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SHANGHAI ET L’HÉRITAGE DOULOUREUX DU MAOÏSME : LE DESTIN DE LA « GÉNÉRATION PERDUE » par Michel Bonnin Shanghai se présente aujourd’hui comme une cité à la fois prospère et harmonieuse, comme la ville de Chine continentale la plus ouverte à l’Occident. Et l’on peut facilement avoir l’impres- sion que c’est l’ensemble de la population, en accord avec ses responsables politiques, qui s’est rué frénétiquement dans la modernité consumériste et technologique, communiant dans un même culte de la richesse, symbolisé par les audacieux gratte-ciel, le train magnétique et les quartiers chic où l’on trouve tous les produits occidentaux. DEUX SHANGHAI EN UN JOUR Pourtant, derrière cette apparente unité, derrière ce visage lisse et raffiné qu’offrent les artères de Huaihai lu ou de Nanjing lu, se cachent de profondes disparités sociales et de sérieux ressenti- ments, en grande partie légués par une histoire que le régime tend à occulter : celle de la période maoïste. Le visiteur occidental peut facilement estimer qu’il s’agit là d’un passé antédiluvien, dont les traces sont peu visibles. Elles sont pourtant bien présentes, si l’on prend la peine d’aller regarder l’envers du décor. Une partie importante des Shanghaiens d’aujourd’hui ont été profondément marqués par cette période qui a non seulement bouleversé leur vie, mais aussi, par ricochet, celle de leurs enfants. Shanghai ayant été sous Mao la ville la plus radicale du point de vue politique, le 06_149909RRX_SHANGHAI_promenade2.fm Page 931 Mercredi, 31. mars 2010 10:59 10

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SHANGHAIET L’HÉRITAGE DOULOUREUX DU MAOÏSME :

LE DESTIN DE LA « GÉNÉRATION PERDUE »par Michel Bonnin

Shanghai se présente aujourd’hui comme une cité à la foisprospère et harmonieuse, comme la ville de Chine continentale laplus ouverte à l’Occident. Et l’on peut facilement avoir l’impres-sion que c’est l’ensemble de la population, en accord avec sesresponsables politiques, qui s’est rué frénétiquement dans lamodernité consumériste et technologique, communiant dans unmême culte de la richesse, symbolisé par les audacieux gratte-ciel,le train magnétique et les quartiers chic où l’on trouve tous lesproduits occidentaux.

DEUX SHANGHAI EN UN JOUR

Pourtant, derrière cette apparente unité, derrière ce visage lisseet raffiné qu’offrent les artères de Huaihai lu ou de Nanjing lu, secachent de profondes disparités sociales et de sérieux ressenti-ments, en grande partie légués par une histoire que le régime tendà occulter : celle de la période maoïste. Le visiteur occidental peutfacilement estimer qu’il s’agit là d’un passé antédiluvien, dont lestraces sont peu visibles. Elles sont pourtant bien présentes, si l’onprend la peine d’aller regarder l’envers du décor. Une partieimportante des Shanghaiens d’aujourd’hui ont été profondémentmarqués par cette période qui a non seulement bouleversé leur vie,mais aussi, par ricochet, celle de leurs enfants. Shanghai ayant étésous Mao la ville la plus radicale du point de vue politique, le

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bastion de la Bande des Quatre et le point de départ de la Révolu-tion culturelle, ses habitants ont été particulièrement touchés parles soubresauts politiques de l’époque, que ce soit comme vic-times, bourreaux ou comparses plus ou moins obligés, chaqueindividu pouvant passer d’un rôle à l’autre de façon imprévue.Parmi les groupes dont la vie a été bouleversée sur une grandeéchelle et pour une longue durée, il faut citer particulièrement leszhiqing, ou « jeunes instruits1 », sur le destin desquels je souhaiteici attirer l’attention.

Mes recherches sur la politique maoïste d’envoi de jeunesurbains dans les campagnes et sur la formation consécutive d’une« génération perdue » très spécifique remontent à bien longtempsdéjà2. Mais cela fait seulement quelques années que j’ai remarquéà quel point ce mouvement était encore présent à Shanghai, nonseulement par les traces qu’il a laissées dans la mémoire des habi-tants mais aussi à travers les inégalités sociales qu’il a entraînées.M’étant pendant longtemps beaucoup plus intéressé à Pékin qu’àShanghai, je n’étais pas particulièrement au fait de la situationsociale de la ville la plus riche du continent. J’étais, certes,conscient des inégalités sociales, ancrées dans des différences destatut, qui fracturent les villes chinoises, même les plus privilé-giées. Elles ne m’avaient cependant jamais autant frappé qu’en ce

1. Zhiqing (abréviation de zhishi qingnian), ou « jeunes instruits », est le nom donnéaux jeunes urbains diplômés du collège ou du lycée qui ont été envoyés travailler à lacampagne, potentiellement pour toujours, depuis les années 1950 jusqu’en 1980, dateà laquelle le « mouvement d’envoi des jeunes instruits dans les montagnes et à lacampagne » a été abandonné. C’est surtout à partir de 1962 que le mouvement se déve-loppa de façon stable (1 290 000 départs jusqu’en 1966), mais c’est en 1968 qu’il futrelancé par Mao avec des objectifs en partie différents et sur une échelle beaucoup pluslarge (près de 17 millions jusqu’en 1980).

2. Voir Jean-Jacques Michel et Huang He (pseudonymes collectifs), Avoir 20 ans enChine… à la campagne, Paris, Le Seuil, coll. « L’Histoire immédiate », 1978, etMichel Bonnin, Génération perdue – Le mouvement d’envoi des jeunes instruits à lacampagne en Chine, 1968-1980, Paris, Éditions de l’EHESS, 2004. Même si, dans cedernier ouvrage, l’accent est mis sur la période postérieure à 1968, la période antérieureest abordée, ainsi que le destin spécifique des Shanghaiens envoyés au Xinjiang. Voirégalement, sur Shanghai et les «þjeunes instruitsþ», Lynn T. White III, Careers in Shang-hai, Berkeley, University of California Press, 1978 ; Thomas Gold, « Back to thecity : the return of Shanghai’s educated youth », China Quarterly, n° 84, déc. 1980,p. 755-770 ; Anne MacLaren, « The educated youth return : the poster campaign inShanghai from november 1978 to march 1979 », The Australian Journal of ChineseAffairs, n° 2, 1979, p. 1-20.

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jour de juillet 2004, où je rencontrai successivement, les uns audéjeuner, l’autre au dîner, des Shanghaiens que je ne connaissaispas encore.

Mon interlocuteur du soir était un professeur de l’universitéFudan, polyglotte ayant étudié et enseigné dans plusieurs pays, spé-cialiste de Dunhuang et auteur de plusieurs ouvrages témoignant del’érudition et de la finesse d’esprit de leur auteur. Ce professeurm’avait été recommandé par un célèbre intellectuel dissident quil’avait connu à l’université de Pékin avant et pendant le mouvementde Tian’anmen. Même si, depuis, leurs routes s’étaient séparées etsi le professeur avait, dans son mode de vie au moins, rejoint lecamp des privilégiés du régime, son analyse des développementspolitiques depuis le massacre de 1989 était bien informée, sans illu-sions, et rejoignait la mienne sur bien des points.

Je n’ai cependant jamais repris contact depuis avec ce profes-seur et ne l’ai même pas remercié de son invitation dans un trèsbon restaurant, alors qu’il avait poussé l’amabilité jusqu’à venirme chercher à l’hôtel dans sa confortable voiture avec chauffeur.En chemin, il m’avait fait admirer, au-dessus du tableau de bord,un petit sujet doré représentant un sac rempli de clubs de golf (lesymbole du club qu’il fréquentait). Eu égard à ma nationalité, ilavait même demandé à son chauffeur de passer spécialementdevant la boutique Louis Vuitton qui venait d’ouvrir et dont ladevanture représentait un sac (de la fameuse marque) haut dedeux étages. Si le goût des produits de luxe est assez largementpartagé par les Shanghaiens, tous les professeurs n’ont pas unchauffeur ni un club de golf attitré. Il m’expliqua lui-même queson père était depuis longtemps un haut dirigeant de la municipa-lité et qu’il vivait avec lui dans un quartier réservé, dont il nepouvait me donner l’adresse, secrète comme tout ce qui touche àla nomenklatura chinoise.

En relisant aujourd’hui les notes prises après mon dîner avec ceprofesseur, je m’aperçois à quel point notre conversation avait étéintéressante et aurait mérité d’être poursuivie. Mais je sais parfai-tement pourquoi je n’ai pas donné de suite à cette soirée. C’estque le monde dans lequel évolue cet universitaire de bonnefamille formait un contraste un peu trop choquant pour moi aveccelui que j’avais découvert, quelques heures plus tôt seulement,grâce à mes interlocuteurs du déjeuner.

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Celui qui m’avait convié chez lui, Ouyang Lian, était un ancienzhiqing, ou « jeune instruit » qui n’était plus jeune, puisqu’il avaitsoixante-trois ans. Il était accompagné d’un autre Shanghaien, decinquante-sept ans, Zhao Lingru, qui se présenta, lui aussi, commeun « jeune instruit ». Ils étaient venus m’attendre au terminus dubus 46, tout près du lieu où habitait Ouyang, à qui j’avais télé-phoné de la part et avec la recommandation de mon ami LiuXiaomeng, l’auteur de l’ouvrage le plus complet sur l’histoire deszhiqing. Liu venait également de publier un recueil d’histoireorale contenant le témoignage passionnant d’Ouyang Lian sur savie, et notamment sur son action contestatrice à la fin de son longséjour dans la région autonome ouïgoure du Xinjiang, en 1979-1980. Zhao Lingru avait également rencontré Liu et souhaitait mefaire mieux connaître le sort des anciens zhiqing du Xinjiang et lecombat que certains continuaient de mener.

Dans une petite ruelle donnant directement dans la riche rueHuaihai, je découvris brusquement l’envers du décor. Une foisla porte poussée, donnant sur un rez-de-chaussée où une famillese préparait visiblement à déjeuner, Ouyang m’indiqua uneéchelle qu’il fallait grimper pour accéder à son logement : unepièce construite entre deux étages dans laquelle il n’était paspossible, même pour lui qui était plus petit que moi, de se tenirdebout1. On ne pouvait y vivre qu’assis, couché ou courbé pourles déplacements. Dans cette pièce très propre nous attendait safemme, dont Liu m’avait prévenu qu’elle était aveugle. Après lethé et les politesses d’usage, une conversation très chaleureuses’engagea, Zhao et moi étant assis sur des chaises face au coupleassis sur son lit. Il fallait parfois hausser la voix, quand les voi-sins du dessus, les habitants du premier étage, se déplaçaient surleur parquet. Rapidement, la femme dit qu’elle allait chercher dequoi déjeuner et je la vis, non sans appréhension, disparaître parl’échelle-escalier.

En réponse à mes questions, les deux zhiqing continuaient deme brosser le tableau des duretés de leur vie au Xinjiang et des

1. Selon Howard French, qui a visité récemment de nombreux logements anciens deShanghai destinés aux classes populaires, ces échelles-escaliers sont un élément assezrépandu. Mais il ne signale pas de cas de pièces très basses de plafond ; voir H. W.French, « Tucked away in Shanghai – Hidden lives », New York Times, 29 août 2009.

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énormes difficultés qu’ils rencontraient depuis leur retour. AutantZhao faisait preuve d’un esprit revendicatif et d’une amertumeque je pouvais parfaitement comprendre, autant Ouyang, qui avaitévidemment le plus souffert, gardait un sourire tendre et presqueamusé, avec ses yeux toujours un peu plissés, en me narrant lesépisodes d’une vie digne des Misérables.

LE CHEMIN DES JEUNES SHANGHAIENS VERS LE XINJIANG

Avant la Révolution culturelle, en 1964 pour l’un, 1965 pourl’autre, ils avaient quitté la ville la plus développée de Chine pouraller travailler la terre dans les fermes militaires du lointain Xin-jiang regroupées dans le Corps de production et de construction,créé en 1954 sous l’égide de l’Armée populaire de libération danscette région sensible de « minorités nationales ». La grande majo-rité des quelque cent mille jeunes Shanghaiens que les autoritésconvainquirent de partir au Xinjiang de 1963 à 1966 étaient de« mauvaise origine », nés dans une famille mal considérée par leParti, et de ce fait systématiquement défavorisés1. L’entrée àl’université ou l’embauche dans une entreprise d’État leur étaitnotamment interdite, l’accès au second cycle du secondaire ou àune entreprise collective de quartier plus difficile qu’aux autres.Le séjour dans une ferme militaire du Xinjiang leur fut donc pré-senté à la fois comme un moyen de se racheter en montrant que,malgré leur mauvaise origine, ils étaient prêts à aller « là où lepays avait le plus besoin d’eux », et comme une solution à la dif-ficulté qu’ils rencontraient pour trouver un emploi ou poursuivredes études. Les cadres qui venaient trouver chez eux les récalci-trants n’hésitaient pas, dans certains cas, à affirmer que, de toutefaçon, la municipalité ne leur fournirait pas d’emploi « pendantdix-huit ans2 ». Ce départ, en principe volontaire, l’était donc

1. Avant la Révolution culturelle, les « Cinq catégories noires » comprenaient lespropriétaires fonciers, les paysans riches, les contre-révolutionnaires, les droitiers et lesmauvais éléments. D’autres catégories noires ont ensuite été rajoutées.

