Anthropologie de l'art regards croisés

55
1 Anthropologie de l’art Programme du 2 ème semestre TD03 Elément pédagogique : 0430405 Les arts traditionnels d’Afrique Noire dans la culture occidentale Regards croisés : éléments pour une meilleure compréhension des expressions traditionnelles et nouvelles d’Afrique Noire SOMMAIRE - I. Avant-propos - II. Polysémies des mots baoulés (dans le contexte des arts et sciences de l’art) - III. Devin devineresse commien le génie créateur - IV. Permanence et continuité - V. Les images de la langue parlée - V. A/ Pluralité et divergence de point de vue - V. B/ Critères de beauté - V.C/ Critères de beauté d’ici et d’ailleurs - VI. Le village - VII. « L’ICI ET L’AILLEURS » - VII. A/ Préalable - VII. B/ Rappel - VII. C/ Constat - VII. D/ La Négritude - VIII. Les maîtres fous, culte des divinités Haouka du Niger ou dramaturgie - IX. L’art traditionnel africain dans les musées d’occident - IX. A/ Préalable - IX. B/ Mon point de vue - IX. C/ MAKISHI : Rituels rattachés aux masques des Tshokwe et Mbunda du Zimbabwe, dans la région du fleuve Zambèze, en Afrique Australe - IX. D/ Samendé NDOLOVU, FACTEUR DE MASQUES MAKISHI - IX. E/ Samendé NDOLOVU, les makishi et le public du MAAO - X. Un grand Musée pour l’Art Nègre : l’Art Nègre au Louvre aussi ? - XI. La place de l’art contemporain africain en Afrique et en Europe - XI. A/ Vision occidentale de l’art contemporain d’Afrique Noire - XI. B/ Un regard différent est possible - XI. C/ Vision africaine de l’art contemporain en Europe - XI. D/ Quelle politique culturelle ? - XII. CONSTAT

Transcript of Anthropologie de l'art regards croisés

Page 1: Anthropologie de l'art regards croisés

1

Anthropologie de l’art Programme du 2ème semestre TD03 Elément pédagogique : 0430405

Les arts traditionnels d’Afrique Noire dans la culture occidentale Regards croisés : éléments pour une meilleure compréhension des expressions traditionnelles et nouvelles d’Afrique Noire

SOMMAIRE

- I. Avant-propos

- II. Polysémies des mots baoulés (dans le contexte des arts et sciences de

l’art)

- III. Devin devineresse – commien le génie créateur

- IV. Permanence et continuité

- V. Les images de la langue parlée

- V. A/ Pluralité et divergence de point de vue

- V. B/ Critères de beauté

- V.C/ Critères de beauté d’ici et d’ailleurs

- VI. Le village

- VII. « L’ICI ET L’AILLEURS » - VII. A/ Préalable

- VII. B/ Rappel

- VII. C/ Constat

- VII. D/ La Négritude

- VIII. Les maîtres fous, culte des divinités Haouka du Niger ou

dramaturgie

- IX. L’art traditionnel africain dans les musées d’occident

- IX. A/ Préalable

- IX. B/ Mon point de vue

- IX. C/ MAKISHI : Rituels rattachés aux masques des Tshokwe et Mbunda du Zimbabwe, dans la région du fleuve Zambèze, en Afrique Australe

- IX. D/ Samendé NDOLOVU, FACTEUR DE MASQUES MAKISHI

- IX. E/ Samendé NDOLOVU, les makishi et le public du MAAO

- X. Un grand Musée pour l’Art Nègre : l’Art Nègre au Louvre aussi ?

- XI. La place de l’art contemporain africain en Afrique et en Europe

- XI. A/ Vision occidentale de l’art contemporain d’Afrique Noire

- XI. B/ Un regard différent est possible

- XI. C/ Vision africaine de l’art contemporain en Europe

- XI. D/ Quelle politique culturelle ?

- XII. CONSTAT

Page 2: Anthropologie de l'art regards croisés

2

I Avant-propos

Il convient de redire ici ce qui est désormais devenu mon credo : l’art nègre ne

s’est pas définitivement endormi après les civilisations naguère florissantes

de Nock1 et d’Ifé

2 : il perdure encore aujourd’hui sous diverses formes.

La vision animiste mythique des formes des objets sacrés ou profanes reste

permanente et d’actualité : les différentes espèces d’êtres vivants (humains,

animaux quadrupèdes, reptiles, animaux aquatiques, oiseaux et autres espèces

volants, végétaux et minéraux) cohabitent plus ou moins harmonieusement ;

chacun ayant sa vie propre circonscrite dans un domaine dont les délimitations

des frontières restent l’apanage des devins.

En effet les devins qui sont avant tout des êtres humains, sont considérés

dans les villages comme des êtres à part. Parmi eux, il faut citer ceux qui ont une

maîtrise hors du commun d’un métier : sculpteurs, vanniers, potières, tisserands,

tambourineurs, chanteurs ou danseurs. Ils bénéficient d’un grand privilège et

sont respectés à juste titre dans la société. La croyance populaire admet qu’une

grande majorité a reçu un don du ciel, des ancêtres morts ou des génies de la

brousse. En effet, il n’est pas rare d’entendre dire que certains devins ont reçu

leur voyance ou leur talent en songe ; d’autres l’auraient reçu après un exil forcé

dans la forêt, dans la savane ou un séjour prolongé sur une montagne. Et d’une

manière générale, en Afrique Noire, un grand mystère entoure la montagne (Oka

ou Boka). Pour les baoulés, Oka est le lieu d’habitation des génies et des

esprits : la foudre, le tonnerre, la pluie, l’arc-en-ciel… Les légendes et les

anecdotes sur ces genres de révélations sont légion. Je me permets de citer ici

celle de ma grand-mère qui est commune à tant d’autres en pays Baoulé.

Parvenue à l’âge adulte – d’après ma mère – ma grand-mère souffrait de

courbatures et d’arthrose au niveau des membres supérieurs et inférieurs. Elle

alla consulter un jour une grande guérisseuse devineresse. Celle-ci raconta

l’histoire suivante qui va changer le cours de la vie de ma grand-mère.

« Ma fille, lui dit-elle ; tu as un grand destin. La mère de ta mère a été investie

du pouvoir de guérison de bien de maladies. Cet héritage t’a été transmis ; elle

revient te le dire souvent en songe, mais tu ne sais pas interpréter tes rêves.

Voilà, ma fille, les causes de tes souffrances. Pour t’en sortir il faudra que tu

danses et chantes de village en village, là où l’on aura besoin de tes services.

Tes spectacles seront sources de guérison pour beaucoup de malades ».

Mais ma grand-mère était une femme discrète et bien trop timide pour se donner

ainsi en spectacle. Un autre devin lui prodigua quelques conseils pour qu’elle

1 Nock : localité du nord du Nigeria autrefois habitée par des agriculteurs qui furent les premiers – en Afrique au

sud du Sahara – à réaliser des statuettes anthropomorphes et zoomorphes en fer fondu. 2 Ifé : foyer mythique d’une civilisation florissante au sud-ouest du Nigeria actuel au XIIIè siècle

Page 3: Anthropologie de l'art regards croisés

3

apprenne à interpréter ses rêves. Depuis, ma grand-mère découvrit, grâce à

toutes les prescriptions de ses ancêtres en songe, de nombreuses plantes aux

vertus médicinales magiques avec lesquelles elle soigna, soulagea et guérit les

personnes souffrantes de son village ainsi que de celles venant des régions

voisines. Quant à ma mère, elle n’attendit pas de recevoir en songe les vertus

des plantes médicinales. C’est au contact direct de ma grand-mère qu’elle se

forgea l’expérience nécessaire pour guérir et soulager de certaines maladies

courantes. Malgré tout, ma mère ne manque jamais l’occasion d’invoquer ces

ancêtres qu’elle remercie dans ses prières de lui avoir transmis cet héritage.

II Polysémies des mots baoulés (dans le contexte des arts et sciences de l’art)

La langue baoulé3 n’est pas évidente à cerner. Dans une recherche comme celle-

ci, il convient d’être certes précis mais surtout d’éviter de généraliser. Un mot

prononcé avec une autre intonation peut nous renvoyer dans un champ

diamétralement opposé au sujet du moment. Le tableau ci-dessous nous introduit

au cœur de la complexité de la conception d’un objet, de la créativité, en Afrique

subsaharienne. Notre intension ici, est d’examiner les contours des termes

baoulé dont la traduction dans la langue française, serait la plus proche de :

« créer, donner forme… ».

TERMES BAOULÉ TRADUCTIONS FRANÇAISES

ÉQUIVALENTS EN FRANÇAIS

Djra amouin ba Descendre, concrétiser le corps, la forme du fétiche : masque ou statuette

Sculpter ou modeler un fétiche

Kan i aïéré Enduire de médicament Peindre Klè i ngolè Pratiquer des incisions

pour y faire pénétrer un médicament : scarifier

Décorer, tracer, écrire, dessiner

Waka sè fouè Celui qui taille le bois, celui qui ajuste le bois : réservé aux pilons, aux mortiers, aux tabourets…

Menuisier, ébéniste, sculpteur

Talié wou fouè Personne qui modèle, sèche la terre pour faire naître un récipient : assiettes, bols ou canaris.

Potière, sculpteur

Wawè yi fouè (dessin yi Celui qui fait sortir les Photographe,

3 Baoulé : ethnie du groupe Akan, encore d’usage en Côte d’Ivoire (Afrique de l’Ouest)

Page 4: Anthropologie de l'art regards croisés

4

fouè) ombres, les silhouettes (celui qui fait sortir les dessins)

Dessinateur

A ce tableau on pourrait parfaitement y adjoindre les résultats des recherches du

professeur Jérémie Kouadio N’GUESSAN de l’Université d’Abidjan Cocody, à

propos du verbe « bo » en baoulé. En effet l’éminent Professeur explique que le

verbe « bo » traduit l’idée de donner une forme nouvelle à un objet préexistant.

Le verbe « bo », qui est un mot polysémique, puisque le professeur a recensé au

moins cent trente-deux sens contextuels différents, pourrait s’appliquer à

certains termes de notre tableau ci-dessus, dans le champ des arts et sciences de

l’art. Comme nous pouvons le lire ci-dessous, le verbe « bo » s’adapte bien au

contexte de la création plastique.

TERMES BAOULÉS TRADUCTIONS FRANÇAISES

ÉQUIVALENTS EN FRANÇAIS

Djra amouin ba ou (bo amoin ba)

Descendre, concrétiser, fabriquer le corps du fétiche : masque ou statuette

Sculpter, fabriquer, donner forme

Kan i aïéré ou (bo i aïéré) Enduire de médicament ; faire un lavement pour soulager quelqu’un

Peindre : l’idée d’embellir en changeant la couleur : renforcer la teinte

Klè i ngolè ou (bo i ngolè) Pratiquer des incisions pour y faire pénétrer un médicament : scarifier

Décorer, scarifier, graver dessiner des motifs

Waka sè fouè ou (bo waka ngolè) ; waka sran sè fouè ; waka sran bo fouè, bo ofi’n

Celui qui taille le bois, celui qui ajuste le bois : réservé aux pilons, aux mortiers, aux tabourets… celui frappe le bois, l’écorce

Menuisier, ébéniste (graver des motifs, des scarifications sur le bois) sculpteur, tanneur

Talié wou fouè ou (bo talié fa)

Personne qui modèle, sèche la terre pour faire naître un récipient : assiettes, bols ou canaris.

(Modeler la terre) Potière, sculpteur

Wawè yi fouè (dessin yi fouè) (Ki photo ou bo wawè), wawè bo fouè

Celui qui fait sortir les ombres, les silhouettes (celui qui fait sortir les images)

Photographe (Photographier), dessinateur (Dessiner)

Page 5: Anthropologie de l'art regards croisés

5

Pour une meilleure compréhension de ce qui précède voici un mini lexique des

termes proposés :

Termes baoulé Traductions françaises

bo Faire, fabriquer, élaborer, nettoyer,

frapper…

Djra Descendre, concrétiser, figurer…

amouin Fétiche, gris-gris

ba Bébé, petit, la matérialité même

kan Dire, faire, toucher

i Pronom (3è personne du singulier) il

ou elle

aïéré médicament

klè Ecrire, tracer, graver…

ngolè Scarification, décor

waka bois

sè Tailler, sculpter, affûter

fouè Suffixe placé après un mot indique le

métier de quelqu’un

sran Etre humain

talié Assiette (récipient)

wou Modeler, tresser, confectionner… mais

aussi « sécher », « mourir »

fa Terre, argile…

wawè Ombre, silhouette

yi Enlever, sortir, remplir…

III Devin, devineresse – commien le génie créateur

Il est alors de bon ton de dire que le génie artistique est d’abord doublé d’un

esprit fort. C’est ce que les animistes désignent par le terme commien et que

nous traduisons par devin ou devineresse. S’il fait mieux que quiconque dans le

village ce qu’il sait faire, c’est qu’il a reçu un don spécial que les autres

personnes n’ont pas. Ce don ne vient pas stricto sensu de son éducation : la

dextérité manuelle ou l’intelligence d’une personne ne vient pas uniquement de

sa seule volonté de réussir dans la société : écoute attentive, observation,

tâtonnement, apprentissage auprès d’une personne plus expérimentée. Non !

Pour les animistes il n’y a pas que tout cela. La grâce ou la bénédiction des

ancêtres morts – comme nous venons de le signaler plus haut – est encore plus

appréciable. Ce sont eux qui dictent aux hommes et aux femmes tant de qualités

Page 6: Anthropologie de l'art regards croisés

6

hors de portée du commun des mortels : on désigne ces personnes par les termes

de voyants ou devins. Exemple, pour dire que Koffi est un voyant, on dira « koffi

y ti oun assé » ce qui littéralement se traduit par « la tête de koffi voit claire ». Si

l’on peut dire de manière commune que koffi est un commien, il ne faut

toutefois pas le confondre avec le commien fouè – n’goïmman fouè que l’on

consulte pour résoudre un problème : souffrance morale ou physique.

Il en est ainsi encore aujourd’hui, surtout loin des grands centres urbains. Tout

cela rend ambiguë le statut de l’artiste moderne en Afrique. A cause de ce qu’il

fait (ou grâce à cela), il peut être craint, respecté, soupçonné d’être devin, mais il

ne passe jamais inaperçu.

IV Permanence et continuité

Dans les petits villages où les croyances sont encore vivaces, l’évolution des comportements artistiques est très sensible. Pour sculpter le bois, on utilise volontiers, de nos jours, les ciseaux à bois autant que l’herminette. Ce dernier outil est toujours présent chez les devins-sculpteurs. Ils s’en servent pour dégrossir le bois. Le ciseau à bois et le couteau s’imposent comme outils de précision pour exprimer les détails. De nouvelles formes sont nées dans la statuaire au contact des missionnaires et au cours de la période coloniale : on voit l’apparition de crucifix et de vierges noires taillés dans du bois d’ébène ; c’est aussi depuis cette époque, (entre les années vingt et les années soixante du XX è siècle, avant les indépendances des pays en Afrique Noire), que les devins-sculpteurs africains commencèrent à sculpter des personnages habillés à la manière occidentale : les colons ou les guerriers (militaires) portugais.

« Le culte de ces statuettes révèle les problèmes individuels et psychologiques (sexualité, stérilité, vie du couple, conflit de la personnalité) auxquels les Baoulés sont confrontés et la manière symbolique dont ces problèmes sont résolus ou du moins atténués. Il est significatif que ces "époux de l’au-delà, blolo-bian et blolo-bla4" prennent… la forme du gendarme, du tirailleur, ou de l’administrateur dans la statuaire dite colon. Ces statues étant de belles factures ont servi de modèles à la statuaire colon, répondant ainsi à l’évolution des goûts et marquant une nouvelle forme d’expression qui n’a pas remplacé l’ancienne mais l’a transformée »5.

