Bourdieu Contre Feux

download Bourdieu Contre Feux

of 125

Transcript of Bourdieu Contre Feux

  • Contre-feux Propos pour servir

    la rsistance

    contre [ ' invasion no-l ibrale

  • C H E Z L E M E M E E D I T E U R

    - Pierre Bourdieu, Sur la tlvision, suivi de L'emprise du journalisme, 1996

    - ARESER (Association de rflexion sur les enseignements suprieurs et la recherche), Diagnostics et remdes urgents pour une universit en pril, 1997

    - Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde, 1997

    - Julien Duval, Christophe Gaubert, Frdric Lebaron, Dominique Marchetti, Fabienne Pavis, Le dcembre des intellectuels franais, 1998

    - Keith Dixon, Les vanglistes du march, 1998

    - Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l'analogie, 1999

    - Loc Wacquant, Les prisons de la misre, 1999

    - Keith Dixon, Un digne hritier, 2000

    - Frdric Lordon, Fonds de pension, pige cons ? Mirage de la dmocratie actionnariale, 2000

    - Laurent Cordonnier, Pas de piti pour les gueux. Sur les thories conomiques du chmage, 2000

    - Pierre Bourdieu, Contre-feux 2. Pour un mouvement social europen, 2 0 0 1

    - Rick Fantasia et Kim Voss, Des syndicats domestiqus. Rpression patronale et rsistance syndicale aux tats-Unis, 2003

    Les manuscrits non publis ne sont pas renvoys.

  • P I E R R E B O U R D I E U

    Contre-feux Propos pour servir

    la rsistance

    contre l'invasion

    no-librale

    R A I S O N S D ' A G I R

  • ditions RAISONS D'AGIR 27, rue J a c o b , 75006 Paris RAISONS D'AGIR, avril 1998

  • C O N T R E - F E U X 7

    A U L E C T E U R

    Si j'ai pu me rsoudre rassembler pour la publication ces textes en grande partie indits, c'est que j'ai le sentiment que les dangers contre lesquels ont t allums les contre-feux dont ils voudraient perptuer les effets ne sont ni ponctuels, ni occasionnels et que ces pro-pos, s'ils sont plus exposs que les crits mthodiquement contrls aux discordances lies la diversit des circons-tances, pourront encore fournir des armes utiles tous ceux qui s'efforcent de rsister au flau no-libral.*

    Je n'ai pas beaucoup d'inclination pour les interventions prophtiques et je me suis toujours dfi des occasions o je pouvais tre entran par la situation ou les solidarits aller au-del des limites de ma comptence. Je ne me serais donc pas engag dans des prises de position publiques si je n'avais pas eu, chaque fois, le sentiment, peut-tre illusoire, d'y tre contraint par une sorte de fureur lgitime, proche parfois de quelque chose comme un sentiment du devoir.

    L'idal de l'intellectuel collectif, auquel j'ai essay de me conformer toutes les fois que je pouvais me rencontrer avec d'autres sur tel ou tel point particulier, n'est pas

    * Au r i sque de mul t ip l ier les r u p t u r e s de t o n et de sty le l ies la d ivers i t des s i tua t ions , j'ai p r s e n t les i n te rven t i ons re tenues dans l ' o rd re c h r o n o l o g i q u e p o u r r end re plus sens ib le le c o n t e x t e h i s to r i que . J'ai a jout ici et l que lques ind ica t ions b ib l i og raph iques m in ima les p o u r pe rme t t r e au lecteur de p r o l o n g e r l ' a rgumenta t ion p r o p o s e .

  • toujours facile raliser 1 . Et si j ' a i d, pour tre effica-ce. m'engager parfois en personne et en nom propres, je 1' ai toujours fait avec 1'espoir, sinon de dclencher une mobilisation ou mme un de ces dbats sans objet ni sujet qui surgissent priodiquement dans l'univers mdiatique, du moins de rompre l'apparence d'unani-mit qui fait l'essentiel de la force symbolique du dis-cours dominant.

    I - Entre toutes mes interventions collectives, notamment celles de l'Association de rflexion sur tes enseignements suprieurs et la recherche ( A R . E S E R ) , du Comit international de soutien aux intellectuels algriens ( C I S I A ) et du Parlement international des crivains (dans lequel j'ai cess de me reconnatre), j'ai retenu seulement l'article paru dans Libration sous le titre Le sort des trangers comme schibboleth , avec l'accord de mes coauteurs visibles (Jean-Pierre Alaux) et invisibles (Christophe Daadouch, Marc-Antoine Lvy et Danile Lochak), victimes de la censure trs spontanment et trs banalement exerce par les journalistes responsables de tribunes dites libres dans les journaux: toujours la recherche du capital symbolique associ certains noms propres, ceux-ci n'aiment gure les papiers signs d'un sigle ou de plusieurs noms -c'est l un des obstacles, et non des moindres, la constitution d'un intellectuel collectif- et ils sont ports faire disparatre, soit aprs ngociation, soit, comme ici, sans consultation, les noms peu connus d'eux.

  • C O N T R E - F E U X 9

    La main gauche et la main droite de L'tat*

    Q. - Un rcent numro de la revue que vous dirigez a pris pour thme la souffrance1. On y trouve plusieurs entretiens avec des gens auxquels les mdias ne donnent pas la parole : jeunes de banlieues dshrites, petits agriculteurs, travailleurs sociaux. Le principal d'un collge en difficult exprime, par exemple, son amertume personnelle : au lieu de veiller la transmission des connaissances, il est devenu, contre son gr, le policier d'une sorte de commissariat. Pensez-vous que de tels tmoignages individuels et anecdotiques peuvent permettre de comprendre un malaise collectif? P.B. - Dans l'enqute que nous menons sur la souffrance sociale, nous rencontrons beaucoup de gens qui, comme ce principal de collge, sont traverss par les contradic-tions du monde social, vcues sous la forme de drames personnels. Je pourrais citer aussi ce chef de projet, charg de coordonner toutes les actions dans une banlieue dif-ficile d'une petite ville du Nord de la France. Il est confront des contradictions qui sont la limite extrme de celles qu'prouvent actuellement tous ceux qu'on appelle les travailleurs sociaux : assistantes sociales, du-cateurs, magistrats de base et aussi, de plus en plus, pro-fesseurs et instituteurs. Ils constituent ce que j'appelle la main gauche de l'Etat, l'ensemble des agents des minis-tres dits dpensiers qui sont la trace, au sein de l'Etat, des luttes sociales du pass. Ils s'opposent l'Etat de la main droite, aux narques du ministre des Finances, des

    * Entretien avec R..P. Droit et T. Ferenczi. publi dans Le Monde, le 14 janvier 1992.

  • 1 0 C O N T R E - F E U X

    banques publiques ou prives et des cabinets ministriels. Nombre de mouvements sociaux auxquels nous assistons (et assisterons) expriment la rvolte de la petite noblesse d'tat contre la grande noblesse d'tat.

    Q. - Comment expliquez-vous cette exaspration, ces formes de dsespoir et ces rvoltes? P.B. - Je pense que la main gauche de l'tat a le sentiment que la main droite ne sait plus ou, pire, ne veut plus vrai-ment savoir ce que fait la main gauche. En tout cas, elle ne veut pas en payer le prix. Une des raisons majeures du dsespoir de tous ces gens tient au fait que l'tat s'est reti-r, ou est en train de se retirer, d'un certain nombre de sec-teurs de la vie sociale qui lui incombaient et dont il avait la charge : le logement public, la tlvision et la radio publiques, l'cole publique, les hpitaux publics, etc., conduite d'autant plus stupfiante ou scandaleuse, au moins pour certains d'entre eux, qu'il s'agit d'un tat socialiste dont on pourrait attendre au moins qu'il se fasse le garant du service public comme service ouvert et offert tous, sans distinction...Ce que l'on dcrit comme une crise du politique, un antiparlementarisme, est en ralit un dsespoir propos de l'tat comme responsable de l'intrt public.

    Que les socialistes n'aient pas t aussi socialistes qu'ils le prtendaient, cela n'offusquerait personne : les temps sont durs et la marge de manuvre n'est pas grande. Mais ce qui peut surprendre, c'est qu'ils aient pu contribuer ce point l'abaissement de la chose publique : d'abord dans les faits, par toutes sortes de mesures ou de politiques (je ne nommerai que les mdias) visant la liquidation des acquis du welfare state et surtout, peut-tre, dans le dis-cours public avec l'loge de l'entreprise prive (comme si l'esprit d'entreprise n'avait d'autre terrain que l'entreprise),

  • C O N T R E - F E U X

    l'encouragement l'intrt priv. Tout cela a quelque chose de surprenant, surtout pour ceux que l'on envoie en premire ligne remplir les fonctions dites sociales et suppler les insuffisances les plus intolrables de la logique du march sans leur donner les moyens d'accomplir vrai-ment leur mission. Comment n'auraient-ils pas le senti-ment d'tre constamment flous ou dsavous ?

    On aurait d comprendre depuis longtemps que leur rvolte s'tend bien au-del des questions de salaire, mme si le salaire octroy est un indice sans quivoque de la valeur accorde au travail et aux travailleurs correspondants. Le mpris pour une fonction se marque d'abord par la rmu-nration plus ou moins drisoire qui lui est accorde.

    Q. - Croyez-vous que la marge de manuvre des dirigeants politiques soit si restreinte ? P.B. - Elle est sans doute beaucoup moins rduite qu'on ne veut le faire croire. Et il reste en tout cas un domaine o les gouvernants ont toute latitude : celui du symbolique. L'exemplarit de la conduite devrait s'imposer tout le personnel d'tat, surtout lorsqu'il se rclame d'une tradi-tion de dvouement aux intrts des plus dmunis. Or comment ne pas douter quand on voit non seulement les exemples de corruption (parfois quasi officiels, avec les primes de certains hauts fonctionnaires) ou de trahison du service public (le mot est sans doute trop fort : je pense au pantouflage) et toutes les formes de dtournement, des fins prives, de biens, de bnfices et de services publics : npotisme, favoritisme (nos dirigeants ont beaucoup d' amis personnels ...), clientlisme?

    Et je ne parle pas des profits symboliques! La tlvision a sans doute contribu autant que les pots de vin la dgradation de la vertu civile. Elle a appel et pouss sur le devant de la scne politique et intellectuelle des m'as-

  • 12 C O N T R E - F E U X

    tu-vu ? , soucieux avant tout de se faire voir et de se faire valoir, en contradiction totale avec les valeurs de dvoue-ment obscur l'intrt collectif qui faisaient le fonction-naire ou le militant. C'est le mme souci goste de se faire valoir (souvent aux dpens de rivaux) qui explique que les effets d'annonce soient devenus une pratique si commune. Pour beaucoup de ministres une mesure ne vaut, semble-t-il, que si elle peut tre annonce et tenue pour ralise ds quelle a t rendue publique. Bref, la grande corruption dont le dvoilement fait scandale parce qu'il rvle le dcalage entre les vertus professes et les pra-tiques relles n'est que la limite de toutes les petites fai-blesses ordinaires, talage de luxe, acceptation empresse des privilges matriels ou symboliques.