2. Les autorités centrales avaient en effet élaboré, en 1963, un plan sur dix-huit ans pourl’envoi régulier de jeunes citadins à la campagne (Michel Bonnin, Génération perdue, op.cit., p. 85). Ce plan servait sans doute de fondement à une menace d’abord destinée à faireperdre aux jeunes toute velléité d’attendre en ville un hypothétique emploi.

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assez peu, même si, pour atténuer les résistances, on leur faisaitmiroiter des conditions de vie, de travail et de rémunération idyl-liques. Avec ces parias de la Chine nouvelle partirent égalementdes enfants de familles nombreuses que les parents ne pouvaientpas ou ne voulaient pas continuer de nourrir (cas d’Ouyang Lian),des orphelins et aussi des délinquants juvéniles à qui l’on propo-sait cette destination comme alternative à la prison. Les autorités,et parfois les parents, en profitèrent par ailleurs pour se débarras-ser d’un certain nombre de handicapés légers, physiques ou men-taux.

Le mouvement d’envoi des jeunes citadins à la campagne desannées 1961-1966 fut largement le résultat de l’échec désastreuxdu Grand Bond en avant maoïste, qui incita les autorités à réduireautant que possible les dépenses de l’État dans les villes, que cesoit pour l’éducation ou pour la création d’emplois.

Mais pourquoi un envoi aussi important de jeunes gens de laville la plus développée de la Chine orientale pour aller servir demain-d’œuvre agricole dans une région aride et arriérée du nord-ouest du pays1 ? Ce mariage forcé entre les jeunes Shanghaiens etle Xinjiang fut arrangé par le général Wang Zhen, venu se reposerà Shanghai en février 1963 après une hospitalisation, et par lesecrétaire du Parti de Shanghai. Le premier, qui avait dirigé en1949 les troupes entrées au Xinjiang, recherchait de la main-d’œuvre han2 pour renforcer le Corps de production et deconstruction du Xinjiang (shengchan jianshe bingtuan, abrégédans la vie courante en bingtuan), créé à son instigation en 1954et dont il restait le parrain au niveau central. C’était un momentoù les tensions ethniques étaient particulièrement fortes au Xin-jiang, situation à laquelle les autorités avaient toujours réagi enrenforçant la présence han sur place. Wang, personnage assezbrutal et connu pour son langage parfois grossier, avait fait de lastabilité de la colonisation du Xinjiang son objectif et son princi-

1. D’autres grandes villes ont transféré des jeunes instruits au Xinjiang, mais seule-ment quelques milliers chacune, un peu plus de 20 000 en tout.

2. Les Han sont l’ethnie majoritaire et dominante en Chine – ils représentent plus de90 % de la population. Les autres ethnies sont des « minorités nationales ». On lestrouve surtout dans les régions frontières, où leurs relations avec les Han ne sont pastoujours harmonieuses. C’est le cas, par exemple, des Ouïgours, principale « minoriténationale » du Xinjiang.

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pal capital politique. Après en avoir jeté les bases en transformantses soldats (et les soldats du Guomindang1 qui s’étaient rendussans combattre) en soldats-laboureurs, plus tard intégrés dans leCorps de production, il s’était occupé dès 1949 de leur trouverdes femmes, afin de les fixer définitivement sur place etd’accroître la population han de la région. En cinq ans,40 000 femmes avaient été enrôlées pour servir de compagnes àune partie des 200 000 soldats. La plupart ne s’attendaient pas àce qui allait leur arriver, d’autres n’avaient pas le choix, commeces 900 prostituées des bordels de Shanghai pour qui le mariageau Xinjiang fut une forme de rééducation idéologique. WangZhen mit à contribution sa province d’origine en organisant ledépart des « Huit mille filles du Hunan montées à la Montagne duCiel », jeunes filles de treize à dix-neuf ans à qui l’on promit uneformation à la langue russe ou d’autres perspectives exaltantes,mais qui, à leur arrivée, furent tout simplement partagées entre lesmilitaires, en commençant par les plus gradés. Quelques-unes sesuicidèrent, mais les autres furent contraintes d’accepter leur« mariage révolutionnaire », même si leur nuit de noces devait sepasser avec un pistolet sur la tempe2. La motivation de Wang étaitdonc très claire. On dit, d’ailleurs, qu’il se vantait lui-même d’êtreun ren fanzi (trafiquant de main-d’œuvre ou marchand d’esclaves).

La municipalité de Shanghai, quant à elle, cherchait à se débar-rasser du fardeau de nouveaux entrants sur le marché du travailque les conséquences désastreuses du Grand Bond en avant et lemodèle économique choisi faisaient apparaître comme superflus.Un élément politique était également présent dans cette décision.Après la révolution communiste, Shanghai, ville capitaliste et cos-mopolite, fit l’objet d’un contrôle politique particulièrementsévère de la part des autorités communistes. Afin de mieux répar-tir les compétences intellectuelles, mais aussi comme une forme

1. Le Guomindang était le parti qui gouvernait la Chine avant la prise de pouvoirpar les communistes, à la suite d’une longue guerre civile. C’est à la fin de celle-ci, en1949, que les armées du Guomindang stationnées au Xinjiang se rendirent sanscombattre aux troupes communistes.

2. Sur cet événement connu, voir par exemple Michael Sheridan, « Hidden miseryof Mao’s slave teenage brides », The Sunday Times, 2 août 2009, et Huang Zhangjin,« The tale of eight thousand Hunan maidens going up to Tian Mountain », article endeux parties posté les 21 juillet et 17 août 2009 sur le site http://chinadigitaltimes.net.

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de punition, de nombreux ingénieurs, techniciens, médecins etenseignants furent transférés au cours des années 1950 dans lesrégions arriérées de l’ouest du pays. Aussi, lorsque Mao décida,en 1962, de relancer la « lutte des classes », le stigmate desparents fut-il naturellement transmis aux jeunes Shanghaiens « demauvaise origine », ce qui les mit dans une posture très vulné-rable socialement et politiquement.

FRUSTRATIONS MATÉRIELLES ET MORALES

Les conditions de vie réelles que ces jeunes citadins découvri-rent dans les fermes du Xinjiang n’avaient rien à voir avec cequi leur avait été promis. Pour un salaire dérisoire, ils devaienttravailler du matin au soir, souvent à de lourds travaux de défri-chement ou d’infrastructure. Leur nourriture était insuffisantepour cette dépense d’énergie. L’huile manquait, la viande et leriz constituaient des mets de luxe auxquels ils n’avaient droitqu’en de rares occasions. Dans certains endroits, l’eau était mal-saine. Ouyang raconte l’histoire de jeunes Shanghaiens quiavaient tellement faim qu’ils volaient la nourriture des cochons.Surpris, un jeune fut puni et les officiers, sans prévenir, déci-dèrent de rajouter de la bouse de vache à cette nourriture… Lesjeunes instruits vivaient généralement dans des chaumières rudi-mentaires qui les protégeaient très mal, notamment du froid.Mais le plus pénible était sans doute la façon dont ils étaienttraités par leurs dirigeants, anciens soldats professionnels pour laplupart, incultes et brutaux, qui avaient tout pouvoir sur cesjeunes citadins éduqués. Ainsi, aux frustrations dues aux diffi-cultés purement matérielles s’est rapidement ajouté un sentimentd’oppression et d’injustice dû à la brutalité des cadres à leurégard.

La Révolution culturelle, qui éclata en 1966, peu de tempsaprès leur arrivée, attisa à l’extrême les mauvaises relations entreles deux groupes. La plupart des jeunes instruits répondirent àl’appel de Mao en dénonçant les cadres contre lesquels ils avaientbeaucoup de griefs. Mais ces « rebelles » ne parvinrent pas à ren-verser les dirigeants locaux et furent bientôt victimes de terribles

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violences, généralement lors de meetings publics de dénonciation.Beaucoup préférèrent partir se réfugier à Shanghai pour y pour-suivre la « révolution ». Contraints par les autorités de retournerau Xinjiang en 1968, ils firent souvent l’objet de vengeances de lapart des cadres locaux, qui profitèrent pour cela du mouvement de« purification des rangs de classe1 ».

Ouyang, qui avait été grièvement blessé par les coups en tantque petit chef « rebelle », préféra errer pendant plusieurs annéesen travaillant comme maçon à la tâche. Mais il était presqueimpossible, à l’époque, de survivre longtemps « hors du sys-tème ». Lorsque, en 1971, les autorités dépêchèrent des officiersde l’armée régulière pour reprendre en main la direction du bing-tuan, Ouyang obtint la garantie de pouvoir rentrer sans risque. Ilretourna alors au Xinjiang avec sa femme, une jeune instruiteshanghaienne qui l’avait soigné à la ferme quand il avait été battuet qui était partie avec lui à Shanghai. Mais la vie ne s’était guèreaméliorée sur place pour les Shanghaiens et le couple fut victimed’un autre aspect déplorable de la vie au Xinjiang : le très basniveau des soins médicaux. Comme sa femme se plaignait de dou-leurs au ventre, les médecins locaux émirent plusieurs diagnosticserronés, puis, quand une grosseur apparut, le médecin, ignare,émit une hypothèse fantaisiste sur une éventuelle poche de « mau-vaise humeur » due à des contrariétés. Quand le couple se décida,contre l’avis du médecin local, à partir consulter à Shanghai, cequi impliquait de longues journées de voyage, le diagnostic futsans appel : cancer de l’utérus en phase terminale, qu’il aurait fallusoigner beaucoup plus tôt. La femme d’Ouyang mourut peu detemps après, en juin 1972.

Comme les autres zhiqing de cette époque, mais à un pointextrême, les Shanghaiens du Xinjiang formaient un groupedéplacé et déclassé. Déplacés géographiquement et culturellement,ils étaient aussi au bas de l’échelle sociale, hors classe et hors sta-tut. Toujours considérés comme des Shanghaiens au Xinjiang, onles appelait « les gens du Xinjiang » à Shanghai, lorsqu’ils avaient

1. Ce mouvement politique fut le premier après la période des renversements de pouvoirde la Révolution culturelle. À partir de la fin de l’année 1967 et surtout en 1968, ilpermit aux dirigeants qui venaient de prendre le pouvoir (ou de le conserver) de réglerleurs comptes avec tous ceux qui leur déplaisaient ou qui s’étaient opposés à eux dansles deux années précédentes.

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l’occasion de s’y rendre lors de rares visites familiales. Depuis ledébut des années 1960, la population chinoise était limitée dansses déplacements par le hukou, un système d’enregistrement dela résidence qui, couplé au système de rationnement des biensalimentaires et au monopole étatique d’attribution des emplois,donnait au régime un contrôle presque total sur la mobilité de lapopulation. Ce système a entraîné une profonde inégalité entrela population urbaine, seule à bénéficier réellement des avan-tages du socialisme (salaires et rations garantis, accès aux soinsmédicaux, à l’éducation et aux activités culturelles), et la popu-lation rurale ne bénéficiant pas ou très peu de ces avantages etayant un niveau de vie très inférieur. Certes, les employés desfermes d’État ou militaires recevaient un salaire mensuel,contrairement à l’immense majorité des paysans travaillant dansles villages, mais celui des zhiqing du Xinjiang était particulière-ment faible.

Il n’est pas besoin de dire que la plupart d’entre eux rêvaient depouvoir un jour rentrer à Shanghai. Mais les possibilités d’y réus-sir étaient limitées. Un certain nombre y étaient parvenus, cepen-dant, puisque, sur les près de 100 000 qui étaient partis de 1963 à1966, il n’en restait plus que 70 000 en 1975, et 48 800 début19811. Certains réussirent à rentrer légalement au cours de cettepériode, soit parce qu’ils arrivaient à faire valoir une véritablenécessité, soit parce qu’ils disposaient d’un bon piston. D’autresse faisaient embaucher ailleurs qu’à Shanghai, d’autres encorerentraient illégalement et survivaient par des moyens très pré-caires. Des jeunes paysans de la banlieue de Shanghai qui avaientété enrôlés par les cadres pour remplir les quotas de départs firentpartie de ceux qui étaient autorisés à rentrer légalement.

Avec le temps, les espoirs de retour s’amenuisaient. La plupartdes jeunes gens finissaient par se marier et par avoir des enfants,ce qui, d’une part, réduisait leurs capacités à tenter de changer devie, mais, d’autre part, ravivait leur insatisfaction. En effet, lesécoles dépendant des fermes étaient de mauvaise qualité et les

1. Le chiffre de 1975 est tiré des Annales du Xinjiang, dont la fiabilité n’est pasabsolue (Xinjiang Tongzhi – Laodongzhi, Xinjiang renmin chubanshe, 1996, p. 64) ;celui de 1981 est le chiffre officiel donné dans le document 91 de 1981, dont nousreparlerons ci-dessous.

