CHAPITRE VI
SITUATIONS REGIONALES
La leçon d'application
De tou3 les exercices dont nous allons parler, la
leçon d'application est le seul qui soit officiellement re
connu et intégré aux horaires de3 stagiaires et des formateurs.
Nous l'examinerons donc en premier, en nous demandant si un tel
exercice est bénéfique ou non à la présence du stagiaire.
La leçon d'application est indéniablement la situation
qui se rapproche le plus de l'acte pédagogique rsel, et ceci,
nous le reconnaissons, constitue en soi une qualité majeure.
Néanmoins, ,les différences avec la classe normale restent nom-
breuses et importantes. Prenons conscience que le professeur
stagiaire n'est pas responsable de la.classe, qu'il ne connaît
pas ses élèves, qu'il n'a pas déterminé la progression, et que,
souvent, il n'a mime pas choisi le thème de sa leçon, et encore
moins sa méthode. Tout ceci ne facilite pas l'animation d'au
tant moins que les élèves, à .leur tour, face à une nouvelle per
sonne, peuvent restée, en-deçà de leur participation- habituelle.
Prenons aussi conscience que, en plu3 de ce groupe d'élèves in
connus ou mal connus, se trouvent dans la salle les collègues
du stagiaire, le professeur titulaire, les professeurs d'ENNA.j
ceci ne facilite pas la spontanéité, le calme ni la clarté d'es
prit. Après quoi, le psychopédagogue recommandera à son stagiai
qui va prendre la parole de respirer largement et d'être natu
rel... Nous pensons que le prestige dont jouit un tel exercice
postule indûment que le message culturel est capable à lui seul
d'emplir l'espace total de la situation, sans que soit prise en
compte la réalité existentielle de la rencontre maître-élèves.
Or, la présence du jeune maître - c'est elle qui nous retient1 -
va devoir affronter simultanément durant cet exercice deux ren
contres qui, l'une et l'autre, présentent des risques pour lui.
Qu'est-ce qu'une rencontre risquée ?
Nous rappelons ce que nous avons dit plus haut sur le
sens de la rencontre. Comme toute rencontre, la rencontre intei
humaine exige un 1 à - b a s, ancrage de ma transcendance. Cet a,ncri
ge, en l'occurenee, est un humain. Que pour une raison ou pour
une autre, là stabilité de cet ancrage soit en question et ma
présence, en péril face au vide, se replie; privée de transcen
dance, la rencontre ne peut avoir lieu. En ce qui concerne le
professeur stagiaire en leçon d'application, en quoi ses ancra
ges sont-ils en question ?
La présence du professeur d'ENNA, au moment de la leçc
constitue un ancrage incertain, dans la mesure où la fonction
judicatoire du formateur est génératrice d'une climatique à
tonalité froide. En effet, la rencontre ici n'est plus égalitai-
re. Le stagiaire n'est pas entièrement maître de son projet, en
l'occurence pédagogique, si son interlocuteur a le pouvoir de
lui en tenir rigueur et de le sanctionner. Du fait du pouvoir
hiérarchique, c'est le projet du formateur qui est prévalent,
et dans certains cas, exclusif. Un ancrage ambivalent donc fra
gilise la rencontre qui se voit privée ainsi de cette qualité es
sentielle qu'est la réciprocité.
Le professeur titulaire de la classe constitue à lui
seul une catégorie. Il n'est pas un camarade de promotion, et
mime si sa personnalité et sa gentillesse le conduisent à se
tenir proche du stagiaire (comme le signe le tutoiement), il
n'en demeure pas moins que 3a position statutaire, son expérience
professionnelle ainsi que sa situation affective dans le groupe-
classe lui confère une place particulière. En revanche, son
savoir-faire pédagogique, souvent de qualité, le rapproche du
professeur d'ENNÂ, mais contrairement à ce dernier, il n'a pas
de pouvoir institutionnel à l'égard des stagiaires. En fait,
l'ancrage qu'il constitue pour le stagiaire dépend beaucoup
de l'image que ce dernier se fait de son conseiller pédagogique;
laquelle dépend, à son tour, de l'image que ledit conseiller se
fait des stagiaires en général. Nous avons l'expérience d'images
très positives qui font du conseiller un collaborateur cordial ;
d'autres, en revanche, plus négatives envers le "jeune" collègue
déterminent des relations aigres-douces, voire franchement agres
sives (1)J certains, enfin, ignorent purement et simplement ce
qui se passe du côté de la chaire et corrigent des devoirs.
Les camarades du stagiaire, qui écoutent sa leçon, cons
tituent un troisième partenaire, qui, lui non plus, n'est pas
neutre.Même si elle est bienveillante, une telle présence reste
indéniablement critique. Comment en serait-il autrement puisque
la justification même de la présence des collègues est cette for
mation en miroir nui permet à celui qui écoute de s'identifier
à celui qui parle ? Grâce *à cette projection, l'auditeur est à
même de mieux saisir sa propre image à travers les similitudes
t
et surtout les différences qu'il perçoit entre sa propre image
et l'image renvoyée. C'est ce décalage, cette non-coïncidence
qui facilite la prise de conscience, et éventuellement la mise
en question. Or, une telle présence pour celui qui parle ne
constitue pas non plus un ancrage d'une grande stabilité. Car
si les collègues, contrairement aux formateurs, ne détiennent
aucun pouvoir statutaire, s'ils ne sont pas instituants, ils
ne peuvent pas, en revanche, ne pas être perçus comme évaluant.
Une telle perception peut d'ailleurs Stre accentuée par le com-
(1) jusqu'à inciter discrètement les élèves, pendant la leçon du stagiaire, à lui poser de3 questions embarrassantes,, qu'on leur suggère d'ailleurs. -
portement de certains stagiaires qui, au cours de la leçon, se
communiquent leurs impressions, voire laisseWfpoindre plus ou
moins innocemment sourires ou mimiques. Mais mime en l'absence
de telles manifestations, l'évaluation des collègues est inévi
table du fait même du processus du miroir, et dépend peu en fin
de compte de l'attitude consciente et volontaire de l'auditeur;
par exemple; le fait de prendre ou de ne pas prendre de notes,
d'assister ou non à la critique suivant la leçon, d'y prendre
la parole ou non... Ce climat évaluant est fort bien perçu par
celui qui fait la leçon, et d'autant mieux que la fois suivante,
les rôles échangés, il se trouvera en position d'observateur.
Cette troisième rencontre présente certes plus de stabilité que
les premières, elle n'en reste pas moins insécurisante.
La quatrième et dernière rencontre est celle du stagiai
re avec les élèves; nous ne disons pas avec ses élèves. Nous
avons tenté plus haut d'analyser le fonctionnement du trac pé
dagogique. Il se présente comme une forme pathologique de la
rencontre dans la mesure où les élèves ne sont pas immédiate
ment le corrélat fondateur de la présence magistrale. Le soi
du professeur, avons-nous dit, se trouve menacé au moment même
où ses jeunes partenaires lui font défaut en tant qu'ancrages
de sa présence. La transcendance ne s'appuie pas sur le vide,
et notamment sur cette forme actuelle de viduité que l'on nomme
i non motivation des élèves. Encore le professeur titulaire
-t-il la possibilité, au fil des jours, et selon son coeffi-
Lent de présence originaire, de transformer l'espace-classe
a incitant, par son ouverture mime, les présences adolescentes
habiter une situation qui leur est, au départ, imposée, de
elle façon que la rencontre puisse, en fin de compte, avoir lieu,
e professeur stagiaire, lui, n'a pas une telle possibilité s il
.e dispose que de soixante minutes. La leçon d'application, se-
.on la finalité qui est. la nôtre, ne saurait constituer un exer-
;ice, elle est tout au plus un révélateur de ce qu'est la pré
sence de l'homme ou de la femme à soa arrivée à l'Ecole Normale.
autrement dit, c'est un test,,, ncn une formation. Il faut ajou
ter que le professeur, fût-il titulaire, n'est pas le seul à
risquer sa présence face à un partenaire incertain; l'élève, ,
lui aussi, attend le nouveau professeur. Pour lui aussi, le
nouvel interlocu.teur constitue une inconnue, une incertitude,
un risque, et il faudra le fil des rencontres quotidiennes pour
que l'attente, forme mineure de la transcendance, fasse place
au projet qui en est la forme majeure 0 ) . Là encore, le pro
fesseur-stagiaire est le plus vulnérable. Les élèves savent
qu'il est en formation, et l'image qu'ils ont de lui s'en res
sent. D'autre part, le temps passé ensemble, nécessairement
0 ) Bien entendu, le. projet n'est pas nécessairement d'écoute, il peut être d'opposition.
restreint, permet difficilement l'aménagement d'une situation fa
vorable à une rencontre, et ce d'autant plus que la rencontre a
déjà été instaurée avec le professeur titulaire qui constitue
l'ancrage privilégié (1).
