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Anthropologie de l’art Programme du 2ème semestre TD03 Elément pédagogique : 0430405
Les arts traditionnels d’Afrique Noire dans la culture occidentale Regards croisés : éléments pour une meilleure compréhension des expressions traditionnelles et nouvelles d’Afrique Noire
SOMMAIRE
- I. Avant-propos
- II. Polysémies des mots baoulés (dans le contexte des arts et sciences de
l’art)
- III. Devin devineresse – commien le génie créateur
- IV. Permanence et continuité
- V. Les images de la langue parlée
- V. A/ Pluralité et divergence de point de vue
- V. B/ Critères de beauté
- V.C/ Critères de beauté d’ici et d’ailleurs
- VI. Le village
- VII. « L’ICI ET L’AILLEURS » - VII. A/ Préalable
- VII. B/ Rappel
- VII. C/ Constat
- VII. D/ La Négritude
- VIII. Les maîtres fous, culte des divinités Haouka du Niger ou
dramaturgie
- IX. L’art traditionnel africain dans les musées d’occident
- IX. A/ Préalable
- IX. B/ Mon point de vue
- IX. C/ MAKISHI : Rituels rattachés aux masques des Tshokwe et Mbunda du Zimbabwe, dans la région du fleuve Zambèze, en Afrique Australe
- IX. D/ Samendé NDOLOVU, FACTEUR DE MASQUES MAKISHI
- IX. E/ Samendé NDOLOVU, les makishi et le public du MAAO
- X. Un grand Musée pour l’Art Nègre : l’Art Nègre au Louvre aussi ?
- XI. La place de l’art contemporain africain en Afrique et en Europe
- XI. A/ Vision occidentale de l’art contemporain d’Afrique Noire
- XI. B/ Un regard différent est possible
- XI. C/ Vision africaine de l’art contemporain en Europe
- XI. D/ Quelle politique culturelle ?
- XII. CONSTAT
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I Avant-propos
Il convient de redire ici ce qui est désormais devenu mon credo : l’art nègre ne
s’est pas définitivement endormi après les civilisations naguère florissantes
de Nock1 et d’Ifé
2 : il perdure encore aujourd’hui sous diverses formes.
La vision animiste mythique des formes des objets sacrés ou profanes reste
permanente et d’actualité : les différentes espèces d’êtres vivants (humains,
animaux quadrupèdes, reptiles, animaux aquatiques, oiseaux et autres espèces
volants, végétaux et minéraux) cohabitent plus ou moins harmonieusement ;
chacun ayant sa vie propre circonscrite dans un domaine dont les délimitations
des frontières restent l’apanage des devins.
En effet les devins qui sont avant tout des êtres humains, sont considérés
dans les villages comme des êtres à part. Parmi eux, il faut citer ceux qui ont une
maîtrise hors du commun d’un métier : sculpteurs, vanniers, potières, tisserands,
tambourineurs, chanteurs ou danseurs. Ils bénéficient d’un grand privilège et
sont respectés à juste titre dans la société. La croyance populaire admet qu’une
grande majorité a reçu un don du ciel, des ancêtres morts ou des génies de la
brousse. En effet, il n’est pas rare d’entendre dire que certains devins ont reçu
leur voyance ou leur talent en songe ; d’autres l’auraient reçu après un exil forcé
dans la forêt, dans la savane ou un séjour prolongé sur une montagne. Et d’une
manière générale, en Afrique Noire, un grand mystère entoure la montagne (Oka
ou Boka). Pour les baoulés, Oka est le lieu d’habitation des génies et des
esprits : la foudre, le tonnerre, la pluie, l’arc-en-ciel… Les légendes et les
anecdotes sur ces genres de révélations sont légion. Je me permets de citer ici
celle de ma grand-mère qui est commune à tant d’autres en pays Baoulé.
Parvenue à l’âge adulte – d’après ma mère – ma grand-mère souffrait de
courbatures et d’arthrose au niveau des membres supérieurs et inférieurs. Elle
alla consulter un jour une grande guérisseuse devineresse. Celle-ci raconta
l’histoire suivante qui va changer le cours de la vie de ma grand-mère.
« Ma fille, lui dit-elle ; tu as un grand destin. La mère de ta mère a été investie
du pouvoir de guérison de bien de maladies. Cet héritage t’a été transmis ; elle
revient te le dire souvent en songe, mais tu ne sais pas interpréter tes rêves.
Voilà, ma fille, les causes de tes souffrances. Pour t’en sortir il faudra que tu
danses et chantes de village en village, là où l’on aura besoin de tes services.
Tes spectacles seront sources de guérison pour beaucoup de malades ».
Mais ma grand-mère était une femme discrète et bien trop timide pour se donner
ainsi en spectacle. Un autre devin lui prodigua quelques conseils pour qu’elle
1 Nock : localité du nord du Nigeria autrefois habitée par des agriculteurs qui furent les premiers – en Afrique au
sud du Sahara – à réaliser des statuettes anthropomorphes et zoomorphes en fer fondu. 2 Ifé : foyer mythique d’une civilisation florissante au sud-ouest du Nigeria actuel au XIIIè siècle
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apprenne à interpréter ses rêves. Depuis, ma grand-mère découvrit, grâce à
toutes les prescriptions de ses ancêtres en songe, de nombreuses plantes aux
vertus médicinales magiques avec lesquelles elle soigna, soulagea et guérit les
personnes souffrantes de son village ainsi que de celles venant des régions
voisines. Quant à ma mère, elle n’attendit pas de recevoir en songe les vertus
des plantes médicinales. C’est au contact direct de ma grand-mère qu’elle se
forgea l’expérience nécessaire pour guérir et soulager de certaines maladies
courantes. Malgré tout, ma mère ne manque jamais l’occasion d’invoquer ces
ancêtres qu’elle remercie dans ses prières de lui avoir transmis cet héritage.
II Polysémies des mots baoulés (dans le contexte des arts et sciences de l’art)
La langue baoulé3 n’est pas évidente à cerner. Dans une recherche comme celle-
ci, il convient d’être certes précis mais surtout d’éviter de généraliser. Un mot
prononcé avec une autre intonation peut nous renvoyer dans un champ
diamétralement opposé au sujet du moment. Le tableau ci-dessous nous introduit
au cœur de la complexité de la conception d’un objet, de la créativité, en Afrique
subsaharienne. Notre intension ici, est d’examiner les contours des termes
baoulé dont la traduction dans la langue française, serait la plus proche de :
« créer, donner forme… ».
TERMES BAOULÉ TRADUCTIONS FRANÇAISES
ÉQUIVALENTS EN FRANÇAIS
Djra amouin ba Descendre, concrétiser le corps, la forme du fétiche : masque ou statuette
Sculpter ou modeler un fétiche
Kan i aïéré Enduire de médicament Peindre Klè i ngolè Pratiquer des incisions
pour y faire pénétrer un médicament : scarifier
Décorer, tracer, écrire, dessiner
Waka sè fouè Celui qui taille le bois, celui qui ajuste le bois : réservé aux pilons, aux mortiers, aux tabourets…
Menuisier, ébéniste, sculpteur
Talié wou fouè Personne qui modèle, sèche la terre pour faire naître un récipient : assiettes, bols ou canaris.
Potière, sculpteur
Wawè yi fouè (dessin yi Celui qui fait sortir les Photographe,
3 Baoulé : ethnie du groupe Akan, encore d’usage en Côte d’Ivoire (Afrique de l’Ouest)
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fouè) ombres, les silhouettes (celui qui fait sortir les dessins)
Dessinateur
A ce tableau on pourrait parfaitement y adjoindre les résultats des recherches du
professeur Jérémie Kouadio N’GUESSAN de l’Université d’Abidjan Cocody, à
propos du verbe « bo » en baoulé. En effet l’éminent Professeur explique que le
verbe « bo » traduit l’idée de donner une forme nouvelle à un objet préexistant.
Le verbe « bo », qui est un mot polysémique, puisque le professeur a recensé au
moins cent trente-deux sens contextuels différents, pourrait s’appliquer à
certains termes de notre tableau ci-dessus, dans le champ des arts et sciences de
l’art. Comme nous pouvons le lire ci-dessous, le verbe « bo » s’adapte bien au
contexte de la création plastique.
TERMES BAOULÉS TRADUCTIONS FRANÇAISES
ÉQUIVALENTS EN FRANÇAIS
Djra amouin ba ou (bo amoin ba)
Descendre, concrétiser, fabriquer le corps du fétiche : masque ou statuette
Sculpter, fabriquer, donner forme
Kan i aïéré ou (bo i aïéré) Enduire de médicament ; faire un lavement pour soulager quelqu’un
Peindre : l’idée d’embellir en changeant la couleur : renforcer la teinte
Klè i ngolè ou (bo i ngolè) Pratiquer des incisions pour y faire pénétrer un médicament : scarifier
Décorer, scarifier, graver dessiner des motifs
Waka sè fouè ou (bo waka ngolè) ; waka sran sè fouè ; waka sran bo fouè, bo ofi’n
Celui qui taille le bois, celui qui ajuste le bois : réservé aux pilons, aux mortiers, aux tabourets… celui frappe le bois, l’écorce
Menuisier, ébéniste (graver des motifs, des scarifications sur le bois) sculpteur, tanneur
Talié wou fouè ou (bo talié fa)
Personne qui modèle, sèche la terre pour faire naître un récipient : assiettes, bols ou canaris.
(Modeler la terre) Potière, sculpteur
Wawè yi fouè (dessin yi fouè) (Ki photo ou bo wawè), wawè bo fouè
Celui qui fait sortir les ombres, les silhouettes (celui qui fait sortir les images)
Photographe (Photographier), dessinateur (Dessiner)
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Pour une meilleure compréhension de ce qui précède voici un mini lexique des
termes proposés :
Termes baoulé Traductions françaises
bo Faire, fabriquer, élaborer, nettoyer,
frapper…
Djra Descendre, concrétiser, figurer…
amouin Fétiche, gris-gris
ba Bébé, petit, la matérialité même
kan Dire, faire, toucher
i Pronom (3è personne du singulier) il
ou elle
aïéré médicament
klè Ecrire, tracer, graver…
ngolè Scarification, décor
waka bois
sè Tailler, sculpter, affûter
fouè Suffixe placé après un mot indique le
métier de quelqu’un
sran Etre humain
talié Assiette (récipient)
wou Modeler, tresser, confectionner… mais
aussi « sécher », « mourir »
fa Terre, argile…
wawè Ombre, silhouette
yi Enlever, sortir, remplir…
III Devin, devineresse – commien le génie créateur
Il est alors de bon ton de dire que le génie artistique est d’abord doublé d’un
esprit fort. C’est ce que les animistes désignent par le terme commien et que
nous traduisons par devin ou devineresse. S’il fait mieux que quiconque dans le
village ce qu’il sait faire, c’est qu’il a reçu un don spécial que les autres
personnes n’ont pas. Ce don ne vient pas stricto sensu de son éducation : la
dextérité manuelle ou l’intelligence d’une personne ne vient pas uniquement de
sa seule volonté de réussir dans la société : écoute attentive, observation,
tâtonnement, apprentissage auprès d’une personne plus expérimentée. Non !
Pour les animistes il n’y a pas que tout cela. La grâce ou la bénédiction des
ancêtres morts – comme nous venons de le signaler plus haut – est encore plus
appréciable. Ce sont eux qui dictent aux hommes et aux femmes tant de qualités
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hors de portée du commun des mortels : on désigne ces personnes par les termes
de voyants ou devins. Exemple, pour dire que Koffi est un voyant, on dira « koffi
y ti oun assé » ce qui littéralement se traduit par « la tête de koffi voit claire ». Si
l’on peut dire de manière commune que koffi est un commien, il ne faut
toutefois pas le confondre avec le commien fouè – n’goïmman fouè que l’on
consulte pour résoudre un problème : souffrance morale ou physique.
Il en est ainsi encore aujourd’hui, surtout loin des grands centres urbains. Tout
cela rend ambiguë le statut de l’artiste moderne en Afrique. A cause de ce qu’il
fait (ou grâce à cela), il peut être craint, respecté, soupçonné d’être devin, mais il
ne passe jamais inaperçu.
IV Permanence et continuité
Dans les petits villages où les croyances sont encore vivaces, l’évolution des comportements artistiques est très sensible. Pour sculpter le bois, on utilise volontiers, de nos jours, les ciseaux à bois autant que l’herminette. Ce dernier outil est toujours présent chez les devins-sculpteurs. Ils s’en servent pour dégrossir le bois. Le ciseau à bois et le couteau s’imposent comme outils de précision pour exprimer les détails. De nouvelles formes sont nées dans la statuaire au contact des missionnaires et au cours de la période coloniale : on voit l’apparition de crucifix et de vierges noires taillés dans du bois d’ébène ; c’est aussi depuis cette époque, (entre les années vingt et les années soixante du XX è siècle, avant les indépendances des pays en Afrique Noire), que les devins-sculpteurs africains commencèrent à sculpter des personnages habillés à la manière occidentale : les colons ou les guerriers (militaires) portugais.
« Le culte de ces statuettes révèle les problèmes individuels et psychologiques (sexualité, stérilité, vie du couple, conflit de la personnalité) auxquels les Baoulés sont confrontés et la manière symbolique dont ces problèmes sont résolus ou du moins atténués. Il est significatif que ces "époux de l’au-delà, blolo-bian et blolo-bla4" prennent… la forme du gendarme, du tirailleur, ou de l’administrateur dans la statuaire dite colon. Ces statues étant de belles factures ont servi de modèles à la statuaire colon, répondant ainsi à l’évolution des goûts et marquant une nouvelle forme d’expression qui n’a pas remplacé l’ancienne mais l’a transformée »5.
4 Les maris ou les femmes de l’au-delà (blolo-bian et blo-bla) sont représentés par des statuettes symbolisant le
double du sexe opposé, dans l’autre monde, censées être les anges gardiens des Baoulés ici bas. 5 La statuaire baoulé, Jean Noël LOUCOU, in Côte d’Ivoire magazine, N°2 – 1er trimestre 1999
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Le devin-sculpteur Djo Bi Clément présentant ses deux herminettes : Photographie réalisée
en Juillet 2002 à Yopougon
(Banlieue d’Abidjan en Côte d’Ivoire)
Le devin-sculpteur Djo Bi Clément en plein
travail dans son atelier :
Juillet 2002 à Yopougon
(Banlieue d’Abidjan
en Côte d’Ivoire)
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A l’inverse de cet art traditionnel qui « tend une main complice » à l’art
occidental, dans les écoles d’art ou dans les ateliers des artistes dits modernes
d’Afrique Noire, les productions artistiques se tournent de plus en plus vers l’art
Longia DIANE : statue-colon
(Côte d’Ivoire) – Art africain
contemporain, Pierre
GAUDIBERT – page 22
Vierge à l’enfant : Art
missionnaire ; bois peint – Art
africain contemporain Pierre
GAUDIBERT–
Page 24
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ancien pour se ressourcer, rechercher des voies nouvelles ou de nouveaux
questionnements.