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enfants des jeunes instruits ayant un hukou paysan n’étaient pasautorisés à fréquenter les écoles des villes locales, dont le niveauétait déjà bien inférieur, évidemment, à celui des écoles shang-haiennes. Les parents, même lorsqu’ils s’étaient plus ou moinsrésignés à vivre toute leur vie active au Xinjiang, étaient angois-sés à l’idée de transmettre leur sort à leurs enfants, la réussite sco-laire étant la seule chance pour ceux-ci d’échapper à un destinrural.

ENTRE RÉVOLTE ET DÉSESPOIR :LE MOUVEMENT DE PROTESTATION DE 1979-1980

Un réveil tardif aux confins du Gobi

Les jeunes Shanghaiens du Xinjiang étaient pratiquementcoupés de toute information. Le Quotidien du peuple mettait unebonne semaine à leur arriver en un exemplaire auquel ilsn’avaient pas facilement accès. Leur principale source était laradio, mais celle-ci diffusait surtout de la propagande. Les infor-mations importantes circulaient à l’époque par les canaux internes,et les cadres qui les recevaient ne les leur retransmettaient pas. Aumoment du tournant historique de 1978, ils n’étaient donc paspleinement conscients des évolutions politiques. Ils ignoraientqu’une conférence de travail sur l’envoi des jeunes instruits à lacampagne s’était tenue à Pékin du 31 octobre au 10 décembre1978, à un moment où un débat avait lieu au sein du Parti surl’avenir du mouvement. Ils ne savaient pas que, si le retour pro-gressif des zhiqing envoyés dans les villages avait été entériné parcette conférence, on avait décidé, en revanche, que ceux desfermes, disposant d’un salaire mensuel, seraient désormais consi-dérés comme des employés et non plus comme des jeunes ins-truits, ce qui leur coupait toute chance de retour en ville. Ilsn’avaient pas non plus d’information concernant le mouvementque les zhiqing des fermes du Yunnan avaient lancé depuis la find’octobre 1978 pour obtenir de rentrer chez eux. Mais, fin janvier1979, ils commencèrent à apprendre que de nombreux zhiqingrentraient à Shanghai définitivement. Puis, en entendant lire à laradio l’article du Quotidien du peuple du 10 février relatant la ren-

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contre d’une délégation de ces zhiqing du Yunnan avec WangZhen, ils apprirent l’existence de ce mouvement.

L’article contenait, d’une part, un résumé du discours fermeque Wang Zhen avait adressé aux jeunes gens le 4 janvier, leurenjoignant d’arrêter la grève et de penser d’abord à l’intérêt dupays, et, d’autre part, le texte du télégramme d’autocritique quetrois délégués avaient envoyé le 23 janvier au vieux dirigeant,une fois rentrés au Yunnan1. Paradoxalement, cet article destinéà remettre les jeunes instruits des fermes dans le droit cheminfut, pour les Shanghaiens du Xinjiang, le déclencheur de leurprise de conscience qu’il existait enfin un espoir. Il prouvait, eneffet, que l’on pouvait se faire entendre en organisant des pro-testations, d’autant qu’ils apprenaient par des camarades reve-nant ou écrivant de Shanghai que les jeunes des fermes duYunnan (comme ceux du Heilongjiang, à l’autre bout de laChine) rentraient en grand nombre. En effet, au moment mêmeoù l’article était publié pour tenter de sauver la face du pouvoiret de limiter l’ampleur des retours, les zhiqing des fermes duYunnan étaient déjà en train de faire leurs paquets et de rentrerpar camions et trains entiers, à la suite d’un rapport du 18 jan-vier émis par le Bureau central des jeunes instruits et d’uneréunion officielle organisée le 21 janvier à Kunming2. Le retourfut massif, puisque, des 70 000 zhiqing extérieurs à la provincerésidant au Yunnan, il n’en resta bientôt plus que 70. La ques-tion se posa alors avec force pour les Shanghaiens du Xinjiang :Pourquoi pas nous, puisque nous sommes aussi des zhiqing desfermes et que nous avons souffert plus longtemps que les autres,étant partis plus tôt qu’eux ?

Le mouvement protestataire du Xinjiang, plus tardif et aussiplus hésitant au départ que celui du Yunnan, comporta une sériedramatique d’échecs consécutifs à des moments d’espoir et duraprès de deux ans, de février 1979 à fin décembre 1980. Aprèschaque échec, le mouvement repartit, à chaque fois plus radical,jusqu’à la grande grève de la faim dramatique dans la ville

1. Renmin ribao, 10 février 1979, p. 1 et 4.2. Sur le mouvement des zhiqing du Yunnan, premier mouvement social victorieux

depuis 1949, voir Michel Bonnin, Génération perdue, op. cit., p. 163-167.

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d’Aksu, débouchant sur la quasi-certitude de la victoire, puis surun écrasement aussi brutal qu’inattendu1.

Tout commence, semble-t-il, par une affichette disant « Pour-quoi pas nous ? » apposée dans la 18e compagnie du 14e régimentde la Première division du bingtuan2, celle où travaille Ouyang,dans la région d’Aksu3. Puis, quelqu’un propose par le mêmemoyen une réunion au siège du 14e régiment pour le 4 février1979. C’est un succès, car toutes les compagnies sont représen-téesþ; mais si beaucoup d’orateurs exposent leurs griefs, aucunedécision n’est prise. Pourtant, l’envoi par les autorités d’Urumqide deux cadres au comportement arrogant va permettre au mécon-tentement de se cristalliser. On commence à établir des contacts(chuanlian) entre compagnies et la décision est prise d’envoyerune délégation à Pékin pour exposer les doléances comme l’ontfait ceux du Yunnan.

Les délégations de plaignants

Un premier rassemblement se fait à Aksu, puis un second àUrumqi, avant le départ vers Pékin du groupe principal, qui arrivedans la capitale le 21 mars. Un groupe plus petit, dirigé parOuyang, se rend à Shanghai. À chaque étape, les autorités tententde les empêcher d’aller plus loin, mais, en se séparant et en frac-tionnant leur voyage, ils réussissent à acheter des billets et àprendre le train. Le groupe de Shanghai se rend aux bureaux desplaintes du comité du Parti, de la municipalité et du Bureau dutravail. Ses membres se rendent également sur la place du Peuple

1. Cette présentation du mouvement de protestation est essentiellement fondée surcelle que j’en ai déjà donnée dans Génération perdue (op. cit., p. 205-212), sur letémoignage d’Ouyang Lian et celui de Yang Qingliang (recueillis par Liu Xiaomeng,Zhongguo zhiqing koushu shi, p. 445-529), sur mes propres entretiens avec Ouyanget d’autres zhiqing, ainsi que sur divers matériaux écrits non publiés qui m’ont étéfournis par d’anciens participants. Elle s’appuie également sur la chronologie trèsutile publiée par un ancien zhiqing shanghaien du Xinjiang (Xie Mingan, XinjiangShanghai zhishi qingnian shangshan xiaxiang sishi nian (1963-2003) dashiji, Zhuhaichubanshe, 2008).

2. À l’époque, ces entités militaires n’avaient plus d’existence officielle, puisque lebingtuan avait été dissous en mars 1975 et ses fermes remises à l’administration civile.Mais tout le monde continuait d’utiliser l’ancienne terminologie militaire.

3. Cette région (celle de la Première division agricole) avait accueilli le plus grandnombre de zhiqing shanghaiens : 45 784, dont 29 000 étaient encore présents en 1978.

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et affichent un long dazibao1 exposant leurs griefs, ce qui estautorisé à l’époque. Mais il évite le contact avec les membres dumouvement démocratique, alors plus ou moins toléré, par craintede nuire au succès de leur entreprise en lui donnant une colora-tion politique. Ouyang, n’ayant plus de moyen de se logerdepuis la mort de son père, décide de rejoindre le groupe princi-pal à Pékin.

Celui-ci, dirigé par Yang Qingliang, n’a pas non plus pris decontact avec le mouvement démocratique et pas même affiché dedazibao sur le «þmur de la démocratie2þ» du carrefour de Xidan,contrairement à ce qu’ont fait les zhiqing du Yunnan. C’est queles responsables du Bureau central du défrichement, qu’ils sontallés trouver dès leur arrivée et qui les ont logés dans une loin-taine banlieue, leur ont clairement demandé de ne pas le faire.Bien qu’ils aient emporté un long dazibao revendicatif long de600 mètres (en beaucoup de morceaux) et signé par 20 000zhiqing, Yang ne s’en sert pas, le considérant comme une sorte de« menace nucléaire », que l’on ne peut réellement utiliser.

Les négociations à huis clos se tiennent jusqu’au début du moisde mai. Face au paternalisme bienveillant dans la forme maisferme sur le fond manifesté par les autorités, les délégués desjeunes Shanghaiens passent de la revendication rationnelle àl’expression très émotionnelle de leurs doléances, et même de leurdésespoir. Ainsi, confronté au discours stéréotypé et inflexible queleur sert Zhao Fan, directeur du Bureau central du défrichement,que les zhiqing du Yunnan considèrent pourtant comme un sau-veur, Yang Qingliang joue la carte du désespoir en disant à Zhaoque, dans ces conditions, il ne voit qu’une solution, mais qu’il n’osepas la dire. Pressé par Zhao, il répond : « Il n’y a qu’à concentrerles 100 000 zhiqing dans le fond du bassin du Tarim, et puis “tata-tata”. Ensuite, il suffira de combler. » Les zhiqing n’obtiennent pasl’autorisation du retour pour tous, qui a pourtant été accordée, bienque discrètement, au Yunnan. Ils n’osent d’ailleurs pas clairement

1. Affiche ou série d’affiches collées les unes à côté des autres, recouvertes degrands caractères manuscrits.

2. De la fin 1978 à la fin 1979, l’affichage de dazibao fut autorisé sur certains mursde grandes villes, baptisés « murs de la démocratie ». Le premier apparut à Pékin, aucarrefour de Xidan. À Shanghai, il se trouvait sur la place du Peuple. Voir VictorSidane, Le Printemps de Pékin, Paris, Gallimard, coll. « Archives », 1980.

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présenter cette revendication, se contentant de demander la possi-bilité d’envoyer un enfant faire ses études à Shanghai et le retouren cas de difficultés familiales ou médicales spécifiques. Ilsobtiennent seulement des promesses d’étude des dossiers au caspar cas, ainsi que l’envoi d’une délégation officielle au Xinjiang.Celle-ci les rejoint effectivement à Urumqi et visite la région.Lors de leur dernière étape, le 30 juin, plus de mille zhiqing sejettent à genoux devant Liu Jimin, chef de la délégation, quipleure avec eux et promet de faire un rapport honnête. Mais ilsn’ont plus aucune nouvelle après son départ.

Certains régiments plus radicaux décident alors d’organiser unenouvelle délégation, qui se retrouve à Urumqi entre le 19 et le22 juillet. Ils manifestent en scandant des slogans comme : « Par-tons, partons, partons résolument ! » Mais les autorités localesleur interdisent de partir à Pékin. Certains sont arrêtés sur place le23, d’autres le sont le long du trajet, car le gouvernement aenvoyé un ordre en ce sens. La plupart sont renvoyés dans leurferme après un séjour d’un mois en prison, mais deux d’entre euxrestent emprisonnés. Cette fermeté du gouvernement central tienten partie au fait que les préparatifs des célébrations du 30e anni-versaire de la République populaire, le 1er octobre 1979, ne doi-vent en aucun cas être troublés par ces plaignants. Les jeunesShanghaiens ne s’avouent pas vaincus. Diverses délégationsmoins amples tenteront par la suite de se rendre à Pékin, maissans succès, car elles seront arrêtées à Urumqi. Dans le 3e régi-ment, une grève est également organisée du 23 novembre au6 décembre pour demander le retour en ville.

Les 8 et 9 janvier 1980, tous les représentants des régiments dela région d’Aksu se réunissent et une délégation, menée parOuyang, se dirige vers Shanghai. Mais, arrivée à Urumqi, elleapprend que le numéro un de Shanghai se trouve là, afin de parti-ciper à une réunion sur le thème du maintien des jeunes Shang-haiens au Xinjiang. Ils demandent à le rencontrer, mais lesautorités exigent qu’ils rentrent d’abord dans leurs fermes. Le21 janvier, un avis de la région autonome ordonne que soientimmédiatement dissoutes les organisations « illégales » des jeunesShanghaiens et qu’ils arrêtent leurs actions illégales sous peine depunitions pénales. Leur mouvement est violemment attaqué dansle Journal d’Aksu (Akesu bao), qui les présente notamment

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comme des éléments anti-Parti, des anarchistes, et des hyper-indi-vidualistes. En fait, leur organisation, l’Association des jeunesShanghaiens, est très peu structurée, en partie à cause des difficul-tés de communication. Comme ils n’ont pas accès au téléphone,chaque réunion nécessite un échange général de courrier.