Voilà donc les quatre répondants : élèves, collègues,
stagiaires, conseiller pédagogique et professeur d'ENNA, qui
figurent simultanément dans les rencontres du stagiaire en le
çon d'application... Or, comme nous venons de le voir, et pour
des raisons diverses, ces quatre partenaires cioàstituent des
ancrages incertains, voire franchement risqués. Il est vrai
que, de ces quatre rencontres, une seule est une rencontre
axiale Ï le maître et les élèves; les autres se situent dans
la marginalité de la présence du professeur. Mais cette notion
de marginalité ne doit pas prêter à confusion; elle ne donne '
pas naissance à une réalité de seconde zone. Les présences qui
s'y manifestent, instituantes ou évaluantes, restent des pré
sences réelles même si elles sont, normalement et momentanément,
inactuelles. Leur inactualité ne doit pas faire sous-estimer
leur influence dans les aîtres de la situation (2). En outre,
les interventions simultanées de ces quatre régions ne se con-
(1) Nous connaissons aussi, il est vrai, des exceptions où le stagiaire obtint l'adhésion pleine et entière des élèves, là où le titulaire avait échoué. Généralement, stagiaire et titulaire n'appartenaient pas au même sexe.
(2) Nous aurons plus loin l'occa3ion d'illustrer une telle influence à propos de 1'autoscopie.
tentent pas de s'ajouter, elles se renforcent mutuellement et
amplifient leurs effets inhibiteurs à l'égard du stagiaire res
ponsable de la leçon. Pour peu que la présence de celui-ci soit
déjà fragile, tout est réuni pour que, à la rencontre, se substi
tue un face à face, qui- est la version sociale de 1'en-face onto
logique. Nous voyons alors poindre chez le stagiaire tous les
signes du vertige pédagogique, rançon de sa solitude s perte de
mémoire, oubli de sa préparation, raideur corporelle et ges
tuelle, parole hésitante et maladroite, questions mal formulées,
inattention profonde aux élèves...; autant de symptômes qui
signifient l'émancipation de la présence de ses entours, son
enlisement progressif, sa rétraction de la situation, Autant
dire que le stagiaire est en train de vivre une immanence schi-
zoïde. Pouf le formateur qui a fait de la formation une invite
à l'ouvert, voilà un beau constat de fermeture... et d'échec.
Malgré tout cela, il semble difficile de renoncer à la
leçon d'application, si elle est, comme nous le pensons, l'exer*
cice qui se rapproche le plus de la situation pédagogique réélit
Comment alors peut-on l'aménager de manière à en faire une si
tuation plus accueillante pour le jeune stagiaire ? Nous pro
poserions,' quant à nous, deux ordres de modifications. La pre
mière est d'ordre institutionnel, et ncus en avons déjà parlé t
le professeur d'ENNA, formateur dans un centre de formation
d'adultes, doit Stre délivré de sa fonction judicatoire. Autre
ment dit et au regard du stagiaire faisant la leçon, il doit
être perçu comme les collègues de la section et comme le conseil
ler pédagogique t un évaluateur, un critique sans autre pouvoir
que celui de sa propre expérience. Resterait néanmoins cette
triple présence critique dont noua avons dit le côté inhibiteur»
Une deuxième modification, matérielle celle-là, pourrait y por
ter remède. Une salle de classe, réservée aux leçons d'applica-'
tion, serait divisée en deux locaux séparés par un vitrage (1).
Dans le premier local, se tiendraient le stagiaire et les élè
ves; dans l'autre, le professeur, le conseiller pédagogique, les
collègues de la section, que le stagiaire ne pourrait ni voir,
ni entendre. Certes, il saurait la présence des autres, mais la
phénoménologie nous a appris que savoir et percevoir constituent
deux attitudes fort différentes; la première est de l'ordre de
la représentation, la seconde, seule, concerne la présence; l'une
est une appréhension cognitive, l'autre une coexistence corpo
relle. Cette dualité de l'espace pédagogique aurait, en outre,
pour les observateurs, l'avantage fort précieux de pouvoir com
menter les faits et gestes du stagiaire, in statu nascendi, au
lieu de devoir en parler une heure après, avec toutes les défor
mations et les oublis que cela suppose.
Reste la présence des élèves { il semble difficile de
(1) Un tel dispositif existe déjà dans certaines Ecoles Normal*?,
l'éliminer S Mais, alors que la présence des trois autres par
tenaires était anomale par rapport à la pratique pédagogique,
celle des élèves, au contraire, en est partie prenante et il
faudra bien, tôt ou tard, affronter la classe. Nous pensons que
si le stagiaire en leçon ne se trouve confronté qu'à la présen
ce des élèves, délestée de celle des adultes, il peut alors plu
facilement vivre cette situation et trouver dans son auditoire
l'ancrage minimum nécessaire à sa présence pédagogique. Ces pré
cautions prises, il demeure, néanmoins, deux ordres de- difficul
tés, qui nous paraissent insurmontables. La première concerne
l'affectivité du groupe »• les liens affectifs, et notamment
transférentiels, qu'un maître entretient avec sa classe, cons
tituent une réalité forte qui perdure à travers la prestation d
stagiaire', et fait écran à la rencontre que celui-ci voudradt
avoir avec les élèves. Une telie structure affective risque
de faire du passage du stagiaire une simple parenthèse que les
élèves subissent. La deuxième difficulté e3t d'ordre pédagogi
que. Il est pratiquement impossible au stagiaire en leçon de
mettre en oeuvre une méthode fort différente de celle pratiqué*
par le maître titulaire. En effet, le style pédagogique qui
est celui du maître, y compris dans son aspect climatique, in
duit l'élève à un certain type de comportement quv'il serait na'
de vouloir changer à court termej et ceci quelle que soit la p
sonnalité du stagiaire. Des expériences faites par 1MN.RDP a:p-
portent la preuve que des élèves, soumis à une nouvelle méthode,
ne s'y sentent à l'aise et ren tirent donc, bénéfice, qu'au bout
du cinquième trimestre. Les formateurs doivent donc, à leur re
gret, décourager parfois les volontés d'innovation drastique en
de telles circonstances, sous peine de conduire le stagiaire à
un échec cuisant. Un analyste nous disait : "Ce qui est rapide
en psychologie est toujours suspect"} la pédagogie, elle aussi,
asaforced'inertie.
L'Analyse de groupe
Depuis quelques années déjà, j'avais (1) pris l'habitu
de d'ouvrir la plage des trois heures de psychopédagogie par la
question s "Qu'avons-nous à mettre en commun ?"., Je m'étais ren
du compte, en effet, que la plupart du temps, les stagiaires ,
n'avaient guère la possibilité d'exposer leurs doléances, leurs
déceptions, leurs difficultés de tous ordres. De ce fait, le cli
mat se dégradait rapidement. Les stagiaires avaient l'impression
de n*être pas entendus sur des sujets qui concernaient, cepen
dant, leur formation même. "On n'a rien à dire... on est des
élèves., il n'y a qu'à la fermer... de toutes façons, ils (2)
ne nous écoutent pa3.^.". Les rumeurs naissaient inévitablement,
les procès d'intention, les calomnies. Je me retrouvais rapide-
(1) Il me semble inévitable de renoncer ici au nous de modestie; noua aurons besoin de le distinguer du jjje.
(2).Il est vrai que l'allergie de certains formateurs à une critique venant des stagiaires est proprement stupéfiante.
ment devant une section désabusée et amorphe. Refusant de fermer
les yeux sur un tel blocage, et ne pouvant accepter une telle
situation aliénante et pour eux et pour moi, j'arrêtais le
cours, généralement par la phrase t "Je me sens un peu seul,
aujourd'hui... qu'est-ce qui ne va pas ?"• Les présences s'ou
vraient alors, réinvestissant leurs désirs, la plupart du temps
en exprimant une frustration. Pendant cette première époque, on
peut dire que ma fonction fut eathartique. J'accueillais les
doléances par une écoute totale et silencieuse, je soulageais
chacun en lui permettant d'exprimer sa rancoeur, je désinvestis-
sais la rumeur de sa maléfice, bref je m'efforçais de rétablir
les échanges tant à l'intérieur du groupe qu'à l'extérieur. No
tamment, selon les suggestions de la section, je prenais l'ini
tiative de rencontres soit avec l'équipe pédagogique, soit avec
l'administration. Lorsque la situation était débloquée, je reve
nais à l'ordre du jour pour traiter de telle ou telle question
de psychopédagogie. En effet, ce qui m'apparaît aujourd'hui à
l'évidence, c'est que cette fonction d'elucidation du groupe*était
pour moi une activité trè3 marginale, que j'acceptais de tenir
parce que j'en voyais momentanément la nécessité; mais il conve
nait de revenir le plus^vite possible aux choses sérieuses,
entendons celles qui se situaient dans les limites de ma carte
professionnelle t adolescent, méthode, élèves des CET, etc..
