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Ah Dieu ! Que la guerre est jolie…

Quelle est jolie en effet quand elle est mise en

scène ou évoquée en filigrane dans les opéras-

bouffes d’Offenbach. Ainsi l’enlèvement d’Hélène par

Pâris a fait rire quatre bon milliers de spectateurs sur

le Plaçal à Mosset. Manière de faire imaginer une

Guerre de Troie du même tonneau, enlevée elle aussi

au galop du quadrille. Officiers (tous des ganaches),

cantinières, pious-pious d’opérette qui faisaient se

tordre de rire le public du Second Empire. Comme

elle est drôle, la guerre !

Pourtant le Second Empire n’a pas manqué de

vraies guerres : conquête de l’Algérie, guerre de

Crimée, Campagne d’Italie, Campagne du Mexique.

Un Mexique loin du rêve pétillant d’Amérique de

l’amuseur Offenbach : le Pérou de La Périchole, le

Brésil de La Vie parisienne (« Je suis Brésilien, j’ai de

l’or… ») et leurs rastaquouères si exotiques… Et pour finir (c’est le cas de le dire) en

« beauté », la guerre de 1870 contre la Prusse.

Ces vraies guerres-là ont été beaucoup moins drôles.

Mosset a payé son tribut aux « fantaisies » militaires de

Napoléon III (Sources : Journal des Mossétans n° 82 1) :

huit Mossétans tués lors de la conquête de l’Algérie

(1830-1856), quatre lors de la guerre de Crimée (1854-

1856), huit hommes qui doivent quitter Mosset pour se

battre contre le Mexique (1863-1867) et sept autres qui

vont connaître l’humiliation de la défaite contre la Prusse

(1870-1871).

Dans son dernier roman, Le Banquet des affamés, Didier

Daeninckx fait parler un contemporain d’Offenbach,

Maxime Lisbonne. Ce personnage haut en couleurs a

réellement existé. Comme le père de La Belle Hélène, il

est d’origine juive. La règle voulait que les familles juives

portent comme patronyme le nom de la ville où elles

étaient installées ou d’où elles étaient originaires : Offenbach, un village près de Francfort,

pour l’un, la capitale du Portugal pour l’autre. Maxime Lisbonne (1839-1905) raconte son

engagement dans la marine de Napoléon III, son baptême du feu sous les murailles de

Soldats pour rire chez Offenbach

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Sébastopol en Crimée où le choléra fait plus de victimes autour de lui que les balles russes.

Quand on est Napoléon, on a forcément des rêves de gloire ! Si à Paris monsieur Troisième

est un « roi barbu, bu, bu qui s’avance » (ha, ha !), dans la réalité il déploie un activisme

militaire tous azimuts : en 1859, voilà le soldat Lisbonne embarqué en Italie dans une

campagne qui « rapportera » le rattachement à la France de Nice et de la Savoie, puis en

Syrie (déjà la Syrie !) où la France prend le parti des Chrétiens contre les Druzes, puis

l’Algérie dont il faut poursuivre la conquête. Rendu à la vie civile, Maxime Lisbonne, qui a le

théâtre dans le sang, devient directeur de salle : à Offenbach les Bouffes-Parisiens, à lui les

Folies-Saint-Antoine. Au premier une salle à succès sur les

Champs-Elysées, au second un théâtre au bord du canal

Saint-Martin qui ne lui rapportera que des dettes.

Maxime, remobilisé en 1871 pour défendre Paris contre

les troupes prussiennes, se range du côté du peuple

parisien soulevé. Devenu colonel de l’armée des

Communards, il est blessé, arrêté et condamné à mort par

le camp des Versaillais. Il est finalement déporté, comme

Louise Michel et tant d’autres, en Nouvelle-Calédonie.

Didier Daeninckx l’imagine là-bas défenseur de la cause

canaque, cause que l’écrivain avait lui-même déjà plaidé

dans un roman de 1998, Cannibale.

Amnistié en 1881, il revient en France où la fièvre des

théâtres le reprend. Saltimbanque dans l’âme, il dirige un

temps les Bouffes-du-Nord puis ouvre un cabaret, la

Taverne du Bagne, où, maniant un humour noir à la limite

du mauvais goût, il exorcise ses souvenirs de la

déportation : les clients doivent revêtir un costume de

bagnard et sont enchaînés à leur table par des serveurs

habillés en gardes-chiourme.