Cependant, la réunion entre les autorités de Shanghai et cellesdu Xinjiang, qui se tient du 9 au 23 janvier, aboutit à un« Compte rendu de la table ronde de janvier » qui, tout en réaffir-mant la nécessité de maintenir la plupart des jeunes instruits auXinjiang, propose des mesures concrètes pour résoudre certainsproblèmes, par exemple de permettre à certains de migrer dansune ferme proche de Shanghai et d’assouplir les règles autorisantle retour pour difficultés. Mais les zhiqing attendent en vain desconséquences concrètes de cette réunion jusqu’en octobre. Lasituation reste bloquée. D’un côté, Wang Zhen, le 3 avril, dansson discours de clôture d’une conférence sur les fermes de défri-chement agricole, accuse ceux qui demandent le retour en villed’être influencés par l’« esprit de clique de Lin Biao et de laBande des Quatre1 ». De l’autre, un zhiqing vétérinaire et gardiend’un dépôt d’armes à qui l’on refusait de rentrer à Shanghai pourremplacer un de ses parents (procédure alors normale pour leszhiqing) tue le 30 avril un cadre de sa compagnie ainsi que huitouvriers avant de se faire abattre en s’enfuyant2.

Grève de la faim et négociations

Ayant appris que les autorités de la région de l’Altai ont acceptéquelques revendications des jeunes Shanghaiens, notamment lefinancement d’une délégation des zhiqing à Shanghai, ceux de larégion d’Aksu se retrouvent dans cette ville les 8 et 9 novembre1980 pour demander le même traitement. Mais, à ce moment, le

1. Lin Biao, maréchal et « plus proche compagnon d’armes » de Mao pendant laRévolution culturelle, mourut dans sa fuite vers l’Union soviétique en 1971. Sesproches collaborateurs furent immédiatement arrêtés. La « Bande des Quatre » est leterme utilisé pour désigner les quatre dirigeants radicaux proches de Mao pendant laRévolution culturelle, qui furent arrêtés en octobre 1976, un mois après la mort duGrand Timonier. Le procès de ces deux groupes de « traîtres » eut précisément lieu àl’époque dont nous parlons.

2. Xie Mingan, Xinjiang Shanghai zhishi qingnian…, op. cit., p. 106.

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slogan est déjà : « Nous voulons un hukou, nous voulons rentrer àShanghai. » Comme le comité régional du Parti refuse de leur par-ler, ils décident de camper dans sa cour avec leurs bagages etleurs couvertures. La température descend jusqu’à moins vingtdegrés. Les 600 premiers arrivés, venant du 14e régiment, sontrejoints dans les jours qui suivent par plus de 10 000 autres venusde toute la région. Le 12 novembre, quand ils entrent dans la couret envoient une délégation dans le bâtiment pour discuter avec lesresponsables, ils s’aperçoivent que tous les bureaux sont vides. Ilsinvestissent donc les lieux. Un service d’ordre est organisé pourprotéger les bureaux de toute dégradation. Le 15, un chef est offi-ciellement désigné par les délégués de tous les régiments : c’estOuyang Lian, car il explique qu’il est veuf, sans enfant et sansparents, et qu’il est prêt à se sacrifier. C’est, en effet, une règleconstante en République populaire de Chine que les dirigeants deprotestations populaires doivent être punis, même si le pouvoirfinit par accepter une partie des demandes. Cette menace réduit lenombre de candidats au rôle de chef, mais renforce le prestige decelui qui ose l’assumer. Ouyang propose six autres délégués pourformer avec lui le groupe dirigeant du mouvement. Il est rapide-ment confronté à une situation délicate : des zhiqing ont réussi àforcer les deux premières enceintes de la prison dans laquelle sontincarcérés leurs deux camarades arrêtés en juillet. La policel’ayant contacté pour lui dire qu’ils seront contraints de tirer si latroisième enceinte est franchie, il donne l’ordre de repli.

Pendant les cinquante-deux jours que dure leur occupation, lesjeunes Shanghaiens ont un comportement exemplaire, chacun fai-sant de son mieux dans son domaine. Grâce à quatre haut-parleurs, ils organisent la propagande, répondant point par pointaux accusations portées contre eux par le Journal d’Aksu, prenantsoin, grâce à un interprète, de bien faire comprendre leurs actionsà la population ouïgoure. Comme l’administration de la région secache, attendant l’heure de la revanche, ils se substituent peu àpeu aux autorités. Quand des Ouïgours attrapent un voleur ouveulent un certificat de mariage, ils viennent spontanément trou-ver Ouyang.

Le 13 novembre, Ouyang reçoit un télégramme signé de WangZhen lui-même annonçant sa venue prochaine à Aksu pour réglerles problèmes. Tous sont contents de cette nouvelle. Ils décident

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d’attendre dix jours, en organisant diverses activités de propa-gande. Le 22, environ 5 000 jeunes Shanghaiens se réunissentdevant le cinéma. Ouyang relit le télégramme et annonce que si,le lendemain, Wang Zhen n’est pas là ils entameront une grève dela faim. Le jour suivant, il se rend au grand carrefour de la ville etune cérémonie de prestation de serment est organisée par les500 personnes qui débutent leur grève de la faim. Comme Ouyangy participe, il délègue ses pouvoirs à un camarade. Trois cercueilssont apportés sur lesquels est collée une inscription annonçant leurdétermination à lutter jusqu’à la mort. C’était l’idée d’un jeuned’un autre régiment qui, déçu par les mouvements précédents,avait dit à Ouyang : « Si tu abandonnes avant la victoire, je te tue.Je vais apporter deux cercueils, un pour toi et un pour moi. »Ouyang avait donné son accord et un troisième gréviste avait luiaussi voulu apporter son cercueil.

Trois jours après, alors que la température est descendue àmoins vingt-trois degrés, les autorités ne donnent aucun signe devie, mais les zhiqing ont la surprise d’entendre sur les radiosétrangères diffusant en chinois une information avec des détailsexacts sur leur action. Au bout de quatre-vingts heures, leurs haut-parleurs diffusent le testament d’Ouyang Lian et annoncent que lagrève sera maintenue jusqu’à la centième heure. De 500, les gré-vistes sont passés à 1 300, dont 30 % de femmes. Beaucoup sesont évanouis. Ouyang demande à chacun de porter sur soi unpetit papier avec son nom et l’adresse de sa famille, ce qui ren-force l’angoisse générale. Les dirigeants sentent que les volontésvacillent et que les familles souhaitent récupérer leurs grévistes.Ils organisent une réunion le 27, mais ne savent plus que faire.Ouyang leur annonce qu’il faut qu’il y ait un mort pour terminercette grève et que ce sera lui. Il a d’ailleurs prévu cette éventualitéet apporté un bidon d’essence. Il demande aux autres de prendredes photos et de porter ses cendres à Pékin pour demander satis-faction. Mais une demi-heure après son annonce, un motocyclistearrive avec un télégramme du gouvernement demandant l’arrêt dela grève de la faim et annonçant l’arrivée d’un groupe de travail.Ouyang abandonne donc son projet et une cérémonie a lieu le len-demain, à l’heure prévue, pour « fêter la victoire ». Les usinesfont retentir leurs sirènes, les haut-parleurs diffusent L’Internatio-nale et tout le monde quitte la place. Mais, une fois de plus, ils

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attendent en vain l’arrivée de la délégation officielle. À cemoment, des manifestations de jeunes instruits ont égalementlieu dans plusieurs autres villes du Xinjiang, comme Korla etKashgar.

À Aksu, le cinéma de la ville ayant diffusé un film indien inti-tulé Les Camions bâchés, les jeunes Shanghaiens ont l’idéed’organiser une expédition de vingt camions bâchés pour trans-porter 500 personnes jusqu’à Urumqi, où se tient la sessionannuelle du comité du Parti. Le départ a lieu le 11 décembre. À cemoment-là, Ouyang a appris que, depuis la veille, les autorités deBazhou (préfecture autonome mongole de Bayingolin dont lechef-lieu est Korla) ont commencé à délivrer des hukou permet-tant aux zhiqing de rentrer à Shanghai. Ne sachant pas si cettemesure sera appliquée à Aksu, il laisse partir les camions. Mal-heureusement, le jour même, un camion se renverse, faisant3 morts et 17 blessés. Et c’est à ce moment qu’arrive enfin legroupe de travail, qui veut le voir immédiatement. Il demande auxofficiels d’attendre, car il doit accueillir les corps et organiser lesfunérailles. Il prononce l’oraison funèbre le 14 décembre devant8 000 jeunes Shanghaiens qui donnent chacun 5 yuans pour lesfamilles des martyrs.

La rencontre avec le groupe de travail a lieu le lendemain dansune ambiance très tendue. Les jeunes Shanghaiens expriment leursdoléances, mais, au bout de quelques jours, les officiels n’ont faitaucune concession importante. Ouyang fait traîner les choses, carles autorités d’Aksu ont commencé à délivrer les précieux hukou.Il demande à ses amis de faire avancer ce travail en priorité et deveiller à ce qu’aucun papier ne soit directement rempli ou tam-ponné par les zhiqing, comme cela s’était passé au Yunnan, maisque tout soit au contraire fait scrupuleusement dans les règles.Une fois qu’ils seront munis de ces papiers1, plus personne nepourra normalement les empêcher de partir. En fait, la mêmechose se produit alors dans toutes les régions du Xinjiang : lesjeunes Shanghaiens obtiennent les papiers pour partirþ; des céré-monies sont même parfois organisées pour leur souhaiter bonvoyage.

1. Au livret de résidence et à l’autorisation de transfert de la résidence étaient jointsle carnet de rationnement et les bulletins de salaire.

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Le 19 décembre au soir, le chef du groupe de travail demandeque les protestataires libèrent les bureaux qu’ils occupent encoreet rentrent dans leurs fermes. Le 14, un document officiel repre-nant un télégramme du gouvernement central avait déjà émisl’ordre que tous rentrent dans leurs fermes hormis les délégués,mais personne n’avait voulu laisser ceux-ci seuls face aux autori-tés. Le 19, cependant, Ouyang accepte, puisque tous les hukou ontété distribués. Il demande à pouvoir partir avec ses camarades dugroupe de négociation, mais les officiels disent vouloir organiserune conférence à laquelle participeraient les représentants deszhiqing, les dirigeants des différents régiments et eux-mêmes. Lesdélégués sont très bien traités pendant quelques jours, puis,comme les chefs de régiment n’arrivent pas, on leur dit, le25 décembre, que la conférence débutera le lendemain, sans cescadres. On leur distribue des places de cinéma pour le lendemainsoir. Mais, à 2 heures du matin, des militaires débarquent et cer-nent leur bâtiment, bloquent toutes les issues et pointent mêmeune mitrailleuse sur leur fenêtre, qui est brisée à coups de crosse.On leur annonce que, par ordre des autorités centrales, ils sont enétat d’arrestation. Ils sont huit, qui apprendront par la suite qu’onles accuse du crime (très grave) de « subversion contre-révolution-naire ». Le mouvement de protestation des jeunes instruits shang-haiens du Xinjiang se termine par une fin de non-recevoir et unerépression brutale.

LA RÉPRESSION ET SES CAUSES :L’EXCEPTION XINJIANGAISE

Comment expliquer ce retournement de situation ? Il est clairqu’au niveau central on a changé d’avis et décidé de ne pas recon-naître les papiers fournis avec l’accord des autorités d’Urumqi.Dans ces conditions, il faut inventer un sabotage contre-révolu-tionnaire pour justifier cette entorse au droit. On leur reprocheradonc d’avoir obtenu ces papiers « par toutes sortes de moyens »,d’avoir « attaqué des organes dirigeants, pris en otages et menacédes cadres dirigeants ». Ces accusations sont émises dans une« directive urgente » des autorités d’Aksu datée du 25 décembre,

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s’appuyant sur une directive centrale de la veille. Tous les papiersobtenus sont déclarés invalides, les zhiqing n’ont plus le droit dequitter le Xinjiang et ordre est donné d’arrêter en chemin tousceux qui sont déjà partis. Le 26, le gouvernement central et laCommission militaire du Parti émettent un ordre instaurant la loimartiale dans tous les endroits où il y a des « troubles ». Si des« éléments hors la loi » résistent aux forces armées, celles-ci « ontle droit de se défendre » (c’est-à-dire d’utiliser leurs armes). Laloi martiale est effectivement proclamée et mise en place dans larégion d’Aksu le 29.