4 Les maris ou les femmes de l’au-delà (blolo-bian et blo-bla) sont représentés par des statuettes symbolisant le

double du sexe opposé, dans l’autre monde, censées être les anges gardiens des Baoulés ici bas. 5 La statuaire baoulé, Jean Noël LOUCOU, in Côte d’Ivoire magazine, N°2 – 1er trimestre 1999

Page 7: Anthropologie de l'art regards croisés

7

Le devin-sculpteur Djo Bi Clément présentant ses deux herminettes : Photographie réalisée

en Juillet 2002 à Yopougon

(Banlieue d’Abidjan en Côte d’Ivoire)

Le devin-sculpteur Djo Bi Clément en plein

travail dans son atelier :

Juillet 2002 à Yopougon

(Banlieue d’Abidjan

en Côte d’Ivoire)

Page 8: Anthropologie de l'art regards croisés

8

A l’inverse de cet art traditionnel qui « tend une main complice » à l’art

occidental, dans les écoles d’art ou dans les ateliers des artistes dits modernes

d’Afrique Noire, les productions artistiques se tournent de plus en plus vers l’art

Longia DIANE : statue-colon

(Côte d’Ivoire) – Art africain

contemporain, Pierre

GAUDIBERT – page 22

Vierge à l’enfant : Art

missionnaire ; bois peint – Art

africain contemporain Pierre

GAUDIBERT–

Page 24

Page 9: Anthropologie de l'art regards croisés

9

ancien pour se ressourcer, rechercher des voies nouvelles ou de nouveaux

questionnements.

V Les images de la langue parlée

Chez les Baoulés, rien n’est jamais vraiment simple, aussi bien dans la vie

courante que sous l’arbre à palabre6. Au quotidien, lorsque deux Baoulés se

rencontrent, les salutations sont symboliquement pleines d’images : le matin,

quand on croise quelqu’un, on lui dit : « gna yin o » : ce qui peut se traduire

par : « monsieur vos yeux sont ouverts » ou « monsieur votre visage » ; et celui-

ci répond : « yo ô gna arê ôô » ! Ce qui veut littéralement dire : « oui, monsieur,

le froid ! ». Pour saisir le sens de cette réponse, il faut savoir que s’il fait chaud,

dans ces régions pendant la journée ; les matinées sont le plus souvent bien

fraîches. Aussi il sera nécessaire, pour maîtriser les codes, d’avoir une bonne

pratique de la langue Baoulé, ainsi que des us et coutumes.

Par exemple, lorsque quelqu’un qu’on aime bien doit partir loin pour une

longue durée, on lui dit :

Gnamien ko souman wô ; nzué flololo yèô to wo ati’n su ô ; bla ndè :

« que Dieu t’accompagne pour qu’il pleuve une pluie fraîche sur ta route et

reviens vite ».

Un français pourrait penser qu’on lui souhaite la malédiction. En France, on

termine bien souvent les oraisons funèbres en prononçant la phrase suivante :

« que le terre te soit légère » ! Les Baoulé disent : « que la terre qui te

recouvrira soit fraîche » !

L’idée de froid ou de fraîcheur si chère aux peuples d’Afrique Subsaharienne,

représente d’abord un symbole de quiétude, de paix mais aussi de bonté, de

fertilité, de fécondité et d’abondance. Surtout quand on sait que la chaleur cause

la sécheresse, la famine, la mort… on n’a pas du tout l’idée de parler d’accueil

chaleureux pour signifier un bon accueil.

Qui aime entendre ces belles tournures ne doit pas manquer les grands

rassemblements sous l’arbre à palabres. Dans les grandes festivités comme dans

la détresse ou dans le malheur, il se trouvera toujours quelqu’un, sous l’arbre à

palabre, qui en prenant la parole ne manquera pas de faire preuve d’esprit

d’humour. La foule attentive réagit dans ces cas comme dans un concert, par des

éclats de voix d’approbation et par des fous rires.

6 L’arbre à palabre est représenté, dans un village, par l’arbre sous lequel on trouve le plus grand nombre de

places assises à l’ombre. C’est sous l’arbre à palabre que se règlent tous les litiges, sous l’autorité du chef,

souvent en présence des notables et d’une importante assemblée. C’est aussi le lieu où se déroulent toutes les

grandes cérémonies officielles à caractère populaire ou religieux.

Page 10: Anthropologie de l'art regards croisés

10

A vouloir trop fignoler le bois, on risque de sculpter un pilon trop court pour sa

belle-mère : une belle réplique de la langue française à cet adage dit, « le mieux

est l’ennemi du bien ».

Quand on accuse la vieille dame d’être une sorcière, elle rétorque que le temps

est orageux : cela se traduit par l’expression « passer du coq à l’âne »

Notre intérieur est comme la forêt ; personne ne sait ce qui s’y passe. Cette

sagesse renvoie à la grande discrétion des baoulés. « Un flot de paroles, des

sourires, un brassage de vie, un coude à coude continuel ; mais le fond de l’âme

est scellé », nous rapporte le père Vincent Guerry, moine bénédictin au

monastère de Bouaké. En effet ce prête de l’église catholique, pour mieux

connaître les populations qui fréquentaient sa chapelle, a dû étudier dans les

moindres détails les us et coutumes des baoulés. A l’inverse des baoulés, les

européens ne cachent rien à leur entourage. Dès que leur épouse est enceinte,

tous les amis le savent. Les projets de l’un sont partagés par les autres. Ici

prévoir à l’avance, fait partie de la bonne gestion. Les baoulés ne disent que très

rarement ce qu’ils feront… le fond de leurs pensées semble toujours muré et

réservé à leur intimité. Est-ce pour cela qu’il y a tant et tant d’adages dans leur

expression orale ?

L’européen pourrait être heurté et crier au manque d’ouverture de l’africain,

voire même penser que l’africain manque de franchise à son égare.

Une maîtresse d’école sermonne un enfant noir qui a oublié de faire un

devoir ; l’élève, en bon africain obéissant, applique bien la consigne de ses

parents : il reste tête baissée, sans rien dire. Mais la maîtresse qui pense que

l’élève s’enferme dans un mutisme coupable, hausse le ton : « regarde-moi dans

les yeux quand je te parle ! ». Il faut savoir que quand un adulte fait des

reproches à un enfant en Afrique, l’enfant est tenu, par respect de baisser la tête.

Il ne doit surtout pas regarder l’adulte dans les yeux. Il pourrait être traité

d’effronté ou d’impoli.

Pour l’européen, toute parole doit traduire une pensée. Cela est aussi vrai chez

les baoulé mais de manière exceptionnelle. Par exemple dès qu’une malédiction

est prononcée, ses effets sont aussi violents qu’un poison, car le domaine du

sacré doit rester inviolé. A côté de ces choses sacrées, il y a une foule de choses

qu’on peut dire sans y attacher trop d’importance… juste pour entretenir de

bonnes relations avec le voisinage. Exemple, quand un ami appelle ton épouse

« ma femme », ne va pas penser, illico, qu’il t’a fait cocu ; c’est tout simplement

parce que cet ami a beaucoup d’affection pour toi et ton épouse. De même s’il te

dit en te quittant un soir « à demain », ne l’attends surtout pas pour le petit

déjeuner, encore moins le dîner. Il a dit cela juste pour t’exprimer à quel point il

se sentait bien en ta compagnie.

Toute personne de passage ou rendant visite à une autre famille est un

hôte privilégié. « Il est logé, nourri blanchi » : on lui donne à manger ce qu’on a

de meilleur et pour qu’il soit sans gêne, on l’installe dans une pièce à part, ou

dans un coin de la concession spécialement aménagé pour lui. Lorsque le baoulé

Page 11: Anthropologie de l'art regards croisés

11

donne à manger à son hôte, il veut être sûr que celui-ci a mangé à sa faim. Et

pour cela, quand la maîtresse de maison vient récupérer le couvert et qu’elle

constate qu’il ne reste plus une miette, elle se dit que son hôte n’a pas eu assez à

manger. Le lendemain le mari demandera à son épouse de doubler la ration de

son hôte… ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il reste de la nourriture après que l’invité

ait bien mangé.

L’invité qui connaît bien les usages, pour se montrer poli, laissera toujours

un peu de foutou7 et finira la sauce jusqu’à la dernière goutte. Cela voudra dire,

pour la cuisinière, que sa sauce était très bonne. Ce qui est une grande source de

satisfaction pour cette maîtresse de maison.

En Europe, nous savons que ne pas finir son assiette, n’est pas signe de savoir

vivre : « finis ton assiette », a-t-on l’habitude de dire aux enfants, afin qu’ils

soient bien éduqués.

« En Occident, nous dit le père Vincent Guerry, il y a une certaine

grandeur à ne pas dépendre des autres, et l’on admire la dignité du pauvre qui

préfère vivre dans sa misère plutôt que de s’abaisser à mendier ». C’est aussi

vrai chez les Baoulé où il est plus doux de donner que de recevoir. Donner c’est

dominer. D’ailleurs l’expression en Baoulé pour dire merci le démontre de

manière fort patente : « ngna kloa ô » Monsieur, vous êtes puissants ; « mô kloa

ô » Madame vous êtes puissantes

V. A/ Pluralité et divergence de points de vue

Boileau disait : « ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement et les mots

pour le dire arrivent aisément ». Chez les Baoulé de Côte d’Ivoire, c’est

l’intuition qui domine ; cela fait qu’il n’est pas toujours aisé d’expliquer le

pourquoi et le comment des choses.

Quand un vieux baoulé dit : « ne fais pas cela » ou « cet homme n’est pas

bon », si vous lui demandez : « pourquoi », il ne saura pas vous répondre sur le

champ. Un européen est enclin à penser que ce vieux parle sans réfléchir. En

réalité, il y a une grande divergence dans le mode de raisonnement européen et

africain. Le jugement que l’africain porte sur les êtres et les choses est rapide et

intuitif. Il ne se perd pas dans les dédales de la logique. Le Baoulé est tourné

vers le monde sensible et les personnes.

Les jugements des occidentaux, d’après le père Vincent Guerry, moine

bénédictin au Monastère de Bouaké en Côte d’Ivoire, « sont l’aboutissement

d’un cheminement parfois long, sur lequel nous avons progressé pas à pas : ne

rien affirmer qui ne soit prouvé ; et ce n’est qu’ensuite que nous risquons le

saut dans l’action »…

Cela est à l’opposé du jugement des Baoulé, qui sautent directement, à

pieds joints, dans l’action et c’est en agissant ainsi qu’ils évaluent la qualité de

7 Foutou : pâte ou purée d’igname, de banane ou de manioc très consistante qui se mange accompagnée d’une

sauce de légumes, de viande ou de poisson bien épicée.

Page 12: Anthropologie de l'art regards croisés

12

leur choix. Par exemple, les fiançailles chez les Baoulé servent à savoir si l’on

peut vivre avec une femme et avoir des enfants avec elles. Selon les

personnalités, cette période peut durer plusieurs années.

Comme on peut le voir donc, l’expérience de l’action est seule maîtresse

du jugement.

Chez les européens pour faire changer une personne d’opinion, on a

recours à des argumentations : faire entendre raison, donner des preuves,

procéder par des raisonnements afin de convaincre et rassurer…

« Chez les Baoulé, nous dit le père Vincent Guerrit, ce type

d’argumentation est sans force ; en revanche, le proverbe, le conte sont d’une

grande efficacité ».

Pour confirmer justement l’efficacité des proverbes, voici un témoignage du

père Vincent Guerrit. « Je passais un jour dans un village et, voulant entrer

dans une cour, j’entends un vieux crier : toi, le Blanc, tu ne mettras pas le pied

dans ma cour. Confus, je me dirige vers une autre cour. Ici l’accueil est parfait ;

j’explique alors la mésaventure qui vient de m’arriver. On me dit : autrefois les

Blancs ont été très durs pour cette famille : pillage tortures, viols ; voilà pourquoi on t’a chassé. Je demande alors : n’y aurait-il pas moyen d’apaiser

cette vieille rancune ? L’homme réfléchit puis me dit : retourne vers leur cour,

et dit au chef : si le margouillat revient sur ses pas, il ne se casse pas les reins.

Sitôt dit, sitôt fait : je répète simplement le proverbe, et voici ce vieux Baoulé

complètement retourné : il sourit, me fait asseoir et nous bavardons longtemps

ensemble ».

Les européens qui se méfient des images et des symboles, disent :

« comparaison n’est pas raison ».

Chez les baoulés, les meilleurs orateurs, c'est-à-dire ceux qui savent convaincre,

sont les personnes, jeunes ou moins jeunes des deux sexes, qui savent étayer

leurs discours de contes ou de proverbes. Ces proverbes sont toujours dits dans

une verve pleine d’humour aussi caustique qu’hilarante : ce qui fait plier de rire

l’auditoire.

S’il est un devoir fondamental de tous les peuples d’apprendre à se

connaître, (connaître la culture de l’autre) pour mieux vivre ensemble, il faut

accepter et admettre la diversité de point de vue, sans parti pris.

Il est toujours possible de s’adapter à la culture de l’autre ; on peut apprendre et

maîtriser la langue et même le mode de pensée d’une autre contrée, aussi

lointaine soit-elle. Mais il est très difficile d’en intérioriser la sensibilité. Le lieu

de notre naissance, aussi bien que la culture dont notre enfance a été nourrie,

modèlent durablement notre sensibilité. « Les réflexes profonds de notre

sensibilité sont fixés dès nos premières années »8. « L’arbre transplanté n’aura

jamais une ombre aussi douce que celui qui a poussé sur place »9 ; « le morceau

de bois a beau séjourné dans la rivière, il ne deviendra jamais un caïman » ;

8 Vincent Guerrit, la vie quotidienne dans un village baoulé, page 22 9 Proverbe baoulé rapporté par le père Vincent Guerrit, in la vie quotidienne dans un village baoulé, page 22

Page 13: Anthropologie de l'art regards croisés

13

« quand la tête est là, on ne met pas le chapeau sur le genou » (proverbes

Baoulé).

V. B/ Critères de beauté

Chez les Baoulé les choses sont belles lorsqu’elles sont régulières,

homogènes, peu importe les couleurs.

On dit blé nzué n’zué pour signifier ce qui est d’un noir régulier et net ; ouffoué

fita fita pour désigner ce qui est d’une blancheur totale ; ce qui est droit se dit

sé’iinn ; le rond se dit clou clou.

La répétition du terme final ou de la consonne est une sorte de superlatif pour

désigner la qualité ou son contraire, ce qui n’est pas beau ni bon.

D’une manière générale on use des onomatopées pour accentuer le sentiment

qu’on éprouve devant un objet, face au déroulement d’un événement. Exemple :

Kouakou qui se prenait pour quelqu’un de courageux, surpris par l’apparition

d’une ombre sur le mur, au clair de lune, s’est enfuit. Celui qui commentera un

tel événement, dira : Kouakou srè fouè mo o wandi sa viiiii… l’onomatopée

« viiiii…» signifie que kouakou, le peureux, qui a pris ses jambes à son cou : il

est parti « viiii » comme un éclair.

