Post on 16-Aug-2021
Sophie Schulze
A + 2
En Arabie Saoudite, en Tanzanie, à Abu
Dhabi, à Paris, à Strasbourg, au Niger, à
Jérusalem et à Cracovie, entre la fin du
deuxième millénaire et le début du
troisième, une femme de 40 ans, deux
générations après Auschwitz, raconte son
histoire, ou plutôt notre Histoire.
Le dédale des voyages et des expériences
vécues, hétérogènes et éclatées, que
traverse la narratrice, nous amène à
prendre conscience du poids des origines
sur une biographie. Une question
totalitaire, d’abord non dite, lointaine, puis
étouffante, hante et clôture le récit :
comment accepter, en l’avouant, la filiation
d’un héritage haï et banni sans commettre
le parricide ?
Sophie Schulze est l’auteur de plusieurs
romans et d’un essai, tous publiés aux
Éditions Léo Scheer. A + 2 fait écho, dans
une dimension plus personnelle, mais avec
la même lumineuse et implacable
concision, à son premier roman Allée 7,
rangée 38 (2011).
© Éditions Léo Scheer, 2014. © Photo de Sophie Schulze : Thierry Rateau
EAN numérique : 978-2-7561-0526-0 EAN livre papier : 9782756104508
www.leoscheer.com
978-2-7561-0525-3
A + 2
© Éditions Léo Scheer, 2014www.leoscheer.com
DU MÊME AUTEUR
Allée 7, rangée 38, Éditions Léo Scheer, 2011Moscou-PSG, Éditions Léo Scheer, 2013Nom de pays, Karl, coll. « Variations », Éditions LéoScheer, 2013
SOPHIE SCHULZE
A + 2
Éditions Léo Scheer
Pour mon père
Notre père qui es aux cieux,que Ton nom soit sanctifié
que Ton règne vienne,que Ta volonté soit faite.
Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidienet délivre-nous du mal
car c’est à Toi qu’appartiennentle règne, la puissance et la gloire.
Seigneur !Délivre-nous de cet instant terrible.
Ne fais pas mourir mes enfants,mes amis,
ma femme,Victor,
ni aucun de ceux qui T’aiment et croient en Toi,ni ceux qui ne croient pas en Toi
parce qu’ils sont aveugleset n’ont pas encore tourné vers Toi leurs pensées
parce qu’ils n’ont pasconnu le vrai malheur.
Tous ceux qui en cet instantsont privés d’espoir, d’avenir,
de vie,incapables de se soumettre à Ta pensée.
Tous ceux qui,submergés par la peur,
sentent la fin approchersans craindre pour eux-mêmes,
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mais pour leurs proches.Tous ceux qui n’ont que Toi pour protecteur,
car cette guerre est la dernière,une guerre horrible
après laquelle il n’y aura plusni vainqueurs ni vaincus,
plus de villes ni de villages,plus d’eau dans les puits,
plus d’oiseaux dans le ciel.Je Te donnerai tout ce que j’ai,
je quitterai ma famille que j’aime,je détruirai ma maison,
je renoncerai à Petit Garçon.Je deviendrai muet,
je ne parlerai plus jamais.J’abandonnerai tout
ce qui me rattache à la vie,si seulement
Tu fais tout redevenir comme avant,comme ce matin, comme hier,
que je sois délivréde cette peur mortelle,
immonde, bestiale !Seigneur !
Viens-moi en aide…et je ferai tout
ce que je T’ai promis.
Andreï Tarkovski, Le Sacrifice.
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Et si…je le dédicaçais plutôt…à mon grand-père ?C’est possible, ça ?
À mon grand-père,celui qui n’a pas fait Verdun,
mais Auschwitz.
I don’t thing so…I believe it is not a good ideaIt’s impossible, you mean ?Nein !Das ist verboten !Streng Verdoten !Raus !Schnell !
PERSONNALITÉ JURIDIQUE
Papiere ! Schnell !
J’ai perdu ma carte d’identité française.Je n’ai plus qu’un passeport.Les raisons de la perte de ma carte d’identité
nationale sont délicates à présenter. Il faut remonterau début des années 2000, et partir vivre ensuite àRiyad, la capitale de l’Arabie Saoudite.
Quand j’ai tenté cette expérience, j’avais encorema carte d’identité. Et deux passeports. Le passe-port classique. Et un passeport diplomatique. Lepasseport diplomatique venait de mon employeur,l’École « française internationale » de Ryiad, oùj’enseignais. Grâce à lui, je traversais en coup devent, sans file d’attente ni contrôles, les frontièresde presque tous les pays voisins de l’Arabie. C’étaitmagique. Une liberté de mouvement inédite.
