Bourdieu Penserlart

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  • Pierre Bourdieu, Questions sur l'art pour et avec les lves d'une cole d'art mise en question 1

    Pierre Bourdieu Questions sur l'art

    pour et avec les lves d'une cole d'art mise en question dans Penser l'art a l'cole, [I. Champey (d.)], Arles, Actes sud, 2001, p.13-54. J'avais sollicit la venue de Pierre Bourdieu parce qu'il donnait, durant l'anne 1998-1999, des cours au Collge de France concernant la rvolution symbolique accomplie par Manet, cours qui taient eux-mmes le dveloppement de ceux du dbut des annes quatre-vingt dont un extrait a t publi dans les Cahiers du muse national d'Art moderne en juin 1987 (n 19-20). Cela me paraissait naturel qu'il souhaite vous parler de cette rvolution artistique qui est la source de la modernit telle que nous la connaissons aujourd'hui. Il m'a rpondu qu'il prfrait tablir un dialogue et trouver une forme autre que celle du cours ou de la confrence. De fait, il a ragi en artiste puisque la forme de cette intervention s'est dfinie d'elle-mme en temps rel. Pierre Bourdieu a prvu de commencer par rpondre sa manire aux questions, puis d'aborder certains points et de s'arrter certains moments, pour pouvoir dialoguer tout en dessinant une cohrence d'ensemble.

    INES CHAMPEY

    J'ai pens que, venant dans une cole des beaux-arts qui, comme celle de Nmes, et quelques autres, se trouve affronte une certaine incomprhension, et mme une [14] vritable hostilit, je devais tenter de trouver une firme moins conventionnelle et convenue que la traditionnelle confrence, et plus proche d'un modle artistique, "intervention" ou "happening", pour aborder les problmes lis l'hostilit l'gard de la cration contemporaine qui se manifeste aujourd'hui de plus en plus souvent - comme l'atteste une lettre de Paul Devautour que je viens de recevoir propos d'une autre cole, l'cole des beaux-arts d'Epinal, menace, elle, dans son existence par sa propre municipalit.

    Vous m'avez envoy tout un tas de questions, qui me rvlent un certain nombre de vos proccupations. Mais la plupart d'entre elles m'ont paru trs difficiles. Les unes, parce qu'elles taient trop claires, trop simples en apparence, trop faciles comprendre, et qu'on risquait de ne pas voir les questions profondes et difficiles qu'elles dissimulent sous leur air de familiarit ou de banalit ; les autres, parce qu'elles taient trop obscures, et qu'on aurait pu tre tent de les carter trop rapidement comme dpourvues de sens ou mme absurdes, sans voir qu'elles pouvaient enfermer de vraies interrogations qui, faute des instruments ncessaires pour les formuler, n'ont pas pu s'noncer.

    Que pouvais-je donc faire ici, avec vous ? J'aurais aim pouvoir pratiquer un vritable dialogue et vous accoucher, selon la mtaphore socratique de la maeutique, des problmes que vous portez en vous. Je voudrais [15] vous aider devenir les sujets de vos problmes et, pour cela, partir de vos problmes et aider les poser vraiment, au lieu d'imposer les miens. C'est l trs strictement le contraire de ce qui se fait le plus souvent, surtout dans le domaine de l'art, et de la critique d'art, o se pratique beaucoup l'abus de pouvoir qui consiste imposer des esprits peu arms des problmes et des constructions thoriques plus ou moins fantastiques - dont j'ai trouv des chos dans l'obscurit de certaines de vos questions.

    Cela dit, il va de soi que, tant donn les conditions dans lesquelles nous sommes placs - vous tes trs nombreux et nous n'avons pas beaucoup de temps -, ce que je vais faire avec vous est certes une sorte de dialogue dans la mesure o je rponds des questions et o je vais m'efforcer de laisser des plages de temps ouvertes vos interventions, mais un faux dialogue, malgr tout, ou, au mieux, le commencement d'un dialogue que vous pourrez poursuivre entre vous.

    Je vais commencer par reprendre les questions telles que je les ai entendues. Il me semble que la situation dans laquelle se trouve l'cole des beaux-arts de Nmes a, en tant que mise en question, comme on a coutume de dire, favoris l'interrogation. Une institution en crise est plus rflexive, plus incline l'interrogation sur soi, qu'une institution pour laquelle tout va de soi. C'est une loi trs gnrale : les gens qui sont bien dans [16] le monde social ne trouvent rien redire au monde tel qu'il est, n'ont pas grand-chose d'intressant dire sur le monde. Les questions que j'ai entendues me paraissent intressantes, bien souvent, par le sens qu'elles trahissent, qui s'exprime, sans que vous le vouliez ncessairement, travers elles, et que je voudrais essayer d'expliciter. Vous tes l, prsents. Vous pourrez donc corriger, redresser, complter.

    Premirement, un certain nombre de questions portent sur vous-mmes en tant qu'apprentis artistes, telle cette question (Q. 1) : Quelle est la diffrence entre un apprenti artiste (ou un artiste) et un citoyen ordinaire ? La question de la diffrence entre un apprenti artiste, quelqu'un qui est dans une cole o il trouve que cela va de soi que de s'initier l'art et mme l'art contemporain, et les citoyens ordinaires d'une ville ordinaire, pour qui rien de tout cela

  • Pierre Bourdieu, Questions sur l'art pour et avec les lves d'une cole d'art mise en question 2

    n'est vident et qui se demandent s'il est bon qu'il existe une cole des beaux-arts, est une de ces questions, trs fondamentales, que vous posez parce qu'elle vous est pose, dans la ralit mme.

    Cette question en entrane d'autres, pour certaines explicitement poses, pour d'autres impliques dans les questions que vous posez : "Qu'est-ce qu'un artiste ?" ; "A quoi reconnat-on que quelqu'un est un artiste ?". Cette question n'est pas tout fait identique une autre, que vous posez aussi (Q. 2) : Qu'est-ce qui fait la diffrence entre [17] un vrai et un faux artiste, un imposteur ? Est-ce qu'un artiste est quelqu'un qui dit de lui-mme qu'il est artiste ou est-ce que c'est quelqu'un dont les autres disent qu'il est artiste ? Mais les autres, c'est qui ? Est-ce que ce sont les autres artistes ou les gens de son village qui croient que c'est un artiste, qui peuvent croire qu'un peintre du dimanche est un artiste ? On voit que la question de savoir qui a le droit de dire de quelqu'un qu'il est artiste est trs importante et trs difficile. Est-ce la critique ? Le collectionneur ? Est-ce le marchand de tableaux ? Est-ce le public, le "grand public", le "peuple" (avec ou sans guillemets) ? Qu'est-ce dire ? Le "peuple" ne parle d'art (et mme de politique) que pour autant qu'on le fait parler hommes politiques, journalistes, tous, notamment quand ils parlent de l'art et des artistes, se font les porte-parole du peuple, parlent au nom du peuple (Q. 3) : Comment expliquez-vous que a provoque tant d'agressivit dans la ville et dans le journal de la rgion ?