V Les images de la langue parlée
Chez les Baoulés, rien n’est jamais vraiment simple, aussi bien dans la vie
courante que sous l’arbre à palabre6. Au quotidien, lorsque deux Baoulés se
rencontrent, les salutations sont symboliquement pleines d’images : le matin,
quand on croise quelqu’un, on lui dit : « gna yin o » : ce qui peut se traduire
par : « monsieur vos yeux sont ouverts » ou « monsieur votre visage » ; et celui-
ci répond : « yo ô gna arê ôô » ! Ce qui veut littéralement dire : « oui, monsieur,
le froid ! ». Pour saisir le sens de cette réponse, il faut savoir que s’il fait chaud,
dans ces régions pendant la journée ; les matinées sont le plus souvent bien
fraîches. Aussi il sera nécessaire, pour maîtriser les codes, d’avoir une bonne
pratique de la langue Baoulé, ainsi que des us et coutumes.
Par exemple, lorsque quelqu’un qu’on aime bien doit partir loin pour une
longue durée, on lui dit :
Gnamien ko souman wô ; nzué flololo yèô to wo ati’n su ô ; bla ndè :
« que Dieu t’accompagne pour qu’il pleuve une pluie fraîche sur ta route et
reviens vite ».
Un français pourrait penser qu’on lui souhaite la malédiction. En France, on
termine bien souvent les oraisons funèbres en prononçant la phrase suivante :
« que le terre te soit légère » ! Les Baoulé disent : « que la terre qui te
recouvrira soit fraîche » !
L’idée de froid ou de fraîcheur si chère aux peuples d’Afrique Subsaharienne,
représente d’abord un symbole de quiétude, de paix mais aussi de bonté, de
fertilité, de fécondité et d’abondance. Surtout quand on sait que la chaleur cause
la sécheresse, la famine, la mort… on n’a pas du tout l’idée de parler d’accueil
chaleureux pour signifier un bon accueil.
Qui aime entendre ces belles tournures ne doit pas manquer les grands
rassemblements sous l’arbre à palabres. Dans les grandes festivités comme dans
la détresse ou dans le malheur, il se trouvera toujours quelqu’un, sous l’arbre à
palabre, qui en prenant la parole ne manquera pas de faire preuve d’esprit
d’humour. La foule attentive réagit dans ces cas comme dans un concert, par des
éclats de voix d’approbation et par des fous rires.
6 L’arbre à palabre est représenté, dans un village, par l’arbre sous lequel on trouve le plus grand nombre de
places assises à l’ombre. C’est sous l’arbre à palabre que se règlent tous les litiges, sous l’autorité du chef,
souvent en présence des notables et d’une importante assemblée. C’est aussi le lieu où se déroulent toutes les
grandes cérémonies officielles à caractère populaire ou religieux.
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A vouloir trop fignoler le bois, on risque de sculpter un pilon trop court pour sa
belle-mère : une belle réplique de la langue française à cet adage dit, « le mieux
est l’ennemi du bien ».
Quand on accuse la vieille dame d’être une sorcière, elle rétorque que le temps
est orageux : cela se traduit par l’expression « passer du coq à l’âne »
Notre intérieur est comme la forêt ; personne ne sait ce qui s’y passe. Cette
sagesse renvoie à la grande discrétion des baoulés. « Un flot de paroles, des
sourires, un brassage de vie, un coude à coude continuel ; mais le fond de l’âme
est scellé », nous rapporte le père Vincent Guerry, moine bénédictin au
monastère de Bouaké. En effet ce prête de l’église catholique, pour mieux
connaître les populations qui fréquentaient sa chapelle, a dû étudier dans les
moindres détails les us et coutumes des baoulés. A l’inverse des baoulés, les
européens ne cachent rien à leur entourage. Dès que leur épouse est enceinte,
tous les amis le savent. Les projets de l’un sont partagés par les autres. Ici
prévoir à l’avance, fait partie de la bonne gestion. Les baoulés ne disent que très
rarement ce qu’ils feront… le fond de leurs pensées semble toujours muré et
réservé à leur intimité. Est-ce pour cela qu’il y a tant et tant d’adages dans leur
expression orale ?
L’européen pourrait être heurté et crier au manque d’ouverture de l’africain,
voire même penser que l’africain manque de franchise à son égare.
Une maîtresse d’école sermonne un enfant noir qui a oublié de faire un
devoir ; l’élève, en bon africain obéissant, applique bien la consigne de ses
parents : il reste tête baissée, sans rien dire. Mais la maîtresse qui pense que
l’élève s’enferme dans un mutisme coupable, hausse le ton : « regarde-moi dans
les yeux quand je te parle ! ». Il faut savoir que quand un adulte fait des
reproches à un enfant en Afrique, l’enfant est tenu, par respect de baisser la tête.
Il ne doit surtout pas regarder l’adulte dans les yeux. Il pourrait être traité
d’effronté ou d’impoli.
Pour l’européen, toute parole doit traduire une pensée. Cela est aussi vrai chez
les baoulé mais de manière exceptionnelle. Par exemple dès qu’une malédiction
est prononcée, ses effets sont aussi violents qu’un poison, car le domaine du
sacré doit rester inviolé. A côté de ces choses sacrées, il y a une foule de choses
qu’on peut dire sans y attacher trop d’importance… juste pour entretenir de
bonnes relations avec le voisinage. Exemple, quand un ami appelle ton épouse
« ma femme », ne va pas penser, illico, qu’il t’a fait cocu ; c’est tout simplement
parce que cet ami a beaucoup d’affection pour toi et ton épouse. De même s’il te
dit en te quittant un soir « à demain », ne l’attends surtout pas pour le petit
déjeuner, encore moins le dîner. Il a dit cela juste pour t’exprimer à quel point il
se sentait bien en ta compagnie.
Toute personne de passage ou rendant visite à une autre famille est un
hôte privilégié. « Il est logé, nourri blanchi » : on lui donne à manger ce qu’on a
de meilleur et pour qu’il soit sans gêne, on l’installe dans une pièce à part, ou
dans un coin de la concession spécialement aménagé pour lui. Lorsque le baoulé
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donne à manger à son hôte, il veut être sûr que celui-ci a mangé à sa faim. Et
pour cela, quand la maîtresse de maison vient récupérer le couvert et qu’elle
constate qu’il ne reste plus une miette, elle se dit que son hôte n’a pas eu assez à
manger. Le lendemain le mari demandera à son épouse de doubler la ration de
son hôte… ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il reste de la nourriture après que l’invité
ait bien mangé.
L’invité qui connaît bien les usages, pour se montrer poli, laissera toujours
un peu de foutou7 et finira la sauce jusqu’à la dernière goutte. Cela voudra dire,
pour la cuisinière, que sa sauce était très bonne. Ce qui est une grande source de
satisfaction pour cette maîtresse de maison.
En Europe, nous savons que ne pas finir son assiette, n’est pas signe de savoir
vivre : « finis ton assiette », a-t-on l’habitude de dire aux enfants, afin qu’ils
soient bien éduqués.
« En Occident, nous dit le père Vincent Guerry, il y a une certaine
grandeur à ne pas dépendre des autres, et l’on admire la dignité du pauvre qui
préfère vivre dans sa misère plutôt que de s’abaisser à mendier ». C’est aussi
vrai chez les Baoulé où il est plus doux de donner que de recevoir. Donner c’est
dominer. D’ailleurs l’expression en Baoulé pour dire merci le démontre de
manière fort patente : « ngna kloa ô » Monsieur, vous êtes puissants ; « mô kloa
ô » Madame vous êtes puissantes
V. A/ Pluralité et divergence de points de vue
Boileau disait : « ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement et les mots
pour le dire arrivent aisément ». Chez les Baoulé de Côte d’Ivoire, c’est
l’intuition qui domine ; cela fait qu’il n’est pas toujours aisé d’expliquer le
pourquoi et le comment des choses.
Quand un vieux baoulé dit : « ne fais pas cela » ou « cet homme n’est pas
bon », si vous lui demandez : « pourquoi », il ne saura pas vous répondre sur le
champ. Un européen est enclin à penser que ce vieux parle sans réfléchir. En
réalité, il y a une grande divergence dans le mode de raisonnement européen et
africain. Le jugement que l’africain porte sur les êtres et les choses est rapide et
intuitif. Il ne se perd pas dans les dédales de la logique. Le Baoulé est tourné
vers le monde sensible et les personnes.
Les jugements des occidentaux, d’après le père Vincent Guerry, moine
bénédictin au Monastère de Bouaké en Côte d’Ivoire, « sont l’aboutissement
d’un cheminement parfois long, sur lequel nous avons progressé pas à pas : ne
rien affirmer qui ne soit prouvé ; et ce n’est qu’ensuite que nous risquons le
saut dans l’action »…
Cela est à l’opposé du jugement des Baoulé, qui sautent directement, à
pieds joints, dans l’action et c’est en agissant ainsi qu’ils évaluent la qualité de
7 Foutou : pâte ou purée d’igname, de banane ou de manioc très consistante qui se mange accompagnée d’une
sauce de légumes, de viande ou de poisson bien épicée.
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leur choix. Par exemple, les fiançailles chez les Baoulé servent à savoir si l’on
peut vivre avec une femme et avoir des enfants avec elles. Selon les
personnalités, cette période peut durer plusieurs années.
Comme on peut le voir donc, l’expérience de l’action est seule maîtresse
du jugement.
Chez les européens pour faire changer une personne d’opinion, on a
recours à des argumentations : faire entendre raison, donner des preuves,
procéder par des raisonnements afin de convaincre et rassurer…
« Chez les Baoulé, nous dit le père Vincent Guerrit, ce type
d’argumentation est sans force ; en revanche, le proverbe, le conte sont d’une
grande efficacité ».
Pour confirmer justement l’efficacité des proverbes, voici un témoignage du
père Vincent Guerrit. « Je passais un jour dans un village et, voulant entrer
dans une cour, j’entends un vieux crier : toi, le Blanc, tu ne mettras pas le pied
dans ma cour. Confus, je me dirige vers une autre cour. Ici l’accueil est parfait ;
j’explique alors la mésaventure qui vient de m’arriver. On me dit : autrefois les
Blancs ont été très durs pour cette famille : pillage tortures, viols ; voilà pourquoi on t’a chassé. Je demande alors : n’y aurait-il pas moyen d’apaiser
cette vieille rancune ? L’homme réfléchit puis me dit : retourne vers leur cour,
et dit au chef : si le margouillat revient sur ses pas, il ne se casse pas les reins.
Sitôt dit, sitôt fait : je répète simplement le proverbe, et voici ce vieux Baoulé
complètement retourné : il sourit, me fait asseoir et nous bavardons longtemps
ensemble ».
Les européens qui se méfient des images et des symboles, disent :
« comparaison n’est pas raison ».
Chez les baoulés, les meilleurs orateurs, c'est-à-dire ceux qui savent convaincre,
sont les personnes, jeunes ou moins jeunes des deux sexes, qui savent étayer
leurs discours de contes ou de proverbes. Ces proverbes sont toujours dits dans
une verve pleine d’humour aussi caustique qu’hilarante : ce qui fait plier de rire
l’auditoire.
S’il est un devoir fondamental de tous les peuples d’apprendre à se
connaître, (connaître la culture de l’autre) pour mieux vivre ensemble, il faut
accepter et admettre la diversité de point de vue, sans parti pris.
Il est toujours possible de s’adapter à la culture de l’autre ; on peut apprendre et
maîtriser la langue et même le mode de pensée d’une autre contrée, aussi
lointaine soit-elle. Mais il est très difficile d’en intérioriser la sensibilité. Le lieu
de notre naissance, aussi bien que la culture dont notre enfance a été nourrie,
modèlent durablement notre sensibilité. « Les réflexes profonds de notre
sensibilité sont fixés dès nos premières années »8. « L’arbre transplanté n’aura
jamais une ombre aussi douce que celui qui a poussé sur place »9 ; « le morceau
de bois a beau séjourné dans la rivière, il ne deviendra jamais un caïman » ;
8 Vincent Guerrit, la vie quotidienne dans un village baoulé, page 22 9 Proverbe baoulé rapporté par le père Vincent Guerrit, in la vie quotidienne dans un village baoulé, page 22
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« quand la tête est là, on ne met pas le chapeau sur le genou » (proverbes
Baoulé).
V. B/ Critères de beauté
Chez les Baoulé les choses sont belles lorsqu’elles sont régulières,
homogènes, peu importe les couleurs.
On dit blé nzué n’zué pour signifier ce qui est d’un noir régulier et net ; ouffoué
fita fita pour désigner ce qui est d’une blancheur totale ; ce qui est droit se dit
sé’iinn ; le rond se dit clou clou.
La répétition du terme final ou de la consonne est une sorte de superlatif pour
désigner la qualité ou son contraire, ce qui n’est pas beau ni bon.
D’une manière générale on use des onomatopées pour accentuer le sentiment
qu’on éprouve devant un objet, face au déroulement d’un événement. Exemple :
Kouakou qui se prenait pour quelqu’un de courageux, surpris par l’apparition
d’une ombre sur le mur, au clair de lune, s’est enfuit. Celui qui commentera un
tel événement, dira : Kouakou srè fouè mo o wandi sa viiiii… l’onomatopée
« viiiii…» signifie que kouakou, le peureux, qui a pris ses jambes à son cou : il
est parti « viiii » comme un éclair.
V.C/ Critères de beauté d’ici et d’ailleurs
Là-bas, la statuette est la silhouette idéale de la femme : Sensuelle, cambrée, lèvre charnue… L’homme est comme le masque : brut, fort et expressif…
Femme au cou plissé, sans collier Tu es déjà belle, sans bijoux et sans maquillage. Avec tes bijoux en bois, en os, ou en or, Avec ton maquillage d’argile blanche ou mauve, Tu es encore plus séduisante. L’homme qui te regarde, t’apprécie ! Les mouvements de haut en bas, de droite à gauche De ta silhouette, Femme, sont vagues douces et légères ! Les balancements, les ondulations de toutes tes rondeurs Lui font battre le cœur au rythme De ta poitrine généreuse et maternelle.
Tu le sais bien, femme ! C’est pour cela que tu frémis Et que, sous tes beaux pagnes, Tes beaux colliers de perles
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Nous enivrent jusqu’à ton corsage. Merci d’être belle !
« n’ko é blè blè n’ko wou o bé sié mi akpo sou o akpo sou taloua mé si’n n’ko ou’n bé » « Le jour où la mort m’emportera, Enterrez-moi au bord de la grande route, Pour que je continue de voir passer les jeunes filles»10
VI. Le village
« klô » francisé « kro » désigne le lieu où l’on vit chez les Baoulé : il est
constitué d’un ensemble de maisons (cases) souvent regroupés en concessions.
Le petit campement « nammoué » qui deviendra « klô », village est situé
non loin d’un cours d’eau (rivière, ru, marigot) ou dans un lieu suffisamment
fertile afin qu’on puisse y cultiver des vivriers (ignames, aubergines, gombos,
maïs, riz, etc.). Une fois que la première case est construite, si le premier
habitant s’y sent bien, progressivement, parents et amis viendront construire des
concessions à côté de la sienne et le campement se transformera en village.
