Post on 08-Apr-2016
Introduction
Gérard de Nerval est l’éternel rêveur, « un de ceux qui se sont
maintenus de la façon la plus constante dans l’état de poésie »1, dans l’état
de rêverie absolue. Ses récits témoignent d’une mythologie personnelle où
les symboles tels le feu, la grotte, ou le volcan, se traduisent sous la forme
des métaphores obsédantes, métaphores complexes engendrées dans la lutte
entre la raison et la folie.
L’œuvre nervalienne se place sous le signe de la flamme. Chaque
nouvelle, chaque sonnet englobe l’image du feu sous toutes sortes de
modulations, telle l’étoile, le feu proprement dit, le soleil, les couleurs de la
sphère du feu (rouge, jaune, or), où le volcan. Soit qu’il est rallumé ou
éteint, le feu hante la rêverie de Nerval : le pied agile de la divine
enchanteresse Myrtho rallume le volcan de Naples, et le feu central, le feu
souterrain se révolte contre le ciel sous la forme d’une rivière de lumière
rouge et bouillante ; « la sainte napolitaine aux mains pleines de feux »
pousse à une rêverie hallucinante qui comporte des visions de fantômes
blanches qui tombent d’un ciel brûlant ; pour achever son œuvre Adoniram,
doit connaître le secret de son origine de fils de feu, de descendant de la race
rouge ; c’est à la flamme du soleil, que Nerval se ranime sans se détruire,
pour lui le feu de cet astre est, en effet, le feu bénéfique, qui entretient la vie
et la chaleur.
Il est évident que pour ce « héros vivant sous le regard des dieux » le
feu est une métaphore obsédante qui glisse subtilement de la nouvelle à la
poésie et vers l’écriture de voyage. Nerval a soif de soleil et de mythologie, 1 Albert Béguin, L’âme romantique et le rêve, éd. José Corti, 1939.
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il a besoin de « la réalité du rêve », pas de « la réalité quotidienne » qui est
tout à fait ordinaire. « Ce que nous nommons réalité, se tient dans l’arrière-
fond, sous la forme des jeux d’ombres »2 affirme Jean Paul Bourre, mais il
faut ajouter que cette réalité des jeux d’ombres est, en fait, engendrée par les
modulations continuelles du feu qui pénètrent subtilement le texte nervalien.
On pourrait affirmer que Gérard de Nerval semble être le descendent
du titan Prométhée, il est l’homme qui possède le feu, qui connaît son secret,
et il veut le partager avec les autres, mais son audace sera puni car il avait
« troublé l’harmonie de l’univers […] en offensant la loi divine »3. Toute sa
vie Nerval a poursuivi un rêve. Pareil à un alchimiste qui cherche la pierre
philosophale, Gérard a cherché une manière d’incorporer l’autre monde, le
rêve, dans le quotidien, dans le temps humain. Pendant cette quête
audacieuse, seulement le feu, sous toutes ses formes (l’étoile, le brandon, le
volcan) a éclairci sa voie.
Les œuvres qu’on a choisies pour cette démarche sont : Aurélia,
Voyage en Orient, Les Filles du feu et Les Chimères.
Dans ce travail on essayera de faire une analyse transversale sur les
modulations du feu nervalien tout en s’appuyant sur les classifications que
Jean-Pierre Weber et Jean-Pierre Richard ont réalisées dans leurs ouvrages.
De même, là où le texte nous permettra on tentera d’examiner ces
modulations du point de vue des complexes bachelardiens, c'est-à-dire,
d’expliquer le feu nervalien en utilisant « le feu bachelardien ». On tâchera
de montrer l’importance que la métaphore du feu a, d’un part pour Nerval
l’homme, et d’autre part, pour Nerval l’écrivain, de plus, pour mieux
entendre la symbolique du feu, on présentera quelques idées sur les mythes,
les légendes et les rituels associés à cet élément, et ce que le feu signifie
pour l’homme en général, l’ampleur qu’il exerce sur la conscience
collective.
En effet, dans ce mémoire, on se propose de démontrer que Gérard
de Nerval, lui aussi fils du feu et frère d’Hakem et d’Adoniram, a réussi à 2 J.-P. Bourre, Gérard de Nerval, éd.Bartillat, Paris, 2001, p.18.3 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu. Aurélia, éd. Gallimard, Paris, 1997, p.321.
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transformer un simple élément dans une véritable hantise, et, qu’à partir de
cette hantise, une incontestable mythologie du feu à la fois surprenante et
originale, est née.
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Chapitre 1 : La métaphore du feu
1.1 Gérard de Nerval, l’homme-volcan
On sait de Gérard de Nerval qu’il aimait à s’envelopper de mystère,
qu’ « il voltigeait au-dessus de la réalité, soutenu par son rêve»4 ; qu’il avait
le visage d’un blanc rosé, « animé d’yeux gris où l’esprit mettait son
étincelle dans une douceur inaltérable »5, ses cheveux blonds étaient pareils
à « une fumée d’or », et sa front vaste cachait de nombreuses idées sur la
théologie, la philosophie ou l’esthétique, « tant de connaissances et de
systèmes s’y logèrent »6. On remarque dans ce portrait que Nerval réunit
toutes les caractéristiques qu’il a empruntées « ses fils et filles du feu » : il
s’enveloppe de mystère tel Adoniram, dont on ne sait pas au début,
l’origine ; sur sa front éclatent une multitude de pensées et d’idées, tel le
sculpteur de Soliman dont le cerveau bouillonnait « comme une
fournaise » ; son visage rosé rappelle la fraîcheur de Sylvie, « petite fille du
hameau voisin, si vive et si fraîche avec ses yeux noirs »7, et ses cheveux
pareils à une fumée d’or rappelle la tête d’Adrienne, couronnée de deux
branches de laurier, dont « les feuilles lustrées éclataient sur ses cheveux
blonds aux rayons pâles de la lune ».8 4 Théophile Gautier, L’Histoire du Romantisme, L’Harmattan, Paris, 1993, p.115. 5 Théophile Gautier, op.cit., p. 117.6 Idem.7 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, éd. Prietenii cartii, Bucuresti, 1995, p.122.8 Gérard de Nerval, op.cit., p.123.
7
Gérard lui-même se voit comme un fils du feu, et par conséquent, ses
personnages n’existent que par la flamme, qui « s’insinue » dans leurs traits
extérieurs et leur personnalité, mais, cette flamme nervalienne est d’ailleurs
capable de provoquer hors d’elle d’autres flammes, comme il ressort de
l’aventure napolitaine. « Si le Vésuve fait éruption, c’est parce que Gérard
l’a « touché d’un pied agile » : lui-même homme du feu, il suffit d’effleurer
la montagne de feu pour causer son embrassement »9. On touche ici à
l’aspect du génie nervalien : intellectuellement, sentimentalement,
spirituellement, Gérard se rêve lui-même comme un homme-volcan : il
flamboie et pétille, si on le touche il sort du feu. Ce feu n’est rien d’autre au
fond que son génie. Gérard était le prodige qui ne pouvait et n’avait pas le
temps de rester sur place, il poursuivait une quête permanente : soit en
Europe ou en Orient, dans la réalité ou dans le rêve. Son esprit se modulait
sur les mouvements circonstanciels de la flamme, toujours inquiets, toujours
se dirigeant vers le haut du ciel ; c’est comme la flamme nervalienne voulait
toucher la flamme de son étoile, de son destin. Même Ross Chambers
affirme que Gérard de Nerval « paraît avoir vécu toute sa vie en proie à un
besoin compulsif de mouvement : il ne savait, il ne pouvait se fixer »10. La
même chose, mais dans d’autres mots témoignent les amis de Nerval, parmi
lesquels Théophile Gautier, qui écrivait : « comme les hirondelles, […], il
entrait, faisait deux ou trois tours, trouvait tout bien et tout charmant, et
s’envolait pour continuer son rêve dans la rue »11.
Ce qui est vraiment intéressant chez Nerval, est le fait que dans ses
rêves, les choses irradient leur propre feu, qu’elles sont à elles mêmes leur
propre soleil. Comme un vrai fils du feu, Nerval se sent attiré par tout ce que
nous nommons modulations du feu : le soleil, le volcan, le feu, les couleurs
rouge, jaune, or. Il voyage en Orient, pays du feu heureux, du soleil
réchauffant, de plus, son idéal féminin est la femme aux cheveux blonds ou
roux (tel l’actrice Jenny Colon), il ressent le désir d’être près des volcans, et 9 Jean-Pierre Richard, Poésie et Profondeur, éd. Seuil, Poitiers, 1955., p.35.10 Ross Chambers, Gérard de Nerval et La poétique du Voyage, éd. José Corti, Paris,1969, p.13. 11 Cité par Ross Chambers dans Gérard de Nerval et la Poétique du Voyage, p.13.
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par conséquent il voyage en Italie, à Naples. Dans le récit d’Octavie, quand
le Vésuve fait éruption, il s’engage dans les ruelles, et se dirige vers les
montagnes, pour « contempler sans terreur le Vésuve couvert encore d’une
coupole de fumée »12.
Il faut ajouter que bien que Nerval passe la majorité de son temps
dans un état de rêverie, de poésie, il ne se sent pas capable d’entretenir son
feu tout seul ; il a besoin de la chaleur des autres. Toute sa vie il craindra
que son feu ne s’éteigne. Il voit dans le froid, le gel, la neige des signes du
néant, et « on ne se peut s’empêcher de penser que son suicide par une
glaciale nuit de janvier s’inscrit tragiquement dans la logique de ses rêves.
Cette nuit-là il dut croire sa flamme morte »13. Pour Nerval, le sens de la
sympathie humaine et de l’amour c’est rechercher la flamme d’autrui, pour
rallumer son propre feu. Avec Théophile Gautier, comme avec Jenny Colon,
il croit découvrir des hommes capables de l’aider à rallumer et à maintenir
son feu vif. Le bonheur d’aimer, pour l’écrivain français est une sorte de joie
volcanique, « qui fait éclater toutes les facultés humaines ». Gérard a su
aimer, mais celle qui devrait l’aider ranimer sa flamme n’a pas su le faire, et
peu à peu, le volcan s’éteint.
1.2 Le feu dans la mythologie nervalienne12 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.210.13 Jean-Pierre Richard, op.cit., p.36.
9
Le mythe est une pure reconstruction de l’esprit, qui enferme dans sa
profondeur un brin de la réalité quotidienne, un détail apparemment
insignifiant, autour duquel on tisse des illusions, des métaphores et des
rêves. Pour Nerval, le rêve actionne comme une sorte d’agent purificateur de
la réalité, engendrant ce que nous appelons le mythe personnel
nervalien. « Le mythe personnel est une forme a priori de l’imagination »14 ;
il a une base inconsciente qui module des associations involontaires et
structures obsédantes. Ainsi, on explique le mythe personnel en se ramenant
à l’histoire de sa genèse psychique : l’essentiel de cette histoire se déroule
dans les premiers années de l’enfance quand l’enfant se développe du point
de vue affectif et imaginatif, de sorte qu’au moment de l’adolescence, « le
mythe se trouve dans sa structure essentielle »15.
Nerval transforme en mythe personnel la hantise du feu rallumé et du
feu éteint. Cette hantise du feu a eu probablement son germe dans
l’allumage des touffes d’herbes et de branches, tel que les jardiniers
allument souvent à la belle saison. L’image des flammes qui brûlent et
consomment la matière, à la fois attire la curiosité de l’enfant, et provoque
un sentiment de peur, on sait qu’on ne doit pas le toucher, mais quand
même, on sent le désir de désobéir cette règle. L’enfant qui assiste pour la
première fois à ce « rituel » épreuve un fort complexe prométhéen16 dont
Gaston Bachelard parle. Plus tard, les herbes et les branches allumées
deviendront chez Nerval, le feu qui surgit du souterrain, le feu central de la
race rouge, qui entretient la vie sur la terre, le feu révolté du volcan
napolitain ; les feux cachés dans les mains de Sainte Rosalie : qui sont, en
14 Charles Mauron, Des métaphores obsédantes au mythe personnel. Introduction à la psychocritique, éd. José Corti, Paris, 1995, p.218.15 Charles Mauron, op.cit., p.220.16 Le complexe de Prométhée signifie « toutes les tendances qui nous poussent à savoir autant que nos pères, plus que nos pères, autant que nos maîtres, plus que nos maîtres » (Gaston Bachelard, La Psychanalyse du Feu).
10
effet, des images appartenant à la sphère du feu rallumé. Néanmoins, Nerval
est de même hanté par ce que J.-P.Weber appelle le feu éteint, de sorte
qu’on trouve dans les récits nervaliens des images qui comporte un feu qui
meurt, le feu dont les flammes meurent graduellement, c’est le feu des
ténèbres, le feu modulé au noyau du sonnet El Desdichado. Le « soleil
noir » et « l’étoile morte », les étoiles du firmament qui semble s’éteindre
comme les bougies, la créature « coloré de teintes vermeilles », dont les
« ailles brillaient de mille reflets changeants »17 sont toutes des métaphores
du feu éteint.
L’étoile est toujours une modulation à la fois du feu rallumé et du
feu éteint, un élément très important dans la mythologie nervalienne, car
l’écrivain français l’envisage comme « son destin ». En outre, il faut
mentionner que Gérard n’a jamais vu le visage de sa mère. Il n’en reste
aucune gravure, et personne n’a jamais fixé les traits de la jeune morte. Il
tente désespérément de donner un visage à l’invisible, d’installer une
communication, un dialogue entre elle et lui : ainsi, il associe l’image de la
mère morte à la déesse Isis, divinité qu’il rapproche à l’étoile, astre
immortel qui le protège et le guide. Il ne fait guère de doute que Nerval
s’identifie aux fils du feu, Horus et à Antéros : dans le sonnet d’Horus, la
mère préfère le fils au père, et dans Antéros, le fils défend la mère contre le
père qui les menace tous deux. Cependant, la mère et le fils ne font qu’un
(peut-être c’est pour cela que Nerval voit dans l’étoile, son destin). Les
objets auxquels se rattachent l’haine et la peur de la mère et du fils sont
associés au dieu Kneph, maître des volcans : père, mari, volcan. « La
réunion d’Horus et d’Isis, la revanche d’Antéros et de la mère Amalécyte, la
résurrection des Dieux d’argile que Myrtho et Delfica pleurent toujours, ont
le sens d’un retour à la communion mystérieuse avec l’image maternelle, et
la victoire sur Celui qui interdit cette communion »18.
17 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu. Aurélia, p.295.18 Charles Mauron, op.cit., p.77.
11
« Le Valois est une géographie sensible, une sorte de Paradis, avec
sa proximité, mais aussi son désenchantement, sa douleur »19 ; dans ces bois
hantés par les légendes, par les fastes d’anciens rois, par des amours
impossibles, Gérard amènera ses filles du feu : Aurélie, Sylvie et Adrienne.
C’est à Valois que l’artiste prononcera la célèbre phrase adressée à Aurélie :
« tour à tour, bleue et rose comme l’astre trompeur d’Aldebaran, c’était
Adrienne ou Sylvie – c’étaient les deux moitiés d’un seul amour. L’un était
l’idéal sublime, l’autre la douce réalité »20. Valois, terre maternelle est pour
le poète la terre de la prédestination, l’endroit qu’il veut déchiffrer le secret
qui lie l’amante à la mère.
De Valois on passe à Naples, un autre endroit qui prend des
dimensions mythiques dans la pensée de Gérard. C’est ici que Nerval
rencontre Octavie, le double de Myrtho et Delfica, la jeune fille qui jouera le
rôle d’Isis. Elle est gardée par son père et son mari, qui représentent pour
elle des objets de haine et de peur, image qui se retrouve toujours dans
Horus et Antéros. Dans cette ville on retrouve l’image du feu révolté, le
« volcan qui s’est rouvert » au toucher du pied agile de la divine
enchanteresse, mais qui peut être interprété à la fois comme une révolte du
père contre la fille du feu, Octavie.
Dans sa mythologie personnelle, Nerval transformera Adoniram et
Hakem, les héros des légendes orientales, en héros de la race rouge, la race
du Feu. Il les place sous le signe de la flamme : Hakem « paraissait en proie
à une exaltation extraordinaire ; des essaims de pensées nouvelles, inouïes,
inconcevables, traversaient son âme en tourbillons du feu ; ses yeux
étincelaient comme éclairés intérieurement par le reflet d’un monde
inconnu »21 ; en ce qui concerne Adoniram, on évite la flamme de ses yeux,
il est un homme-volcan qui s’isole dans son art ; son fourneau est un volcan
d’où coule un fleuve d’airain. Nerval se reconnaît également en Adoniram et
en Hakem : il s’oppose contre son double et contre le « dieu vainqueur » :
19 Jean-Paul Bourre, Gérard de Nerval, éd. Bartillat, Paris, 2003, p.37.20 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, éd. Prietenii Cartii, Bucuresti, 1995, p.154.21 Gérard de Nerval, Voyage en Orient, éd. Gustave Gratiot, tome II, 2001, p.62.
12
« Je retourne les dards contre le dieu vainqueur »22 ; et respectivement, en
parlant de son double : «j’ai pour le vaincre tout le temps qu’il m’est donné
encore de vivre sur la terre »23 . Les histoires de ces deux fils du feu
l’obsèdent, à tel point que, dans Aurélia, les rêves qu’il a, sont modulés sur
les aventures de ces héros orientaux, et en même temps adaptés à
l’inconscient nervalien.
La mythologie nervalienne est riche et inédite ; chaque image,
chaque symbole, chaque mythe est filtré par la réalité du rêve, et adapté par
l’inconscient aux besoins de l’esprit de Nerval : s’il pense à sa mère, son
inconscient projettera l’image de la déesse Isis, amante et figure maternelle ;
cette assimilation de la mère et de l’amante est présente surtout sur le plan
onirique. L’écrivain oscille entre le plan conscient (amours, souvenirs,
lectures) et la pensée primitive où s’élaborent les phantasmes, mais parfois
les deux plans s’entrecroisent, et le souvenir se relie au songe et au délire,
engendrant les rêves d’Aurélia, la descente d’Adoniram à l’intérieur du
volcan rallumé, le dessin de la Sainte Rosalie qui semble animée, la folie et
le dédoublement de Hakem, et de nombreux autres signes.
1.3 La symbolique du feu
22 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.278.23 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu. Aurélia, p.317.
13
Traditionnellement, le feu représente l’état actif et le masculin ou le
Yang du symbolisme chinois. Son symbolisme majeur est lié au soleil et aux
pouvoirs de transformation et purification. Son mouvement de base est vers
le ciel, (pendant que l’eau se dresse vers la terre﴿, d’où vient d’être associé
au symbole primordial de la pyramide ou du triangle. Les couleurs
spécifiques du feu sont le rouge et l’orange, mais aussi le bleu, si on pense à
la flamme engendrée par « l’eau du feu », l’alcool. Ce qu’on doit retenir est
que le feu est un élément qui se consume et se meut continuellement, dont le
mystère est presque impénétrable.
Dans la pensée philosophique et l’expérience religieuse, le feu est
envisagé comme principe de création et métamorphose. Dans La Chanson
des Créatures, François d’Assis a introduit l’image du « frère du feu » avec
ses quatre attributs fondamentaux, qui caractérisent la symbolisation
universelle de cet élément: la beauté, la vivacité, la robustesse et la force. Il
faut ajouter la doctrine hindou qui nous offre elle aussi quelques aspects de
la symbolique du feu: Agni, Indra et Surya correspondent aux feux du
monde terrestre, intermédiaire, et céleste, c'est-à-dire le feu ordinaire, la
foudre et le soleil. Après Yijing, le feu est corrélé au sud, à la couleur rouge,
à l’été, au cœur24. Buddha substitue le feu du sacrifice au feu intérieur, qui
est à la fois connaissance, illumination, et destruction de l’apparence, pour
Buddha, le cœur est le foyer et la flamme signifie le « soi » dompté.
La place que le feu occupe entre les systèmes naturels est représentée
d’une part par les déserts dont la sécheresse et la chaleur sont les
caractéristiques essentielles; et d’autre part les montagnes, qui se
concrétisent dans la forme de la pyramide, toujours dressées vers le ciel. Il
faut ajouter que les déserts sont-ils aussi associés à la purification et aux
origines.