V.C/ Critères de beauté d’ici et d’ailleurs

Là-bas, la statuette est la silhouette idéale de la femme : Sensuelle, cambrée, lèvre charnue… L’homme est comme le masque : brut, fort et expressif…

Femme au cou plissé, sans collier Tu es déjà belle, sans bijoux et sans maquillage. Avec tes bijoux en bois, en os, ou en or, Avec ton maquillage d’argile blanche ou mauve, Tu es encore plus séduisante. L’homme qui te regarde, t’apprécie ! Les mouvements de haut en bas, de droite à gauche De ta silhouette, Femme, sont vagues douces et légères ! Les balancements, les ondulations de toutes tes rondeurs Lui font battre le cœur au rythme De ta poitrine généreuse et maternelle.

Tu le sais bien, femme ! C’est pour cela que tu frémis Et que, sous tes beaux pagnes, Tes beaux colliers de perles

Page 14: Anthropologie de l'art regards croisés

14

Nous enivrent jusqu’à ton corsage. Merci d’être belle !

« n’ko é blè blè n’ko wou o bé sié mi akpo sou o akpo sou taloua mé si’n n’ko ou’n bé » « Le jour où la mort m’emportera, Enterrez-moi au bord de la grande route, Pour que je continue de voir passer les jeunes filles»10

VI. Le village

« klô » francisé « kro » désigne le lieu où l’on vit chez les Baoulé : il est

constitué d’un ensemble de maisons (cases) souvent regroupés en concessions.

Le petit campement « nammoué » qui deviendra « klô », village est situé

non loin d’un cours d’eau (rivière, ru, marigot) ou dans un lieu suffisamment

fertile afin qu’on puisse y cultiver des vivriers (ignames, aubergines, gombos,

maïs, riz, etc.). Une fois que la première case est construite, si le premier

habitant s’y sent bien, progressivement, parents et amis viendront construire des

concessions à côté de la sienne et le campement se transformera en village.

La concession abrite la famille au grand complet : enfants, parents, grands

parents et arrières grands parents. Traditionnellement, il n’y avait pas beaucoup

de pièces dans une case : une chambre pour le couple (père et mère), une grande

10 Complainte amoureuse chantée par les hommes lors des veillées dans certains villages du centre de la Côte

d’Ivoire

Jeune fille Mbatto (Côte d’Ivoire)

parée et maquillée pour une

cérémonie.

Page 15: Anthropologie de l'art regards croisés

15

pièce pour les hommes seuls et une autre pour les femmes seules. Dès qu’une

femme et un homme du village décident de vivre en couple, ils ont le devoir de

se construire une case. Avant que l’homme n’ait eu le moyen de réaliser son

projet de construction d’une case, un ami ou un parent pourra toujours lui prêter

une chambre pour qu’il apprenne à mieux connaître sa future épouse.

Comme nous l’avons vu plus haut, pour se construire une case, il suffit

d’aviser les amis dans le village. On n’a qu’à rassembler les matériaux de

construction : bois (branchages), paille, lianes, terre glaise. On n’achetait rien

autrefois : la brousse, la savane encore riche et généreuse fournissait tout ce dont

on avait besoin pour construire sa demeure : le bois, la paille, les lianes et

l’argile. Il restera alors à fixer le jour idéal pour les travaux; dans une ambiance

festive, la bâtisse sortira de terre avec la complicité des bras valides de la

communauté.

Ainsi, au fil de la constitution des nouveaux couples qui auront des

enfants, le petit campement deviendra un vrai « klô ». Le chef du village est le

premier habitant, celui qui aura fondé le campement.

VII. « L’ICI ET L’AILLEURS »

VII. A/ Préalable

Il est, ici, un préalable qu’il me faut établir absolument avant d’entamer ce

chapitre. Je suis convaincu qu’une meilleure connaissance des mœurs d’Afrique

Noire fera économiser bien des conflits à ce continent qui n’a besoin que de paix

– non pour se hisser « illico » au niveau économique des autres continents –

mais pour mieux affirmer socialement et culturellement son originalité, le droit

d’être, comme les autres, un continent habité par des hommes et des femmes

différents : ici, on parle du droit à la différence.

Il me faut rappeler dans un premier temps quelques points brûlants de

l’histoire des premières rencontres entre l’Europe et l’Afrique ; ensuite je

montrerai comment ces querelles du passé se reflètent encore au quotidien sur le destin des nations, sur les activités des populations du Nord comme du Sud,

leurs relations plus ou moins tendues selon les périodes et les circonstances.

VII. B/ Rappel

Depuis plus de cinq siècles, l’Europe et l’Afrique se fréquentent, se

tolèrent sans vraiment accepter de se connaître.

Que de malentendus, que de collaborations ratées et de dialogues de

sourds ! L’exemple de certains coopérants Français, en Afrique, qui ne

connaissent les villages qu’à travers les guides touristiques, n’est qu’un détail. A

l’opposé, les africains qui croient que tous les "Blancs" sont riches et de moralité

irréprochable, sont encore bien nombreux de nos jours.

Page 16: Anthropologie de l'art regards croisés

16

L’art du continent africain traîne derrière lui des idées préconçues, nées

du passé. Les empreintes de l’homme sauvage inapte à tout progrès, l’exotisme

du paradis retrouvé de BOUGAINVILLE11

restent encore d’actualité. Certains

artistes contemporains noirs voudraient bien assumer cet héritage, mais encore

faudrait-il qu’ils s’en donnent réellement les moyens.

« Le singulier destin que celui de l’art nègre ! Successivement, objet de

curiosités, puis de dédain et de mépris, bientôt document ethnographique,

soudainement promue, par la volonté de quelques artistes modernes, à la dignité

de source d’inspiration, aujourd’hui enfin, négociée et recherchée par des

amateurs de plus en plus nombreux, la sculpture africaine a vu en cinq siècle,

se poser sur elle des regards fort distincts, contrastés, avant d’entrer dans le

panthéon esthétique de notre temps. L’histoire de ces regards est instructive.

L’examen des arts de l’Afrique Noire n’en peut être tout à fait dissocié.

Par deux fois, dans le dernier quart du XV ème siècle et la seconde moitié du

XIX ème, l’Occident se porte vers l’Afrique et par deux fois le dialogue tourne

court : la rupture se consomme dans le sang ou s’enlise dans un profond

mutisme. Il est, dans l’histoire, peu de malentendus qui furent aussi tragiques :

les causes n’en furent peut-être si agissantes que parce que les circonstances les

rassemblèrent au même moment en une seule constellation. La soif de l’or, la

volonté de puissance de l’Europe, la découverte d’une autre humanité, les crises

économiques, l’affrontement de deux civilisations campées chacune dans leur

originalité : de telles raisons peuvent être invoquées, lorsqu’on cherche un sens

à ce durable, à ce croissant mépris dont, jusqu’à une époque récente, l’Afrique

fut l’objet, lorsqu’on cherche une explication aux conquêtes, à l’esclavage, à la

colonisation…

Arabes ou Européens, les premiers voyageurs s’accordent pour décrire,

au XV ème siècle, des Etats africains bien constitués, des civilisations

florissantes, des villes riches aux avenues largement dessinées. Mais bientôt se

forme une image du Noir qui, jusqu’à une époque très récente, variera peu de

contenu. Quelques-uns de ses traits furent empruntés au mythe médiéval du

Sylvain, de l’Uomo Selvatico. Montaigne encore prend soin de distinguer le

sauvage du barbare : sauvage n’a pas pour lui la signification péjorative que lui

donneront les écrivains du XIX ème siècle : il est alors synonyme de

naturel…»12

.

VII. C/ Constat

Quand, en 1943 Jean LAUDE écrivait ces propos qu’on aurait pu intituler

« mémoire sur l’histoire des premières rencontres entre l’Europe et l’Afrique »,

11 Kannibals et Vahinés – Imagerie des mers du Sud ; catalogue de l’exposition d’octobre 2001 au Musée

National des Arts d’Afrique et d’Océanie page 15 12 Jean LAUDE : «l’Afrique perdue et retrouvée" in Les arts de l’Afrique Noire ; pages 7 à 23 – Librairie

Générale Française 1966.

Page 17: Anthropologie de l'art regards croisés

17

la France toute entière était mobilisée pour rechercher la sortie la plus humaine

possible de la terrible Guerre contre l’idéologie nazie. Elle (la France) entraîna

avec elle une grande partie des Nations occidentales et celles des autres

continents. De mémoire d’homme, ce fut la Guerre la plus fratricide que la terre

n’ait jamais connue jusque-là.

Des innombrables victimes innocentes de cette barbarie, il faut compter

malheureusement aussi, des milliers de braves paysans africains illettrés,

arrachés à l’affection des leurs, loin de leur terre ancestrale. Eux aussi avaient

l’ambition de libérer la France des griffes de l’envahisseur, le plus terrible des

ennemis que le genre humain n’ait jamais connu – ennemi au même titre que les

négriers, marchands d’esclaves, face à leurs victimes, sur leurs bateaux au

milieu des flots ravageurs de l’océan atlantique. Je comprends mieux ici le poète

martiniquais, Edouard GLISSANT – arrière petit-fils d’esclave noir des champs

de cannes à sucre des caraïbes – qui écrivait à propos du Nigéria :

« Vacance de la possession de la terre, d’où grandit un puissant vœu de

connaître.

La tension chaotique : inclination à un tout dont on veut être (puisqu’on

s’en découvre partie).

La mesure n’est pas Raison ni ouvrage simplement de la raison. Elle est

choix, par quoi l’être finit sa liberté au monde, et se propose d’y partager.

L’être est moderne avec soudaineté.

Il tend vers le monde, mais avec passion.

Il vit la Mesure de la Démesure.

L’être qui jaillit dans la Démesure arrache par combat le droit à la

Mesure. La Nation est inspiration, respiration, d’abord.

(Fonder sa parole).13

»

Nombreux furent ces hommes, qui, amenés là pour sauver d’autres

hommes, y perdirent aussi la vie.

Ce n’était que des TIRAILLEURS14

!

Pauvres bougres !

Ils se prenaient pour des militaires,

Des vrais soldats.

Ce n’était que des éclaireurs !

Quand ils revenaient vivants,

On les décorait : caporal ou sergent

Tout au plus et rien de plus.

Inexpérimentés à l’art de la guerre,

13 « L’Autre du Nous » Terres ouvertes in l’intention poétique d’Edouard GLISSANT – page 160 14 Tirailleur : soldat détaché en avant comme éclaireur : aller reconnaître le terrain, c’était le sort réservé aux

fantassins des territoires français d’outre-mer y compris les TIRAILLEURS SENEGALAIS, pendant les deux

guerres mondiales.

Page 18: Anthropologie de l'art regards croisés

18

Ils tiraient presque toujours

A côté de la cible : C’était des TIRE-AILLEURS.

Il faudra bien qu’ils repartent chez eux, ces tireurs venus d’ailleurs.

Nous imaginons aujourd’hui la souffrance qui fut la leur : embarqués de

force dans des bateaux pour les Amériques au XV ème siècle ou pour la France

cinq siècles plus tard, seule la folie des Hommes peut expliquer de tels drames.

Ils étaient enchaînés, nus au XV ème siècle, entassés comme des fagots de

bois, dans les cales des bateaux ; en 1940 il a fallu les habiller ! Eux qui vivaient

torse nu, au gré du vent des terres verdoyantes des tropiques! Eux qui ont

toujours marché pieds nus. Dans leurs tenues kaki militaires avec leurs pieds

emprisonnés dans des bottes de cuir, terrible fut leur souffrance !

Nous constatons qu’il a fallu attendre le 28 février 1999, pour que les

députés français décrètent que l’esclavage est un crime contre l’humanité ; le 11

mai 2001, pour que les sénateurs emboîtent les pas des députés.

Cette thèse n’est pas le lieu d’un tel procès, certes ; nous voulons

simplement faire le parallèle entre le destin du peuple noir et son art. D’ailleurs

l’un peut-il aller sans l’autre ?

« Lorsqu’au XIX ème siècle les puissances européennes redécouvrent

l’Afrique pour se la partager, ce sont des Etats matériellement et moralement

ruinés, des peuples survivant à leur ruine que les explorateurs, les militaires, les

missionnaires décrivent : le bilan de quatre siècles de traite fut, sans générosité,

porté au compte de la sauvagerie, de l’inaptitude de l’Africain à la civilisation.

…Ce sont maintenant des mythes scientifiques qui vont déterminer le

jugement porté sur l’Afrique. Tout en discutant de l’évolutionnisme biologique

de DARWIN (qui contrariait ses convictions religieuses), l’Europe élabore, dans

l’euphorie de sa première révolution industrielle, la notion du progrès suivant

une voie unique et continue. Cette notion, définie dans l’ordre de la technique,

fut immédiatement appliquée dans l’ordre des mœurs, de la vie sociale, des

arts. Le progrès technique est à l’origine du progrès moral, du développement

des ‘’ beaux-arts’’ et des ‘’belles-lettres’’. Les civilisations non européennes

sont classées selon leur indice de technicité… L’idée directrice est constante :

une carence dans un domaine affecte tous les autres domaines ; l’infériorité

technique d’une civilisation implique son infériorité artistique… » 15

VII. D/ La Négritude

C’est probablement ce type de débat qui poussa quelques Noirs d’Afrique

et leur diaspora à mettre sur pieds la NEGRITUDE, mouvement idéologique

d’intellectuels passionnés des années trente (peu avant 1935). Ayant échappé à

15 Jean LAUDE : Les arts de l’Afrique Noire ; livre de poche Librairie Générale Française 1966

Page 19: Anthropologie de l'art regards croisés

19

la boucherie des guerres, ils eurent la chance de fréquenter les mêmes écoles que

les blancs et vantaient haut et fort les mérites et les qualités de la Culture Noire.

En réponse à toutes les thèses sur l’absence de culture et sur l’infériorité

artistique des civilisations non occidentales, Léopold Sédar SENGHOR, Aimé

CESAIRE, ainsi que d’autres écrivains Noirs, unirent leurs efforts par le

truchement de la poésie, de textes satiriques et de pamphlets pour démontrer le

contraire.

« Depuis la fin du XIXème siècle et la révolution épistémologique,

scientifique, littéraire, artistique qui l’a marquée, l’Europe, l’Euramérique

plus précisément, a commencé d’assimiler les civilisations que l’on disait

«exotiques ». Et celles-ci d’assimiler, inversement, la civilisation

euraméricaine. Et l’on sait, pour m’en tenir aux arts en général, que, sans les

vertus de la Négritude, ni la sculpture, ni la peinture, ni la tapisserie, je dis la

musique ni la danse ne seraient ce qu’elles sont aujourd’hui : les expressions,

déjà d’une civilisation de l’universel »16

.

Parmi les nombreux poèmes de ce courant littéraire, la prière d’un petit

enfant nègre de Guy TIROLIEN en est l’une des œuvres maîtresses de

revendication et d’affirmation d’une identité culturelle noire, différente de

celle des peuples occidentaux :

Seigneur

je suis très fatigué

je suis né fatigué

et j’ai beaucoup marché depuis le chant du coq

et le morne est bien haut

qui mène à leur école

Seigneur je ne veux plus aller à leur école ;

faites je vous en prie que je n’y aille plus.

Je veux suivre mon père dans les ravines fraîches

quand la nuit flotte encore dans le mystère des bois

où glissent les esprits que l’aube vient chasser.

Je veux aller pieds nus par les sentiers brûlés

qui longent vers midi les mares assoiffées.

Je veux dormir ma sieste au pied des lourds manguiers.

Je veux me réveiller

16 Léopold Sédar SENGHOR : LIBERTE 3 NEGRITUDE ET CIVILISATION DE L’UNIVERSEL

page 10 Editions du Seuil

Page 20: Anthropologie de l'art regards croisés

20

lorsque là-bas mugit la sirène des blancs

et que l’usine

ancrée sur l’océan des cannes

vomit dans la campagne son équipage nègre.

Seigneur je ne veux plus aller à leur école ;

faites je vous en prie que je n’y aille plus.