La concession abrite la famille au grand complet : enfants, parents, grands
parents et arrières grands parents. Traditionnellement, il n’y avait pas beaucoup
de pièces dans une case : une chambre pour le couple (père et mère), une grande
10 Complainte amoureuse chantée par les hommes lors des veillées dans certains villages du centre de la Côte
d’Ivoire
Jeune fille Mbatto (Côte d’Ivoire)
parée et maquillée pour une
cérémonie.
15
pièce pour les hommes seuls et une autre pour les femmes seules. Dès qu’une
femme et un homme du village décident de vivre en couple, ils ont le devoir de
se construire une case. Avant que l’homme n’ait eu le moyen de réaliser son
projet de construction d’une case, un ami ou un parent pourra toujours lui prêter
une chambre pour qu’il apprenne à mieux connaître sa future épouse.
Comme nous l’avons vu plus haut, pour se construire une case, il suffit
d’aviser les amis dans le village. On n’a qu’à rassembler les matériaux de
construction : bois (branchages), paille, lianes, terre glaise. On n’achetait rien
autrefois : la brousse, la savane encore riche et généreuse fournissait tout ce dont
on avait besoin pour construire sa demeure : le bois, la paille, les lianes et
l’argile. Il restera alors à fixer le jour idéal pour les travaux; dans une ambiance
festive, la bâtisse sortira de terre avec la complicité des bras valides de la
communauté.
Ainsi, au fil de la constitution des nouveaux couples qui auront des
enfants, le petit campement deviendra un vrai « klô ». Le chef du village est le
premier habitant, celui qui aura fondé le campement.
VII. « L’ICI ET L’AILLEURS »
VII. A/ Préalable
Il est, ici, un préalable qu’il me faut établir absolument avant d’entamer ce
chapitre. Je suis convaincu qu’une meilleure connaissance des mœurs d’Afrique
Noire fera économiser bien des conflits à ce continent qui n’a besoin que de paix
– non pour se hisser « illico » au niveau économique des autres continents –
mais pour mieux affirmer socialement et culturellement son originalité, le droit
d’être, comme les autres, un continent habité par des hommes et des femmes
différents : ici, on parle du droit à la différence.
Il me faut rappeler dans un premier temps quelques points brûlants de
l’histoire des premières rencontres entre l’Europe et l’Afrique ; ensuite je
montrerai comment ces querelles du passé se reflètent encore au quotidien sur le destin des nations, sur les activités des populations du Nord comme du Sud,
leurs relations plus ou moins tendues selon les périodes et les circonstances.
VII. B/ Rappel
Depuis plus de cinq siècles, l’Europe et l’Afrique se fréquentent, se
tolèrent sans vraiment accepter de se connaître.
Que de malentendus, que de collaborations ratées et de dialogues de
sourds ! L’exemple de certains coopérants Français, en Afrique, qui ne
connaissent les villages qu’à travers les guides touristiques, n’est qu’un détail. A
l’opposé, les africains qui croient que tous les "Blancs" sont riches et de moralité
irréprochable, sont encore bien nombreux de nos jours.
16
L’art du continent africain traîne derrière lui des idées préconçues, nées
du passé. Les empreintes de l’homme sauvage inapte à tout progrès, l’exotisme
du paradis retrouvé de BOUGAINVILLE11
restent encore d’actualité. Certains
artistes contemporains noirs voudraient bien assumer cet héritage, mais encore
faudrait-il qu’ils s’en donnent réellement les moyens.
« Le singulier destin que celui de l’art nègre ! Successivement, objet de
curiosités, puis de dédain et de mépris, bientôt document ethnographique,
soudainement promue, par la volonté de quelques artistes modernes, à la dignité
de source d’inspiration, aujourd’hui enfin, négociée et recherchée par des
amateurs de plus en plus nombreux, la sculpture africaine a vu en cinq siècle,
se poser sur elle des regards fort distincts, contrastés, avant d’entrer dans le
panthéon esthétique de notre temps. L’histoire de ces regards est instructive.
L’examen des arts de l’Afrique Noire n’en peut être tout à fait dissocié.
Par deux fois, dans le dernier quart du XV ème siècle et la seconde moitié du
XIX ème, l’Occident se porte vers l’Afrique et par deux fois le dialogue tourne
court : la rupture se consomme dans le sang ou s’enlise dans un profond
mutisme. Il est, dans l’histoire, peu de malentendus qui furent aussi tragiques :
les causes n’en furent peut-être si agissantes que parce que les circonstances les
rassemblèrent au même moment en une seule constellation. La soif de l’or, la
volonté de puissance de l’Europe, la découverte d’une autre humanité, les crises
économiques, l’affrontement de deux civilisations campées chacune dans leur
originalité : de telles raisons peuvent être invoquées, lorsqu’on cherche un sens
à ce durable, à ce croissant mépris dont, jusqu’à une époque récente, l’Afrique
fut l’objet, lorsqu’on cherche une explication aux conquêtes, à l’esclavage, à la
colonisation…
Arabes ou Européens, les premiers voyageurs s’accordent pour décrire,
au XV ème siècle, des Etats africains bien constitués, des civilisations
florissantes, des villes riches aux avenues largement dessinées. Mais bientôt se
forme une image du Noir qui, jusqu’à une époque très récente, variera peu de
contenu. Quelques-uns de ses traits furent empruntés au mythe médiéval du
Sylvain, de l’Uomo Selvatico. Montaigne encore prend soin de distinguer le
sauvage du barbare : sauvage n’a pas pour lui la signification péjorative que lui
donneront les écrivains du XIX ème siècle : il est alors synonyme de
naturel…»12
.
VII. C/ Constat
Quand, en 1943 Jean LAUDE écrivait ces propos qu’on aurait pu intituler
« mémoire sur l’histoire des premières rencontres entre l’Europe et l’Afrique »,
11 Kannibals et Vahinés – Imagerie des mers du Sud ; catalogue de l’exposition d’octobre 2001 au Musée
National des Arts d’Afrique et d’Océanie page 15 12 Jean LAUDE : «l’Afrique perdue et retrouvée" in Les arts de l’Afrique Noire ; pages 7 à 23 – Librairie
Générale Française 1966.
17
la France toute entière était mobilisée pour rechercher la sortie la plus humaine
possible de la terrible Guerre contre l’idéologie nazie. Elle (la France) entraîna
avec elle une grande partie des Nations occidentales et celles des autres
continents. De mémoire d’homme, ce fut la Guerre la plus fratricide que la terre
n’ait jamais connue jusque-là.
Des innombrables victimes innocentes de cette barbarie, il faut compter
malheureusement aussi, des milliers de braves paysans africains illettrés,
arrachés à l’affection des leurs, loin de leur terre ancestrale. Eux aussi avaient
l’ambition de libérer la France des griffes de l’envahisseur, le plus terrible des
ennemis que le genre humain n’ait jamais connu – ennemi au même titre que les
négriers, marchands d’esclaves, face à leurs victimes, sur leurs bateaux au
milieu des flots ravageurs de l’océan atlantique. Je comprends mieux ici le poète
martiniquais, Edouard GLISSANT – arrière petit-fils d’esclave noir des champs
de cannes à sucre des caraïbes – qui écrivait à propos du Nigéria :
« Vacance de la possession de la terre, d’où grandit un puissant vœu de
connaître.
La tension chaotique : inclination à un tout dont on veut être (puisqu’on
s’en découvre partie).
La mesure n’est pas Raison ni ouvrage simplement de la raison. Elle est
choix, par quoi l’être finit sa liberté au monde, et se propose d’y partager.
L’être est moderne avec soudaineté.
Il tend vers le monde, mais avec passion.
Il vit la Mesure de la Démesure.
L’être qui jaillit dans la Démesure arrache par combat le droit à la
Mesure. La Nation est inspiration, respiration, d’abord.
(Fonder sa parole).13
»
Nombreux furent ces hommes, qui, amenés là pour sauver d’autres
hommes, y perdirent aussi la vie.
Ce n’était que des TIRAILLEURS14
!
Pauvres bougres !
Ils se prenaient pour des militaires,
Des vrais soldats.
Ce n’était que des éclaireurs !
Quand ils revenaient vivants,
On les décorait : caporal ou sergent
Tout au plus et rien de plus.
Inexpérimentés à l’art de la guerre,
13 « L’Autre du Nous » Terres ouvertes in l’intention poétique d’Edouard GLISSANT – page 160 14 Tirailleur : soldat détaché en avant comme éclaireur : aller reconnaître le terrain, c’était le sort réservé aux
fantassins des territoires français d’outre-mer y compris les TIRAILLEURS SENEGALAIS, pendant les deux
guerres mondiales.
18
Ils tiraient presque toujours
A côté de la cible : C’était des TIRE-AILLEURS.
Il faudra bien qu’ils repartent chez eux, ces tireurs venus d’ailleurs.
Nous imaginons aujourd’hui la souffrance qui fut la leur : embarqués de
force dans des bateaux pour les Amériques au XV ème siècle ou pour la France
cinq siècles plus tard, seule la folie des Hommes peut expliquer de tels drames.
Ils étaient enchaînés, nus au XV ème siècle, entassés comme des fagots de
bois, dans les cales des bateaux ; en 1940 il a fallu les habiller ! Eux qui vivaient
torse nu, au gré du vent des terres verdoyantes des tropiques! Eux qui ont
toujours marché pieds nus. Dans leurs tenues kaki militaires avec leurs pieds
emprisonnés dans des bottes de cuir, terrible fut leur souffrance !
Nous constatons qu’il a fallu attendre le 28 février 1999, pour que les
députés français décrètent que l’esclavage est un crime contre l’humanité ; le 11
mai 2001, pour que les sénateurs emboîtent les pas des députés.
Cette thèse n’est pas le lieu d’un tel procès, certes ; nous voulons
simplement faire le parallèle entre le destin du peuple noir et son art. D’ailleurs
l’un peut-il aller sans l’autre ?
« Lorsqu’au XIX ème siècle les puissances européennes redécouvrent
l’Afrique pour se la partager, ce sont des Etats matériellement et moralement
ruinés, des peuples survivant à leur ruine que les explorateurs, les militaires, les
missionnaires décrivent : le bilan de quatre siècles de traite fut, sans générosité,
porté au compte de la sauvagerie, de l’inaptitude de l’Africain à la civilisation.
…Ce sont maintenant des mythes scientifiques qui vont déterminer le
jugement porté sur l’Afrique. Tout en discutant de l’évolutionnisme biologique
de DARWIN (qui contrariait ses convictions religieuses), l’Europe élabore, dans
l’euphorie de sa première révolution industrielle, la notion du progrès suivant
une voie unique et continue. Cette notion, définie dans l’ordre de la technique,
fut immédiatement appliquée dans l’ordre des mœurs, de la vie sociale, des
arts. Le progrès technique est à l’origine du progrès moral, du développement
des ‘’ beaux-arts’’ et des ‘’belles-lettres’’. Les civilisations non européennes
sont classées selon leur indice de technicité… L’idée directrice est constante :
une carence dans un domaine affecte tous les autres domaines ; l’infériorité
technique d’une civilisation implique son infériorité artistique… » 15
VII. D/ La Négritude
C’est probablement ce type de débat qui poussa quelques Noirs d’Afrique
et leur diaspora à mettre sur pieds la NEGRITUDE, mouvement idéologique
d’intellectuels passionnés des années trente (peu avant 1935). Ayant échappé à
15 Jean LAUDE : Les arts de l’Afrique Noire ; livre de poche Librairie Générale Française 1966
19
la boucherie des guerres, ils eurent la chance de fréquenter les mêmes écoles que
les blancs et vantaient haut et fort les mérites et les qualités de la Culture Noire.
En réponse à toutes les thèses sur l’absence de culture et sur l’infériorité
artistique des civilisations non occidentales, Léopold Sédar SENGHOR, Aimé
CESAIRE, ainsi que d’autres écrivains Noirs, unirent leurs efforts par le
truchement de la poésie, de textes satiriques et de pamphlets pour démontrer le
contraire.
« Depuis la fin du XIXème siècle et la révolution épistémologique,
scientifique, littéraire, artistique qui l’a marquée, l’Europe, l’Euramérique
plus précisément, a commencé d’assimiler les civilisations que l’on disait
«exotiques ». Et celles-ci d’assimiler, inversement, la civilisation
euraméricaine. Et l’on sait, pour m’en tenir aux arts en général, que, sans les
vertus de la Négritude, ni la sculpture, ni la peinture, ni la tapisserie, je dis la
musique ni la danse ne seraient ce qu’elles sont aujourd’hui : les expressions,
déjà d’une civilisation de l’universel »16
.
Parmi les nombreux poèmes de ce courant littéraire, la prière d’un petit
enfant nègre de Guy TIROLIEN en est l’une des œuvres maîtresses de
revendication et d’affirmation d’une identité culturelle noire, différente de
celle des peuples occidentaux :
Seigneur
je suis très fatigué
je suis né fatigué
et j’ai beaucoup marché depuis le chant du coq
et le morne est bien haut
qui mène à leur école
Seigneur je ne veux plus aller à leur école ;
faites je vous en prie que je n’y aille plus.
Je veux suivre mon père dans les ravines fraîches
quand la nuit flotte encore dans le mystère des bois
où glissent les esprits que l’aube vient chasser.
Je veux aller pieds nus par les sentiers brûlés
qui longent vers midi les mares assoiffées.
Je veux dormir ma sieste au pied des lourds manguiers.
Je veux me réveiller
16 Léopold Sédar SENGHOR : LIBERTE 3 NEGRITUDE ET CIVILISATION DE L’UNIVERSEL
page 10 Editions du Seuil
20
lorsque là-bas mugit la sirène des blancs
et que l’usine
ancrée sur l’océan des cannes
vomit dans la campagne son équipage nègre.
Seigneur je ne veux plus aller à leur école ;
faites je vous en prie que je n’y aille plus.
Ils racontent qu’il faut qu’un petit nègre y aille
pour qu’il devienne pareil
aux messieurs de la ville
aux messieurs comme il faut ;
mais moi je ne veux pas
devenir comme ils disent
un monsieur de la ville
un monsieur comme il faut…
Je préfère flâner le long des sucreries
où sont les sacs repus
que gonfle un sucre brun
autant que ma peau brune.
Je préfère
vers l’heure où la lune amoureuse
parle bas à l’oreille
des cocotiers penchés
écouter ce que dit
dans la nuit
la voix cassée d’un vieux qui raconte en fumant
les histoires de Zamba
et de compère Lapin
et bien d’autres choses encore
qui ne sont pas dans leurs livres.
Les nègres vous le savez n’ont que trop travaillé
pourquoi faut-il de plus
21
apprendre dans des livres
qui nous parlent des choses qui ne sont point d’ici.