Bref, pour moi, à ce moment-là, la frontière entre psycfeopéda-
gogie et psychosociologie ne pouvait Itre franchie qu'en période
de crise et avec beaucoup de prudence. Une telle réserve, à la
fois scientifique et institutionnelle, ne devait pas résister à
l'échec qui fut le mien avec une section de Lettres-Anglais.
Sans entrer dans les péripéties de mes relations avec cette
section, je voudrais seulement en dire les temps forts, dans la
mesure où ils furent pour moi riches d'enseignements. L'équipe
pédagogique avait accueilli ces stagiaires selon le processus
qui avait, dorénavant, fait ses preuves; trois jours de table
ronde, au cours desquels chacun avait été invité à exprimer,le
plus librement possible, les représentations qui étaient les
siennes, concernant l'Ecole Normale, les formateurs, la forma
tion... bref l'image de la nouvelle situation dans sa dimension
climatique Î chaude ou froide, claire ou obscure, ouverte ou
fermée; en un mot, bienveillante ou malveillante, espérée ou
redoutée. Nous partions de ce postulat que tout inconnu comporte
angoisse, et à plus forte raison, une situation de type scolaire
propre à faire resurgir maints fantasmes de domination. Il nous
semblait que cette angoisse pouvait s'estomper dans la mesure
où elle trouvait à s'exprimer devant nous. Cette hypothèse se
trouva apparemment confirmée lors de ces premières rencontres
avec les stagiaires. Au cours de ces trois premières journées,
chacun (nous sembla-t-il) put dire ses images, ses appréhensions,
ses espoirs. Nous nous efforcions,aux moments opportuns, de con
forter la naissance du nouveau climat, en précisant notre rôle
et la manière dont nous entendions proposer une formation à base
de contrats. Nous constatons, progressivement au cours de ces
premières journées, un changement d'attitude, davantage de li
berté de parole, moins de réticences, révélant un changement de
tonalité dans la rencontre stagiaires-formateurs. Cette évolu
tion vers une rencontre plus ouverte va donner lieu, dans les
semaines qui suivent, à des invitations réciproques.
Je me suis rendu compte, plus tard, que je commets, dès ce
moment-là, une première erreur d'analyse. Je tiens pour acquis,
bien naïvement, que ces journées initiales et les invitations
qui ont suivi, ont totalement et définitivement clarifié la si
tuation du groupe, et plus particulièrement la relation entre
les stagiaires et les formateurs. La chute sera dure ! Elle se
situe précisément, courant octobre, au cours de la période det
sensibilisation. J'avais prévu, entre autres, de nous entraîner
aux techniques d'animation de groupe. Pour ce faire, j'avais
constitué un groupe de discussion de cinq stagiaires qu'un sta
giaire volontaire avait pour tache d'animer pendant environ tren
te minutes. L'animateur avait la responsabilité de choisir et
de proposer le thème de la discussion, les autres camarades jou
ant le rôle d'observateurs. Comme il me semblait naturel, je dé-
cidai% d'animer moi-mime la première table ronde, et je proposai
comme thème : la fugueuse ; J'ai rapporté plus haut (1) le dé-
Ci Y cf. page gi.
roulement de cet exercice, son échec et l'analyse qu'on peut en
faire. J'ajouterai que 1'aspect objectivement provocateur d'un
tel thème avait agi comme un révélateur sur cette fantasmatique
que j'avais cru élucidée et maîtrisée. Elle resurgissait dans
toute sa force, dévoilant par le silence même et le refus de
collaborer l'image qu'elle se faisait de ma personne. J'avoue
avoir été un moment .frappé de stupeur s j 'attendais une ouver
ture confiante de chacun à l'exercice qui était proposé, je me
trouvais en fait devant une fermeture et un rejet. Ici, se
place une deuxième erreur, ou plus exactement une maladresse.
Je crois, à ce acment-là, avoir analysé tant bien que mal la
réalité du groupe „et les raisons de son opposition, mais il ne
m'a pas été possible de dénouer la situation bloquée, et ceci
pour trois raisons : •
- ma compétence insuffisante en psychosociologie. Révé
lateur est le fait que le concours d'entrée au professorat
d'ENMÂ ne comporte aucune épreuve, ni théorique, ni pratique,
concernant cette discipline. Tout se passe comme si était*igno
rée une réalité aussi essentielle que le groupe - que ce scit
celui des stagiaires en formation ou celui de leurs futurs
élèves. Heureusement, mes lectures personnelles ainsi que plu
sieurs stages de T-group* m'avaient familiarisé avec cette di
mension. Il restait, néanmoins, une inhabileté en tant que
praticien-formateur.
- une autre raison est la difficulté où je me suis trouvé
d'intervenir sur un groupe dont je faisais partiel il a'* arrive,
par ailleurs, de devoir analyser, durant des sessions, des
groupes de formateurs qui me sont étrangers; incontestablement,
la situation est beaucoup plus confortable. Affectivement, il
est possible de prendre suffisamment de distance par rapport au
vécu émotionnel du groupe, ce qui permet de garder la lucidité
nécessaire pour analyser la communication. En revanche, dans
mon groupe, un tel détachement n'est pas possible (1). Mes in
vestissements, mes frustrations, mes défenses, mes projections
ont nécessairement joué contre une telle lucidité. En l'occurren
ce, la déception qui fut la mienne au moment de la discussion sur
le cas de cette fugueuse oblitéra mon jugement sur l'instant et
ne me permit pas une réaction adéquate. ,
- enfin, une troisième raison, purement occasionnelle,
fut l'absence d'une partie de la section - et notamment des sta
giaires qui avaient participé au groupe de discussion - le jour
même où j'avais prévu d'ouvrir le débat sur le blocage que*nous
avions vécu (2). Pour extérieur qu'il paraisse, ce contre-temps,
nouveau rendez-vous manqué, a joué un rôle certain dans le deve
nir du groupe. ^
Pour toutes ces raisons, la vie du groupe, et notamment
(1) J'ai pris conscience ultérieurement qu'il n'était même pas souhaitable} nous y reviendrons.
(2) les stagiaires avaient décidé d'assister aux funérailles d'un parent d'un de mes eollègues. • • ' "
aea relations avec le psychopédagogue, demeura hypothéquée gra
vement pour le restant du séjour. Je tenais à dire cet échec,
car la prise de conscience qui en résulta fut déterminante
pour vaincre cette prudence psychosociologique que j'ai dit
être la mienne.
Lorsque, en Septembre 1978* 3e présente une nouvelle sec
tion Lettres-Anglais, mon projet est animé d'une triple inten
tion : présenter continuement la psychopédagogie essentiellement
comme une propédeutique de la présence, et ceci d'une manière
forte et insistante; consacrer la période de sensibilisation à
des pratiques et à des analyses susceptibles de faire apparaître
ce rôle déterminant de la présence magistrale dans l'acte péda
gogique (l)j enfin passer, avec chaque stagiaire, le moment
venu, des contrats précis et en exiger l'exécution. Je tiens à
dire tout de suite que les deux premiers points de ce projet ont
été remplis, mais que le troisième, en revanche, n'a jamais reçu
un début de réalisation. Bien loin d'y voir un échec, j'analyse
rai cette "omission" comme une réaction de maturité, une volonté
du groupe de conquérir lucidité et autonomie. Etudions les mo
ments essentiels de la vie de. cette section qui s'étend, en
(1) Je dois reconnaître que ces deux premières intentions postulent que je reste maître de la formation, au moins pour un temps et que mon souci concernant la présence ne peut pas ne pas induire certaines images et attitudes chez les stagiaires.
fait sur deux trimestres (1). Les trois journées d'accueil sont
réservées, comme nous l'avons dit, à exprimer les représentations
que les stagiaires se font de l'Ecole Normale et des formateurs.
Ces tables rondes se passent bien et aboutissent à un climat
déjà empreint de cordialité. Cependant, fort de l'expérience
précédente, je ne m'empresse pas de conclure que le contentieux
psycho-institutionnel est apuré pour autant. Je remarque aussi
que, sur dix sept stagiaires, trois ou quatre ont participé réel
lement à la discussion. Enfin, et contrairement à mes habitudes,
je ne reçois pas les stagiaires chez moi; il m'apparaît, en
effet, qu'une telle rencontre "mondaine" en début d'année res
sortit à la captati o beneyolentiae des orateurs latins, c'est-à-
dire, en terme de formation, constitue une tentative de séduire
le jeune st'agiaire en lui présentant l'image du f ormateur- sou
ci eux-d'ignorer-1es-barrières-hiérarchiques-et-suffisamment-
dans- le-vent-pour-considérer-le-stagiaire-comme-un-commensal-
à-part-entière-voire-comme-un-partenaire-chorégraphique....