24 J. Chevalier, A. Gheerbrant, Dictionar de simboluri, vol.II, ed. Artemis, Bucuresti, f.a.
14
Le symbole du feu est polyvalent : la production du feu est liée aux
gestes que l’homme fait pour créer la flamme et aux outils qu’il utilise, de
sorte qu’on signale deux manières essentielles par lesquelles le feu est
obtenu : le frottement et l’action de frapper une morceau de acier contre une
pierre à fusil. Gilbert Durand considère la deuxième modalité d’obtenir le
feu comme une réduction au niveau des outils, du éclair de la foudre. Le feu
obtenu à l’aide de la pierre à fusil est associé au feu divin des constellations
ouraniennes et solaires ; c’est le feu utilisé pour les incinérations, qui
correspondent à l’idée de transcendance, d’immortalité de l’âme purifiée par
le feu, tandis que le frottement est lié au feu sexualisé. Frazer donne
beaucoup d’exemples de rituels des feux allumés par le frottement, parmi
lesquels on signale les feux des écossais de Beltane, qui étaient rallumés par
le « feu nécessaire », un feu obtenu exclusivement par le frottement de deux
morceaux de bois. Quand le bois était enflammé, on jetait dans ce brandon
une sorte de champignon qu’on le trouvait seulement sur les arbres de
bouleau. Les écossais croyaient que ces feux protègeront la communauté et
les animaux. À un premier coup d’œil, ce rituel module le feu spirituel,
descendu du ciel dont l’intention est de purification et de lumière ; mais
après que le feu s’éteint, les cendres sont utilisé pour « la fécondation » des
champs de blé, de lin, ou de orge, mais aussi pour l’engraissement des
animaux. Donc, la base psychologique de cette coutume est évidente : soit
qu’on nourrit un animal avec les cendres, soit qu’on fertilise la terre, de
l’autre côté de cette utilité, il y a un rêve plus intime, celui de la fécondité
sous la forme la plus sexualisé.
Il faut ajouter que le feu symbolise l’intellect : l’utilisation du feu
indique l’étape la plus importante de l’intellectualisation du cosmos et
sépare l’homme de l’animal25. Pour cette raison, le feu est presque toujours
le don de Dieu : la divinité se dévoile aux apôtres, au saint Bonaventure, ou
au Dante, sous la forme de la flamme.
25 Gilbert Durand, Structurile qntropologice ale imaginarului, éd. Univers, Bucuresti, 1977.
15
Il est évident que l’homme a réussi à trouver l’inspiration dans les
images puissantes offertes par le jeu complexe des couleurs et par la chaleur
d’origine divine. En créant des métaphores éblouissantes, l’être humain s’est
construit un nouvel univers mental maîtrisé par l’intensité du feu, par ses
mouvements ascendants.
1.4 La perspective bachelardienne sur le feu
16
Parmi les quatre éléments de base, le feu a été nommé « l’élément
ultra vivant »26. Dans son livre, La Psychanalyse du Feu, Gaston Bachelard
observe que le feu est par excellence un élément contradictoire, qui peut être
à la fois, « intime » et « universel », qu’« il vit dans notre cœur », « dans le
ciel », qu’« il est un phénomène privilégié qui peut tout expliquer »27, il se
cache dans la matière et qu’il peut se manifester même sous la forme de la
haine et de la vengeance. D’une part, le feu brille au Paradis, d’autre part il
brûle à l’Enfer. On ne peut pas contester qu’il est un prétexte pour le jeu des
enfants près du foyer, et un outil nécessaire dans la cuisine. De plus, le feu
peut être valorisé en un sens double : le bien et le mal. On le craint, on le
respecte, on l’aime, on l’haït : « il est douceur et torture, cuisine et
apocalypse »28. Le feu ressemble à un dieu protecteur et effrayant, auprès
duquel on peut expérimenter des sensations douces, plaisantes, mais aussi
des émotions tumultueuses qui se rangent d’une peur affligeante à une
horreur indomptable. En examinant la structure et l’éducation d’un esprit
civilisé, Gaston Bachelard considère que « le feu est plutôt un être social
qu’un être naturel »29, car le respect de cet élément est un respect enseigné,
pas un respect naturel. Pour Bachelard, le feu occupe une place centrale
dans l’expérience de l’humanité: il considère que le feu représente
l’occasion parfaite pour une personne d’avoir des souvenirs inoubliables, et
qu’on peut observer une condition hypnotisante et à la fois constante dans
tous ceux qui rêvent auprès du feu. Cette condition hypnotisante est reliée à
un état de « rêverie » : « …la rêverie devant le feu, la douce rêverie
consciente de son bien-être, est la rêverie la plus naturellement centrée. Elle
compte parmi celle qui tient le mieux à son objet ou si l’on veut à son
prétexte »30. Pour l’auteur français, le feu est le premier élément de la
26 Gaston Bachelard, La Psychanalyse du Feu, éd. Gallimard, Paris, 1949, p.23.27 Gaston Bachelard, op.cit., p.23.28 Gaston Bachelard, id., p.24.29 Ibid., p.2730 Gaston Bachelard, op.cit., p.34.
17
rêverie, il apprécie que si le feu a été envisagé comme élément constituant
de l’univers, c’est parce que il représente une composante de la pensée
humaine, la pièce principale de la rêverie. Pour une compréhension optime
de ce que le feu signifie, Gaston Bachelard soutient l’existence de plusieurs
hypostases du feu, qu’il rassemble sous le terme de « complexes ».
1.4.1 Le complexe de Prométhée
Bachelard se propose de ranger sous le nom de complexe de
Prométhée « toutes les tendances qui nous poussent à savoir autant que nos
pères, plus que nos pères, autant que nos maîtres, plus que nos maîtres31 ».
Gaston Bachelard veut démontrer que les composants du complexe de
Prométhée ne doivent pas être réduits à la relation entre l’interdiction et la
désobéissance. L’homme possède une véritable volonté d’intellectualité, de
sorte que le sens de ce complexe doit être interprété comme un noyau de
tendances provoquées par le désir de connaître. « Le complexe de
Prométhée est le complexe d’Œdipe de la vie intellectuelle »32, conclut
l’auteur.
Le feu entretient le sentiment confortable du repos, et à la fois, celui du
changement, en démontrant que le spectacle des flammes est un exemple
parfait d’une transformation circonstancielle.
1.4.2 Le complexe d’Empédocle
31 Gaston Bachelard, id., p.30.32 Gaston Bachelard, id., p.31.
18
Le second chapitre du petit ouvrage de Bachelard est consacré au
« complexe d’Empédocle ». La légende raconte que ce philosophe
« présocratique » fut à ce point passionné par l’étude du feu jailli de l’Etna,
qu’il s’y jeta, laissant toutefois au bord du cratère ses sandales, comme
preuve de son passage.
En ce qui concerne ce complexe, on parle d’une rêverie très spéciale
qui le détermine, « où s’unissent l’amour et le respect du feu, l’instinct de
vivre et l’instinct de mourir33 ». Le feu se trouve dans un mouvement
continuel: il change avec chaque flamme, il suggère une volonté de
brusquer, de précipiter le temps, d’amener la vie à sa fin. « Alors la rêverie
est vraiment prenante et dramatique; elle amplifie le destin humain; elle relie
le petit au grand, le foyer au volcan, la vie d’une bûche et la vie d’un monde.
L’être fasciné entend l’appel du bûcher. Pour lui, la destruction est plus
qu’un changement, c’est un renouvellement »34. Le complexe d’Empédocle
est l’union même avec le feu à travers la destruction et, à la fois, l’entrée
dans le vertige d’une transformation continuelle.
4.2.3 Le complexe de Novalis
33
Gaston Bachelard, id., p.39.34 Ibid., p.39.
19
Gaston Bachelard signale chez Novalis une attraction calorique
intériorisée. Les mouvements, ou mieux dit, les poussées vers un feu
engendré par la friction, et le désir d’une chaleur réciproque, partagée,
représentent la base du complexe de Novalis. Ce mouvement recrée
l’appropriation préhistorique du feu. Le complexe de Novalis est défini par
le fait que l’intuition d’une chaleur intime exerce une dominance perpétuelle
sur « la science visuelle de la lumière »35. C’est un complexe construit sur
« la conscience profonde du bonheur calorique »36 . Pour Bachelard, la
chaleur est un don que chaque homme devrait posséder, et en même temps,
garder soigneusement, et si on veut le partager, il faut choisir attentivement
cet être qui mérite « une fusion réciproque »37. La lumière est superficielle,
on la trouve seulement à la surface des choses, tandis que la chaleur est la
seule capable de pénétrer, de s’insinuer dans la conscience et d’engendrer un
enchantement thermique. Dans une lettre à Schlegel, Novalis écrivait :
« Vois en mon conte, mon antipathie pour les jeux de la lumière et de
l’ombre, et le désir de l’éther clair, chaud et pénétrant. »38 On entend
clairement de cette phrase que la lumière n’a pas le pouvoir de pénétrer à
l’intérieur de l’être, de l’esprit, mais surtout dans le noyau du subconscient.
Ce « besoin de pénétrer », dont Bachelard parle, n’est qu’une conséquence
de la conscience séduite par la chaleur intime. « Cette communion par le
dedans, cette sympathie thermique, trouvera chez Novalis, son symbole dans
la descente au creux de la montagne dans la grotte et la mine »39. C’est dans
cet espace nocturne, intime, que la chaleur se disperse et se heurte aux mûrs
épais, c’est ici qu’elle se mêle au subconscient, c’est ici qu’elle le pénètre et
le domine entièrement. Il nous ne reste plus qu’être d’accord avec ce que
Nodier avait écrit dans la deuxième préface de « Smarra », sur la descente
35 Gaston Bachelard, id., p.75.36 Ibid. p.75.37 Ibid. p.75.38 Cité par G. Bachelard dans La Psychanalyse du feu, 1985, p.75. 39 G. Bachelard, op.cit., p.76.
20
aux enfers, c'est-à-dire que ce type de descente comporte la structure, la
forme d’un rêve.
4.2.4 Le complexe d’Hoffmann
Le « complexe de Novalis » laisse place au « complexe
d'Hoffmann », celui de l'eau qui flambe, du punch cher à l'auteur des
Contes : « Quand la flamme a couru sur l'alcool, quand le feu a apporté
son témoignage et son signe, quand l'eau de feu primitive s'est clairement
enrichie de flammes qui brillent et qui brûlent, on la boit. » C’est l’eau de
la vie qui brûle et qui réveille le « le bonheur calorique », c’est l’eau de
la vie qui « fait la preuve de la convergence des expériences intimes et
objectives »40. Les phénomènes du feu occupent une partie essentielle
dans l’œuvre de E.T.A. Hoffmann; Bachelard même affirme que l’œuvre
entière est traversée par « une poésie de la flamme »41. Le complexe
d’Hoffmann est celui de la rêverie devant une flamme dominée par deux
couleurs opposantes, le rouge et le bleu, c’est une flamme engendrée
ou, mieux dire, libérée par l’alcool allumé. C’est l’imaginaire
hoffmannien, avec ses salamandres et ses démons qui échappe à ce jeu
tumultueux des flammes, et il nous ne reste qu’admettre que « c’est la
flamme paradoxale de l’alcool qui est l’inspiration première et que tout
un plan de l’édifice hoffmannien s’éclaire dans cette lumière »42.
Bachelard opine que « l’inconscient alcoolique » imagine de nombreuses
possibilités spirituelles, en envisageant le fait que « l’alcool enrichit le
40 Gaston Bachelard, op.cit, p.147.41 Gaston Bachelard, id.,p.148.42 Gaston Bachelard, id., p.150.
21
vocabulaire et libère la syntaxe »43. Pour mieux expliquer ce complexe, le
théoricien français utilise quelques « vers mauvais » écrits par O’Neddy :
« Au centre de la salle, autour d’une urne de fer
Digne émule en largeur des coupes de l’enfer,
Dans laquelle un beau punch, aux prismatiques flammes,
Semble un lac sulfureux, qui fait houler ses larmes,
Et le sombre atelier n’a pour tout éclairage
Que la gerbe du punch, spiritueux mirage.
Quel pur ossianisme en ce couronnement
De tête à front mat… »44
Depuis la découverte du feu, le monde a changé radicalement:
l’homme s’est approprié une nouvelle mythologie, comportant un
dynamisme indompté propre aux mouvements sinueux de cet élément
d’origine divine. Le pouvoir créateur du feu est associé dans la
mythologie grecque la figure du héros civilisateur, Prométhée, puni par
Zeus de mourir continuellement parce qu’il avait donné aux hommes le
feu divin. Le feu même a été considéré comme une divinité par plusieurs
peuples (Kamtchadales). Le feu inextinguible (pyr asbeston) des Grecs,
qui brûlait sans cesse à Athènes et à Delphes, le culte d’Héphaïstos, le
feu qu'entretenaient à Rome les prêtresses de Vesta, ont parfois été vus
comme la trace d'une ancienne déification du feu. Dans le Bible, Dieu fait
son apparition sur la montagne de Sinaï au milieu des flammes. Dans la
tradition du Nouveau Testament, l’Esprit Saint descend sous la forme des
langues de feu sur les apôtres rassemblés pour la Pentecôte. Le feu se
trouve autour de l’homme, mais aussi dans la profondeur de son âme. Il 43 Ibid. p.15044 Cité par G. Bachelard dans La Psychanalyse du feu, 1985, p.154
22
est partout, sous toutes les formes, sous tous les aspects, se rangeant du
feu plaisant du foyer, jusqu’aux éclairs fulminants des cieux. La force du
feu affermit et protège en même temps, purifie et anoblit la matière, c’est
le feu qui a permis aux hommes d’accéder aux plus hauts niveaux de la
technologie (céramique, poterie, la fusion des métaux), et c’est aussi le
feu qui a ouvert les portes aux connaissances alchimiques. En fait, le feu
représente la métaphore suprême des dieux, que seulement les hommes
ont l’audace d’utiliser de bon gré.
1.5 Le feu nervalien
23
L’œuvre de Gérard de Nerval comporte deux thèmes essentiels :
le thème du Feu, du Feu allumé ou rallumé, feu vif, active qui brûle et
consomme, et l’autre est celui du Double et de la Déception, le thème du
double décevant.45
Il est indubitable que la métaphore du feu traverse l’œuvre entière de
Gérard de Nerval, qu’elle s’insinue dans chaque mot, dans chaque
expression, mais surtout dans chaque image. Le feu est partout, il est
vivant, il est intense, c’est un vrai dieu dans la mythologie personnelle de
Nerval. Le feu nervalien a son propre rythme, sa poésie particulière : on
le retrouve dans les rues de Caire, sur l’autel de Venus, en Grèce, dans le
souterrain, auprès de Tübal-Cain, dans l’âme de l’homme et dans la
matière inanimée; ses modulations sont extrêmement diversifiées, en
s’incarnant dans des représentations originelles qui provoquent
l’imagination du lecteur. Le thème du feu est présent également à l’état
implicite à travers l’œuvre nervalien, mais aussi dans des images directes
qui ne nécessitent pas un trop grand effort pour les déchiffrer.
J.P. Weber considère que le feu « apparaît sous les espèces d’une hantise
diffuse »46. L’image du feu abonde dans Les Chimères, dans Voyage en
Orient, Aurélia et Les Filles du Feu sous la forme des « modulations »,
que J.-P. Weber classifie de la manière suivante :
• Le feu
• Le volcan
• La couleur rouge
• Le sang
• Le jaune
• L’or
• Le soleil (l’étoile qui entretient dans l’homme, le feu sacré)
45 J.-P. Weber, Domaines thématiques, Gallimard, 1963, p.139. 46 J.-P. Weber, op.cit., p.148.
24
• L’étoile
Le critique relève, toujours par référence au feu, les motifs
concernant la lumière :
• La lueur
• La clarté
• Brillant, briller
• L’éclair
• Le rayon, rayonner
Pourtant, aux motifs du feu, de la lumière, du soleil, du sang
s’opposent les motifs de l’obscurité et du froid. L’œuvre nervalienne est
un jeu de contrastes, d’oppositions, c’est pourquoi l’auteur des Domaines
Thématiques se demande s’il faut conclure que le thème essentiel de
Nerval est « le feu qui s’allume et le feu qui s’éteint »47. De plus, Weber
nous attire l’attention sur la présence fréquente dans l’œuvre poétique de
Nerval, des deux motifs « s’éteindre et se rallumer » : « L’impression qui
se dégage de l’ensemble des textes cités est que le feu, et ce qu’on
pourrait appeler la vie du feu- sa chaleur, sa flamme, sa clarté, et aussi sa
mort, le froid et les ténèbres, et enfin sa transmission, le feu rallumé,
ranimé succédant au feu éteint – constitue, indiscutablement, chez Gérard
de Nerval, une véritable hantise. »48
Dans tout ce qu’il écrit, Nerval « tient pour nous le journal de ses
sensations »49 comme J.-P. Richard le dit. En effet, ses sensations sont
influencées par les images dominées par le feu. Le monde nervalien est
marqué par les verbes et les adjectifs appartenant à la sphère du feu: luire,
briller, étinceler etc. Nerval même reconnaît que dans les rêves, les
choses irradient leur propre feu, elles sont à elles mêmes leur propre
soleil.
47 J.-P. Weber, id., p.158.48 J.-P. Weber, id., p.160.49 J.-P. Richard, op.cit., p.15.
25
Une autre classification intéressante en ce qui concerne le feu, a
été réalisée par J.-P. Richard qui fait une distinction entre « le feu central
» (relié à l’être souterrain) et « le feu maudit » (relié à l’être infernal).
Ces deux types de feu seront exemplifiés dans les histoires d’Adoniram et
le Calife Hakem, mais aussi dans le sonnet El Desdichiado. Il faut ajouter
quelques mots sur le volcan, qui est « bien une grotte enflammée, une
grotte active, imminente, disponible et donc dangereuse »50. Le volcan
contient un feu impatient, qui brûle d’une manière « coléreuse », qui
violente la terre, c’est un volcan «malheureux», qui s’oppose, chez
Nerval, à un volcan « heureux », qui est en fait « le feu jailli de l’eau, le
soleil qui se lève au-dessus de la mer »51. C’est par le volcan qu’on
aperçoit l’importance du « complexe igné » de Nerval. Presque tous les
personnages nervaliens d’Adoniram à Sylvie, cachent dans leur âme « la
flamme », il s’agit de la flamme « capable de provoquer hors d’elle
d’autres flammes, comme il ressort de l’aventure napolitaine »52. Ce qui
est curieux est que Gérard lui-même s’est rêvé comme un homme-volcan
du point de vue intellectuel, sentimental et spirituel; pour l’écrivain, ce
feu n’est autre chose que son génie, cette flamme qu’il craindra toute la
vie de ne pas s’éteindre: il recherche la flamme d’autrui « pour se obliger
soi-même à rallumer son propre feu »53 (Nerval a vu dans Théophile
Gautier et dans Jenny Colon les êtres capables à l’aider).
Une autre hypostase du feu que Richard distingue dans l’écriture
nervalienne, est « le feu bénéfique », le soleil, « l’astre provocateur de vie
et de chaleur, le grand réanimateur d’existence »54. Par extension, on
envisage le soleil comme l’élément qui entretient « le feu sacré », le seul
qui pousse l’esprit à renaître, pourtant, c’est une renaissance qui ne se
limite pas à l’homme, elle implique aussi les objets, la matière inanimée,
« que justement elle incite à s’animer, à s’enflammer de l’intérieur ». En
50J.-P. Richard, op.cit., p.33.51 J.-P. Richard, op.cit., p.34.52 J.-P. Richard, id., p.35.53 Ibid., p.35.54 Ibid., p.35.