    Parler au nom du peuple, et aussi la place du peuple, c'est apporter une rponse populiste une autre question pose par l'un d'entre vous (Q. 4) : Qui a le droit de juger en matire d'art ? A cette position populiste, on peut en opposer une autre, tout aussi grossire, voque par une de vos questions (Q. 5) : L artiste peut-il imposer son got, crer de nouvelles catgories artistiques ? La rponse litiste consiste estimer que l'artiste [18] est seul juge en matire d'art et qu'il est mme en droit d'imposer son got. Mais n'est-ce pas s'exposer l'anarchie des jugements antagonistes, chaque artiste tant juge et partie ? Comment ne pas douter que des gens qui ont des intrts dans le jeu et les enjeux artistiques, artistes, mais aussi collectionneurs, critiques, historiens d'art, etc., puissent soumettre au doute radical les prsupposs tacitement accepts d'un monde avec lequel ils ont partie lie ? Faut-il en appeler des instances extrieures (Q. 6) : Qui fait la valeur de l'art contemporain ? Les collectionneurs ?

    On pense cette sorte de bourse des valeurs artistiques cre par un critique, Willy Bongart, qui publie, dans Kunst Kompass, le hit-parade des cent peintres les plus cits par un panel de collectionneurs et de critiques. Bernard Pivot avait procd de la mme faon, pour la littrature, en publiant le palmars des auteurs les plus cits par deux cents ou trois cents juges dsigns par lui. Mais comment ne pas voir qu'on dcide de ce que sera le palmars en dcidant de qui seront les juges ? Pour le dire de manire rigoureuse : qui sera juge de la lgitimit des juges ? Qui dcidera en dernire instance ? On peut penser l'cole ou l'Etat qui, dans le monde social, est bien, si l'on met Dieu entre parenthses, le tribunal de dernire instance quand il s'agit de certifier la valeur des choses. (Un exemple, pour vous faire comprendre : quand un mdecin fait un [19] certificat de maladie, qui certifie celui qui certifie ? La Facult qui lui a dcern un diplme ? De rgression en rgression, on arrive l'Etat qui est cette sorte de tribunal de dernire instance en matire de conscration.) Et ce n'est donc pas par hasard que, dans les conflits propos de l'cole des beaux-arts de Nmes, on se tourne vers l'Etat.

    Vous vous demandez aussi (Q. 7) : Pourquoi et comment devient-on artiste ? Une autre question - je vais la lire parce qu'elle est intressante, mais ce n'est pas un palmars ! (Q. 8) : A part le dsir de gloire qu'est-ce qui produit la vocation d'tre artiste ? Le dsir de gloire pourrait tre considr comme une explication suffisante et beaucoup d'entre vous pourraient croire que la sociologie se contente d'une telle explication par l'intrt. Explication qui n'explique rien, puisqu'elle est visiblement tautologique. Pour le moment, je ne rponds pas aux questions, je me contente de les agiter pour qu'elles cessent d'tre de simples phrases sur le papier. Il y a aussi tout un ensemble de questions sur l'cole, sur l'enseignement de l'art (Q. 9) : Une cole des beaux-arts est-elle ncessaire ? Autrement dit, est-ce que l'art doit et peut s'enseigner ? C'est une question qui a suscit de nombreux dbats au dbut de la IIIe Rpublique, une poque o on s'inquitait vraiment de dmocratiser l'accs l'art, certains voulant tendre au maximum la diffusion de l'accs aux formes lmentaires [20] de la pratique artistique et faire aller l'enseignement du dessin jusqu'aux coles primaires les plus recules ; d'autres, au contraire, disant que l'art ne s'apprend pas. C'est un vieux dbat, dont on trouve le prototype dans Platon : Est-ce que l'excellence peut s'enseigner ? Est-ce que la manire la plus accomplie d'tre homme peut s'enseigner ? Il y a ceux qui disent non, et qui ne croient qu'au don hrditaire. La croyance dans la transmission hrditaire des dons artistiques est encore trs rpandue : elle porte dire qu'on nat artiste, que l'art ne peut s'enseigner et qu'il y a une contradiction inhrente l'ide d'un enseignement de l'art. C'est le mythe de l'"il", qui serait donn certains par la naissance et qui fait, par exemple, que l'art contemporain serait immdiatement accessible aux enfants. Cette reprsentation charismatique (de charisma, la grce, le don) est un produit historique qui s'est cr progressivement mesure que se constituait ce que j'appelle le champ artistique et que s'inventait le culte de l'artiste. Ce mythe est un des principaux obstacles une science de l'uvre d'art.

    Bref, la question de savoir si l'art peut s'enseigner n'a rien de trivial. A fortiori, la question de savoir si l'art contemporain peut s'enseigner, et s'enseigner dans une cole des beaux-arts. Est-ce qu'il n'y a pas quelque chose de

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    barbare ou d'absurde dans le fait d'enseigner l'art, qui ne s'enseigne pas, dans [21] une cole, et surtout cet art particulier qu'est l'art moderne, qui s'est constitu contre l'acadmisme (notamment avec Manet) ? La difficult du problme est redouble par le fait que les coles des beaux-arts sont maintenant le lieu d'un acadmisme anti-acadmique, d'un acadmisme de la transgression. (Q. 10) : Dans les facults, dans les coles des beaux-arts, il est de bon ton de s'engouffrer dans la brche de l'art contemporain. Autrement dit, l'cole des beaux-arts attend de ceux qui la frquentent qu'ils s'intressent un art qui s'est constitu contre l'cole des beaux-arts. Fini le temps o Manet contestait son matre Couture. Dans les facults et les coles des beaux-arts, aujourd'hui, on fait place ce que Manet opposait l'Acadmie. C'est un peu comme si Couture demandait Manet de faire de l'anti-Couture. Je reviendrai toutes ces questions.

    Deuxime grand ensemble de questions, des questions qui vous sont poses par la situation mme o vous tes. (Q. 11) : Y a-t-il un avenir pour la peinture ? (Q. 12) : Est-ce que le recours aux nouvelles technologies n'est pas une simple mode ? (Q. 13) : Est-ce qu'il y a une efficacit de l'artiste ? (Q. 14) : Est-ce que l'artiste peut avoir un rle politique ? (Q. 15) : Est-ce que l'art contient un potentiel rvolutionnaire ? (Q. 16) : Est-ce que l'autonomie de l'artiste par rapport au pouvoir conomique et politique est possible ? (Q. 17) : L'art doit-il avoir un rle politique ? [22] - vous vous adressez un sociologue, je ne l'oublie pas -, il y a une question sur la sociologie (Q. 18) : Est-ce que la sociologie n'est pas une rponse critique l'esthtique ? Cette question, comme la plupart de celles que vous posez, s'inspire, il me semble, d'une dfinition tacite de la sociologie qui la situe dans l'ordre du collectif, de la statistique, des grands nombres, du grand public. C'est, je dois vous le dire, la dfinition la plus commune, la plus banale, la plus "grand public" - bien qu'elle soit aussi prsente dans la tte de la plupart des philosophes, qui ont beaucoup contribu diffuser, vulgariser cette ide vulgaire, mais qui se croit distingue, de la sociologie : je pense par exemple Heidegger et son fameux texte sur le "on", o il est question de la statistique, de la moyenne, de la banalit et, tacitement, de la sociologie ; c'est l'image la plus rpandue dans les milieux artistiques (et philosophiques) qui, se sentant du ct du singulier, de l'unique, de l'original, etc., se croient obligs de mpriser, voire de dtester la sociologie, science rsolument "vulgaire", et d'affirmer ainsi, bon compte, leur distinction. On comprend que, avec une telle image de la sociologie, vous ne puissiez voir le sociologue que comme un personnage funeste, et dtestable, qui se range ncessairement dans le mauvais camp, du ct du Midi libre, de la critique populiste, et contre l'artiste, la singularit, l'exception, voire la [23] libert. Vous avez une mauvaise image de la sociologie mais je dois dire, pour votre dfense, qu'il y a beaucoup de mauvais sociologues qui vous donnent raison... Mais, l, je suis venu pour essayer de vous donner une ide plus juste de la sociologie et vous faire dcouvrir que, contrairement ce que veulent vous faire croire les mauvais sociologues et tant d'autres, la sociologie peut tre une des armes les plus efficaces pour comprendre et pour dfendre l'art, non seulement l'art dj fait, canonis, musifi, mais l'art se faisant, la recherche artistique la plus tonnante, la plus audacieuse, la plus critique, la plus libre. Voil la thse que je dfends. Je la dclare devant vous. Je ne triche pas.