Le prix de cette liberté, la face cachée, obscure demon passeport diplomatique, me furent révélés lors
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d’un voyage touristique en Afrique, une année envi-ron après mon installation à Riyad. Je n’en pouvaisplus, à cette époque, des déserts et de la chaleur sèche.Je rêvais de froid, de montagnes, de neige. Ces rêvesavaient un nom. Le Kilimandjaro. La montagneenneigée la plus proche de mon domicile. Je priscontact avec un guide tanzanien. Je repris la courseà pied. Le premier jour des vacances, j’étais partie.
Ma conquête du Kilimandjaro démarra sur deschapeaux de roues. Le vol Abu Dhabi-Nairobiafficha douze heures de retard. Il fallut l’attendretoute la nuit sur un fauteuil peu confortable del’aéroport. À Nairobi, le lendemain matin, impos-sible de retrouver le guide. Après trois heures derecherche, je me rendis à l’évidence. Je devaisrejoindre Arusha, la ville au départ de l’ascension,par mes propres moyens. Je montai dans un bus,sans être certaine que c’était le bon. Le bus traversaune partie du Kenya. Puis de la Tanzanie. Il arrivaà Arusha à la tombée de la nuit. À l’hôtel, je trouvaile guide. Un homme souriant, doux, flegmatique.Il me laissa une nuit pour me remettre de mesquarante-huit heures de transports variés. Puisnous avons attaqué, vaillamment, comme convenu,les six mille mètres de dénivelé.
Nous avons passé la barre des cinq mille mètresaprès trois jours de marche. J’ai commencé à
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ressentir alors une grande fatigue. Trois longueursavant le sommet, exténuée, je me suis effondréeau relais. Le guide m’a secouée. Il m’a fait boire.Il m’a forcée à parler. Je suis repartie. Il y a biende la neige au sommet du Kilimandjaro, je peuxaujourd’hui en attester.
De retour à Arusha, j’ai goûté au plaisir d’unedouche et d’un bon lit après une semaine decamping à marche forcée. Propre et reposée, jesuis partie en ville. À la terrasse d’un café, j’aidiscuté avec un organisateur de safaris. Ses tarifsdéfiaient toute concurrence. Quelques heures plustard, j’étais dans sa Jeep, à côté d’un Norvégien etd’un couple de Suédois. Puis la Jeep s’est retrouvéedans le cratère d’un volcan, au milieu des lions etdes buffles.
J’ai quitté Arusha à la fin du safari. Le mêmetrajet en bus qu’à l’aller. À Nairobi, je suis montéedans l’avion en direction d’Abu Dhabi, l’escalemaudite du trajet aller qui servait à nouveau detransit. À l’atterrissage, j’ai cherché mon passeport.J’ai vidé mes poches. Puis mes sacs. Encore unefois mes poches. À nouveau mes sacs. J’ai soulevéles coussins de mon fauteuil. Une hôtesse de l’airs’est approchée. Sous sa surveillance, j’ai revidé,lentement, méthodiquement, en me forçant aucalme, en me concentrant, mes poches, mes sacs,
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Post-note de l’éditeur
Chère Sophie Schulze,
Vous me demandez, dans la lettre que vousm’adressez en fin de postface, de supprimer votrenom de la couverture de ce livre. Vous justifiezcette demande par un souci de laisser s’accomplirla justice, précisant que cette dernière ne peutobéir qu’à la loi du talion, conception de l’État dedroit que je trouve un peu archaïque et sommaire,même si elle figure sur l’admirable stèle du coded’Hammurabi. Il faut se souvenir que dans LeMarchand de Venise, Shylock perd son procès àcause d’une éventuelle goutte de sang chrétien quiviendrait s’ajouter aux termes précis de son contratsur la livre de chair servant de garantie à son prêt.Vous écrivez qu’à défaut d’avoir pu rayer votregrand-père de la carte, vous me proposez, à titre decompensation symbolique, de vous rayer, vous, sadescendante, de la couverture de votre livre.
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Permettez-moi d’attirer votre attention sur lefait que l’État allemand, par souci de justice et àtitre de compensation, à la fois symbolique etréelle, assumant l’intégralité de la responsabilité dupeuple allemand pour les générations A + 0, A + 1,A + 2, A + n, a décidé d’attribuer une compensationaux survivants de la politique d’extermination desjuifs menée au cours de la seconde guerre mondialepar les nazis. Ma famille, du moins ce qu’il en restaità l’époque, mes parents et mon frère, ont acceptéde recevoir cette compensation pour « solde detout compte ». Par ailleurs, la suppression du nompropre et son remplacement par un numéro tatouésur le bras étant un usage bien connu des camps, jene peux accepter ce qui serait un supplément entrop, aussi symbolique qu’il puisse être ; même si,comme tout ce que vous écrivez, votre intentionme touche beaucoup.
Bien cordialement,Léo Scheer