Non seulement toute cette opération a été dirigée du centre (quia ainsi désavoué les autorités locales), mais elle a l’aval du diri-geant suprême, dont l’état d’esprit à l’époque est très clair. Le25 décembre, en effet, dans un discours prononcé devant uneconférence de travail du Comité central et intitulé : « Appliquonspleinement la politique de réajustement, assurons la stabilité etl’unité », Deng Xiaoping accuse « une infime minorité de mauvaispetits chefs » d’avoir « incité une minorité de jeunes aidant lesrégions frontières à créer des troubles dans quelques endroits ». Ilindique que, dans les cas graves, il est possible d’imposer la loimartiale et d’envoyer « des troupes spécialement formées » pourrétablir l’ordre social et la production, et rappelle que le Parti n’ajamais hésité à « appliquer la dictature sur les éléments hostiles detoutes sortes, les contre-révolutionnaires et les criminels troublantgravement l’ordre public »1. La période n’est donc pas favorable àceux qui veulent faire entendre leurs revendications, mais il estprobable que c’est Wang Zhen qui, ayant obtenu la haute mainsur la question du Xinjiang, a convaincu Deng qu’il ne fallait pasaccepter le rapatriement des zhiqing et donc qu’il fallait utilisercontre leurs dirigeants la « dictature démocratique du peuple ».

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que l’interrogatoired’Ouyang soit très éprouvant. Lorsque les officiels chargés del’instruction ne sont pas contents de son attitude, on lui met desmenottes et des chaînes. En tant que chef du groupe de « contre-révolutionnaires », il est enfermé dans une prison éloignée de laville où seul un gardien est han et parle chinois. Étant donné son

1. Deng Xiaoping wenxuan, 1975-1982 [Œuvres choisies de Deng Xiaoping, 1975-1982], Pékin, Renmin chubanshe, 1983, p. 329 et 331.

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statut, il n’est pas battu comme beaucoup d’autres prisonniers,mais ses conditions de détention sont très dures et les vingt moisde l’enquête seront la pire période de sa vie. Cependant, avec letemps, les choses s’arrangent un peu et le procès se passe mieuxque prévu. Avant l’ouverture, le juge le prend à part et luiexplique que, diplômé de droit d’une université de Shanghai, il estun ancien droitier de 1957 envoyé en camp de travail au Xinjiang,puis affecté à ce tribunal après sa récente réhabilitation. Lui-même cherche à rentrer chez lui, dans l’est de la Chine. Il prometà Ouyang de lui donner la plus courte condamnation possible àcondition qu’il ait une bonne attitude, c’est-à-dire qu’il recon-naisse ses torts. Un accusé tel que lui doit toujours reconnaître saculpabilité : c’est une « nécessité pour la Révolution » (geming dexuyao). Le directeur de la prison d’Aksu, où il a été transféré pourle procès, lui promet également de le garder chez lui au lieu del’envoyer dans un camp de travail, s’il se comporte bien.

L’accusation de subversion contre-révolutionnaire a été aban-donnée, contre cinq autres, moins graves, dont le « trouble àl’ordre public ». Ouyang est condamné à quatre ans de prison,deux coaccusés à trois et deux ans. À la prison d’Aksu, il est trèsbien traité, car la plupart des gardiens sont des Shanghaiens quisympathisent avec sa cause. Le directeur l’affecte comme cuisi-nier à la cantine des cadres, responsable de l’appareil de télévision(un objet de luxe à l’époque) et l’autorise même parfois à sortirpour aller au cinéma en lui prêtant son propre vélo. Pendant lapériode de son incarcération, l’environnement politique évolue.En juin 1981, Wang Zhen envoie une lettre à Deng Xiaoping, chefde la Commission militaire, demandant la réinstauration du bing-tuan (Corps de production et de construction du Xinjiang),laquelle est acceptée et effective dès le mois de décembre de cetteannée. Concurremment, le développement économique des pro-vinces de l’Ouest devient une priorité. Tous les dirigeants y vien-nent en visite, notamment le Premier ministre Zhao Ziyang, enaoût 1983. Apprenant incidemment qu’Ouyang est toujours en pri-son, il demande oralement qu’il soit libéré. Mais, comme les prin-cipaux dirigeants d’Aksu ont une dent contre Ouyang et qu’il n’ya pas d’ordre écrit, ils réussissent à faire traîner les choses et il nesera relâché qu’en janvier 1984. Ouyang pense qu’il s’agissait là

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d’une vengeance, car, s’il avait été libéré fin 1983, il aurait puobtenir de rentrer légalement à Shanghai.

En effet, le document 91 du Conseil des affaires de l’État émisle 28 mai 1981 avait prévu des possibilités de retour pour un cer-tain nombre de zhiqing shanghaiens (environ 15 000 sur les48 800 restant1) et le veuvage (situation d’Ouyang) était un descritères retenus. Mais le document prévoyait aussi que tous devaientrentrer avant fin 1983. Quand il a demandé à bénéficier de sonstatut de veuf, on lui a répondu que c’était trop tard. Le document91 a joué un rôle très important dans le destin des jeunes Shang-haiens du Xinjiang. Pour les quelque 33 000 qui ne correspon-daient pas aux situations prévues, il signifiait la fin de l’espoird’un retour légal à Shanghai. En outre, ce document entérinaitofficiellement la discrimination dont ils étaient l’objet, puisqu’ilaffirmait explicitement que ses stipulations ne s’appliquaientqu’« aux jeunes Shanghaiens des fermes du Xinjiang et à aucuneautre province, municipalité ou région ». Depuis le début des dis-cussions entre jeunes Shanghaiens du Xinjiang et autorités, celles-ci tentaient en effet de ranger ceux-là dans une catégorie diffé-rente des autres zhiqing pour justifier leur traitement inégal. Aulieu de les appeler « jeunes instruits » (zhishi qingnian), on lesappelait « jeunes aidant la région frontière » (zhijiang qingnian),ces deux appellations étant rigoureusement équivalentes phonéti-quement (mais pas à l’écrit) dans leur forme abrégée de zhiqing2.La bataille sémantique sur ces termes a été acharnée à l’époque etcontinue de soulever aujourd’hui la colère des anciens zhiqingshanghaiens, qui revendiquent, à juste titre, leur appartenance à lacatégorie des « jeunes instruits ». L’utilisation de « jeunes aidantla région frontière » était extrêmement préoccupante, car c’était ladésignation qui avait été employée pour les 360 000 jeunes d’ori-gine rurale envoyés au Xinjiang de 1959 à 1961 et qui, statutaire-

1. Tous n’étaient pas autorisés à rentrer à Shanghai même. Près de 10 000, soit lesdeux tiers, durent se contenter de la ferme de Haifeng, dépendant de la municipalité deShanghai mais située géographiquement dans le district de Dafeng, au Jiangsu. Leurtransfert eut lieu de 1982 à 1986. Mais une partie d’entre eux fut ensuite autorisée àtrouver un emploi à Shanghai (4 200 de 1987 à 1991, selon des statistiques incom-plètes).

2. En tant que « jeunes instruits aidant la région frontière », le terme complet quileur eût convenu est zhijiang (ou zhibian) zhishi qingnian.

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ment, n’avaient évidemment aucun droit à récupérer un jour unhukou urbain1.

Or si les autorités jouaient ainsi sur les mots, c’est qu’ellesavaient un objectif, clairement précisé dans le document 91, quiétait de « maintenir au Xinjiang la grande majorité des jeunes Shang-haiens ». Ce qu’elles justifiaient comme « une nécessité pour le réa-justement économique et la stabilité politique du Xinjiang et deShanghai », et même « de tout le pays ». Les rédacteurs précisaientqu’ils partaient de « la pensée stratégique consistant à développerles régions frontières, construire les régions frontières et renforcer ladéfense nationale ». Les autorités locales ne devaient donc absolu-ment pas céder aux demandes non autorisées, mais étaient tenuesd’enseigner le patriotisme et la prise en compte de l’intérêt généralà ceux qui restaient. Et si le travail idéologique ne suffisait pas, lesdeux administrations devaient collaborer en cas de troubles, ycompris en punissant les responsables selon la loi. Quant aux10 000 jeunes qui étaient rentrés « illégalement »2 (la plupartavaient en fait des papiers légaux, mais qui n’étaient plus recon-nus), la municipalité de Shanghai devait les renvoyer, eux et leurfamille, au Xinjiang et prendre en charge le coût du transport. Surplace, les autorités devaient leur fournir un emploi et des conditionsde vie comparables à ceux qu’ils avaient avant leur départ.

L’application de ce document ne fut pas chose facile, notam-ment à Shanghai. Un groupe de travail comprenant des milliers depersonnes, des membres des comités de quartier pour la plupart,fut mis sur pied pour faire du porte-à-porte et convaincre lesrécalcitrants de rentrer. Comme ils n’avaient aucun moyen de sur-vie, que leurs enfants ne pouvaient être inscrits à l’école et qu’ilshabitaient chez des parents ou des amis sur lesquels les autoritésfaisaient aussi pression, la grande majorité des zhiqing du Xin-jiang finirent par repartir entre 1981 et 1984. Mais ils le firent larage au cœur3.

1. Voir Annales du Xinjiang, op. cit., volume sur le travail, p. 61-63.2. Ce chiffre est probablement sous-estimé.3. En août 1983, une jeune instruite, Wang Lanfang, se suicida en avalant du poison

quand elle vit arriver chez elle un « groupe de travail » avec des menottes. Enfévrier 1984, Jin Boqi, un jeune instruit refusant de repartir fit exploser une bombe,entraînant la mort de sept personnes (selon la plainte présentée au tribunal administratifde Shanghai par un groupe de zhiqing en avril 2009).

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On peut se demander pourquoi les autorités ont exercé tantd’efforts pour refuser aux zhiqing shanghaiens du Xinjiang cequ’elles avaient accepté pour tous les autres. Le désir des autoritésshanghaiennes de limiter le plus possible le nombre des retours ajoué un rôle, mais sans doute pas essentiel. Certes, les jeunesShanghaiens du Xinjiang ont eu le tort d’arriver après beaucoupd’autres, mais, comparés aux 886 000 rentrés et ayant obtenu unemploi à Shanghai entre 1979 et 1982, les 30 000 du Xinjiangn’auraient sans doute pas constitué un fardeau insupportable. Parailleurs, si le gouvernement central n’avait pas entériné le traite-ment spécifique des Shanghaiens du Xinjiang dans le document91, la municipalité n’aurait pas pu de son propre chef instaurer niappliquer cette discrimination à leur égard.

L’échec du mouvement s’explique donc plus vraisemblable-ment d’abord par la volonté du Centre de garder le plus grandnombre possible de Han au Xinjiang. Les autorités craignaientsans doute aussi que l’exemple des zhiqing ne pousse d’autresHan à demander leur retour en Chine intérieure. Plusieurs sourceslaissent clairement entendre que d’autres catégories que les jeunesinstruits, notamment les cadres militaires eux-mêmes, cherchaientà quitter la région. Comme des conflits violents entre Han etOuïgours avaient lieu à cette époque, ces départs n’auraient pasfait l’affaire des autorités1.

Le rôle personnel de Wang Zhen

La volonté des autorités centrales de maintenir le plus de Hanpossible au Xinjiang et d’utiliser la manière forte pour cela s’estincarnée dans un personnage, Wang Zhen, dont on ne peut négli-ger le rôle personnel dans cette affaire. Son principal capital poli-tique était le défrichage militaire et sa principale base de pouvoirle Xinjiang. Il avait donc un intérêt particulier pour le sort desfermes du Xinjiang. Hu Yaobang, une fois mis à la tête du Partipar Deng Xiaoping, en 1980, avait reconnu les excès répressifs dela Révolution culturelle dans la politique à l’égard des minorités.Il avait en conséquence entrepris, au Xinjiang comme au Tibet,une politique de promotion de cadres locaux et de réduction du

1. Voir Michel Bonnin, Génération perdue, op. cit., p. 211.

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nombre de dirigeants envoyés par le Centre1. Hostile à cette poli-tique qui allait à l’encontre de ce qu’il avait lui-même pratiqué etmécontent de la disparition, depuis 1975, du Corps de productionet de construction du Xinjiang qu’il avait fondé, ou bingtuan,Wang s’est efforcé, avec succès, de convaincre Deng Xiaoping dela nécessité de le réinstaurer. Il a également obtenu de reprendrela haute main sur cette région.