26
outre, il faut compléter qu’il y a des substances qui n’acceptent pas cette
inflammation de l’intérieur. Il s’agit de certaines substances capables de
répondre au feu: « sans écorce, définies par l’ouverture et par la
porosité »55. Ainsi, on énumère la brique rose, qui renvoie à chaque
coucher du soleil un écho de la chaleur, la brique luit en profondeur,
« son tendre feu réchauffe le regarde » opine J.-P. Richard; on mentionne
aussi l’ardoise, tendre et noire, qui couvre les toits, et qui possède « une
âme lunaire », et l’eau, dans laquelle les rayons flamboyants du soleil se
reflètent. La brique et l’ardoise sont toutes les deux, des substances qui
avouent le feu intérieur, qui propagent le feu dans le monde: « cet étrange
contraste de la brique et de l’ardoise, s’éclairaient des feux du soir ou des
reflets argentés de la nuit »56 écrit Nerval.
Le feu nervalien est mystérieux, vivant, fort, on le retrouve sous
toutes sortes d’hypostases, se rangeant du feu central au volcan et au
soleil radieux et sacré. Nerval est un fils du feu, il a aussi ses hypostases
sous lesquelles il se manifeste, il se rêve à la fois, Adoniram, Hakem ou
prince d’Aquitaine.
Chapitre 2 : La hantise du Feu
2.1 Le Feu rallumé
55 J.-P. Richard, id., p.38.56 Cité par J.-P. Richard dans Poésie et Profondeur, éd. Seuil, 1955, p.39.
27
Le feu rallumé ou allumé est un feu vif, puissant, qui brûle,
consomme et engendre d’autres flammes ; c’est le feu du soleil et de l’étoile,
le feu souterrain des ancêtres d’Adoniram, qui soutient la vie sur la terre, le
feu rallumé est le feu du volcan qui fait éruption, dans ce cas, on parle aussi
d’un feu révolté, qui frémit à l’intérieur de la grotte ; le feu rallumé se
traduit par les couleurs rouge, jaune, même bleu, s’il s’agit de la flamme de
l’eau de vie, par les matériaux ou les substances qui sont capables de
répondre au feu, substances sans écorce définies par la porosité ( ce sera
l’exemple de la brique rose et de l’ardoise).
2.1.1 Le feu féminin versus le feu masculin
L’étoile est par excellence le feu féminin, le feu nocturne, dont la
lumière douce détermine un état de rêverie pure. Dans la mythologie
nervalienne, le symbole de l’étoile est essentiel pour la compréhension de
son univers. On a déjà mentionné que Nerval associe l’étoile à la déesse Isis,
divinité incarnant à la fois la mère et l’amante. De l’autre coté, on trouve le
feu masculin qui est représenté dans l’œuvre nervalienne par le soleil, qui
guide l’artiste à travers son voyage en Orient. Le soleil est le feu diurne,
puissant, pour Nerval il est le feu bénéfique, à la flamme duquel, on se
ranime sans se détruire, c’est l’astre provocateur de vie et de chaleur, mais
pas de rêverie. En effet, l’étoile, symbole nocturne représente le rêve, tandis
que le soleil, symbole diurne surgit seulement dans la réalité.
28
L’âme de Gérard est divisée en deux mondes : le rêve et la réalité, le
féminin et le masculin. Dans son livre, La Poétique de la Rêverie, Gaston
Bachelard appuie sa théorie de la rêverie sur deux concepts développés par
C.G. Jung, animus et anima. L’écrivain français explique comme chaque
âme contient deux composants : anima et animus, le féminin et le masculin,
et par conséquent, chaque homme et chaque femme, quelque virile ou
respectivement quelque féminine qu’ils soient, possèdent à la fois un
animus et une anima. Bachelard soutient que dans nôtres rêveries, l’âme est
influencée par l’anima, de sorte que la rêverie se place sous le signe de
l’anima, du féminin. Le moment où la rêverie est la plus profonde, l’être qui
rêve en nous est l’anima57. Pour Nerval c’est la lumière de l’étoile qui le
pousse à la plus profonde rêverie ; et on pourrait même affirmer que pour ce
« fou délicieux », l’étoile est, en effet, son anima.
Un exemple parfait des modulations du feu, dont J.P. Weber parle,
peut être rencontré dans le fragment suivant du chapitre XII appelé «
L’Archipel » du Voyage en Orient : « L’horizon était obscure encore, mais
l’étoile du matin rayonnait d’un feu clair dont la mer était sillonnée. Les
roues de navire chassaient l’écume éclatante, qui laissait bien loin derrière
nous sa longue traînée de phosphore. »58 Dans ce petit texte on remarque
cinq hypostases du feu : l’étoile du matin, le verbe rayonner, l’adjectif «
éclatante » et le feu clair. La description que Nerval nous offre sur la mer
Adriatique est hallucinante, dans deux phrases il réussit à peindre la danse
de la lumière céleste sur le miroir ondoyant de l’eau. Il est important
d’observer que le feu ne surgit jamais seul, il entre toujours en combinaison
avec l’eau ou la terre. L’eau occupe une place essentielle dans la géographie
magique de Nerval, car elle « joue un rôle de support, de transition »59.
Quand les rayons de l’étoile du matin touchent la surface de l’eau, une
émergence presque alchimique se réalise: le feu féconde l’eau, créant une
57 Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie, éd. Presses Universitaires de France, 1960 ( tr.rou. Paralela 45, 2005). 58 Gérard de Nerval, Voyage en Orient, tome I, p.60.59 J.-P. Richard, op.cit., p.48.
29
sorte de lumière aveuglante, qui ressemble à celle du soleil60. Pourtant, de la
même façon, l’eau filtre les rayons en purifiant la lumière (à travers un
mouvement descendant, puis ascendant). N’oublions pas que l’étoile du
matin est associée à Venus, la déesse dont la naissance fut un accident, un
mélange entre le sang divin, qui est avant tout une manifestation du feu, et
l’écume de la mer, donc il est nécessaire que sa lumière transite l’eau, pour
créer « le feu clair », le feu pur, le feu par excellence, nervalien.
Dans la mythologie personnelle de Nerval, le symbole de l’étoile61
est essentiel pour la compréhension de son monde. L’écrivain même affirme
qu’il s’est attendri « à cet amour pour une étoile fugitive qui m’abandonnait
seul dans la nuit de ma destinée, j’ai pleuré, j’ai frémi des vaines apparitions
de mon sommeil. Puis un rayon divin a lui dans mon enfer ; entouré de
monstres contre lesquels je luttais obscurément, j’ai saisi le fil d’Ariane, et
dès lors toutes mes visions sont devenues célestes »62. L’étoile perce
l’obscurité, elle est pareille à un phare qui guide l’esprit dans la nuit
ténébreuse de l’inconscient. Dans L’histoire du Calife Hakem, le
protagoniste, un véritable fils du feu, « homme du rêve, prestigieux et
coupable »63, qui se veut Dieu, connaît tous les secrets des astres, et comme
sont père et grand-père, il est fort versé dans les sciences cabalistiques. De
temps en temps, le calife se rend à l’observatoire du Mokatam, où il observe
la disposition des astres pour vérifier si aucun danger ne le menaçait. Ici, la
relation avec la divinité est réalisée par l’intermède des astres, Hakem,
comme Nerval, est convaincu que les étoiles le guident et le protègent, mais
en même temps, l’influencent. Selon le vieillard aveugle, Hakem est Dieu,
c'est-à-dire le « Soleil » : « Le soleil ne peut luire à travers le nuage, il le
dissipe lentement »64 dit il, en parlant du Calife. Les yeux de la sœur de
60 Quand les rayons de soleil se reflètent dans les briques ou dans l’ardoise, la lumière n’a plus une dimension divine, comme se passe avec l’eau, en ce cas, on parle plutôt d’une réflexion artificielle du feu, en envisageant le fait que, tant les briques, que les ardoises sont des inventions de l’homme.(n.a.) 61 Ici on parle de l’étoile comme feu rallumé, au chapitre suivant on discutera l’aspect de l’étoile comme feu éteint, feu maudit.(n.a.) 62 Cité par Daniel Vouga dans Nerval et ses Chimères, Librairie José Corti, 1981, p.78.63 Ross Chambers, op.cit., p.224.64 Gérard de Nerval, Voyage en Orient, tome I, p.70.
30
Hakem sont comparés avec le soleil : elle a « des yeux qui faisaient baisser
le regard comme si l’on eût contemplé le soleil »65.
Au chapitre Andare sul Mare, Gérard commence son voyage en
bateau vers Liban, sous le signe de l’étoile du soir : ils partent vers une
nouvelle et mystérieuse contrée, les oiseaux du Nil les accompagnent
quelque temps, puis ils les quittent l’un après l’autre, « comme pour aller
rejoindre le soleil »66. Cependant un astre éclatant gravit peu à peu l’arc du
ciel et « jette sur les eaux des reflets enflammés »67. C’est l’étoile du soir,
c’est Astarté, l’antique déesse de Syrie ; elle brille « d’un éclat incomparable
sur ces mers sacrées qui la reconnaissent toujours »68. Gérard est ravi de la
présence de cette déesse ancestrale, il l’invoque, il réclame sa présence :
« Suis-nous, propice ô divinité! ». C’est l’astre qui n’a pas la couleur pâle,
blafarde de la lune, et pourtant, il scintille dans le ciel comme un soleil de la
nuit qui « verse des rayons dorés sur le monde »69. L’image du scintillement
céleste reflétée dans la rivière est présente aussi dans le sonnet Horus :
« La déesse avait fui sur sa conque dorée, /
La mer nous renvoyait son image adorée »70.
Plus tard, en cours de la route, l’écrivain se retirait sur le tillac pour ne pas
déranger la prière du soir des musulmans, où il épiait le lever des étoiles et
faisant lui aussi sa prière, « celle de rêveurs et des poètes »71, et il continue
avec une explication qui montre son appartenance au romantisme : ses
prières pour « l’admiration de la nature et l’enthousiasme des souvenirs »72.
C’est dans cette atmosphère orientale que le ciel s’approche des hommes, et
dans laquelle le narrateur admire les astres-dieux, « formes diverses et
65 Gérard de Nerval, id., tome I, p.75.66 Gérard de Nerval, id., tome I, p.289. 67 Ibid. p.289.68 Idem.69 Idem.70 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p. 277.71 Gérard de Nerval, Voyage en Orient, tome I, p.305.72 Gérard de Nerval, op.cit., tome I, p.305.
31
sacrées que la Divinité a rejetées tour à tour comme le masque de l’éternelle
Isis »73. Dans ce pays chargé des mystères mythologiques, Gérard veut
entrer en communion avec les astres Uranie, Jupiter, Astarté, Saturne, qui
pour lui resterons toujours les transformations des humbles croyances de ses
aïeux, il célèbre leur puissance, et aussi l’esprit vigilant qui se cache derrière
leurs flammes, entité qui est à la fois ange et dieu.
Dans Corilla, le jeune Fabio va rencontrer sa bien-aimée sous le ciel
parsemé des étoiles: « Je vais la voir! La voir pour la première fois à la
lumière du ciel, entendre, pour la première fois, des paroles qu’elle aura
pensées! »74. L’endroit où aura lieu le rendez-vous n’a pas de lanternes, de
lumière artificielle, l’amoureux a justement besoin de l’éclat céleste des
étoiles pour apercevoir la femme qu’il aime. Seulement sous cette lumière
venue du ciel, Fabio sera capable de distinguer les traits de déesse, les
caractéristiques de fille de feu de la belle Corilla, femme énigmatique qui se
meut avec une grâce divine et dont les paroles sont des perles de mélodie,
elle « n’habitait que des palais radieux et des rives enchantées ; la voici
ramenée à la terre et contrainte à cheminer comme toutes les autres »75.
C’est le feu féminin, le feu de l’étoile qui pousse l’esprit de Fabio vers la
rêverie.
Dans Aurélia, la présence de l’étoile est plus prégnante : « je me mis
à chercher dans le ciel une étoile, que je croyais connaître, comme si elle
avait quelque influence sur ma destinée »76. Dorénavant, pour Gérard a
commence « l’épanchement du songe dans la vie réelle »77, il marche au
devant de son destin, « voulant apercevoir l’étoile jusqu’au moment où la
mort devait me frapper »78. Ce moment marque la disparition des barrières
entre le quotidien et l’autre monde, l’étoile annonce l’immixtion du rêve
dans la vie réelle. Etendu sur un lit de camp, Nerval croit voir le ciel s’ouvrir
73 Ibid. p.305.74 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.229.75 Ibid. p.229.76 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu. Aurélia, p.295.77 Gérard de Nerval, op. cit., p.296.78 Gérard de Nerval, id., p.295.
32
sur des figures radieuses qui se meuvent, se fondent, se transforment. Tout
d’un coup, l’étoile, ce feu allumé, d’origine céleste, relève la présence d’une
divinité, « toujours la même »79, qui quitte les masques furtifs et les diverses
incarnations; il s’agit de la déesse Isis qui se cache derrière les voiles du
ciel. Plus tard cet astre qui hante l’esprit de Gérard déterminera un rêve
initiatique, dont on lui relève la clé de son destin: en passant de maison en
maison, de chambre en chambre, Nerval aperçoit les traits des parents morts
reproduits dans d’autres, dont les contours de leurs figures varient comme la
flamme d’une lampe. On pourrait affirmer que le feu émané de l’étoile
pousse à une rêverie hypnotisante, pareille à la rêverie devant le feu du
foyer. Ce feu astral nous fait penser au complexe de Prométhée, tout comme
Gaston Bachelard : Gérard est assoiffé de connaître le secret de son destin, il
veut savoir autant que ses pères, plus que ses pères ; et c’est l’étoile qui
agrandit à chaque instant dans le ciel qui peut lui offrir cette « science » :
« La terre où nous avons vécu est toujours le théâtre où se nouent et se
dénouent nos destinées; nous sommes les rayons du feu central qui l’anime
et qui déjà s’est affaibli… »80. De plus, on lui relève que « notre passé et
notre avenir sont solidaires », que « nous vivons dans notre race, et notre
race vit en nous »81. Nerval a toujours été fasciné par les sciences
ésotériques, par l’alchimie, par la cabale, et en conséquence ses rêves sont
des expérimentations alchimiques transposées et codifiées sous la forme de
la littérature. L’étoile est associée à Aurélia, cette fille de feu, que l’écrivain
peint sous les traits d’une divinité, « Froide Etoile » qui ne l’a jamais aimé.
Cette image obsède tous ses rêves. À la fin du chapitre VII, de la première
partie, on lit : « La pâle lumière des astres éclairait seule les perspectives
bleuâtres de cet étrange horizon ; cependant, à mesure que ces créations se
formaient, une étoile plus lumineuse y puisait les germes de la clarté »82. La
lumière, non seulement, cause l’évolution des créatures de ce rêve, mais elle
extrait d’eux « le germe de la clarté ». Pour Nerval, le pouvoir du feu n’est 79 Gérard de Nerval, id., p.297.80 Gérard de Nerval, id., p.301.81 Gérard de Nerval, id., p.302.82 Gérard de Nerval, id., p.311.
33
pas unidimensionnel, sa splendeur doit être stimulée par une source externe
d’énergie. L’étoile-déesse ne peut pas créer si la matière ne filtre pas les
rayons, et, en même temps, si elle ne les reflète pas : « la planète s’éclairait
peu à peu »83, les monstres dépouillaient leurs formes et devenaient hommes
et femmes, ou des bêtes sauvages, poissons et oiseaux. C’était la déesse
rayonnante qui guidait l’évolution de la race humaine. Ce qui suit est une
histoire fascinante sur la création d’une nouvelle race, celle des Afrites,
exilés au sud de la terre, d’où tirent leur origine les fils et filles de feu. Ils
sont les gardiens des secrets de la cabale qui « lie les mondes », les hommes
qui prennent leur force « dans l’adoration de certaines astres auxquels ils
correspondent toujours »84.
Dans toute cette folie du rêve il est impossible de ne pas observer la
figure d’une femme qui pousse des cris désespérés, elle avait été
abandonnée « sur un pic baigné des eaux »85 et condamnée par les dieux. Le
destin a puni cette femme, l’a oublié, mais Gérard la sauve de la seule
manière qu’il sait faire: il lui donne la bénédiction de « l’Etoile du soir, qui
versait sur son front des rayons enflammés »86. Voilà Aurélia, femme du feu,
femme luciférienne.
Toujours dans le chapitre VII de la première partie on signale
également les deux thèmes du poète : le thème du feu et du portrait.
L’épisode d’Aurélia « peinte sous les traits d’une divinité » se relie au thème
du portrait ; tandis que le thème du feu allumé reparaît dans « l’inextricable
réseau d’une végétation sauvage », où « une étoile plus lumineuse…puisait
les germes de la clarté »87. La fin du chapitre VI de la deuxième partie
contient quelques reflets du thème du feu allumé dans un jardin : « Nous
étions dans une campagne éclairée des feux d’étoiles […] une de ces étoiles
que je voyais au ciel se mit à grandir […]. Elle marcha entre nous deux, et
les près verdissaient, les fleurs et les feuillages s’élevaient de terre sur la
83 Ibidem., idem.84 Gérard de Nerval, id., p.312.85 Gérard de Nerval, id., p.313.86 Ibidem., idem.87 Gérard de Nerval, id., p.311.
34
trace de ses pas... ». J.-P. Weber considère que l’esprit malade de Gérard
oscille d’un thème à l’autre, du feu au portrait, il est toujours désolé de ne
pas pouvoir saisir le sens de ses visions, qu’il entrevoit comme des messages
symboliques , chargés de vie, de sens et peut-être, de guérison.
Dans les notations désordonnées des Mémorables, qui complètent
Aurélia, on peut relever quelques résonances thématiques qui se réfèrent au
thème du feu : premièrement on a « le regard chatoyant d’une étoile »88 qui
s’est fixé sur une fleur de myosotis, cette « perle d’argent brillait dans le
sable », tandis que « une perle d’or étincelait au ciel »89, et on découvre
qu’un monde est créé. Les deux perles qui brillent sur la terre et
respectivement, au ciel, sont complémentaires, le scintillement d’une est
reflété dans l’autre et vice-versa ; les rayons que l’étoile d’or renvoie sur le
sable, réchauffent, et en même temps, purifient la perle d’argent. En outre,
les rayons d’or s’entrecroisent avec les rayons d’argent, et aux yeux de
Nerval, ils créent un monde ; et dans cet univers, les « chastes amours » et
les « divins soupirs » enflamment la sainte montagne, l’éternelle voie de
communication avec « l’étoile », avec Aurélia.
Dans la deuxième partie d’Aurélia, le soleil, astre du feu, est toujours
présent dans l’imaginaire nervalien: « ma pensée remonta à l’époque où le
soleil […] semait sur la terre les germes fécondes des plantes et des
animaux. Ce n’était autre chose que le feu même qui, étant une composé des
âmes, formulait instinctivement la demeure commune »90. Il s’agit d’une
redécouverte du soleil, il établit l’ancienne unité du feu et du soleil, en
essayant de retrouver la condition fortunée des Eloïms, « fondus en rapport
d’indivisibilité avec Dieu »91 : « l’Esprit de l’Etre-Dieu, reproduit et pour
ainsi dire reflété sur la terre, devenait le type commun des âmes humaines
dont chacune, par suite, était à la fois homme et Dieu. Tels furent les
Eloïms »92.
88 Gérard de Nerval, id., p.349. 89 Ibid. p.349. 90 Gérard de Nerval, id., p.324.91 Ross Chambers, op.cit., p.376.92 Gérard de Nerval, Les Filles de Feu. Aurélia, p.324.