    Q. - Face la situation que vous dcouvrez, quelle est, vos yeux, la raction des citoyens ? P.B. - Je lisais rcemment un article d'un auteur allemand sur l'Egypte ancienne. Il montre comment, dans une poque de crise de la confiance dans l'Etat et dans le bien public, on voyait fleurir deux choses : chez les dirigeants, la corruption, corrlative du dclin du respect de la chose publique, et, chez les domins, la religiosit personnelle, associe au dsespoir concernant les recours temporels. De mme, on a le sentiment, aujourd'hui, que le citoyen, se sentant rejet l'extrieur de l'tat (qui, au fond, ne lui demande rien en dehors de contributions matrielles obligatoires, et surtout pas du dvouement, de l'enthou-siasme), rejette l'Etat, le traitant comme une puissance trangre qu'il utilise au mieux de ses intrts.

    Q. - Vous parliez de la grande latitude des gouvernants dans le domaine symbolique. Il ne concerne pas seulement les conduites donnes en exemple. Il s'agit aussi des paroles,

  • C O N T R E - F E U X 13

    des idaux mobilisateurs. D'o vient, sur ce point, la dfi-cience actuelle ? P.B. - On a beaucoup parl du silence des intellectuels. Ce qui me frappe, c'est le silence des politiques. Ils sont for-midablement court d'idaux mobilisateurs. Sans doute parce que la professionnalisation de la politique et les conditions exiges de ceux qui veulent faire carrire dans les partis excluent de plus en plus les personnalits inspi-res. Sans doute aussi parce que la dfinition de l'activit politique a chang avec l'arrive d'un personnel qui a appris dans les coles (de sciences politiques) que, pour faire srieux ou tout simplement pour viter de paratre ringard ou palo, il vaut mieux parler de gestion que d'au-togestion et qu'il faut, en tout cas, se donner les apparences (c'est--dire le langage) de la rationalit conomique.

    Enferms dans l'conomisme troit et courte vue de la vision-du-monde-FMI qui fait (et fera) aussi des ravages dans les rapports Nord-Sud, tous ces demi habiles en matire d'conomie omettent, videmment, de prendre en compte les cots rels, court et surtout long terme, de la misre matrielle et morale qui est la seule cons-quence certaine de la Realpolitik conomiquement lgiti-me : dlinquance, criminalit, alcoolisme, accidents de la route, etc. Ici encore, la main droite, obsde par la ques-tion des quilibres financiers, ignore ce que fait la main gauche, affronte aux consquences sociales souvent trs coteuses des conomies budgtaires .

    Q. - Les valeurs sur lesquels les actes et les contributions de l'tat taient fonds ne sont-elles plus crdibles ? P.B. - Les premiers les bafouer sont souvent ceux-l mmes qui en sont les gardiens. Le congrs de Rennes et la loi d'amnistie ont fait plus pour le discrdit des socia-listes que dix ans de campagne anti-socialiste. Et un mili-

  • 14 C O N T R E - F E U X

    tant retourn (dans tous les sens du terme) fait plus de dgts que dix adversaires. Mais dix ans de pouvoir socia-liste ont port leur terme la dmolition de la croyance en l'tat et la destruction de Ftat-providence entreprise dans les annes 70 au nom du libralisme. Je pense en par-ticulier la politique du logement. Elle avait pour but dclar d'arracher la petite bourgeoisie l'habitat collectif (et, par l, au collectivisme ) et de l'attacher la pro-prit prive de son pavillon individuel ou de son appar-tement en coproprit. Cette politique n'a en un sens que trop bien russi. Son aboutissement illustre ce que je disais l'instant sur les cots sociaux de certaines conomies. Car elle est sans doute la cause majeure de la sgrgation spatiale et, par l, des problmes dits des banlieues .

    Q. - Si l'on veut dfinir un idal, ce serait donc le retour au sens de l'Etat, de la chose publique. Vous ne partagez pas l'avis de tout le monde. P.B. - L'avis de tout le monde, c'est l'avis de qui ? Des gens qui crivent dans les journaux, des intellectuels qui pr-nent le moins d'tat et qui enterrent un peu vite le public et l'intrt du public pour le public... On a l un exemple typique de cet effet de croyance partage qui met d'emble hors discussion des thses tout fait discutables. Il faudrait analyser le travail collectif des nouveaux intel-lectuels qui a cr un climat favorable au retrait de l'tat et, plus largement, la soumission aux valeurs de l'cono-mie. Je pense ce que l'on a appel le retour de l'indivi-dualisme , sorte de prophtie auto-ralisante qui tend dtruire les fondements philosophiques du welfare state et en particulier la notion de responsabilit collective (dans l'accident de travail, la maladie ou la misre:, cette conqute fondamentale de la pense sociale i et sociolo-gique). Le retour l'individu, c'est aussi ce qui permet de

  • C O N T R E - F E U X 15

    blmer la victime , seule responsable de son malheur, et de lui prcher la self help, tout cela sous couvert de la ncessit inlassablement rpte de diminuer les charges de l'entreprise.

    La raction de panique rtrospective qu'a dtermine la crise de 68, rvolution symbolique qui a secou tous les petits porteurs de capital culturel, a cr (avec, en renfort, l'effondrement - inespr! - des rgimes de type sovi-tique) les conditions favorables la restauration culturelle aux termes de laquelle la pense Sciences-Po a remplac la pense Mao . Le monde intellectuel est aujourd'hui le lieu d'une lutte visant produire et imposer de nou-veaux intellectuels , donc une nouvelle dfinition de l'in-tellectuel et de son rle politique, une nouvelle dfinition de la philosophie et du philosophe, dsormais engag dans les vagues dbats d'une philosophie politique sans techni-cit, d'une science sociale rduite une politologie de soi-re lectorale et un commentaire sans vigilance de son-dages commerciaux sans mthode. Platon avait un mot magnifique pour tous ces gens, celui de doxosophe : ce technicien-de-l'opinion-qui-se-croit-savant (je traduis le triple sens du mot) pose les problmes de la politique dans les termes mmes o se les posent les hommes d'af-faires, les hommes politiques et les journalistes politiques (c'est--dire trs exactement ceux qui peuvent se payer des sondages...).

    Q. - Vous venez de mentionner Platon. L'attitude du socio-logue se rapproche-t-elle de celle du philosophe? P.B. - Le sociologue s'oppose au doxosophe, comme le phi-losophe, en ce qu'il met en question les vidences et surtout celles qui se prsentent sous la forme de questions, les siennes autant que celles des autres. C'est ce qui choque profondment le doxosophe, qui voit un prjug politique

  • 16 C O N T R E - F E U X

    dans le fait de refuser la soumission profondment politique qu'implique l'acceptation inconsciente des lieux communs, au sens d'Aristote : des notions ou des thses avec lesquelles on argumente, mais sur lesquelles on n'argumente pas.

    Q. - Ne tendez-vous pas mettre, en un sens, le sociologue une place de philosophe-roi, seul savoir o sont les vrais problmes ? P.B. - Ce que je dfends avant tout, c'est la possibilit et la ncessit de l'intellectuel critique, et critique d'abord, de la doxa intellectuelle que scrtent les doxosophes. Il n'y a pas de vritable dmocratie sans vritable contre-pouvoir critique. L'intellectuel en est un, et de premire grandeur. C'est pourquoi je considre que le travail de dmolition de l'intellectuel critique, mort ou vivant - Marx, Nietzsche, Sartre, Foucault, et quelques autres que l'on classe en bloc sous l'tiquette de pense 68 -, est aussi dangereux que la dmolition de la chose publique et qu'il s'inscrit dans la mme entreprise globale de restauration.

    J'aimerais mieux, videmment, que les intellectuels aient tous, et toujours, t la hauteur de l'immense res-ponsabilit historique qui leur incombe et qu'ils aient toujours engag dans leurs actions non seulement leur autorit morale mais aussi leur comptence intellectuelle - la faon, pour ne donner qu'un exemple, d'un Pierre Vidal-Naquet investissant toute sa matrise de la mtho-de histotique dans une critique des usages abusifs de l'his-toire2. Cela dit, pour citer Karl Kraus, entre deux maux, je refuse de choisir le moindre . Si je n'ai gure d'indul-gence pour les intellectuels irresponsables , j'aime enco-re moins ces responsables intellectuels , polygraphes polymorphes, qui pondent leur livraison annuelle entre deux conseils d'administration, trois cocktails de presse et quelques apparitions la tlvision.

  • C O N T R E - F E U X 17

    Q. - Alors quel rle souhaitez-vous pour les intellectuels, notamment dans la construction de l'Europe? P.B. - Je souhaite que les crivains, les artistes, les philo-sophes et les savants puissent se faire entendre directe-ment dans tous les domaines de la vie publique o ils sont comptents. Je crois que tout le monde aurait beaucoup gagner ce que la logique de la vie intellectuelle, celle de l'argumentation et de la rfutation, s'tende la vie publique. Aujourd'hui, c'est la logique de la politique, celle de la dnonciation et de la diffamation, de la slo-ganisation et de la falsification de la pense de l'adver-saire, qui s'tend bien souvent la vie intellectuelle. Il serait bon que les crateurs puissent remplir leur fonc-tion de service public et parfois de salut public.

    Passer l'chelle de l'Europe, c'est seulement s'lever un degr d'universalisation suprieur, marquer une tape sur le chemin de l'tat universel qui, mme dans les choses intellectuelles, est loin d'tre ralis. On n'aurait pas gagn grand-chose, en effet, si l'europocentrisme venait se substituer aux nationalismes blesss des vieilles nations impriales. Au moment o les grandes utopies du XIXe sicle ont livr toute leur perversion, il est urgent de crer les conditions d'un travail collectif de reconstruc-tion d'un univers d'idaux ralistes, capables de mobiliser les volonts sans mystifier les consciences.

    Paris, dcembre 1991

    1 - " La souffrance ", Actes de la recherche en sciences sociales, 90, dcembre 1991, I 04 p. et P. Bourdieu et al., La misre du monde, Paris, d. du Seuil, 1993. 2 - P. Vidal-Naquet, Les Juifs, la mmoire et te prsent, Paris, La Dcouverte, tome I, 1981, tome II, 1991.

  • SoLLers tel quel*

    Sollers tel quel, tel qu'en lui-mme, enfin. trange plaisir spinoziste de la vrit qui se rvle, de la ncessit qui s'ac-complit, dans l'aveu d'un titre, Balladur tel quel, condens haute densit symbolique, presque trop beau pour tre vrai, de toute une trajectoire : de Tel Quel Balladur, de l'avant-garde littraire (et politique) en simi-li l'arrire-garde politique authentique.