Le 6 décembre 1885, il invite plus de 2000 convives à sa

table : les crève-la-faim, les misérables du pavé parisien.

Immense pied-de-nez aux affameurs dont Maxime Lisbonne

reste l’ennemi irréductible, ceux du Second Empire

maintenant défunt et ceux de la Troisième République. Les

restos du cœur avant la lettre : d’ailleurs Maxime Lisbonne

est une sorte de Coluche par anticipation : homme de (café-

)théâtre, fort en gueule et de plume, « bête et méchant »,

candidat à la députation par provocation… Il s’essaye au journalisme, ouvre un nouveau

Maxime Lisbonne (1839-1905)

Affiche d'une pièce donnée en 1880 aux

Bouffes-du-Nord, avant que Maxime

Lisbonne n'en prenne la direction

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cabaret, la Taverne Révolutionnaire où des frites « sans culotte » sont servies au populo par

des larbins grimés en Napoléon III, Adolphe Thiers ou Louis-Philippe, juste inversion des

rôles. Puis il rebaptise la salle du Divan Japonais en Concert Lisbonne : au programme,

couplets érotiques et numéro déshabillé… Homme de toutes les fantaisies et tous les

combats, il se retira à la Ferté-Alais où il mourut en 1905. 2

La lecture du Banquet des affamés apporte un éclairage nécessaire sur le peuple de Paris

qui n’avait pas sa place sous les ors élyséens de la belle société du Second Empire et de la

Belle Epoque. Un peuple qui a lutté pour gagner ses droits : droit à exister dignement, à

s’exprimer librement et à se divertir gaillardement. Au

passage, Daeninckx, qui rend justice à Victor Hugo d’avoir

racheté sa condamnation de la Commune par son combat

pour l’amnistie des déportés, règle leurs comptes à d’autres

sommités littéraires de l’époque, chantres de la Réaction, au

premier rang desquels on trouve Alexandre Dumas Fils,

l’auteur de La Dame aux camélias dont Verdi a fait sa sublime

Traviata.

Oui. Ah Dieu ! Que la guerre est jolie… Cette formule est

extraite du poème L’adieu du cavalier que Guillaume

Apollinaire envoya en 1915 à sa fiancée Madeleine Pagès.

Savez-vous qu’il aurait pu envoyer ce même poème à Mosset,

où séjournait l’été une autre de ses correspondantes, sa

marraine de guerre Jeanne-Yves Blanc ! 3

La guerre est jolie quand, par la malice

d’Offenbach, elle doit naître de la ruse de Pâris

pour enlever Hélène de Sparte. La guerre peut

en effet paraître jolie quand le motif en est

futile : fatalité ! futilité ! Jacques Offenbach se

voulait l’amuseur de la cour impériale. Maxime

Lisbonne (sous la plume de Didier Daeninckx )

avait un tempérament à être l’amuseur des

gens de peu, des oubliés de la fête impériale,

frères et sœurs de ceux qui se faisaient tuer en

Crimée, en Algérie, au Mexique, à Sedan et à

Buzenval pour le compte des puissants de l’époque.

1 http://www.histoiredemosset.fr/archivespdf/jdm82.pdf (pages 22 à 26)

2 http://www.lafertealais.com/contents/fr/d66_maxime_lisbonne.html

3 http://www.histoiredemosset.fr/archivespdf/jdm68.pdf (pages 15 à 17)

Jeanne-Yves Blanc à Mosset,

devant le parapet de la route

de Prades

Pâris enlève Hélène sur le Plaçal à Mosset

(juillet-août 2012) - photo : Georges Gironès

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J’ai par ailleurs rédigé, pour le compte de la revue

Gauheria consacrée à l’histoire et au patrimoine de la

Gohelle (la région de Lens dans le Pas-de-Calais), des

notes de lectures sur deux autres livres de Didier

Daeninckx , un roman (La Mort n’oublie personne) et un

recueil de nouvelles (L’Espoir en contrebande). On m’a

autorisé a vous en faire part. Bonnes lectures !

http://www.gauheria.com/

Didier Daeninckx : La mort n’oublie personne (éd. Denoël, 1989)

Un roman où s’entrecroise trois époques. Les années ’40 : l’Occupation, la Résistance, les

années confuses qui suivent la Libération. 1963 : les mineurs sont en grève pendant que

leurs enfants fréquentent le centre de formation des Houillères. 1987-1988 : le moment de

l’enquête (celle du journaliste Marc Blingel) qui fera en sorte que rien ne s’oublie et que tout

doive se payer.