C’est le 30 juin 1981 qu’il adressa une lettre à Deng, alors pré-sident de la Commission militaire du Parti, pour proposer deréinstaurer le bingtuan. Le lendemain même, 1er juillet, Dengrépondait en demandant que la question soit mise à l’étude « sousla direction de Wang Zhen », ce qui signifiait de fait l’acceptationde sa proposition. La décision officielle fut prise le 3 décembredans le document 45 émis conjointement par le Comité central duParti, le Conseil des affaires de l’État (gouvernement) et la Com-mission militaire centrale. Le succès de Wang Zhen se manifestapar le remplacement à la tête de la région de Wang Feng, prochede Hu Yaobang, par Wang Enmao, que Wang Zhen avait déjàpromu à ce poste dans les années 1950 et qui reprit alors ses fonc-tions à l’âge de soixante-neuf ans, en 1982. La biographie offi-cielle de Wang Zhen montre clairement qu’il a joué un rôleextrêmement actif dans les événements et que c’est à sa demandequ’une sorte de carte blanche lui a été accordée pour régler lesproblèmes du Xinjiang. C’est ainsi qu’il écrivit à la fin du rap-port concernant sa « visite de sollicitude au Xinjiang » effectuéede la fin septembre à la mi-octobre 1980 : « Je demande instam-ment au Comité central du PCC et à la Commission militairecentrale de m’autoriser, avec les fonctions et le statut qui sont lesmiens, à apporter mon aide au travail concernant le Xinjiang.[…] Il s’agit de l’affection que je porte à la terre du Xinjiang,venant du cœur sincère d’un patriote, révolutionnaire et combat-tant communiste2. » Grâce au « statut qui était le sien » (membredu Bureau politique, vice-président de la Commission militairecentrale du Parti, et surtout proche de Deng Xiaoping), Wang a

1. Ruan Ming, « Deng Xiaoping diguo de bianjiang zhengce » [La politique desfrontières dans l’empire de Deng Xiaoping], Dongxiang, août 2009, p. 76-81.

2. Wang Zhen zhuan – xia (« Biographie de Wang Zhen », vol. 2), Pékin, DangdaiZhongguo chubanshe, 2001, p. 219.

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obtenu cette responsabilité, ce qui explique peut-être le caractèrebrutal et sans concession des mesures qui ont suivi : arrestationdes délégués des zhiqing, déclaration de la loi martiale et refus dereconnaître les papiers régulièrement fournis par les autoritéslocales. Lors de sa visite au Xinjiang en janvier 1981, Wang passason temps, d’une part, à convaincre les cadres locaux de la néces-sité de maintenir les jeunes Shanghaiens sur place et de réinsérerceux qui étaient renvoyés de Shanghai et, d’autre part, à sermon-ner des représentants des jeunes instruits choisis par les autoritésau sujet de la discipline et de l’abnégation qui étaient attenduesd’eux.

Finalement, cette obstination du pouvoir, et notamment deWang Zhen, n’aura servi qu’à gâcher la vie de 30 000 personnes,sans aucun bénéfice évident pour le Xinjiang. Non seulement dèsl’abrogation de la loi martiale, en février 1981, près de 10 000zhiqing se précipitèrent à Shanghai pour tenter de faire valoir,malgré tout, leur droit au retour, mais les évolutions systémiquesvoulues par le pouvoir lui-même rendirent le maintien des jeunesShanghaiens sur place très problématique. En effet, en 1984, aumoment même où les autorités avaient réussi à faire revenir unebonne partie des zhiqing, l’application de la réforme économiquedestinée à permettre aux fermes de se développer sur le modèle dela réforme agraire qui avait si bien réussi dans les villages posa degros problèmes à nos Shanghaiens. Comme pour les jeunes ins-truits restés (en plus petit nombre) au Heilongjiang, la transforma-tion des fermes en « fermes familiales » fonctionnant selon lemodèle du forfait de production (chengbao) accrut leurs difficul-tés de survie. N’ayant jamais été des paysans, mais seulement desouvriers agricoles obéissant aux ordres, et manquant de l’appui deréseaux familiaux, ils se révélaient inadaptés à une réforme quiavait pourtant permis à de nombreux paysans de vivre une viemeilleure1.

Ces difficultés s’ajoutaient au ressentiment laissé dans le cœur denombreux zhiqing par l’échec de leurs tentatives de retour, et plusfondamentalement à leur refus profond de ce qu’ils considéraient

1. Bien entendu, ce problème ne touchait pas les zhiqing qui avaient obtenu despostes non agricoles (cadres, enseignants, etc.), mais ceux-ci ne constituaient qu’uneminorité.

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comme un exil forcé. Le défaut irrémédiable du mouvementd’envoi des jeunes instruits à la campagne était en effet son carac-tère imposé. À partir de 1978, les autorités prirent conscience dufait qu’il était impossible de contraindre des millions de jeunescitadins éduqués à se transformer en paysans pour la vie, ou, toutau moins, que cela coûtait finalement beaucoup plus que cela nerapportait. C’est pourquoi, même si elles ont tenté d’éviter unarrêt trop brutal du mouvement, elles n’ont pas résisté avec tropd’énergie au violent « vent du retour en ville » (huicheng feng)que les zhiqing ont fait souffler sur le pays et qui se transforma en« Grande fuite victorieuse » (shengli da taowang).

Le maintien obstiné des jeunes instruits sur place apparaîtd’autant moins rationnel que, dans les régions de défrichage où ilsconstituaient une partie assez importante de la main-d’œuvre, ilsauraient facilement pu être remplacés par des paysans de l’inté-rieur vivant dans des régions surpeuplées et qui auraient été trèsheureux de trouver là des emplois stables et un peu mieux rému-nérés que dans leurs villages d’origine. Quand ce remplacementse fit, tout alla très rapidement, aussi bien au Yunnan qu’au Hei-longjiang, à la satisfaction de tous. Mais ces déplacements sponta-nés ne correspondaient pas au modèle idéologique desconservateurs communistes dont le poids était encore non négli-geable. Ainsi, alors même que les autorités centrales et localesdépensaient beaucoup d’énergie pour empêcher les zhiqing dequitter le Xinjiang, le Bureau central des jeunes instruits émettaitle 11 juin 1979 un « avis » destiné à empêcher l’arrivée au Xin-jiang de paysans volontaires pour venir y travailler. Aux autoritésrégionales qui avaient reçu plus de 8 000 demandes de volon-taires, et qui constataient que d’autres migrants arrivaient sansrien demander, l’avis répondait que les migrations devaient sefaire de façon organisée sous la direction des autorités, et leurdemandait de s’opposer à l’arrivée des mangliu (migrants« aveugles », c’est-à-dire spontanés1). Si l’on étudie objectivementles avantages et les coûts des deux types de migration, on peuthonnêtement se demander si l’aveuglement ne se trouvait pasplutôt du côté des autorités.

1. Xie Mingan, Xinjiang Shanghai Zhishi qingnian…, op. cit., p. 97.

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LOURDES SÉQUELLES :LES LONGUES ET DIFFICILES INTERACTIONSENTRE ZHIQING DU XINJIANG ET AUTORITÉS

Pour des raisons spécifiques et complexes, les jeunes instruitsshanghaiens du Xinjiang ont donc continué de subir la contraintedont les autres avaient pu se libérer1. Mais, à partir du milieu desannées 1980, un grand nombre d’entre eux prirent le risque derentrer de façon illégale à Shanghai. Là, ils rencontrèrent tous lesproblèmes d’une vie sans hukou, qu’eux-mêmes ou d’autresavaient expérimentés auparavant, mais avec cette différence que ledéveloppement de la réforme offrait plus de possibilités de s’auto-employer, notamment dans le commerce, que dans les années1960-1970. C’est ce qui explique l’inefficacité des réunions quifurent organisées entre les autorités des deux endroits à plusieursreprises, dès la fin de 1985, pour tenter de faire repartir ceux quirevenaient à Shanghai. Wang Zhen montra son insatisfactiondevant cette situation en envoyant le 1er janvier 1987 un télé-gramme au comité du Parti de Shanghai rappelant la justesse de lapolitique d’envoi des jeunes Shanghaiens au Xinjiang, l’impor-tance stratégique du bingtuan et la nécessité de convaincre lesrécalcitrants de repartir.

En 1986, les autorités shanghaiennes offrirent de nombreusesrécompenses et éloges aux jeunes instruits modèles qui faisaientpart de leur volonté de rester au Xinjiang. L’année suivante, enmars 1987, une réunion entre responsables de Shanghai et du Xin-jiang produisait un « Compte rendu de discussion » accordant lapossibilité pour les jeunes instruits d’envoyer un de leurs enfantsfaire sa scolarité à Shanghai. Mais l’enfant devait être pris encharge et hébergé par un parent direct des zhiqing (père, mère,frère ou sœur) et posséder le niveau d’étude nécessaire. En juin,une délégation shanghaienne de lycées techniques et profession-nels se rendit à la Première division agricole pour sélectionner des

1. Deux autres catégories de zhiging n’ont pas été autorisées à rentrer, mais ceux-làétaient relativement peu nombreux : ceux qui s’étaient mariés sur place avec un(e)paysan(ne), et ceux qui avaient obtenu dans leur région d’accueil un poste non agricole(voir Michel Bonnin, Génération perdue, op. cit., p. 214-217).

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élèves. Sur 1 104 candidats, 454 furent acceptés. En 1988 et 1989,des responsables des lycées ordinaires et des institutions d’ensei-gnement supérieur vinrent également sélectionner des candidats.Jusqu’en 1992, 3 652 jeunes gens furent accueillis dans des lycéestechniques et professionnels, 24 dans des lycées ordinaires et 22dans l’enseignement supérieur. Apparemment, l’enseignement élé-mentaire dispensé dans les écoles du Xinjiang ne qualifiait guèregarçons et filles pour suivre d’autres filières que les filières tech-niques et professionnelles. Malgré tout, cette mesure satisfaisait unedemande pressante des zhiqing. Elle ne résolvait toutefois pas laquestion de l’avenir de ces enfants à la fin de leur scolarité. Cen’est qu’en mars 1989, après que des mesures similaires eurent étéprises à Pékin et à Tianjin notamment, que la municipalité de Shang-hai leur concéda l’attribution d’un hukou urbain lorsqu’ils attei-gnaient l’âge de seize ans. Cette mesure ne s’appliquait que pour unenfant par famille et elle nécessitait qu’il eût à Shanghai des parentsproches prêts à l’accueillir. Malgré ces limites, cette mesure acependant permis de « stabiliser » un certain nombre de zhiqing auXinjiang, dans la mesure où ils étaient relativement rassurés surl’avenir de leur enfant et pouvaient également espérer bénéficier deconditions favorables, grâce à l’aide qu’il pourrait plus tard leurapporter, pour revenir résider à Shanghai après la retraite.

Mais d’autres difficultés importantes continuaient d’exister. Le« Compte rendu de discussion » de mars 1987 reconnaissait impli-citement le problème déjà mentionné de l’inadaptation des zhiqingau nouveau système de gestion agricole, en annonçant desmesures pour aider « la minorité1 » d’entre eux qui étaient défici-taires à « sortir de la pauvreté et atteindre la prospérité ».

Les retours illégaux à Shanghai se sont donc poursuivis. Maisceux qui rentraient ainsi étaient confrontés à un grand nombrede problèmes, d’abord du fait de l’absence de hukou qui ne leurlaissait le choix que de travailler « au noir », dans des conditionssouvent misérables et précaires. À partir du début des années1990, des actions collectives ont commencé à apparaître pourdemander la reconnaissance de leur droit à résider à Shanghai.

1. Dans la rhétorique officielle chinoise, tout ce qui est négatif du point de vue desautorités est « minoritaire » et tout ce qui est très négatif est « extrêmement minori-taire ». Cela ne signifie rien du point de vue purement quantitatif.

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Le 25 février 1991, par exemple, une manifestation de plusieurscentaines d’anciens du Xinjiang réclamant l’obtention d’un hukoueut lieu devant le bureau des plaintes de la municipalité, dansFuzhou lu. Les autorités acceptèrent pour bon nombre d’entre euxmais pas pour tous, et elles exigèrent des candidats qu’ils signentune lettre dans laquelle ils s’engageaient à ne pas demander detravail ni de logement.

L’obtention d’un simple hukou ne résolvait cependant pas tousles problèmes. Deux sujets préoccupaient particulièrement lesanciens du Xinjiang au milieu des années 1990 : l’accès aux soinsmédicaux, qui devenaient de plus en plus onéreux et qu’ils nepouvaient assumer faute d’assurance maladie ; la question de laretraite, dont ces cinquantenaires ne pouvaient se désintéresser. Lefait qu’ils soient rentrés sans autorisation les excluait de tout sys-tème de sécurité sociale et de retraite. Aussi, le 16 novembre1995, plusieurs centaines de zhiqing rentrés sans autorisation maisayant obtenu un hukou se réunissaient-ils devant le Bureau desplaintes du Bureau du travail pour demander à bénéficier d’uneassurance maladie et d’une retraite. Un certain nombre de jeunesinstruits étaient rentrés avec de faux papiers affirmant qu’ilsétaient retraités, mais, en 1995, le bingtuan émit un avis interdi-sant aux différents régiments de fournir aux zhiqing shanghaiensde « faux certificats de retraite ».

La double question de la retraite et de l’assurance maladiedevint la principale source de conflit entre zhiqing et autorités.Consciente de l’impossibilité où elle était d’éviter ce problème, lamunicipalité mit en place une structure bureaucratique ad hoc,mais avec beaucoup de réticence, si bien qu’obtenir ces avantagesconstituait pour les intéressés un véritable parcours du combattant.En janvier 1998, le Bureau municipal du travail et de la sécuritésociale mit sur pied un « Centre de service pour la retraite et lessoins médicaux des personnes rentrées du bingtuan du Xinjiangaprès avoir abandonné leur emploi ». Ce centre commença alors às’occuper de donner les « deux allocations » (retraite et soins) auxanciens zhiqing de ce type rentrés avant 1989. Pour en bénéficier,il fallait être âgé d’au moins cinquante-cinq ans pour les hommeset quarante-cinq ans pour les femmes.