Si ma philosophie de la formation, comme je crois l'avoir «dit,
exige à certain moment la vacance du pouvoir, c'est-à-dire
le meurtre du psychopedagogue, de telles libations ne facilitent
pas l'entreprise. Elises peuvent, au contraire, culpabiliser da
vantage les valences agressives du stagiaire à 1'encontre du
(1) Le troisième trimestre, en effet, est consacré intégralement à un séjour'en Grande Bretagne.
prof-ami, et les rendre ainsi plus difficilement exprimables*
Elles peuvent aussi contribuer indirectement à détériorer le
climat lorsque les stagiaires constatent que les relations
formateur-formé n'ont pas été profondément transformées par 1
fête, et que le pouvoir est toujours du même coté.
La deuxième semaine ouvre la période de sensibilisation.
Je fais connaître à la section les trois thèmes que j'ai rete
nus s le groupe, la méthode, le maître} en précisant que ces
thèmes joueront à la fois comme textes et comme prétextes, j«
veux dire par là qu'ils constituent en eux-mêmes des connais!
ces psychopédagogiques importantes, mais qu'ils seront aborde
OMSSI et surtout comme situation révélatrice de la présence.
"" Premier thème : La présentation du groupe s'opère de
façon suivante : je procède à un bref exposé sur la nature d'
groupe que je définis ccmme un tissu de communications dont
trame est formée par les messages concernant le savoir (qui
sait quoi ?) et la chaîne par les messages concernant l'affe
tivité (qui aime qui ?). Les premiers messages prennent de p
férence le canal du langage, alors que les seconds font plut
appel au paralangage, ce qui leur confère apparemment un sta
plus discret dans la vie manifeste du groupe. J'ajoute que 1
réseaux affectifs déterminent en partie les réseaux du savoi
je m'adresse à quelqu'un, ou je prête attention à ses propos
dans la mesure où nos relations affectives le permettent. Pour
illustrer cette double dimension du tissu-groupe, je fais appel
à deux exercices* Le premier, emprunté à Levitt, concerne le ré
seau cognitif. On remet à cinq personnes, isolées les unes des
autres, un jeu de dix cartons numérotés de 0 à 9* Le meneur de
jeu énonce un nombre, chaque participant doit lever un carton
de son choix en direction des observateurs, de telle façon que
la sommation des cinq cartons réalisent la somme demandée. Après
quoi, le nombre demandé et le nombre obtenu sont consignés au
tableau au vu de tous. L'expérience prouve que les cinq partici
pants ne parviendront au résultat exact que dans la mesure où
ils auront tacitement délégué à l'un d'entre eux la soin de
faire la différence. Ce leader fonctionnel ainsi désigné permet
alors à ces'Cinq personnes de communiquer entre elles, c'est-à-t
dire de former un groupe. Le deuxième exercice concernant le
réseau affectif est l'enquête sociométrique. J'expose cette
démarche à partir d'une enquête anonyme. J'explique la matrice
sociométrique, les sociogrammes et les déterminations des types
sociométriques. A ce moment-là, un stagiaire me demande si j'ai
l'intention d© procéder à une- telle enquête sur leur groupe.
Je réponds que tel n'-était pas mon projet, mais que-l'on pour
rait y penser ultérieurement, si le groupe en était d'accord,
- Deuxième thème t Je présente ensuite la méthode. Je
distingue deux questions t l'une concernant la didactique, c'est
à-dire l*en3emble des techniques à mettre en oeuvre pour trans
mettre un savoirf l'autre concerne la climatique, c'est-à-dife
le type de relation qui s'instaure entre le maître et ses élèves.
Seule, cette deuxième partie me retiendra, d'une part parce qu'el
le conditionne la didactique, d'autre part parce qu'elle met di
rectement en cause la présence magistrale. Là encore, un exerci
ce vient révéler l'importance de cette présence dans la détermi
nation du climat; il s'agit de 1'exercice les attitudes de
Porter (1). Il est composé d'une série d'entretiens où un élève
vient poser une question à son professeur, lui dire une diffi
culté, un ennui, une contrariété. Pour chaque entretien, il nous
est proposé six réponses possibles à cet élève. Chacune de ces
six questions représente une attitude différente de l'éducateur.
La finalité de l'exercice est de prendre conscience de ces dif-,
férentes attitudes et surtout des différents climats qu'elles
induisent entre maître et élève. On peut' profiter de cet exerci
ce pour demander aux stagiaires de choisir le type de réponse
qui a leur préférence; une première fois avant d'identifier «les
attitudes, une deuxième fois après les avoir identifiées. La
distance, parfois importante, entre le choix spontané et le
choix réfléchi signe lé^conflit entre ce que l'on est et ce que
l'on voudrait être. Cette dernière prise de conscience contribue
à mettre en question la présence dans sa dimension climatique.
(1) que nous avons ratranscrit à l'usage du milieu pédagogique. :
- Troisième thème : La troisième question, le maître, doit
être l'occasion, pour chacun, de s'interroger sur son identité
professionnelle, sur les motifs de son choix, sur ses rapports
avec les enfants, avec les adultes... Et je ménage, à cet effet,
une demi-Journée où chacun est invité à répondre, comme il l'en
tend, à la question t "qui suis-je ?". J'avoue que cette invi
tation se solde dans l'immédiat par un échec. Sur dix sept sta
giaires, quatre prennent la parole. Ma question, trop directe, se
plaçait dans une situation de groupe qui n'était pas prêt à
la recevoir. Mais la question n'est pas oubliée pour autant;
elle resurgira plus loin lorsque le groupe aura atteint plus de
maturité.
La période de sensibilisation 3'étant prolongée plus que
prévu, nous atteignons la fin du premier trimestre. Se tient
alors une séance d'évaluation où sont élaborés les projets pour
le trimestre suivant. Le choix du groupe se porte sur les sujets
suivants t
- les finalités de l'éducation
- observations de pratiques pédagogiques
originales
- le problème de l'autorité
- la socioaétris sur le groupe même
• apprentissage de la relaxation selon
la m éthode- yogi
15 voix
15 voix
13 voix
12 voix
10 voix
Nous nous quittons pour quinze jours. Lorsque nous nous re
trouvons, début Janvier, le groupe semble marquer peu d'emprese-
ment, malgré mon insistance, à se souvenir de son choix. Devant
des résistances aussi évidentes, je suis amené à poser la ques
tion : "qui est d'accord pour passer à l'ordre du jour et abor
der les finalités de l'éducation ?". Sur les dix sept stagiaires,
deux répondent positivement. Je comprends alors que le chcix qui
a été fait en fin de trimestre répondait aux exigences d'un sché;-
ma qui n'était que le mien. Le groupe me signifie présentement
qu'il reprend sa liberté pour poser et se poser les véritables
questions. Quelles sont-elles ? Sans doute ne sont-elles pas,
à ce moment-là, clairement identifiées. Mais si les thèmes ne
sont pas et ne peuvent être parfaitement déterminés, en revan
che la région du souci groupai est suffisamment pressenti pour
que chacun sache que le3 finalités de l'éducation n'en font pas
partie. Cette région va se trouver mieux précisée lorsque un
stagiaire, que nous nommerons Paul, prend le groupe à partie
sous la forme t "La question posée par Lucie*. ; qui s u i s - j e ?
me reste en travers de la gorge. Nous sommes quatre à y avoir
répondu ; que signifie le silence des autres ?". Cette inter
pellation marque le de'but d'une analyse du groupe par lui-même
\ qui va s'étendre, d'une manière ininterrompue sur tout le
Vdeuxième trimestre, et dont nous voudrions retracer succincte
ment les principaux moments.
Dans un premier temps, j'adopte volontairement une attitude
de réserve vis-à-vis du groupe. J'interviens peu, de loin en
loin, sans m'impliquer émotionnellement. J'essaie d'être l'ana
lyste froid qui s'efforce, de l'extérieur, d'élucider le compor
tement d'un groupe auquel il n'appartiendrait pas. Je justifie
cette attitude de détachement par la considération suivante j
après la période de sensibilisation au cours de laquelle j'ai
gardé la totalité des pouvoirs, le groupe m'a signifié son désir
de liberté; des interventions trop fréquentes de ma part et trop
orientées pourraient lui donner l'impression que cette liberté
n'est pas pleinement reconnue. Cette distance prise par rapport
au groupe m'est d'ailleurs facilitée par.la personnalité de Paul
Ce dernier possède, en effet, deux qualités qui vont se révéler
déterminantes. Tout d'abord, scn élocuticn e3t à la fcis aisée
et précise. Il suscite facilement•1'attention dans la mesure où
sa parole est une parole vraie, c'est-à-dire une parole arti-
culante-articulée, contemporaine du sens qu'elle révèle patiem
ment, dans ses hésitations mimes. Une telle présence, à fleur
àxi. signifiant, capte l'écoute. Une deuxième qualité, plus rare
encore sans doute, est la facilité avec laquelle il exprime ses
affects, positifs ou rfégatifs. Il reconnaît, certes,- volontiers
la composante narcissique d'une telle monstration, mais, outre
qu'elle ne donne jamais lieu à une complaisance excessive, elle
reste toujours au service du groupes ses interventions ne visent
nullement à se raconter, mais à dire ce qu'il est, hic et nunc,
dans la structure affective du groupe. Une'telle personnalité
va être d'emblée un analyseur de groupe. La pertinence de son
dire ainsi que la force de ses interventions, son engagement
personnel, mais aussi ses possibilités réelles d'autocritique,
vont, pendant un temps, inviter chacun à quitter ses masques.