    Je vais marquer ici un premier arrt, pour que vous puissiez poser des questions. Question : J'aurais voulu savoir la dfinition que vous avez du mot artiste ? P. B. : L'artiste est celui dont les artistes disent que c'est un artiste. L'artiste est celui dont l'existence en tant

    qu'artiste est en jeu dans ce jeu que j'appelle champ artistique. Le monde de l'art est un jeu dans lequel est en jeu la question de savoir qui est en droit de se dire artiste, et surtout de dire qui est artiste. C'est une dfinition qui n'en est pas une et qui a le mrite d'chapper au pige de la dfinition, dont il ne faut jamais oublier qu'elle est en jeu dans le champ artistique. [24] Et il en va de mme dans tous les champs. Dans le monde de l'art contre lequel Manet s'est rvolt, il y avait des instances d'valuation. L'Etat tait le juge en dernire instance, s'agissant d'valuer la qualit artistique d'une uvre et d'un producteur. Autrement dit, il y avait, je vais employer un mot technique, un nomos, un principe de vision et de division lgitime, un point de vue lgitime sur le monde, garanti par l'Etat (il fallait peindre le monde en retenant certains sujets, des sujets anciens ou des sujets contemporains pouvant passer pour anciens, comme les pays orientaux, etc.). C'est pourquoi la rvolution de Manet, quoique purement artistique, a t en mme temps une rvolution politique dans la mesure o l'Etat s'engageait derrire les peintres pompiers, le salon, le jury du salon. Aujourd'hui, depuis les annes quatre-vingt, en France, l'Etat joue nouveau le rle de banque centrale de la lgitimit artistique, mais sans avoir pour autant rinstaur un monopole du "mtier" et en laissant la porte ouverte aux artistes vraiment "transgressifs" (ce qui lui vaut les critiques les plus froces des partisans de la "rvolution conservatrice" en art). J'arrte l ma rponse, sinon je vais anticiper sur tout ce que j'ai vous dire.

    Maintenant je vais essayer de reprendre, en les laborant, les questions que vous vous tes poses de manire qu'elles vous reviennent, plus fortes, plus efficaces, moins acadmiques, qu'elles vous touchent davantage. Cela avant [25] de passer au troisime moment de mon expos, o j'essaierai de vous donner des instruments pour rpondre ces questions (instruments que j'ai commenc utiliser dans la rponse que je viens de faire).

    Vous vous tes interrogs collectivement sur le statut de l'art contemporain, sur la mise en question de l'art

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    contemporain, sur la crise de l'art contemporain, sur la crise de la croyance dans l'art contemporain. En passant d'une formulation l'autre, j'ai reformul la question : la crise de l'art est peut-tre une crise de croyance, laquelle les artistes ont sans doute eux-mmes contribu.

    J'ai dit en commenant que si la science de l'art ou, tout simplement, la rflexion sur l'art est si difficile, c'est parce que l'art est un objet de croyance. Pour faire comprendre, je pourrais dire - a a beaucoup t dit avant moi - que la religion de l'art a dans une certaine mesure pris la place de la religion dans les socits occidentales contemporaines. Par exemple, derrire le fameux titre de Malraux, La Monnaie de l'absolu, il y a cette mtaphore religieuse : il y a l'absolu, Dieu, dont l'art est la petite monnaie. Ainsi arm de cette mtaphore, ou plutt de cette analogie entre le monde artistique et le monde religieux, je reviens ce qu'on dcrit comme crise de l'art contemporain et, plus prcisment, au problme de l'cole d'art qui nous proccupe et qu'on peut penser par analogie avec un grand sminaire. Comme dans le cas du [26] grand sminaire, ceux qui entrent dans l'cole o vont se former des prtres de l'art sont dj des croyants, qui, dj spars des profanes par leur croyance spciale, vont tre renforcs dans leur croyance par l'acquisition d'une comptence hors du commun qui leur donnera le sentiment d'tre lgitims dans leur frquentation des uvres d'art. Le sacr tant ce qui est spar, la comptence qui s'acquiert dans un grand sminaire de l'art est ce qu'il faut possder pour passer sans sacrilge la frontire entre le sacr et le profane. Vous pensez sans doute que je dis des choses abstraites et spculatives mais je vais vous donner un exemple concret qui vous montrera que je ne fais pas de la thorie pour le plaisir. Nous avons publi dans la revue Actes sur la recherche en sciences sociales, il y a une dizaine d'annes, un article de Dano Gamboni1 sur une sorte d'exprience sociale, qui s'est droule dans une petite ville de Suisse, Bienne, qui avait achet des uvres d'art contemporain et qui les avait exposes dans les espaces publics. Un beau jour, les balayeurs, les boueurs ont embarqu les uvres d'art contemporain en les prenant pour des ordures. Ce qui a donn lieu un procs extrmement intressant sur la question de savoir ce qui fait la diffrence entre un dchet, une ordure et une uvre d'art ? [27] Sacr problme. Il y a des artistes qui font des uvres avec des dchets et la diffrence n'est vidente que pour ceux qui dtiennent les principes de perception convenables. Quand on met des uvres dans un muse, il est facile de faire la diffrence. Pourquoi ? Le muse, c'est comme une glise : c'est un lieu sacr, la frontire entre le sacr et le profane est marque. En exposant un urinoir ou un guidon de bicyclette dans un muse, Duchamp s'est content de rappeler qu'une uvre d'art, c'est un objet qui est expos dans un muse ; un objet dont on sait que c'est une uvre d'art parce qu'il est expos dans un muse. Vous savez, en franchissant l'entre du muse, que nul objet n'y entre s'il n'est uvre d'art. Ce qui n'est pas vident pour tout le monde. Dans mon enqute sur les uvres d'art dont le rsultat a t publi dans L'Amour de l'art, j'ai men des entretiens tout fait passionnants avec des gens pour qui cette transmutation ontologique que subit l'uvre d'art par le simple fait d'entrer dans un muse, et qui se traduit par une sorte de sublimation, ne marche pas : il y a des gens qui continuent d'avoir une vision rotique des nus, ou une vision religieuse des piet ou des crucifix. Imaginez que quelqu'un se mette genoux devant une uvre de Piero della Francesca par exemple. Il risque de passer pour fou. Comme disent les philosophes, il commet une "erreur de catgorie" : il prend pour une uvre religieuse, justiciable d'un [28] culte religieux, une uvre justiciable d'un tout autre culte, dans un autre champ, un autre jeu.

