que Bobin en vienne voquer la rsurrection (dj avec le titre :
Ressusciter). Voici ce quil en dit :
Au moment de la communion, la
messe de Pques, assis au fond delglise et attendant mon tour, je
regardais les gens savanant
jusquau chur o lhostie leur tait
donne. Pendant une seconde ma
vue sest ouverte et cest lhumanit
entire que jai dcouverte prise
dans cette coule lente et silencieuse : des vieillards et des adolescents, des
riches et des pauvres, des femmes adultres et des petites filles graves, des
fous, des assassins et des gnies, comme des morts qui sortaient sans
impatience de leur nuit pour aller manger de la lumire. Jai su alors ce que
serait la rsurrection et quel calme sidrant la prcderait.
Autre raison qui nous fait aimer ce livre. Ces lieux que Bobin frquentent, nous
aussi les connaissons : une maison la campagne avec une fentre qui donne sur un
jardin, un cimetire, le muse Rodin Paris, quelques villes ou villages (Les Sables-
dOlonne, La Rochelle, et Marciac dans le Gers).
(Une visite au muse Rodin Paris.) Chaque statue
exprime la brutale confiance en soi(du matre) ; et puis
il y a une pice, une seule, accorde luvre de
Camille Claudel(dont) la matire (est) comme un voile
imperceptiblement soulev par une respiration lgre.
(Le texte le plus long trois pages
pleines, sur Marciac dans le
Gers) [] Lglise se tient un peu en retrait comme unemre retient parfois son souffle devant la grce vivante de
ses petits. Elle converse avec deux magnolias gants dont
lexplosion silencieuse libre un feu blanc. Tout dans ce
village est mesur et comme issu dune pense gniale. Les
rues sen vont dans la campagne comme un bal. A une
extrmit du village un cimetire mdite. On peut
embrasser le village de Marciac en quelques minutes
comme on peut lpouser pour des sicles.[]
Camille Claudel,
La Petite Chatelaine
-
7/27/2019 16 - chronique de Jean-Luc n16.pdf
6/7
Bobin, en amoureux des oiseaux dont il aime le ppiement (tweeten anglais),
est pass matre dans lart dcrire de petits bijoux de moins de 140 signes !
Une cinquantaine d'tourneaux sont passs entre le tilleul et la fentre,
comme une vole de pierres lances par la main d'un gant.
En littrature, je le rapprocherai de Pierre Michon (Les Vies
minuscules), Marie Rouanet (Trsors denfance), Christiane Singer
(Derniers Fragments dun long voyage) : tous crivains discrets. Et
Jeanne Bnameur, ne serait-ce que pour le titre et la couverture de son
dernier roman, Profanes.
En peinture, aprs Van Gogh, me viennent
lesprit les toiles blouies de Sraphine de Senlis(joue au cinma par Yolande Moreau, dans un film
de Martin Provost, 2008).Et en musique, Olivier Messiaen, grand
amoureux des oiseaux (et de son pouse,
Yvonne Loriod sic). On lui doit un opra :
Saint Franois dAssise, et une uvre pour piano : Catalogue
doiseaux (1958). Trois liens sur ce matre de la musique
contemporaine.
Permettez-moi ces quelques confidences. Ce livre, Ressusciter, je lai laiss sur la
pierre tombale sous laquelle reposent mes parents, un jour de Toussaint, enferm
dans une pochette transparente pour le protger des intempries.
Entre quelles mains a-t-il fini par se retrouver ? Une dmarche de book
crossing de circonstance et dont jai senti la ncessit imprieuse.
Enfin je dois avouer que jaime me promener dans les alles des
cimetires des villes et villages o je sjourne. Ces lieux me parlent : jy
entends des histoires de famille et cette volont de transmettre de
gnration en gnration des marques daffection.