Ils racontent qu’il faut qu’un petit nègre y aille

pour qu’il devienne pareil

aux messieurs de la ville

aux messieurs comme il faut ;

mais moi je ne veux pas

devenir comme ils disent

un monsieur de la ville

un monsieur comme il faut…

Je préfère flâner le long des sucreries

où sont les sacs repus

que gonfle un sucre brun

autant que ma peau brune.

Je préfère

vers l’heure où la lune amoureuse

parle bas à l’oreille

des cocotiers penchés

écouter ce que dit

dans la nuit

la voix cassée d’un vieux qui raconte en fumant

les histoires de Zamba

et de compère Lapin

et bien d’autres choses encore

qui ne sont pas dans leurs livres.

Les nègres vous le savez n’ont que trop travaillé

pourquoi faut-il de plus

Page 21: Anthropologie de l'art regards croisés

21

apprendre dans des livres

qui nous parlent des choses qui ne sont point d’ici.

Et puis

elle est vraiment trop triste leur école

triste comme

ces messieurs de la ville

ces messieurs comme il faut

qui ne savent plus danser le soir au clair de lune

qui ne savent plus marcher sur la chair de leurs pieds

qui ne savent plus conter les contes aux veillées –

Seigneur je ne veux plus aller à leur école.17

Guy TIROLIEN, qui se définit lui-même comme un poète afro-antillais, est

né à la Guadeloupe en 1917. Il a été Haut-fonctionnaire international en

Afrique pendant une trentaine d’années. Il est décédé le 8 mars 1988 à Marie-

Galante sur son île natale.

Mais réussiront-ils – les adeptes de la Négritude – à se faire entendre ?

Aujourd’hui les médias internationaux ne retiennent qu’une Afrique :

celle qui est en proie aux guerres fratricides et incessantes ; celle luttant

désespérément contre les misères les plus inqualifiables ; cette Afrique devenue

la cible facile de tous les rapaces ; cette Afrique qui s’enlise chaque jour un peu

plus dans ses conflits internes sordides insensés et interminables dus à

l’exclusion, à l’égoïsme, à la corruption, aux détournements de fonds publics…

des crimes, certes, mais universels et non propres à l’Afrique.

Dans la presse internationale, il n’est que très rarement question de

culture. Quand on en parle, il ne s’agira le plus souvent que de sport, de

musique, de danse ou quelquefois de théâtre. Les débats autour de la création plastique contemporaine ne sont réservés qu’à un nombre restreint d’initiés ou

de professionnels.

Pour le grand public, l’Afrique, dans sa globalité, reste en marge, à l’écart

et à la traîne de la civilisation moderne industrielle et culturelle contemporaine.

Ces dernières années on se bat pour des idéologies à la mode : non plus

liberté, égalité, droits de l’homme ou d’autres encore mais… mondialisation !

Sida, Mondialisation !

maladie des amoureux fous

Internet, Mondialisation !

17 Guy TIROLIEN : Prière d’un petit enfant nègre, in Balles d’or, Présence Africaine ; publié pour la première

fois en 1961, une des œuvres poétiques majeures de la génération de la Négritude.

Page 22: Anthropologie de l'art regards croisés

22

pour communiquer vite

pour tout communiquer

Pédophilie, Mondialisation !

commerce facile

corps innocent en danger

Viagra, Mondialisation !

pour ceux qui, trop vieux ont échappé au sida,

peut-être encore une chance…

Vache folle, Mondialisation !

Economie, cannibale

Clonage, Mondialisation !

Economie, vous avez la vie éternelle

ESB, Mondialisation !

Epizootie, Mondialisation

Spongiforme Bovine

Cannibalisme ou santé

Biologie, Mondialisation !

Culture BIO, Mondialisation !

Supermarché BIO pour nous sauver,

Violence dans les quartiers, Mondialisation !

Bavures policières,

Qui nous protège

Peut aussi nous emprisonner

Viol, Mondialisation !

Violeurs, violés

Adultes ou éducateurs impénitents

Enfants ou élèves innocents

Priez pour nous

Procès des coupables, Mondialisation !

Justice ou vengeance

Familles endeuillées… La Mondialisation est partout, prenez garde !

VIII. Les maîtres fous, culte des divinités Haouka du Niger ou dramaturgie

Jean Rouch raconte l’histoire de son film

En 1954, j’avais passé ma thèse et il y avait aussi ce chapitre des Haouka

que j’avais vus au Niger, et qui restait un peu en l’air, car les principaux adeptes

de cette cérémonie avaient émigré au Ghana (en Gold Coast). Je suis parti donc

passer un an à Accra et dans les environs pour faire une étude sur les migrations

et en particulier pour étudier les cultes des Haouka.

Page 23: Anthropologie de l'art regards croisés

23

Un jour sur le « the old pologram » (le vieux champ de polo) « le british

council » d’Accra me demande de passer un film et je passe le film sur la chasse

à l’hippopotame. Parmi les spectateurs il y avait les Haouka qui voient à l’écran

les Haouka de leur pays. Ils me disent alors : « il faudrait que vous fassiez un

film un jour sur le rituel des Haouka qui a lieu tous les ans ici ».

Les Haouka, ce sont des divinités nouvelles qui sont arrivées en Afrique

Noire vers les années 1927. L’histoire dit que c’est un ancien combattant de la

guerre 1914-1918, qui va à la Mecque où il découvre les danses de possession :

les possédés c’étaient les dieux de la force. Le premier s’appelait « Istamboula »

(l’homme d’Istanbul) puis est arrivé King jugi – king juge – (le roi des juges) et

tous s’appelaient Malya (la Mer Rouge).

Cet ancien combattant revient au Niger (dans son pays) et y organise les

premiers cultes des Haouka, qui rencontrèrent immédiatement un grand succès.

Les grands prêtres traditionnels dénoncent ces gens comme des causeurs de

trouble et de désordre. L’administration coloniale pense que ce sont des gens qui

préparent une révolte, bien qu’ils n’aient que des fusils de bois. Le gouverneur

les convoque au cercle de Niamey la capitale du Niger. Il les fait fouetter et

arroser par ses gardes cercle… Il n’y a plus de Haouka ! Le commandant s’en

vante : « moi, Gouverneur, Commandant Crochichia, j’ai vaincu les Haouka » Il

les fait enfermer en prison et croit ainsi s’être définitivement débarrassé des

Haouka.

En prison, les Haouka reviennent dans la nuit, et arrive un nouvel Haouka

nommé commandant mougou (le méchant commandant, appelé aussi Corsassi

(c’est dire le Corse) par les autres Haouka, et qui symbolisait le méchant

Commandant de cercle qui les fit jeter en prison.

Et Commandant mougou fait casser la prison qui était en terre pour libérer les

Haouka qui se sauvent. Mais on les rattrape et ils sont interdits de séjour. Ils

partent alors vers la Gold Coast, le Ghana actuel. C’est là-bas qu’ils

développèrent leur culte.

Au début, ils sèment un énorme désordre à Accra en faisant des défilés

militaires dans les rues.

Un grand prêtre des Haouka, qui était un cheval du dongo, c’est dire qu’il

était possédé par le génie du tonnerre, prend toute l’organisation en main.

Pendant de nombreuses années, les Haouka sèment le désordre dans les

cultes locaux.

Quand je suis arrivé en 1954, on parlait encore de ce fameux Fodé qui

avait réussi à faire plier l’administration anglaise en faisant foudroyer une

maison à Koforidua et le « général secretary » à Accra pour démontrer sa force.

En ce moment-là, les anglais disent: « débrouillez-vous ; organisez vos fêtes les

samedis et les dimanches (pendant les week-ends) et on vous laissera

tranquille ».

Page 24: Anthropologie de l'art regards croisés

24

Donc, moi je me suis retrouvé en face d’un groupe de personnes très bien

organisées, qui faisaient des défilés militaires, armé de fusils de bois et qui me

demandent de venir filmer leur rituel.

Je suis allé les filmer dans un petit coin perdu, au milieu de la forêt où le

Mountyeba qui était le grand prêtre des Haouka, était responsable d’une culture

de cacao.

Ce film est présenté sans concession ni dissimulation. Il obtint d’ailleurs

le 1er prix parmi les films ethnographiques, géographiques, touristiques et

folkloriques, au Festival International de Venise en 1957.

Ce film de Jean ROUCH, « les maîtres fous » sur le rituel des Haouka,

est présenté par Pierre BRAUNBERGER dans le cadre des « films de la

Pléïade ». Et comme Jean ROUCH le précise, il réalise son film au cours d’une

mission du Centre National de la Recherche Scientifique et de l’Institut Français

d’Afrique Noire.

Venus de la brousse aux villes de l’Afrique Noire, les jeunes hommes se

heurtent à la civilisation mécanique. Ainsi naissent les conflits et les religions

nouvelles ; ainsi s’est formée vers 1927 la secte des Haouka.

Le film montre un épisode de la vie des Haouka de la ville d’Accra (au

Ghana). Il a été tourné à la demande des prêtres Mountyeba et Moukayla, fiers

de leur art.

Aucune scène n’en est interdite ou secrète mais ouverte à ceux qui

veulent jouer le jeu. Et ce jeu violent n’est que le reflet de notre civilisation.

Le film fut réalisé avec des moyens très réduits, comparés à ce qui se fait

de nos jours.

Ce qu’il faut retenir des commentaires de Jean ROUCH, c’est qu’il eut

bien de mal à interpréter ce que disaient les Haouka dans le film. En réalité, ils

prononçaient des mots dans une sorte de vocalise issue de l’association des

langues Ashanti, Haoussa, anglais ou français, mélangées d’onomatopées : cela

donnait à entendre une sorte de glossolalie intraduisible. Il a fallu le concours de

Moukayla Tiri (l’homme à la force tranquille dans le film), pour trouver une

interprétation approximative qui corresponde au message des Haouka.

Jean ROUCH explique que son film n’eut pas immédiatement – de son

temps – le succès qu’il connaît aujourd’hui. Les blancs ne supportaient pas leur

image caricaturale jouée par des noirs. Et les noirs ne pouvaient, de leur côté,

accepter cette image de l’homme sauvage que le film semble donner à voir.

Malgré tout, avec le recul, il nous est permis de formuler des critiques fort

fondées en voyant ce film et en entendant les commentaires.

Haouka, ici doit-il être montré comme une secte ? S’il faut le prendre en

tant que tel, il faut certainement le comprendre, au départ, comme le choc entre

l’institution militaire et la religion musulmane (l’Islam). En effet cet ancien

Page 25: Anthropologie de l'art regards croisés

25

combattant de la guerre 1914-1918, « un tirailleur sénégalais »18

venu du Niger,

fait le pèlerinage à la Mecque. Les populations animistes de l’Afrique noire de

cette époque-là ont découvert d’autres croyances qui bousculent leurs coutumes.

Nombreuses sont les familles qui résistent aux appels à la prière du

christianisme et de l’islam. Cet ancien combattant fait probablement partie des

premières âmes converties à l’islam. N’allaient à la Mecque que des musulmans

pratiquants désirant confirmer leur foi et obtenir la bénédiction et la grâce

divine. Dans ce contexte, on le constate souvent à Lourde, il se produit des

chocs dans l’esprit de nombreux fidèles : au cours des prières, le phénomène de

la transe où des personnes entrent dans une sorte de délire qui peut quelquefois

les entraîner dans un état comateux.

En ce qui concerne cet ancien combattant, il fort probable qu’en voyant

des personnes en transe à la Mecque, lui qui avait subit les terribles et terrifiants

traitements de la guerre (la violence de la hiérarchie militaire à l’armée française

et les morts sur les champs de bataille)… il est possible que cet homme ait été en

prise à un autre choc si brutal, que revenu au Niger, dans son pays d’origine, il

soit transformé : une autre humanité surgit en lui ; la dimension militaire entre

en conflit avec le monde musulman dans lequel il vit au quotidien. Le Niger,

rappelons-le, est un des pays d’Afrique Noire, ayant le plus fort taux

d’islamisation, avec le Sénégal et le Mali.

Deux hypothèses se présentent à nous dans cette analyse :

1. Il est possible que cet ancien combattant ait choisi de mettre en scène – de

manière consciente et ludique ses expériences militaires et ses ressentis

dans une société en pleine mutation : d’un côté le monde traditionnel

d’une Afrique campée dans ses coutumes et de l’autre côté, les religions

venues d’ailleurs déjà bien implantées (l’Islam et dans une moindre

mesure le Christianisme), et maintenant l’administration coloniale

brandissant les besoins de connaissance, de rentabilité et de

développement. Ce choc des cultures ne serait-il pas à l’origine de la

création de ce spectacle que Jean Rouch appelle divinités Haouka ?

2. Ce que Jean Rouch nomme grands prêtres ici, pourrait être aussi bien les

Imams, hautes autorités qui dirigent les prières dans les mosquées, que les

chefs traditionnels des anciens cultes locaux. On comprend qu’ils soient

opposés à de tels spectacles, vus comme des manifestations païennes,

donc inspirées du diable. Il fallait les interdire. Ni les cultes traditionnels,

encore moins le Christianisme et l’Islam ne sauraient autoriser ni tolérer

de telles déviations. L’Islam, religion majoritaire au Niger, étant très

exigeante, on comprend que les premières manifestations Haouka eurent

beaucoup de succès. En effet il est fort probable que ce fut pour la

18 En ces temps-là, pour les européens, tous les fantassins de couleur pendant la Première Guerre, étaient

identifiés comme des tirailleurs sénégalais. Peut-être est-ce parce que c’est de Saint-Louis du Sénégal (capitale

de l’AOF) que partaient les recrues africaines de l’armée française ?

Page 26: Anthropologie de l'art regards croisés

26

jeunesse d’alors, une réaction contre l’administration coloniale répressive

et l’institution islamique très directive.

La religion catholique a connu, elle aussi, compte tenu de ses exigences,

l’émergence de nombreuses sectes en Afrique parmi lesquelles on peut citer la

secte Harris. Les Harristes faisaient aussi des défilés dans les rues les dimanches

au cours de leur culte.

La spécificité des Haouka c’est que, au stade actuel de nos recherches,

nous n’avons pas connaissance de construction pérenne de bâtiments dédiés à ce

culte, si tant est qu’on puisse parler de culte. Ni au Niger, premier berceau de ce

culte, ni au Ghana où il s’est développé, d’après Jean Rouch, le culte des

Haouka ne semble avoir survécu à la période coloniale.

Doit-on parler, dans ces conditions, de nouvelle religion comme le dit

Jean Rouch ?

Il me semble qu’il faut être nuancé. En réalité, il pourrait s’agir dans le

cas précis d’un retour aux sources, quand on sait que l’Afrique noire avait jadis

ses idoles, ses fétiches… ses propres cultes avant l’arrivée de l’Islam et du

Christianisme. Certes, les cultes se sont progressivement adaptés aux nouvelles

conditions de vie, mais est-ce une raison pour les qualifier de « nouvelles

divinités ?

De par les témoignages dont nous avons eu connaissance à propos des

péripéties de la période coloniale – en Afrique de l’Ouest – nous sommes en

mesure de soutenir qu’il ne s’agit pas, dans ce film, d’une cérémonie rituelle

d’un culte au même titre que ce qui se pratiquait coutumièrement. Il faut y voir

plutôt un simulacre de rituel, au mieux une dramaturgie cultuelle, érigée en une

pièce théâtrale magistralement mise en scène et jouée par d’excellents acteurs.

Pour information, il faut savoir qu’entre les années 50 et les années 60, les

africains découvrent le cinéma : l’administration coloniale faisait diffuser, grâce

aux premiers industriels et commerçants (anglais, français, libanais, syriens,

grecques…), des films d’action dans les villes et villages. Zorro, Hercule, Edith

Constantine… des films américains, arabes, français, anglais.