    Je vous renvoie un autre article des Actes de la recherche2 o je rapporte une observation que j'ai faite l'glise de Santa Maria Novella de Florence, o se ctoyaient des uvres devant lesquelles les gens (les femmes) du peuple s'arrtaient pour prier (il s'agissait de sculptures ou de peintures trs ralistes, dans le style Saint-Sulpice : par exemple une statue de Notre-Dame du Rosaire portant l'enfant jsus, laquelle on avait accroch un chapelet) parce qu'elles taient capables de rpondre leurs attentes esthtiques et religieuses, tandis que les gens cultivs passaient sans les voir, en les ignorant, en les scotomisant comme dirait un psychanalyste, ou en les mprisant, et des uvres canoniques de l'art consacr, dont la visite est prescrite par les guides touristiques. Chacun rendait son culte spar.

    Je reviens l'iconoclasme inconscient et innocent de l'boueur de Bienne. N'ayant pas les catgories de perception adquates, n'ayant pas ce signal que donne le muse, il avait commis un barbarisme, une "erreur de catgorie", pareille celle de la femme qui serait alle mettre un cierge devant une fresque de Filippino Lippi ou de Domenico Ghirlandaio. [29]

    Ainsi, l'uvre sacre perd son statut d'imago pietatis, d'image religieuse appelant la rvrence religieuse, l'agenouillement, le prie-Dieu, le cierge, le chapelet, par le fait d'entrer dans le muse ou dans les quasi-muses que sont devenues certaines glises et d'appeler ainsi cette autre forme de pit, qu'est le culte de l'art. On voit pourquoi le lieu d'exposition est si important. Comme le dcouvrent, souvent leurs dpens, les artistes qui rpondent la 1 D. Gamboni, "Mprises et mpris. Elments pour une tude de l'iconoclasme contemporain", Actes de la recherche en sciences sociales, 49, 1983, p. 2-28. 2 P. Bourdieu, "Pit religieuse et dvotion artistique. Fidles et amateurs d'art Santa Maria Novella", Actes de la recherche en sciences sociales, 105, 1994, p. 71-74.

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    commande publique (un exemple limite tant le cas de Richard Baqui dont l'uvre, installe dans le quartier Malpass, Marseille, en 1987-1988, a t vandalise, restaure, re-vandalise et finalement retire). Ces artistes se heurtent de plein fouet aux problmes mmes que vous m'avez poss. Ils rencontrent d'abord la dmagogie "naturelle" (surtout aujourd'hui, avec la dcentralisation) des hommes politiques qui, accoutums se plier au jugement du plus grand nombre, tendent, comme les gens de tlvision, faire du plbiscite le principe premier des choix esthtiques (et politiques). Habitus l'espace privilgi du muse, o ils peuvent compter sur la docilit d'un public cultiv, c'est--dire prdispos reconnatre ( tous les sens du terme) l'uvre d'art, ils ne sont pas prpars affronter directement le jugement du grand public, c'est--dire de gens qui n'auraient pour la plupart jamais rencontr l'uvre d'art si elle n'tait pas venue eux, dans leur [30] univers familier, et qui ne sont nullement prpars apprhender l'uvre d'art comme telle, en tant que telle, et lui appliquer les instruments de perception, de dcodage convenables. S'ils font une uvre qui se fait oublier, parce qu'elle est insignifiante, ou trop bien adapte, ils ont perdu, parce qu'ils ont renonc, s'ils font une uvre remarquable, c'est--dire propre se faire remarquer, ils risquent le rejet, voire la destruction iconoclaste. Bref, ne pouvant compter sur la complicit objective du muse qui dsigne d'emble le kitsch, le laid ou le dchet exposs comme des uvres d'art, c'est--dire comme les produits d'une intention artistique (de parodie, de drision, de destruction, peu importe), ils sont affronts une preuve impossible montrer les produits d'un univers gros de dix sicles d'exprience des yeux neufs (au sens fort), ou nafs, c'est--dire totalement dpourvus des instruments de reconnaissance indispensables.

    Une artiste contemporaine, Andrea Fraser, joue de cette distance entre le sacr et le profane, entre l'uvre d'art, et les schmes de perception qu'elle exige, et l'objet ordinaire, qui se livre au premier venu : elle fait des fausses visites de muse, dans lesquelles elle entrane un groupe de visiteurs et elle les arrte devant le dispositif de scurit du muse, faisant remarquer l'espacement harmonieux des botiers lumineux qui rythment la surface du mur et font cho l'architecture [31] d'une range de colonnes. Elle rappelle ainsi les catgories de perception produites par toute l'histoire du monde artistique qu'il faut avoir dans la tte pour comprendre ce qui se passe dans ce monde un peu part, o les ordures peuvent tre constitues en uvres d'art.

    Qu'est-ce qu'on apprend dans les coles des beaux-arts ? On y apprend des raisons d'aimer l'art et aussi tout un ensemble de techniques, de savoirs, de savoir-faire, qui font que l'on peut se sentir la fois inclin et apte transgresser lgitimement les "rgles de l'art" ou, plus simplement, les conventions du "mtier" traditionnel. Si Duchamp a t un des premiers faire de grandes transgressions propos du statut de l'uvre d'art, de la fonction du muse, etc., c'est parce qu'il tait orfvre, qu'il jouait comme un joueur d'checs avec les rgles du jeu de l'art, qu'il tait comme un poisson dans l'eau dans le monde de l'art. A l'inverse, trs prcisment, du Douanier Rousseau qui tait un peintre objet (comme on dit une femme objet), ne sachant pas qu'il transgressait. Un "naf", c'est en effet quelqu'un qui transgresse des rgles qu'il ne connat mme pas. Comme l'Eglise qui, selon Max Weber, se dfinit par "le monopole de la manipulation lgitime des biens de salut", l'cole des beaux-arts vous donne l'accs la manipulation lgitime des biens de salut culturel, ou artistique ; vous tes en droit de dire ce qui est de l'art et ce qui n'en [32] est pas, vous pouvez mme, comme Andrea Fraser, brouiller la frontire sacre entre l'art et le non-art et vous extasier devant un dispositif de scurit. En un mot, dans le champ artistique, comme dans le champ scientifique, il faut avoir beaucoup de capital pour tre rvolutionnaire.

    Pourquoi la discussion sur l'art contemporain est-elle si confuse aujourd'hui ? Et pourquoi certains sociologues y jouent-ils un rle pervers ? Si la critique de l'art contemporain est si difficile combattre, et mme comprendre, c'est qu'il s'agit de ce qu'on peut appeler une rvolution conservatrice. C'est--dire une restauration du pass qui se prsente comme une rvolution ou une rforme progressiste, une rgression, un retour en arrire, qui se donne pour un progrs, un bond en avant, et qui parvient se faire percevoir comme telle (le paradigme de toute "rvolution conservatrice" tant le nazisme). Si bien que, par un renversement paradoxal, ceux qui combattent la rgression ont l'air eux-mmes rgressifs. La rvolution conservatrice trouve son terrain d'lection dans le domaine de l'art et de la culture, parce que, plus encore qu'en matire d'conomie, o les dmunis ont toujours une certaine conscience de leurs manques et du redoublement de ces manques que favorise le retour au pass (avec par exemple la perte des acquis sociaux), les "pauvres en culture", les dmunis culturels, sont en quelque sorte privs de la [33] conscience de leur privation. Bref, la rgression peut se prsenter (et apparatre) comme progressiste parce qu'elle est plbiscite, parce qu'elle est ratifie par le peuple qui, en principe, est arbitre quand il s'agit de dire ce qui est populaire : qui vous dira ce qui est populaire, sinon le peuple ? Ou les sociologues, si du moins ils font un usage scientifique de leurs instruments de connaissance ; au lieu de se contenter, comme certains, de s'appuyer sur mes enqutes pour dire le contraire de ce que j'en dirais et de donner la lgitimit de la science un populisme esthtique qui invoque le got du peuple pour condamner l'art contemporain et surtout, peut-tre, l'aide tatique accorde cet art travers notamment le soutien des conservateurs de muse. (J'avoue que j'ai beaucoup de mal me retrouver dans ce que les critiques et surtout les "sociologues" me font dire ici ou l : en prenant l'tat spar diffrents travaux, ils peuvent me prter des prises de position soit populistes - et c'est La Distinction et L'Amour de l'art -, soit litistes - et c'est plutt Les Rgles