Et puis
elle est vraiment trop triste leur école
triste comme
ces messieurs de la ville
ces messieurs comme il faut
qui ne savent plus danser le soir au clair de lune
qui ne savent plus marcher sur la chair de leurs pieds
qui ne savent plus conter les contes aux veillées –
Seigneur je ne veux plus aller à leur école.17
Guy TIROLIEN, qui se définit lui-même comme un poète afro-antillais, est
né à la Guadeloupe en 1917. Il a été Haut-fonctionnaire international en
Afrique pendant une trentaine d’années. Il est décédé le 8 mars 1988 à Marie-
Galante sur son île natale.
Mais réussiront-ils – les adeptes de la Négritude – à se faire entendre ?
Aujourd’hui les médias internationaux ne retiennent qu’une Afrique :
celle qui est en proie aux guerres fratricides et incessantes ; celle luttant
désespérément contre les misères les plus inqualifiables ; cette Afrique devenue
la cible facile de tous les rapaces ; cette Afrique qui s’enlise chaque jour un peu
plus dans ses conflits internes sordides insensés et interminables dus à
l’exclusion, à l’égoïsme, à la corruption, aux détournements de fonds publics…
des crimes, certes, mais universels et non propres à l’Afrique.
Dans la presse internationale, il n’est que très rarement question de
culture. Quand on en parle, il ne s’agira le plus souvent que de sport, de
musique, de danse ou quelquefois de théâtre. Les débats autour de la création plastique contemporaine ne sont réservés qu’à un nombre restreint d’initiés ou
de professionnels.
Pour le grand public, l’Afrique, dans sa globalité, reste en marge, à l’écart
et à la traîne de la civilisation moderne industrielle et culturelle contemporaine.
Ces dernières années on se bat pour des idéologies à la mode : non plus
liberté, égalité, droits de l’homme ou d’autres encore mais… mondialisation !
Sida, Mondialisation !
maladie des amoureux fous
Internet, Mondialisation !
17 Guy TIROLIEN : Prière d’un petit enfant nègre, in Balles d’or, Présence Africaine ; publié pour la première
fois en 1961, une des œuvres poétiques majeures de la génération de la Négritude.
22
pour communiquer vite
pour tout communiquer
Pédophilie, Mondialisation !
commerce facile
corps innocent en danger
Viagra, Mondialisation !
pour ceux qui, trop vieux ont échappé au sida,
peut-être encore une chance…
Vache folle, Mondialisation !
Economie, cannibale
Clonage, Mondialisation !
Economie, vous avez la vie éternelle
ESB, Mondialisation !
Epizootie, Mondialisation
Spongiforme Bovine
Cannibalisme ou santé
Biologie, Mondialisation !
Culture BIO, Mondialisation !
Supermarché BIO pour nous sauver,
Violence dans les quartiers, Mondialisation !
Bavures policières,
Qui nous protège
Peut aussi nous emprisonner
Viol, Mondialisation !
Violeurs, violés
Adultes ou éducateurs impénitents
Enfants ou élèves innocents
Priez pour nous
Procès des coupables, Mondialisation !
Justice ou vengeance
Familles endeuillées… La Mondialisation est partout, prenez garde !
VIII. Les maîtres fous, culte des divinités Haouka du Niger ou dramaturgie
Jean Rouch raconte l’histoire de son film
En 1954, j’avais passé ma thèse et il y avait aussi ce chapitre des Haouka
que j’avais vus au Niger, et qui restait un peu en l’air, car les principaux adeptes
de cette cérémonie avaient émigré au Ghana (en Gold Coast). Je suis parti donc
passer un an à Accra et dans les environs pour faire une étude sur les migrations
et en particulier pour étudier les cultes des Haouka.
23
Un jour sur le « the old pologram » (le vieux champ de polo) « le british
council » d’Accra me demande de passer un film et je passe le film sur la chasse
à l’hippopotame. Parmi les spectateurs il y avait les Haouka qui voient à l’écran
les Haouka de leur pays. Ils me disent alors : « il faudrait que vous fassiez un
film un jour sur le rituel des Haouka qui a lieu tous les ans ici ».
Les Haouka, ce sont des divinités nouvelles qui sont arrivées en Afrique
Noire vers les années 1927. L’histoire dit que c’est un ancien combattant de la
guerre 1914-1918, qui va à la Mecque où il découvre les danses de possession :
les possédés c’étaient les dieux de la force. Le premier s’appelait « Istamboula »
(l’homme d’Istanbul) puis est arrivé King jugi – king juge – (le roi des juges) et
tous s’appelaient Malya (la Mer Rouge).
Cet ancien combattant revient au Niger (dans son pays) et y organise les
premiers cultes des Haouka, qui rencontrèrent immédiatement un grand succès.
Les grands prêtres traditionnels dénoncent ces gens comme des causeurs de
trouble et de désordre. L’administration coloniale pense que ce sont des gens qui
préparent une révolte, bien qu’ils n’aient que des fusils de bois. Le gouverneur
les convoque au cercle de Niamey la capitale du Niger. Il les fait fouetter et
arroser par ses gardes cercle… Il n’y a plus de Haouka ! Le commandant s’en
vante : « moi, Gouverneur, Commandant Crochichia, j’ai vaincu les Haouka » Il
les fait enfermer en prison et croit ainsi s’être définitivement débarrassé des
Haouka.
En prison, les Haouka reviennent dans la nuit, et arrive un nouvel Haouka
nommé commandant mougou (le méchant commandant, appelé aussi Corsassi
(c’est dire le Corse) par les autres Haouka, et qui symbolisait le méchant
Commandant de cercle qui les fit jeter en prison.
Et Commandant mougou fait casser la prison qui était en terre pour libérer les
Haouka qui se sauvent. Mais on les rattrape et ils sont interdits de séjour. Ils
partent alors vers la Gold Coast, le Ghana actuel. C’est là-bas qu’ils
développèrent leur culte.
Au début, ils sèment un énorme désordre à Accra en faisant des défilés
militaires dans les rues.
Un grand prêtre des Haouka, qui était un cheval du dongo, c’est dire qu’il
était possédé par le génie du tonnerre, prend toute l’organisation en main.
Pendant de nombreuses années, les Haouka sèment le désordre dans les
cultes locaux.
Quand je suis arrivé en 1954, on parlait encore de ce fameux Fodé qui
avait réussi à faire plier l’administration anglaise en faisant foudroyer une
maison à Koforidua et le « général secretary » à Accra pour démontrer sa force.
En ce moment-là, les anglais disent: « débrouillez-vous ; organisez vos fêtes les
samedis et les dimanches (pendant les week-ends) et on vous laissera
tranquille ».
24
Donc, moi je me suis retrouvé en face d’un groupe de personnes très bien
organisées, qui faisaient des défilés militaires, armé de fusils de bois et qui me
demandent de venir filmer leur rituel.
Je suis allé les filmer dans un petit coin perdu, au milieu de la forêt où le
Mountyeba qui était le grand prêtre des Haouka, était responsable d’une culture
de cacao.
Ce film est présenté sans concession ni dissimulation. Il obtint d’ailleurs
le 1er prix parmi les films ethnographiques, géographiques, touristiques et
folkloriques, au Festival International de Venise en 1957.
Ce film de Jean ROUCH, « les maîtres fous » sur le rituel des Haouka,
est présenté par Pierre BRAUNBERGER dans le cadre des « films de la
Pléïade ». Et comme Jean ROUCH le précise, il réalise son film au cours d’une
mission du Centre National de la Recherche Scientifique et de l’Institut Français
d’Afrique Noire.
Venus de la brousse aux villes de l’Afrique Noire, les jeunes hommes se
heurtent à la civilisation mécanique. Ainsi naissent les conflits et les religions
nouvelles ; ainsi s’est formée vers 1927 la secte des Haouka.
Le film montre un épisode de la vie des Haouka de la ville d’Accra (au
Ghana). Il a été tourné à la demande des prêtres Mountyeba et Moukayla, fiers
de leur art.
Aucune scène n’en est interdite ou secrète mais ouverte à ceux qui
veulent jouer le jeu. Et ce jeu violent n’est que le reflet de notre civilisation.
Le film fut réalisé avec des moyens très réduits, comparés à ce qui se fait
de nos jours.
Ce qu’il faut retenir des commentaires de Jean ROUCH, c’est qu’il eut
bien de mal à interpréter ce que disaient les Haouka dans le film. En réalité, ils
prononçaient des mots dans une sorte de vocalise issue de l’association des
langues Ashanti, Haoussa, anglais ou français, mélangées d’onomatopées : cela
donnait à entendre une sorte de glossolalie intraduisible. Il a fallu le concours de
Moukayla Tiri (l’homme à la force tranquille dans le film), pour trouver une
interprétation approximative qui corresponde au message des Haouka.
Jean ROUCH explique que son film n’eut pas immédiatement – de son
temps – le succès qu’il connaît aujourd’hui. Les blancs ne supportaient pas leur
image caricaturale jouée par des noirs. Et les noirs ne pouvaient, de leur côté,
accepter cette image de l’homme sauvage que le film semble donner à voir.
Malgré tout, avec le recul, il nous est permis de formuler des critiques fort
fondées en voyant ce film et en entendant les commentaires.
Haouka, ici doit-il être montré comme une secte ? S’il faut le prendre en
tant que tel, il faut certainement le comprendre, au départ, comme le choc entre
l’institution militaire et la religion musulmane (l’Islam). En effet cet ancien
25
combattant de la guerre 1914-1918, « un tirailleur sénégalais »18
venu du Niger,
fait le pèlerinage à la Mecque. Les populations animistes de l’Afrique noire de
cette époque-là ont découvert d’autres croyances qui bousculent leurs coutumes.
Nombreuses sont les familles qui résistent aux appels à la prière du
christianisme et de l’islam. Cet ancien combattant fait probablement partie des
premières âmes converties à l’islam. N’allaient à la Mecque que des musulmans
pratiquants désirant confirmer leur foi et obtenir la bénédiction et la grâce
divine. Dans ce contexte, on le constate souvent à Lourde, il se produit des
chocs dans l’esprit de nombreux fidèles : au cours des prières, le phénomène de
la transe où des personnes entrent dans une sorte de délire qui peut quelquefois
les entraîner dans un état comateux.
En ce qui concerne cet ancien combattant, il fort probable qu’en voyant
des personnes en transe à la Mecque, lui qui avait subit les terribles et terrifiants
traitements de la guerre (la violence de la hiérarchie militaire à l’armée française
et les morts sur les champs de bataille)… il est possible que cet homme ait été en
prise à un autre choc si brutal, que revenu au Niger, dans son pays d’origine, il
soit transformé : une autre humanité surgit en lui ; la dimension militaire entre
en conflit avec le monde musulman dans lequel il vit au quotidien. Le Niger,
rappelons-le, est un des pays d’Afrique Noire, ayant le plus fort taux
d’islamisation, avec le Sénégal et le Mali.
Deux hypothèses se présentent à nous dans cette analyse :
1. Il est possible que cet ancien combattant ait choisi de mettre en scène – de
manière consciente et ludique ses expériences militaires et ses ressentis
dans une société en pleine mutation : d’un côté le monde traditionnel
d’une Afrique campée dans ses coutumes et de l’autre côté, les religions
venues d’ailleurs déjà bien implantées (l’Islam et dans une moindre
mesure le Christianisme), et maintenant l’administration coloniale
brandissant les besoins de connaissance, de rentabilité et de
développement. Ce choc des cultures ne serait-il pas à l’origine de la
création de ce spectacle que Jean Rouch appelle divinités Haouka ?
2. Ce que Jean Rouch nomme grands prêtres ici, pourrait être aussi bien les
Imams, hautes autorités qui dirigent les prières dans les mosquées, que les
chefs traditionnels des anciens cultes locaux. On comprend qu’ils soient
opposés à de tels spectacles, vus comme des manifestations païennes,
donc inspirées du diable. Il fallait les interdire. Ni les cultes traditionnels,
encore moins le Christianisme et l’Islam ne sauraient autoriser ni tolérer
de telles déviations. L’Islam, religion majoritaire au Niger, étant très
exigeante, on comprend que les premières manifestations Haouka eurent
beaucoup de succès. En effet il est fort probable que ce fut pour la
18 En ces temps-là, pour les européens, tous les fantassins de couleur pendant la Première Guerre, étaient
identifiés comme des tirailleurs sénégalais. Peut-être est-ce parce que c’est de Saint-Louis du Sénégal (capitale
de l’AOF) que partaient les recrues africaines de l’armée française ?
26
jeunesse d’alors, une réaction contre l’administration coloniale répressive
et l’institution islamique très directive.
La religion catholique a connu, elle aussi, compte tenu de ses exigences,
l’émergence de nombreuses sectes en Afrique parmi lesquelles on peut citer la
secte Harris. Les Harristes faisaient aussi des défilés dans les rues les dimanches
au cours de leur culte.
La spécificité des Haouka c’est que, au stade actuel de nos recherches,
nous n’avons pas connaissance de construction pérenne de bâtiments dédiés à ce
culte, si tant est qu’on puisse parler de culte. Ni au Niger, premier berceau de ce
culte, ni au Ghana où il s’est développé, d’après Jean Rouch, le culte des
Haouka ne semble avoir survécu à la période coloniale.
Doit-on parler, dans ces conditions, de nouvelle religion comme le dit
Jean Rouch ?
Il me semble qu’il faut être nuancé. En réalité, il pourrait s’agir dans le
cas précis d’un retour aux sources, quand on sait que l’Afrique noire avait jadis
ses idoles, ses fétiches… ses propres cultes avant l’arrivée de l’Islam et du
Christianisme. Certes, les cultes se sont progressivement adaptés aux nouvelles
conditions de vie, mais est-ce une raison pour les qualifier de « nouvelles
divinités ?
De par les témoignages dont nous avons eu connaissance à propos des
péripéties de la période coloniale – en Afrique de l’Ouest – nous sommes en
mesure de soutenir qu’il ne s’agit pas, dans ce film, d’une cérémonie rituelle
d’un culte au même titre que ce qui se pratiquait coutumièrement. Il faut y voir
plutôt un simulacre de rituel, au mieux une dramaturgie cultuelle, érigée en une
pièce théâtrale magistralement mise en scène et jouée par d’excellents acteurs.
Pour information, il faut savoir qu’entre les années 50 et les années 60, les
africains découvrent le cinéma : l’administration coloniale faisait diffuser, grâce
aux premiers industriels et commerçants (anglais, français, libanais, syriens,
grecques…), des films d’action dans les villes et villages. Zorro, Hercule, Edith
Constantine… des films américains, arabes, français, anglais.
Dans les cours de recréation, nos héros étaient Buffalo Bill, Hercule,
Tarzan, Zorro… Les plus grands des écoles (CM 1, CM 2), qui avaient plus ou
moins compris quelques dialogues de ces films, les racontaient avec passion
dans un français plus accessible et nous écoutions avec envie.