    Rien de si grave diront les plus avertis ; ceux qui savent, et depuis longtemps, que ce que Sollers a jet aux pieds du candidat-prsident dans un geste sans prcdent depuis le temps de Napolon III, ce n'est pas la littrature, moins encore l'avant-garde, mais le simulacre de la littrature, et de l'avant-garde. Mais ce faux-semblant est bien fait pour tromper les vrais destinataires de son discours, tous ceux qu'il entend flatter, en courtisan cynique, Balladuriens et Enarques balladurophiles, frotts de culture Sciences-Po pour dissertation en deux points et dners d'ambassade; et aussi tous les matres du faire semblant, qui furent regroups un moment ou un autre autour de Tel Quel : faire semblant d'tre crivain, ou philosophe, ou linguiste, ou tout cela la fois, quand on n'est rien et qu'on ne sait rien de tout cela; quand, comme dans l'his-toire drle, on connat l'air de la culture, mais pas les paroles, quand on sait seulement mimer les gestes du grand crivain, et mme faire rgner un moment la ter-reur dans les lettres. Ainsi, dans la mesure o il parvient imposer son imposture, le Tartuffe sans scrupules de la

    * Ce texte a t publi dans Libration le 27 janvier 1995 la suite de la publication d'un article de Philippe Sollers, paru, sous le titre de " Balladur tel quel ", dans L'Express du 12 janvier 1995.

  • C O N T R E - F E U X 19

    religion de l'art bafoue, humilie, pitine, en le jetant aux pieds du pouvoir le plus bas, culturellement et politique-ment - je pourrais dire policirement - tout l'hritage de deux sicles de lutte pour l'autonomie du microcosme lit-traire; et il prostitue avec lui tous les auteurs, souvent hroques, dont il se rclame dans sa charge de recenseur littraire pour journaux et revues semi-officiels, Voltaire, Proust ou Joyce.

    Le culte des transgressions sans pril qui rduit le liber-tinage sa dimension erotique, conduit faire du cynis-me un des Beaux-Arts. Instituer en rgle de vie le any-thinggoes post-moderne, et s'autoriser jouer simultan-ment ou successivement sur tous les tableaux, c'est se don-ner le moyen de tout avoir et rien payer, la critique de la socit du spectacle et le vedettariat mdiatique, le culte de Sade et la rvrence pour Jean-Paul II, les professions de foi rvolutionnaires et la dfense de l'orthographe, le sacre de l'crivain et le massacre de la littrature (je pense Femmes).

    Celui qui se prsente et se vit comme une incarnation de la libert a toujours flott, comme simple limaille, au gr des forces du champ. Prcd, et autoris par tous les glissements politiques de l're Mitterrand, qui pourrait avoir t la politique, et plus prcisment au socialisme, ce que Sollers a t la littrature, et plus prcisment l'avant-garde, il a t port par toutes les illusions et toutes les dsillusions politiques et littraires du temps. Et sa tra-jectoire, qui se pense comme exception, est en fait statisti-quement modale, c'est--dire banale, et ce titre exem-plaire de la carrire de l'crivain sans qualits d'une poque de restauration politique, et littraire : il est l'incarnation idaltypique de l'histoire individuelle et collective de toute une gnration d'crivains d'ambition, de tous ceux qui, pour tre passs, en moins de trente ans, des terrorismes

  • C O N T R E - F E U X

    maostes ou trotskistes aux positions de pouvoir dans la banque, les assurances, la politique ou le journalisme, lui accorderont volontiers leur indulgence.

    Son originalit, - parce qu'il en a une : il s'est fait le thoricien des vertus du reniement et de la trahison, ren-voyant ainsi au dogmatisme, l'archasme, voire au terro-risme, par un prodigieux renversement auto-justificateur, tous ceux qui refusent de se reconnatre dans le nouveau style libr et revenu de tout. Ses interventions publiques, innombrables, sont autant d'exaltations de l'inconstance ou, plus exactement, de la double inconstance, bien faite pour renforcer la vision bourgeoise des rvoltes artistes -, celle qui, par un double demi-tour, une double demie rvolution, reconduit au point de dpart, aux impatiences empresses du jeune bourgeois provincial, pour qui Mauriac et Aragon crivaient des prfaces.

    Paris, janvier 1995

  • C O N T R E - F E U X 21

    Le sort des trangers comme schibboleth*

    La question du statut que la France accorde aux tran-gers n'est pas un dtail. C'est un faux problme qui, malheureusement, s'est peu peu impos comme une question centrale, terriblement mal pose, dans la lutte politique.

    Convaincu qu'il tait capital de contraindre les diff-rents candidats rpublicains s'exprimer clairement sur cette question, le Groupe d'examen des programmes lectoraux sur les trangers en France (GEPEF) a fait une exprience dont les rsultats mritent d'tre connus. l'interrogation laquelle il a tent de les soumettre, les candidats se sont drobs - l'exception de Robert Hue, et de Dominique Voynet qui en avait fait un des thmes centraux de sa campagne, avec l'abrogation des lois Pasqua, la rgularisation du statut des personnes non expulsables, le souci d'assurer le droit des minorits : Edouard Balladur a envoy une lettre nonant des gn-ralits sans rapport avec nos vingt-six questions. Jacques Chirac n'a pas rpondu notre demande d'entretien. Lionel Jospin a mandat Martine Aubry et Jean-Christophe Cambadlis, malheureusement aussi peu clairs qu'clairants sur les positions de leur favori.

    * Ce texte publi dans Libration le 3 mai 1995, sous la signature de Jean-Pierre Alaux et la mienne, prsente le bilan de l'enqute que le GEPEF (Groupe d'examen des programmes lectoraux sur les trangers en France) avait lance en mars 1995 auprs de huit candidats l'lection prsidentielle afin d'examiner avec eux leurs projets relatifs la situation des trangers en France , sujet pratiquement exclu de la campagne lectorale.

  • 22 C O N T R E - F E U X

    Il n'est pas besoin d'tre grand clerc pour dcouvrir dans leurs silences et dans leur discours qu'ils n'ont pas grand chose opposer au discours xnophobe qui, depuis des annes, travaille transformer en haine les malheurs de la socit, chmage, dlinquance, drogue, etc. Peut-tre par manque de convictions, peut-tre par crainte de perdre des voix en les exprimant, ils en sont venus ne plus parler sur ce faux problme toujours prsent et tou-jours absent que par strotypes convenus et sous-enten-dus plus ou moins honteux, voquant par exemple la scurit, la ncessit de rduire au maximum les entres ou de contrler 1' immigration clandestine (non sans rappeler l'occasion, pour faire progressiste, le rle des trafiquants et des patrons qui l'exploitent).

    Or, tous les calculs lectoralistes, que la logique d'un univers politico-mdiatique fascin par les sondages ne fait qu'encourager, reposent sur une srie de prsupposs sans fondement : sans autre fondement en tout cas que la logique la plus primitive de la participation magique, de la contamination par contact et de l'association verbale. Un exemple entre mille : comment peut-on parler d' immi-grs propos de gens qui n'ont migr de nulle part et dont on dit par ailleurs qu'ils sont de seconde gnration? De mme, une des fonctions majeures de l'adjectif clan-destin, que les belles mes soucieuses de respectabilit progressiste associent au terme d' immigrs, n'est-elle pas de crer une identification verbale et mentale entre le pas-sage clandestin des frontires par les hommes et le passage ncessairement frauduleux, donc clandestin, d'objets interdits (de part et d'autre de la frontire) comme les drogues ou les armes? Confusion criminelle qui autorise penser les hommes concerns comme des criminels.

    Ces croyances, les hommes politiques finissent par croi-re qu'elles sont universellement partages par leurs lec-

  • C O N T R E - F E U X 23

    teurs. Leur dmagogie lectoraliste repose, en effet, sur le postulat que {'opinion publique, est hostile Y immi-gration, aux trangers, toute espce d'ouverture des frontires. Les verdicts des sondeurs, ces modernes astrologues, et les injonctions des conseillers qui leur tien-nent lieu de comptence et de conviction, les somment de s'employer conqurir les voix de Le Pen. Or, pour s'en tenir un seul argument, mais assez robuste, le score mme qu'a obtenu Le Pen, aprs presque deux ans de lois Pasqua, de discours et de pratiques scuritaires, porte conclure que plus on rduit les droits des trangers, plus les bataillons des lecteurs du Front national s'accroissent (ce constat est videmment un peu simplificateur, mais pas plus que la thse souvent avance que toute mesure visant amliorer le statut juridique des trangers prsents sur le territoire franais aurait pour effet de faire monter le score de Le Pen). Ce qui est sr, en tout cas, c'est qu'avant d'imputer la seule xnophobie le vote en faveur du Front national, il faudrait s'interroger sur quelques autres fac-teurs, comme par exemple les affaires de corruption qui ont frapp l'univers mdiatico-politique.

    Tout cela tant dit, reste qu'il faudrait repenser la ques-tion du statut de l'tranger dans les dmocraties modernes, c'est--dire la question des frontires qui peu-vent tre encore lgitimement imposes aux dplace-ments des personnes dans des univers qui, comme le ntre, tirent tant de profits de tous ordres de la circula-tion des personnes et des biens. Il faudrait au moins, court terme, valuer, ft-ce dans la logique de l'intrt bien compris, les cots pour le pays de la politique scuri-taire associe au nom de M. Pasqua : cots entrans par la discrimination dans et par les contrles policiers, qui est bien faite pour crer ou renforcer la fracture sociale, et par les atteintes, qui se gnralisent, aux droits fonda-

  • 2 4 C O N T R E - F E U X

    mentaux, cots pour le prestige de la France et sa tradi-tion particulire de dfenseur des droits de l'homme, etc.

    La question du statut accord aux trangers est bien le critre dcisif, le schibboleth1 qui permet de juger de la capacit des candidats prendre parti, dans tous leurs choix, contre la France trique, rgressive, scuritaire, protectionniste, conservatrice, xnophobe, et pour la France ouverte, progressiste, internationaliste, universalis-te. C'est pourquoi le choix des lecteurs-citoyens devrait se porter sur le candidat qui se sera engag, de la manire la plus claire, oprer la rupture la plus radicale et la plus totale avec la politique actuelle de la France en matire d' accueih des trangers. Ce devrait tre Lionel Jospin... Mais le voudra-t-il ?

    Paris, mai 1995

    I - Schibboleth. preuve dcisive qui permet de juger de la capacit d'une personne.

  • C O N T R E - F E U X 25

    Les abus de pouvoir qui s'arment ou s'autorisent de La raison*

    [...] Il vient du fond des pays islamiques une question trs profonde l'gard du faux universalisme occidental, de ce que j'appelle l'imprialisme de l'universel1. La France a t l'incarnation par excellence de cet impria-lisme, qui a suscit ici, dans ce pays mme, un national populisme, associ pour moi au nom de Herder. S'il est vrai que certain universalisme n'est qu'un nationalisme qui invoque l'universel (les droits de l'homme, etc.) pour s'imposer, il devient moins facile de taxer de ractionnai-re toute raction fondamentaliste contre lui. Le rationa-lisme scientiste, celui des modles mathmatiques qui inspirent la politique du FMI ou de la Banque mondiale, celui des Law firms, grandes multinationales juridiques qui imposent les traditions du droit amricain la plan-te entire, celui des thories de l'action rationnelle, etc., ce rationalisme est la fois l'expression et la caution d'une arrogance occidentale, qui conduit agir comme si cer-tains hommes avaient le monopole de la raison, et pou-vaient s'instituer, comme on le dit communment, en gendarmes du monde, c'est--dire en dtenteurs auto-proclams du monopole de la violence lgitime, capables de mettre la force des armes au service de la justice uni-verselle. La violence terroriste, travers l'irrationalisme du dsespoir dans lequel elle s'enracine presque toujours, renvoie la violence inerte des pouvoirs qui invoquent la raison. La coercition conomique s'habille souvent de rai-

    * Intervention lors de la discussion publique organise par le Parlement international des crivains la Foire du livre de Francfort, le 15 octobre 1995.