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    de l'art ; en les considrant ensemble, ils peuvent y trouver des contradictions, qui sont en fait le produit de leur incapacit de prendre en compte la fois les conditions de production de la demande artistique, des gots, et les conditions de production des producteurs artistiques, la logique du champ de production, de l'offre artistique.) [34]

    En fait, pour comprendre ce qui se passe dans le domaine de l'art, et les querelles propos de l'art contemporain (Q. 3), il faut tenir ensemble (au lieu de les opposer) deux ensembles de faits scientifiquement tablis d'une part, le fait indiscutable de la distribution ingale du capital culturel (dont le capital artistique est une espce particulire) qui fait que tous les agents sociaux ne sont pas galement enclins et aptes produire et consommer des uvres d'art ; et, d'autre part, le fait que ce que j'appelle le champ artistique, ce microcosme social l'intrieur duquel les artistes, les critiques, les connaisseurs, etc., discutent et luttent propos d'un art que les uns produisent, les autres commentent, font circuler, etc., conquiert progressivement son autonomie, au cours du XIXe sicle, contre le monde marchand, et institue une coupure grandissante entre ce qui se fait dans ce monde et le monde ordinaire des citoyens ordinaires. je cite dans La Distinction un texte d'Ortega y Gasset, un idologue espagnol du dbut du sicle, qui critique trs violemment l'art de son temps, au nom de l'ide que les artistes ont rompu le lien vital qui les unit au peuple. Mais j'aurais pu citer aussi bien Caillois dfendant "la figure humaine" contre Picasso.

    Les rvolutionnaires conservateurs, paradoxalement, invoquent le peuple pour imposer des programmes rgressifs en matire d'art, en s'appuyant sur le philistinisme des [35] non-instruits (celui que met en lumire, aujourd'hui, l'audimat) ou des demi-instruits, ou, pour dire les choses plus simplement, sur le fait social indiscutable que le peuple n'aime pas l'art moderne. Mais que veut dire cette phrase ? je laisse pour le moment de ct la question de savoir ce qu'il faut entendre par "le peuple". Que veut dire : il n'aime pas l'art moderne ? a veut dire qu'il n'a pas les moyens d'accs, qu'il n'a pas le code ou, plus prcisment, les instruments de connaissance, la comptence, et de reconnaissance, la croyance, la propension admirer comme tel, d'une admiration purement esthtique, ce qui est socialement dsign comme admirable - ou devant tre admir - l'exposition dans un muse ou une galerie consacre. Comme l'boueur de Bienne, l n'en pense ni du bien, ni du mal, il n'a pas de catgories de perception ; il n'a pas incorpor sous forme de got le nomos dont je parlais tout l'heure, le principe de vision et de division qui permet de faire les diffrences. Ce que l'on appelle le got est trs prcisment une capacit de faire des diffrences, entre le sal et le sucr, le moderne et l'ancien, le roman et le gothique, ou entre diffrents peintres, ou entre diffrentes manires d'un mme peintre, et, secondairement, d'prouver et d'noncer des prfrences. Et le dfaut, l'absence, la privation de catgories de perception et de principes de diffrenciation conduisent une indiffrence, beaucoup plus [36] profonde, plus radicale que le simple manque d'intrt de l'esthte blas. Dire, propos des gens du peuple, qu'ils n'aiment pas l'art moderne, c'est assez idiot. En fait, a ne les concerne pas, ils n'en ont rien faire. Pourquoi ? Parce que rien n'a t fait pour constituer en eux la libido artistica, l'amour de l'art, le besoin d'art, l'"oeil", qui est une construction sociale, un produit de l'ducation.

    Dans L'Amour de l'art et dans La Distinction, j'ai montr (je crois mme pouvoir dire dmontr) que la disposition artistique qui permet d'adopter devant l'uvre d'art une attitude dsintresse, pure, purement esthtique, et la comptence artistique, c'est--dire l'ensemble de savoirs ncessaires pour "dchiffrer" l'uvre d'art, sont trs corrles avec le niveau d'instruction ou plus prcisment avec le nombre d'annes d'tudes. Autrement dit, ce que l'on appelle l'"oeil" est une pure mythologie justificatrice, une des manires pour ceux qui ont la chance de pouvoir faire des diffrences en matire d'art de se sentir justifis en nature. Et, de fait, le culte de l'art, comme la religion en d'autres temps, offre aux privilgis, comme dit Weber, une "thodice de leur privilge" ; elle est mme sans doute la forme par excellence de la sociodice pour les individus et les groupes qui doivent leur position sociale au capital culturel. Par l s'explique la violence que suscite l'analyse qui met tout cela au jour. Le simple fait de rappeler que ce qui se vit [37] comme un don, ou un privilge des mes d'lite, un signe d'lection, est en ralit le produit d'une histoire, une histoire collective et une histoire individuelle, produit un effet de dsacralisation, de dsenchantement ou de dmystification.

    Il y a ainsi, d'un ct, le fait de l'ingale distribution des moyens d'accs l'uvre d'art (par exemple, plus on va vers le contemporain, plus la structure sociale du public est leve : par exemple le muse d'Art moderne a un public plus "cultiv", pour aller vite, que le Louvre) et, de l'autre, le fait que le monde dans lequel se produit l'art, par sa logique propre, s'loigne toujours davantage du monde commun. La coupure, qui est sans doute trs ancienne, est devenue dramatique depuis le moment o le champ artistique a commenc se retourner vers lui-mme et devenir rflexif et o on a affaire un art qui demande, pour tre peru et apprci, que l'on comprenne que l'objet de cet art, c'est l'art lui-mme. Toute une partie, et, selon moi, la plus avance, de l'art contemporain n'a pas d'autre objet que l'art lui-mme. L'exemple le plus exemplaire est sans doute Devautour qui prend pour objet d'exposition l'acte d'exposition, l'acte de composition d'une collection, l'acte critique, l'acte artistique lui-mme, dans une oeuvre totalement rflexive, qui n'a pas d'autre objet que le jeu artistique lui-mme. On pourrait donner d'autres exemples... [38]

    Ainsi, les attentes du "grand public", qui est inclin une sorte d'acadmisme structural - il applique aux uvres

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    d'art, dans le meilleur des cas, des catgories de perception produites et imposes par l'poque antrieure, c'est--dire aujourd'hui par l'impressionnisme -, ne peuvent que s'loigner toujours davantage de ce que proposent les artistes qui, pris dans la logique autonome du champ, mettent en question sans cesse les catgories de perception communes, c'est--dire les principes de production de l'art antrieur. On peut s'appuyer sur le constat de ce dcalage, comme le font certains sociologues (et certains "philosophes" de tlvision), pour dcrier les recherches d'avant-garde au nom du "peuple" qui paie des subventions pour un art qui ne l'intresse pas (et, comble du scandale, qu'on lui impose mme dans la rue...) et aussi au nom du "mtier" traditionnel du peintre et du "plaisir visuel" qu'il procurait au spectateur (mais quel spectateur ? Pas ncessairement l'boueur de Bienne). On peut mme se donner les apparences de l'anticonformisme courageux en dnonant la doxa progressiste-moderniste prtendument dominante et la coalition internationale muse-march qui favorise une petite minorit d'artistes internationaux "incapables de tenir un pinceau" au dtriment d'excellents artistes franais (o le nationalisme ne va-t-il pas se loger ?) tenus en marge du "nouvel art officiel". On peut mme, [39] pour les plus malins, dnoncer la subversion subventionne, et toutes les formes de l'acadmisme anti-acadmique qu'a rendues possibles la rvolution moderne, de Manet Duchamp et au-del : je veux parler des rptitions intresses et calcules, en un mot opportunistes, des ruptures dj effectues.