Dans les cours de recréation, nos héros étaient Buffalo Bill, Hercule,

Tarzan, Zorro… Les plus grands des écoles (CM 1, CM 2), qui avaient plus ou

moins compris quelques dialogues de ces films, les racontaient avec passion

dans un français plus accessible et nous écoutions avec envie.

Le « cinéma Antoine » de Daoukro, petit village d’à peine huit cents âmes

dans les années 60 (en Côte d’Ivoire), diffusait le même film tous les soirs

pendant plus de quinze jours. Le plus extraordinaire, c’est que c’était toujours

les mêmes spectateurs : quelques commis et ouvriers manutentionnaires de la

CFCI19

, de la SETAO20

, les commerçants et acheteurs de produits libanais, 19 La CFCI (Compagnie Française de Commerce en Côte d’ Ivoire) était une chaîne de magasins français qui

commercialisait des matériaux et outils rudimentaires : machettes, pelles, pioches, tenailles, brouettes… et autres

produits comme les savons et les tissus… 20 La SETAO (Société d’eau d’Afrique de l’Ouest) C’est cette société qui s’occupait de l’adduction en eau des

populations de l’Afrique de l’Ouest avant les indépendances

Page 27: Anthropologie de l'art regards croisés

27

quelques mauritaniens et nigérians commerçants eux aussi. Le cinéma, c’était

une histoire pour adultes. Les quelques rares enfants non accompagnés qui s’y

aventuraient étaient dénoncés à leurs parents ou aux directeurs d’écoles21

et leur

sort était connu le lendemain. Peu de personnes savaient lire et écrire à cette

époque-là.

Nous pouvons ainsi comprendre que ces ouvriers venus du Niger à Accra,

probablement regroupés en association, aient trouvé les moyens de se distraire

en parodiant, par cette mise en scène dithyrambique, les événements quotidiens

dont ils sont à la foi sujets et victimes. On constate visiblement qu’ils ont

l’habitude d’assister à des projections cinématographiques. Jean Rouch montre

d’ailleurs dans son document, l’affiche d’un film que les Haouka ont intégré à

leur spectacle ; ceci pour bien montrer leur ambition de devenir eux aussi des

acteurs d’un film. Intellectuel curieux et aussi chercheur appartenant à cette

société occidentale qui prétend apporter le savoir, la nouvelle civilisation, Jean

Rouch est pris malgré lui – à son insu – dans la nasse. Quand celui qu’il croyait

être un grand prêtre : Mountyeba lui demande de venir les filmer, Jean Rouch

rentre lui aussi dans l’histoire des Haouka : il devient le nouveau personnage : la

divinité nouvelle : celui qui va les rendre immortels en les portant à l’écran. Une

étonnante pièce de théâtre où celui qui croyait être le spectateur privilégié d’un

culte sacré, devient l’acteur principal. Ils (les Haouka) avaient besoin d’être des

héros comme Zorro, Edith Constantine, Tarzan ou « la chasse à l’hippopotame »

… qu’ils avaient vu à l’old Pologram d’Accra, ou au cinéma Rex d’Abidjan, et

grâce à Jean Rouch, leur rêve se concrétise.

Le jour du filmage, les Haouka sont transformés : ils sont plus que jamais

motivés et décidés à montrer le meilleur d’eux-mêmes. Ils seront des cow-boys,

des Zorro… ils savent qu’ils seront vus, eux aussi à l’écran. Comme Jean Rouch

le reconnaît lui-même, les Haouka ne font pas semblant : ils ne jouent pas pour

le film. Ils font ce qu’ils ont l’habitude de faire : ils jouent les rôles qu’ils ont

répétés tant et tant d’années : commandant Mougou, Corsassi, Istamboula, King

Jugi, Commandant Fodé, le Dieu du Tonnerre, Lokotoro, le docteur… Cela leur

sied bien ; la pièce leur colle à la peau :

Epouvantablement ridicules,

Extraordinairement caustiques,

Forcément violents,

Honorablement brouillons et laids,

Superbement distingués ou humiliés,

C’est tout cela qu’ils ressentent

Et qu’ils crient à la face du monde.

Un monde obnubilé par sa marche inéluctable

Vers ce qu’il croit être le progrès

21 Il y avait deux écoles primaires à Daoukro jusqu’à la fin des années 60 : l’école publique et la mission

catholique

Page 28: Anthropologie de l'art regards croisés

28

Vers le bonheur prétendu

Un monde qui ne voit plus l’homme qui ploie

Sous le poids de ses prétentions.

Le spectateur n’y verra que du feu. L’objectif principal au cinéma, est de

donner l’impression que tout est vrai et naturel. La petite communauté des

Haoussa à Accra a bien intériorisé ce maître mot du cinéma, eux qui ont vu et

revu tant de fois des films vantant les mérites de la civilisation occidentale !

« Au rendez-vous du donner et du recevoir », ils ont su répondre de manière

magistrale aux attentes de leur invité. Cependant, lui, leur interlocuteur

privilégié, semble avoir oublié le maître mot du cinéma : ne pas faire semblant ;

faire et montrer pour de vrai. Le grand prêtre Zan Roussi (c'est-à-dire Jean

Rouch lui-même), montre à travers son film, leur spectacle à Paris. La foule,

s’indigne, s’insurge, s’effraie, s’enthousiasme, applaudit mais ne reste pas

indifférente. C’est gagné !

Même si l’on peut s’interroger sur ce qui reste de ces Haouka aujourd’hui,

nous nous devons de rendre un hommage vibrant à l’homme – Jean Rouch – qui

a accompli son devoir de très bonne foi, dans des conditions difficiles mais avec

beaucoup de passion et de sincérité. Aucune œuvre n’est parfaite. « La termitière

n’est jamais l’œuvre d’un seul termite ». Aussi nous sommes nous permis

d’ajouter notre petite pierre, dans l’espoir d’éclairer davantage cette parcelle des

sciences humaines sur laquelle il reste d’importants chapitres à défricher.

IX. L’art traditionnel africain dans les musées d’occident

Vie et cultes autour des collections de l’Afrique subsaharienne au Musée

National des Arts d’Afrique et d’Océanie (1er janvier 2000)

IX. A/ Préalable

Au moment où je formulais les réflexions qui vont suivre, la fermeture

définitive du Musée National des Arts d’Afrique et d’Océanie à Paris ne me

paraissait pas encore d’actualité. Cependant la question qui me poussait à écrire

ces lignes, en ce moment-là, reste entièrement valable, encore aujourd’hui, pour

le Pavillon des cessions au Louvre ou pour le Musée du Quai Branly.

IX. B/ Mon point de vue

Au cours des Visites-Conférences et Ateliers que j’ai eu l’honneur d’animer,

j’ai souvent constaté un besoin pressant du public, de percer davantage le

mystère qui entoure les objets constituant les collections du MAAO.

En effet, ce n’est un secret pour personne aujourd’hui : les masques, les

statuettes et autres objets de culte qui trônent dans les vitrines des différents

Page 29: Anthropologie de l'art regards croisés

29

musées du monde, n’ont pas été conçus par leurs utilisateurs pour être exposés

et regardés comme des œuvres d’art.

Les interrogations du public occidental, habitué à l’art académique classique,

se posent – à juste titre d’ailleurs – sur les aspects cachés, invisibles de ces

productions aux formes bien souvent surprenantes et insolites :

- Qu’est ce qu’un masque ou une statuette ?

- Pour qui le masque et la statuette ont-ils été faits ?

- Qui les a faits et à quoi servent-ils ?

- Comment les fait-on ?

- Etc.

Autant de questions auxquelles la simple observation de ces objets ne peut

nous fournir de véritables réponses. Nous sommes bien en face d’objets de culte

et non devant des œuvres d’art, malgré la richesse des formes, les fortes

rigueurs, la rugosité des expressions et l’originalité dans l’ensemble de ces

productions.

Ce qu’il est convenu d’appeler « Art Africain » aujourd’hui, « Art Nègre » hier,

demain « Arts Premiers », reste en réalité quelque chose de flou, encore difficile

à définir. Les artistes contemporains les plus modernes du continent noir, qui ont

bien saisi cette dimension, ne manquent pas d’éloges – dans leurs œuvres – à la

tradition animiste et fétichiste qui donna naguère naissance aux masques,

statuettes et autres objets de cultes, si appréciés aujourd’hui de par le monde.

Les collections d’objets de l’Afrique subsaharienne sont bien de cet ordre.

Au-delà du discours esthétique, il faut y adjoindre une lecture initiatique : ce qui

peut livrer au public une clé pour entrer dans la tradition exceptionnelle qui a

engendré ces objets. Si nous nous évertuons à ne les regarder que sur le plan

esthétique, nous risquons de ne délivrer qu’un message caricatural ou ne montrer

qu’une image réductrice, déformée face à un art occidental dont la finesse, la

technicité et l’esprit de créativité, tout en ne laissant personne indifférent, a

toujours su s’adapter à tous les changements. L’Art Africain pourrait alors se

ranger dans quelques années au placard de l’archéologie.

Pour aller un peu plus loin, par rapport à nos connaissances actuelles sur

ces objets, il nous faut interroger les coutumes, les modes de vie des différentes

régions, ethnie par ethnie ; il faut étudier de plus près les cultes rituels. A chaque

masque, à chaque statuette correspond un culte bien particulier et cela n’est

sûrement pas innocent dans la tête – que dis-je – dans l’imagination de l’initié

qui a créé ces formes. Les rites varient d’une région à une autre. Dans de

nombreuses régions de l’Afrique subsaharienne, certains objets sacrés ne sont

strictement vus que par une dizaine d’initiés dans le village. Ces objets sont

donc interdits aux autres membres de la communauté. Ce qui est sacré est aussi

secret, dit l’adage des Akan.

Page 30: Anthropologie de l'art regards croisés

30

La question que pose le Musée, en tant qu’institution vis à vis des

collections d’objets de cultes animistes ou des rituels sacrés, cette question, dis-

je, renvoie à celle de l’artiste, du devin et du féticheur. Si au niveau de l’art

ancien, il n’est pas aisé d’entrer en communication avec de telles œuvres, il me

paraît plus judicieux de les mettre en parallèle avec l’art contemporain : il me

semble que les œuvres de certains artistes contemporains d’Afrique Noire sont

susceptibles d’éclairer le débat sur la compréhension de l’art ancien… surtout

aujourd’hui où les portes des plus grandes institutions muséales lui sont

ouvertes.

IX. C/ MAKISHI : Rituels rattachés aux masques des Tshokwe et Mbunda du

Zimbabwe, dans la région du fleuve Zambèze, en Afrique Australe.

On a toujours voulu montrer ici (en occident) – peut-être trop souvent

d’ailleurs – les traditions africaines en général, comme des manifestations du

passé. Est-ce parce que les dispositions habituelles des Musées ne nous

laissaient guère l’occasion de communiquer, de commenter la contemporanéité

des objets présentés ? Qu’en est-il en réalité de ces productions, très

controversées hier mais petit à petit admises dans le panthéon de l’art universel

aujourd’hui ? Faut-il continuer à ne les regarder que sur l’angle esthétisant ?

Eternel débat sans cesse posé mais jamais complètement élucidé.

Qu’il s’agisse de masques, de statuaires ou des autres objets de la vie

quotidienne : tissus ; bijoux ; coiffes ; sièges ; vanneries…la vision

ethnosociologique, anthropologique, (cultes et rituels sacrés ou profanes), nous

le savons, demeure inséparable de la dimension esthétique : les mythes que ces

objets renferment ne sont pas des « histoires » d’ésotérisme pour les faire valoir.

Pour s’en convaincre, il faut se rappeler qu’ils étaient, soient des objets

utilitaires, soient des objets de culte, avant d’être « labellisés » œuvres d’art par

les occidentaux.

Comme le faisait remarquer Alain GIRARD, conservateur en chef des

Musées du Gard, dans son article consacré à Claude VIALLAT, paru dans La

Croix du 2 février 1998, je cite : « … Le public est perdu s’il passe directement

de la Renaissance à VIALLAT… ». Il explique que pour comprendre et

apprécier à sa juste mesure l’art de VIALLAT, il faut d’abord savoir que les

impressionnistes ont libéré la couleur de la forme et que leurs successeurs, par

l’intermédiaire de MATISSE, sont allés beaucoup plus loin. Il y a là, comme

chacun l’admet maintenant, toute la démarche de l’Art Moderne.

On pourrait de même faire le parallèle avec l’ensemble des productions du

continent noir qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui Art Africain.

En effet ceux et celles qui franchissent les portes des Musées comme le

MAAO, le Pavillon des Cession au Louvre ou le Quai Branly, (qui renferment

Page 31: Anthropologie de l'art regards croisés

31

des objets d’art africain), risquent de se perdre aussi, s’ils n’ont pour seule

référence que le riche passé de l’art occidental, l’exceptionnelle tradition

artistique léguée par les époques successives, toutes plus ou moins

révolutionnaires les unes que les autres : …la Renaissance, le Classicisme,… les

temps modernes avec leur cortège de mouvements…

Il est primordial de savoir et de comprendre que le plus grand nombre des objets

qui sont montrés dans les Musées étaient cachés à la vue des non-initiés. Ce qui

explique que nous en sachions si peu à leur propos aujourd’hui. Beaucoup de ces

objets ont pu disparaître en même temps que leurs propriétaires, dans leurs pays

d’origine. A l’opposé, il ne serait pas étonnant que des objets, absents des

Musées, rattachés à des cultes sacrés depuis des milliers d’années, au fin fond de

la brousse tropicale, existent encore aujourd’hui pour quelques dizaines

d’initiés.

Alain GIRARD signale dans son article cité plus haut que « VIALLAT reprend

ses œuvres tout le temps, si bien qu’on a du mal à les dater ». L’artiste répond

lui-même en expliquant que « les racines du travail sont dans le travail ».

Nous retrouvons ici une autre similitude entre certains objets de cultes

(masques et statuaires) et l’art moderne à travers le travail de VIALLAT. En

effet, il est difficile de dater avec exactitude les masques et la statuaire en

général dans les grandes collections, qu’il s’agisse d’objets sculptés en bois (très

rarement en pierre) ou d’objets modelés en terre, car , comme VIALLAT, les

initiés transformaient leurs fétiches au fil des sacrifices, au rythme des

cérémonies cultuelles commémoratives : sans cesse ils y versaient, des

libations : vins, alcool, décoctions de feuilles, de racines et d’écorces aux vertus

magiques ou encore y appliquaient clous, œufs cassés, sang, plumes, poils,

dents, griffes et os d’animaux sacrifiés, argile blanche (kaolin), huile de

palme…ce qui fait corps avec l’œuvre et lui donne sa patine grumeleuse,

pâteuse, rugueuse brillante ou mate.

Les rituels dans les enclos des bois sacrés représentent un véritable système

éducatif : c’est là que les vieux initiés (les sages) dévoilent, instruisent les jeunes

sur les principales activités de la vie d’adultes : être un bon père ou une bonne

mère de famille ; pouvoir distinguer le bien du mal ; savoir que la souffrance, la

douleur, le plaisir et la joie font corps avec la vie ; l’honneur, le courage, le

respect constituent le socle de toutes les vertus et font partie des grands défis à

relever. La vie d’adulte passe d’abord par la voie de l’initiation.