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Dans Voyage en Orient, en voyageant en bateau sur la mer
Adriatique, Nerval écrit : « C’était vraiment l’Aurore aux doigts de rose qui
m’ouvrait les portes de l’Orient ! »93, une aube qui n’est pas ternie par les
climats impurs de l’Europe ; ce que le poète entrevoit, en entrant dans
l’Orient, est la beauté de la première lueur de soleil levant qui commence à
blanchir l’horizon. On a à faire de nouveau avec le motif du soleil– gardien,
qui accompagne l’écrivain dans son itinéraire oriental. Toujours modulant
l’image du soleil, on cite le fragment suivant : « Voyez déjà de cette ligne
ardente qui s’élargit sur le cercle des eaux, partir des rayons roses épanouis
en gerbe, et ravivant l’azur de l’air qui plus haut reste sombre encore. Ne
dirait-on pas que le front d’une déesse et ses bras étendus soulèvent peu à
peu le voile des nuits étincelant d’étoiles ? Elle vient, elle approche, elle
glisse amoureusement sur les flots divins qui ont donné le jour à
Cythérée »94. Pour Nerval, l’aurore représente « un feu caché qui monte à
travers une profondeur de nuit et d’eau ; mais c’est aussi un avènement, la
renaissance d’une vie, la traversée d’une trame, l’accession à un
royaume »95. C’est devant l’aurore orientale, ce « foyer naturel du feu », que
la rêverie commence : Nerval imagine une déesse qui a le pouvoir de
soulever les voiles de la nuit, qui remplace effectivement le dieu Apollon,
dans sa tâche d’apporter de nouveau le soleil sur la terre, mais c’est un
moment court d’intrusion de l’astre de nuit dans le sanctuaire du feu, car une
fois le voile levé, Apollon reprend sa place. Cette déesse – étoile semble
hanter Nerval même pendant la journée, dans le monde réel : il ne voit pas
dans le levant du soleil un phénomène naturel et explicable du point de vue
scientifique, mais, en modelant son âme sur la structure de la rêverie
romantique, il l’aperçoit comme l’apparition d’un être céleste, dont le visage
est inondé par des rayons roses, une sorte de guide descendu du ciel, qui
l’accompagnera dans son voyage. Il faut ajouter que le geste fait par la
déesse de Nerval, c'est-à-dire, lever le voile de la nuit, symbolise l’acte de
93 Gérard de Nerval, Voyage en Orient, tome I, p.61. 94 Gérard de Nerval, op.cit., p.61.95 J.-P. Richard, op.cit., p.53.
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franchir le seuil d’un autre monde, ici, on passe du monde nocturne, des
rêves au monde diurne, de la réalité. J.-P. Richard considère que le monde
nervalien qu’il « se constitue en une épaisseur de voiles superposés, de
couches d’existence qui se recouvrent les unes les autre »96 .
L’étoile et le soleil sont des symboles complémentaires qui parfois,
s’entremêlent pour créer une symbiose parfaite entre masculin et féminin.
D’ailleurs, rappelons nous le mythe mexicain du dieu Quetzalcoatl qui a
sacrifié sa propre vie pour donner de la vie au soleil et à l’étoile du matin,
qui devient des astres jumeaux97.
2.1.2 Feu central, feu révolté
Le feu central est le feu qui surgit à l’intérieur de la terre, c’est le feu
des ancêtres d’Adoniram, de la race rouge des Kaïnites. Le feu central ou le
feu souterrain est celui qui entretient la vie des hommes sur la terre : il est à
la fois brandon, feu de branches, le feu du foyer, le feu qui ranime les fils du
feu et les filles du feu. Quant au feu révolté, il est le feu du volcan qui entre
en éruption, il se manifeste sous la forme de la lave bouillonnante. Quand le
volcan entre en éruption, le feu perd son pouvoir bénéfique, il ne réchauffe
plus la matière, mais la détruit.
96 J.-P. Richard, id., p.22.97 Gilbert Durand, op.cit., p.415.
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« Où vas-tu? »98 demande à Gérard un de ses amis. « Vers
l’Orient »99 répond celui-ci. Vers « le sanctuaire du feu » faut-il compléter.
Dans le chapitre L’attaché de l’Ambassade100 du Voyage en Orient,
on distingue l’image classique du feu au foyer, du feu qui entretient le
sentiment confortable du repos: après avoir être victime d’un déluge, le
jeune attaché de l’ambassade cherche de l’aide chez deux femmes: là bas,
dans la maison, « le fagot fut allumé, l’attaché s’enveloppa dans une
couverture et tint conseil avec son domestique »101. C’est devant ce « fagot
allumé » qu’il cherche une solution, ou mieux dire, qu’il rêve à une issue
pour la situation désespérée où il se trouve, car tous ceux qui rêvent auprès
du feu sont hypnotisés par la danse des flammes. Pour argumenter cette
remarque on se tourne vers le domestique qui vient avec une idée presque
fabuleuse, que le jeune noble repousse avec indignation : « Je me mettrai
dans votre couverture, et vous prendrez ma culotte et mon habit […] et vous
y trouverez ce bon général T… », dit le domestique, mais bien sûr que
l’attaché « frémit de cette proposition […] il avait trop vu Ruy Blas pour
admettre un tel moyen »102. Heureusement, le problème est résolu d’une
manière satisfaisante. Cet épisode témoigne du motif du « feu allumé » si
fréquent dans l’œuvre nervalienne.
Au chapitre X de la première partie d’Aurélia, on localise la
description suivante : « La terre traversée des veines colorées de métaux en
fusion, comme je l’avais vue déjà, s’éclaircissait peu à peu par
l’épanouissement du feu central, dont la blancheur se fondait avec les teintes
cerise qui coloraient les flancs de l’orbe intérieur »103. Ici, on trouve la
thématique du feu central, le feu des ancêtres d’Adoniram, le feu qui
maintient la vie des hommes et des animaux sur la terre, par l’intermédiaire
d’un réseau veineux de métal fondu. « Les métaux en fusion » sont la lave
98 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu. Aurélia, p.295.99 Ibid., p.295.100 Gérard de Nerval, Voyage en Orient, tome I, p.8.101 Ibidem., Idem.102 Idem.103 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu. Aurélia, p.318.
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qui coule à la surface du sol, substance vive que Nerval a vue maintes fois à
Naples. Dans ce rêve, issu d’une contention de l’esprit, on se rend compte
que l’endroit décrit n’est autre chose que l’intérieur d’un volcan, zone
« nervalienne magique et interdite »104, où « les teintes cerise » peignent les
« flancs de l’orbe intérieur ». Pour Nerval, le métal fondu est comme « un
sang chtonien » qui « soutient admirablement la coulée de son rêve »105 ,(au
chapitre IV, de la première partie, on retrouve toujours l’image du « métal
fondu », et des fleuves de lave qui sillonnent la terre comme les veines de
sang qui traversent le cerveau : « Je me sentais emporté sans souffrance par
un courant de métal fondu, et mille fleuves pareils, dont les teints
indiquaient les différences chimiques, sillonnaient le sein de la terre comme
les vaisseaux et les veines qui serpentent parmi les lobes du cerveau » ; donc
on pourrait dégager d’ici l’idée que pour Nerval, le « métal fondu »
représente une métaphore obsédante dans ses rêves). En continuant avec le
rêve du chapitre X, on aperçoit Nerval traversant le souterrain, où il explore
la matière qu’on lui offre : il arrive sur une plage où il aperçoit « une espèce
de roseaux de teinte verdâtre jaunis aux extrémités comme si les feux de
soleil les eussent en partie desséchés – mais je n’ai vu pas du soleil plus que
les autres fois »106 (thème du feu de branches et d’herbes). Dans ce rêve les
modulations du feu sont partout: il voit un monstre « comme traversé d’un
jet de feu qui l’animait peu à peu »107 ; mais la suite revient à la thématique
du Feu allumé dans un jardin: « il se tordait, pénétré par mille filets
pourprés, formant les veines et les artères et fécondant pour ainsi dire
l’inerte matière, qui se revêtait d’une végétation instantanée »108. En fait,
Gérard a témoigné la naissance d’une créature ancestrale, animée par le
pouvoir du feu primitif, prométhéen, dont les sources, qui s’élançaient
autrefois à la surface de la terre, maintenant se sont taries. Lui-même
s’arrête pour contempler ce chef-d’œuvre où les secrets de la création divine
104 J.-P. Richard, op.cit., p.27.105 J.-P. Richard, id., p.29.106 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu. Aurélia, p.318.107 Gérard de Nerval, id., p.319.108 Ibid. p.318.
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ont étés surpris entièrement. Il est ébloui par tout ce qu’il voit, par tout ce
qui l’entoure ; en demandant si on pourrait créer des hommes en utilisant le
pouvoir du feu primitif, Nerval se sent comme un descendant du Prométhée,
qui après avoir enlevé le feu sacré, veut découvrir les mystères fermés dans
le cœur de cet élément, il est attiré par les flammes qui s’entrecroisent dans
la danse vertigineuse de la création. En effet, Nerval manifeste une véritable
volonté d’intellectualité, dont G. Bachelard a tant parlé, en l’appelant le
complexe de Prométhée: « toutes les tendances qui nous poussent à savoir
autant que nos pères, plus que nos pères, autant que nos maîtres, plus que
nos maîtres »109. Pourtant la réponse qu’on lui donne est désolante : les
hommes viennent d’en haut et non d’en bas, « pouvons-nous nous créer
nous-mêmes ? », lui répond un des travailleurs, car « le travail des hommes
et l’œuvre du feu ne s’opèrent que sur la matière, (donc) l’ambition de créer
des hommes est rejetée comme prométhéenne, démiurgique »110. Mais, a-t-il
raison ? Peut-être. De toute façon, l’ouvrier continue d’expliquer que les
fleures qui semblent naturelles et l’animal qui semble vivre ne sont que des
produits, des objets d’un art élevé au plus grand point de la connaissance. Ce
qu’on ne doit pas oublier est que le feu est « un phénomène privilégié qui
peut tout expliquer »111, même l’illusion de la vie. On a déjà dit que le feu ne
surgit jamais seul. Dans ce petit texte, il est évident que l’eau, la terre et le
feu « se réconcilient » dans une boue chaude qui « se charge d’arbitrer et de
transmettre la flamme »112 pour créer le lama onirique. Cette glaise d’où est
tirée cette créature extraordinaire est une matière subtile, facilement
fécondée par le feu primitif, par un feu central ; cette matière se revêt «
d’une végétation instantanée d’appendices fibreux, d’ailerons et de touffes
laineuses ». J.-P. Richard signale l’importance de la rapidité avec laquelle
« la glaise a transmis ici l’élan vital depuis le centre du lama jusqu’en sa
périphérie »113.
109 Gaston Bachelard, op.cit., p.30.110 Gabrielle Chamarat-Malandain, Nerval, Réalisme et invention, éd. Paradigm, 1997,p.52.111 Gaston Bachelard, id., p.25.112 J.-P. Richard, op.cit., p.52.113 Ibid. p.52.
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On notera encore, dans le chapitre X, la modulation du thème de
l’Allumette (ou du brandon) : « un des ouvriers de l’atelier que j’avais visité
en entrant, parut tenant une longue barre, dont l’extrémité se composait
d’une boule rougie au feu […] la boule qu’il tenait en arrêt menaçait
toujours ma tête »114. Dans le second chapitre de la deuxième partie
d’Aurélia, on retrouve toujours le thème du feu de branches : « Je vis le
soleil décliner sur la vallée qui s’emplissait de vapeurs et d’ombre; il
disparut, baignant de feux rougeâtres la cime des bois qui bordaient de
hautes collines »115. Cette phrase abonde en mots qui suggèrent les
différentes hypostases que le feu peut prendre : on a le soleil, étoile du feu,
qui, à son tour, engendre des « feux », qui sont « rougeâtres », couleur qui
appartient évidement à la sphère des flammes.
En analysant L’Histoire du Calife Hakem, J.-P. Weber la considère
« un véritable contrepoint thématique ; sans menacer la prédominance du
Double, le Feu résonne distinctement »116. Le héro, le calife se place sous le
signe de la Flamme : « Il paraissait en proie à une exaltation extraordinaire ;
des essaims de pensées nouvelles, inouïes, inconcevables, traversaient son
âme en tourbillons du feu ; ses yeux étincelaient comme éclairés
intérieurement par le reflet d’un monde inconnu »117 (on observe ici le thème
de l’allumage). De même, Yousouf, son double connaît les secrets du kief,
la rêverie devant la flamme de l’eau de vie, cette boisson interdite. On
notera ici la présence du thème de l’Allumage ; Yousouf et Hakem
modulent tous les deux le feu allumé. Toujours dans le chapitre Le hachisch,
on repère le complexe d’Hoffmann, quand, après avoir consumé de l’eau de
vie et du hachisch, Yousouf affirme que les buveurs d’eau ne connaissent
que l’apparence matérielle des choses, et il explique comme l’ivresse
éclaircit l’âme et « l’esprit, dégagé du corps, […] s’enfuit comme un
prisonnier, […], il erre joyeux et libre dans l’espace et la lumière, causant
familièrement avec les génies qu’il rencontre et qui l’éblouissent de 114 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu. Aurélia, p.320.115 Gérard de Nerval, op.cit., p.328.116 J.-P. Weber, op.cit., p.192.117 Gérard de Nerval, Voyage en Orient, tome II, p.62.
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révélations soudaines et charmantes »118, l’esprit traverse l’atmosphère, et
les sensations se succèdent avec rapidité. Cette description définit
parfaitement ce que G. Bachelard a nommé le complexe d’Hoffmann, qui
est en effet, une rêverie devant une flamme dominée par deux couleurs
opposantes, le rouge et le bleu ; c’est une flamme libérée par l’alcool
allumé. C’est après avoir consumé ce breuvage, cette eau du feu, que
Yousouf commence à raconter son rêve qui le hante constamment : il s’agit
de l’image d’une figure céleste qui descend des cieux vers le jeune homme :
« Comme au sein de l’infini j’aperçois une figure céleste, plus belle que
toutes les créations des poètes, qui me sourit avec une pénétrante douceur, et
qui descend des cieux pour venir jusqu’à moi. »119. Néanmoins, un jour
l’illusion devient réalité, Yousouf rencontre la femme du rêve, en passant à
la pointe de l’île de Roddah, et comme la « Sainte napolitaine » du sonnet
Artémis, la femme que Yousouf aperçoit a les « mains pleines du feu » : « À
mesure que je parlais, je voyais ses grands yeux s’allumer et lancer des
effluves ; ses mains transparentes s’étendaient vers moi s’effilant en rayons
de lumière. Je me sentais enveloppé d’un réseau de flammes »120. La femme
céleste s’incarne dans une femme terrestre, mais, de toute façon elle ne perd
pas les attributs qui la rendent divine : « son voile entrouvert laissait
flamboyer aux rayons de la lune », elle a la peau, onctueuse et fraîche
comme le pétale d’une fleur, quand Yousouf lui parle de son amour brûlant,
elle ne lui répond pas en utilisant des mots, mais des gestes et des regards
qui transposent le jeune homme dans un état de béatitude, et « enveloppé
dans un réseau de flammes », il réussit à insérer le rêve dans la réalité. Plus
loin, le chapitre IV, (Le Moristan) s’ouvre sur une ville illuminée, Mars y
flamboie d’un éclat sanglant (Mars est la planète d’où la ville de Caire a pris
son nom) ; et Yousouf et Hakem se transporteront dans l’ivresse de leur
rêve dans l’astre Saturne (la planète de Hakem) : plongés dans l’ivresse du
hachich, les deux amis partagent les sentiments, les impressions, Yousouf
118 Gérard de Nerval, id., tome II, p.63.119 Ibid., p.63.120 Gérard de Nerval, op.cit.,tome II, p. 64.
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imagine que son compagnon se dirige vers le ciel et celui-ci lui tend la main
et « l’entraînait dans les espaces à travers les astres tourbillonnants et les
atmosphères blanchies d’une semence d’étoiles ; bientôt Saturne, pâle, mais
couronné d’un anneau lumineux »121 ; on sait que Hakem se croit Dieu,
mais, seulement dans ses rêves alimentés par le hachich, peut-il utiliser ses
pouvoirs divins. Toujours dans la patrie de leur songe, les deux
communiques sans employer la langue humaine que « ne peut exprimer que
des sensations conformes à notre nature, […] les noms qu’il se donnaient
n’étaient plus des noms de la terre »122. Les deux Yousouf et Hakem sont
attirés par le scintillement des étoiles, mais, surtout ils sont attirés par une
certaine étoile, qui les guide et les influences, l’astre Saturne, la place où le
temps et l’espace sont anéantis. Il est indubitable que Hakem est un fils du
feu, peut-être un dieu : “Hakem semblait ne pas être animé par la vie
terrestre. Son teint pâle reflétait la lumière d’un autre monde. C’était bien la
forme du calife, mais éclairée d’un autre esprit et d’une autre âme. Ses
gestes étaient des gestes de fantôme, et il avait l’air de son propre spectre”123
(portrait d’un fils du feu, descendant des kaïnites, homme du souterrain). Le
chapitre suivant est consacré à décrire l’incendie du Caire : « En peu
d’instants, la flamme avait dévoré les bazars au toit de cèdre et les palais aux
terrasses sculptées, aux colonnettes frêles ; les plus riches habitations du
Caire livraient au peuple leurs intérieurs dévastés. Nuit terrible, où la
puissance souveraine prenait les allures de la révolte, où la vengeance du
ciel usait des armes de l’enfer ! »124. Un combat terrible avait lieu au lueurs
des incendies, la ville entière semble transposée à l’enfer de Dante.
Dans L’Histoire de la reine de matin et de Soliman prince des
génies, le thème du feu tient le rôle principal, au détriment du thème du
double. Dès le début, Adoniram, le personnage central du récit, révèle sa
nature d’Allumeur du Feu. Le héros est l’archétype du créateur, un
personnage sombre et mystérieux, qui symbolise à la fois Lucifer et Kaïn, il 121 Gérard de Nerval, id., tome II, p.81.122 Ibid., p.81.123 Gérard de Nerval, op. cit., tome II, p.75.124 Gérard de Nerval, id., tome II, p.91.
43
porte sur son front le symbole du feu, représenté par l’hiéroglyphe tau.
Adoniram est un être complexe, qui englobe l’inspiration divine et les
tentations lucifériennes : « il participait de l’esprit de lumière et du génie du
ténèbres »125, son éclatant et audacieux génie le place au-dessus des
hommes, donc il se sent supérieur aux fils d’Adam, qui ne sont capables que
d’avoir des idéals mesquines. L’élément qui correspond à ce héros nervalien
est le « bronze liquide », métal avec lequel il travaille pour son chef
d’œuvre, « la mer d’airain ». Tout ce qu’on sait sur Adoniram est relié aux
métaphores du feu et de la lumière : les hommes qui l’entourent évitent « le
feu de son regard »126, il est un génie dont le cerveau est « bouillonnant
comme une fournaise »127 ; il souhaite « la flamme incessamment
attisée »128 ; son esprit est tout flamme, il ne tolère pas l’oisiveté, (lui-même
affirme : « Ce qui m’abat, c’est l’oisiveté ! » ); fâché contre les ouvriers, il
prévoit qu’un jour des hordes de vainqueurs détruiront les édifices, les
temples qu’il a construits par l’ordre de Soliman : « nos modèles fondront
aux lueurs des torches »129. Ce génie surhumain à cœur muet est ardent à
concevoir et à exécuter. Gabrielle Chamarat-Malandain affirme que « le feu,
chez lui, est d’abord en rapport étroit avec l’œuvre à créer : il est son outil,
presque son matériau »130. Lorsqu’il travaille, « des tourbillons de fumée
rouge et de flammes bleues pailletées d’étincelles »131 s’échappent de la
fournaise ; de plus, son fourneau est un « volcan » d’où coule un « fleuve de
feu »132 ; la reine de Saba, Balkis lui donne le titre de « divinité du feu » à
cause de son approchement de cet élément. Adoniram est conscient que
l’artiste doit inventer, doit utiliser son imagination, et ne pas se borner à
copier les fleurs telles quelles : « te bornes-tu à copier les fleurs et les
feuillages qui rampent sur le sol ? Non : tu inventes, tu laisses courir le
125 Gérard de Nerval, op. cit., tome II, p.234.126 Gérard de Nerval, id., tome II, p.233.127 Ibid., p.233.128 Gérard de Nerval, op.cit., tome II, p.235.129 Ibid., p.235.130 Gabrielle Chamarat-Malandain, Nerval, op.cit., p.30. 131 Gérard de Nerval, op.cit., tome II, p.278.132 Ibid., p.278.