    Tout cela au nom d'un populisme esthtique, qui, en s'appuyant sur une sociologie mal comprise de la rception des uvres d'art, condamne les recherches d'avant-garde, dont il ne comprend pas la vritable sociologie. Les rvolutions spcifiques, dont le prototype est celle qu'accomplit Manet, se font, si l'on peut dire, contre "le peuple", contre le got commun, contre le "grand public". Et les critiques ou les sociologues conservateurs ont beau jeu d'invoquer le peuple pour condamner une subversion ncessairement "impopulaire" ou "anti-populaire" (ce qui, comme au temps de Manet, veut dire d'abord "anti-bourgeoise", parce que la force de la rvolution conservatrice en matire d'art vient du fait qu'elle exprime avant tout le dconcertement ou le dgot du public bourgeois des muses et des galeries devant les recherches d'avant-garde). Cela surtout un moment o s'est instaure une tradition de la rvolution artistique (au sein du champ artistique) et o l'on peut donc dguiser une condamnation pure et simple de l'intention rvolutionnaire (artistiquement) en condamnation de l'imposture, la manire d'un Jean [40] Clair, grand connaisseur, qui fait en sorte qu'on ne sache jamais compltement s'il dnonce l'imposture de l'art moderne ou les imposteurs qui s'autorisent de l'image de l'art moderne pour obtenir les subventions et les conscrations (Q. 2).

    Il faudrait, parvenu ce point, aborder le problme des rapports entre l'art et la politique, que vous m'avez pos (Q. 14, 15, 16, 17), ou, plus prcisment, entre le conservatisme en matire d'art et le conservatisme en matire de politique. En fait, ce que l'on a du mal comprendre - et ceci aussi bien gauche qu' droite -, c'est que certaines uvres politiquement "progressistes" (par leur contenu, leur intention explicite) puissent tre esthtiquement conservatrices tandis que des uvres politiquement "neutres" (formalistes) peuvent tre esthtiquement progressistes. Cela dcoule de manire vidente de l'autonomie du champ artistique. Le conformisme de la transgression (Q. 10), qui est si frquent aujourd'hui dans le monde de l'art et de la littrature, s'empare ainsi des "bonnes causes", politiquement correctes, mais conservatrices esthtiquement. Tout ce que je dcris l ( quoi il faut ajouter les stratgies de ceux qui adoptent des signes extrieurs de l'avant-gardisme pour produire des effets de subversion kitsch) contribue brouiller les frontires entre l'art et le non-art, entre le conformisme et la subversion, et contribue ainsi la crise de la croyance. [41]

    Question (inaudible) sur le rle des conservateurs. P. B. : Il faudrait examiner des cas particuliers. Simplement, je pense qu'il est important de savoir - a dcoule de

    la thorie du champ comme univers autonome - que le subversif politiquement n'est pas automatiquement subversif esthtiquement et inversement. Ce dcalage structural rend possible un certain nombre de stratgies de double jeu particulirement perverses qui rendent trs difficiles l'interprtation et la critique. Si le critique a la vie si difficile aujourd'hui en littrature et en peinture, c'est en grande partie parce que tout un ensemble d'crivains et d'artistes connaissent suffisamment l'histoire de l'art et de la littrature pour savoir mimer sur un mode cynique et opportuniste -c'est une des perversions dont la possibilit est inscrite dans la logique des univers vous la rvolution permanente - les apparences de l'avant-gardisme (par exemple tel peintre opportuniste prsentera la Biennale de Venise les portraits nus de deux critiques influents...). Dans un domaine o le jeu de l'imposture est trs avanc, comme la philosophie, il y a des gens qui savent si bien mimer la posture philosophique que, devant des non-philosophes, ils paratront plus philosophes que les philosophes. je ne citerai pas de noms, parce que, malheureusement, vous ne connaissez sans doute que ceux-l [42] et que ce n'est pas la peine que je leur fasse de la publicit. Et de mme, il y a toutes sortes de gens assez informs des usages de l'art pour faire des choix d'apparence avant-garde. Par exemple, tel critique du Monde qui dfend avec beaucoup de constance un art conformiste s'empresse de clbrer la peinture d'un artiste franais portant un nom arabe (des personnages styliss, sobrement pathtiques, dont le peintre dit qu'ils sont "beckettiens"). Il paie ainsi tribut, comme disent les Amricains,

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    une valeur "politiquement correcte". Question : Vous parliez de l'il, du fait que l'on apprcie une uvre d'art par l'il... P. B. : Je rponds en vous renvoyant un livre intitul L'il du Quattrocento dans lequel Baxandall tudie la

    gense sociale des catgories de perception artistique au Quattrocento (ce texte, publi en franais chez Gallimard, a d'abord paru dans Actes de la recherche en sciences sociales3). Il faut en retenir l'ide que l'il est un produit social, et qu'il est habit par des principes de vision et de division socialement constitus (qui varient selon le sexe, l'ge, l'poque, etc.) et dont on peut rendre compte, sociologiquement. Dans la mme perspective, j'essaie, travaillant sur Manet, de dcrire ce [43] qu'tait l'il acadmique que Manet a dtruit. Cet il "pompier" a t balay par l'histoire du champ artistique mais on peut encore s'appuyer dmagogiquement sur cette sorte de vision orthodoxe bourgeoise (beaucoup plus que "populaire") pour contester ce qu'est le produit de la recherche autonome de l'art. D'o l'ambigut du muse d'Orsay.

    Question: Vous pensez qu'il n'y a pas d'il sensible a priori. P. B. : C'est un problme trs difficile. Je ne puis m'empcher de penser que si vous soulevez cette question qui