Incontestablement, Paul joue alors un rôle de leader fonctionnel,
fonction qui lui est sans doute facilitée par mon retrait vo
lontaire.
Si je fais le point sur le groupe à ce moment-là, je
constate :
- un certain déblocage au niveau des échanges qui se font
plus nombreux et plus fréquents, néanmoins, une petite moitié
du groupe reste encore dans l'ombre. '
- les échanges concernent de moins en moins des sujets anec-
dotiques, et de plus en plus les relations interpersonnelles à
l'intérieur du groupe.
Cependant, et malgré cette évolution positive, le malaise
demeure? il me semble même percevoir un renforcement de cer
taines défenses individuelles. Je fais part, alors, au groupe
de deux facteurs qui peuvent aider à comprendre cette inertie
persistante.
En premier lieu,nous trouvons la subdivision du groupe en
deux sous-groupes. Nou3 avons dit la nécessité pratique- de cetta.
division, qui est d'assurer l'organisation des leçons d'appli
cation. Il faut souligner, ce que les stagiaires reconnaissent,
que la constitution de ces groupes a été le fruit du hasard. Au
moment de leur formation, dès la deuxième semaine, ce sont moins
les affinités qui ont joué, encore indécises, que les convenances
personnelles. Or, nous constatons, aujourd'hui, une incompréhen
sion grandissante entre les deux groupes, avec une tendance nette
à dénigrer l'autre, à l'agresser, "...ils ne forment pas vraiment
un groupe... ils sont incapables de s'organiser... les fortes
personnalités sont chez nous... la maturité n'est pas leur fort".
Devant delà, je propose au gxoupe l'hypothèse suivante (1) : vo
tre agressivité ne vise pas de prime abord telle ou telle per
sonnalité, mais son expression est rendue possible par l'exis
tence mime des "eux groupes, indépendamment des personnes quit
les constituent. Autrement dit, la partition du groupe met en
route, à elle seule, une dialectique des pulsions qui va secon
dairement renforcer ladite partition en lui conférant une légi
timité affective qu'elle n'avait pas au départ. Je constate
d'abord qu'en réduisant de moitié le nombre des participants,
le sous-groupe permet d'accélérer les communicaticns et sans
doute de les améliorera N'oublions pas non plus que ce sent des
groupes de travail, qui doivent préparer ensemble leurs leçons.
(1) La psychopédagogie regroupe la totalité de la section.
Tout ceci permet d'espérer une meilleure solidarité, une entente
plus aisée sur les normes régissant la vie du groupe; bref; un
véritable esprit communautaire. Est-ce à dire que tout est au
beau fixe ? Certes non. Même réduit à huit participants,un
groupe garde son contingent de problèmes} il garde aussi son
potentiel agressif intragroupe. Or, c'est ici que l'autre groupe
intervient. L'agressivité intragroupe devient, par projection,
une agressivité intergroupe. Plutôt que de reconnaître en soi
certains désirs, on préfère projeter sur les autres cette part
de soi, affect ou image, qui est refusée; ce qui, secondairement,
permet à bon compte les jugements de valeurs que l'on devine.
Comme chaque groupe tient, à l'égard de l'autre, la même fonc
tion, il y a un échange de services qui assure, certes, l'assise
de chaque groupe, mais qui rend difficiles leurs retrouvailles.
Or, celles-ci se faisant principalement au cours de psychopéda
gogie, on comprend qu'il m'importait, au niveau de l'analyse du
vécu, de situer ce contentieux non plus au niveau interindivi
duel, mais au niveau intergroupai; comme le résultat au fond
d*un mécanisme échappant aux volontés personnelles.
Le deuxième facteur du blocage actuel tient, selon moi,
à la personnalité de Paul, dont les qualités que nous avons
précédemment soulignées, sont en voie de se retourner contre le
groupe. Qu'est-ce à dire ? Tout d'abord sa facilité d'expression
et la pertinence de ses analyses le déterminent à prendre sou
vent et longtemps la parole... ce qui permet aux autres de se
tairej il fournit donc un alibi à tous ceux qui ne se risquent
pas à intervenir et qui lui laissent volontiers le soin de parler
pour eux, quitte à lui reprocher ensuite de monopoliser le dis
cours. Mais c'est surtout le fond de ses interventions qui est
en cause. En effet, la franchise mime de ses propos, de ses a-
veux devrais-je dire, après avoir encouragé dans un premier
temps des conduites similaires, en arrive maintenant à renforcer
les défenses. L'image qu'il donne de lui-même et qu'il tend à
chacun comme dans un miroir fait l'objet de dénégations : "Je
ne peut être ainsi". Chacun se referme devant cet appel à la
lucidité, et beaucoup de lui en vouloir de susciter le refoulé.
En attendant,les silences gagnent, et je lui fais remarquer que
le genre de terrorisme libidinal qui est le sien doit être rendu
responsable de l'inhibition que l'on remarque présentement chez
certains membres du groupe.
Sensiblement à la même époque, je me rends compte égale
ment que l'attitude de la section à mon égard se fait plus ou
vertement critique, voire nettement agressive. L'expression
"terrorisme",que j'ai^précédemment employée, m'est retournée
sans tarder, sous deux formes. Il m'est fait grief d'abord de
mon terrorisme institutionnel. Les stagiaires semblent redécou-
rrir ma fonction, mon pouvoir. Si, par malheur, il m'arrive en
cours de séance, de prendre quelques notes concernant telle
demande qui vient d'être exprimée, je suis suspecté de prépa
rer déjà mes rapports} je joue les "renseignements généraux",
et malgré ma bonne volonté, je reste "l'agent du pouvoir". Un
deuxième reproche m'est adressé, qui concerne, cette fois, ino
terrorisme analytique, plus redoutable semble-t-il que le pre
lier. Le psychopédagogue freudien voit tout, interprète tout.
Il ne dit rien, n'en pense pas moins. On admire ma "puissance
d'analyse"; on dénonce mon "voyeurisme"; on me traite de "pa
ranoïaque", qualificatif qui semble vouloir exprimer l'empri
se totalitaire que je voudrais avoir sur tous et chacun. C'es
cependant une réflexion beaucoup moins violente et apparemmer
plus anodine qui va me mettre en question. Un stagiaire me di
un jour : "Nous sommes quelques uns à être étonnés de ton* sar
froid, admiratifs aussi. Tu es vachement rationnel, on t'atts
que, tu restes impassible... finalement c'est drôlement fori
Une telle intervention ayant été renouvelée quelque temps pli
tard, je suis amené à me demander alors si le ton admiratif
ne dissimule pas, au fond, une déception, celle de rencontre:
dans le formateur un homme apparemment désincarné, à l'abri
des émotions, sans peur sinon sans reproches; bref, un beau
mécanisme institutionnel doublé d'une statue du • commandeur.
Cette hypothèse m'est confirmée le jour où, heureuse défail
lance, je perd3 mon fabuleux sang froid. Depuis-1«-début Û:$ \
l'après-midi, la section revenant sur le même thème me harcè
le d'une critique institutionnelle, visant non seulement le
formateur mais l'ensemble du corps enseignant dont la parole
serait de toute façon condamnée à être serve. J'interviens
alors sous une forme et dans un ton tout à fait inhabituels :
"Je suis excédé de votre pessimisme. Je ne nie pas la réalité
institutionnelle, mais je pense que les mailles en sont suffi
samment lâches pour que votre philosophie de l'éducation puis'
se s'y exprimer. Trop souvent les critiques adressées à l'ins
titution ne sont que des rationalisations des censures person
nelles". Et j'ajoute sur ma lancée : "Pendant une douzaine
d'années, j'ai été prof de philo. Excusez ma fatuité, mais
je n'ai pas l'impression d'avoir été un salaud. Et je crois
que, grâce à mon cours, un certain nombre d'adolescents cnt
viré leur cuti" (1). L'effet- de mon intervention est immé
diat : un soulagement} et l'un de 'conclure : "Tu nous fais
vraiment plaisir de parler ainsi". Je traduis : nous sommes
heureux et rassurés du dégel. Plus encore que ce que j/ai dil
importe ici le style employé ainsi que le ton sec dont j'ai
usé; autant de signes qui' révèlent ma nouvelle implication
émotionnelle. Je "pr ends conscience alors combie-n a été dom
mageable la distance que- j'ai cru devoir ménager par rapport
(1) Je respecte volontairement cette rupture avec le langage universitaire} elle a joué son rôle.
au groupe. J'ai cru pouvoir rester l'interprète objectif du
groupe. Je perçois, maintenant, combien ce rôle a gêné la vie
commune et la spontanéité de chacun. Il est certain que les
qualificatifs que l'on m'a adressés alors (renseignements gé
néraux - agent du pouvoir - voyeur...) furent la traduction
symbolique du pouvoir d'analyste que j'avais l'impression de
sauvegarder en refusant de m'impliquer dans le groupe. Ce fut:
une erreur. Il y avait une contradiction à inviter la section
à 1' expression spontanée du ici et maintenant, et à refuser
en même temps de partager sa situation affective, et ceci
d'autant plus que j'étais le leader hiérarchique. Une telle
mise à distance, en refroidissant le climat, renforça les
censures personnelles et suscita des réactions agressives.