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stylet au caprice de l’imagination, entremêlant les fantaisies les plus
bizarres »133. Adoniram est bien le héros nervalien par excellence, insatisfait
devant les conditions de la vie dans la réalité, devant les bornes imposées
aux activités et aux aspirations des hommes, il est un artiste qui rêve
toujours l’impossible et qui se rebelle contre Adonaï. Au début de l’histoire,
il est vaguement conscient de son origine souterraine, mais, plus tard, son
ancêtre, Tübal-Cain lui expliquera tout.
Ce fils du feu imagine un véritable ouvrage de feu : la mer d’airain,
destinée à être coulée sur place. Nerval donne beaucoup de détails sur la
création de cette œuvre gigantesque : « c’est sur des barres d’or massif,
rebelles à la fusion particulière au bronze […] que portait le recouvrement
du moule de cette vasque énorme » ; et plus loin on dévoile que « la fonte
liquide […] devait emprisonner ces fiches d’or et faire corps avec ces jalons
réfractaires et précieux »134. Il choisit la nuit pour le grand œuvre du coulage
des métaux, car seulement dans l’obscurité de la nuit, les travailleurs
peuvent observer si le bronze lumineux et blanc s’enfuit par une fissure. Il
faut observer que le métal en fusion ne coule seulement dans le souterrain
(le rencontre avec Tübal-Cain, les rêves d’Aurélia) mais aussi à la surface de
la terre, sous forme des fleuves de feu coulant dans la mer d’airain.
Adoniram offre une représentation brillante du coulage de cette mer
d’airain, la foule est éblouie par le spectacle lumineux, qui devient l’image
même de la révolte humaine : c’est un spectacle de rêve, c’est un volcan, un
soleil nocturne, mais surtout, c’est « un défi du génie aux préjugés humains,
à la nature, à l’opinions des plus experts »135, un défi lancé par Adoniram à
la face d’Adonaï. Même l’orgueilleuse reine de Saba reste interdite à ce
spectacle sublime, grandiose, et s’écrit : « Ô puissance du génie de ce
mortel, qui soumet les éléments et dompte la nature ! »136 ; Adoniram
représente le type de héros romantique (comme le Moise de Vigny), trop
grand pour le reste des hommes, ambitieux, parfois démoniaque, repoussant 133 Gérard de Nerval, op. cit., tome II, p.237.134 Gérard de Nerval, id., tome II, p.278. 135 Gérard de Nerval, id., tome II, p.279.136 Gérard de Nerval, id., tome II, p.284.
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la loi d’Adonaï : « votre religion, amoindrie par les doctrines ombrageuses
de vos prêtres ne vont à rien moins qu’à tout immobiliser, qu’à tenir la
société dans les langes et l’indépendance humaine en tutelle… »137.
Pourtant, Adoniram sera puni pour son audace : la fonte déborde, on
entend une détonation, « la fonte rejaillit dans les airs en gerbes éclatantes à
vingt coudées de hauteur ; on croit voir s’ouvrir le cratère d’un volcan
furieux »138 ; une pluie d’étoiles sème la mort partout, l’air est enflammé, la
terreur règne les esprits des hommes, « les campagnes, illuminées,
éblouissantes et empourprées, rappellent cette nuit terrible où Gomorrhe et
Sodome flamboyaient allumées par les foudres de Jéhovah »139. L’homme
perd le contrôle de ses moyens, le maître du feu perd sa maîtrise. Demeuré
seul après l’accident (en effet, il a été saboté par des compagnons jaloux), il
lui semble que du sein des flammes, une voix grave prononce son nom, et il
voit apparaître dans la fumée et dans la flamme, une forme humaine
colossale. C’est son aïeul, Tubal-Kaïn qui l’appelle au sanctuaire du feu :
« Viens, suis-moi […]. Viens, quand ma main aura glissé sur ton front, tu
respireras dans la flamme »140. Sous la conduite de Tubal-Kaïn, Adoniram
s’engage dans une véritable aventure dans les entrailles de la terre : il
traverse des zones de matière subtilisée, raréfiée, il ressent la vie intérieure
de la terre qui se manifeste par des secouasses, par des « bourdonnements
singuliers » ; « des battements sourds, réguliers » qui annoncent « le
voisinage du cœur du monde »141 ; dans ce territoire du feu, le temps se
dilate à l’infini, les instants paraissent longs « comme la vie d’un
patriarche ». Et soudain, il aperçoit un point lumineux qui grandit, et l’artiste
entrevoit le cœur de ce monde, peuplé d’ombres qui s’agitent à des
occupations qu’il ne comprend pas.
En effet, Adoniram entre dans une grotte, qui relève toujours d’un
climat de porosité et d’humidité, qui témoigne d’un espace intime, où
137 Gérard de Nerval, id., tome II, p.311.138 Gérard de Nerval, id., tome II, p.285.139 Ibid., p.285.140 Gérard de Nerval, op.cit., tome II, p.288.141 Ibid., p.288.
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couvent les germes du futur. Adoniram est attiré par le point de lumière (qui
pourrait même être le scintillement d’une dent de dragon), il ressent une
impulsion vers le feu provoqué par le frottement des outils de ses frères, les
forgerons142, et par conséquent il est accaparé par le besoin d’une chaleur
partagée, générant ainsi ce que Gaston Bachelard appelle le complexe de
Novalis. En outre, il faut ajouter que c’est seulement dans la grotte, que la
chaleur se diffuse et s’égalise, et en même temps elle s’estompe comme les
rêves de l’imagination.
Jean-Pierre Richard observe que « La profondeur s’élargit ici (dans
la grotte) en un mouvement de pure générosité physique : car ce feu central
prodigue son bienfait jusqu’à la surface de la terre. Par l’intermédiaire d’un
réseau veineux de métal fondu il entretient par en-dessous la chaleur et la
vie chez les hommes »143. Dans le règne du feu souterrain, on explique à
Adoniram le sens de sa destinée, on lui relève l’appartenance à la race
maudite de Kaïn. L’un après l’autre, les aïeux d’Adoniram vont lui faire
leurs révélations. Mais, Tubal-Kaïn dira l’essentiel : « C’est le sanctuaire du
feu, de là provient la chaleur de la terre […].Aussi, que deviendrait la vie de
l’homme si nous ne lui faisions passer en secret l’élément du feu,
emprisonné dans les pierres… ? »144. En outre, il saura qu’il est condamné à
partager la vie des hommes tout en appartenant à un ordre d’existence
supérieur : Kaïn est le fils d’Héva et d’Eblis, un des Eloïms, « l’ange de
lumière (qui) a glissé dans son sein l’étincelle qui m’anime et qui a régénéré
ma race »145 ; il a été nourri par Adam, mais à son tour il a nourri son
nourricier. Tubal-Kaïn raconte à Adoniram l’histoire de son ancêtre, en
précisant que le fils d’Elbis s’est repenti d’avoir tué Abel, mais il rappelle le
favoritisme dont son frère bénéficiait sans rien faire, alors que lui, il
inventait l’agriculture et pouvait présenter à Jéhovah une gerbe de blé,
rejetée avec mépris. Au surplus, Kaïn est devenu le bienfaiteur des enfants
d’Adam, et il complète que « C’est à notre race supérieure, à la leur, qu’ils 142 Le métier prédominant des Kaïnites est celle de forgeron (n .a.). 143 J.-P. Richard, op.cit., p.31.144 Gérard de Nerval, op.cit., tome II, p.290.145 Gérard de Nerval, id., tome II, p.293.
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doivent tous les arts, l’industrie et les éléments des sciences »146. De plus,
Adoniram est amené à comprendre la dualité de son existence : tiraillés par
la double exigence de leur nature, les descendants de Kaïn subissent non
seulement les misères communes de l’humanité, telle la mort, mais aussi
celles qui leur sont propres : l’incompréhension, ingratitude et mépris des
hommes, le sentiment d’insatisfaction, d’exil. Son guide le conseille de
reprendre son courage, car sa « gloire est dans la servitude » ; sa race a été
condamnée pour avoir rendu redoutable l’industrie humaine. Kaïn a beau se
vouloir l’ami et le défenseur des hommes, car il sera toujours considéré le
grand réprouvé.
Ce qui est arrivé à Adoniram au centre de la terre, « lui permet, non
seulement d’affronter cette vie avec un courage peu commun chez les héros
nervaliens, mais encore d’y remporter une victoire incontestable par un
mariage qui supprime l’effet de la mort »147. De plus, l’expérience du
« monde souterrain » et du feu qui l’habite permet à Adoniram d’atteindre la
pureté totale de l’esprit, et finalement achever son œuvre d’art « placée sous
la dépendance directe du feu »148 . Après lui avoir fait part des mystères et
des légendes du feu, Tubal-Kaïn le ramène à la surface de la terre, et lui
confie le secret qui lui permettra de réparer le désastre et de triompher : « Il
faut un marteau. Celui de Tubal-Kaïn […]. Adoniram entendit le bruit d’un
morceau de fer qui tombe ; il se baissa et ramassa un marteau pesant, mais
parfaitement équilibré pour la main »149. Son ancêtre Tubal-Kaïn lui envoie
le marteau, emblème du pouvoir et de l’inconnu du dieu scandinave Thor.
Dérivé comme symbole du hachereau, (la double hache), donc équilibré, et
appelé par les Grecs labrys, qui donne aussi le mot labyrinthe, le marteau
symbolise le pouvoir, mais aussi le mystère, l’inconnu. Utilisé dans la
mythologie grecque pour garder des secrets, le marteau est aussi un symbole
maçonnique. Une fois le secret de son origine dévoilé, Adoniram peut
achever son œuvre titanesque, car, maintenant, dans son âme brûle le feu 146 Gérard de Nerval, id., tome II, p.295.147 Ross Chambers, op.cit., p.146.148 Gabrielle Chamarat-Malandain, op.cit., p.30. 149 Gérard de Nerval, op.cit., tome II, p.303.
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central, le feu sacré de ses ancêtres. Comme l’oiseau Phoenix, l’esprit
d’Adoniram renaît, et il réussit une fois de plus à maîtriser son art. « C’est
grâce à ce marteau qu’il pourra mettre à bonne fin la mer d’airain, sauvant le
lendemain ce qu’il avait perdu la veille, dominant et formant le jour la
matière que la nuit avait échappé à son emprise »150. N’oublions pas
qu’Adoniram est un artiste dominé à la fois par « l’esprit de la lumière » et
« le génie des ténèbres », de sorte que, la dualité à laquelle Adoniram se voit
condamné en tant que fils de Kaïn, devient chez l’artiste l’instrument même
de sa victoire. La mer d’airain achevée, elle offre aux hommes le spectacle
du triomphe de l’imagination humaine, mais aussi, elle affirme
l’indomptable puissance de rébellion, de résistance de l’esprit.
Malheureusement, après avoir fini son chef d’œuvre, Adoniram est tué
d’une manière basse, néanmoins, avant sa terrible mort, il poursuit ses
amours avec Balkis, la reine de Saba, elle aussi descendante des fils du feu.
De leur amour, naît le fils dont l’existence doit permettre à Adoniram de
survivre à la mort, et de prolonger la lignée de ses ancêtres.
L’histoire d’Adoniram, de Kaïn et des Kaïnites est « une
anthropologie sous forme de légende […] dans laquelle on perçoit des
linéaments homogènes et convergents »151 : on y voit le dieu céleste, jaloux
du dieu souterrain, du feu central, essayer d’en arrêter le rayonnement avant
qu’il ne puisse atteindre par en dessous la surface du globe et réchauffer les
hommes, on y voit la révolte des enfants du feu contre Adonaï, ce dieu
injuste, qui a crée l’homme de boue en lui donnant seulement une étincelle
faible ; tandis que, les enfants d’Eblis, un des Eloïms, frère d’Adonaï, ont
reçu le don de la chaleur extrême, qui est la « température naturelle des
âmes », et qui leur permet des contacts avec un monde supérieur, gouverné
par les esprits, le monde de l’éternité. Cette histoire est un bon exemple de
la façon dont Nerval anime et met en scène les légendes en les rapportant.
L’artiste aime multiplier les couleurs et les formes, dramatiser les éléments,
il confond les mythes à sa vie personnelle (les rêves d’Aurélia), il n’hésite 150 Ross Chambers, op.cit., p.148.151 Daniel Vouga, op.cit., p.40.
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pas dans ses songes et dans ses œuvres à s’identifier aux héros dont il
raconte l’histoire. On pourrait affirmer qu’Adoniram est un autre lui-même ;
comme lui, Nerval appartient à la race de Kaïn, celle des enfants du feu,
bien supérieure à la race des enfants du limon. Nerval est un héros
romantique par excellence, un héros maudit, victime de la tyrannie d’un dieu
vengeur, et sa seule chance à survivre est « l’épanchement du songe dans la
vie réelle ».
Un autre fils du feu, semblable à Adoniram est Antéros, le héros du
sonnet de même nom (ce sonnet trouve surtout son sens et ses résonances
dans l’histoire de Balkis et d’Adoniram). Il est l’homme à la « tête
indomptée », « issu de la race d’Antée152 » au cœur plein de rage, qui se
révolte contre le dieu vainqueur. Si on envisage le vers : « Il m’a marqué le
front de sa lèvre irritée »153, on pourrait faire une analogie avec la race des
Kaïnites, dont les membres ont été marqués à leur tour du symbole de tau,
pour que les autres les distinguent. Lui-même confesse que « Sous la pâleur
d’Abel, hélas ! ensanglantée, / J’ai parfois de Caïn l’implacable rougeur »154.
Mais ; le verse « Il m’a marqué le front de sa lèvre irritée » invite à voir
dans le dieu Antéros, le feu : en grec, Antéros veut dire « amour partagé »,
amour du feu, et en retour, amour qu’épreuve le feu pour l’Allumeur. « Plus
on lutte avec le feu, plus il devient vigoureux, comme Antée, devenant plus
fort à chaque défaite : « Je retourne les dards contre le dieu vainqueur »155.
La rage du Feu-Antéros, excitée par la « lèvre irritée » de l’Allumeur décrit
admirablement les bondissements de la flamme : on aperçoit son col flexible
et mouvant, et la tête qui se dresse vers le ciel. « Le Vengeur irrité
correspond au « geste de haine » de Horus : dans les deux cas, gestes et
paroles impatients, « l’irritation » se mêle à « l’amour » qu’on porte au feu,
comme aussi il se mêle de la « rage » à « l’amour » que le feu porte à
152 « Dans la légende grecque, Antée n’est qu’un brigand, et non pas un révolté ; vaincu par Hercule il disparaît, sans plus. Si on se content de ce personnage-là, la race d’Antée ne représente rien du tout. » Mais, si on considère son nom, il faut mentionner qu’Antée est celui qui s’oppose, celui qui est contre. (Daniel Vouga, op.cit., p.27.) 153 Les Filles du Feu, p.278.154 Ibid., p.278.155 J.-P. Weber, op.cit., p.167.
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l’Allumeur : l’un anime et tisonne, l’autre aime et brûle »156. Antéros livre
son dernier secret au vers 14 : « Je ressème à ses pieds les dents du vieux
dragon », où les dents du vieux dragon symbolisent la semence du feu, qui
va rejaillir de nouveau. Le vers « ils m'ont plongé trois fois dans les eaux du
Cocyte »157, signifierait dans la perspective alchimiste : « au moyen de trois
ablutions et purgations, le dragon se dépouille de ses anciennes écailles ; il
quitte sa vieille peau et rajeunit en se renouvelant »158 ; le feu (« le dragon »)
s’élance plus ardent, rajeunit, et se renouvelle. Les deux vers de la fin (« Et,
protégeant tout seul ma mère Amalécyte, / Je ressème à ses pieds les dents
du vieux dragon ») font une allusion au feu nouveau, qui protège la mère (ou
la nourrice), tout en se multipliant « à ses pieds ».
En ce qui concerne Les filles du feu, Nerval a décidé d’approfondir
son mythe féminin esquissé sous les traits de la reine de Saba, de façon
qu’après les « fils du feu », frères de Kaïn et de la race rouge, les femmes
prédestinées, les femmes du feu sont des saintes, des déesses, des actrices.
Au premier chapitre de Sylvie (Nuit Perdue), on découvre le secret
qui anime, et au même temps maîtrise les rêves de Nerval : il s’agit de « la
torche des dieux souterrains »159, dont les étincelles éclairent l’ombre, mais
aussi l’imagination du poète. Toutes les femmes qui entrent dans l’univers
nervalien sont aperçues à la lumière des flammes de cette torche des
divinités souterraines, elles reçoivent les attributs d’une véritable déesse, et
parfois s’en confondent. Dès les premières lignes, on découvre les
modulations du feu central dans la description d’Aurélie : « une apparition
bine connue, illuminait l’espace vide, rendant la vie d’un souffle et d’un mot
à ces vaines figures qui m’entouraient »160. Aurélie dégage de la lumière,
créant ainsi un cercle de lueur, dont elle est le centre. Ici, on aperçoit une
femme qui a le pouvoir de transformer l’espace et les hommes par sa simple
présence ; elle conquiert à la fois l’obscurité et le vide, et donne de la vie
156 J.-P. Weber, id., p.168.157 Les Filles du Feu, p.278.158 J.-P. Weber, id., p.169.159 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.119.160 Gérard de Nerval, op.cit., p.117.
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aux traits des hommes qui l’entourent. Aurélie est « belle comme les jours
aux feux de la rampe qui l’éclairait »161, dont les rayons la montrent plus
naturelle. En effet, la lumière du feu révèle sa vraie nature, de fille du feu,
fille de la race rouge, dont la beauté est divine162. Le scintillement qu’elle
dégage réussit à pénétrer l’ombre et la dissiper. En outre, Nerval la compare
avec les « Heures Divines »163, qui portent sur leur front une étoile, le
symbole maçonnique des élus. C’est l’artiste même qui confesse que la
femme réelle révolte son ingénuité, donc, aux yeux des poètes elle doit se
métamorphoser en reine ou en déesse, et devenir ainsi, une femme
inaccessible : « il fallait qu’elle apparut reine ou déesse, et surtout n’en pas
approcher »164. Les traits d’Aurélie ressemblent aux ceux de la reine de
Saba, dont la beauté éblouit. Adoniram l’avait entrevue « comme on voit le
soleil levant, qui bientôt vous brûle et vous fait baisser la paupière »165. Le
scintillement surnaturel et le regard de feu sont des marques de la race rouge
des Kaïnites.
Au chapitre VI (Othys), on voit Sylvie entrer dans la maison de sa
tante : « La nièce arrivant, c’était le feu dans la maison »166. Tout comme
Aurélie qui transforme l’espace et les hommes par la lumière qu’elle
engendre, et Adrienne, dont le visage reflète les couleurs du couchant du
soleil, Sylvie possède aussi des attributs divins, de sorte qu’elle réussit à
allumer par sa présence, la maison de sa tante, témoignant ainsi de son
appartenance à la race du feu.
Dans le récit d’Octavie, on retrouve le volcan, un autre élément qui
fait partie de la sphère du feu : il combine les caractéristiques d’une
montagne et d’une grotte, c’est une forme de relief à la fois ouverte et
protégée. La montagne est le point où le ciel et la terre se rencontrent, elle
symbolise le logis des dieux et la limite de l’ascension humaine ; tandis que
161 Ibid., p.117.162 D’après Nerval, les descendants des fils du feu sont Eve et Eblis, un des Eloïms (n.a.)163 Gérard de Nerval, Les Filles du feu, p.118.164 Gérard de Nerval, op.cit., p.119.165 Gérard de Nerval, Voyage en Orient, tome II, p.241.166 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.132.
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la grotte est le cœur de la terre, située à la surface de la terre. Donc on peut
affirmer que le volcan est une grotte enflammée, une grotte active et
dangereuse. On sait que le volcan occupe une place très importante dans la
mythologie nervalienne : l’auteur français a évoqué l’éruption du Vésuve
qui se produit pendant l’un de ses séjours à Naples, séjour décrit dans
Octavie et dans plusieurs sonnets des Chimères : « toutes les ouvertures de
la maison où je me trouvais s’étaient éclairées, une poussière chaude et
soufrée m’empêchait de respirer […], je contemplais sans terreur le Vésuve
couvert encore d’une coupole de fumée »167. À peine Gérard est sorti des
bras de la sombre magicienne qui l’a ensorcelé, qu’il se réveille vers la fin
de la nuit, étouffé par la cendre soufrée qui envahissait l’atmosphère. Pour
s’échapper à cette nausée il gravit la montagne et gonfla ses poumons avec
l’air frais du matin, tout en contemplant le spectacle épouvantable de
l’éruption volcanique.