Le « cinéma Antoine » de Daoukro, petit village d’à peine huit cents âmes
dans les années 60 (en Côte d’Ivoire), diffusait le même film tous les soirs
pendant plus de quinze jours. Le plus extraordinaire, c’est que c’était toujours
les mêmes spectateurs : quelques commis et ouvriers manutentionnaires de la
CFCI19
, de la SETAO20
, les commerçants et acheteurs de produits libanais, 19 La CFCI (Compagnie Française de Commerce en Côte d’ Ivoire) était une chaîne de magasins français qui
commercialisait des matériaux et outils rudimentaires : machettes, pelles, pioches, tenailles, brouettes… et autres
produits comme les savons et les tissus… 20 La SETAO (Société d’eau d’Afrique de l’Ouest) C’est cette société qui s’occupait de l’adduction en eau des
populations de l’Afrique de l’Ouest avant les indépendances
27
quelques mauritaniens et nigérians commerçants eux aussi. Le cinéma, c’était
une histoire pour adultes. Les quelques rares enfants non accompagnés qui s’y
aventuraient étaient dénoncés à leurs parents ou aux directeurs d’écoles21
et leur
sort était connu le lendemain. Peu de personnes savaient lire et écrire à cette
époque-là.
Nous pouvons ainsi comprendre que ces ouvriers venus du Niger à Accra,
probablement regroupés en association, aient trouvé les moyens de se distraire
en parodiant, par cette mise en scène dithyrambique, les événements quotidiens
dont ils sont à la foi sujets et victimes. On constate visiblement qu’ils ont
l’habitude d’assister à des projections cinématographiques. Jean Rouch montre
d’ailleurs dans son document, l’affiche d’un film que les Haouka ont intégré à
leur spectacle ; ceci pour bien montrer leur ambition de devenir eux aussi des
acteurs d’un film. Intellectuel curieux et aussi chercheur appartenant à cette
société occidentale qui prétend apporter le savoir, la nouvelle civilisation, Jean
Rouch est pris malgré lui – à son insu – dans la nasse. Quand celui qu’il croyait
être un grand prêtre : Mountyeba lui demande de venir les filmer, Jean Rouch
rentre lui aussi dans l’histoire des Haouka : il devient le nouveau personnage : la
divinité nouvelle : celui qui va les rendre immortels en les portant à l’écran. Une
étonnante pièce de théâtre où celui qui croyait être le spectateur privilégié d’un
culte sacré, devient l’acteur principal. Ils (les Haouka) avaient besoin d’être des
héros comme Zorro, Edith Constantine, Tarzan ou « la chasse à l’hippopotame »
… qu’ils avaient vu à l’old Pologram d’Accra, ou au cinéma Rex d’Abidjan, et
grâce à Jean Rouch, leur rêve se concrétise.
Le jour du filmage, les Haouka sont transformés : ils sont plus que jamais
motivés et décidés à montrer le meilleur d’eux-mêmes. Ils seront des cow-boys,
des Zorro… ils savent qu’ils seront vus, eux aussi à l’écran. Comme Jean Rouch
le reconnaît lui-même, les Haouka ne font pas semblant : ils ne jouent pas pour
le film. Ils font ce qu’ils ont l’habitude de faire : ils jouent les rôles qu’ils ont
répétés tant et tant d’années : commandant Mougou, Corsassi, Istamboula, King
Jugi, Commandant Fodé, le Dieu du Tonnerre, Lokotoro, le docteur… Cela leur
sied bien ; la pièce leur colle à la peau :
Epouvantablement ridicules,
Extraordinairement caustiques,
Forcément violents,
Honorablement brouillons et laids,
Superbement distingués ou humiliés,
C’est tout cela qu’ils ressentent
Et qu’ils crient à la face du monde.
Un monde obnubilé par sa marche inéluctable
Vers ce qu’il croit être le progrès
21 Il y avait deux écoles primaires à Daoukro jusqu’à la fin des années 60 : l’école publique et la mission
catholique
28
Vers le bonheur prétendu
Un monde qui ne voit plus l’homme qui ploie
Sous le poids de ses prétentions.
Le spectateur n’y verra que du feu. L’objectif principal au cinéma, est de
donner l’impression que tout est vrai et naturel. La petite communauté des
Haoussa à Accra a bien intériorisé ce maître mot du cinéma, eux qui ont vu et
revu tant de fois des films vantant les mérites de la civilisation occidentale !
« Au rendez-vous du donner et du recevoir », ils ont su répondre de manière
magistrale aux attentes de leur invité. Cependant, lui, leur interlocuteur
privilégié, semble avoir oublié le maître mot du cinéma : ne pas faire semblant ;
faire et montrer pour de vrai. Le grand prêtre Zan Roussi (c'est-à-dire Jean
Rouch lui-même), montre à travers son film, leur spectacle à Paris. La foule,
s’indigne, s’insurge, s’effraie, s’enthousiasme, applaudit mais ne reste pas
indifférente. C’est gagné !
Même si l’on peut s’interroger sur ce qui reste de ces Haouka aujourd’hui,
nous nous devons de rendre un hommage vibrant à l’homme – Jean Rouch – qui
a accompli son devoir de très bonne foi, dans des conditions difficiles mais avec
beaucoup de passion et de sincérité. Aucune œuvre n’est parfaite. « La termitière
n’est jamais l’œuvre d’un seul termite ». Aussi nous sommes nous permis
d’ajouter notre petite pierre, dans l’espoir d’éclairer davantage cette parcelle des
sciences humaines sur laquelle il reste d’importants chapitres à défricher.
IX. L’art traditionnel africain dans les musées d’occident
Vie et cultes autour des collections de l’Afrique subsaharienne au Musée
National des Arts d’Afrique et d’Océanie (1er janvier 2000)
IX. A/ Préalable
Au moment où je formulais les réflexions qui vont suivre, la fermeture
définitive du Musée National des Arts d’Afrique et d’Océanie à Paris ne me
paraissait pas encore d’actualité. Cependant la question qui me poussait à écrire
ces lignes, en ce moment-là, reste entièrement valable, encore aujourd’hui, pour
le Pavillon des cessions au Louvre ou pour le Musée du Quai Branly.
IX. B/ Mon point de vue
Au cours des Visites-Conférences et Ateliers que j’ai eu l’honneur d’animer,
j’ai souvent constaté un besoin pressant du public, de percer davantage le
mystère qui entoure les objets constituant les collections du MAAO.
En effet, ce n’est un secret pour personne aujourd’hui : les masques, les
statuettes et autres objets de culte qui trônent dans les vitrines des différents
29
musées du monde, n’ont pas été conçus par leurs utilisateurs pour être exposés
et regardés comme des œuvres d’art.
Les interrogations du public occidental, habitué à l’art académique classique,
se posent – à juste titre d’ailleurs – sur les aspects cachés, invisibles de ces
productions aux formes bien souvent surprenantes et insolites :
- Qu’est ce qu’un masque ou une statuette ?
- Pour qui le masque et la statuette ont-ils été faits ?
- Qui les a faits et à quoi servent-ils ?
- Comment les fait-on ?
- Etc.
Autant de questions auxquelles la simple observation de ces objets ne peut
nous fournir de véritables réponses. Nous sommes bien en face d’objets de culte
et non devant des œuvres d’art, malgré la richesse des formes, les fortes
rigueurs, la rugosité des expressions et l’originalité dans l’ensemble de ces
productions.
Ce qu’il est convenu d’appeler « Art Africain » aujourd’hui, « Art Nègre » hier,
demain « Arts Premiers », reste en réalité quelque chose de flou, encore difficile
à définir. Les artistes contemporains les plus modernes du continent noir, qui ont
bien saisi cette dimension, ne manquent pas d’éloges – dans leurs œuvres – à la
tradition animiste et fétichiste qui donna naguère naissance aux masques,
statuettes et autres objets de cultes, si appréciés aujourd’hui de par le monde.
Les collections d’objets de l’Afrique subsaharienne sont bien de cet ordre.
Au-delà du discours esthétique, il faut y adjoindre une lecture initiatique : ce qui
peut livrer au public une clé pour entrer dans la tradition exceptionnelle qui a
engendré ces objets. Si nous nous évertuons à ne les regarder que sur le plan
esthétique, nous risquons de ne délivrer qu’un message caricatural ou ne montrer
qu’une image réductrice, déformée face à un art occidental dont la finesse, la
technicité et l’esprit de créativité, tout en ne laissant personne indifférent, a
toujours su s’adapter à tous les changements. L’Art Africain pourrait alors se
ranger dans quelques années au placard de l’archéologie.
Pour aller un peu plus loin, par rapport à nos connaissances actuelles sur
ces objets, il nous faut interroger les coutumes, les modes de vie des différentes
régions, ethnie par ethnie ; il faut étudier de plus près les cultes rituels. A chaque
masque, à chaque statuette correspond un culte bien particulier et cela n’est
sûrement pas innocent dans la tête – que dis-je – dans l’imagination de l’initié
qui a créé ces formes. Les rites varient d’une région à une autre. Dans de
nombreuses régions de l’Afrique subsaharienne, certains objets sacrés ne sont
strictement vus que par une dizaine d’initiés dans le village. Ces objets sont
donc interdits aux autres membres de la communauté. Ce qui est sacré est aussi
secret, dit l’adage des Akan.
30
La question que pose le Musée, en tant qu’institution vis à vis des
collections d’objets de cultes animistes ou des rituels sacrés, cette question, dis-
je, renvoie à celle de l’artiste, du devin et du féticheur. Si au niveau de l’art
ancien, il n’est pas aisé d’entrer en communication avec de telles œuvres, il me
paraît plus judicieux de les mettre en parallèle avec l’art contemporain : il me
semble que les œuvres de certains artistes contemporains d’Afrique Noire sont
susceptibles d’éclairer le débat sur la compréhension de l’art ancien… surtout
aujourd’hui où les portes des plus grandes institutions muséales lui sont
ouvertes.
IX. C/ MAKISHI : Rituels rattachés aux masques des Tshokwe et Mbunda du
Zimbabwe, dans la région du fleuve Zambèze, en Afrique Australe.
On a toujours voulu montrer ici (en occident) – peut-être trop souvent
d’ailleurs – les traditions africaines en général, comme des manifestations du
passé. Est-ce parce que les dispositions habituelles des Musées ne nous
laissaient guère l’occasion de communiquer, de commenter la contemporanéité
des objets présentés ? Qu’en est-il en réalité de ces productions, très
controversées hier mais petit à petit admises dans le panthéon de l’art universel
aujourd’hui ? Faut-il continuer à ne les regarder que sur l’angle esthétisant ?
Eternel débat sans cesse posé mais jamais complètement élucidé.
Qu’il s’agisse de masques, de statuaires ou des autres objets de la vie
quotidienne : tissus ; bijoux ; coiffes ; sièges ; vanneries…la vision
ethnosociologique, anthropologique, (cultes et rituels sacrés ou profanes), nous
le savons, demeure inséparable de la dimension esthétique : les mythes que ces
objets renferment ne sont pas des « histoires » d’ésotérisme pour les faire valoir.
Pour s’en convaincre, il faut se rappeler qu’ils étaient, soient des objets
utilitaires, soient des objets de culte, avant d’être « labellisés » œuvres d’art par
les occidentaux.
Comme le faisait remarquer Alain GIRARD, conservateur en chef des
Musées du Gard, dans son article consacré à Claude VIALLAT, paru dans La
Croix du 2 février 1998, je cite : « … Le public est perdu s’il passe directement
de la Renaissance à VIALLAT… ». Il explique que pour comprendre et
apprécier à sa juste mesure l’art de VIALLAT, il faut d’abord savoir que les
impressionnistes ont libéré la couleur de la forme et que leurs successeurs, par
l’intermédiaire de MATISSE, sont allés beaucoup plus loin. Il y a là, comme
chacun l’admet maintenant, toute la démarche de l’Art Moderne.
On pourrait de même faire le parallèle avec l’ensemble des productions du
continent noir qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui Art Africain.
En effet ceux et celles qui franchissent les portes des Musées comme le
MAAO, le Pavillon des Cession au Louvre ou le Quai Branly, (qui renferment
31
des objets d’art africain), risquent de se perdre aussi, s’ils n’ont pour seule
référence que le riche passé de l’art occidental, l’exceptionnelle tradition
artistique léguée par les époques successives, toutes plus ou moins
révolutionnaires les unes que les autres : …la Renaissance, le Classicisme,… les
temps modernes avec leur cortège de mouvements…
Il est primordial de savoir et de comprendre que le plus grand nombre des objets
qui sont montrés dans les Musées étaient cachés à la vue des non-initiés. Ce qui
explique que nous en sachions si peu à leur propos aujourd’hui. Beaucoup de ces
objets ont pu disparaître en même temps que leurs propriétaires, dans leurs pays
d’origine. A l’opposé, il ne serait pas étonnant que des objets, absents des
Musées, rattachés à des cultes sacrés depuis des milliers d’années, au fin fond de
la brousse tropicale, existent encore aujourd’hui pour quelques dizaines
d’initiés.
Alain GIRARD signale dans son article cité plus haut que « VIALLAT reprend
ses œuvres tout le temps, si bien qu’on a du mal à les dater ». L’artiste répond
lui-même en expliquant que « les racines du travail sont dans le travail ».
Nous retrouvons ici une autre similitude entre certains objets de cultes
(masques et statuaires) et l’art moderne à travers le travail de VIALLAT. En
effet, il est difficile de dater avec exactitude les masques et la statuaire en
général dans les grandes collections, qu’il s’agisse d’objets sculptés en bois (très
rarement en pierre) ou d’objets modelés en terre, car , comme VIALLAT, les
initiés transformaient leurs fétiches au fil des sacrifices, au rythme des
cérémonies cultuelles commémoratives : sans cesse ils y versaient, des
libations : vins, alcool, décoctions de feuilles, de racines et d’écorces aux vertus
magiques ou encore y appliquaient clous, œufs cassés, sang, plumes, poils,
dents, griffes et os d’animaux sacrifiés, argile blanche (kaolin), huile de
palme…ce qui fait corps avec l’œuvre et lui donne sa patine grumeleuse,
pâteuse, rugueuse brillante ou mate.
Les rituels dans les enclos des bois sacrés représentent un véritable système
éducatif : c’est là que les vieux initiés (les sages) dévoilent, instruisent les jeunes
sur les principales activités de la vie d’adultes : être un bon père ou une bonne
mère de famille ; pouvoir distinguer le bien du mal ; savoir que la souffrance, la
douleur, le plaisir et la joie font corps avec la vie ; l’honneur, le courage, le
respect constituent le socle de toutes les vertus et font partie des grands défis à
relever. La vie d’adulte passe d’abord par la voie de l’initiation.
Cette tradition millénaire a, comme toutes les manifestations humaines, subi de
nombreuses mutations, au fils des siècles, de génération en génération. Les
cérémonies, sans totalement se désacraliser, se rapprochent du grand public et
petit à petit nous constatons le passage de l’initiatique au spectaculaire. Les
rituels du goly, du poro, du zaouly, les rituels Wè et Dan en Afrique de l’Ouest,
comme les rituels Makishi en Afrique Australe, sont aujourd’hui sortis des
32
enclos des bois sacrés pour enthousiasmer les foules avides de spectacles. Mais
nous montrent-ils vraiment tout ?
Nos ancêtres morts qui veillent sur nous, de l’au-delà, les esprits, de connivence
avec tous les génies protecteurs de la terre, l’ont certainement voulu ainsi et
c’est certainement mieux ainsi !