Les stagiaires vivaient la version pédagogique du très ce-*
lèbre t "Araons-nous et partez î".
S' ouvre alors une nouvelle période pour le groupe, mar
quée par deux initiatives. La première est de mon fait. Je
propose à la section l'analyse suivante. Lorsqu'il nous est
arrivé de rechercher les différentes raisons du blocage du
groupe, exprimé essentiellement par les silences, nous avens
les uns et les autres énoncé un certain nombre de facteurs :
la division en deux sous-groupes, mon image hiérarchique, ma
fonction d'analyste, l'engagement pulsionnel de certains, la
personnalité de tel ou tel formateur, les contraintes insti-
tutionnelles. ... Certes, toutes ces interprétations ont eu
leur moment de validité. Il semble, cependant, qu'à en rester
là, nous "bloquerions 1 'évolution du groupe. Au point où nous
en sommes, de telles interprétations constituent des écrans
qui masquent les mobiles réels et qui servent d'alibi au
groupe pour ne pas aborder les plans fondamentaux de la rela
tion. Je propose l'hypothèse que les hésitations du groupe
sont dues à la présence en chacun de forces contraires beau- "
coup plus qu'à l'institution, aux instituants ou au carac
tère du voisin. Etant immédiatement interrogé sur l'identité
de telles forces, je réponds, volontairement réservé, que cha
cun d'entre nous est pris entre le désir de s'adresser à au
trui et la peur de le faire, qu'il convient de prendre cons
cience de la coexistance en soi-même de ces deux tendances, t
ne serait-ce que pour éviter de projeter la seconde, la peur,
sur l'instituant ou sur le voisin. Si nous avons peur de par
ler, c'est sans doute que nous devons vaincre quelques résis
tances, c'est-à-àdire prendre quelques risques; c'est pour
cela que la parole n'est que d'argent.
La deuxième initiative est le fait de la section i elle
est, en quelque sorte, la réponse à mon analyse précédente.
Une demande est faite d'une enquête sociometrique appliquée à
la section elle-même. La demande semble refléter le désir de
l'ensemble, à l'exception d'une stagiaire qui affirme son in
tention de quitter le groupe si une telle enquête est exécutée.
Comme je m'étonne qu'on soit obligé de recourir à une telle
procédure pour dire ses sentiments à son voisin, on me précise
que la procédure sera purement orale, et que chacun est invité
à dire ses attractions et répulsions et, bien entendu, à les
justifier. Ainsi est mis progressivement en place une dynami
que plus explicite des relations, qui se cherchent et s'avouen.t
avec plus ou moins de bonheur, plus ou moins de facilité. Mon
rôle personnel est délicat} je suis l'objet d'invites pres
santes et répétées à exprimer mes sentiments à l'égard des
stagiaires. Parfois la demande est discrète, quelquefois plus
directe s "Je préférerais savoir si tu m'aimes ou pas". J'a
voue m'être toujours refusé à répondre, et lorsque j'essaie de t
voir la raison de mon silence, je dois reconnaî+re que mon
rôle institutionnel pèse lourd dans cette union de l'affecti
vité et de la docimologie (1). Cette ascèse affective va se
prolonger jusqu'à la séparation de Pâques, avec des moments
forts et des moments faibles. Nous nous, quittons, alors, ayant
poursuivi l'expérience pendant onze semaines réelles, à raison
de trois heures hebdomadaires. Malgré les résultats obtenus,
c'est beaucoup trop court pour porter un jugement définitif.
(1) Interrogeant une stagiaire sur cette insistance à connaître mes sentiments, il m'est répondu t "Au moins, on saurait à quoi s'en.tenir" (sous-entendu t sur le, rapport dé . stage). " * ' " . '
Nous voudrions, cependant, essayer de justifier cette tenta
tive en tant que pratique de formation.
Le but de l'analyse de groupe, selon M. Pages "... est
d'acquérir des connaissances sur le fonctionnement des groupes,
généralisables à d'autres groupes. Mais pour que ces connais
sances soient effectivement transférables, il faut que les
participants apprennent, par expérience personnelle, à faire
fonctionner leur propre groupe..." ( 1 ) . Il est important, pour.
nous formateurs d'enseignants, que soit souligné le fait que
le groupe est une réalité qui fonctionne, que la maîtrise de
cette réalité doit faire l'objet d'un apprentissage, enfin que
ce dernier doit faire appel à l'expérience personnelle. Ceci
dit, et sans dénier la valeur des propos ci-dessus, ncus vou
drions replacer cette pratique psychosociologique dans le ca
dre de la finalité qui est la nôtre : la présence.
Lors de notre analyse initiale de cette notion, ncus l'a
vons établie à partir du ici et du maintenant, véritables
points cardinaux de la phénoménalité spatio-temporelle (2),
double ancrage majeur, mais non suffisants, de ma transcen
dance} non suffisants, en effet, si l'existence du igi postule
u n là-bas et celle "au maintenant un hier et surtout un demain.
(1) M. Pages - "La vie affective des groupes" - Dunod - p.357
(2) qui explique 1"'inévitable réponse tautologique de l'ami perdu de vue, que nous hélons : "où es-tu ?" - "Je suis ici".
Or, formateur soucieux de l'éducation de la présence, nous
découvrons une pratique, l'analyse de groupe, où la règle fon
damentale est le respect de ce ici et maintenant. Qu'est-ce
à dire ? Simple coïncidence ? Les deux réalités postulent une
commune notion, celle de rencontre. La présence est rencontre,;
ontologiquement rencontre. Si nous voulons agir sur la présen
ce, il faut multiplier les lieux de rencontre où les présences
trouvent à s'employer, à s'exercer, à s'ouvrir. Certes, en fâi"
de rencontre, il y a bien des degrés. Les rencontres quotidien
nés, professionnelles, institutionnelles, festives... ne sont
pas nécessairement des lieux propres a 1'élucidation des pré
sences. Elles constituent souvent de3 lieux impurs dans la me
sure où 1 'autre se trouve médiatisé par des images, des rôles,
des statuts, des rituels qui sont autant d'écrans masquant'
autrui "tel qu'en lui-même"; autant d'occasions aussi de nous
défendre contre le regard d'autrui, de nous fermer. Au con
traire le groupe me permet l'ouvert, m'invite à l'ouvert, len
tement certes, en découvrant autrui comme ancrage privilégié
de ma présence, comme pôle de ma transcendance. A condition
que l'authenticité de son attente réponde à l'authenticité de
mon projet, celle de son écoute à celle de ma parole, alors
advient une rencontre où autrui est co-fondateur de ma pré
sence. On ne saurait donc sous-estimer l'importance, tant exi;
tentielle que pédagogique, de la règle du ici et maintenant qui
définissent, sans l'enclore, le lieu spatial et temporel où
nos présences trouvent à s'éployer . Corrélativement, l'a
bandon de la règle signe toujours la fuite de cette coexisten
ce; la plupart du temps parce que j'ai peur des autres, c'est-
à-dire peur pour moi. Il est vrai que la mise en présence,
c'est la possibilité pour le soi d'advenir, d'être découvert,
et à découvert; c'est accepter de se risquer, de se livrer,
de se confier aux autres; vcilà qui est parfois beaucoup de
mander à une présence mimeu3e.