On y fait parfois dtonnantes dcouvertes : ainsi entre la cimetire du
Pont-de-Nieppe o mes parents sont enterrs et celui de Nieuwkerke
(Neuve-Eglise, 6 km de l, ct Belgique), la similitude des patronymes
gravs sur les stles
http://www
.youtube.co
m/watch?v
=9 d UJss9
http://www.
youtube.com
/watch?v=xk
KrD9knBvU&
http://www.
youtube.com
/watch?featu
re=endscree
http://www.youtube.com/watch?v=9QdgUJss9BUhttp://www.youtube.com/watch?v=9QdgUJss9BUhttp://www.youtube.com/watch?v=9QdgUJss9BUhttp://www.youtube.com/watch?v=9QdgUJss9BUhttp://www.youtube.com/watch?v=9QdgUJss9BUhttp://www.youtube.com/watch?v=xkKrD9knBvU&feature=endscreen&NR=1http://www.youtube.com/watch?v=xkKrD9knBvU&feature=endscreen&NR=1http://www.youtube.com/watch?v=xkKrD9knBvU&feature=endscreen&NR=1http://www.youtube.com/watch?v=xkKrD9knBvU&feature=endscreen&NR=1http://www.youtube.com/watch?v=xkKrD9knBvU&feature=endscreen&NR=1http://www.youtube.com/watch?feature=endscreen&v=y2cKMv0Ca1I&NR=1http://www.youtube.com/watch?feature=endscreen&v=y2cKMv0Ca1I&NR=1http://www.youtube.com/watch?feature=endscreen&v=y2cKMv0Ca1I&NR=1http://www.youtube.com/watch?feature=endscreen&v=y2cKMv0Ca1I&NR=1http://www.youtube.com/watch?feature=endscreen&v=y2cKMv0Ca1I&NR=1http://www.youtube.com/watch?feature=endscreen&v=y2cKMv0Ca1I&NR=1http://www.youtube.com/watch?feature=endscreen&v=y2cKMv0Ca1I&NR=1http://www.youtube.com/watch?feature=endscreen&v=y2cKMv0Ca1I&NR=1http://www.youtube.com/watch?feature=endscreen&v=y2cKMv0Ca1I&NR=1http://www.youtube.com/watch?feature=endscreen&v=y2cKMv0Ca1I&NR=1http://www.youtube.com/watch?feature=endscreen&v=y2cKMv0Ca1I&NR=1http://www.youtube.com/watch?v=xkKrD9knBvU&feature=endscreen&NR=1http://www.youtube.com/watch?v=xkKrD9knBvU&feature=endscreen&NR=1http://www.youtube.com/watch?v=xkKrD9knBvU&feature=endscreen&NR=1http://www.youtube.com/watch?v=xkKrD9knBvU&feature=endscreen&NR=1http://www.youtube.com/watch?v=xkKrD9knBvU&feature=endscreen&NR=1http://www.youtube.com/watch?v=xkKrD9knBvU&feature=endscreen&NR=1http://www.youtube.com/watch?v=9QdgUJss9BUhttp://www.youtube.com/watch?v=9QdgUJss9BUhttp://www.youtube.com/watch?v=9QdgUJss9BUhttp://www.youtube.com/watch?v=9QdgUJss9BUhttp://www.youtube.com/watch?v=9QdgUJss9BU -
7/27/2019 16 - chronique de Jean-Luc n16.pdf
7/7
comme sil sagissait dune seule et mme communaut humaine doue
dubiquit et transporte de part et dautre de la frontire (ce qui en dit long sur
lartificialit de cette dmarcation). Je suppose quil doit en tre de mme entre
certains cimetires de Catalogne Nord et de Catalogne Sud.
Etonnement que je rapproche de celui prouv loccasion dun vide-grenier, du
ct de Vernet-les-Bains. Je tombe sur une vendeuse de livres doccasion dont les
titres exposs me font dire : Mais cest ma bibliothque (lilloise en loccurrence)
quelle est en train de vendre !
Bibliothque et cimetire. Proximit de ces livres dresss en rang comme des stles
funraires.
Jai crit lessentiel de cette chronique au mois de mai dernier. Il y faisait un temps
de Toussaint, vous en souvenez-vous ?
On peut trouver ce livre Mosset, mais cest un livre voyageur puisquil appartient
la Bibliothque de Prt des Pyrnes-Orientales!
* Christian Bobin, Ressusciter, 167 pages, aux ditions Gallimard (2001)
Mosset, le 22 aot 2013