Le 22 mars 1999, comme les problèmes de ceux qui étaientrentrés dans les années 1990 n’étaient pas réglés, des responsables

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du Bureau du travail de Shanghai et du bingtuan du Xinjiang seréunirent pour discuter de mesures visant à garantir un mini-mum vital aux jeunes instruits revenus sans autorisation à Shang-hai depuis 1989. Le but était de « protéger la stabilité des deuxendroits ». Les retours, en effet, s’étaient poursuivis dans lesannées 1990 et la relation entre les zhiqing et les autoritéscontinuait d’être conflictuelle. À la fin des années 1990, il nerestait sur place qu’une petite fraction des jeunes instruits shang-haiens, même si environ 25 % étaient encore inscrits sur lesregistres1.

Le 13 avril 1999, le bingtuan émit le document 45 qui interdi-sait strictement à ses responsables locaux d’autoriser le départ à laretraite avant la date normale et demandait que soient prises desmesures pour régler le problème de l’interruption des contribu-tions pour la retraite des zhiqing rentrés sans autorisation à Shang-hai depuis 1989. Les 26 et 27 septembre 2000, des responsablesdes deux endroits se réunissaient à Urumqi pour tenter derésoudre la question de ceux qui étaient rentrés à Shanghai en pré-textant une « fausse retraite » (jia tuixiu). Un mois plus tard, desrèglements en ce sens étaient émis par les Bureaux du travail etde la sécurité sociale des deux endroits. Le 1er mai 2002, une« méthode provisoire » concernant l’assurance maladie des jeunesinstruits du Xinjiang retraités revenus habiter à Shanghai était pro-mulguée et un centre spécialisé créé dans le quartier de Putuo.

Le 16 janvier 2003, le Bureau du travail et de la sécurité socialedu Xinjiang émettait le document n° 4 à propos des problèmes deretraite pour les employés ayant quitté leur unité d’État. Il préci-sait de quelle façon les personnes qui n’avaient jamais contribuéou qui avaient interrompu leur contribution à l’assurance retraitepouvaient (re)commencer à y contribuer.

1. Le 3 mai 1998, le Quotidien du bingtuan (bingtuan ribao) annonçait qu’ilrestait encore plus de 2 000 zhiqing shanghaiens à la Première division agricole (soit4 % des effectifs des années 1960). Il est dommage que nous ne disposions pas deplus de précisions sur ces chiffres. Il est très probable que la majorité de ceux quiétaient restés étaient des gens qui avaient obtenu des postes de cadre (certains étaientmontés assez haut dans la hiérarchie), ou bien étaient des enseignants, des personnelsmédicaux, etc. Ceux-ci ont évidemment beaucoup plus hésité à abandonner un posterelativement intéressant et stable pour se lancer dans l’aventure d’une vie de « sans-papiers » à Shanghai.

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Le 7 mai 2003, le Centre de gestion de la main-d’œuvre de lamunicipalité de Shanghai diffusait un document intitulé « Avispour la solution adéquate des questions liées aux formalités quedoivent accomplir les personnes rentrées d’elles-mêmes du bing-tuan à Shanghai afin de bénéficier de la sécurité sociale ». L’avisproposait un certain nombre de changements et un processusbureaucratique détaillé mais très complexe, impliquant de trèsnombreuses démarches administratives. À la suite de la parutionde ce document, plus de 1 000 zhiqing retraités revenus habiter àShanghai se rendirent au bureau de représentation du bingtuansitué au 335 Fuxing zhonglu pour demander que le système deretraite du Corps de production et de construction du Xinjiang soitmis en conformité avec celui de Shanghai. En effet, un problèmese posait aussi pour ceux qui avaient travaillé normalementjusqu’à leur retraite au sein du bingtuan. Comme la grande majo-rité d’entre eux souhaitaient passer leur retraite à Shanghai, lapension qu’ils touchaient, qui aurait pu être considérée commedécente au Xinjiang, était très insuffisante par rapport au niveaude vie de Shanghai, notamment pour assumer le coût d’un loge-ment. Par ailleurs, ils perdaient par ce changement de résidence lebénéfice de leur assurance maladie.

On le voit, la solution des problèmes des zhiqing du Xinjiang acoûté beaucoup d’efforts aux autorités et causé beaucoup de frus-tration chez les intéressés. Elle a constitué un long processusconflictuel, qui n’est pas encore entièrement terminé aujourd’hui.Le centre d’accueil chargé de recueillir les plaintes des jeunes ins-truits a été le témoin de ces frustrations, séquelles de la décisionprise fin 1980 de maintenir de gré ou de force plus de 30 000jeunes Shanghaiens au Xinjiang. Le 1er avril 1998, le Bureau desplaintes en charge des zhiqing fut transféré au numéro 215 deJiangxi zhonglu. Le jour de réception pour ceux du Xinjiang étaitle jeudi après-midi. Le 9 novembre 1999, la municipalité annonçaque les anciens jeunes instruits du Xinjiang qui avaient de gravesdifficultés de logement pouvaient exposer leur cas au centred’accueil, mais le 30 décembre, moins de deux mois plus tard, cecentre fit savoir qu’il ne s’occupait plus de ce problème et que lespersonnes concernées devaient contacter le bureau du travail deleur quartier. Le 14 décembre 2000, nouvelle décisionþ: le centred’accueil ne s’occupait plus de recevoir les jeunes instruits du

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Xinjiang ayant déjà obtenu un hukou. Si ceux-ci avaient desplaintes, ils devaient les présenter à leurs comités de quartier.Mais, étant donné le caractère très spécifique des problèmes enquestion, les comités de quartier étaient incapables de leur donnerune solution pleinement satisfaisante. Le bureau des plaintes duBureau municipal du travail et de la sécurité sociale, égalementsitué au 215 Jiangxi zhonglu, est donc resté le lieu de prédilectionde ce groupe pour exprimer ses doléances. Depuis plusieursannées, un groupe d’anciens zhiqing du Xinjiang a même prisl’habitude de se réunir devant ce bureau le mercredi pour exprimerpubliquement ses revendications et échanger des informations1.

DES ATTITUDES DIFFÉRENTES,UNE COMMUNE VOLONTÉ DE MÉMOIRE

Zhao Lingru, que j’ai rencontré la première fois chez OuyangLian, fait partie de ce groupe et même des « trois lettrés » (sanxiucai) qui l’animent intellectuellement. Je me suis rapidementrendu compte que mes questions sur des détails historiques nel’intéressaient guère. En effet, pour lui et ses camarades, le mou-vement d’envoi à la campagne n’est pas terminé. La lutte conti-nue. Non seulement parce qu’ils ne cessent de se battre pourrésoudre leurs problèmes pratiques et ceux des autres zhiqing,mais parce qu’ils estiment que les autorités doivent reconnaîtrequ’ils ont été des victimes vouées à un sort injuste et leur donnerdes compensations. C’est pour eux une question de principe : aunom des droits de l’homme, ils se battent pour que leur soitrendue « la plus élémentaire dignité humaine » et pour que lavérité historique remplace tous les mythes forgés par le pouvoirpour justifier leur envoi au Xinjiang et, plus largement, le mouve-ment d’envoi à la campagne. Il va de soi que cette attitude est trèspeu prisée par les autorités. Zhao a été arrêté et détenu pendantquinze jours après qu’il s’est rendu au bureau des plaintes duComité central, à Pékin, en l’an 2000. Cette action, qui devait audépart être collective, a avorté à la suite de l’arrestation brutale en

1. Voir Lin Quan, « “Shanghai xingqisan” shilu » [Reportage sur « les mercredis deShanghai »], Minsheng bao, 15 avril 2007.

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pleine nuit de la cinquantaine de personnes qui devaient y partici-per le lendemain. Trois d’entre elles ont subi par la suite un an derééducation par le travail.

Malgré tout, Zhao estime que leur attitude combative leur apermis d’obtenir quelques progrès dans leur situation concrète.Tout l’art, m’explique-t-il, consiste à faire suffisamment de tapagepour obtenir quelque chose, sans en faire trop, ce qui vous mèneen prison. Lui et ses amis ont tenté de se tourner vers la justicepour obtenir gain de cause. C’est ainsi qu’après avoir potassé assi-dûment les textes de lois ils ont tenté d’attaquer en justice lamunicipalité de Shanghai représentée par son maire, pour exigerl’abrogation du document 91 de 1981, l’égalité de traitement entreles anciens du Xinjiang et les autres Shanghaiens du point de vuedes salaires et de la sécurité sociale, ainsi qu’une compensationfinancière pour les pertes subies. Bien entendu, la plainte n’a pasété jugée recevable par le tribunal. Mais la façon dont Zhao et sesamis repensent leur expérience à partir de la notion du droit estintéressante et relativement originale dans l’ensemble du groupedes quelque 18 millions d’anciens jeunes instruits chinois. Bienqu’elle soit dans le prolongement des révoltes de la fin des années1970, dans lesquelles la légalité des actions était toujours haute-ment revendiquée. Elle correspond surtout très bien à l’esprit du« mouvement de protection des droits » qui s’est développé dansla société chinoise depuis le début du XXIe siècle. Mais autantl’idée que les problèmes les plus contemporains devraient pouvoirêtre réglés selon la loi est de plus en plus répandue, autant cellede demander des comptes au pouvoir actuel pour des politiquesmises en place à l’époque maoïste paraît à beaucoup saugrenue,ou du moins totalement irréaliste. Ces Don Quichotte shanghaiensdisent certes beaucoup de vérités sur le mouvement d’envoi à lacampagne. Mais ce sont des vérités intempestives.

Bien d’autres attitudes à l’égard de leur sort existent chez lesanciens du Xinjiang. La majorité d’entre eux sont tellement pres-sés par les nécessités de la survie, par des travaux pénibles ou lagarde des petits-enfants qu’ils n’ont guère le temps de rencontrerdes amis et de participer à des activités collectives. Beaucoup,cependant, recherchent la compagnie de leurs anciens cama-rades. Du fait de leurs difficultés, de leur position sociale relati-vement marginale, ils continuent de constituer une couche à part,

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consciente de sa spécificité et relativement solidaire. Il leur arriveassez souvent, malheureusement, de se retrouver à l’occasion desfunérailles de l’un ou l’une d’entre eux. Bien qu’ils n’aient atteintque la tranche d’âge de la soixantaine, un nombre non négligeabled’entre eux sont décédés, ce que mes interlocuteurs attribuent à lafois à la dureté de la vie qu’ils ont vécue et à la difficulté de sepayer des soins.

Ouyang Lian a une position particulière, du fait de son rôle his-torique, mais il me semble malgré tout assez représentatif d’unecertaine attitude à l’égard de leur expérience passée et de leursdifficultés présentes. Ouyang cherche à profiter dans la mesure dupossible du temps qu’il lui reste à vivre, tout en continuant de sepréoccuper du sort des anciens du Xinjiang. Dans ses rapportsavec les autorités, il est pragmatique : ce qu’il demande, c’estqu’on règle ses problèmes et ceux d’autres anciens zhiqing pasune reconnaissance officielle du tort qui leur a été fait. Il n’a pascherché à obtenir sa réhabilitation, puisque, dans les faits, sonancienne condamnation ne lui cause plus aucun désagrément. Enrevanche, il utilise sa notoriété parmi les anciens jeunes instruitsdu Xinjiang et ses relations avec certains responsables pour tenterd’aider ceux qui ont à résoudre tel ou tel problème concret.

Il fait aussi ce qu’il peut pour que la mémoire de ce qu’ils ontvécu soit conservée et transmise. Ce sentiment d’un « devoir demémoire » est partagé par la plupart des zhiqing du Xinjiang. Unexemple frappant en a été le rapatriement des cendres des troiscamarades morts lors de l’expédition des camions bâchés. Enmars 2001, Ouyang apprit que les parents de l’un des trois mar-tyrs de leur mouvement, âgés et vivant dans la banlieue, souhai-taient être enterrés auprès de leur fils, qu’ils n’avaient pu avoirauprès d’eux de leur vivant. Il réunit d’anciens camarades, quiestimèrent tous qu’il fallait faire quelque chose. Ils allèrent égale-ment trouver les familles des deux autres martyrs, qui exprimèrentun souhait semblable. Ils organisèrent alors une collecte dans uncercle restreint (par crainte d’attirer l’attention des autorités) etrécoltèrent 36 000 yuans. Certains accompagnèrent ensuite lesfamilles jusqu’à Aksu, purent récupérer les os, qui furent inciné-rés, et rapportèrent les cendres le 27 septembre. Une cérémoniefunéraire fut organisée en banlieue le 16 décembre, à laquelleassistèrent 300 personnes. Un film de cette cérémonie est

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conservé sur VCD pour diffusion parmi tous ceux qui n’ont pu yassister1.