Cette tradition millénaire a, comme toutes les manifestations humaines, subi de

nombreuses mutations, au fils des siècles, de génération en génération. Les

cérémonies, sans totalement se désacraliser, se rapprochent du grand public et

petit à petit nous constatons le passage de l’initiatique au spectaculaire. Les

rituels du goly, du poro, du zaouly, les rituels Wè et Dan en Afrique de l’Ouest,

comme les rituels Makishi en Afrique Australe, sont aujourd’hui sortis des

Page 32: Anthropologie de l'art regards croisés

32

enclos des bois sacrés pour enthousiasmer les foules avides de spectacles. Mais

nous montrent-ils vraiment tout ?

Nos ancêtres morts qui veillent sur nous, de l’au-delà, les esprits, de connivence

avec tous les génies protecteurs de la terre, l’ont certainement voulu ainsi et

c’est certainement mieux ainsi !

IX.D/ Samendé NDOLOVU, FACTEUR DE MASQUES MAKISHI

Du 7 au 22 avril 2000, j’ai eu l’honneur de suivre Samendé NDOLOVU,

facteur de masques Makishi du Zimbabwe et son assistant Benjamin DAKA,

dans un espace-atelier jouxtant l’espace principal de l’exposition Makishi dans

le défunt Musée National des Arts d’Afrique et d’Océanie.

L’exposition Makishi du Zimbabwe au MAAO est bien venue pour donner une

illustration parfaite de l’évolution des grandes cérémonies autour des cultes

rituels, du sacré au populaire, de l’initiatique au spectaculaire22

.

« A Chezya au Zimbabwe, près du fleuve Zambèze, la famille de Samendé

Ndolovu organise les cérémonies de circoncision, d’initiation et invente les

masques d’aujourd’hui. La femme de Samendé Ndolovu chante et dirige le

chœur des chanteuses. Sa sœur aînée est choriste. Son fils musicien, réalise des

instruments de musique et peint des masques »23

Malgré la distance qui sépare le Zimbabwe de la Côte d’Ivoire, mon pays

d’origine, j’ai été très agréablement surpris, d’une part, par la similitude entre

22 Inspiré de l’éditorial de Monsieur Germain VIATTE Directeur du Musée National des Arts d’Afrique et

d’Océanie – dossier de presse de l’exposition Makischi – avril 2000. 23 Catalogue de l’exposition Makischi édité par la RMN

Musiciens et

chanteuses de

Chezya au

Zimbabwe

Page 33: Anthropologie de l'art regards croisés

33

les rapports humains, et d’autre part, par la convergence entre nos idées et la

manière dont nous les communiquons aux autres. Dès lors cette égalité de point

de vue va me faciliter la tâche d’animation qui m’a été confiée dans le cadre de

cette exposition.

En effet, nous avions au départ entre nous, la barrière de la langue. Samendé

NDOLOVU, personnage extrêmement instruit sur les rituels Makishi de la

région du fleuve du Zambèze, parlant couramment cinq à six langues de cette

même région, comprend et parle à peine l’anglais, mais pas du tout le français.

Benjamin DAKA, « son assistant », lui, parle couramment l’anglais mais est

Zoulou et non Mbunda comme Samendé ; Benjamin ne parle pas non plus le

français.

Heureusement, ils se comprennent grâce à la grande culture de Samendé. A

chaque fois que je formulais une question en anglais, Benjamin la lui traduisait

en Debele (dialecte Zoulou) qu’ils comprenaient bien tous les deux. C’est au

cours de ces échanges qu’en écoutant les réponses à mes questions, je me suis

mis à observer Samendé « mon interlocuteur indirect ». Je me suis mis à épier

ses gestes et expressions dans les moindres détails. Sa manière de froncer les

sourcils quand une question lui semblait déplacée ; son sourire très amusé quand

un enfant lui posait une question ; les mouvements de ses mains quand il me

semblait agacé…tout cela retint mon attention et me rappela les attitudes des

vieux Baoulé sous l’arbre à palabre. Je devinais alors si la réponse que Benjamin

allait me donner, était très fidèle, ou bien « légèrement interprétée ». Mais

Benjamin, de son côté, est un garçon aussi sympathique qu’intelligent et m’a

aidé à comprendre ce que je devais savoir. La termitière n’est jamais l’œuvre

d’un seul termite24

. Même si nos traductions n’ont pas toujours été très fidèles,

je pense pour ma part avoir tiré un grand enseignement de cette rencontre : la

naissance d’un masque Makishi exige trois qualités : clairvoyance ; sagesse ; et

patience.

Mon rôle, dans cette exposition, a consisté, pendant les séances de

démonstration de fabrication de masques, à expliquer au public toute la

démarche, mais aussi la philosophie qui sous-tend une telle pratique : la qualité

et l’origine des matériaux utilisés ; la technique de fabrication ; dans quels buts

fabrique-t-on les masques Makishi ? Pour qui les fabrique-t-on ? Qu’est ce que

c’est ? (que représentent-ils ?) ; comment s’en sert-on ? Qui les porte ? Le rôle

des femmes pendant les cérémonies Makishi…

IX. E/ Samendé NDOLOVU, les makishi et le public du MAAO

24 Proverbe Akan pour dire que l’union fait la force

Page 34: Anthropologie de l'art regards croisés

34

Le terme Makishi est le pluriel du mot likishi : nom donné aux masques, danses,

danseurs et personnages des rituels pratiqués par les peuples de la région du

fleuve Zambèze.25

25 Catalogue de l’exposition makishi : édité par la R.M.N.(Réunion des Musées Nationaux)

Masque puo : masque

représentant l’archétype de la

jeune femme, triste ou rieuse

aux traits du visage fins et

sculptés en bois

Deux impressionnants

masques makishi : Cikunza et

Kalelua

Cikunzu ou Cihongo : masque qui

représente l’ancêtre le plus vénéré ; il

est craint par tout le monde et

symbolise l’autorité suprême.

Chilea : masque qui entraîne à la danse ; il

danse au milieu des tambours et des chœurs

de femmes chantant des textes destinés à

faire sortir les autres masques

Page 35: Anthropologie de l'art regards croisés

35

Certaines personnes présentes pendant le vernissage de cette exposition,

sont revenues les jours suivants pour mieux s’entretenir avec le facteur des

masques. La question qui m’a semblé la plus à propos pendant cette animation

est celle-ci : « Monsieur Samendé, pourquoi avez-vous accepté de faire cette

démonstration, ici en France, sachant que c’est une pratique sacrée au

Zimbabwe ? ».

Cette question fut posée plusieurs fois par des spectateurs adultes. La

première fois, Samendé développa longuement sur un ton très calme sa réponse.

Lorsque Benjamin lui avait traduit cette question en Debele, avant de répondre,

il rangea la racine de mukengue26

et son couteau sur la cuvette

parallélépipédique, prit un air très sérieux et s’expliqua. Il dirigeait de temps à

autre son regard vers Benjamin, vers moi ou vers le public mais la plupart du

temps, il évitait de regarder fixement dans les yeux.

(Chez les Akan, en Côte d’Ivoire et au Ghana, quand une personne de

l’âge de Samendé, qui a autant d’expérience, parle, il le fait pour ceux qui

peuvent comprendre son langage fait de codes et de proverbes. Celui qui

comprend effectivement et acquiesce de la tête, est le porte-parole du chef.

26 Arbre dont les initiés tshokwe du Zimbabwe utilisent les racines pour la fabrication de leurs masques

Cikunza ou chikuza : masque

symbolisant le fils à la coiffe

phallique, patron de l’initiation

mukunda

Page 36: Anthropologie de l'art regards croisés

36

Celui-ci se fera un devoir d’expliquer à l’assemblée ce que vient de dire le chef,

en prenant la peine de baisser le niveau de son discours.)

Je fus très ému quand Benjamin me traduisit les explications de Samendé.

Je vais essayer de relater ici ce que j’ai pu dire aux spectateurs ce jour-là.

« Madame Françoise GROUND est venue dans mon pays au Zimbabwe. Nous

avons accepté qu’elle voie ce que nous faisons. Elle a vu et elle a voulu que je

vienne vous expliquer notre pratique. Si je refuse de venir vous expliquer ce qui

se fait chez moi, ce que je fais depuis ma tendre enfance, grâce à ceux qui m’ont

initié à cette pratique, si je refuse, qui d’autre le ferait ? Comment auriez-vous

pu me poser cette question si je n’étais pas venu ? Notre pratique est très sacrée

dans nos villages. Vous, vous n’êtes pas de chez nous ; n’ayez aucune crainte ;

j’ai fait ce qu’il faut pour qu’il ne vous arrive rien ici à cause de ce que je vous

montre ou à cause de ce que je fais ».

Connaissant l’équivalent de ce genre de rituel en Côte d’Ivoire, je dois

avouer que j’ai été quelque peu rassuré par l’exposé de Samendé.

Samende NDOLOVU fabricant un masque chilea au Musée des Arts d’Afrique et

d’Océanie, avril 2000

Page 37: Anthropologie de l'art regards croisés

37

Après avoir prononcé ces mots, notre sexagénaire me parut soulagé et

détendu. D’ailleurs dès que Benjamin et moi nous eûmes terminé nos

traductions respectives (lui en anglais et moi en français), il prit spontanément

sa sanza pour chanter et jouer quelques airs Mbunda. Le public le remercia par

des applaudissements nourris.

Un autre jour, une dame, très intéressée par la pratique de Samendé, vint

s’entretenir longuement avec lui. Au cours de cet entretien, deux questions

auxquelles Samendé donna deux réponses franches, retinrent notre attention :

Samende NDOLOVU dans l’atelier

du Musée des Arts d’Afrique et

d’Océanie, avril 2000

Page 38: Anthropologie de l'art regards croisés

38

Monsieur, à quel moment ouvrez-vous cet atelier à ceux et celles qui souhaitent

s’initier à votre pratique ?

Je savais que Samendé n’était pas là pour apprendre aux visiteurs à

fabriquer des masques Makishi, cependant je lui ai tout de même soumis cette

question. Il soupira un instant puis répondit : Vous n’êtes ni Mbunda ni

tchokwe…non ! Vous pouvez regarder comment je fais ; mais il faut que je vous

dise que chez nous les femmes ne pratiquent pas cette activité.

Insatisfaite par cette réponse, notre spectatrice voulut en savoir davantage.

« Pour quoi les femmes ne fabriquent-elles de masques chez vous ? »

questionna-t-elle.

Samendé répondit : les cérémonies du Mukanda (enclos du bois sacré)

concernent les hommes ; n’importe quel homme ne peut faire n’importe quelle

activité dans le Mukanda. Il faut être initié ! Les femmes ne touchent pas aux

masques ; elles ne les portent pas non plus ; elles courent le risque d’enfanter

des monstres si elles le font. A la ménopause, certaines femmes peuvent être

appelées dans le Mukanda. Elles ont dans ce cas la responsabilité de la

Masque « makishi » fabriqué par Samendé

NDOLOVU, avril 2000 au Musée National des

Arts d’Afrique et d’Océanie

Page 39: Anthropologie de l'art regards croisés

39

conservation et de l’entretien des objets sacrés pour préserver et améliorer la

vie des personnes : masques et reliques.

Cette dernière question sera d’ailleurs l’une des grandes interrogations du

public.

A propos de bois sacré, Zirignon GROBLI, psychanalyste, poète et artiste

peintre ivoirien, interviewé par Tanella BONI, philosophe et professeur à

l’université d’Abidjan, répondait ceci : « Dans le bois sacré, je le pense, il y a

des cours d’eau, des grottes, des lieux où les initiés, les impétrants doivent se

retrouver pour créer la culture sous l’inspiration des esprits des morts, des

ancêtres qui habitent ces lieux. C’est pour cela que je considère mon atelier

comme un bois sacré, mon cabinet d’analyse comme un bois sacré ; parce que

quand je suis là, tout seul, ma tête est pleine de tous mes morts, de tous les morts

du monde… Des morts et des vivants peut-être. Mais quand je suis dans mon

atelier, je suis plus sensible à la présence des morts. Ils sortent de leur trou, ils

se manifestent et c’est avec eux que je travaille. "La clairière de l’être" comme

l’appelle HEIDEGGER ou le monde socialisé, a été mis en place par des initiés

porteurs de phallus et qui pouvaient ne pas se soumettre à la Nature. Il faut

supposer qu’à l’origine, il y a eu des gens comme ça, puissants, qui ont eu la

capacité de connaître, de penser, d’être saisi par l’esprit de la Nature et de

dialoguer avec cet esprit pour créer la culture. En Afrique, de tels humains sont

appelés initiés… »27

Avant de quitter définitivement Paris pour retourner dans son pays,

SAMENDE NDOLOVU revisita une dernière fois l’exposition, comme pour

dire adieu à tous ces masques, qui, eux, ne retournerons pas au Zimbabwe de si

tôt… peut-être jamais.

Les adieux de SAMENDE NDOLOVU furent émouvants… du moins

pour les personnes présentes ce jour-là dans la salle où les masques Makishi

étaient présentés au M.N.A.A.O… encore aurait-il fallu qu’ils sachent quelques

rudiments sur les rituels animistes et fétichistes d’Afrique Noire. En effet, il se

tint à genoux au milieu de la salle, et frappa plusieurs fois une main contre

l’autre ; il cria ensuite le nom de chaque masque : Cikungu ! Cikunza ! Chilea !

Likulukulengue ! Kaluwe ! Samazengo…et parla longuement dans sa langue (en

mbunda). Benjamin me résuma tout en quelques mots. « SAMENDE says bye to

gins » : SAMENDE vient de dire au revoir à tous les esprits, à tous les génies.

27 In « l’école des Arts » : revue scientifique de l’INSAAC (l’Institut National Supérieur des Arts et de l’Action

Culturelle) à Abidjan en Côte d’Ivoire, page 27.

Page 40: Anthropologie de l'art regards croisés

40

Image B

Image A

Image a) ; image b) : SAMENDE NDOLOVU à genou et priant devant les

masques Makishi au M.N.A.A.O., avant de quitter Paris pour Harare le 30 avril

2000

Page 41: Anthropologie de l'art regards croisés

41

X. Un grand Musée pour l’Art Nègre : l’Art Nègre au Louvre aussi ?

Aujourd’hui la question de l’utilité ou non du Musée du Quai Branly ne se

pose plus. La fusion des collections du Musée de l’Homme et du Musée

National des Arts d’Afrique et d’Océanie est belle et bien une réalité irréfutable.

Nous constatons que l’unanimité s’est faite autour de l’idée « d’un musée neuf

qui abolirait, à l’aube du XXI ème siècle, les vieux concepts coloniaux et les

vaines rivalités entre les tenants exclusifs de l’esthétique et ceux de

l’ethnographie »*. Il est vrai, bien avant que les murs du nouveau musée ne

sorte de terre, on en entendait parler : on se réunissait en France pour prendre

des grandes décisions sur des objets qui engagent l’histoire, le passé très proche,

mais aussi le présent et le devenir, sur le plan social et culturel, des populations

des cultures non occidentales… surtout celles d’Afrique et d’Océanie. On a

procédé comme aux temps coloniaux : quelques rares africains ou océaniens

(chercheurs, universitaires, peut-être des artistes) ont, certes, été conviés à des

travaux préparatoires au Collège de France à Paris. Mais, avaient-ils vraiment

été consultés ? Leur avis a-t-il compté dans la finalisation du fonctionnement de

cette grande institution qui engage aujourd’hui la compréhension des cultures

non occidentales ?

On est en droit de s’interroger sur de telles démarches :

Y aurait-il, en Afrique et en Océanie, absence d’initiés, c’est-à-dire, de

« spécialistes » suffisamment aguerris et instruits sur leurs pratiques ancestrales

aujourd’hui ?