Aux termes ce cette réflexion sur cette seconde situation
régionale, nous n8> voudrions pas passer scus silence la seule
critique fondée qui nous soit adressée à l'occasion de cette
pratique, et qui concerne sa parenté avec le T-group. Ces '
deux vécus sont fort proches l'un de l'autre, à deux diffé
rences près, majeures il est vrai. Une section de stagiaires
est en formation pendant deux ans. Même si cette vie commune
e3t interrompue par les vacances et les stages, le groupe'ainsi
formé garde une permanence particulière. D'autre part, les sta
giaires, hors la demi-journée de psychopédagogie, continuent
de vivre ensemble, dans ces rencontres que nous avons appelées
quotidiennes, mais qui gardent, oh combien, leur part de res
ponsabilité dans l'économie pulsionnelle du groupe. Ce sont
toutes les rencontres professionnelles, amicales, cultur.elles».
syndicales... qui, inévitablement, dans le cadre de la psycho
pédagogie, tloWt-'Vt" leur lieu de résonance» Le ici et main
tenant trouvent donc à s'étoffer du vécu de la semaine, ce qui
me semble un enrichissement. Mais l'analyse de groupe en milieu
de formation présente par rapport au T-group une autre diffé
rence, qui nous semble beaucoup plus importante. L'analyste et
l'instituant sont une seule et même personne. Quelle est alors
la liberté réelle de parole du professeur-stagiaire ?
Tout d'abord, nous ne voudrions pas manquer de rappeler
que dans notre description de la situation générale, nous a-
vons demandé, comme condition d'exercice de la formation, que
le formateur soit délivré de sa tâche hiérarchique d'évalua
tion et de notation. Cependant, nous n'avons pas cru devoir
attendre qu'une telle condition soit remplie; de ce fait, ncus *
nous sommes heurté à deux ordre.s de difficultés. Une première
difficulté est d'ordre fonctionnel s .dans quelle mesure ma
présence a-t-eile gêné, voire paralysé, certains stagiaires ?
La deuxième est d'ordre déontologique s dans quelle mesure
ai-je le droit de demander à des personnes de se confier, de
se livrer, alors que, tôt ou tard, je vais devoir évaluer leur
stage et porter sur ̂ celui-ci un jugement chiffré ?•Les répon
ses à ces questions, si elles sont possibles, doivent se situer
dans une problématique qui est une problématique du pouvoir,
des pouvoirs. En effet, le formateur en détient trois, que
nous rappelons t son pouvoir hiérarchique par lequel l'insti
tution lui donne la possibilité de sanctionner} son pouvoir
culturel que lui confèrent sa compétence et son savoir; son
pouvoir mythique qui est d'ordre transférentiel et qui joue
à plein, comme nous l'avons dit, pour le psychopédagogue. Or,
ces trois pouvoirs se répartissent différemment les responsa
bilités. Le pouvoir culturel et surtout le pouvoir mythique me
semblent intervenir au niveau même de l'analyse de groupe
qu'ils peuvent contrarier. Il est certain, je l'ai dit, que
le "terrorisme analytique" qui m'a été reproché fut responsa
ble de silences ^angoissés devant ce qu'on supposait Itre ma fa
culté de divination. J'ai mentionné combien mon implication
ultérieure dans le groupe avait contribué à lever les préjugés.
Il n'en reste pas moins que de tels pouvoirs d'interprétation
peuvent itre s.ource d'inhibition, et susciter ce que j 'ai ap
pelé des difficultés de fonctionnement. Certes, de telles
conduites d'évitement peuvent se manifester envers tout ani
mateur même non-instituant. Je dois reconnaître, cependant,
que mon troisième pouvoir, le hiérarchique, confère aux
deux autres une valeur particulièrement redoutable, peur ceux
tout au moins dont l'assise personnelle est hésitante. Or,
c'est précisément ceux-là qui intéressent le formateur sou-
cieux de conforter la présence. Il ne faudrait pas qu'une
telle analyse de groupe ne profite, en définitive, qu'à ceux
qui en ont le moins besoin.
Si le pouvoir hiérarchique intervient secondairement dans
le déroulement de l'analyse, il intervient de plein droit dans
l'ordre des difficultés que nous avons nommées déontologiques.
Il nous suffira ici de rapporter l'incident qui eut lieu en
fin de stage, au moment de la notation. L'équipe pédagogique ;
était convenue, avec les stagiaires, ce la procédure suivante s
dans un premier temps, formateurs et stagiaires se réuniraient
séparément pour rédiger Tes rapports de stage et attribuer une
note; puis ils se rencontreraient pour confronter leurs éva
luations respectives. Au cours ce la réunion plénière, un sta
giaire contesta la note de 12/20 que nous lui avions mise, .mai;
surtout fut profondément irrité par 1 'expression : "présence
hésitante" qui figurait dans son rapport. Il est important de
préciser qu'il n'en déniait pas le bien-fondé ( 1 ) •• Son objec
tion était beaucoup plus grQ.ve. Sachant pertinemment que, j'é
tais l'auteur de l'expression incriminée, il se tourna vers
moi : "Je voudrais l'adresser à Lucien. Pendant des mois, tu
(1) La preuve en est que la rédaction du rapport qui nous fut contreproposée par les stagiaires, avec l'agrément de l'ii téressé, comporte la formulation suivante : "Tu obtiendra; de meilleurs résultats si tu extériorises d'une manière plus ferme et- plus convaincue, tes qualités de réflexion et de recherche".
nous as invités à nous analyser. Malgré mes réticences initia
les, je me suis efforcé de suivre tes conseils, et j'ai confié
au groupe, en ta présence, des choses importantes me concernant
Je te pose alors la question : "A quelles occasions as-tu pu
te faire une idée sur moi ?" Si c'est au cours des séances
d'analyse, alors je dis que tu m'as tendu un piège". Je pas
serai sous silence l'émotion qui fut la mienne devant ce col
lègue blessé par moi et à juste titre. L'objection était réelle
Je pus certes facilement le convaincre que je n'avais pas dé
libérément tendu le piège. Mais il me fut impossible, en le
comprendra, de lui dire que men intuition n'avait pas trouvé
aussi sa source..dans nos rencontres hebdomadaires. Mcn juge
ment lui apparaissait, et m'apparut alors, cor.me une indécen
ce majeure.
Faut-il renoncer pour l'avenir à de telles analyses ?
Peut-être pa3.; faut-il encore que certaines- conditions se
trouvent réunies. Et en priorité, il est nécessaire que l'ana
lyste ne soit plus celui qui juge. Pour cela, différentes so
lutions apparaissent; la solution officielle : le formateur
est dégagé de l'évaluation (1)} une solution officieuse :
l'équipe pédagogique autorise le psychopédagogue à ne pas
participer à l'évaluation, ce qui est beaucoup demandera nos
collègues; une solution pratique : pour ces séances d'analyse,
(1) comme cela se passe dans les CFPTA.
la section fait appel à un autre psychopédagogue, de la même
ENNA., ou d'une autre ENNA pour des sessions bloquées. Il nous
semble, en définitive, que de telles pratiques sont trop pré
cieuses dans une formation d'éducateurs pour y renoncer du fait
d'obstacle^ institutionnels. A ceux qui ressentent cette néces-.
site,d'oeuvrer pour que de tels obstacles soient aplanis.
Devant un groupe conflictuel, on peut encore recourir à
une autre situation régionale : le séminaire en résidence. ;
Le séminaire en résidence
Un séminaire est la poursuite par le groupe de son ana
lyse, mais avec d'autres moyens. La section au complet, sta
giaires et professeurs, se retire de l'Ecole pendant quatre
ou cinq jours; nous serions tenté de dire qu'ils font retraite
Le but de ce départ, rendu nécessaire par le mauvais fonction
nement du groupe, est de trouver un lieu, entendu dans l'ac
ception phénoménologique, dont le climat rende possible une
nouvelle rencontre avec les autres et avec soi-même. Une telle
situation doit répondre à deux conditions j
- échapper autant que. possible à l'institution, d'abord
en en quittant les^murs, mais aussi en laissant toutes les
structures qui tissent la vie quotidienne à partir de 1'axe
institutionnel j cours, leçons, horaires, visages, représen
tations de tous ordres....
- développer au maximum chez les participants la conscien
ce de groupe; en jouant d'abord sur le cadre de vie : l'isole
ment en montagne dans un site de neige renforce la prégnance
de l'image groupalej en jouant ensuite sur les activités : le
partage des tâches quotidiennes (cuisine - services - organi
sation) ainsi que l'activité sportive (ski de fond) qui obli
ge de quitter l'aire conceptuelle au profit d'une présence re
nouvelée par l'activité corporelle.
Pour dire ce que peut être un tel séminaire, nous, décri
rons l'un d'eux, effectué en Février 1974, avec une section
de mécaniciens. Le choix 3e porte sur Méaudre, petit village
du Vercors et centre ce ski nordique; une auberge est retenue
qui reçoit habituellement colonies et classes de neige. Le
programme^du séjour, établi patiemment au cours de discussipns ,
sera suivi à peu de choses près. Il se présente ainsi :
7.30 petit déjeuner
8.30 thème de discussion
12.00 repas
13.00 ski
17.00 reprise du thème du matin
19.30 repas
20.30 soirée (animation par les stagiaires)
Les thèmes de discussion qui ont été retenus sont les
suivants i
- mardi t "pourquoi ai-je choisi d'être enseignant?"