  • 2 6 C O N T R E - F E U X

    sons juridiques. L'imprialisme se couvre de la lgitimit d'instances internationales. Et, par l'hypocrisie mme des rationalisations destines masquer ses double standards, il tend susciter ou justifier au sein des peuples arabes, sud-amricains, africains, une rvolte trs profonde contre la raison qui ne peut pas tre spare des abus de pouvoir qui s'arment ou s'autorisent de la raison (cono-mique, scientifique ou autre). Ces irrationalismes sont en partie le produit de notre rationalisme, imprialiste, envahissant, conqurant ou mdiocre, triqu, dfensif, rgressif et rpressif, selon les lieux et les moments. C'est encore dfendre la raison que de combattre ceux qui mas-quent sous les dehors de la raison leurs abus de pouvoir ou qui se servent des armes de la raison pour asseoir ou justifier un empire arbitraire.

    Francfort, octobre 1995

    I - P. Bourdieu, Deux imprialismes de l'universel, in C. Faur et T. Bishop (ds), L'Amrique des Franais, Paris, d. Franois Bourin, 1992, pp.149-155.

  • C O N T R E - F E U X 2 7

    La parole du cheminot*

    Interrog aprs l'explosion survenue le mardi 17 octobre dans la deuxime voiture de la rame du RER qu'il condui-sait, un cheminot qui, selon les tmoins, avait men avec un sang-froid exemplaire l'vacuation des passagers, met-tait en garde contre la tentation de s'en prendre la com-munaut algrienne : ce sont, disait-il simplement, des gens comme nous.

    Cette parole extra-ordinaire, vrit du peuple saine, comme disait Pascal, rompait soudain avec les propos de tous les dmagogues ordinaires qui, par inconscience ou par calcul, s'ajustent la xnophobie ou au racisme qu'ils prtent au peuple, alors qu'ils contribuent les produire, ou qui s'autorisent des attentes supposes de ceux qu'on appelle parfois les simples pour leur offrir, en pensant qu'ils s'en satisferont, les penses simplistes qu'il leur pr-tent ; ou qui s'appuient sur la sanction du march (et des annonceurs), incame par l'audimat ou les sondages, et cyniquement identifie au verdict dmocratique du plus grand nombre, pour imposer tous leur vulgarit et leur bassesse.

    Cette parole singulire faisait la preuve que l'on peut rsister la violence qui s'exerce quotidiennement, en toute bonne conscience, la tlvision, la radio ou dans les journaux, au travers des automatismes verbaux, des images banalises et des paroles convenues et l'effet d'ac-coutumance qu'elle produit, levant insensiblement, dans toute une population, le seuil de tolrance l'insulte et au mpris racistes, abaissant les dfenses critiques contre la

    Texte publi dans Alternatives algriennes, en novembre 1995.

  • 28 C O N T R E - F E U X

    pense pr-logique et la confusion verbale (entre islam et islamisme, entre musulman et islamiste, ou entre islamis-te et terroriste par exemple), renforant sournoisement toutes les habitudes de pense et de comportement hri-tes de plus d'un sicle de colonisation et de luttes colo-niales. Il faudrait analyser ici en dtail l'enregistrement cinmatographique d'un seul des 1850000 contrles qui, la grande satisfaction de notre ministre de l'Intrieur, ont t effectus rcemment par la police, pour donner une petite ide de la myriade d'humiliations infimes (tutoiement, fouille en public, etc.) ou d'injustices et de dlits flagrants (brutalits, portes enfonces, intimit viole) qu'a d subir une fraction importante des citoyens ou des htes de ce pays, autrefois rput pour son ouver-ture aux trangers ; et pour donner une ide aussi de l'in-dignation, de la rvolte ou de la fureur que peuvent entra-ner ces agissements : les propos ministriels, visiblement destins rassurer, ou donner satisfaction la vindicte scuritaire, en deviendraient aussitt moins rassurants.

    Cette parole simple enfermait une exhortation par l'exemple combattre rsolument tous ceux qui, dans leur dsir d'aller toujours au plus simple, mutilent une ralit historique ambigu, pour la rduire aux dichoto-mies rassurantes de la pense manichenne que la tlvi-sion, incline confondre un dialogue rationnel avec un match de catch, a institues en modle. Il est infiniment plus facile de prendre position pour ou contre une ide, une valeur, une personne, une institution ou une situa-tion, que d'analyser ce qu'elle est en vrit, dans toute sa complexit. On s'empressera d'autant plus de prendre parti sur ce que les journalistes appellent un problme de socit celui du voile, par exemple que l'on est plus incapable d'en analyser et d'en comprendre le sens, sou-vent totalement contraire l'intuition ethnocentrique.

  • C O N T R E - F E U X 29

    Les ralits historiques sont toujours nigmatiques et, sous leur apparente vidence, difficiles dchiffrer; et il n'en est sans doute aucune qui prsente ces caractris-tiques un plus haut degr que la ralit algrienne. C'est pourquoi elle reprsente, tant pour la connaissance que pour l'action, un extraordinaire dfi : preuve de vrit pour toutes les analyses, elle est aussi et surtout une pier-re de touche de tous les engagements.

    En ce cas plus que jamais, l'analyse rigoureuse des situations et des institutions est sans doute le meilleur antidote contre les visions partielles et contre tous les manichismes, - souvent associs aux complaisances pharisiennes de la pense communautariste -, qui, travers les reprsentations qu'ils engendrent et les mots dans lesquels ils s'expriment, sont souvent lourds de consquences meurtrires.

    Paris, novembre 1995

  • 3 0 C O N T R E - F E U X

    Contre La destruction d'une civilisation*

    Je suis ici pour dire notre soutien tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la destruction d'une civilisa-tion, associe l'existence du service public, celle de l'ga-lit rpublicaine des droits, droits l'ducation, la sant, la culture, la recherche, l'art, et, par dessus tout, au travail.

    Je suis ici pour dire que nous comprenons ce mouve-ment profond, c'est--dire la fois le dsespoir et les espoirs qui s'y expriment, et que nous ressentons aussi; pour dire que nous ne comprenons pas (ou que nous ne comprenons que trop) ceux qui ne le comprennent pas, tel ce philosophe qui, dans le Journal du dimanche du 10 dcembre, dcouvre avec stupfaction le gouffre entre la comprhension rationnelle du monde, incarne, selon lui, par Jupp, - il le dit en toutes lettres -, et le dsir pro-fond des gens.

    Cette opposition entre la vision long terme de 1' lite claire et les pulsions courte vue du peuple ou de ses reprsentants, est typique de la pense ractionnaire de tous les temps et de tous les pays ; mais elle prend aujour-d'hui une forme nouvelle, avec la noblesse d'tat, qui puise la conviction de sa lgitimit dans le titre scolaire et dans l'autorit de la science, conomique notamment : pour ces nouveaux gouvernants de droit divin, non seule-ment la raison et la modernit, mais aussi le mouvement, le changement, sont du ct des gouvernants, ministres,

    * Intervention la gare de Lyon, lors des grves de dcembre 1995.

  • C O N T R E - F E U X 3 I

    patrons ou experts; la draison et l'archasme, l'inertie et le conservatisme du ct du peuple, des syndicats, des intellectuels critiques.

    C'est cette certitude technocratique qu'exprime Jupp, lorsqu'il s'crie : Je veux que la France soit un pays srieux et un pays heureux. Ce qui peut se traduire : je veux que les gens srieux, c'est--dire, les lites, les narques, ceux qui savent o est le bonheur du peuple, soient en mesure de faire le bonheur du peuple, ft-ce malgr lui, c'est--dire contre sa volont ; en effet, aveugl par ses dsirs, dont parlait le philosophe, le peuple ne connat pas son bon-heur - en particulier son bonheur d'tre gouvern par des gens qui, comme M. Jupp, connaissent son bonheur mieux que lui. Voil comment pensent les technocrates et comment ils entendent la dmocratie. Et l'on com-prend qu'ils ne comprennent pas que le peuple, au nom duquel ils prtendent gouverner, descende dans la rue -comble d'ingratitude! - pour s'opposer eux.

    Cette noblesse d'tat, qui prche le dprissement de l'tat et le rgne sans partage du march et du consomma-teur, substitut commercial du citoyen, a fait main basse sur l'tat; elle a fait du bien public, un bien priv, de la chose publique, de la Rpublique, sa chose. Ce qui est en jeu, aujourd'hui, c'est la reconqute de la dmocratie contre la technocratie : il faut en finir avec la tyrannie des experts, style Banque mondiale ou FMI, qui imposent sans discus-sion les verdicts du nouveau Lviathan, les marchs finan-ciers, et qui n'entendent pas ngocier, mais expliquer; il faut rompre avec la nouvelle foi en l'invitabilit histo-rique que professent les thoriciens du libralisme; il faut inventer les nouvelles formes d'un travail politique collec-tif capable de prendre acte des ncessits, conomiques notamment (ce peut tre la tche des experts), mais pour les combattre et, le cas chant, les neutraliser.

  • La crise d'aujourd'hui est une chance historique, pour la France et sans doute aussi pour tous ceux, chaque jour plus nombreux, qui, en Europe et ailleurs dans le monde, refusent la nouvelle alternative : libralisme ou barbarie. Cheminots, postiers, enseignants, employs des services publics, tudiants, et tant d'autres, activement ou passi-vement engags dans le mouvement, ont pos, par leurs manifestations, par leurs dclarations, par les rflexions innombrables qu'ils ont dclenches et que le couvercle mdiatique s'efforce en vain d'touffer, des problmes tout fait fondamentaux, trop importants pour tre lais-ss des technocrates aussi suffisants qu'insuffisants : comment restituer aux premiers intresss, c'est--dire chacun de nous, la dfinition claire et raisonnable de l'avenir des services publics, sant, ducation, transports, etc., en liaison notamment avec ceux qui, dans les autres pays d'Europe, sont exposs aux mmes menaces? Comment rinventer l'cole de la Rpublique, en refu-sant la mise en place progressive, au niveau de l'ensei-gnement suprieur, d'une ducation deux vitesses, symbolise par l'opposition entre les Grandes coles et les facults ? Et l'on peut poser la mme question pro-pos de la sant ou des transports. Comment lutter contre la prcarisation qui frappe tous les personnels des services publics et qui entrane des formes de dpendance et de soumission, particulirement funestes dans les entreprises de diffusion culturelle, radio, tlvision ou journalisme, par l'effet de censure qu'elles exercent, ou mme dans l'enseignement?