Un roman noir, forcément. Pas forcément noir comme

le genre : ni polar, ni thriller, j’y ai vu davantage un

roman ancré dans l’Histoire : comment humblement

certains cherchent à la servir, comment d’autres ne

visent qu’à s’en servir. Une réflexion sombre sur la

justice et sur l’injustice.

Un roman qui aurait pu s’intituler Nous avons les

mains rouges, si ce titre n’avait pas déjà été pris par un

roman publié en 1947. Didier Daeninckx a d’ailleurs

toujours revendiqué sa filiation avec son auteur Jean

Meckert (qui signa aussi d’autres romans sous le nom

de Jean Amila). Rouge du sang versé par conviction ou

crapulerie. Rouge comme les drapeaux des grévistes de

1963. Rouge comme la municipalité communiste de Cauchel (le protagoniste Jean Ricouart

habite Cité des Cosmonautes, hommage obligé aux héros soviétiques de la conquête

spatiale). Rouge enfin comme la robe de l’avocat général Quinoux.

L’enquête nous trimballe de Cauchel à Longuenesse en passant par Saint-Omer. Fiction et

réalité. Cauchel, c’est sans doute Auchel combiné avec Cauchy-à-la Tour (vile natale du

Maréchal Pétain !). On se croit en pays de connaissance. Pourtant Didier Daeninckx, par une

intrigue habilement conduite, lève un voile sur certaines dégueulasseries locales (roman

noir) de cette seconde moitié du 20ème siècle : si l’Histoire n’a pas toujours rendu justice aux

plus humbles, la mort (roman rouge), elle, n’oublie personne.

Didier Daeninckx

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Didier Daeninckx, L’espoir en contrebande (Le Cherche-Midi, 2012) – 260 p., 15 €

Prix Goncourt de la nouvelle 2012

Personnellement, j’aime bien lire des recueils de nouvelles. Quand j’en lis, j’ai doublement

le sentiment de partager avec l’auteur le processus de création. A la fois en anticipant sur

chacune des intrigues qui composent le recueil mais aussi en imaginant les liens qui unissent

les différentes nouvelles entre elles. Comme dit le narrateur de la première histoire écrite

par Didier Daeninckx : nous aussi nous « jet[ons] des passerelles de fiction entre deux blocs

de réalité ».

Et ces liens tendus tissent une trame où se trouvent tressés

des thèmes chers à l’auteur : l’enfance (meurtrie souvent,

rêveuse aussi quand elle se laisse aller au fil de l’eau),

l’absolue nécessité de la mémoire (celle des souffrances du

peuple Kanak, celle du résistant Missak Manoukian, celle du

monstrueux trafic d’esclaves qui a enrichi certains armateurs

français, sa propre mémoire aussi car il est important de

savoir d’où l’on vient…), une attention fraternelle portée aux

petites gens (un charbonnier en Périgord, des majorettes, des

ados de banlieue, un batelier (sur une péniche baptisée la

Wazemmes !), un immigré malien suicidaire, un gitan et sa

famille pris dans l’exode de 1940…

Quelquefois policières, ces nouvelles se font plus ironiques

et sarcastiques quand elles dénoncent certaines dérives de la France d’aujourd’hui : la toute

puissance de la télé, la tyrannie du spectacle permanent, la fatuité arrogante des puissants :

j’aime bien qu’on me remette la tête à l’endroit dans ce monde de fous (de foot !) où tout va

de travers.

Et puis il y a la mélancolie comme celle que nous éprouvons devant cette photo de Willy

Ronis qui orne la couverture : un canal, des enfants, un train de péniches : « Devant moi les

écluses libèrent leurs eaux, comme un livre ouvert offre ses mots. »

Disponibles à la bibliothèque de Mosset :

Didier Daeninckx, Le Banquet des affamés (éd. Gallimard, 2012)

Didier Daeninckx, La Mort n’oublie personne (éd. Denoël, 1989)

Didier Daeninckx, L’Espoir en contrebande (éd. Du Cherche-Midi, 2012)

Jean-Luc Doutrelant, à Mosset, le 17 août 2012