Le volcan est discrédité à cause de sa violence, « il contient un feu
impatient, un être coléreux, entré en lutte avec l’épaisseur de la terre »168. La
lave, rivière du feu, bouillonne dans les entrailles de la terre ; son frottement
violent contre les mûrs de boue détermine une révolte de la matière, et le feu
révolté sort à la surface de la terre, en essayant de toucher le ciel parsemé
d’étoiles. On pourrait parler même d’une révolte contre le limon et contre le
ciel. Quand le volcan entre en éruption, le feu perd son pouvoir bénéfique, il
ne s’agit plus d’un feu qui glisse dans toutes les entrailles du monde et
irrigue la terre sans la violenter, mais d’un feu « maléfique », que détruit,
qui sème la terreur, et qu’au lieu de s’insinuer, se révolte. L’éruption
apparaît comme un avortement d’être de la flamme. Par le volcan on
aperçoit l’importance du complexe igné de Nerval : en effet, tous ces
personnages, depuis Adoniram jusqu’aux Filles du feu, sont situés sous le
signe de la flamme : les créatures nervaliennes n’existent que par la flamme
qui brûle dedans et dehors. « Si le Vésuve fait éruption c’est parce que
Gérard l’a touché d’un pied agile : lui-même homme du feu, il lui suffit 167 Gérard de Nerval, op.cit., p.210.168 J.-P. Richard, op. cit., p.34.
53
d’effleurer la montagne de feu pour causer son embrasement »169. On a déjà
soutenu que Nerval se rêve lui-même comme un homme-volcan de point de
vue intellectuel, sentimental et spirituel. Le feu qui frémit et parfois qui se
révolte dans son esprit, n’est autre chose que son génie.
L’image du volcan qui entre en éruption est toujours présente dans
les sonnets Myrtho, Horus et Delfica des Chimères. De sorte qu’on localise
le vers suivants :
Myrtho : « Je sais pourquoi là-bas le volcan s’est rouvert
[…] /
Et des cendres soudain l’horizon s’est couvert »
Horus : « Le dieu Kneph en tremblant ébranlait l’univers »
Delfica : « La terre a tressailli d’un souffle prophétique » 170
Pour Nerval, Myrtho est une « divine enchanteresse », une
magicienne qui rallume les volcans « d’un pied agile », et dont « le front est
inondée des Clartés d’Orient ». Tous les détails du sonnet indiquent la
présence d’une véritable Allumeuse du Feu171 dans l’image de Myrtho :
« Pausilippe altier, de mille feux brillant/ …raisins noirs mêlés avec l’or de
ta tresse172/ …l’éclair furtif de ton œil souriant ; »173. Elle est capable de
rouvrir le volcan, en modulant le rite de l’Allumage du Feu : les vers 13 et
14174 du dernier tercet sont pleins d’éléments végétaux (rameaux, laurier,
hortensia, myrte) qu’on les utilise d’habitude pour allumer le feu sacré de
l’autel ; sous un amoncellement de branches et de fleurs, la flamme fleurie
et le rituel est achevé. Myrtho est la femme au myrte, elle allume le feu de
bois et possède le pouvoir de rouvrir les volcans. Cette image de l’allumage
169 J.-P. Richard, id., p.35.170 Gérard de Nerval, op.cit., pp. 276-279.171 Notion dont J.-P. Weber mentionne dans son livre, Domaines Thématiques.172 Le noir et l’or sont symboles du feu éteint, respectivement du feu allumé. (J.-P Weber, Domaines thématiques).173 Gérard de Nerval, op.cit., p.276.174 « Toujours sous les rameaux du laurier de Virgile/ Le pâle Hortensia s’unit au Myrte vert ! » (Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.276).
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des plantes aromatique nous fait penser au Phoenix et à sa mort. D’après
Les Métamorphoses d’Ovide, cet oiseau se couche dans un nid embaumé de
myrte et de la cannelle, que l’enflamme avec son propre corps175. Dans les
deux images on à faire avec une régénération de l’être à la base de laquelle
se retrouve le rituel de l’allumage du feu.
Dans le sonnet Delfica, on ne aperçoit plus une « poussière chaude et
soufrée », mais, on sent la terre tressaillir « d’un souffle prophétique »176, le
souffle du volcan de Naples. Il existe un rapport étroit et précis entre la
dernière strophe de Myrtho et la première de Delfica : « Au pied du
sycomore, ou sous les lauriers blancs, / Sous l’olivier, le myrte, ou les saules
tremblants… »177 ; tandis que dans Myrtho on a les « rameaux de laurier »,
« la pâle hortensia » et « le myrte vert ». Dans Delfica, des bûches et des
branches attendent d’être allumées, pourtant, ici on ne trouve plus la
magicienne, l’Allumeuse du Feu du sonnet précèdent, de sorte que le volcan
ne fait pas de l’éruption, mais il fait la terre tressaillir « d’un souffle
prophétique », annonçant « l’ordre des anciens jours ».
Dans le sonnet Horus, le dieu égyptien Kneph, le maître des volcans,
symbolisant le feu éteint, en tremblant, ébranle l’univers pour une dernière
fois, car, la déesse suprême Isis se révolte contre ce « vieux pervers ». Elle
est la mère du feu nouveau (Osiris), et symbolise donc l’Allumeuse du Feu.
Sa colère n’a plus rien de surprenant : c’est celle de l’allumeuse contre le
feu qui tremble et meurt. Isis se lève et revêt sa « robe de Cybèle178 »,
rallume le feu (« et l’ardeur d’autrefois brilla dans ses yeux verts »),
assouvit sa haine contre le moribond et se retire : « La déesse a fui sur sa
conque dorée […]/ Et les cieux rayonnaient sous l’écharpe d’Isis. »179.
175 Jean Burgos, Imaginar şi Creaţie, éd. Univers, Bucuresti, 2003.176 Les Filles du Feu, p.279.177 Ibid., p.279.178 Cybèle est une déesse phrygienne symbolisant la terre. (http://en.wikipedia.org/wiki/Cybele).179 Ibid., p.277.
55
3.1.3 Couleurs et substances du feu
Le feu nervalien se manifeste aussi sous la forme de couleurs et de
substances : d’un part on a le rouge, l’or, le jaune, et le bleu de la flamme de
l’eau de vie, et d’autre part on a les substances qui savent mieux répondre au
feu, comme le roc, l’ardoise, ou le brique rose, substances sans écorces
définies par l’ouverture et par la porosité.
Dans le récit d’Aurélia, la thématique de l’allumage du feu est
illustrée par le récit du rêve suivant : « Je les remerciais en rougissant,
comme si je n’eusse été qu’un petit enfant devant des grandes belles
dames »180. Tout d’un coup, une de ces femmes se lève et se dirige vers le
jardin, pendant que Gérard la suit: « La dame que je suivais, […] entoura
gracieusement de son bras nu une longue tige de rose trémière, puis elle se
mit à grandir sous un clair rayon de lumière, de telle sorte que le jardin
prenait sa forme […], tandis que sa figure et ses bras imprimaient leurs
contours aux nuages pourprés du ciel »181. Cette femme se transfigurait sous
les yeux effrayés de Nerval, qui craignait que la nature soit morte sans sa
présence : « Ne fuis pas ! m’écriai je…car la nature meurt avec toi ! »182.
180 Gérard de Nerval, id. p.207.181 Ibid. p.207.182 Gérard de Nerval, id., p.208.
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On observe d’abord que la dame finit par se confondre avec les
nuages pourprés; ce détail nous fait penser qu’il s’agit « d’un feu pourpré
jaillissant à travers un nuage de fumée »183. La phrase « elle se mit à grandir
sous un clair rayon de lumière » nous montre que le feu même grandit.
L’image de la rose trémière porte le signe de l’allumage du feu, et en même
temps, on trouve cette syntagme dans le sonnet Artémis, où la Sainte tenait
dans ses mains une telle rose : « La rose qu’elle tient, c’est la rose
trémière », qui est justement l’équivalent des feux (« Sainte napolitaine aux
mains pleines de feux »). Dans le fragment cité, « la longue tige de rose
trémière », signifie « bois allumé »184. De plus, on peut affirmer que cette
rose trémière détermine l’agrandissement et plus tard, la transfiguration de
la dame ; c’est après l’apparition de la rose que la dame se met à grandir et à
se confondre aux nuages pourprés. Puis, lorsqu’elle « s’évanouit dans sa
propre grandeur », image qui peut être comparée à l’évanouissement de la
fumée d’un feu allumé, la nature meurt avec elle. Après avoir incorporé tous
les éléments de la nature dans sa personne, « le jardin prenait sa forme, et les
parterres et les arbres devenaient les rosaces et les festons de ses
vêtements », pareille à une flamme qui consomme tout et meurt. J.-P. Weber
fait une assertion intéressante sur la thématique du feu : « En faisant entrer
la thématique du feu, de l’allumage du feu, dans l’existence et la folie du
poète, il contribue à resserrer les liens entre l’œuvre et le destin »185.
J.-P. Richard signale que, chez Nerval, le roc « remplit une fonction
onirique importante ; il est se qui se dresse éternellement, ce qui a résisté à
l’effritement de la matière, à l’usure des siècles : substance témoin, squelette
imputrescible de la terre »186. La montagne est un roc gigantesque, qui
témoigne du rêve nervalien de réussir à atteindre son étoile, elle est un
élément essentiel dans la mythologie nervalienne (dans un de ses rêves,
Gérard s’élève sur les flancs d’une montagne, au sommet de laquelle, vit
183 J.-P. Weber, Domaines Thématiques, p.204.184 J.-P. Weber, op.cit., p.205.185 Ibid. p.205.186 J.-P. Richard, op.cit., p.38.
57
une race élue, la race des fils du feu ; le volcan est aussi une sorte de
montagne qui émet ou a émis des matières en fusion, un nid où les flammes
se ramassent ; pour Stendhal, la présence d’une montagne de feu imprime
toujours au paysage « quelque chose d’étonnant et de tragique »). Nerval
chante les bienfaits de la montagne dans une des chansons qu’il avait
trouvée à Dauphiné, et qu’il a insérée dans les Mémorables : « Là-haut sur
les montagnes,- le monde y vit content ; - le rossignol sauvage – fait mon
contentement ! »
Toujours dans les Mémorables, on retrouve le portrait de Balkis, la
reine de Saba, qui accompagne le poète. Elle est habillée d’une robe de «
hyacinthe soufrée », et ses poignets et ses pieds sont couverts de diamants et
de rubis étincelants. Cette fille du feu est revêtue entièrement par les
éléments et les couleurs appartenant à la sphère de la lumière, du feu :
diamants, rubis, une robe de hyacinthe soufrée. Le diamant est le symbole
de la lumière, il est associé aux étoiles, à cause de son étincellement très
fort ; le rubis est la pierre du feu, la pierre rouge, précieuse et pétillante,
tandis que la hyacinthe est une pierre fine, une variété de zircon jaune
rougeâtre, associée aux êtres célestes, respectivement, aux anges (rappelons
nous le vers de Baudelaire : « Anges revêtus d’or, de pourpre et
d’hyacinthe. »). Cette reine de la « race élue » à la fois domine et éclaire
l’esprit de Nerval, elle est une apparition céleste, une étoile qui fonctionne
comme un gardian de l’artiste. La houssine à la main, elle ouvre la porte de
nacre de Jérusalem, et libère la lumière divine dans l’atmosphère : « Quand
sa houssine légère toucha la porte de nacre de la Jérusalem nouvelle, nous
fûmes tous les trois inondés de lumière »187. Gérard lit le mot pardon « signé
du sang de Jésus-Christ » dans le ciel ouvert, inondé de la lumière divine, et
il se sent délivré. De nouveau le symbole obsédant de l’étoile apparaît, et
cette fois ci, elle lui relève « le secret du monde et des mondes »188. Tout
l’univers vibre : les fleuves, l’océan, les vallées, tandis que « la lumière
brise harmonieusement les fleurs naissantes », plus loin on découvre que la 187 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu. Aurélia, p.350.188 Ibid. p.350.
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terre sort des soupirs et des frissons d’amour, et « le choeur des astres se
déroule dans l’infini »189. Ici, Gérard s’imagine une nouvelle genèse,
contrôlée entièrement par le feu qui est présent dans le récit sous la forme
d’astres, d’étoiles.
D’autres images qui comportent les modulations du feu sont les
suivantes : « l’arc de lumière éclatait dans les mains divines d’Apollon » ;
« une blancheur éclatante » ; « de sa petite main rose, elle préservait du vent
une lampe allumée » ; « Les vaisseaux de Cronstadt et de Saint Pétersbourg
s’agitaient sur leurs ancres, prêts à se détacher […], quand une lumière
divine éclaira d’en haut cette scène de désolation » (parmi ces paroles on
discerne l’âme désolé du poète qui cherche la rédemption, la lumière
salvatrice de son étoile) ; « le vif rayon qui perçait la brume »190.
Dans Voyage en Orient, au chapitre XIII, La Messe de Venus, Nerval
raconte une petite partie de l’histoire de Polyphile et Polia, plus exactement,
l’épisode présentant un des rituels effectués au temple de Venus, sur l’île de
Cythère. Ici, on remarque beaucoup de représentations du feu : les prêtresses
sont habillées d’une robe écarlate ; chacune d’entre ces femmes tient entre
ses mains un objet sacré qui sera utilisé pendant le rituel, il s’agit d’une livre
de cérémonies, une châsse et une mitre d’or (couleur par excellence, liée à
l’univers du feu), un couteau de sacrifice, un cierge de cire vierge. La
cérémonie débuta de la manière suivante : la pieuse fait approcher les deux
amants d’une citerne située au milieu du temple, et « en ouvrit le couvercle
avec une clef d’or » ; puis elle lit du livre sacré « à la clarté du cierge, elle
bénit l’huile sacrée et la répandit dans la citerne ; ensuite elle prit la cierge,
et en fit tourner le flambeau près de l’ouverture »191. La jeune fille exprime
le désir qu’elle et son bien-aimé puissent aller ensemble au royaume de la
Grande Mère pour boire de sa sainte fontaine. Puis, Polyphile plonge le
flambeau dans la citerne. On observe que toute la cérémonie tourne autour
du symbolisme du feu : les prêtresses sont habillées en écarlate, couleur du
189 Gérard de Nerval, id., p.351.190 Gérard de Nerval, id., pp.352-353.191 Gérard de Nerval, id., tome I, p.63.
59
sang, associée au feu ; la majorité des objets qu’elles utilisent sont en or,
métal qui incarne l’essence de la matière solaire sur la terre, et bien sur, la
cierge en cire vierge, dont la flamme surveille la prière de la pieuse. Le désir
que les amants énoncent peut se réaliser seulement si les étapes et les
éléments du rituel sont respectés rigoureusement : la chandelle doit être faite
de cire vierge, qu’on n’a jamais utilisée auparavant, pour que la flamme
opère la purification du souhait des amoureux, et, de cette façon la Grande
Mère, accepterait et accomplirait leur vœu d’amour.
Une fois arrivé au Caire, Nerval aura l’impression de voyager en
rêve dans une cité de passé, habitée seulement par des fantômes, qui ne
l’animent pas ; c’est une cité labyrinthique, où il erre comme dans un rêve
initiatique tels ceux d’Aurélia : à un moment donné, le narrateur, qui vient
de s’endormir, est réveillé par des sons étranges, il descend dans la rue où,
tout d’un coup, il est entouré par de nombreuses torches et de pyramides de
bougies portées par des enfants, dont la lumière guide un cortège d’hommes
et de femmes, « dont je ne pus distinguer tous les détails »192. Cette
description témoigne d’un combat entre la nuit et la clarté, les torches et les
bougies percent l’obscurité et accentuent le mystère. Ce que Gérard entend
et ce qu’il voit le conduit à se demander s’il rêve ou s’il aperçoit un
spectacle réel. La description est soigneusement calculée pour entretenir
cette incertitude, et insister sur le caractère étrange de la scène : « Mon
esprit hésita quelque temps avant de se réveiller » ; « une sorte de gaieté
patriarcale et de tristesse mythologique se mélangeaient » dans ce concert
bizarre. Dans la foule, Nerval observe « quelque chose comme un fantôme
rouge »193 avec une couronne de pierres précieuses, et un group de femmes
en vêtements bleus, qui l’accompagne. Sans le savoir, le narrateur suit un
cortège de noces. Tous ces personnages sont volontairement présentés d’une
façon vague et confuse ; le rêve se mêle à la réalité, la réalité prend l’aspect
fantastique du rêve, et par conséquent, on assiste à « l’épanchement du
songe dans la vie réelle ». L’image du feu est éblouissante : les enfants sont 192 Gérard de Nerval, id., tome I, p.91.193 Gérard de Nerval, id., tome I, p.91.
60
chargés d’énormes candélabres dont les bougies jettent partout « une vive
clarté »194, les jeunes hommes portent de petits arbres décorés avec des
bougies allumées ; on voit « des larges plaques en cuivre doré […] (qui)
reflétaient ça et là l’éclat des lumières »195 ; les danseuses ont le visage fardé
de rouge et de bleu, elles ne sont pas couvertes de voile comme les autres
femmes du cortège.
Le point culminant est toujours l’apparition du « fantôme rouge », au
milieu des torches, de candélabres et de pots à feu, « rien n’est étrange
comme cette longue figure » dit Nerval, sous cet être énigmatique qui se
cache sous ses mille voiles, et qui porte sur la front une sorte de diadème
pyramidal éclatant de pierres précieuses. On est dans le monde nervalien, et
on est tenté de dire que la femme qu’il décrit avec tant de précision, cette «
el aruss », n’est autre chose qu’une fille du feu. Tous les détails l’indiquent :
les noces ont lieu pendant la nuit, quand le scintillement du feu est vraiment
spectaculaire, on a des torches, des bougies, des plaques de cuivre doré qui
reflètent la lumière hallucinante des flammes ; son habit est rouge, couleur
du feu, et elle porte sur la tête un diadème sous forme de pyramide, symbole
alchimique représentant le feu, qui se dirige vers le ciel. Aussi, faut-il
mentionner que ce bijou pyramidal donne l’impression que la femme
grandit, donc, il s’agit d’un mouvement vertical spécifique aux flammes
incandescentes. Toujours dans la foule, Nerval raconte un épisode curieux
pour la culture musulmane : il reçoit un verre d’eau-de-vie, boisson
alcoolique interdite par les musulmans. L’alcool avalé, l’univers de la noce
égyptienne s’ouvre pour l’écrivain français ; néanmoins, pourvu que tous le
prennent pour un habitant du Caire, il utilise la parole « tayeb » (qui signifie
« merci » ou « comme vous voulez »), que son drogman lui a donnée.
Gaston Bachelard soutient que l’eau-de-vie c’est l’eau de feu, que « c’est
une eau qui brûle la langue et qui s’enflamme à la moindre étincelle »,
qu’elle « fait la preuve de la convergence des expériences intimes et
194 Gérard de Nerval, id., tome I, p.92.195 Gérard de Nerval, id., tome I, p.93.
61
objectives »196 puisqu’elle brûle devant les yeux extasiés, puisque l’eau-de-
vie réchauffe tout l’être au creux de l’estomac. En buvant l’eau enflammée,
Nerval subit une modification spirituelle, il développe le courage d’entrer
par une porte ornée de fleurs, dans une cour illuminée de lanternes. Le feu le
poursuit partout, et le poète est en proie à la lumière aveuglante, aux
mouvements hypnotisants des danseuses, aux sons des instruments.
Malheureusement le voile de la magie s’effiloche et il se dirige vers sa
maison.
Une autre image qui renvoie au « complexe d’Hoffmann » est
localisée dans la nouvelle Corilla, une des filles du feu de Gérard de Nerval.