Cette action a renforcé les liens de solidarité entre anciens duXinjiang, qui ont formé plusieurs petites organisations d’entraide –une grande organisation est impossible car elle ne serait pastolérée par les autorités. Elle a stimulé également leur désir depréserver et de transmettre la mémoire de leur expérience.Ouyang a accompli ce devoir de mémoire en racontant son his-toire à Liu Xiaomeng, en parlant avec moi ou avec d’autreschercheurs, mais aussi en publiant avec tout un groupe éditorialun recueil de témoignages retraçant l’ensemble du mouvementde protestation, du début à la fin2. Cette entreprise n’était pasfacile, car aucun d’eux n’avait l’expérience de ce genre de tra-vail et il ne leur était pas possible d’aller trouver un éditeurayant pignon sur rue. Mais ils se sont débrouillés en achetantun numéro d’ISBN à un éditeur de Hongkong et en traitantdirectement avec un imprimeur local, ancien jeune instruit lui-même.

Une autre activité mémorielle qui a touché une grande partiedes anciens du Xinjiang a été la commémoration, en 2003, du40e anniversaire du début de leur départ organisé. Plusieurs soi-rées ont eu lieu dans différents restaurants, chacune regroupantdes zhiqing d’un certain régiment du bingtuan et, le 26 octobre,une commémoration a regroupé plus de 1 000 anciens zhiqing detout le bingtuan dans le parc Huangxing. En juin 2006, Xie Min-gan, ancien jeune instruit, cadre retraité de la Première divisionagricole et auteur de plusieurs ouvrages littéraires et historiquessur le sujet, a écrit au bingtuan pour demander l’érection d’unestèle en l’honneur des jeunes instruits shanghaiens du Xinjiang etla création d’un petit musée.

C’est pour le 45e anniversaire, en 2008, qu’Ouyang a trouvé lesmoyens de mettre sur pied une grande soirée commémorative,avec de nombreux spectacles, qui a regroupé beaucoup d’anciensdu Xinjiang. Un album souvenir en a été tiré, accompagné d’un

1. L’ensemble des deux VCD est intitulé Ying ming yong cun (« Les noms glorieuxvivent éternellement »).

2. Wang Liangde et al., Gebi shen chu de nahan (« Clameurs venant du cœur duGobi »), Zhongguo wenhua yishu chubanshe, 2008.

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VCD1. Certains ont trouvé que cette soirée était un peu trop« officielle », des officiels ont trouvé au contraire qu’elle avaitregroupé beaucoup de gens peu recommandables. Mais Ouyangest satisfait de toutes les activités mémorielles auxquelles il a par-ticipé. En 2002, il concluait ainsi son témoignage confié à LiuXiaomeng : « On pourrait dire que ma vie a été dure : à 11 ansj’ai perdu ma mère, à 30 ans j’ai perdu ma femme, à 40 ans j’aifailli être fusillé. Ce n’est que sur mes vieux jours que les chosesse sont améliorées. Mais je ne me suis jamais plaint, je n’aijamais rien regretté, parce qu’aux moments cruciaux j’ai trouvé laplace qui était la mienne. J’ai souffert, mais j’ai aussi accompli cequi fait la valeur de la vie2. »

Pourtant, il suffit de l’entendre parler des enfants en les appe-lant wawa (terme affectif pour les bébés), pour comprendre leprofond regret qu’il a de ne pas en avoir eu. Sa seconde femme,aveugle, a fait une mauvaise chute qui a provoqué une faussecouche. Comme ils savaient que leur situation était si misérablequ’ils ne pourraient pas élever décemment un enfant, ils ontrenoncé. Lorsqu’il faisait le bilan de sa vie devant Liu Xiaomeng,Ouyang ne savait pas qu’à soixante-sept ans il perdrait sa femme.Très malade et respirant difficilement après une opération de latrachée-artère, elle avait malgré tout insisté pour l’accompagnerdans les montagnes du Yunnan, fin 2008, à une grande conférenceorganisée par Ding Huimin, le dirigeant, shanghaien d’origine,célèbre pour avoir lancé la révolte des jeunes instruits duXishuangbanna trente ans plus tôt. L’altitude lui a été fatale.

Pourtant, à l’été 2009, lors de mon dernier passage à Shanghai,Ouyang avait toujours son regard tendre et serein. Plusieursfemmes, à ce qu’il paraît, seraient heureuses de l’accompagnerdans ses vieux jours. Mais il n’a pas fait son choix. Une seulechose est sûre : ce sera une ancienne du Xinjiang. « Sinon,explique-t-il, nous ne pourrions pas nous comprendre. »

1. L’album, non disponible dans le commerce, est intitulé Yongyuan de huyang(« Éternel peuplier »þ; il s’agit du peuplier à feuilles diversiformes, typique duXinjiang).

2. Liu Xiaomeng, Zhongguo zhiqing koushu shi, op. cit., p. 501.

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LA « GRANDE MARÉE »DES JEUNES INSTRUITS SHANGHAIENS

Le groupe des jeunes instruits shanghaiens du Xinjiang est celuiqui, pour les raisons évoquées ci-dessus, a le plus durablementsouffert du mouvement d’envoi à la campagne. Mais il ne constituequ’une petite partie de l’ensemble des Shanghaiens qui ont connuce type d’expérience. En effet, non seulement le mouvementd’envoi relancé vigoureusement par Mao fin 1968 (après une brèveinterruption due à la Révolution culturelle) a touché au niveaunational une proportion beaucoup plus importante de jeunes urbainsqu’avant cette date, mais Shanghai est la ville de Chine qui, surl’ensemble du mouvement, a connu le taux de départs le plus élevé.Le nombre de jeunes Shanghaiens envoyés à la campagne de 1962à 1979 a atteint 1 252 200 selon des sources officielles, dont532 300 à l’intérieur du périmètre de la municipalité et 719 900dans des provinces et régions extérieures1. Si l’on compare ce totalavec le chiffre de la population urbaine non agricole de Shanghai en1981 (première année pour laquelle on dispose de chiffres précis etrelativement fiables), on arrive à un taux de 18,7 %, le taux le plusélevé de tout le pays2. Cela signifie que fin 1981, à un moment oùla plupart des zhiqing étaient rentrés à Shanghai (en dehors, évi-demment, de ceux du Xinjiang), près d’un cinquième de l’ensemblede la population proprement urbaine avait connu l’expérience del’envoi à la campagne en tant que zhiqing. La plupart vivant tou-jours aujourd’hui à Shanghai, où ils constituent une fraction impor-tante de la tranche d’âge des cinquante-soixante ans, le mouvementdes jeunes instruits continue, d’une certaine façon, d’y vivre aussi.Beaucoup sont déjà à la retraite ou en approchent, mais d’autressont au sommet de leur carrière.

Dans l’ensemble, ils ont été profondément marqués par leurexpérience et continuent de rechercher les contacts avec leurs

1. Gu Hongzhang et al., Zhongguo zhishi qingnian shangshan xiaxiang shimo(« Histoire de l’envoi des jeunes instruits chinois à la campagne »), Pékin, Zhongguojiancha chubanshe, 1997, p. 302.

2. Calculs réalisés par moi à partir de la source citée ci-dessus et de Zhongguo tongjinianjian (« Annuaire statistique de Chine »), 1981, p. 90.

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anciens camarades de l’époque ou avec d’autres anciens jeunesinstruits. En effet, les bouleversements qu’a connus le pays depuisle début des réformes, et surtout depuis les années 1990, fontqu’ils se sentent généralement en décalage profond avec lesjeunes générations, alors qu’avec les autres zhiqing ils ont sponta-nément un langage commun. Ainsi, le nombre d’associations, derevues et de sites Internet créés par et pour d’anciens jeunes ins-truits shanghaiens est étonnant. Si cette diversité témoigne desdifficultés de la société chinoise à s’unir sur une grande échelle(et de la tendance du pouvoir à l’empêcher de le faire), cettedébauche d’énergie et de passion consacrée à faire revivre l’expé-rience passée des jeunes instruits, comme à promouvoir la convi-vialité et l’entraide parmi eux, montre la force du désir communde mémoire qui habite cette génération, à Shanghai commeailleurs, mais là peut-être plus qu’ailleurs.

C’est ainsi que cette ville a été la seule grande ville de Chineoù a pu se tenir une conférence pour le 40e anniversaire du lance-ment du grand mouvement d’envoi de 1968, alors que lesautorités nationales avaient clairement déconseillé cette commé-moration1. Seul étranger invité à cette conférence, j’ai été frappépar le nombre et la variété des personnes intéressées par ce sujetdéjà historique. Non seulement, à ma surprise, de nombreuxjeunes gens étaient présents mais, parmi les participants et lepublic appartenant à la génération des jeunes instruits, on trouvait,en dehors des universitaires et chercheurs, aussi bien des ouvrierset des retraités que des hommes d’affaires ou des officiels. J’aiainsi fait ma présentation assis à côté d’un vice-directeur duBureau de la propagande de la municipalité. Certes, les « manifes-tants du mercredi » n’avaient pas été conviés à cette conférence,mais des avis très divers se sont exprimés et les débats ont étévifs.

Si cette conférence a pu avoir lieu, et dans une ambiance cor-diale, c’est que tous les organisateurs, les officiels, les orateurs etune bonne partie du public partageaient le sentiment d’appartenir

1. Conférence intitulée « 2008 zhiqing xueshu yantaohui » [Conférence académiquesur les zhiqing 2008], organisée par les instituts d’histoire et de littérature de l’Acadé-mie des sciences sociales de Shanghai et par le département d’histoire de l’universitéFudan, les 20 et 21 décembre 2008.

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à une même génération marquée par une expérience spécifique. Ilserait évidemment naïf de penser que cette expérience communepeut totalement transcender les clivages économiques, sociaux etpolitiques. Malgré tout, il est indéniable qu’elle permet une com-préhension réciproque et favorise certains compromis. Même les« manifestants du mercredi », si suspects aux yeux des autorités,ont déployé devant le 215 Jiangxi zhonglu une banderole souhai-tant la bienvenue à Xi Jinping, lorsque celui-ci a été nommésecrétaire du comité du Parti de Shanghai, en 2007. La raison enest que Xi Jinping est un ancien zhiqing parti à l’âge de quinzeans qui a passé six ans à la campagne à l’époque où son père,haut dirigeant, était sur la touche, victime des purges de la Révo-lution culturelle. Ils lui ont même envoyé une lettre dans laquelleils exprimaient leurs revendications et l’espoir que, grâce à sonexpérience, il saurait les comprendre. En dehors de l’aspect tac-tique de cette action, il est certain qu’elle correspondait à unespoir véritable. Malheureusement pour eux, Xi a été très viteappelé à Pékin pour entrer au comité permanent du Bureau poli-tique. Si, comme cela semble prévu, il devient le premier diri-geant du pays en 2012, aura-t-il à cœur de répondre aux attentesde ceux qui, dans cette génération, continuent de souffrir desséquelles du mouvement d’envoi à la campagne ?

À l’échelle de l’histoire chinoise, celle de Shanghai est relative-ment courte. Elle a pourtant une épaisseur qu’il ne faudrait pasréduire au face-à-face entre deux époques, symbolisé par lesriches immeubles des années 1930 qui ornent le Bund et leur pen-dant sur l’autre rive du Huangpujiang : les gratte-ciel de Pudong.L’histoire de la ville ne se résume pas à ce saut entre deux imagesde la prospérité commerciale. Ce qui les sépare dans le temps nepeut être oublié.

Et l’épaisseur sociale est inséparable de l’épaisseur historique.Au milieu des tours modernes et des quartiers branchés de Shang-hai, des murs invisibles séparent les membres de la nomenkla-tura du peuple ordinaire et celui-ci des catégories inférieures.Parmi elles, on trouve les ouvriers migrants venus des campagnes,mais aussi une partie des Shanghaiens d’origine qui, après leurenvoi à la campagne, n’ont pas récupéré leur hukou ou qui n’ontni retraite ni assurance maladie. Avec le temps, ils sont moins

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nombreux, car les autorités ont peu à peu mis des mesures enplace. Mais même ceux qui ont obtenu une aide restent manifeste-ment défavorisés par rapport au reste de la population qui n’a pasété envoyée à la campagne ou qui a pu en revenir légalement à lafin des années 1970. Ces différences statutaires, conséquences dusystème du hukou et des mouvements politiques qui se sont suc-cédé en Chine pendant des décennies, n’ont rien à voir avec lesrapports capitalistes de production et la mondialisation dominéepar l’Occident auxquels les intellectuels de la nouvelle gauchechinoise voudraient attribuer tous les maux du pays. Ils font partiedu legs douloureux du système maoïste, dont il faudra bien unjour que le peuple chinois fasse l’inventaire.

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