IX.D/ Samendé NDOLOVU, FACTEUR DE MASQUES MAKISHI
Du 7 au 22 avril 2000, j’ai eu l’honneur de suivre Samendé NDOLOVU,
facteur de masques Makishi du Zimbabwe et son assistant Benjamin DAKA,
dans un espace-atelier jouxtant l’espace principal de l’exposition Makishi dans
le défunt Musée National des Arts d’Afrique et d’Océanie.
L’exposition Makishi du Zimbabwe au MAAO est bien venue pour donner une
illustration parfaite de l’évolution des grandes cérémonies autour des cultes
rituels, du sacré au populaire, de l’initiatique au spectaculaire22
.
« A Chezya au Zimbabwe, près du fleuve Zambèze, la famille de Samendé
Ndolovu organise les cérémonies de circoncision, d’initiation et invente les
masques d’aujourd’hui. La femme de Samendé Ndolovu chante et dirige le
chœur des chanteuses. Sa sœur aînée est choriste. Son fils musicien, réalise des
instruments de musique et peint des masques »23
Malgré la distance qui sépare le Zimbabwe de la Côte d’Ivoire, mon pays
d’origine, j’ai été très agréablement surpris, d’une part, par la similitude entre
22 Inspiré de l’éditorial de Monsieur Germain VIATTE Directeur du Musée National des Arts d’Afrique et
d’Océanie – dossier de presse de l’exposition Makischi – avril 2000. 23 Catalogue de l’exposition Makischi édité par la RMN
Musiciens et
chanteuses de
Chezya au
Zimbabwe
33
les rapports humains, et d’autre part, par la convergence entre nos idées et la
manière dont nous les communiquons aux autres. Dès lors cette égalité de point
de vue va me faciliter la tâche d’animation qui m’a été confiée dans le cadre de
cette exposition.
En effet, nous avions au départ entre nous, la barrière de la langue. Samendé
NDOLOVU, personnage extrêmement instruit sur les rituels Makishi de la
région du fleuve du Zambèze, parlant couramment cinq à six langues de cette
même région, comprend et parle à peine l’anglais, mais pas du tout le français.
Benjamin DAKA, « son assistant », lui, parle couramment l’anglais mais est
Zoulou et non Mbunda comme Samendé ; Benjamin ne parle pas non plus le
français.
Heureusement, ils se comprennent grâce à la grande culture de Samendé. A
chaque fois que je formulais une question en anglais, Benjamin la lui traduisait
en Debele (dialecte Zoulou) qu’ils comprenaient bien tous les deux. C’est au
cours de ces échanges qu’en écoutant les réponses à mes questions, je me suis
mis à observer Samendé « mon interlocuteur indirect ». Je me suis mis à épier
ses gestes et expressions dans les moindres détails. Sa manière de froncer les
sourcils quand une question lui semblait déplacée ; son sourire très amusé quand
un enfant lui posait une question ; les mouvements de ses mains quand il me
semblait agacé…tout cela retint mon attention et me rappela les attitudes des
vieux Baoulé sous l’arbre à palabre. Je devinais alors si la réponse que Benjamin
allait me donner, était très fidèle, ou bien « légèrement interprétée ». Mais
Benjamin, de son côté, est un garçon aussi sympathique qu’intelligent et m’a
aidé à comprendre ce que je devais savoir. La termitière n’est jamais l’œuvre
d’un seul termite24
. Même si nos traductions n’ont pas toujours été très fidèles,
je pense pour ma part avoir tiré un grand enseignement de cette rencontre : la
naissance d’un masque Makishi exige trois qualités : clairvoyance ; sagesse ; et
patience.
Mon rôle, dans cette exposition, a consisté, pendant les séances de
démonstration de fabrication de masques, à expliquer au public toute la
démarche, mais aussi la philosophie qui sous-tend une telle pratique : la qualité
et l’origine des matériaux utilisés ; la technique de fabrication ; dans quels buts
fabrique-t-on les masques Makishi ? Pour qui les fabrique-t-on ? Qu’est ce que
c’est ? (que représentent-ils ?) ; comment s’en sert-on ? Qui les porte ? Le rôle
des femmes pendant les cérémonies Makishi…
IX. E/ Samendé NDOLOVU, les makishi et le public du MAAO
24 Proverbe Akan pour dire que l’union fait la force
34
Le terme Makishi est le pluriel du mot likishi : nom donné aux masques, danses,
danseurs et personnages des rituels pratiqués par les peuples de la région du
fleuve Zambèze.25
25 Catalogue de l’exposition makishi : édité par la R.M.N.(Réunion des Musées Nationaux)
Masque puo : masque
représentant l’archétype de la
jeune femme, triste ou rieuse
aux traits du visage fins et
sculptés en bois
Deux impressionnants
masques makishi : Cikunza et
Kalelua
Cikunzu ou Cihongo : masque qui
représente l’ancêtre le plus vénéré ; il
est craint par tout le monde et
symbolise l’autorité suprême.
Chilea : masque qui entraîne à la danse ; il
danse au milieu des tambours et des chœurs
de femmes chantant des textes destinés à
faire sortir les autres masques
35
Certaines personnes présentes pendant le vernissage de cette exposition,
sont revenues les jours suivants pour mieux s’entretenir avec le facteur des
masques. La question qui m’a semblé la plus à propos pendant cette animation
est celle-ci : « Monsieur Samendé, pourquoi avez-vous accepté de faire cette
démonstration, ici en France, sachant que c’est une pratique sacrée au
Zimbabwe ? ».
Cette question fut posée plusieurs fois par des spectateurs adultes. La
première fois, Samendé développa longuement sur un ton très calme sa réponse.
Lorsque Benjamin lui avait traduit cette question en Debele, avant de répondre,
il rangea la racine de mukengue26
et son couteau sur la cuvette
parallélépipédique, prit un air très sérieux et s’expliqua. Il dirigeait de temps à
autre son regard vers Benjamin, vers moi ou vers le public mais la plupart du
temps, il évitait de regarder fixement dans les yeux.
(Chez les Akan, en Côte d’Ivoire et au Ghana, quand une personne de
l’âge de Samendé, qui a autant d’expérience, parle, il le fait pour ceux qui
peuvent comprendre son langage fait de codes et de proverbes. Celui qui
comprend effectivement et acquiesce de la tête, est le porte-parole du chef.
26 Arbre dont les initiés tshokwe du Zimbabwe utilisent les racines pour la fabrication de leurs masques
Cikunza ou chikuza : masque
symbolisant le fils à la coiffe
phallique, patron de l’initiation
mukunda
36
Celui-ci se fera un devoir d’expliquer à l’assemblée ce que vient de dire le chef,
en prenant la peine de baisser le niveau de son discours.)
Je fus très ému quand Benjamin me traduisit les explications de Samendé.
Je vais essayer de relater ici ce que j’ai pu dire aux spectateurs ce jour-là.
« Madame Françoise GROUND est venue dans mon pays au Zimbabwe. Nous
avons accepté qu’elle voie ce que nous faisons. Elle a vu et elle a voulu que je
vienne vous expliquer notre pratique. Si je refuse de venir vous expliquer ce qui
se fait chez moi, ce que je fais depuis ma tendre enfance, grâce à ceux qui m’ont
initié à cette pratique, si je refuse, qui d’autre le ferait ? Comment auriez-vous
pu me poser cette question si je n’étais pas venu ? Notre pratique est très sacrée
dans nos villages. Vous, vous n’êtes pas de chez nous ; n’ayez aucune crainte ;
j’ai fait ce qu’il faut pour qu’il ne vous arrive rien ici à cause de ce que je vous
montre ou à cause de ce que je fais ».
Connaissant l’équivalent de ce genre de rituel en Côte d’Ivoire, je dois
avouer que j’ai été quelque peu rassuré par l’exposé de Samendé.
Samende NDOLOVU fabricant un masque chilea au Musée des Arts d’Afrique et
d’Océanie, avril 2000
37
Après avoir prononcé ces mots, notre sexagénaire me parut soulagé et
détendu. D’ailleurs dès que Benjamin et moi nous eûmes terminé nos
traductions respectives (lui en anglais et moi en français), il prit spontanément
sa sanza pour chanter et jouer quelques airs Mbunda. Le public le remercia par
des applaudissements nourris.
Un autre jour, une dame, très intéressée par la pratique de Samendé, vint
s’entretenir longuement avec lui. Au cours de cet entretien, deux questions
auxquelles Samendé donna deux réponses franches, retinrent notre attention :
Samende NDOLOVU dans l’atelier
du Musée des Arts d’Afrique et
d’Océanie, avril 2000
38
Monsieur, à quel moment ouvrez-vous cet atelier à ceux et celles qui souhaitent
s’initier à votre pratique ?
Je savais que Samendé n’était pas là pour apprendre aux visiteurs à
fabriquer des masques Makishi, cependant je lui ai tout de même soumis cette
question. Il soupira un instant puis répondit : Vous n’êtes ni Mbunda ni
tchokwe…non ! Vous pouvez regarder comment je fais ; mais il faut que je vous
dise que chez nous les femmes ne pratiquent pas cette activité.
Insatisfaite par cette réponse, notre spectatrice voulut en savoir davantage.
« Pour quoi les femmes ne fabriquent-elles de masques chez vous ? »
questionna-t-elle.
Samendé répondit : les cérémonies du Mukanda (enclos du bois sacré)
concernent les hommes ; n’importe quel homme ne peut faire n’importe quelle
activité dans le Mukanda. Il faut être initié ! Les femmes ne touchent pas aux
masques ; elles ne les portent pas non plus ; elles courent le risque d’enfanter
des monstres si elles le font. A la ménopause, certaines femmes peuvent être
appelées dans le Mukanda. Elles ont dans ce cas la responsabilité de la
Masque « makishi » fabriqué par Samendé
NDOLOVU, avril 2000 au Musée National des
Arts d’Afrique et d’Océanie
39
conservation et de l’entretien des objets sacrés pour préserver et améliorer la
vie des personnes : masques et reliques.
Cette dernière question sera d’ailleurs l’une des grandes interrogations du
public.
A propos de bois sacré, Zirignon GROBLI, psychanalyste, poète et artiste
peintre ivoirien, interviewé par Tanella BONI, philosophe et professeur à
l’université d’Abidjan, répondait ceci : « Dans le bois sacré, je le pense, il y a
des cours d’eau, des grottes, des lieux où les initiés, les impétrants doivent se
retrouver pour créer la culture sous l’inspiration des esprits des morts, des
ancêtres qui habitent ces lieux. C’est pour cela que je considère mon atelier
comme un bois sacré, mon cabinet d’analyse comme un bois sacré ; parce que
quand je suis là, tout seul, ma tête est pleine de tous mes morts, de tous les morts
du monde… Des morts et des vivants peut-être. Mais quand je suis dans mon
atelier, je suis plus sensible à la présence des morts. Ils sortent de leur trou, ils
se manifestent et c’est avec eux que je travaille. "La clairière de l’être" comme
l’appelle HEIDEGGER ou le monde socialisé, a été mis en place par des initiés
porteurs de phallus et qui pouvaient ne pas se soumettre à la Nature. Il faut
supposer qu’à l’origine, il y a eu des gens comme ça, puissants, qui ont eu la
capacité de connaître, de penser, d’être saisi par l’esprit de la Nature et de
dialoguer avec cet esprit pour créer la culture. En Afrique, de tels humains sont
appelés initiés… »27
Avant de quitter définitivement Paris pour retourner dans son pays,
SAMENDE NDOLOVU revisita une dernière fois l’exposition, comme pour
dire adieu à tous ces masques, qui, eux, ne retournerons pas au Zimbabwe de si
tôt… peut-être jamais.
Les adieux de SAMENDE NDOLOVU furent émouvants… du moins
pour les personnes présentes ce jour-là dans la salle où les masques Makishi
étaient présentés au M.N.A.A.O… encore aurait-il fallu qu’ils sachent quelques
rudiments sur les rituels animistes et fétichistes d’Afrique Noire. En effet, il se
tint à genoux au milieu de la salle, et frappa plusieurs fois une main contre
l’autre ; il cria ensuite le nom de chaque masque : Cikungu ! Cikunza ! Chilea !
Likulukulengue ! Kaluwe ! Samazengo…et parla longuement dans sa langue (en
mbunda). Benjamin me résuma tout en quelques mots. « SAMENDE says bye to
gins » : SAMENDE vient de dire au revoir à tous les esprits, à tous les génies.
27 In « l’école des Arts » : revue scientifique de l’INSAAC (l’Institut National Supérieur des Arts et de l’Action
Culturelle) à Abidjan en Côte d’Ivoire, page 27.
40
Image B
Image A
Image a) ; image b) : SAMENDE NDOLOVU à genou et priant devant les
masques Makishi au M.N.A.A.O., avant de quitter Paris pour Harare le 30 avril
2000
41
X. Un grand Musée pour l’Art Nègre : l’Art Nègre au Louvre aussi ?
Aujourd’hui la question de l’utilité ou non du Musée du Quai Branly ne se
pose plus. La fusion des collections du Musée de l’Homme et du Musée
National des Arts d’Afrique et d’Océanie est belle et bien une réalité irréfutable.
Nous constatons que l’unanimité s’est faite autour de l’idée « d’un musée neuf
qui abolirait, à l’aube du XXI ème siècle, les vieux concepts coloniaux et les
vaines rivalités entre les tenants exclusifs de l’esthétique et ceux de
l’ethnographie »*. Il est vrai, bien avant que les murs du nouveau musée ne
sorte de terre, on en entendait parler : on se réunissait en France pour prendre
des grandes décisions sur des objets qui engagent l’histoire, le passé très proche,
mais aussi le présent et le devenir, sur le plan social et culturel, des populations
des cultures non occidentales… surtout celles d’Afrique et d’Océanie. On a
procédé comme aux temps coloniaux : quelques rares africains ou océaniens
(chercheurs, universitaires, peut-être des artistes) ont, certes, été conviés à des
travaux préparatoires au Collège de France à Paris. Mais, avaient-ils vraiment
été consultés ? Leur avis a-t-il compté dans la finalisation du fonctionnement de
cette grande institution qui engage aujourd’hui la compréhension des cultures
non occidentales ?
On est en droit de s’interroger sur de telles démarches :
Y aurait-il, en Afrique et en Océanie, absence d’initiés, c’est-à-dire, de
« spécialistes » suffisamment aguerris et instruits sur leurs pratiques ancestrales
aujourd’hui ?
Est-ce le manque d’intérêt, de projet concret et crédible, de la part de
certains gouvernants africains, sur les traditions culturelles, qui aurait poussé les
initiateurs, à Paris, du projet de ce nouveau berceau de la culture à négliger les
témoins vivants de ces traditions ayant donné naissance à leurs objets de
cultes sacrés et profanes ?
L’Afrique toute entière et ses traditions appartiendraient-elles
définitivement au passé ?