Est-ce le manque d’intérêt, de projet concret et crédible, de la part de

certains gouvernants africains, sur les traditions culturelles, qui aurait poussé les

initiateurs, à Paris, du projet de ce nouveau berceau de la culture à négliger les

témoins vivants de ces traditions ayant donné naissance à leurs objets de

cultes sacrés et profanes ?

L’Afrique toute entière et ses traditions appartiendraient-elles

définitivement au passé ?

« En dehors de deux missions de collecte effectuées en Côte d’Ivoire entre 1960

et 1970, les acquisitions du MAAO ont été le plus souvent réalisées à Paris

auprès des galeries spécialisées ou à l’hôtel Drouot et concernent presque

toujours des pièces isolées et sélectionnées pour leur valeur esthétique… »*28

.

Quel crédit doit-on accorder à de tels objets ainsi extraits et isolés de leurs

contextes socioculturels ? Que reste-t-il du statut de l’objet sacré créé à titre

apotropaïque ? Peut-on… doit-on se satisfaire uniquement des seuls aspects 28 *Etienne FÉAU, L’art africain au musée des Arts d’Afrique et d’Océanie : collections et perspectives pour le

musée du quai Branly, in Cahiers d’Etudes africaines, 155-156, XXXIX-3-4, 1999, pp. 923 – 938.

Page 42: Anthropologie de l'art regards croisés

42

esthétiques ? Questions légendaires, sans cesse débattues mais jamais vraiment

élucidées.

Il est grand temps, depuis la naissance de ce nouveau sanctuaire de l’art

nègre, qu’on daigne enfin prendre en compte l’avis des représentants

authentiques actuels de cette culture. Pourquoi s’évertuer à aller chercher des

intellectuels diplômés de grandes universités quand il existe des autochtones à

même d’aller à la rencontre et d’expliquer aux publics, la complexité de leurs

objets ?

La France, première nation au monde à défendre les Droits de l’Homme, peut-

elle s’enorgueillir, peut-elle se contenter d’une présence de l’Afrique aussi

superficielle, aussi tronquée dans ce haut lieu de la culture qu’elle ambitionne de

mettre à la disposition du public… des publics ?

Le domaine culturel reste, à nos yeux, le terrain où africains et européens

peuvent encore échanger, dialoguer, à condition que, de part et d’autre, les

traditions soient respectées. Là-bas, la vie continue malgré la mondialisation.

Les traditions, les rites, les cultes…les arts changent au rythme des

révolutions… l’évolution ! Les masques et les statuettes de nos villages peuvent

troquer leurs habits polychromes (costumes faits de sparteries de feuilles, de

racines et d’écorces d’arbres, couverts de couches sacrificielles) pour revêtir les

sigles et les couleurs de leurs formations politiques ou de leurs équipes de

football préférées. Les nostalgiques et les conservateurs auront, certes, des

remords, voire des regrets ; mais à l’heure de la mondialisation, on peut

s’attendre maintenant à toutes les révolutions : mutations, transmutations,

ramifications…

Il est entendu que les peuples qui sauront opérer avec harmonie ces grands

changements seront ceux qui auront su consommer, digérer et restituer avec

sincérité mais aussi avec sérénité, le produit des rencontres, des confrontations :

c’est-à-dire, savoir prendre en compte la culture de l’autre, sans jamais

complètement oublier la sienne. Les traditions s’adaptent aux changements

successifs au fil des siècles.

Il est important de ne pas reléguer ce qui est à montrer ici à une civilisation

antique dépassée…ou à des peuplades d’hier à jamais disparues. Ces cultures se

perpétuent de nos jours sous diverses formes. Pour les percevoir, il faut à tout

prix rétablir la communication avec les vrais spécialistes, c’est-à-dire, les initiés

de nos villages : les devins, les chefs de villages, les griots, les notables ou les

chefs coutumiers.

Le succès des expositions – au Grand Louvre comme au Quai Branly –

dépendra de la qualité du dialogue entre conservateurs et chercheurs, historiens

Page 43: Anthropologie de l'art regards croisés

43

de l’art et anthropologues, commissaires et architectes,*29

mais aussi et surtout

des rapports que les décideurs pourront entretenir avec les représentants

compétents, patentés ou non, des peuples directement concernés par les objets

présentés.

XI. La place de l’art contemporain africain en Afrique et en Europe

Comme nous l’avons vu plus haut, pour le grand public à l’écart des

débats d’initiés sur la création plastique, l’art africain demeure cantonné, depuis

longtemps, autour de la sculpture sur bois (la statuaire et les masques). Le

dépaysement que peut procurer – pour un européen – l’espace des cérémonies

culturelles – en Afrique – au cours desquelles les frontières entre rituels sacrés et

spectacles populaires donnent l’impression de se confondre… cérémonies qui

laissent percevoir des formes d’art très diverses : teinture sur tissu, tissage,

tressage, poterie, arts décoratifs (peintures corporelles, scarifications, … ainsi

que les bijoux et les parures)… ces cérémonies nécessaires mais bien

circonscrites dans le temps et l’espace, peuvent-elles suffire à élargir l’horizon

culturel d’un public aussi peu préparé ?

XI. A/ Vision Occidentale de l’art contemporain d’Afrique noire

D’une manière générale, en Europe, on peut voir les arts, de toutes les

périodes exposés dans les grands musées : en France, de l’Antiquité à nos jours,

33 musées nationaux – sans compter tous les musées municipaux et privés –

montrent de manière permanente les arts de tous les continents : des arts les plus

anciens aux plus modernes. Les châteaux et les palais sont les principaux lieux,

à la fois témoins et vitrines des civilisations, non seulement du passé mais aussi

du présent ; on peut citer les exemples très représentatifs du château de

Versailles et du Palais du Louvres. Mais il existe aussi d’autres édifices

contemporains et prestigieux – toutes proportions gardées – spécialement bâtis

pour abriter des expositions permanentes et / ou temporaires d’arts anciens ou

contemporains : le Musée National des Arts d’Afrique et d’Océanie, construit en

1931 pour abriter l’exposition coloniale30

; le Centre Georges POMPIDOU,

architecture avant-gardiste (fin des années 70), porte le nom du premier

29 * Lire le point de vue d’Etienne FÉAU : Du MAAO au MUSEE DU QUAI BRANLY in Cahier d’Etudes

africaines, 155 – 156, XXXIX –3 – 4 1999 pp. 923 – 938. 30 Le peintre Jacques YANKEL (ancien professeur à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris) et son assistante Feu

Véronique WIRBEL, peintre elle aussi, firent un dépôt d’œuvres contemporaines d’Afrique de l’Ouest (Vohou-

Vohou) au Musée National des Arts d’Afrique et d’Océanie en 1985 ; mais aucun des directeurs qui se sont

succédés à la tête de cet établissement jusqu’à sa fermeture ne remarqua cette collection. Les œuvres de ces

artistes anonymes seraient peut-être allées à la décharge s’il n’y avait pas eu l’ADEIAO* qui en fit la promotion

en les exposant temporairement en France et en Asie. L’ADEIAO* :l’Association pour le Développement des

Echanges Interculturels d’Afrique et d’Océanie. Depuis 2008, toute cette collection a été cédée au Musée

national de Bamako au Mali.

Page 44: Anthropologie de l'art regards croisés

44

président de la République qui succéda au Général Charles DEGAULLE ; ce

haut lieu de la culture est également connu sous le nom de Centre Beaubourg.

On peut, toutefois, remarquer – en dehors de quelques exemples isolés et peu

représentatifs au niveau de l’art contemporain – que tout ce qui a été montré sur

l’Afrique, jusqu’à la fin des années 80, ici en France, ne concerne que l’art

ancien. L’ensemble de ces productions est désigné et connu sous l’appellation

d’art africain : dans les musées français et européens, cet art continue

quelquefois d’être « catalogué » d’art nègre par certains spécialistes (pour

signifier l’ancienneté ou l’authenticité des objets présentés).

Est-ce à dire que l’art africain contemporain est inexistant ?

Pierre GAUDIBERT, dans son ouvrage consacré à l’art africain contemporain,

reconnaît, certes, la méconnaissance sur la création plastique d’aujourd’hui en

Afrique ; mais en même temps il confirme son existence depuis plus d’un siècle

– dans un silence bien coupable.

A vrai dire, le silence n’était pas absolument total, même si les appréciations

étaient rarement aussi affirmatives que celles de Franck WILLET qui consacrait

à l’art contemporain africain, en 1972, un chapitre entier dans son livre

« african art today ». La plupart du temps, dans les années 60 et même 70, cet

art contemporain perçu comme « au début » (Selly MVUSI au 1er

Congrès de la

Culture africaine à Salisbury, 1962), « en suspens comme intimidé, sur le seuil »

(Pierre DESCARGUES, 1971), bref, dans une phase de transition espérée ou

entrevue, de renouvellement incertain, que beaucoup ont alors signalée : « Il

s’agit moins, pour l’Afrique, de se survivre que de se réinventer – et cela est

vrai pour son art. » (Jean LAUDE, 1965)…31

Le peintre sénégalais Iba NDIAYE, lui-même, le reconnaissait à cette époque-

là : « on ne peut pas encore parler d’art contemporain africain ; celui-ci se

cherche… ». 32

De manière sporadique, au cours des manifestations culturelles consacrées

à l’Afrique, en France, on découvre ça et là – dans des galeries ou dans des

salles municipales – des expositions d’œuvres d’artistes contemporains, peintres

et/ou sculpteurs. Les galeries qui osent montrer les œuvres d’artistes

contemporains, restent bien discrètes quant à la diffusion et à la publicité. On

continue de désigner des artistes qui sillonnent le monde du nord au sud et d’Est

en Ouest depuis plus de trente, voire quarante ou cinquante ans par les termes

très réducteurs de jeunes peintres ou école de tel ou tel pays. En 1950 l’institut

national pédagogique montra l’Ecole de Poto-Poto et des articles avaient déjà

paru à son propos. Grâce à Mac EWEN, l’ARC au musée d’Art moderne de la

31 Regard, in l’art africain contemporain de Pierre GAUDIBERT page 14 32Regard, in l’art africain contemporain de Pierre GAUDIBERT page 14

Page 45: Anthropologie de l'art regards croisés

45

ville de Paris, exposa en 1970 les sculptures Shonas du Zimbabwe, reprises

l’année suivante au musée Rodin…33

Les œuvres retenues, dans ces cas précis, seront celles dont l’analyse et le

discours se rapprochent le plus de l’idée qu’on s’est faite, depuis longtemps

déjà, de l’art nègre. Cet art africain contemporain est, pour ainsi dire,

« jaugé » en fonction de ses attaches à l’art ancien : « art nègre », désormais

toléré, « admis » dans le panthéon de l’art international.34

Joëlle BUSCA, dans une analyse très critique – à mon avis naïve – sur l’art

contemporain africain conclut de manière très pessimiste dans les termes

suivants : « L’art contemporain africain n’accédera à la considération, au statut

plein et entier d’art, et ses productions au statut plein et entier d’œuvres d’art,

que débarrassé pour toujours des histoires que son existence est supposée

réclamer, des anecdotes ainsi que du récit des origines qui toujours

accompagnent son exhibition. Une œuvre qui ne se suffirait pas à elle-même

n’est pas une œuvre »35

.

Il me faut apporter quelques précisions et être plus nuancé, pour mieux me

positionner par rapport à cette critique qui jette le discrédit sur les œuvres de

l’esprit de toute la Diaspora Noire à partir du XX ème siècle. Tout comme les

productions artistiques directement liées aux cultes fétichistes (pour la

protection, la prévention contre le mal environnant, l’exorcisme des esprits

maléfiques…) l’art contemporain africain, il faut le crier haut et fort, existe

pleinement et ne peut être coupé, sevré de ces racines. De mon point de vue cet

art se conçoit bien et se suffit à lui-même, en tant que création originale,

rattachée ou non à un rituel religieux. Aux temps de la Négritude le docteur

PRICE MARS, poète et écrivain haïtien, criait à qui voulait l’entendre son

espoir sur la destinée de la Diaspora Noire :

« Nos ancêtres, ce sont tous ceux qui s’élèvent

lentement de l’animalité primitive,

pour aboutir à l’être transitoire que nous sommes,

encore tremblant devant l’inconnu qui nous enveloppe…

Mais en quoi puis-je être humilié

de savoir d’où ils vinrent ?

Si je porte, moi, ma marque de noblesse

au front comme une étoile radieuse,

et si dans mon ascension vers plus de lumière,

33 Regard, in l’art africain contemporain de Pierre GAUDIBERT page 15 34Jean LAUDE « les arts de l’Afrique noire » livre de poche Librairie Générale Française 1966 35 Joëlle BUSCA : L’art contemporain africain, collection les arts d’ailleurs – l’Harmattan – page 221

Page 46: Anthropologie de l'art regards croisés

46

je suis allégé par la blessure sacrée de l’idéal… »36

Je me souviens encore, comme si c’était hier, de l’extrait de ce poème,

que mon maître de CM2 m’avait fait apprendre par cœur, il y a déjà près d’une

quarantaine d’année. J’ai retenu que l’homme, malgré la science, doit rester

humble et ouvert aux différentes mutations. Si l’art africain contemporain est

jaugé en fonction de l’art ancien, il appartient aux artistes qui le revendiquent de

se forger chacun un style original par un travail sincère, afin de mériter des

raisons d’être considérés comme héritiers d’une civilisation passée, reconnue en

tant que l’une des plus brillantes de l’humanité.

L’art africain contemporain ne sera pas plus ou moins original parce qu’il

est ou pas rattaché à « des anecdotes ainsi que du récit des origines qui toujours

accompagnent son exhibition37

» Il serait, pour moi, injuste de situer le débat de

ce côté.

Les exemples d’œuvres d’art rattachées à un culte religieux sacré

foisonnent, de l’antiquité gréco-latine à nos jours : la cène de Léonard de Vinci ;

la pieta de Michel Ange ; Adam et Eve chassés du Paradis de Tommaso di

Giovanni dit MASACCIO … pour ne citer que ces chefs d’œuvres de la

Renaissance Italienne. Ces œuvres ne sont pas reconnues et appréciées parce

qu’elles renvoient à la religion catholique ; ce sont des œuvres de qualité

plastique exceptionnelle ; elles traitent de problèmes plastiques et esthétiques en

harmonie avec la vision du public d’une époque donnée. La religion, le culte

catholique n’intervient ici que comme support. Les œuvres d’art, d’où qu’elles

viennent, s’affichent en tant que productions d’un art visuel. Elles ne sont pas

plus belles parce qu’elles s’inspirent de l’ancien testament ou moins artistiques

sous prétexte qu’elles se revendiquent du chamanisme ou du fétichisme.

D’ailleurs, l’auteur d’une œuvre dite africaine peut ne pas être forcément une

personne noire de peau, aux lèvres bien charnues et aux cheveux très crépus : il

est possible et il faut l’admettre, que cet artiste puisse être un homme blanc aux

cheveux lisses ou une belle blonde au nez fin et aux yeux bleus.

Cependant, le poids de l’histoire imposera toujours, dans le jugement de

celui qui regarde une œuvre d’art contemporain, son référant : la référence ou la

« référenciation » chère à l’Inspection des Arts Plastiques du Rectorat de Créteil

qui en a fait le thème de l’exposition des travaux d’élèves du 3 au 21 juin 2002.

X. B/ Un regard différent est possible

La complexité dans la compréhension et dans l’analyse de l’art ancien

autorise aujourd’hui un autre regard : un regard différent de la conception

36 Dr Jean PRICE-MARS Destin de l’homme, (poème), in livre de lecture « matin d’Afrique » CM2, IPAM

(Institut Pédagogique Africain et Malgache). 37 Joëlle BUSCA : L’art contemporain africain, collection les arts d’ailleurs – l’Harmattan – page 221

Page 47: Anthropologie de l'art regards croisés

47

originelle traditionnelle. Il faut, toutefois, se garder de généraliser

l’interprétation qu’une personne s’étant familiarisée à un type d’objets

particuliers, pourrait délivrer.