    Dans le travail de rinvention des services publics, les intellectuels, crivains, artistes, savants, etc., ont un rle dterminant jouer. Ils peuvent d'abord contribuer bri-ser le monopole de l'orthodoxie technocratique sur les moyens de diffusion. Mais ils peuvent aussi s'engager, de

  • C O N T R E - F E U X 33

    manire organise et permanente, et pas seulement dans les rencontres occasionnelles d'une conjoncture de crise, aux cts de ceux qui sont en mesure d'orienter efficace-ment l'avenir de la socit, associations et syndicats notamment, et travailler laborer des analyses rigou-reuses et des propositions inventives sur les grandes ques-tions que l'orthodoxie mdiatico-politique interdit de poser : je pense en particulier la question de l'unifica-tion du champ conomique mondial et des effets cono-miques et sociaux de la nouvelle division mondiale du travail, ou la question des prtendues lois d'airain des marchs financiers au nom desquelles sont sacrifies tant d'initiatives politiques, la question des fonctions de l'ducation et de la culture dans des conomies o le capi-tal informationnel est devenu une des forces productives les plus dterminantes, etc.

    Ce programme peut paratre abstrait et purement tho-rique. Mais on peut rcuser le technocratisme autoritaire sans tomber dans un populisme, auquel les mouvements sociaux du pass ont trop souvent sacrifi, et qui fait le jeu, une fois de plus, des technocrates.

    Ce que j'ai voulu exprimer, en tout cas, peut-tre mal-adroitement, - et j'en demande pardon ceux que j 'au-rais pu choquer ou ennuyer -, c'est une solidarit relle avec ceux qui se battent aujourd'hui pour changer la socit : je pense en effet qu'on ne peut combattre effica-cement la technocratie, nationale et internationale, qu'en l'affrontant sur son terrain privilgi, celui de la science, conomique notamment, et en opposant la connaissan-ce abstraite et mutile dont elle se prvaut, une connais-sance plus respectueuse des hommes et des ralits aux-quelles ils sont confronts.

    Paris, dcembre 1995

  • Le mythe de La mondialisation et l'tat social europen*

    On entend dire partout, longueur de journe, - et c'est ce qui fait la force de ce discours dominant -, qu'il n'y a rien opposer la vision no-librale, qu'elle parvient se prsenter comme vidente, comme dpourvue de toute alternative. Si elle a cette sorte de banalit, c'est qu'il y a tout un travail d'inculcation symbolique auquel partici-pent, passivement, les journalistes ou les simples citoyens, et surtout, activement, un certain nombre d'intellectuels. Contre cette imposition permanente, insidieuse, qui pro-duit, par imprgnation, une vritable croyance, il me semble que les chercheurs ont un rle jouer. D'abord ils peuvent analyser la production et la circulation de ce dis-cours. Il y a de plus en plus de travaux, en Angleterre, aux tats-Unis, en France, qui dcrivent de manire trs pr-cise les procdures selon lesquelles cette vision du monde est produite, diffuse et inculque. Par toute une srie d'analyses la fois des textes, des revues dans lesquelles ils taient publis et qui se sont peu peu imposes comme lgitimes, des caractristiques de leurs auteurs, des col-loques dans lesquels ceux-ci se runissaient pour les pro-duire, etc., ils ont montr comment, et en Angleterre et en France, un travail constant a t fait, associant des intellectuels, des journalistes, des hommes d'affaires, pour imposer comme allant de soi une vision no-librale qui, pour l'essentiel, habille de rationalisations conomiques les prsupposs les plus classiques de la pense conserva-

    * Intervention la Confdration gnrale des travailleurs grecs (GSEE) Athnes, en octobre 1996.

  • C O N T R E - F E U X 3 5

    trice de tous les temps et de tous les pays. Je pense une tude sur le rle de la revue Preuves qui, finance par la CIA, a t patronne par de grands intellectuels franais, et qui, pendant 20 25 ans - pour que quelque chose de faux devienne vident, cela prend du temps , a produit inlassablement, contre-courant au dbut, des ides qui sont peu peu devenues videntes1. La mme chose s'est passe en Angleterre, et le thatchrisme n'est pas n de Mme Thatcher. Il tait prpar depuis trs longtemps par des groupes d'intellectuels qui avaient pour la plupart des tribunes dans les grands journaux 2. Une premire contri-bution possible des chercheurs pourrait tre de travailler la diffusion de ces analyses, sous des formes accessibles tous.

    Ce travail d'imposition, commenc depuis trs long-temps, continue aujourd'hui. Et on peut observer rgu-lirement l'apparition, comme par miracle, quelques jours d'intervalle, dans tous les journaux franais, avec des variantes lies la position de chaque journal dans l'univers des journaux, de constats sur la situation cono-mique miraculeuse des Etats-Unis ou de l'Angleterre. Cette sorte de goutte--goutte symbolique auquel les journaux crits et tlviss contribuent trs fortement -en grande partie inconsciemment, parce que la plupart des gens qui rptent ces propos le font de bonne foi , produit des effers rrs profonds. C'est ainsi qu'au bout du compte, le no-libralisme se prsente sous les dehors de X invitabilit.

    C'est tout un ensemble de prsupposs qui sont impo-ss comme allant de soi : on admet que la croissance maximum, donc la productivit et la comptitivit, est la fin ultime et unique des actions humaines; ou qu'on ne peut rsister aux forces conomiques. Ou encore, prsup-pos qui fonde tous les prsupposs de l'conomie, on fait

  • 3 6 C O N T R E - F E U X

    une coupure radicale entre l'conomique et le social, lais-s l'cart, et abandonn aux sociologues, comme une sorte de rebut. Autre prsuppos important, c'est le lexique commun qui nous envahit, que nous absorbons ds que nous ouvrons un journal, ds que nous coutons une radio, et qui est fait, pour l'essentiel, d'euphmismes. Malheureusement, je n'ai pas d'exemples grecs, mais je pense que vous n'aurez pas de peine en trouver. Par exemple en France, on ne dit plus le patronat, on dit les forces vives de la nation; on ne parle pas de dbauchage, mais de dgraissage, en utilisant une analogie sportive (un corps vigoureux doit tre mince). Pour annoncer qu'une entreprise va dbaucher 2 000 personnes, on par-lera du plan social courageux de Alcatel. Il y a aussi tout un jeu avec les connotations et les associations de mots comme flexibilit, souplesse, drgulation, qui tend faire croire que le message no-libral est un message universaliste de libration.

    Contre cette doxa, il faut, me semble-t-il, se dfendre en la soumettant l'analyse et en essayant de comprendre les mcanismes selon lesquels elle est produite et impose. Mais cela ne suffit pas, mme si c'est trs important, et on peut lui opposer un certain nombre de constats empi-riques. Dans le cas de la France, l'tat a commenc abandonner un certain nombre de terrains de l'action sociale. La consquence, c'est une somme extraordinaire de souffrances de toutes sortes, qui n'affectent pas seule-ment les gens frapps par la grande misre. On peut ainsi montrer qu' l'origine des problmes qui s'observent dans les banlieues des grandes villes, il y a une politique no-librale du logement qui, mise en pratique dans les annes 1970 (l'aide la personne), a entran une sgrgation sociale, avec d'un ct le sous-proltariat compos pour une bonne part d'immigrs, qui est rest

  • C O N T R E - F E U X 37

    dans les grands ensembles collectifs et, de l'autre, les tra-vailleurs permanents dots d'un salaire stable et la petite-bourgeoisie qui sont partis dans des petites maisons indi-viduelles qu'ils ont achetes avec des crdits entranant pour eux des contraintes normes. Cette coupure sociale a t dtermine par une mesure politique.

    Aux tats-Unis, on assiste un ddoublement de l'tat, avec d'un ct un tat qui assure des garanties sociales, mais pour les privilgis, suffisamment assurs pour don-ner des assurances, des garanties, et un tat rpressif, policier, pour le peuple. Dans l'tat de Californie, un des plus riches des tats-Unis, - il a t un moment constitu par certains sociologues franais en paradis de toutes les librations , et des plus conservateurs aussi, qui est dot de l'universit sans doute la plus prestigieu-se du monde, le budget des prisons est suprieur, depuis 1994, au budget de toutes les universits runies. Les Noirs du ghetto de Chicago ne connaissent de l'tat que le policier, le juge, le gardien de prison et le parole officer, c'est--dire l'officier d'application des peines devant qui ils doivent se prsenter rgulirement sous peine de repartir en prison. On a affaire l une sorte de ralisa-tion du rve des dominants, un tat qui, comme l'a montr Loc Wacquant, se rduit de plus en plus sa fonction policire.

    Ce que nous voyons aux tats-Unis et qui s'esquisse en Europe, c'est un processus d'involution. Quand on tudie la naissance de l'tat dans les socits o l'tat s'est constitu le plus tt, comme la France et l'Angleterre, on observe d'abord une concentration de force physique et une concentration de force conomique - les deux allant de pair, il faut de l'argent pour pouvoir faire des guerres, pour pouvoir faire la police, etc. et il faut des forces de police pour pouvoir prlever de l'argent. Ensuite on a une

  • 3 8 C O N T R E - F E U X

    concentration de capital culturel, puis une concentration d'autorit. Cet Etat, mesure qu'il avance, acquiert de l'autonomie, devient partiellement indpendant des forces sociales et conomiques dominantes. La bureau-cratie d'tat commence tre en mesure de distordre les volonts des dominants, de les interprter et parfois d'ins-pirer des politiques.

    Le processus de rgression de l'tat fait voir que la rsis-tance la croyance et la politique no-librales est d'au-tant plus forte dans les diffrents pays que les traditions tatiques y taient plus fortes. Et ceci s'explique parce que l'tat existe sous deux formes : dans la ralit objective, sous la forme d'un ensemble d'institutions comme des rglements, des bureaux, des ministres, etc. et aussi dans les ttes. Par exemple, l'intrieur de la bureaucratie fran-aise, lors de la rforme du financement du logement, les ministres sociaux ont lutt contre les ministres finan-ciers, pour dfendre la politique sociale du logement. Ces fonctionnaires avaient intrt dfendre leur ministres, leurs positions ; mais, c'est aussi qu'ils y croyaient, qu'ils dfendaient leurs convictions. L'tat, dans tous les pays, est, pour une part, la trace dans la ralit de conqutes sociales. Par exemple, le ministre du Travail est une conqute sociale devenue une ralit, mme si, dans cer-taines circonstances, il peut tre aussi un instrument de rpression. Et l'tat existe aussi dans la tte des tra-vailleurs sous la forme de droit subjectif (a c'est mon droit, on ne peut pas me faire a), d'attachement aux acquis sociaux, etc. Par exemple, une des grosses diff-rences entre la France et l'Angleterre, c'est que les Anglais thatchriss dcouvrent qu'ils n'ont pas rsist autant qu'ils auraient pu, en grande partie parce que le contrat de travail tait un contrat de common law, et non, comme en France, une convention garantie par l'tat. Et aujour-

  • C O N T R E - F E U X 3 9

    d'hui, paradoxalement, au moment o, en Europe conti-nentale, on exalte le modle de l'Angleterre, au mme moment les travailleurs anglais regardent du ct du Continent et dcouvrent qu'il offre des choses que leur tradition ouvrire ne leur offrait pas, c'est--dire l'ide de droit du travail.