    s'enracine sans doute dans des souvenirs de votre classe de philosophie sur la perception (qu'est-ce qui, dans ce que nous percevons, est le produit d'une construction intellectuelle, qu'est-ce qui est l'effet direct de la sensation ?), c'est que vous avez envie qu'il y ait quelque chose qui ne soit pas rductible aux catgories et la catgorisation sociales. Je vous le dis, sans y mettre aucune mchancet. Mais je crois qu'il faut se rappeler sans cesse le principe de rflexivit. Quand vous dites une chose de cette sorte demandez-vous si ce n'est pas parce que vous avez envie que ce soit comme a. Le sociologue est un type embtant parce qu'il passe son temps vous enlever les estrades, les tabourets, les chasses, les cothurnes, que vous avez sous [44] les pieds, et parfois le sol mme que vous foulez. C'est ce qui fait que la sociologie parat triste, mais ce n'est pas la sociologie qui est triste, c'est le monde social. Je pense ici une mtaphore, trs picturale, que Freud emploie quelque part : il y a saint Christophe qui porte sur ses paules le Christ qui porte le monde. Freud demande : mais sur quoi reposent les pieds de saint Christophe ? Le sociologue dcouvre que beaucoup de ces choses que nous croyons naturelles, dont nous voudrions qu'elles soient naturelles, plus ou moins selon notre position dans le monde social, selon nos dispositions, beaucoup de ces choses sont historiques, c'est--dire arbitraires, elles existent mais elles auraient pu ne pas exister, elles sont contingentes, elles n'ont pas d'autres fondements qu'historiques. Je vous renvoie mon livre Mditations pascaliennes4 o je cite un trs beau texte dans lequel Pascal part la recherche du fondement ultime de l'autorit de la loi et, de rgression en rgression, arrive jusqu' l'arbitraire pur du commencement, la "vrit de l'usurpation". L'art est une occasion de dcouvrir beaucoup de phnomnes de cette sorte. Il y a des catgories qui ne sont pas fondes en nature, et, en tout cas, si on veut les universaliser, ce n'est pas sur la nature qu'il faut s'appuyer. Voil ce qui fait la tristesse de la sociologie. Cette tristesse, la sociologie [45] la partage avec l'art contemporain. En effet, ce que fait l'art contemporain en se mettant lui-mme sans cesse en question, c'est poser la question de savoir ce qu'il y a sous les pieds de l'artiste en saint Christophe. C'est la raison pour laquelle, en commenant, je vous disais qu'il n'y a rien qui puisse mieux dfendre l'art contemporain que la sociologie : s'ils ont le courage de faire jusqu'au bout, pour leur propre univers, la mise en question qu'ils font subir tous les autres, et de s'enlever eux-mmes le sol de certitude qu'ils ont sous les pieds, les sociologues sont eux aussi affronts au drame de ne pas avoir de point archimdien, de point sur lequel on puisse s'appuyer (ce qui ne signifie pas, comme on le croit parfois, qu'ils soient pour autant condamns au relativisme).

    Je pourrais ici invoquer, aprs Freud, Mallarm, qui dans un texte clbre, et obscur, intitul La Musique et les lettres, rappelle qu'il n'y a pas d'essence du beau, pas d'au-del de ce monde littraire dans lequel est produite la croyance collective dans la beaut, pure fiction qu'il faut se garder de dmystifier (vous trouverez un commentaire de ce texte de Mallarm, important pour comprendre les anxits autour de l'art contemporain, dans Les Rgles de l'art5). Contre la tradition hlderlino-heideggerienne et le culte mystique de la "cration" et du [46] "crateur" comme tre unique, exceptionnel, sans histoire, auquel on l'a indment annex, Mallarm anticipe sur tous les actes artistiques par lesquels les artistes ont pos le problme des fondements sociaux de la croyance artistique, de l'enracinement de la "fiction" artistique dans la croyance qui s'engendre au sein du champ artistique.

    Il n'y a pas d'essence du beau et les artistes sont, de tous les producteurs de biens symboliques, ceux qui se sont le plus avancs dans le sens de la rflexivit sur ce que c'est que de faire ce qu'ils font. L'intention rflexive est beaucoup plus ancienne dans les arts plastiques que dans les autres arts et si les artistes ont aujourd'hui des

    3 M. Baxandall, "L'il du Quattrocento", Actes de la recherche en sciences sociales, 40, 1981, p. 10-49. 4 P. Bourdieu, Mditations pascaliennes, Ed. du Seuil, Paris, 1997, p. 114. 5 P. Bourdieu, Les Rgles de l'art : gense et structure du champ littraire, Ed. du Seuil, Paris, 1992, p. 380 sq.

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    problmes avec la socit (Q. 3), c'est pour une part parce qu'ils posent des problmes la socit, sur leur propre existence, sur les fondements sociaux de leur existence, et, en ce sens, ils sont trs proches des sociologues (Q. 18). Si on leur renvoie le problme de leur justification d'exister, c'est qu'ils se le posent ; c'est qu'ils tendent des verges pour se faire battre et, d'une certaine faon, collaborent leur propre mise en question.

    Pour finir trs vite, je voudrais, dans un troisime temps, essayer de vous donner quelques outils que je crois utiles pour comprendre comment marche le monde de l'art. Ce monde est un monde social parmi d'autres, c'est un microcosme qui, pris dans le macrocosme, obit des lois sociales qui [47] lui sont propres. C'est ce que dit le mot d'autonomie : c'est un monde qui a sa propre loi (nomos) ; dans lequel il y a des enjeux sociaux, des luttes, des rapports de force, du capital accumul (un artiste clbre est quelqu'un qui a accumul ce que j'appelle un capital symbolique, capable de produire des effets symboliques, mais aussi conomiques ; un critique clbre peut faire la valeur d'une uvre d'art ; un expert, qui est mandat pour dire ce qui est authentique, ou qui ne l'est pas, peut faire des miracles sociaux, transformer une chose qui ne valait rien, qui tait dans un grenier, en une uvre hors de prix, etc.). Mais tout ce qui advient dans ce champ, capital, luttes, stratgies, etc. revt des formes spcifiques, originales, qui n'ont pas ncessairement cours dans d'autres microcosmes, et dans le macrocosme social dans son ensemble. Par exemple, les luttes sont pour l'essentiel des luttes symboliques, mobilisant des instruments symboliques, des mots, des formes, etc., et elles ont pour enjeu l'accumulation de capital symbolique, de crdit, qui peut jeter dans le discrdit, discrditer, ceux qui sont dj accrdits (les pompiers au temps de Manet). On dira d'un tel ou d'un tel qu'il est "fini", "dpass".

    Le champ est comme un jeu, mais qui n'a t invent par personne, qui a merg peu peu, de manire trs lente. Ce dveloppement historique s'accompagne d'une accumulation de savoirs, de savoir-faire, de [48] techniques, de procds, ce qui le rend relativement irrversible. Il y a une accumulation collective de ressources collectivement possdes, une des fonctions de l'institution scolaire dans tous les champs et dans le champ de l'art en particulier tant de donner accs (ingalement) ces ressources. Ces ressources collectives, collectivement accumules, constituent la fois des contraintes et des possibilits. Comme un instrument, clavecin ou piano, un certain tat du champ artistique offre un clavier de possibilits, mais il en ferme d'autres. On ne peut pas tout faire - des quarts de ton par exemple -, on ne peut pas faire n'importe quoi. Il y a du possible, du probable et de l'impossible ; du pensable et de l'impensable. II y a des systmes de classement admis, par genres, notamment, des hirarchies, qui orientent les choix. D'aprs mon exprience, les trs grands, Manet pour la peinture, Heidegger pour la philosophie, Flaubert pour la littrature, sont ceux qui connaissent et matrisent le mieux le clavier, l'univers des possibilits ouvertes - et aussi ouvrir - pour leur temps. Il me semble qu'on peut tirer sinon une loi gnrale, du moins une leon de ces grandes entreprises de production culturelle du pass : ceux qui s'affrontent l'ensemble des problmes proposs par un tat du champ, qui essaient de concilier des choses inconciliables, refusent des alternatives absurdes comme l'opposition entre recherche formelle [49] et engagement politique, se donnent les meilleures chances de russite dans tous les domaines de la production symbolique.