L’expérience de Jacques Kerchache, personne ressource dans la

constitution des collections africaines du Musée du Quai Branly, est édifiante.

Le message qu’il délivre dans son interview du 24 février 1995 est tout aussi

surprenant que déstabilisant, si l’on est familier de la statuaire africaine. Une

mise au point sur les thèses qu’il défend semble indispensable.

Jacques Kerchache commence son interview en reconnaissant,

modestement, qu’il sait peu de choses sur les objets de sa collection. « Je ne sais

pas grand-chose, mais après plusieurs va-et-vient, durant huit ans entre

l’Afrique et la France, j’ai fini par comprendre comment fonctionne l’artiste

dans la société. J’ai pu ainsi faire la part des choses entre celui qui crée la

forme et celui qui en est l’utilisateur. La présence de l’œuvre sacralise le

discours. Si le discours est évacué à l’intérieur du groupe, l’objet n’a plus

aucun rôle dans cette société. Il peut être jeté, vendu, brûlé… ». Loin de moi

l’idée de juger les propos de cet éminent collectionneur dont les compétences

sont ici avérées et reconnues. Je voudrais faire noter que Jacques Kerchache a

exprimé son point de vue personnel. Il faut convenir que ce regard puisse être

différent de la vision authentique africaine.

Au début, le collectionneur nous parle de son apprentissage initiatique

sous l’arbre à palabre en pays dogon. Il nous présente ensuite une série de

statuettes dites « Moumoulé » du Nigéria (XIX è siècle).

Page 48: Anthropologie de l'art regards croisés

48

Il les compare à l’art occidental en disant que la différence stylistique entre ces

statuettes se situerait entre Michel Ange, Picasso et l’art populaire. Pour lui, les

auteurs des objets de sa collection se connaissaient et il pense qu’ils se sont

probablement parlés, comme les artistes contemporains du début du XX è siècle,

qui se fréquentaient et échangeaient souvent leurs points de vue.

La réalité en Afrique, c’est que les choses ne fonctionnent pas comme

chez les artistes européens. Le pays dogon est fort différent du Nigéria. Ce qui

est vrai chez les dogons pourrait être différent chez les « Moumoulé ».

Nous l’avons vu, en Afrique, le domaine de l’art est celui du sacré, du

secret, donc de l’initiatique. Le devin sculpteur, donne naissance à l’objet quand

la nécessité du culte se fait sentir. C’est le culte rituel qui consacre l’objet en lui

donnant sa force sacrée. Il faut retenir que les cultes rituels sont différents d’une

région à une autre et qu’ils dépendent aussi des causes pour lesquelles les objets

(masques et statuettes) ont été érigés. Des objets tels que les colliers, les bagues,

ou les statuettes qui appartiennent à une personne – homme ou femme – peuvent

être abandonnés à la mort de leurs propriétaires, dans les cas spécifiques où ces

objets auraient été – d’après un devin – sources de mauvais augures. Mais les

objets qui appartiennent à un groupe de personnes – un village ou une région –

ne peuvent être abandonnés que si tout le groupe se convertit à une autre

religion.

Certes, un regard différent est possible, puisqu’il s’agit d’œuvres d’arts.

Cependant, il faut être vigilant : au moins deux observations semblent erronées

de manière flagrante ici dans la description d’une statuette. Là où le

collectionneur voit un bourrelet, il s’agit plutôt d’un bracelet de cheville

directement sculpté dans le bois (dans le corps de l’œuvre). Lors de certaines

cérémonies rituelles, ce type de bracelet peut être porté de manière

exceptionnelle au-dessous du genou par les devins danseurs (c’est le cas des

comiens-fouès).

Jacques Kerchache présentant ses statuettes Moumoulé du Nigéria

(photo réalisée à partir de l’enregistrement vidéo)

Page 49: Anthropologie de l'art regards croisés

49

Ensuite le collectionneur prend la coiffure abondante de la statuette pour

des oreilles. Il est fréquent de voir ce type de coiffure sur la tête des statuettes

senoufo, dogon ou mossi.

Il s’agit bien ici d’un bracelet de cheville et non de bourrelet. Ce bracelet augmente

la sacralité de la statuette, objet divin qui est du domaine des esprits

Deux têtes de statuettes

photographiées dans la vidéo de

l’interview de Jacques Kerchache

Page 50: Anthropologie de l'art regards croisés

50

Statuette Sénoufo ayant une coiffure abondante ; les

cheveux tressés pendent au niveau des tempes.

D’ailleurs on note la même forme sur le front, dans

le prolongement du nez

Page 51: Anthropologie de l'art regards croisés

51

Il faut considérer ces erreurs d’observation ou d’interprétation, comme

une autre façon de voir la statuaire africaine, par un européen dont le regard

s’est familiarisé à ces objets, mais dont l’esprit, instinctivement, reste lié à ses

références académiques occidentales. Cela peut constituer une grande richesse

culturelle, à condition de ne pas imposer cette vision comme la seule possible.

L’opinion publique a, certes besoin de repère, mais une vision extra-culturelle

ne peut se substituer à une vision intra-culturelle. Comme le disait Amadou

Hampâté Ba, il faut éviter qu’on fasse une histoire de l’Afrique vue par l’Europe

au lieu d’une histoire de l’Afrique vue par les africains eux-mêmes. « Quand la

chèvre est présente, il ne faut pas bêler à sa place38

».

XI. C/ Vision africaine de l’art contemporain en Europe

Ici nous pouvons dégager 3 positions :

1. La première position consiste, pour certains artistes africains, à travailler

pour satisfaire une demande occidentale, ou sur commande. Ce n’est un

secret pour personne : les européens, plus aisés financièrement, achètent

facilement ce qu’ils aiment ; ils aiment surtout ce qui les dépayse. Dès lors,

les touristes européens deviennent des proies faciles pour certains artistes –

voire artisans – africains ayant compris cette philosophie et qui acceptent de

jouer le jeu, avec, bien souvent, des intermédiaires : des commerçants ayant

boutiques, pignon sur rue ou des vendeurs ambulants, beaux parleurs,

vendant à la sauvette jusqu’à deux ou trois fois les prix véritables des objets.

Ces œuvres, copies des objets anciens ou créations personnelles peintes avec

des peintures pour meubles et fenêtres, vernies ou tartinées de cirage pour

chaussures, sont qualifiées d’artisanat africain par les occidentaux, mais

considérés dans les villages comme des productions artistiques pour les

citadins et les européens.

2. Il existe une production contemporaine moins connue, parce que moins

spectaculaire et plus initiatique. On ne la trouve pas sur les marchés, mais

plutôt dans les villages… une production à l’abri des regards indiscrets et

uniquement réservée aux grandes cérémonies coutumières religieuses. Il faut

l’admettre, cette production n’est pas destinée à être montrée en tant que

œuvre d’art. Elle échappe pour l’instant à la spéculation et aux trafics mais

pour combien de temps encore ?

38 Proverbe peul rapporté par Amadou Hampâté Ba interviewé en 1969 par Enrico Fulchignoni et Ange Casta,

vidéo disponible sur www.ina.fr

Page 52: Anthropologie de l'art regards croisés

52

3. La troisième position concerne les artistes africains ayant fréquenté les écoles

d’arts d’occident : ceux dont Pierre GAUDIBERT qualifie les œuvres de

peintures et de sculptures savantes. Certains artistes de cette catégorie ont

choisi d’exprimer leur talent en ayant pour modèle les grands maîtres de

l’histoire de l’art : Michel ANGE ; Léonard DE VINCI ; CEZANNE ;

PICASSO ; RODIN ; BOURDELLE… S’ils sont quelquefois presque aussi

géniaux que leurs maîtres, ces artistes africains créent des œuvres que les

critiques et les « spécialistes en art africain » s’accordent à regarder avec peu de

considération et la tentation est bien forte de les qualifier de mauvaises copies.

D’ailleurs, au cours des rares expositions d’art contemporain – en dehors du

sculpteur sénégalais OUSMANE SOW (autodidacte), qu’on a voulu afficher ici

comme le RODIN NOIR, (peut-être, pour ne pas reconnaître la singularité de

son grand talent) – cette dernière catégorie a rarement les honneurs de la presse

spécialisée occidentale.

« La vitalité des arts plastiques du tiers monde est un élément important du

réveil de nouveaux pôles d’initiatives culturelles après des périodes

d’aliénation, de silence et de sommeil. De là peut naître une nouvelle

civilisation réellement universelle ou un déclin de la civilisation occidentale qui

s’est voulue universaliste, au profit de nouveaux territoires de civilisation,

comme il en a existé par le passé dans les trois continents extra-européens.

Métissage et/ou déplacements, tel est l’enjeu majeur »39

. Voilà une thèse – à

mon avis – plus juste, plus égalitaire et rassurante pour la création plastique

contemporaine globale – au Nord comme au Sud.

XI. D/ Quelle politique culturelle ?

Je serais bien malhonnête et de mauvaise foi si je ne reconnaissais pas la

volonté de galeries de plus en plus nombreuses, de critiques d’art, de

commissaires d’expositions, d’écrivains, d’éditeurs… qui s’intéressent à l’art

contemporain africain, depuis plus de vingt ans. C’est la manière dont on aborde

cet art qui pose problème.

Avant 1970 de nombreux artistes africains dont certains ont peut-être connu

ou côtoyé les PICASSO, DALI, HELION… d’autres nés autour des années

soixante, peignaient et exposaient leurs œuvres dans des grands salons en France

ainsi que dans les autres parties de l’Europe : IBA N’DIAYE, Michel KODJO,

Christian LATTIER, LIOLO, Paul AYI, Jean-Claude DELATRE… pour les

plus vieux, viennent ensuite la génération des années 60 : René

TCHEBETCHOU, Pascal KENFACK, Kadjo James HOURRA, Bou MONE,

Atse Damase ABOUEU, Dosso SEKOU, Alioune BADIANE, Abdoulaye

KONATE, FODE Camara, Théodore KOUDOUGNON, Youssouf BATH,

Tanoh Siméon KOUAKOU, Germain KOUASSI, Yacouba TOURE, Koffi

39 L’art africain contemporain de Pierre GAUDIBERT, page 159

Page 53: Anthropologie de l'art regards croisés

53

GOGO, Padeguena COULIBALY, Ernest DÜKOU, Issa KOUYATE, Mathilde

MORO… Au cours des années 80 et après, l’art moderne s’installe pour de bon

en Afrique au sud du Sahara. Aujourd’hui, le problème de la diffusion et le

manque d’espace d’exposition constituent le handicap majeur d’une foule

d’artistes de plus en plus nombreux, jeunes et moins jeunes.

Le poids de l’art ancien est encore – peut-être – trop présent, trop lourd, sur

leurs épaules. Et si leurs œuvres sont appréciées, c’est surtout, pour certains

observateurs nostalgiques à l’esprit teinté de mercantilisme, parce qu’elles

rappellent, font penser à l’Art Nègre.

1 Reproduction extraite du catalogue d’exposition « Sculpture Gabonaise Contemporaine », au Musée National

des Arts d’Afrique et d’Océanie de Paris, du 20 octobre 1992 au 4 janvier 1993, édité par la Fondation d’Art

Contemporain Gabonais en 1992.

La question, difficile pour ces artistes, est celle de savoir comment arriver

à se forger une identité nouvelle dans un espace où personne ne les attendait et

Maternité masque, sculpture sur bois, vis,

miroir, bracelets en

cuivre martelé, poli

patinée à la cire, (1.35 x

1,32 cm), 1991 : (David

NAL VAD, sculpteur

Gabonais né en 1954 à

Paimpol, ancien élève

de l’Ecole Nationale de

l’ENAM et des Beaux

Arts de Quimper)1

Page 54: Anthropologie de l'art regards croisés

54

aussi, il faut le dire, dans un monde où les clans se font et se défont au gré de

puissantes associations aux appétits plus mercantiles qu’artistiques.

Sur ce plan, les artistes européens, américains ou asiatiques, jeunes et moins

jeunes, ne sont pas mieux lotis : leur combat est quasi-identique à celui de leurs

collègues africains ou océaniens.

XII. CONSTAT

Ce qu’il faut retenir ici, au vu de ce qui précède, c’est le difficile rapport

que les observateurs des conceptions contemporaines de l’art entretiennent avec

l’art ancien en Afrique Noire. Et pourtant nous devons le reconnaître, de par les

domaines que nous avons été amenés à visiter, la thèse d’une nouvelle ère est

bien tracée, et ce, depuis la deuxième moitié du siècle dernier (voir l’ouvrage

« art contemporain » de Pierre Gaudibert). Il y a bien existence d’un Art Nègre

contemporain qui, sans être un simple prolongement de l’art ancien, se révèle

comme le reflet de la civilisation moderne africaine : il s’inspire des moyens

modernes, utilise et incorpore des matériaux nouveaux, explore et décortique les

faits et les avatars des événements sociaux actuels.

Les populations d’Afrique Noire ont toujours su démontrer – nous venons

de le voir – leur génie artistique, au cours des cérémonies de cultes rituels :

célébration d’une naissance, rites d’initiation des filles ou des garçons, mariages,

cérémonies funéraires, tout cela constitue des moments privilégiés où

retentissent, encore aujourd’hui, dans toutes leurs splendeurs les fruits des

talents, le savoir-faire des hommes et des femmes : tissus, coiffes, sièges, objets

d’apparat de toutes sortes : bijoux en or, sabres, couronnes, cannes, sandales et

costumes. Cet univers formel, associé aux richesses du monde moderne, nourrit

les recherches des générations nouvelles, pour constituer un vivier inépuisable

pour des expressions visuelles prometteuses.

Le matériau ici est à la fois formes, signes, motifs, couleurs mais aussi

métaphore et message : terre, sable, écorces d’arbres, os et peaux d’animaux,

plumes d’oiseaux, coquillages, carton ondulé, papier et tissus de tous genres,

collés ou cousus dans des tableaux ou des sculptures, sont à la fois supports,

formes, graphismes, couleurs, symboles ou motifs décoratifs. Dans les arts

anciens, nous l’avons vu, la matière (le matériau) qui sert à fabriquer un masque

ou une statuette, est aussi magique que le génie, l’esprit que l’objet est censé

représenter. Pour certains artistes de la diaspora noire d’aujourd’hui, les

matériaux sont là pour signaler réellement l’état physique de leur présence ou

combler un vide : réalité affective, effective et non virtuelle : c’est le cas des

artistes vohou-vohou40

de la Côte d’Ivoire. Pour d’autres comme Chéri Samba41

, 40 Peintres et sculpteurs vohou-vohou de Côte d’Ivoire : consulter le mémoire de maîtrise de Kra N’GUESSAN

« le vohou-vohou , une vision actuelle de l’art originel en Côte d’Ivoire» UFR d’Arts et Sciences de l’Arts, Paris

1 1992-1993 41 Chéri Samba, peintre contemporain du Congo

Page 55: Anthropologie de l'art regards croisés

55

Pascal Kenfack42

ou Fodé Camara43

, c’est par le dessin que ces matériaux sont

figurés. C’est aussi un appel à témoin, non pour trouver une justification de leur

activité, mais plutôt dans le sens d’une diversification de plus en plus étendue de

l’acte de peindre ou de sculpter, sinon de l’ART tout simplement.

42 Pascal Kenfack, peintre sculpteur contemporain du Cameroun 43 Fodé Camara, peintre Sénégalais