« En dehors de deux missions de collecte effectuées en Côte d’Ivoire entre 1960
et 1970, les acquisitions du MAAO ont été le plus souvent réalisées à Paris
auprès des galeries spécialisées ou à l’hôtel Drouot et concernent presque
toujours des pièces isolées et sélectionnées pour leur valeur esthétique… »*28
.
Quel crédit doit-on accorder à de tels objets ainsi extraits et isolés de leurs
contextes socioculturels ? Que reste-t-il du statut de l’objet sacré créé à titre
apotropaïque ? Peut-on… doit-on se satisfaire uniquement des seuls aspects 28 *Etienne FÉAU, L’art africain au musée des Arts d’Afrique et d’Océanie : collections et perspectives pour le
musée du quai Branly, in Cahiers d’Etudes africaines, 155-156, XXXIX-3-4, 1999, pp. 923 – 938.
42
esthétiques ? Questions légendaires, sans cesse débattues mais jamais vraiment
élucidées.
Il est grand temps, depuis la naissance de ce nouveau sanctuaire de l’art
nègre, qu’on daigne enfin prendre en compte l’avis des représentants
authentiques actuels de cette culture. Pourquoi s’évertuer à aller chercher des
intellectuels diplômés de grandes universités quand il existe des autochtones à
même d’aller à la rencontre et d’expliquer aux publics, la complexité de leurs
objets ?
La France, première nation au monde à défendre les Droits de l’Homme, peut-
elle s’enorgueillir, peut-elle se contenter d’une présence de l’Afrique aussi
superficielle, aussi tronquée dans ce haut lieu de la culture qu’elle ambitionne de
mettre à la disposition du public… des publics ?
Le domaine culturel reste, à nos yeux, le terrain où africains et européens
peuvent encore échanger, dialoguer, à condition que, de part et d’autre, les
traditions soient respectées. Là-bas, la vie continue malgré la mondialisation.
Les traditions, les rites, les cultes…les arts changent au rythme des
révolutions… l’évolution ! Les masques et les statuettes de nos villages peuvent
troquer leurs habits polychromes (costumes faits de sparteries de feuilles, de
racines et d’écorces d’arbres, couverts de couches sacrificielles) pour revêtir les
sigles et les couleurs de leurs formations politiques ou de leurs équipes de
football préférées. Les nostalgiques et les conservateurs auront, certes, des
remords, voire des regrets ; mais à l’heure de la mondialisation, on peut
s’attendre maintenant à toutes les révolutions : mutations, transmutations,
ramifications…
Il est entendu que les peuples qui sauront opérer avec harmonie ces grands
changements seront ceux qui auront su consommer, digérer et restituer avec
sincérité mais aussi avec sérénité, le produit des rencontres, des confrontations :
c’est-à-dire, savoir prendre en compte la culture de l’autre, sans jamais
complètement oublier la sienne. Les traditions s’adaptent aux changements
successifs au fil des siècles.
Il est important de ne pas reléguer ce qui est à montrer ici à une civilisation
antique dépassée…ou à des peuplades d’hier à jamais disparues. Ces cultures se
perpétuent de nos jours sous diverses formes. Pour les percevoir, il faut à tout
prix rétablir la communication avec les vrais spécialistes, c’est-à-dire, les initiés
de nos villages : les devins, les chefs de villages, les griots, les notables ou les
chefs coutumiers.
Le succès des expositions – au Grand Louvre comme au Quai Branly –
dépendra de la qualité du dialogue entre conservateurs et chercheurs, historiens
43
de l’art et anthropologues, commissaires et architectes,*29
mais aussi et surtout
des rapports que les décideurs pourront entretenir avec les représentants
compétents, patentés ou non, des peuples directement concernés par les objets
présentés.
XI. La place de l’art contemporain africain en Afrique et en Europe
Comme nous l’avons vu plus haut, pour le grand public à l’écart des
débats d’initiés sur la création plastique, l’art africain demeure cantonné, depuis
longtemps, autour de la sculpture sur bois (la statuaire et les masques). Le
dépaysement que peut procurer – pour un européen – l’espace des cérémonies
culturelles – en Afrique – au cours desquelles les frontières entre rituels sacrés et
spectacles populaires donnent l’impression de se confondre… cérémonies qui
laissent percevoir des formes d’art très diverses : teinture sur tissu, tissage,
tressage, poterie, arts décoratifs (peintures corporelles, scarifications, … ainsi
que les bijoux et les parures)… ces cérémonies nécessaires mais bien
circonscrites dans le temps et l’espace, peuvent-elles suffire à élargir l’horizon
culturel d’un public aussi peu préparé ?
XI. A/ Vision Occidentale de l’art contemporain d’Afrique noire
D’une manière générale, en Europe, on peut voir les arts, de toutes les
périodes exposés dans les grands musées : en France, de l’Antiquité à nos jours,
33 musées nationaux – sans compter tous les musées municipaux et privés –
montrent de manière permanente les arts de tous les continents : des arts les plus
anciens aux plus modernes. Les châteaux et les palais sont les principaux lieux,
à la fois témoins et vitrines des civilisations, non seulement du passé mais aussi
du présent ; on peut citer les exemples très représentatifs du château de
Versailles et du Palais du Louvres. Mais il existe aussi d’autres édifices
contemporains et prestigieux – toutes proportions gardées – spécialement bâtis
pour abriter des expositions permanentes et / ou temporaires d’arts anciens ou
contemporains : le Musée National des Arts d’Afrique et d’Océanie, construit en
1931 pour abriter l’exposition coloniale30
; le Centre Georges POMPIDOU,
architecture avant-gardiste (fin des années 70), porte le nom du premier
29 * Lire le point de vue d’Etienne FÉAU : Du MAAO au MUSEE DU QUAI BRANLY in Cahier d’Etudes
africaines, 155 – 156, XXXIX –3 – 4 1999 pp. 923 – 938. 30 Le peintre Jacques YANKEL (ancien professeur à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris) et son assistante Feu
Véronique WIRBEL, peintre elle aussi, firent un dépôt d’œuvres contemporaines d’Afrique de l’Ouest (Vohou-
Vohou) au Musée National des Arts d’Afrique et d’Océanie en 1985 ; mais aucun des directeurs qui se sont
succédés à la tête de cet établissement jusqu’à sa fermeture ne remarqua cette collection. Les œuvres de ces
artistes anonymes seraient peut-être allées à la décharge s’il n’y avait pas eu l’ADEIAO* qui en fit la promotion
en les exposant temporairement en France et en Asie. L’ADEIAO* :l’Association pour le Développement des
Echanges Interculturels d’Afrique et d’Océanie. Depuis 2008, toute cette collection a été cédée au Musée
national de Bamako au Mali.
44
président de la République qui succéda au Général Charles DEGAULLE ; ce
haut lieu de la culture est également connu sous le nom de Centre Beaubourg.
On peut, toutefois, remarquer – en dehors de quelques exemples isolés et peu
représentatifs au niveau de l’art contemporain – que tout ce qui a été montré sur
l’Afrique, jusqu’à la fin des années 80, ici en France, ne concerne que l’art
ancien. L’ensemble de ces productions est désigné et connu sous l’appellation
d’art africain : dans les musées français et européens, cet art continue
quelquefois d’être « catalogué » d’art nègre par certains spécialistes (pour
signifier l’ancienneté ou l’authenticité des objets présentés).
Est-ce à dire que l’art africain contemporain est inexistant ?
Pierre GAUDIBERT, dans son ouvrage consacré à l’art africain contemporain,
reconnaît, certes, la méconnaissance sur la création plastique d’aujourd’hui en
Afrique ; mais en même temps il confirme son existence depuis plus d’un siècle
– dans un silence bien coupable.
A vrai dire, le silence n’était pas absolument total, même si les appréciations
étaient rarement aussi affirmatives que celles de Franck WILLET qui consacrait
à l’art contemporain africain, en 1972, un chapitre entier dans son livre
« african art today ». La plupart du temps, dans les années 60 et même 70, cet
art contemporain perçu comme « au début » (Selly MVUSI au 1er
Congrès de la
Culture africaine à Salisbury, 1962), « en suspens comme intimidé, sur le seuil »
(Pierre DESCARGUES, 1971), bref, dans une phase de transition espérée ou
entrevue, de renouvellement incertain, que beaucoup ont alors signalée : « Il
s’agit moins, pour l’Afrique, de se survivre que de se réinventer – et cela est
vrai pour son art. » (Jean LAUDE, 1965)…31
Le peintre sénégalais Iba NDIAYE, lui-même, le reconnaissait à cette époque-
là : « on ne peut pas encore parler d’art contemporain africain ; celui-ci se
cherche… ». 32
De manière sporadique, au cours des manifestations culturelles consacrées
à l’Afrique, en France, on découvre ça et là – dans des galeries ou dans des
salles municipales – des expositions d’œuvres d’artistes contemporains, peintres
et/ou sculpteurs. Les galeries qui osent montrer les œuvres d’artistes
contemporains, restent bien discrètes quant à la diffusion et à la publicité. On
continue de désigner des artistes qui sillonnent le monde du nord au sud et d’Est
en Ouest depuis plus de trente, voire quarante ou cinquante ans par les termes
très réducteurs de jeunes peintres ou école de tel ou tel pays. En 1950 l’institut
national pédagogique montra l’Ecole de Poto-Poto et des articles avaient déjà
paru à son propos. Grâce à Mac EWEN, l’ARC au musée d’Art moderne de la
31 Regard, in l’art africain contemporain de Pierre GAUDIBERT page 14 32Regard, in l’art africain contemporain de Pierre GAUDIBERT page 14
45
ville de Paris, exposa en 1970 les sculptures Shonas du Zimbabwe, reprises
l’année suivante au musée Rodin…33
Les œuvres retenues, dans ces cas précis, seront celles dont l’analyse et le
discours se rapprochent le plus de l’idée qu’on s’est faite, depuis longtemps
déjà, de l’art nègre. Cet art africain contemporain est, pour ainsi dire,
« jaugé » en fonction de ses attaches à l’art ancien : « art nègre », désormais
toléré, « admis » dans le panthéon de l’art international.34
Joëlle BUSCA, dans une analyse très critique – à mon avis naïve – sur l’art
contemporain africain conclut de manière très pessimiste dans les termes
suivants : « L’art contemporain africain n’accédera à la considération, au statut
plein et entier d’art, et ses productions au statut plein et entier d’œuvres d’art,
que débarrassé pour toujours des histoires que son existence est supposée
réclamer, des anecdotes ainsi que du récit des origines qui toujours
accompagnent son exhibition. Une œuvre qui ne se suffirait pas à elle-même
n’est pas une œuvre »35
.
Il me faut apporter quelques précisions et être plus nuancé, pour mieux me
positionner par rapport à cette critique qui jette le discrédit sur les œuvres de
l’esprit de toute la Diaspora Noire à partir du XX ème siècle. Tout comme les
productions artistiques directement liées aux cultes fétichistes (pour la
protection, la prévention contre le mal environnant, l’exorcisme des esprits
maléfiques…) l’art contemporain africain, il faut le crier haut et fort, existe
pleinement et ne peut être coupé, sevré de ces racines. De mon point de vue cet
art se conçoit bien et se suffit à lui-même, en tant que création originale,
rattachée ou non à un rituel religieux. Aux temps de la Négritude le docteur
PRICE MARS, poète et écrivain haïtien, criait à qui voulait l’entendre son
espoir sur la destinée de la Diaspora Noire :
« Nos ancêtres, ce sont tous ceux qui s’élèvent
lentement de l’animalité primitive,
pour aboutir à l’être transitoire que nous sommes,
encore tremblant devant l’inconnu qui nous enveloppe…
Mais en quoi puis-je être humilié
de savoir d’où ils vinrent ?
Si je porte, moi, ma marque de noblesse
au front comme une étoile radieuse,
et si dans mon ascension vers plus de lumière,
33 Regard, in l’art africain contemporain de Pierre GAUDIBERT page 15 34Jean LAUDE « les arts de l’Afrique noire » livre de poche Librairie Générale Française 1966 35 Joëlle BUSCA : L’art contemporain africain, collection les arts d’ailleurs – l’Harmattan – page 221
46
je suis allégé par la blessure sacrée de l’idéal… »36
Je me souviens encore, comme si c’était hier, de l’extrait de ce poème,
que mon maître de CM2 m’avait fait apprendre par cœur, il y a déjà près d’une
quarantaine d’année. J’ai retenu que l’homme, malgré la science, doit rester
humble et ouvert aux différentes mutations. Si l’art africain contemporain est
jaugé en fonction de l’art ancien, il appartient aux artistes qui le revendiquent de
se forger chacun un style original par un travail sincère, afin de mériter des
raisons d’être considérés comme héritiers d’une civilisation passée, reconnue en
tant que l’une des plus brillantes de l’humanité.
L’art africain contemporain ne sera pas plus ou moins original parce qu’il
est ou pas rattaché à « des anecdotes ainsi que du récit des origines qui toujours
accompagnent son exhibition37
» Il serait, pour moi, injuste de situer le débat de
ce côté.
Les exemples d’œuvres d’art rattachées à un culte religieux sacré
foisonnent, de l’antiquité gréco-latine à nos jours : la cène de Léonard de Vinci ;
la pieta de Michel Ange ; Adam et Eve chassés du Paradis de Tommaso di
Giovanni dit MASACCIO … pour ne citer que ces chefs d’œuvres de la
Renaissance Italienne. Ces œuvres ne sont pas reconnues et appréciées parce
qu’elles renvoient à la religion catholique ; ce sont des œuvres de qualité
plastique exceptionnelle ; elles traitent de problèmes plastiques et esthétiques en
harmonie avec la vision du public d’une époque donnée. La religion, le culte
catholique n’intervient ici que comme support. Les œuvres d’art, d’où qu’elles
viennent, s’affichent en tant que productions d’un art visuel. Elles ne sont pas
plus belles parce qu’elles s’inspirent de l’ancien testament ou moins artistiques
sous prétexte qu’elles se revendiquent du chamanisme ou du fétichisme.
D’ailleurs, l’auteur d’une œuvre dite africaine peut ne pas être forcément une
personne noire de peau, aux lèvres bien charnues et aux cheveux très crépus : il
est possible et il faut l’admettre, que cet artiste puisse être un homme blanc aux
cheveux lisses ou une belle blonde au nez fin et aux yeux bleus.
Cependant, le poids de l’histoire imposera toujours, dans le jugement de
celui qui regarde une œuvre d’art contemporain, son référant : la référence ou la
« référenciation » chère à l’Inspection des Arts Plastiques du Rectorat de Créteil
qui en a fait le thème de l’exposition des travaux d’élèves du 3 au 21 juin 2002.
X. B/ Un regard différent est possible
La complexité dans la compréhension et dans l’analyse de l’art ancien
autorise aujourd’hui un autre regard : un regard différent de la conception
36 Dr Jean PRICE-MARS Destin de l’homme, (poème), in livre de lecture « matin d’Afrique » CM2, IPAM
(Institut Pédagogique Africain et Malgache). 37 Joëlle BUSCA : L’art contemporain africain, collection les arts d’ailleurs – l’Harmattan – page 221
47
originelle traditionnelle. Il faut, toutefois, se garder de généraliser
l’interprétation qu’une personne s’étant familiarisée à un type d’objets
particuliers, pourrait délivrer.