    Cet univers de contraintes et de possibilits, c'est aussi ce que les philosophes appellent une problmatique, c'est--dire un ensemble de questions qui sont d'actualit, et tre dans le jeu, "dans le coup", ne pas tre comme un chien dans un jeu de quilles, la manire d'un Douanier Rousseau, c'est savoir non pas ce qui se fait ou ne se fait pas - a c'est une vision mondaine qui n'est mme pas vraie en matire de mode -, c'est savoir o sont les vrais problmes et le bon critique, mon avis, c'est celui qui est capable de reprer les artistes qui ont repr les vrais problmes, celui qui travers la frquentation des uvres et des artistes, etc., connat, presque aussi bien qu'un artiste, l'espace des possibles et qui est en mesure de voir tout de suite ce qui a dj t fait et de distinguer les vraies nouveauts des reprises cyniques ou opportunistes ou des ruptures fictives.

    Dans ce jeu, les gens occupent des positions qui sont dtermines en grande partie par l'importance de leur capital symbolique de reconnaissance, de notorit, capital qui est distribu ingalement entre les diffrents artistes. Il y a donc une structure de la distribution de ce capital qui, travers la position que chaque artiste occupe dans cette structure (celle de dominant ou de domin, etc.), "dtermine" ou oriente les stratgies des [50] diffrents artistes par l'intermdiaire, notamment, de la perception que, en fonction de son habitus, chaque artiste peut avoir de l'espace artistique dans lequel il est insr. Vous me demandiez (Q. 6) : qui fait l'artiste ? Evidemment ce n'est pas l'artiste qui fait l'artiste, mais le champ, l'ensemble du jeu. Du fait qu'il renverse toutes les tables des valeurs, tous les principes d'valuation, le rvolutionnaire est condamn se retrouver seul. Qui va dire que Manet est un artiste alors qu'il met en question radicalement les principes selon lesquels on dtermine qui est artiste et qui ne l'est pas. C'est la solitude de l'hrsiarque, du fondateur de l'hrsie : il n'a de lgitimit qu'en lui-mme. Qu'est-ce qui fait l'artiste, la valeur de l'artiste ? C'est l'univers artistique, ce n'est pas l'artiste lui-mme. Et, la limite, qu'est-ce qui fait l'uvre d'art ? C'est, en dernier ressort, le jeu lui-mme, qui fait le joueur en lui offrant l'univers des coups possibles et les instruments pour les jouer.

    Deuxime instrument qu'il faut avoir, c'est ce que j'appelle l'habitus, le fait que les "individus" sont eux aussi le

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    produit de conditions sociales, historiques, etc. Et qu'ils ont des dispositions, c'est--dire des manires d'tre permanentes, des catgories de perception, des schmes, des modes de pense, des structures d'invention, etc., qui sont lis leurs trajectoires, c'est--dire leur origine sociale, leurs trajectoires scolaires, [51] aux types d'cole par lesquelles ils sont passs (par exemple, il est important de savoir qu'une partie de vos proprits est lie la position de votre cole dans l'espace des coles des beaux-arts, espace videmment hirarchique dans la mesure o ce que vous tes et ce que vous faites est dtermin par la position que vous occupez dans le jeu et par les dispositions que vous avez importes dans ce jeu).

    Dernire chose, c'est dans la relation entre l'habitus comme systme de dispositions li une trajectoire sociale et un champ que se dfinit ce que j'appelle l'espace des possibles. De mme que Balzac ne pouvait pas inventer le monologue intrieur, on ne peut pas sauter par-dessus son temps ; on est dtermin par l'espace des possibles offerts par le champ un moment donn du temps et apprhends travers les lunettes d'un habitus. Mais c'est aussi dans la relation entre l'habitus vou et dvou au champ que s'engendre cette sorte de passion pour le jeu (fondement de l'intrt pour les enjeux) que j'appelle illusio, la croyance fondamentale que le jeu en vaut la chandelle, vaut la peine d'tre jou, et qui est bien plus forte que "le dsir de gloire" qu'voquait une de vos questions (Q. 8). Croyance, amour de l'art, libido artistica, tout cela s'enracine dans une relation sociale, et n'a rien voir avec la reprsentation mystique que l'hagiographie traditionnelle donne de l'art et de l'artiste. [52]

    Pour ceux qui trouveraient ce propos un peu dsenchanteur, je voudrais, pour finir, voquer cette sorte de sociologie exprimentale du champ artistique que Duchamp a t le premier pratiquer et qui trouve une rplication spontane dans l'exprience de l'boueur de Bienne traitant comme dchet, dtritus bons jeter, des objets constitus en "uvres" consacres par le fait de l'exposition publique et faits, pour certains, de dchets transfigurs par l'acte artistique comme La Fontaine de Duchamp. Comment en effet ne pas voir que la conscration artistique est une sorte d'acte magique, qui ne peut tre accompli que dans et par un travail collectif au sein de cet espace magique qu'est le champ artistique ? Duchamp a pu croire que c'tait lui, en tant qu'artiste singulier, qui avait constitu le ready-made en uvre d'art. Mais aurait-il eu l'ide de cette cration et aurait-il russi la faire reconnatre s'il n'avait pas t un artiste et un artiste reconnu (il est significatif que Man Ray ait pu revendiquer la priorit de l'invention du ready-made : en art, comme en science, les inventions simultanes sont l pour rappeler que le champ est toujours au principe des inventions...) ? L'artiste qui appose son nom sur un ready-made (comme le couturier qui met sa signature sur un parfum, ou un bidet - c'est un exemple rel), "crant" ainsi un produit dont le prix de march est sans commune mesure avec le cot de production, [53] est en quelque sorte mandat par tout un groupe pour accomplir un acte magique qui resterait dpourvu de sens et d'efficacit sans toute la tradition dont son geste est l'aboutissement, sans l'univers des clbrants et des croyants qui lui donnent sens et valeur parce qu'ils sont aussi le produit de cette tradition : je pense videmment aux conservateurs de muse, aux critiques, aux amateurs d'art d'avant-garde, aux collectionneurs (Q. 6), tous ceux qui, d'une manire ou d'une autre, ont quelque chose voir avec le jeu de l'art ce moment du temps. Il va de soi que l'boueur de Bienne, immortalis par Dario Gamboni, mais aussi, trs probablement, le concierge ou le gardien du muse, auraient sans doute jet aux ordures l'un ou l'autre des ready-made aujourd'hui immortaliss par l'histoire de l'art. On est l en effet au point o la distance est maximale entre le jeu artiste de l'artiste produisant pour d'autres artistes (ou assimils) et le public profane. C'est dire que le ready-made n'est pas dj fait lorsqu'il se prsente devant le spectateur. Il est faire et il appartient au spectateur de finir le travail que l'artiste avait commenc, et qui ne serait rien qu'un objet ordinaire du monde ordinaire, voire un dtritus banal et vulgaire (je pense ces artistes qui exposent des objets kitsch) sans la contribution des "regardeurs" qui, selon le mot de Duchamp, "font les tableaux". Quant aux "regardeurs" eux-mmes, comment oublier qu'ils sont des [54] produits historiques de l'ducation familiale et scolaire, et des muses o s'acquiert la disposition artistique, et qu'il faut des sicles pour produire un artiste comme Duchamp et un esthte capable d'apprcier sincrement et navement ses productions ?

    Cette ide, indiscutable, que le ready-made comme limite de l'uvre d'art, donc l'uvre d'art elle-mme, est le produit d'un travail collectif et historique, ne devrait dsesprer ou dcevoir que ceux qui sont dsesprment attachs la croyance dans l'unicit du "crateur" et de l'acte de cration, vieille mythologie dont nous devons faire le deuil comme de tant d'autres, que la science a renvoyes au rebut.