    L'Etat est une ralit ambigu. On ne peut pas se contenter de dire que c'est un instrument au service des dominants. Sans doute l'tat n'est-il pas compltement neutre, compltement indpendant des dominants, mais il a une autonomie d'autant plus grande qu'il est plus ancien, qu'il est plus fort, qu'il a enregistr dans ses struc-tures des conqutes sociales plus importantes, etc. Il est le lieu de conflits (par exemple entre les ministres finan-ciers et les ministres dpensiers, chargs des problmes sociaux). Pour rsister contre Yinvolution de l'Etat, c'est--dire contre la rgression vers un tat pnal, charg de la rpression, et sacrifiant peu peu les fonctions sociales, ducation, sant, assistance, etc., le mouvement social peut trouver des appuis du ct des responsables des dos-siers sociaux, chargs de la mise en oeuvre de l'aide aux chmeurs de longue dure, qui s'inquitent des ruptures de la cohsion sociale, du chmage, etc., et qui s'opposent aux financiers qui ne veulent connatre que les contraintes de la globalisation et la place de la France dans le monde.

    J'ai voqu la globalisation: c'est un mythe au sens fort du terme, un discours puissant, une ide force, une ide qui a de la force sociale, qui obtient la croyance. C'est l'arme principale des luttes contre les acquis du wel-fare state : les travailleurs europens, dit-on, doivent riva-liser avec les travailleurs moins favoriss du reste du monde. On donne ainsi en modle aux travailleurs euro-pens des pays o le salaire minimum n'existe pas, o les

  • 4 0 C O N T R E - F E U X

    ouvriers travaillent 12 heures par jour pour un salaire qui varie entre l / 4 e t l / 1 5 e d u salaire europen, o il n'y a pas de syndicats, o l'on fait travailler les enfants, etc. Et c'est au nom d'un tel modle qu'on impose la flexibilit, autre mot-cl du libralisme, c'est--dire le travail de nuit, le travail des week-ends, les heures de travail irrgulires, autant de choses inscrites de toute ternit dans les rves patronaux. De faon gnrale, le no-libralisme fait reve-nir sous les dehors d'un message trs chic et trs moder-ne les plus vieilles ides du plus vieux patronat. (Des revues, aux tats-Unis, dressent le palmars de ces patrons de choc, qui sont classs, comme leur salaire en dollars, d'aprs le nombre de gens qu'ils ont eu le coura-ge de licencier). C'est le propre des rvolutions conserva-trices, celle des annes trente en Allemagne, celle des Thatcher, Reagan et autres, de prsenter des restaurations comme des rvolutions. La rvolution conservatrice aujourd'hui prend une forme indite : il ne s'agit pas, comme en d'autres temps, d'invoquer un pass idalis, travers l'exaltation de la terre et du sang, thmes archaques des vieilles mythologies agraires. Cette rvolu-tion conservatrice d'un type nouveau se rclame du pro-grs, de la raison, de la science (l'conomie en l'occurren-ce) pour justifier la restauration et tente ainsi de renvoyer dans l'archasme la pense et l'action progressistes. Elle constitue en normes de toutes les pratiques, donc en rgles idales, les rgularits relles du monde cono-mique abandonn sa logique, la loi dite du march, c'est--dire la loi du plus fort. Elle ratifie et glorifie le rgne de ce que l'on appelle les marchs financiers, c'est--dire le retour une sorte de capitalisme radical, sans autre loi que celle du profit maximum, capitalisme sans frein et sans fard, mais rationalis, pouss la limite de son efficacit conomique par l'introduction de formes

  • C O N T R E - F E U X 41

    modernes de domination, comme le management, et de techniques de manipulation, comme l'enqute de mar-ch, le marketing, la publicit commerciale.

    Si cette rvolution conservatrice peut tromper, c'est qu'elle n'a plus rien, en apparence, de la vieille pastorale Fort-Noire des rvolutionnaires conservateurs des annes trente ; elle se pare de tous les signes de la modernit. Ne vient-elle pas de Chicago? Galile disait que le monde naturel est crit en langage mathmatique. Aujourd'hui, on veut nous faire croire que c'est le monde conomique et social qui se met en quations. C'est en s'armant de mathmatique (et de pouvoir mdiatique) que le no-libralisme est devenu la forme suprme de la sociodice conservatrice qui s'annonait, depuis 30 ans, sous le nom de fin des idologies, ou, plus rcemment, de fin de l'histoire.

    Pour combattre le mythe de la mondialisation, qui a pour fonction de faire accepter une restauration, un retour un capitalisme sauvage, mais rationalis, et cynique, il faut revenir aux faits. Si l'on regarde les statis-tiques, on observe que la concurrence que subissent les travailleurs europens est pour l'essentiel intra-europen-ne. Selon les sources que j'utilise, 70% des changes co-nomiques des nations europennes s'tablissent avec d'autres pays europens. En mettant l'accent sur la mena-ce extra-europenne, on cache que le principal danger est constitu par la concurrence interne des pays europens et ce qu'on appelle parfois le social dumping : les pays euro-pens faible protection sociale, salaires bas, peuvent tirer parti de leurs avantages dans la comptition, mais en tirant vers le bas les autres pays, ainsi contraints d'aban-donner les acquis sociaux pour rsister. Ce qui implique que, pour chapper cette spirale, les travailleurs des pays avancs ont intrt s'associer aux travailleurs des pays les

  • 42 C O N T R E - F E U X

    moins avancs pour garder leurs acquis et pour en favori-ser la gnralisation tous les travailleurs europens. (Ce qui n'est pas facile, du fait des diffrences dans les tradi-tions nationales, notamment dans le poids des syndicats par rapport l'tat et dans les modes de financement de la protection sociale.)

    Mais ce n'est pas tout. Il y a aussi tous les effets, que chacun peut constater, de la politique no-librale. Ainsi un certain nombre d'enqutes anglaises montrent que la politique thatchrienne a suscit une formidable inscuri-t, un sentiment de dtresse, d'abord chez les travailleurs manuels, mais aussi dans la petite-bourgeoisie. On obser-ve exactement la mme chose aux tats-Unis o l'on assis-te la multiplication des emplois prcaires et sous-pays (qui font baisser artificiellement les taux de chmage). Les classes moyennes amricaines, soumises la menace du licenciement brutal, connaissent une terrible inscurit (faisant ainsi dcouvrir que ce qui est important dans un emploi, ce n'est pas seulement le travail et le salaire qu'il procure, mais la scurit qu'il assure). Dans tous les pays, la proportion des travailleurs statut temporaire crot par rapport la population des travailleurs statut perma-nent. La prcarisation et la flexibilisation entranent la perte des faibles avantages (souvent dcrits comme des privilges de nantis) qui pouvaient compenser les faibles salaires, comme l'emploi durable, les garanties de sant et de retraite. La privatisation, de son ct, entrane la perte des acquis collectifs. Par exemple, dans le cas de la France, les 3/4 des travailleurs nouvellement embau-chs le sont titre temporaire, et seulement 1/4 de ces 3/4 deviendront des travailleurs permanents. Evidemment les nouveaux embauchs sont plutt des jeunes. Ce qui fait que cette inscurit frappe essentiellement les jeunes, en France - nous l'avions aussi constat dans notre livre La

  • C O N T R E - F E U X 43

    Misre du monde- et aussi en Angleterre o la dtresse des jeunes atteint des sommets, avec des consquences comme la dlinquance et autres phnomnes extr-mement coteux.

    quoi s'ajoute, aujourd'hui, la destruction des bases conomiques et sociales des acquis culturels les plus rares de l'humanit. L'autonomie des univers de production culturelle l'gard du march, qui n'avait pas cess de s'accrotre, travers les luttes et les sacrifices des crivains, des artistes et des savants, est de plus en plus menace. Le rgne du commerce et du commercial s'impose chaque jour davantage la littrature, travers notam-ment la concentration de l'dition, de plus en plus direc-tement soumise aux contraintes du profit immdiat, la critique littraire et artistique, livre aux plus opportu-nistes serviteurs des diteurs - ou de leurs compres, avec les renvois d'ascenseur -, et surtout au cinma (on peut se demander ce qui restera, dans dix ans, d'un cinma de recherche europen, si rien n'est fait pour offrir aux pro-ducteurs d'avant-garde des moyens de production et sur-tout peut-tre de diffusion) ; sans parler des sciences sociales, condamnes s'asservir aux commandes directe-ment intresses des bureaucraties d'entreprises ou d'tat ou mourir de la censure des pouvoirs (relays par les opportunistes) ou de l'argent.

    Si la globalisation est avant tout un mythe justificateur, il y a un cas o elle est bien relle, c'est celui des marchs financiers. la faveur de l'abaissement d'un certain nombre de contrles juridiques et de l'amlioration des moyens de communication modernes qui entrane l'abaissement des cots de communication, on s'oriente vers un march financier unifi, ce qui ne veut pas dire homogne. Ce march financier est domin par certaines conomies, c'est--dire par les pays les plus riches, et en

  • 4 4 C O N T R E - F E U X

    particulier par le pays dont la monnaie est utilise comme monnaie internationale de rserve et qui du coup dispo-se l'intrieur de ces marchs financiers d'une grande marge de libert. Le march financier est un champ dans lequel les dominants, les Etats-Unis dans ce cas parti-culier, occupent une position telle qu'ils peuvent en dfi-nir en grande partie les rgles du jeu. Cette unification des marchs financiers autour d'un certain nombre de nations dtentrices de la position dominante entrane une rduction de l'autonomie des marchs financiers nationaux. Les financiers franais, les inspecteurs des Finances, qui nous disent qu'il faut se plier la ncessit, oublient de dire qu'ils se font les complices de cette nces-sit et que, travers eux, c'est l'tat national franais qui abdique.

    Bref, la globalisation n'est pas une homognisation, mais au contraire elle est l'extension de l'emprise d'un petit nombre de nations dominantes sur l'ensemble des places financires nationales. II en rsulte une redfinition partielle de la division du travail international dont les travailleurs europens subissent les consquences, avec par exemple le transfert de capitaux et d'industries vers les pays main-d'oeuvre bon march. Ce march du capital international tend rduire l'autonomie des marchs du capital national, et en particulier interdire la manipula-tion par les tats nationaux des taux de change, des taux d'intrt, qui sont de plus en plus dtermins par un pou-voir concentr aux mains d'un petit nombre de pays. Les pouvoirs nationaux sont soumis au risque d'attaques sp-culatives de la part d'agents dots de fonds massifs qui peuvent provoquer une dvaluation, les gouvernements de gauche tant videmment particulirement menacs parce qu'ils suscitent la suspicion des marchs financiers (un gouvernement de droite qui fait une politique peu

  • C O N T R E - F E U X 4 5

    conforme aux idaux du FMI est moins en danger qu'un gouvernement de gauche, mme s'il fait une politique conforme aux idaux du FMI). C'est la structure du champ mondial qui exerce une contrainte structurale, ce qui donne aux mcanismes une apparence de fatalit. La politique d'un tat particulier est largement dtermine par sa position dans la structure de la distribution du capital financier (qui dfinit la structure du champ co-nomique mondial).