L’expérience de Jacques Kerchache, personne ressource dans la
constitution des collections africaines du Musée du Quai Branly, est édifiante.
Le message qu’il délivre dans son interview du 24 février 1995 est tout aussi
surprenant que déstabilisant, si l’on est familier de la statuaire africaine. Une
mise au point sur les thèses qu’il défend semble indispensable.
Jacques Kerchache commence son interview en reconnaissant,
modestement, qu’il sait peu de choses sur les objets de sa collection. « Je ne sais
pas grand-chose, mais après plusieurs va-et-vient, durant huit ans entre
l’Afrique et la France, j’ai fini par comprendre comment fonctionne l’artiste
dans la société. J’ai pu ainsi faire la part des choses entre celui qui crée la
forme et celui qui en est l’utilisateur. La présence de l’œuvre sacralise le
discours. Si le discours est évacué à l’intérieur du groupe, l’objet n’a plus
aucun rôle dans cette société. Il peut être jeté, vendu, brûlé… ». Loin de moi
l’idée de juger les propos de cet éminent collectionneur dont les compétences
sont ici avérées et reconnues. Je voudrais faire noter que Jacques Kerchache a
exprimé son point de vue personnel. Il faut convenir que ce regard puisse être
différent de la vision authentique africaine.
Au début, le collectionneur nous parle de son apprentissage initiatique
sous l’arbre à palabre en pays dogon. Il nous présente ensuite une série de
statuettes dites « Moumoulé » du Nigéria (XIX è siècle).
48
Il les compare à l’art occidental en disant que la différence stylistique entre ces
statuettes se situerait entre Michel Ange, Picasso et l’art populaire. Pour lui, les
auteurs des objets de sa collection se connaissaient et il pense qu’ils se sont
probablement parlés, comme les artistes contemporains du début du XX è siècle,
qui se fréquentaient et échangeaient souvent leurs points de vue.
La réalité en Afrique, c’est que les choses ne fonctionnent pas comme
chez les artistes européens. Le pays dogon est fort différent du Nigéria. Ce qui
est vrai chez les dogons pourrait être différent chez les « Moumoulé ».
Nous l’avons vu, en Afrique, le domaine de l’art est celui du sacré, du
secret, donc de l’initiatique. Le devin sculpteur, donne naissance à l’objet quand
la nécessité du culte se fait sentir. C’est le culte rituel qui consacre l’objet en lui
donnant sa force sacrée. Il faut retenir que les cultes rituels sont différents d’une
région à une autre et qu’ils dépendent aussi des causes pour lesquelles les objets
(masques et statuettes) ont été érigés. Des objets tels que les colliers, les bagues,
ou les statuettes qui appartiennent à une personne – homme ou femme – peuvent
être abandonnés à la mort de leurs propriétaires, dans les cas spécifiques où ces
objets auraient été – d’après un devin – sources de mauvais augures. Mais les
objets qui appartiennent à un groupe de personnes – un village ou une région –
ne peuvent être abandonnés que si tout le groupe se convertit à une autre
religion.
Certes, un regard différent est possible, puisqu’il s’agit d’œuvres d’arts.
Cependant, il faut être vigilant : au moins deux observations semblent erronées
de manière flagrante ici dans la description d’une statuette. Là où le
collectionneur voit un bourrelet, il s’agit plutôt d’un bracelet de cheville
directement sculpté dans le bois (dans le corps de l’œuvre). Lors de certaines
cérémonies rituelles, ce type de bracelet peut être porté de manière
exceptionnelle au-dessous du genou par les devins danseurs (c’est le cas des
comiens-fouès).
Jacques Kerchache présentant ses statuettes Moumoulé du Nigéria
(photo réalisée à partir de l’enregistrement vidéo)
49
Ensuite le collectionneur prend la coiffure abondante de la statuette pour
des oreilles. Il est fréquent de voir ce type de coiffure sur la tête des statuettes
senoufo, dogon ou mossi.
Il s’agit bien ici d’un bracelet de cheville et non de bourrelet. Ce bracelet augmente
la sacralité de la statuette, objet divin qui est du domaine des esprits
Deux têtes de statuettes
photographiées dans la vidéo de
l’interview de Jacques Kerchache
50
Statuette Sénoufo ayant une coiffure abondante ; les
cheveux tressés pendent au niveau des tempes.
D’ailleurs on note la même forme sur le front, dans
le prolongement du nez
51
Il faut considérer ces erreurs d’observation ou d’interprétation, comme
une autre façon de voir la statuaire africaine, par un européen dont le regard
s’est familiarisé à ces objets, mais dont l’esprit, instinctivement, reste lié à ses
références académiques occidentales. Cela peut constituer une grande richesse
culturelle, à condition de ne pas imposer cette vision comme la seule possible.
L’opinion publique a, certes besoin de repère, mais une vision extra-culturelle
ne peut se substituer à une vision intra-culturelle. Comme le disait Amadou
Hampâté Ba, il faut éviter qu’on fasse une histoire de l’Afrique vue par l’Europe
au lieu d’une histoire de l’Afrique vue par les africains eux-mêmes. « Quand la
chèvre est présente, il ne faut pas bêler à sa place38
».
XI. C/ Vision africaine de l’art contemporain en Europe
Ici nous pouvons dégager 3 positions :
1. La première position consiste, pour certains artistes africains, à travailler
pour satisfaire une demande occidentale, ou sur commande. Ce n’est un
secret pour personne : les européens, plus aisés financièrement, achètent
facilement ce qu’ils aiment ; ils aiment surtout ce qui les dépayse. Dès lors,
les touristes européens deviennent des proies faciles pour certains artistes –
voire artisans – africains ayant compris cette philosophie et qui acceptent de
jouer le jeu, avec, bien souvent, des intermédiaires : des commerçants ayant
boutiques, pignon sur rue ou des vendeurs ambulants, beaux parleurs,
vendant à la sauvette jusqu’à deux ou trois fois les prix véritables des objets.
Ces œuvres, copies des objets anciens ou créations personnelles peintes avec
des peintures pour meubles et fenêtres, vernies ou tartinées de cirage pour
chaussures, sont qualifiées d’artisanat africain par les occidentaux, mais
considérés dans les villages comme des productions artistiques pour les
citadins et les européens.
2. Il existe une production contemporaine moins connue, parce que moins
spectaculaire et plus initiatique. On ne la trouve pas sur les marchés, mais
plutôt dans les villages… une production à l’abri des regards indiscrets et
uniquement réservée aux grandes cérémonies coutumières religieuses. Il faut
l’admettre, cette production n’est pas destinée à être montrée en tant que
œuvre d’art. Elle échappe pour l’instant à la spéculation et aux trafics mais
pour combien de temps encore ?
38 Proverbe peul rapporté par Amadou Hampâté Ba interviewé en 1969 par Enrico Fulchignoni et Ange Casta,
vidéo disponible sur www.ina.fr
52
3. La troisième position concerne les artistes africains ayant fréquenté les écoles
d’arts d’occident : ceux dont Pierre GAUDIBERT qualifie les œuvres de
peintures et de sculptures savantes. Certains artistes de cette catégorie ont
choisi d’exprimer leur talent en ayant pour modèle les grands maîtres de
l’histoire de l’art : Michel ANGE ; Léonard DE VINCI ; CEZANNE ;
PICASSO ; RODIN ; BOURDELLE… S’ils sont quelquefois presque aussi
géniaux que leurs maîtres, ces artistes africains créent des œuvres que les
critiques et les « spécialistes en art africain » s’accordent à regarder avec peu de
considération et la tentation est bien forte de les qualifier de mauvaises copies.
D’ailleurs, au cours des rares expositions d’art contemporain – en dehors du
sculpteur sénégalais OUSMANE SOW (autodidacte), qu’on a voulu afficher ici
comme le RODIN NOIR, (peut-être, pour ne pas reconnaître la singularité de
son grand talent) – cette dernière catégorie a rarement les honneurs de la presse
spécialisée occidentale.
« La vitalité des arts plastiques du tiers monde est un élément important du
réveil de nouveaux pôles d’initiatives culturelles après des périodes
d’aliénation, de silence et de sommeil. De là peut naître une nouvelle
civilisation réellement universelle ou un déclin de la civilisation occidentale qui
s’est voulue universaliste, au profit de nouveaux territoires de civilisation,
comme il en a existé par le passé dans les trois continents extra-européens.
Métissage et/ou déplacements, tel est l’enjeu majeur »39
. Voilà une thèse – à
mon avis – plus juste, plus égalitaire et rassurante pour la création plastique
contemporaine globale – au Nord comme au Sud.
XI. D/ Quelle politique culturelle ?
Je serais bien malhonnête et de mauvaise foi si je ne reconnaissais pas la
volonté de galeries de plus en plus nombreuses, de critiques d’art, de
commissaires d’expositions, d’écrivains, d’éditeurs… qui s’intéressent à l’art
contemporain africain, depuis plus de vingt ans. C’est la manière dont on aborde
cet art qui pose problème.
Avant 1970 de nombreux artistes africains dont certains ont peut-être connu
ou côtoyé les PICASSO, DALI, HELION… d’autres nés autour des années
soixante, peignaient et exposaient leurs œuvres dans des grands salons en France
ainsi que dans les autres parties de l’Europe : IBA N’DIAYE, Michel KODJO,
Christian LATTIER, LIOLO, Paul AYI, Jean-Claude DELATRE… pour les
plus vieux, viennent ensuite la génération des années 60 : René
TCHEBETCHOU, Pascal KENFACK, Kadjo James HOURRA, Bou MONE,
Atse Damase ABOUEU, Dosso SEKOU, Alioune BADIANE, Abdoulaye
KONATE, FODE Camara, Théodore KOUDOUGNON, Youssouf BATH,
Tanoh Siméon KOUAKOU, Germain KOUASSI, Yacouba TOURE, Koffi
39 L’art africain contemporain de Pierre GAUDIBERT, page 159
53
GOGO, Padeguena COULIBALY, Ernest DÜKOU, Issa KOUYATE, Mathilde
MORO… Au cours des années 80 et après, l’art moderne s’installe pour de bon
en Afrique au sud du Sahara. Aujourd’hui, le problème de la diffusion et le
manque d’espace d’exposition constituent le handicap majeur d’une foule
d’artistes de plus en plus nombreux, jeunes et moins jeunes.
Le poids de l’art ancien est encore – peut-être – trop présent, trop lourd, sur
leurs épaules. Et si leurs œuvres sont appréciées, c’est surtout, pour certains
observateurs nostalgiques à l’esprit teinté de mercantilisme, parce qu’elles
rappellent, font penser à l’Art Nègre.
1 Reproduction extraite du catalogue d’exposition « Sculpture Gabonaise Contemporaine », au Musée National
des Arts d’Afrique et d’Océanie de Paris, du 20 octobre 1992 au 4 janvier 1993, édité par la Fondation d’Art
Contemporain Gabonais en 1992.
La question, difficile pour ces artistes, est celle de savoir comment arriver
à se forger une identité nouvelle dans un espace où personne ne les attendait et
Maternité masque, sculpture sur bois, vis,
miroir, bracelets en
cuivre martelé, poli
patinée à la cire, (1.35 x
1,32 cm), 1991 : (David
NAL VAD, sculpteur
Gabonais né en 1954 à
Paimpol, ancien élève
de l’Ecole Nationale de
l’ENAM et des Beaux
Arts de Quimper)1
54
aussi, il faut le dire, dans un monde où les clans se font et se défont au gré de
puissantes associations aux appétits plus mercantiles qu’artistiques.
Sur ce plan, les artistes européens, américains ou asiatiques, jeunes et moins
jeunes, ne sont pas mieux lotis : leur combat est quasi-identique à celui de leurs
collègues africains ou océaniens.
XII. CONSTAT
Ce qu’il faut retenir ici, au vu de ce qui précède, c’est le difficile rapport
que les observateurs des conceptions contemporaines de l’art entretiennent avec
l’art ancien en Afrique Noire. Et pourtant nous devons le reconnaître, de par les
domaines que nous avons été amenés à visiter, la thèse d’une nouvelle ère est
bien tracée, et ce, depuis la deuxième moitié du siècle dernier (voir l’ouvrage
« art contemporain » de Pierre Gaudibert). Il y a bien existence d’un Art Nègre
contemporain qui, sans être un simple prolongement de l’art ancien, se révèle
comme le reflet de la civilisation moderne africaine : il s’inspire des moyens
modernes, utilise et incorpore des matériaux nouveaux, explore et décortique les
faits et les avatars des événements sociaux actuels.
Les populations d’Afrique Noire ont toujours su démontrer – nous venons
de le voir – leur génie artistique, au cours des cérémonies de cultes rituels :
célébration d’une naissance, rites d’initiation des filles ou des garçons, mariages,
cérémonies funéraires, tout cela constitue des moments privilégiés où
retentissent, encore aujourd’hui, dans toutes leurs splendeurs les fruits des
talents, le savoir-faire des hommes et des femmes : tissus, coiffes, sièges, objets
d’apparat de toutes sortes : bijoux en or, sabres, couronnes, cannes, sandales et
costumes. Cet univers formel, associé aux richesses du monde moderne, nourrit
les recherches des générations nouvelles, pour constituer un vivier inépuisable
pour des expressions visuelles prometteuses.
Le matériau ici est à la fois formes, signes, motifs, couleurs mais aussi
métaphore et message : terre, sable, écorces d’arbres, os et peaux d’animaux,
plumes d’oiseaux, coquillages, carton ondulé, papier et tissus de tous genres,
collés ou cousus dans des tableaux ou des sculptures, sont à la fois supports,
formes, graphismes, couleurs, symboles ou motifs décoratifs. Dans les arts
anciens, nous l’avons vu, la matière (le matériau) qui sert à fabriquer un masque
ou une statuette, est aussi magique que le génie, l’esprit que l’objet est censé
représenter. Pour certains artistes de la diaspora noire d’aujourd’hui, les
matériaux sont là pour signaler réellement l’état physique de leur présence ou
combler un vide : réalité affective, effective et non virtuelle : c’est le cas des
artistes vohou-vohou40
de la Côte d’Ivoire. Pour d’autres comme Chéri Samba41
, 40 Peintres et sculpteurs vohou-vohou de Côte d’Ivoire : consulter le mémoire de maîtrise de Kra N’GUESSAN
« le vohou-vohou , une vision actuelle de l’art originel en Côte d’Ivoire» UFR d’Arts et Sciences de l’Arts, Paris
1 1992-1993 41 Chéri Samba, peintre contemporain du Congo
55
Pascal Kenfack42
ou Fodé Camara43
, c’est par le dessin que ces matériaux sont
figurés. C’est aussi un appel à témoin, non pour trouver une justification de leur
activité, mais plutôt dans le sens d’une diversification de plus en plus étendue de
l’acte de peindre ou de sculpter, sinon de l’ART tout simplement.
42 Pascal Kenfack, peintre sculpteur contemporain du Cameroun 43 Fodé Camara, peintre Sénégalais