Fabio, le protagoniste va rencontrer la femme qu’il aime et qu’il ne connaît
que dans les représentations des pièces de théâtre, il est fatigué de l’attente
et il dit : « J’ai envie d’aller me remonter l’imagination avec quelques verres
de vin d’Espagne »197, en effet, il veut enflammer son imagination pour
impressionner la jeune fille, il veut être brillant, passionné, et fou d’amour,
il désire de « réaliser l’idéal que lui ont présenté mes lettres et mes verses…
et c’est à quoi je ne me sens nulle chaleur et nulle énergie »198. C’est l’eau de
la vie qui brûle et qui réveille le « le bonheur calorique », et il faut ajouter
la citation suivante : « c’est la flamme paradoxale de l’alcool qui est
l’inspiration première »199. Donc, pour enrichir le vocabulaire et libérer la
syntaxe, Fabio a besoin de l’eau-de-vie, de l’eau du feu.
Au chapitre VI, Les derviches, on retrouve l’image des candélabres
chargés de bougies, mais cette fois-ci, le candélabre porte « une multitude
de petites lampes de verre en pyramide, et à l’entour des grappes suspendues
de lanternes »200, autour de ces objets porteurs de lumière, il y avait un
groupe de chanteurs, dont le hymne amoureux s’élevait au ciel, mélangeant
la mélancolie et la tristesse à la joie. Les ondes du feu s’entrecroisent aux
ondes musicales, de sorte que la chanson d’amour se transforme dans une
196 Gaston Bachelard, op. cit., p.145. 197 Gérard de Nerval, Les filles du feu, p.232.198 Gérard de Nerval, op. cit., p.231199 Gaston Bachelard, op.cit., p.150.200 Gérard de Nerval, Voyage en Orient, tome I, p.156.
62
incantation magique qui parvient à la voûte céleste. Au chapitre XI, La
caravane de Mecque, les pyramides de lumière et les chaînes de chandelles
illuminaient la ville comme en plein jour ; s’est une coutume gardée par les
Egyptiens du temps de la déesse Isis. Quelques pages plus loin, dans La vie
intime à l’époque du khamsin, on repère la citation suivante : « le feu
terrestre de Ptah combat les ardeurs trop vives du céleste Horus »201. Nerval
entend par « le feu terrestre de Ptah », le purgatoire des salles où sont les
bassins d’eau bouillante où les hommes peuvent se recréer pendant
l’insupportable chaleur du midi, jusqu’à se que le soir tombe, et la ville se
ranime une fois de plus.
Dans L’Histoire du Calife Hakem, au chapitre VI, Les Deux Califes,
une fête somptueuse illumine les jardins et les palais de Hakem : « des
lanternes pendaient à tous les arbres comme des fruits de rubis » ; « dans le
fond flamboyant, au milieu d’un embrassement de lumière, la façade du
palais dont les lignes architecturales se dessinaient en cordons du feu » ;
« des danseuses…ondulaient comme des serpents, au milieu de Tapis de
Perse entourés de lampes » ; « des milliers de cierges, posés sur des
candélabres d’argent, scintillaient comme des bouquets de feu, croisant leurs
auréoles ardentes »202. J.-P. Weber considère que « le simulacre d’exécution
de Yousouf module, très probablement, le thème de l’Allumage
manqué »203, et pour soutenir cet argument, on cite : « arrivé sur un point de
la berge qui s’avançait dans le fleuve, le jeune homme se mit à genoux, le
noir se plaça près de lui, et l’éclair d’un damas étincela dans l’ombre
comme un filon de foudre. Cependant, à la grande surprise du Calife, la tête
ne tomba pas »204. On observera que l’exécution manquée fut ordonnée par
la sœur du Calife, qui est déjà apparue comme l’Allumeuse aux doigts de
feu, et « aux yeux qui faisaient baisser le regard comme si l’on eût
contemplé le soleil ».
201 Gérard de Nerval, op.cit., tome I, p.192. 202 Gérard de Nerval, id., tome II, pp.95-96.203 J.-P. Weber, op.cit., p.193.204 Gérard de Nerval, op.cit.,tome II, p.97.
63
Dans le récit de Sylvie, au chapitre deux (Adrienne), on franchit le
seuil d’un temps passé, et on trouve une autre fille du feu, « une blonde
grande et belle qu’on appelait Adrienne »205, une fille dans les veines de
laquelle coulait « le sang des Valois »206. Le visage d’Adrienne reflète les
couleurs du couchant du soleil et l’apparition de la lune, mais aussi le
passage du jour à la nuit. En l’apercevant, l’esprit de Gérard s’est emparé
d’un trouble inconnu, les cheveux d’or de la fille effleuraient ses joues, et à
mesure qu’elle chantait, « le clair de lune naissant tombait sur elle
seule »207 ; tout d’un coup elle se tut et personne n’osait rompre le silence.
L’atmosphère était chargée « de faibles vapeurs condensées »208, et on
pensait être au paradis. Comme une véritable fille du feu, elle maîtrise
même les rayons pâles de la lune. Pour Nerval, la lune et le brouillard
signifient l’irréalité, le rêve : il se trouve au centre d’un décor d’arbres et de
flammes, dont « le soleil couchant perçait le feuillage »209 et enflammait la
végétation. Seulement dans ce paysage valoisien, Adrienne peut surgir : elle
se place au cœur du cercle des chanteuses, et « s’isole si bien que tout
converge vers elle »210. Aux yeux de Gérard, elle est une « fleur de la nuit,
éclose à la pâle clarté de la lune, fantôme rose et blond glissant sur l’herbe
verte »211, elle s’évapore, s’envole avec le brouillard. Cependant, avant sa
disparition, Gérard a pu poser sur sa tête deux branches de laurier « dont les
feuilles lustrées éclataient sur ses cheveux blonds aux rayons pâles de la
lune »212. À l’abri de la nuit, Adrienne est la copie fidèle de Béatrice, la
femme qui incarne l’amour béatifique, la seule qui peut conduire Dante à
travers le Paradis. Quelques pages plus loin, au chapitre VII (Chaalis),
Gérard reverra une fois de plus d’Adrienne : ici, elle est transfigurée dans un
esprit qui montait de l’abîme, « tenant en main l’épée flamboyante, et
205 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.122.206 Gérard de Nerval, op.cit., p.123.207 Ibid., p.122.208 Ibid., p.122.209 Gérard de Nerval, op.cit., p121.210 J.-P. Richard, op.cit., p.43.211 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.124.212 Gérard de Nerval, op.cit., p.123.
64
convoquait les autres à admirer la gloire du Christ »213. En retraçant les
détails, le poète se demande s’ils sont réels ou rêvés. Pour l’écrivain
français, la figure d’Adrienne reste seule triomphante, « mirage de gloire et
de la beauté »214, qui le suit partout.
L’érotisme nervalien postule toujours le feu ; on sait très bien que
Nerval et Gautier passèrent une bonne partie de leur jeunesse à la chasse du
blond. « La femme aux cheveux blonds ou roux, c’est pour Nerval la
femme-flamme, la femme qui le brûle et qui peut lui donner son feu »215. Le
blond symbolise la lumière, le soleil, l’appartenance au monde des poètes et
de leurs muses tandis que le brun c’est le tellurique, le monde réel. Cette
opposition partage les personnages de Sylvie et d’Adrienne en deux plans :
d’une part se trouve Adrienne, dont l’apparition fugace et irrésolue engendre
une image chimérique et d’autre part c’est Sylvie, fille simple, menant une
vie commune dans le village : « L’une était l’idéal sublime, l’autre la douce
réalité »216.
En ce qui concerne Sylvie, Marcel Proust note dans son Contre
Sainte-Beuve : « La couleur de Sylvie, c’est une couleur pourpre ou violacée
[…]. À tout moment, ce rappel du rouge intervient : tirs, foulards rouges,
etc.…Et ce nom lui-même pourpré des deux I »217. Sylvie est également la
fille du feu et la fille de la forêt, comme son nom l’indique, « fille d’un feu
mêlé à la vie végétale et probablement issue d’elle »218 : elle est une petite
fille sauvage « si vive et si fraîche »219 dont les yeux noirs étincellent « dans
un sourire plein de charme »220, et la peau est légèrement hâlée. On la voit
tout au long du récit cueillir des fleurs du feu (boutons d’or, digitales),
manger des fruits du feu (fraises). J.-P. Richard affirme qu’ « elle appartient
213 Gérard de Nerval, op.cit., p.136.214 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.123.215 J.-P. Richard, op.cit., pp.44-45.216 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.154.217 Cité par J.-P. Richard dans Poésie et Profondeur, p.43.218 J.-P. Richard, op.cit., p.43.219 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.122.220 Gérard de Nerval, op.cit., p.143.
65
à un climat de succulence enflammée et de tendresse herbeuse […], chaude
et duveteuse comme un tissu de feu, comme un velours pourpré »221.
Dans cette nouvelle on trouve aussi des matériaux appartenant à la
sphère du feu, tels le roc, la brique rose, ou l’ardoise. Les substances
favorites de Nerval sont celles qui peuvent répondre mieux au feu. Il s’agit
de substances « sans écorce, définies par l’ouverture et par la porosité »222.
La brique rose occupe une place privilégiée dans la géographie magique de
Nerval, grâce à l’écho chaleureux qu’elle renvoie chaque fois que le soleil se
couche. La brique luit en profondeur, et son tendre feu réchauffe le
regard. « Que ce qu’elle garde encore de malléable […] s’unisse à la densité
d’un squelette rocheux »223 de sorte qu’elle engendre l’édifice idéal dans la
rêverie nervalienne : le fameux château de Henri IV, bâti en pierre blanche,
parfois en pierres doucement jaunies (la couleur jaune suggère l’action de
réchauffement solaire). Le toit est couvert d’ardoises, substance à la fois
tendre et noire, « susceptible de répondre elle aussi à l’appel d’une certaine
lumière »224. Ce château que Nerval se représente a les « toits pointus
couverts d’ardoises et sa face rougeâtre aux encoignures dentelées de pierre
jaunies »225. Pourtant, l’ardoise n’a pas la même force de s’enflammer
comme la brique, la couleur de l’ardoise est plutôt pâle, tandis que celle de
la brique est rougeâtre, nuance appartenant à la sphère du feu. Malgré leur
contraste, l’ardoise et la brique sont des substances sœurs, chargées de
« promouvoir l’être depuis leur profondeur jusque vers leur surface,
d’avouer leur feu intérieur, de le remettre au monde »226.
Dans le récit d’Octavie, on découvre une fois de plus l’image de la
femme blonde, si chère à Nerval : « une tête blonde et sémillante attira mes
regards »227, c’était la jeune Anglaise, Octavie, qui, impatientée par la
lenteur du navire, imprimait ses dents d’ivoire dans l’écorce d’un fruit du
221 J.-P. Richard, op.cit., p.43.222 J.-P. Richard, op.cit., p.38.223 J.-P. Richard, id., p.39.224 Ibid., p.39.225 Gérard de Nerval, op.cit., p.121.226 J.-P. Richard, op.cit., p.40.227 Gérard de Nerval, op.cit., p.204.
66
feu, le citron. Pour Nerval cette fille est à la fois ange aux cheveux blonds,
actrice et déesse. Descendu dans la ville souterraine, il arrive au temple de
Venus, qui « parle en vain à (son) imagination »228, il monte vers Portici, et
il attend Octavie, « son inconnue », sous une treille, à l’ombre d’une plante
de l’eau-de-vie, de l’eau de feu. Les deux visitent ensemble la ville de
Pompéi et s’arrêtent au temple d’Isis, où Octavie se décide à interpréter le
rôle de la déesse-mère, tandis que Gérard assume l’identité d’Osiris. Ainsi,
elle prend en même temps, les identités d’actrice et de déesse, démontrant
son appartenance au culte du feu. Mais, Octavie n’est pas la seule femme
que Gérard rencontre pendant son séjour à Naples. Il fait la connaissance
avec d’une « très bonne créature, dont l’état était de faire des broderies d’or
pour les ornements de l’église »229, une fille qui semblait égarée d’esprit, et
dont le regard rappelle à Nerval l’image de la Mort qui l’invite à dormir
dans ses bras : « viens te reposer dans mes bras. Je ne suis pas belle, moi,
mais je suis bonne et secourable, et je ne donne pas le plaisir, mais le calme
éternel »230. Couronnée de roses pâles, la Mort, tel que Gérard la rêve est
assimilée à la bonne créature à l’esprit égaré de Naples. Pourtant, il suit cette
femme chez elle, et là, l’artiste aperçoit le portrait de Sainte Rosalie qui
protège le berceau d’un enfant endormi, (la même sainte « aux mains pleines
du feu »231 du sonnet Artémis) ; des miroirs qui reflétaient la lueur d’une
lampe de cuivre, un traité de la divination et du songe. La lumière reflétée
dans les miroirs inondait toute la chambre, en créant une atmosphère
étrange, presque fantastique, de sorte que Gérard croit sa compagne « un
peu sorcière ». Sous l’influence des vins brûlés de Vésuve qu’on lui a servi,
et avec lesquels le poète est peu accoutumé, il commence à voir les objets
tourner autour de lui : la mère de la jeune fille, aux manières étranges lui
apparaît « comme une de ces magiciennes de Thessalie à qui l’on donnait
son âme pour un rêve »232 .C’est sous l’effet euphorique de l’eau-de-vie, que
228 Gérard de Nerval, id., p.210. 229 Gérard de Nerval, id., pp.206-207.230 Gérard de Nerval, id., p.206.231 Gérard de Nerval, id., p.280.232 Gérard de Nerval, id., p.208.
67
Nerval crée un fantôme qui le séduit et l’effraye à la fois. Dans ce cas on
peut parler du complexe d’Hoffmann233, où les ombres et les fantômes
échappent du jeu tumultueux des flammes, et enflamment l’esprit du poète.
De même, l’on trouve des modulations du feu rallumé dans les
sonnets Artémis et Vers Dorés. Dans Artémis234, le thème du feu est
complémentaire au thème du double. Les premiers sept vers du sonnet,
modulent le thème du portrait, tandis que les sept derniers vers orchestrent le
thème du feu : « La rose qu’elle tient, c’est la Rose trémière »235, la fleur de
Sainte Gudule236, suggérant qu’il s’agit de la flamme fleurie, de la flamme
rose. La « rose au cœur violet » est la flamme, dont l’extérieur est rose, et le
centre violet. Quant à la question que Nerval pose : « As-tu trouvé ta Croix
dans le désert des cieux ? », on pourrait avoir deux interprétations : la Croix
(noter la majuscule) est envisagée premièrement comme son Dieu, ou,
deuxièmement comme son repère, la Croix désigne parfois la constellation
du Cygne, pourrait, par analogie avec la Croix du Sud, être prise au sens de
guide. Le vers 9 est le plus révélateur de toute l’œuvre de Nerval : « Sainte
napolitaine aux mains pleines de feux »237 ; comme Myrtho rallumait les
volcans, ainsi la sainte tient dans sa main une « rose trémière », fleur de feu
qui rallume ses mains. À la « sainte napolitaine » qui allume les cieux, sœur
de Myrtho, Nerval oppose l’image de la « sainte de l’abîme », qui est plus
sainte à ses yeux. Pour Gérard, les roses blanches ne font qu’insulter les
dieux ; elles sont l’image renversée de la « rose trémière », la fleur du feu.
Le ciel brûle à cause de ces roses pâles, qui refusent à tomber sur la terre,
sur l’abri des hommes du limon. « La sainte de l’abîme » se confond avec la
Treizième, la première ou la dernière, toujours la seule, la déesse-mère, Isis.233 Le Complexe d’Hoffmann est celui de la rêverie devant une flamme dominée par deux couleurs opposantes, le rouge et le bleu, c’est une flamme engendrée ou, mieux dire, libérée par l’alcool allumé (Gaston Bachelard, La Psychanalyse du Feu). 234 « Artémis : seul nom de Diane en grec, composé d’ar ou art : terre, de tem : loi, règle, mot dont on a fait Thémis, déesse de la justice, et de id, temps. Artémis, signifie donc celle qui est la règle des Temps et de la Terre ». (Daniel Vouga, op.cit., p.119).235 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.280.236 La Sainte Gudule est la patronne de la ville de Bruxelles, dont la légende raconte que le démon jaloux a éteint sa lanterne, mais elle se ralluma miraculeusement. (Jean Guillaume, Philologie et Exégèse, Collection d’études classiques, éd. Peeters, 1998, pp. 6- 10).237 Ibid., p.280.
68
Vers Dorés mêle les deux thématiques nervaliennes du double et du
feu. Le thème du feu est présent dans ce sonnet à partir du second
tercet : « Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché »238 ; ce dieu
caché pourrait symboliser la flamme prométhéenne qui se cache dans
chaque homme, et qui parfois reste éteinte, et parfois se rallume sous la
forme du génie. Le tercet continue avec les vers : « Un pur esprit s’accroît
sous l’écorce des pierres » ; on a déjà mentionné que la pierre est un des
matériaux préférés par Nerval grâce à sa porosité et résistance. Ici, le
« l’esprit du feu » se donne libre cours « sous l’écorce », tout comme « …un
œil naissant couvert par ses paupières ».
Par conséquent, l’image du feu rallumé abonde dans l’œuvre de
Gérard de Nerval ; l’imaginaire du feu nervalien est très riche : on retrouve
le feu du foyer, le scintillement de l’étoile du matin et du soleil qui guident
l’écrivain à travers les pays de l’Orient, le feu central des ancêtres
d’Adoniram, qui réchauffe la surface de la terre etc. Le feu rallumé joue une
partie essentielle dans la mythologie nervalienne, car tous les poèmes et les
récits de l’auteur français sont construits à partir des modulations du feu : le
soleil, le volcan, l’étoile, le sang, la rose trémière, et toutes ces métaphores
du feu offrent, en effet, la clé qui ouvre le rêve nervalien.
238Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.285.
69
2.2 Le Feu Eteint
Le feu éteint, comme le feu rallumé, constitue lui aussi une véritable
hantise chez Gérard de Nerval. Le feu éteint est le feu dont les flammes
meurent graduellement, c’est le feu des ténèbres, le feu modulé au noyau du
sonnet El Desdichado. Pourtant, les images qui englobent les modulations
du feu qui meurt ne sont pas très nombreuses ; on les retrouve dans quelques
sonnets des Chimères239 (El Desdichado, Le Christ aux Oliviers, Horus), et
dans le récit énigmatique d’Aurélia.
Dans le poème El Desdichado240, la première strophe offre le thème
du feu éteint à l’état pur ; ces verses modulent la mort du feu :
« Ma seule étoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie. »241
À ce propos, il faut ajouter quelques fragments bien connus
d’Aurélia et du Voyage en Orient : « Les étoiles brillaient dans le
firmament. Tout à coup il me sembla qu’elles venaient de s’éteindre à la fois
comme les bougies que j’avais vues à l’église […]. Je croyais voir un soleil
noir dans le ciel désert […]. Je me dis : « La nuit éternelle commence, elle
va être terrible. Que va-t-il arriver quand les hommes s’apercevront qu’il n’y
239 « Le mot chimère est significatif pour l’imaginaire nervalien, car la chimère est un monstre fabuleux, à tête de lion, corps de chèvre et gueule de dragon qui crache des flammes, la chimère boute le feu, elle allume comme un brandon, comme une allumette. » (J.-P Weber, op.cit., p.161). 240 « Le titre est emprunté à Walter Scott, qui, dans Ivanhoé, raconte les mésaventures et les exploits d’un chevalier de Richard Cœur-de-Lion, […], qui après avoir être destitué orna son bouclier d’un chêne déraciné et d’une devise : El Desdichado, mot espagnol qui signifie déshérité.» (Daniel Vouga, op.cit., p.97). « Le chêne déraciné symbolise le brandon ; le déshérité souhaite désespérément retrouver son château, c'est-à-dire, le feu. » (J.-P. Weber, op.cit., 164). 241 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.275.