    En prsence de ces mcanismes, que peut-on faire? Il faudrait rflchir d'abord sur les limites implicites qu'ac-cepte la thorie conomique. La thorie conomique ne prend pas en compte dans l'valuation des cots d'une politique, ce que l'on appelle les cots sociaux. Par exemple, une politique de logement, celle qu'a dcide Giscard d'Estaing en 1970, impliquait des cots sociaux long terme qui n'apparaissent mme pas comme tels car, en dehors des sociologues, qui se souvient, vingt ans plus tard, de cette mesure? Qui rattacherait une meute de 1990 dans une banlieue de Lyon une dcision politique de 1970? Les crimes sont impunis parce qu'ils sont frap-ps d'oubli. Il faudrait que toutes les forces sociales cri-tiques insistent sur l'incorporation dans les calculs cono-miques des cots sociaux des dcisions conomiques. Qu'est-ce que cela cotera long terme en dbauchages, en souffrances, en maladies, en suicides, en alcoolisme, en consommation de drogue, en violence dans la famille, etc. autant de choses qui cotent trs cher, en argent, mais aussi en souffrance ? Je crois que, mme si cela peut paratre trs cynique, il faut retourner contre l'conomie dominante ses propres armes, et rappeler que, dans la logique de l'intrt bien compris, la politique strictement conomique n'est pas ncessairement conomique en inscurit des personnes et des biens, donc en police, etc.

  • 46 C O N T R E - F E U X

    Plus prcisment, il faut mettre en question radicalement la vision conomique qui individualise tout, la produc-tion comme la justice ou la sant, les cots comme les profits et qui oublie que l'efficacit, dont elle se donne une dfinition troite et abstraite, en l'identifiant tacite-ment la rentabilit financire, dpend videmment des fins auxquelles on la mesure, rentabilit financire pour les actionnaires et les investisseurs, comme aujourd'hui, ou satisfaction des clients et des usagers, ou, plus large-ment, satisfaction et agrment des producteurs, des consommateurs et, ainsi, de proche en proche, du plus grand nombre. A cette conomie troite et courte vue, il faut opposer une conomie du bonheur, qui prendrait acte de tous les profits, individuels et collectifs, matriels et symboliques, associs l'activit (comme la scurit), et aussi de tous les cots matriels et symboliques associs l'inactivit ou la prcarit (par exemple, la consom-mation de mdicaments \ la France a le record de la consommation de tranquillisants). On ne peut pas tricher avec la loi de la conservation de la violence : toute violence se paie et par exemple la violence structurale qu'exercent les marchs financiers, sous forme de dbauchages, de prcarisation, etc., a sa contrepartie plus ou moins long terme sous forme de suicides, de dlinquance, de crimes, de drogue, d'alcoolisme, de petites ou de grandes vio-lences quotidiennes.

    Dans l'tat actuel, les luttes critiques des intellectuels, des syndicats, des associations, doivent se porter en priorit contre le dprissement de l'tat. Les tats nationaux sont mins du dehors par les forces financires, ils sont mins du dedans par ceux qui se font les complices de ces forces financires, c'est--dire les financiers, les hauts fonction-naires des finances, etc. Je pense que les domins ont int-rt dfendre l'tat, en particulier dans son aspect social.

  • C O N T R E - F E U X 4 7

    Cette dfense de l'tat ne s'inspire pas d'un nationalisme. Si l'on peut lutter contre l'tat national, il faut dfendre les fonctions universelles qu'il remplit et qui peuvent tre remplies aussi bien, sinon mieux, par un tat supranatio-nal. Si l'on ne veut pas que ce soit la Bundesbank qui, tra-vers les taux d'intrt, gouverne les politiques financires des diffrents tats, est-ce qu'il ne faut pas lutter pour la construction d'un tat supranational, relativement auto-nome par rapport aux forces conomiques internationales et aux forces politiques nationales et capable de dvelopper la dimension sociale des institutions europennes? Par exemple, les mesures visant assurer la rduction du temps de travail ne prendraient tout leur sens que si elles taient prises par une instance europenne et applicables l'en-semble des nations europennes.

    Historiquement, l'tat a t une force de rationalisa-tion, mais qui a t mise au service des forces dominantes. Pour viter qu'il en soit ainsi, il ne suffit pas de s'insurger contre les technocrates de Bruxelles. Il faudrait inventer un nouvel internationalisme, au moins l'chelle rgio-nale de l'Europe, qui pourrait offrir une alternative la rgression nationaliste qui, la faveur de la crise, menace peu ou prou tous les pays Europens. Il s'agirait de construire des institutions qui soient capables de contr-ler ces forces du march financier, d'introduire les Allemands ont un mot magnifique un Regrezionsverbot, une interdiction de rgression en matire d'acquis sociaux l'chelle europenne. Pour cela, il est absolument indis-pensable que les instances syndicales agissent ce niveau supranational, parce que c'est l que s'exercent les forces contre lesquelles elles se battent. Il faut donc essayer de crer les bases organisationnelles d'un vritable interna-tionalisme critique capable de s'opposer vraiment au no-libralisme.

  • 4 8 C O N T R E - F E U X

    Dernier point. Pourquoi les intellectuels sont-ils ambi-gus dans tout cela ? Je n'entreprendrai pas d'numrer, ce serait trop long et trop cruel toutes les formes de la dmission ou, pire, de la collaboration. J'voquerai seule-ment les dbats des philosophes dits modernes ou post-modernes qui, lorsqu'ils ne se contentent pas de laisser faire, occups qu'ils sont par leurs jeux scolastiques, s'en-ferment dans une dfense verbale de la raison et du dia-logue rationnel ou, pire, proposent une variante dite post-moderne, en fait radical chic , de l'idologie de la fin des idologies, avec la condamnation des grands rcits ou la dnonciation nihiliste de la science.

    En fait, la force de l'idologie no-librale, c'est qu'elle repose sur une sorte de no-darwinisme social : ce sont les meilleurs et les plus brillants, comme on dit Harvard, qui triomphent (Becker, prix Nobel d'conomie, a dvelopp l'ide que le darwinisme est le fondement de l'aptitude au calcul rationnel qu'il prte aux agents cono-miques). Derrire la vision mondialiste de l'internationale des dominants, il y a une philosophie de la comptence selon laquelle ce sont les plus comptents qui gouvernent, et qui ont du travail, ce qui implique que ceux qui n'ont pas de travail ne sont pas comptents. Il y a les winners et les losers, il y a la noblesse, ce que j'appelle la noblesse d'tat, c'est--dire ces gens qui ont toutes les proprits d'une noblesse au sens mdival du terme et qui doivent leur autorit l'ducation, c'est--dire, selon eux, l'intel-ligence, conue comme un don du Ciel, dont nous savons qu'en ralit elle est distribue par la socit, les ingalits d'intelligence tant des ingalits sociales. L'idologie de la comptence convient trs bien pour justifier une opposi-tion qui ressemble un peu celle des matres et des esclaves : avec d'un ct des citoyens part entire qui ont des capacits et des activits trs rares et surpayes, qui

  • C O N T R E - F E U X 4 9

    sont en mesure de choisir leur employeur (alors que les autres sont choisis par leur employeur, dans le meilleur des cas), qui sont en mesure d'obtenir de trs hauts reve-nus sur le march du travail international, qui sont sur-occups, hommes et femmes (j'ai lu une trs belle tude anglaise sur ces couples de cadres fous qui courent le monde, qui sautent d'un avion un autre, qui ont des reve-nus hallucinants qu'ils ne peuvent mme pas rver de dpenser en quatre vies, etc.), et puis, de l'autre ct, une masse de gens vous aux emplois prcaires ou au chmage.

    Max Weber disait que les dominants ont toujours besoin d'une thodice de leur privilge, ou, mieux, d'une sociodice, c'est--dire d'une justification tho-rique du fait qu'ils sont privilgis. La comptence est aujourd'hui au cur de cette sociodice, qui est accepte, videmment, par les dominants - c'est leur intrt mais aussi par les autres3. Dans la misre des exclus du travail, dans la misre des chmeurs de longue dure, il y a quelque chose de plus que dans le pass. L'idologie anglo-saxonne, toujours un peu prdicatrice, distinguait les pauvres immoraux et les deserving poor les pauvres mritants - dignes de la charit. cette justification thique est venue s'ajouter ou se substituer une justifi-cation intellectuelle. Les pauvres ne sont pas seulement immoraux, alcooliques, corrompus, ils sont stupides, inintelligents. Dans la souffrance sociale, entre pour une grande part la misre du rapport l'cole qui ne fait pas seulement les destins sociaux mais aussi l'image que les gens se font de ce destin (ce qui contribue sans doute expliquer ce que l'on appelle la passivit des domins, la difficult les mobiliser, etc.). Platon avait une vision du monde social qui ressemble celle de nos technocrates, avec les philosophes, les gardiens, puis le peuple. Cette philosophie est inscrite, l'tat implicite, dans le systme

  • 50 C O N T R E - F E U X

    scolaire. Trs puissante, elle est trs profondment int-riorise. Pourquoi est-on pass de l'intellectuel engag l'intellectuel dgag? En partie parce que les intellec-tuels sont dtenteurs de capital culturel et que, mme s'ils sont domins parmi les dominants, ils font partie des dominants. C'est un des fondements de leur ambiva-lence, de leur engagement mitig dans les luttes. Ils parti-cipent confusment de cette idologie de la comptence. Quand ils se rvoltent, c'est encore, comme en 33 en Allemagne, parce qu'ils estiment ne pas recevoir tout ce qui leur est d, tant donn leur comptence, garantie par leurs diplmes.

    Athnes, octobre 1996

    I - P. Grmion, Preuves, une revue europenne Paris, Paris, Julliard, 1 989 et intelligence de l'anti-communisme, le congrs pour la libert de la culture Paris, Paris, Fayard, 1995. 2 - K. Dixon, Les Evanglistes du March, Liber, 32, septembre 1997, pp.5-6; C. Pasche et S. Peters, Ls premiers pas de la Socit du Mont-Plerin ou les dessous chics du nolibralisme, Les Annuelles (L'avnement des sciences sociales comme disciplines acadmiques), 8, 1997, pp. 191-216. 3 - Cf. P. Bourdieu, Le racisme de l'intelligence, in Questions de sociologie, Paris, d. de Minuit, 1980, pp.264-268.

  • C O N T R E - F E U X 5 1

    La pense Tietmeyer*

    Je ne voudrais pas tre ici pour apporter un supplment d'me. La rupture des liens d'intgration sociale que l'on demande la culture de renouer est la consquence direc-te d'une politique, d'une politique conomique. Et l'on attend souvent des sociologues qu'ils rparent les pots cas-ss par les conomistes. Donc, au lieu de me contenter de proposer ce que, dans les hpitaux, on appelle des soins palliatifs, je voudrais essayer de poser la question de la contribution du mdecin la maladie. Il se pourrait en effet que, pour une grande part, les maladies sociales que nous dplorons soient produites par la mdecine souvent brutale que l'on applique ceux qu'on est cens soigner.