70
a plus de soleil ? » […] « Quel sera leur étonnement en voyant que la nuit
se prolonge… »242. Et on continue avec la phrase du Voyage en
Orient : « Le soleil noir de la mélancolie, qui verse des rayons obscurs,
[…],se lève aussi parfois aux plaines lumineuses du Nil, comme sur les
bords du Rhin, dans un froid paysage d’Allemagne. »243. Quand toutes les
étoiles s’éteignent, et le ciel reste désert, « le soleil noir244 de la mélancolie »
domine le temps et l’espace, en annonçant le prolongement de la nuit. Le
jour est remplacé par « la nuit éternelle », et le chaos retourne sur la terre et
dans l’esprit de Nerval. Les vers 1 et 2 transposent le désespoir, la
désolation de l’homme devant le foyer refroidi : « Je suis le ténébreux,- le
veuf, - l’inconsolé, »245 ; ils contient trois adjectifs révélateurs :
« ténébreux » à cause des ténèbres du feu mort ; « veuf », dont le sens
exprime une personne privée de quelque chose ( de la chaleur du feu) ;
« inconsolé », mais qui cherche une consolation (« Dans la nuit du tombeau,
toi qui m’a consolé »246). En effet, la première strophe décrit la mort du feu
et le désespoir du poète, pendant qu’au deuxième on retrouve l’espoir de
l’Allumage du Feu, donc la renaissance de la flamme :
« Dans la nuit du tombeau, toi qui m’a consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie »247
Rends-moi le Pausilippe, dit Nerval. Mais, ailleurs nous lisons dans
Myrtho : « Pausilippe altier, de mille feux brillant »248 ; de sorte que le vers 6
veut donc dire : rends-moi les milles feux de Pausilippe, pour rallumer le feu
éteint ; tandis que la mer d’Italie fournit un cadre où la lumière du soleil se
reflète (car, on a déjà dit que le feu rallumé ne surgit jamais seul). Le poète,
242 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu. Aurélia, p.335.243 Gérard de Nerval, Voyage en Orient, tome I, p.137.244 L’idée du « soleil noir » a été empruntée à la gravure notoire La Mélancolie I d’Albrecht Durer, qui à son tour s’est inspiré de l’Apocalypse de Saint Jean. (http://www.cairn.info/resume.php?id_article=rlc_319_0285)245 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.275.246 Ibidem., idem.247 Idem.248 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.276.
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que la mort du feu a rendu « inconsolable » s’adresse à une femme
(l’Allumeuse du Feu), qui lui rendra la chaleur du feu qu’il a perdu. En
outre, il faut ajouter que « la nuit du tombeau » module le foyer éteint. Le
sens général des vers 7 et 8 est la renaissance du feu :
« La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le pampre à la rose s’allie. »249
On pourrait rapporter les substantifs « rose » et « fleur » à la flamme
versicolore, dominée par les tons chauds. En effet, dit J.-P. Weber, « le
manuscrit Eluard porte en regard du mot fleur, le mot Ancolie »250, qui est
une fleur dont les pétales offrent une large palette de coloris comprenant le
blanc, le bleu clair, le jaune pâle, le rose, le brun, le lie-de-vin et le bleu
foncé. L’ancolie rappelle « la rose au cœur violet » d’Artémis et le « pâle
hortensia » de Myrtho, elle est la fleur du feu rallumé, du feu renaissant, qui
module les couleurs rose, mauve, pâle, et rouge vif ; et qui s’oppose au
« soleil noir », symbolisant le feu éteint, le feu de la mélancolie. Le vers
9 : « Suis-je Amour ou Phébus251 ? » veut dire suis-je feu rallumé ou non ?
Pour Nerval, Amour est le désir du feu, tandis que Phébus signifie la réalité
du feu. Ce vers continue avec une autre interrogation : le poète se demande
s’il est « Lusignan ou Biron ? », où, « Lusignan » est le nom de l’époux de
la fée Mélusine252, moitié femme, moitié serpent, qui, comme Phébus, a le
don de la prophétie ; tandis que Biron253 est le maréchal célèbre pour sa
249 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.275.250 J.-P. Weber, op.cit., p.162.251 Phébus est le nom sous lequel le dieu du soleil, Apollo est connu dans la mythologie grecque, et dont la sœur jumelle est Artémis. (Anca Balaci, Mic dictionar mitologic greco-roman, ed.Stiintifica, Bucuresti, 1966). 252 Selon la légende, la fée Mélusine avait épousée un chevalier nommé Raymond et lui a posé la condition de ne pas chercher à savoir ce qu’elle faisait le samedi, mais Raymond ne tint pas sa promesse, et Mélusine, reconnue comme fée s’enfuit pour toujours (Daniel Vouga, op.cit., p.108). 253 Armand de Gontaut-Biron, maréchal de France, né en 1524 et tué au siège d’Épernay en 1592. Il est un des premiers à reconnaitre Henri IV comme roi. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Armand_de_Gontaut-Biron).
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trahison et sa décapitation. Donc, on pourrait affirmer que le vers 9, a pour
signification générale le doute relatif au feu : simple désir ou réalité solaire ?
Féerie, magie flamboyante – ou trahison et mort ?
J.-P. Weber considère que le vers 10, « Mon front est rouge encore
du baiser de la reine254 », veut dire thématiquement : la flamme du brandon a
rougi le bois, image qu’on pourrait rapprocher à celle du récit de Sylvie,
quand Gérard donne à Adrienne un baiser, cependant que « le soleil
couchant perçait le feuillage de ses traits enflammés »255, ici « on aurait un
rapport thématique entre « mon front est rouge », rapporté au feu qui
s’allume, et le soleil qui enflamme de Sylvie »256. « J’ai rêvé dans la grotte
où nage la sirène », où « la grotte » a le même sens que « tombeau », c'est-à-
dire, elle module le feu éteint du foyer ; « la sirène » et « les cris de la fée »
appellent le feu, de sorte que le sens qui se dégage d’ici est celui de rêverie
devant un feu qui s’allume. On cite les vers :
« Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée. »257
Ici, « la lyre d’Orphée » module des cris et des soupirs, en évoquant,
Eurydice, ou peut-être la sainte de l’abîme, celle qui, pour Gérard a le
pouvoir de consoler, et d’allumer le feu éteint. Considérant le poème dans sa
totalité, on conclut que El Desdichado est le poème du feu éteint.
En ce qui concerne le poème Le Christ aux Oliviers, on distingue
une suite de cinq sonnets, dont le premier envisage le thème du feu éteint :
« Je suis sanglant, brisé, souffrant pour bien des jours !
[…] Abîme ! Abîme ! Abîme !
254 « La reine étant celle dont le poète attend la renaissance du Feu » (J.-P.Weber, op.cit., p.163).255 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.121.256 J.-P. Weber, op.cit., p.163.257 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.275.
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Le Dieu manqué à l’autel où je suis la victime…
Dieu n’est pas ! Dieu n’est plus ! »258
Nerval s’identifie au Jésus Christ, il superpose les deux identités en
créant une unité parfaite : « l’éternelle victime » est à la fois Gérard et le
Christ. Si Dieu manque à l’autel, le feu sacré ne peut pas être rallumé, et le
brandon reste éteint, et par conséquent, le rituel est manqué. Le Dieu n’est
plus, parce qu’il s’est égaré dans l’abîme, qui a été comparé dans le Psaume
103 avec un vêtement que revêtit la terre, de façon qu’on pourrait inférer
que Dieu erre sur la terre, en abandonnant son fils aux « amis ingrats ».
Le deuxième sonnet décrit, thématiquement, le foyer noir et vide,
mais, ici on trouve aussi l’image du volcan éteint, qui manque l’Allumeuse
pour le rouvrir :
« En cherchant l’œil de Dieu, je n’ai vu qu’une orbite
Vaste, noire et sans fond, d’où la nuit qui l’habite
Rayonne sur le monde et s’épaissit toujours ;
Un arc-en-ciel étrange entoure ce puits sombre… »259
« L’œil de Dieu » veut dire le feu étincelant que perde sa lueur dans
l’immensité des cieux ; « l’orbite » est comparée au foyer où le feu ne brûle
plus, et d’où la nuit verse ses faux rayons sur le monde. Même l’arc-en-ciel
prend une forme bizarre, anormale, car sans la lumière, les couleurs sont
accablées par l’obscurité, et s’éteignent. En outre, les vers :
« Un souffle vague émeut les sphères vagabondes,
Mais nul esprit n’existe en ces immensités. »260
258 Gérard de Nerval, op.cit., p.281.259 Ibidem.idem., p.281.260 Idem.
Idem.
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En lisant ces vers, on pense au « souffle prophétique » du volcan
napolitain ; pourtant, ici, le volcan a le souffle faible, presque éteint, il n’a
pas le pouvoir de se rouvrir et de faire la terre tressaillir. Son souffle se
transforme dans le soupir qui « émeut les sphères vagabondes » dépourvues
d’esprits. Le volcan éteint n’inspire que de la pitié.
Le troisième sonnet module le froid, l’espoir, et le risque :
« Froide nécessité !...Hasard qui t’avançant
Parmi les mondes morts sous la neige éternelle,
Refroidis, par degrés, l’univers pâlissant. »261
Le thème de l’Allumage nécessaire et incertain apparaît dans la
deuxième strophe :
« Sais-tu ce que tu fais, puissance originelle,
De tes soleils éteints, l’un l’autre se froissant…
Es-tu sûr de transmettre une haleine immortelle,
Entre un monde qui meurt et l’autre renaissant ? »262
Ces vers modulent le rallumage et la transmission du feu, tandis que
le quatrième sonnet exprime l’espoir trahi : « Judas ! lui se cria-t-il […], /
Mais Judas s’en allait, mécontent et pensif » ; et le dernier sonnet évoque la
flamme qui monte :
« Ce Phaéton263 perdu sous la foudre des dieux,
261
262 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.282.263 Dans la mythologie grecque, Phaéton est le fils d'Hélios et de Clymène. Présomptueux, il aimait se vanter de ses origines divines ; un jour il prend le chariot de son père (le soleil), mais il perde la maîtrise de l'attelage qui sema un désordre indescriptible, menaçant de détruire la planète. Zeus le foudroya et il mourut sur le coup. (Anca Balaci, Mic Dictionar Mitologic greco-roman, p.307).
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Ce bel Atys264 meurtri que Cybèle anime ! »265
L’image du Christ est assimilée aux figures de « cet Icare oublié »,
du Phaéton, le fils du soleil qui périt sous la foudre, et Atys, le jeune homme
qui enfreint sa promesse envers celle qui le ranime. Mais, de même, Gérard
lui-même se voit dans ces personnages mythologiques, chacun d’entre eux,
représentant une facette de l’écrivain français : Icare et Phaéton, les deux,
fils du feu, à la fois audacieux et curieux, sont punis pour l’effronterie
d’avoir provoqué leur destin tel comme Gérard l’avait fait sur la rue de la
Vieille-Lanterne. Quant à Atys, son châtiment vient de la part de la mère-
amante, que le frappe de folie266, et en conséquence, celui-ci s’émascule.
Tant Icare, Phaéton, que Atys symbolisent la flamme qui monte : les
premiers deux se dirigent vers l’étoile éternelle, le soleil, pendant que le
troisième s’enfuit sur le mont Didyme, l’abri des divinités solaires ; c’est au
sommet de cette montagne qu’Atys achève son évolution humaine. Mais
dans tous les trois cas, la flamme qui monte, s’éteint à un moment donné,
modulant ainsi la thématique du feu éteint.
Dans le récit d’Aurélia on localise l’image suivante qui orchestre le
thème du feu qui meurt, le feu qui ne veut pas se rallumer, le feu dont les
flammes se dissipent dans les ténèbres ; il s’agit d’un rêve : « Un être d’une
grandeur démesurée […] voltigeait péniblement au-dessus de l’espace et
semblait se débattre parmi les nuages épais. Manquant de haleine et de
force, il tomba enfin au milieu de la cour obscure, accrochant et froissant ses
ailes le long des toits et des balustres […]. Il était coloré de teintes
vermeilles, et ses ailles brillaient de mille reflets changeants. »267. L’être qui
flotte dans l’air peut être associé aux anges déchus, aux anges qui ont perdus 264 Atys est un jeune homme de Phrygie, duquel Cybèle tombe amoureux. Atys promet d’être toujours fidèle à la déesse, mais il enfreint sa promesse, et tombe amoureux d’une naïade. Furieuse, Cybèle frappe de folie Atys, qui s'enfuit sur le mont Didyme, où il s'émascule. Du sang d'Atys naît le pin, toujours vert. (Anca Balaci, Mic Dictionar Mitologic greco-roman, p.76). 265 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.284.266 À son tour, Gérard est en proie à deux crises de folie, et il ne réussira jamais à transformer son idéal féminin (l’actrice Jenny Collon) en réalité. (n.a.). 267 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu. Aurélia, p.295.
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leur lumière, leur flamme divine ; cet ange qui a brillé autrefois dans les
hauteurs du ciel, maintenant a changé son mouvement ascendant, signifiant
le feu rallumé, dans un mouvement descendant, symbolisant la flamme qui
s’éteint, qui meurt. Cette créature se débat à travers les nuages qui peuvent
être envisagés comme la fumée dégagée par le feu mourant ; elle n’a plus de
force, c'est-à-dire, sa flamme a été consommée entièrement et l’être tombe
dans l’obscurité. Il était coloré de teintes écarlates, et empourprées, nuances
par excellence appartenant à la sphère du feu ; ses ailles blessées changent
les milles reflets à chaque glissement, de sorte que cet ange déchu laisse
l’impression d’un feu qui brûle sa dernière flamme, d’un feu qui détruit et
qui se détruit. Ce rêve agité de l’écrivain montre parfaitement le degré
auquel Gérard a emmené sa hantise du feu dans son oeuvre.
Le thème du feu éteint domine la fin du chapitre IV : « Je croyais
voir un soleil noir dans le ciel désert et un globe rouge de sang au-dessus des
Tuileries. Je me dis : « La nuit éternelle commence… »268. On a déjà
commenté une bonne partie de ce fragment au début de sous-chapitre,
cependant, on pourrait ajouter que la cause qui a emmené l’artiste de croire
apercevoir un « soleil noir » est le désespoir, dont il est en proie, en quittant
la maison de son père. Après avoir assisté à la prière, la pensée de Gérard
était de se détruire, en se jetant dans la Seine, mais quelque chose l’empêche
d’accomplir son dessein : c’est l’image des étoiles qui viennent de
s’éteindre, et la présence du « soleil noir » et d’un « globe rouge de sang »
qui prophétise la nuit éternelle. Ces images modulent le feu éteint, et attirent
l’attention de l’artiste, qui tombe dans une sorte de rêverie étrange devant
une lumière qui meurt graduellement. Se dirigeant vers le Louvre, Gérard ne
voit plus le scintillement éblouissant d’étoiles, mais « plusieurs lunes qui
passaient avec une grande rapidité »269 ; ici, la lumière forte du soleil devient
la lumière éteinte et froide de la lune, qui pousse Gérard à halluciner : il
contemple le désordre de la terre qui sort de son orbite et « erre comme un
vaisseau démâté, se rapprochant ou s’éloignant des étoiles qui grandissaient 268 Gérard de Nerval, op.cit., p.335.269 Gérard de Nerval, id., p.336.
77
ou diminuaient »270. Tout ce mélange d’obscurité et de lumière, laisse à
Gérard l’impression que la nuit se prolonge d’une manière indéterminée.
Vers le matin, en se réveillant, il se rend compte que tout a été une illusion
fatigante : « En m’éveillant, je fus étonné de revoir la lumière »271, pourtant
il craigne encore que le soleil peut s’éteindre d’un moment à l’autre : « Je
me dis que probablement le soleil avait encore conservé de lumière pour
éclairer la terre pendant trois jours, mais […], en effet je le trouvais froid et
décoloré »272. Le feu éteint du soleil, suggère que le poète a perdu sa
confiance dans le pouvoir de l’astre suprême, et peu à peu, il s’éloigne
même de la métaphore du feu rallumé, en la remplaçant avec celle du feu
éteint, ténébreux et énigmatique. En effet, Gérard sent la mort s’approcher :
rappelons nous la nuit de 26 janvier 1855, et la rue de la Vieille-Lanterne,
espace illuminé seulement par la lueur faible d’une lampe, symbolisant le
feu éteint, maudit, le seul « être » qui l’avait accompagné dans la mort.
Conclusion270 Ibidem., idem. 271 Idem.272 Idem.
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Gérard de Nerval pourrait être considéré un Prométhée moderne, qui
ne cherche plus la flamme aux hauteurs de la montagne d’Olympe, mais qui
décide de descendre aux enfers, dans le « sanctuaire du feu » des ancêtres
d’Adoniram, et s’emparer du feu central, feu souterrain, interdit par le dieu
vengeur Adonaï. Cette personnalité prométhéenne cache ce feu qui
« entretient la vie sur la terre » dans sa propre œuvre, où cet élément « ultra-
vivant » devient le fondement de la rêverie nervalienne. En utilisant toutes
les modulations du feu, (couleurs, substances, feu révolté), Nerval essaie
une sorte de purification par la métaphore du feu.
En analysant les images qui comportent les modulations du feu, on a
constaté que le feu, soit rallumé ou éteint, hante l’esprit de Nerval : il
s’infiltre subtilement parmi les phrases, ranimant les métaphores, et donnant
à la rêverie nervalienne plus de profondeur. Le feu, dans l’œuvre
nervalienne est pareil à un dieu qui change continuellement ses formes : il
est étoile, soleil, brique, ou volcan. Dans le récit d’Aurélia, l’étoile relève la
présence d’une divinité « toujours la même », qui cache le visage de la
déesse Isis, et détermine des rêves initiatiques, qui dévoilent à Gérard le
secret du feu souterrain : « nous sommes les rayons du feu central qui
ranime la terre » lui dit une voix qui ressemble à celle de Tubal-Kaïn,
l’ancêtre d’Adoniram. Nerval considère l’étoile son destin, et il veut
l’apercevoir jusqu’au moment où la mort lui frappera. Dans Voyage en
Orient, Gérard aperçoit le soleil comme un être céleste, dont le visage est
inondé par des rayons roses, une sorte de guide descendu du ciel, le dieu
Apollon ou son fils, Phébus qui l’accompagneront dans son voyage. Le feu
central se manifeste surtout dans l’Histoire de la reine de matin et de
Soliman, prince des génies, où on témoigne d’une véritable descente aux
entrailles de la terre où se trouve le « sanctuaire du feu », et le secret de
l’origine d’Adoniram. Le feu souterrain de la race maudite des Kaïnites ne
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ranime pas seulement la vie sur la terre, mais aussi, il est l’élément qui
ranime les enfants du feu : Adoniram, Adrienne, Aurélie, ou Hakem. On
doit ajouter que le feu central attise aussi, la grotte enflammée, le volcan
napolitain. Pourtant, le feu du volcan qui fait éruption est un feu révolté,
impatient, qui « lutte avec l’épaisseur de la terre »273 ; quand le volcan entre
en éruption, le feu perd son pouvoir bénéfique, et devient un feu
« maléfique » qui détruit et violente la matière, et qui, en effet, s’oppose au
feu central. Dans les Chimères, le feu rallumé devient feu éteint, feu qui
meurt graduellement, c’est le feu qui constitue le noyau du sonnet El
Desdichado : « Ma seule étoile est morte – et mon luth constellé / Porte le
Soleil noir de la Mélancolie »274.
On pourrait affirmer que le feu, chez Nerval, est un véritable
personnage qui a sa propre histoire et sa propre mythologie.
Cet écrivain a transformé un simple élément dans une mythologie
personnelle, et chacun de ses ouvrages en témoignent : dans chacun de ses
rêves le feu était l’élément central, autour duquel on tramait l’action. Au
coeur de chaque récit, de chaque sonnet, se trouve la flamme qui détermine
la rêverie nervalienne.
Donc, on conclut que le feu n’est pas seulement un élément
constituant de la mythologie universelle, mais aussi, une métaphore qui
devient chez Gérard de Nerval, de la mythologie pure.
Bibliographie
273 J.-P. Richard, op.cit., p.34.274 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p. 275.
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http://en.wikipedia.org/wiki/Cybele
http://www.cairn.info/resume.php?id_article=rlc_319_0285
http://fr.wikipedia.org/wiki/Armand_de_Gontaut-Biron
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