    Pour cela, ayant lu, dans l'avion qui m'amenait d'Athnes Zurich, une interview du prsident de la Banque d'Allemagne, prsent comme le grand prtre du deutsche mark, ni plus ni moins, je voudrais, puisque je suis ici dans un centre connu pour ses traditions d'exg-se littraire, me livrer une sorte d'analyse hermneutique d'un texte dont vous trouverez l'intgralit dans Le Monde du 17 octobre 1996.

    Voici ce que dit le grand prtre du deutsche mark: L'enjeu aujourd'hui, c'est de crer les conditions favo-rables une croissance durable, et la confiance des inves-tisseurs. Il faut donc contrler les budgets publics. . C'est--dire - il sera plus explicite dans les phrases suivantes -enterrer le plus vite possible l'tat social, et entre autres choses, ses politiques sociales et culturelles dispendieuses,

    * Intervention lors des Rencontres culturelles franco-allemandes sur L'intgration sociale comme problme culturel, Universit de Fribourg (Allemagne), octobre 1996.

  • pour rassurer les investisseurs qui aimeraient mieux se charger eux-mmes de leurs investissements culturels. Je suis sr qu'ils aiment tous la musique romantique et la peinture expressionniste, et je suis persuad, sans rien savoir sur le prsident de la Banque d'Allemagne, que, ses heures perdues, comme le directeur de notre banque nationale, M. Trichet, il lit de la posie et pratique le mcnat. Je reprends : Il faut donc contrler les budgets publics, baisser le niveau des taxes et impts jusqu' leur donner un niveau supportable long terme. Entendez : baisser le niveau des taxes et impts des investisseurs jus-qu' les rendre supportables long terme par ces mmes investisseurs, vitant ainsi de les dcourager et de les encou-rager porter ailleurs leurs investissements. Je continue ma lecture : rformer le systme de protection sociale. . C'est--dire enterrer le welfare state et ses politiques de protection sociale, bien faites pour ruiner la confiance des investis-seurs, pour susciter leur mfiance lgitime, certains qu'ils sont en effet que leurs acquis conomiques, on parle d'ac-quis sociaux, on peut bien parler d'acquis conomiques , je veux dire leurs capitaux, ne sont pas compatibles avec les acquis sociaux des travailleurs, et que ces acquis cono-miques doivent videmment tre sauvegards tout prix, ft-ce en ruinant les maigres acquis conomiques et sociaux de la grande majorit des citoyens de l'Europe venir, ceux que l'on a beaucoup dsigns en dcembre 1995 comme des nantis, des privilgis.

    M. Hans Tietmeyer est convaincu que les acquis sociaux des investisseurs, je veux dire leurs acquis conomiques, ne survivraient pas une perptuation du systme de protec-tion sociale. C'est ce systme qu'il faut donc rformer d'urgence, parce que les acquis conomiques des investis-seurs ne sauraient attendre. Et pour vous prouver que je n'exagre rien, je continue lire M. Hans Tietmeyer, pen-

  • C O N T R E - F E U X 5 3

    seur de haute vole, qui s'inscrit dans la grande ligne de la philosophie idaliste allemande : Il faut donc contr-ler les budgets publics, baisser le niveau des taxes et impts jusqu' leur donner un niveau supportable long terme, rformer le systme de protection sociale, dmanteler les rigidits sur le march du travail, de sorte qu'une nouvel-le phase de croissance ne sera atteinte nouveau que si nous faisons un effort - le nous faisons est magnifique - que si nous faisons un effort de flexibilit sur le march du travail. a y est. Les grands mots sont lchs et M. Hans Tietmeyer, dans la grande tradition de l'idalis-me allemand, nous donne un magnifique exemple de la rhtorique euphmistique qui a cours aujourd'hui sur les marchs financiers : l'euphmisme est indispensable pour susciter durablement la confiance des investisseurs, dont on aura compris qu'elle est l'alpha et l'omga de tout le systme conomique, le fondement et le but ultime, le telos, de l'Europe de l'avenir -, tout en vitant de susciter la dfiance ou le dsespoir des travailleurs, avec qui, mal-gr tout, il faut aussi compter, si l'on veut avoir cette nou-velle phase de croissance qu'on leur fait miroiter, pour obtenir d'eux l'effort indispensable. Parce que c'est d'eux que cet effort est attendu malgr tout, mme si M. Hans Tietmeyer, dcidment pass matre en euphmismes, dit bien : dmanteler les rigidits sur les marchs du travail, de sorte qu'une nouvelle phase de croissance ne sera atteinte nouveau que si nous faisons un effort de flexibi-lit sur le march du travail. Splendide travail rhtorique, qui peut se traduire : Courage travailleurs ! Tous ensemble faisons l'effort de flexibilit qui vous est demand!

    Au lieu de poser, imperturbable, une question sur la pari-t extrieure de l'euro, de ses rapports avec le dollar et le yen, le journaliste du Monde, soucieux lui aussi de ne pas dcourager les investisseurs, qui lisent son journal et qui

  • 54 C O N T R E - F E U X

    sont d'excellents annonceurs, aurait pu demander M. Hans Tietmeyer le sens qu'il donne aux mots cls de la langue des investisseurs : rigidit sur le march du travail et flexibilit sur le march du travail Les travailleurs, s'ils lisaient un journal aussi indiscutablement srieux que Le Monde, entendraient immdiatement ce qu'il faut entendre : travail de nuit, travail pendant les week-ends, horaires irrguliers, pression accrue, stress, etc. On voit que, sur-le-march-du-travail, fonctionne comme une sorte d'pithte homrique susceptible d'tre accroche un cer-tain nombre de mots, et l'on pourrait tre tent, pour mesu-rer la flexibilit du langage de M. Hans Tietmeyer, de par-ler par exemple de flexibilit ou de rigidit sur les marchs financiers. L'tranget de cet usage dans la langue de bois de M. Hans Tietmeyer permet de supposer qu'il ne saurait tre question, dans son esprit, de dmanteler les rigidits sur les marchs financiers, ou de faire un effort de flexibilit sur les marchs financiers. Ce qui autorise penser que, contrairement ce que peut laisser croire le nous du si nous faisons un effort de M. Hans Tietmeyer, c'est aux tra-vailleurs et eux seuls, qu'est demand cet effort de flexibi-lit, et que c'est encore eux que s'adresse la menace, proche du chantage, qui est contenue dans la phrase : de sorte qu'une nouvelle phase de croissance ne sera atteinte nou-veau que si nous faisons un effort de flexibilit sur le mar-ch du travail. En clair : lchez aujourd'hui vos acquis sociaux, toujours pour viter d'anantir la confiance des investisseurs, au nom de la croissance que cela nous appor-tera demain. Une logique bien connue des travailleurs concerns qui, pour rsumer la politique de participation que leur offrait en d'autres temps le gaullisme, disaient : Tu me donnes ta montre, et je te donne l'heure.

    Je relis une dernire fois, aprs ce commentaire, les pro-pos de M. Hans Tietmeyer : L'enjeu aujourd'hui, c'est

  • C O N T R E - F E U X 5 5

    de crer des conditions favorables une croissance durable et la confiance des investisseurs, il faut donc... - remarquez le donc - ...contrler les budgets publics, baisser le niveau des taxes et impts jusqu' leur donner un niveau supportable long terme, rformer les systmes de protection sociale, dmanteler les rigidits sur les marchs du travail, de sorte qu'une nouvelle phase de croissance ne sera atteinte nouveau que si nous faisons un effort de flexibilit sur les marchs du travail. . Si un texte aussi extraordinaire, aussi extraordinairement extra-ordinaire, tait expos passer inaperu et connatre le destin phmre des crits quotidiens de quotidiens, c'est qu'il tait parfaitement ajust 1'horizon d'attente de la grande majorit des lecteurs de quotidiens que nous sommes. Et cela pose la question de savoir comment a t produit et rpandu un horizon d'attente aussi rpandu (parce que le minimum qu'il faut ajouter aux thories de la rception, dont je ne suis pas un adepte, est de se demander d'o sort cet horizon). Cet horizon est le produit d'un travail social ou, mieux, politique. Si les mots du discours de M. Hans Tietmeyer passent si facile-ment, c'est qu'ils ont cours partout. Ils sont partout, dans toutes les bouches, il courent comme monnaie courante, on les accepte sans hsiter, comme on fait prcisment d'une monnaie, d'une monnaie stable et forte videm-ment, aussi stable et aussi digne de confiance, de croyance, de crance, que le deutsche mark : croissance durable, confiance des investisseurs , budgets publics , syst-me de protection sociale, rigidit, march du tra-vail, flexibilit, quoi il faudrait ajouter, globalisa-tion (j'ai appris par un autre journal que je lisais, tou-jours dans l'avion qui me menait d'Athnes Zurich, que, signe d'une vaste diffusion, les cuisiniers parlent aussi de globalisation pour dfendre la cuisine fran-

  • 5 6 C O N T R E - F E U X

    aise...), flexibilisation, baisse des taux, - sans prci-ser lesquels -, comptitivit, productivit, etc.

    Ce discours d'allure conomique ne peut circuler au-del du cercle de ses promoteurs qu'avec la collaboration d'une foule de gens, hommes politiques, journalistes, simples citoyens qui ont une teinture d'conomie suffi-sante pour pouvoir participer la circulation gnralise des mots mal talonns d'une vulgate conomique. Un indice de l'effet que produit le ressassement mdiatique, ce sont les questions du journaliste qui va en quelque sorte au devant des attentes de M. Tietmeyer : il est tellement imprgn par avance des rponses qu'il pourrait les pro-duire. C'est travers de telles complicits passives qu'est venue peu peu s'imposer une vision dite no-librale, en fait conservatrice, reposant sur une foi d'un autre ge dans l'invitabilit historique fonde sur le primat de forces productives sans autres rgulations que les volonts concurrentes des producteurs individuels. Et ce n'est peut-tre pas par hasard que tellement de gens de ma gnra-tion sont passs sans peine d'un fatalisme marxiste un fatalisme no-libral : dans les deux cas, l'conomisme dresponsabilise et dmobilise en annulant le politique et en imposant toute une srie de fins indiscutes, croissance maximum, comptitivit, productivit. Prendre pour matre penser le prsident de la Banque d'Allemagne, c'est accepter une telle philosophie. Ce qui peut sur-prendre, c'est que ce message fataliste se donne des allures de message de libration, par toute une srie de jeux lexi-caux autour de l'ide de libert, de libration, de drgu-lation, etc., par toute une srie d'euphmismes, ou de doubles jeux avec les mots - le mot de rforme par exemple -, visant prsenter une restauration comme une rvolution, selon une logique qui est celle de toutes les rvolutions conservatrices.

  • C O N T R E - F E U X 5 7

    Revenons pour finir au mot cl du discours de Hans Tietmeyer, la confiance des marchs. Il a le mrite de mettre en pleine lumire le choix historique devant lequel sont placs tous les pouvoirs : entre la confiance des marchs et la confiance du peuple, il faut choisir. Mais la politique qui vise garder la confiance des marchs s'