- mercredi s "les rencontres enseignant-enseigne"
- jeudi : "évaluation de la formation en ENNA"
- vendredi t "bilan du séminaire"
Ces thèmes présentent l'avantage d'être à la fois texte
et prétexte, d'être utiles à étudier en tant que tels, mais
aussi d'être l'occasion de s'impliquer personnellement devant
le groupe. Autrement dit, il s'agit moins de débattre d'une
question abstraite et gratuite que de se mettre en question.
Les thèmes de réflexion du mardi et du mercredi font l'objet
d'un lancement de ma part, au cours duquel je m'efforce de si
tuer le problème et de poser des questions : "Quelles sont les
implications conscientes et inconscientes d'un choix, et no
tamment du choix d'un métier ?" - "Quelles sont les différen
tes rencontres possibles entre maître et élèves, hiérarchi
ques, fonctionnelles, affectives, et quelles relations peuvent-
elles entretenir ?". Après ce lancement, et les précisions
qu'il apporte, les stagiaires se retirent en petits groupes
de réflexion jusqu'il onze heures; après quoi, le grand groupe
se reforme pour la mise en commun des conclusions. En revanche
l'organisation de3 matinées du jeudi et du vendredi, consa
crées aux évaluations, sera laissée à l'initiative des sta-
giaires. Je me pose alors la question de savoir si ma présence
est souhaitable pour ces deux dernières réunions; la réponse
me sera donnée d'une manière imprévue.
Lorsqu'on se pose la question de l'efficacité de tels sé
minaires, c'est-à-dire,. étant donné nos finalités, la force
avec laquelle chacun, grâce au groupe, est mis en présence
de soi, il convient de ménager deux ordres de réponses : l'or
dre du quotidien et l'ordre du moment critique. L'efficacité
du quotidien est faite d'une imprégnation discrète. C'est tout
ce partage d'existence où "la vie quotidienne aux travaux en
nuyeux et faciles" joue son rôle, où je me découvre (1) à moi-
même et aux autres. Je me confie sur mcn choix d'enseignant,
sur mes relations avec l'élève; je me livre aussi à ski, en
tombant, en étant aidé ou en aidant, en prenant sur moi. Je
dors aux côtés des autres, je partage la douche, je plaisante,
je sens peu à peu mes masques gommes par cette multitude d'in
fluences obliques incessantes. Autrui est là qui me cherche
malgré lui, qui me questionne, m'incite à ne pas me refermer
dans mon silence protecteur. Mais, à côté de cette obstination
du groupe, latente et ininterrompue, il y a parfois les temps
forts : les moments "critiques. Je voudrais en rapporter deux
que nous avons vécus pendant ce séminaire et qui ont été l'oc
casion de mutations.
(1) élucidation, mais aussi abandon des prQtecticns • •-_ •
Le premier se situe le mardi à 17 heures. Je rappelle que
le programme prévoyait, à cette heure-là, une réunion de tout
le groupe, destinée à reprendre le thème du matin. J'arrive
donc dans la salle de réunion, peu avant 17 heures, avec mon
collègue professeur de fabrication mécanique. Une dizaine de
stagiaires sont déjà là, en survêtement, qui jouant aux cartes,
qui faisant son courrier. Peu à peu, les retardataires nous
rejoignent, et le temps passe. Vers 17 h.30, mon collègue me
rappelant le rendez-vous de 17 heures me demande ce que je
compte faire. Je lui fais comprendre rapidement et à mi-mots
que je me contente d'attendre. Vers 18 heures, faussement ab
sorbé dans mon journal, je remarque que un ou deux stagiaires
commencent à regarder dans ma direction; regard auquel je
m'empresse de ne pas répondre. L'un d'eux, enfin, rompt le si
lence : "Dites, je croyais qu'on avait rendez-vous à 17 heures?"
On plie lentement cartes et courrier} on se tourne vers moi.
"En effet, dis-je, il me semble que nous avions rendez-vous
à 17 heures". Un débat, passionné et passionnant, s'ouvre a-
lors sur le sens de ces soixante minutes. "Etait-ce à moi de
vous rappeler l'heure ?". J'avoue au groupe qu'un tel rappel
à l'heure de ma part, rappel à l'ordre, aurait été en centra-
diction avec la finalité même de notre séjour ici. C'était per
pétuer des rapports hiérarchiques au moment même où nous quit
tions l'institution. C'était renforcer la passivité,: 1'inerti%
et secondairement l'opposition, alors que notre objectif était
une interpellation de chacun, une invite à s'exprimer, à s'ou
vrir, à quitter les rôles traditionnels du formateur et du
formé.. Les échanges sent riches et intenses. Nous prenons cens»
cience combien il est difficile d'échapper à ces rôles tradi
tionnels qui ont marqué notre passé scolaire, et qu'il ne suf
fit pas de quitter l'enceinte institutionnelle pour être débar
rassé de ces vieux schémas et se découvrir autogestionnaire.
Le formateur, surtout si les cheveux grisonnent, évoque vite
pour ses administrés, cette figure omnipotente qui sommeille
depuis nos vies antérieures. Quelle formidable présence nous
convie au repas totémique ! Les réflexions sent alertes, at
tentives, tendues vers ce centre de gravité du groupe que l'on
sent proche à ce moment. Chemin faisant, le groupe heurte en
fin le pourquoi de son oubli du rendez-vous, et en même temps,
ma part de responsabilité. Nous avions démocratiquement débattu
de tout le séminaire, horaire et contenu, à l'exception de ce
rendez-vous de 17 heures que j'avais fixé en mon privé. Le
groupe me signifiait que celui qui avait seul décidé la fin de
la récréation veuille bien également sonner la cloche. Je re
connais mo.n erreur, présente mes excuses et reverse au débat
la question des 17 heures; le groupe reprend le pouvoir et
repousse la réunion à 18 heures (1)O La conclusion s'impose;
nous tirons cette règle de vie sociale t un groupe (ou une
personne) ne passe à l'acte spontanément que lorsqu'il est par
tie prenante du projet. Je demande aux futurs professeurs que
j'ai devant moi de ne pas oublier ce principe lorsqu'ils au
ront à s'interroger sur les méthodes.
Le deuxième moment critique se situe durant la ma tinée du
jeudi. La veille au soir, j'ai été dans l'obligation de redes-'
cendre à Lyon. J'avais prévu de regagner Méaudre le jeudi à
8 heures pour la réunion de travail; l'état des routes est tel,
ce matin-là, que je n'arrive qu'à 10 heures. Bienheureux contre
temps qui a permis au groupe, délivré du leader hiérarchique,
de s'organiser et de passer à l'ordre du jour. Lorsque j'entre
dans la salle de travail, je découvre le groupe, en table rsn-
de, en train de discuter ferme du thème prévu : la formation
en ENNA. Un animateur a été désigné qui organise les prises
de parole; un secrétaire de séance prend note et fait les
synthèses; je m'apercevrai bientôt qu'un leader a surgi. 'Bref,
une belle maturité. Je me glisse discrètement dans le cercle,
pour comprendre rapidement que ma place n'est pas ici. Le
groupe n'a nul besoin, la preuve est faite, de mon animation.
Quant au sujet, leur critique sera plus aisée en l'absence du
(1) Deux documents conservent la trace de cet incident. Le premier, projet de la session, note s de 17 à 19 h.30 s bilan de la journée, 'cours. Le deuxième, compte rendu de la session, porte s de 17 h. à 18 h. s déten,te. ' '_ ' •
formateur. Sous un prétexte, je me retire donc aux cuisines
pour lire mon journal. Vers 11 h.30, un stagiaire vient me
chercher. Je réintègre le groupe en expliquant les raisons pou
lesquelles je me suis retiré. Après quelques dénégations de
courtoisie, le groupe tire les conclusions des réflexions de
la matinée. Est souligné notamment le rapprochement qui s'est
opéré entre stagiaires,
"un signe : nou3 nou§ appelons tou3 ici- par nos prénoms.
- c'est vrai, avant c'était plutôt le nom
(silence)
- il n'y a que Monsieur Pil.oz...
(silence)
- en effet, dis-je-, j'ai un traitement a part
(silence)
- je suis d'avis (c'est le nouveau leader qui parle), après
ce qui s'est passé ici, d'appeler aussi Monsieur Piloz par
son prénom, s'il n'y voit pas d'inconvénients.
- très volontiers, dis-je
Chacun d'évaluer la nouvelle situation, ce qui me permet, aprè
un silence :
- mais je n'ai pas dr̂ oit au tutoiement ?
-vous accepteriez ?
- je vous le demande au contraire"
Le groupe accueille très favorablement cette double déci
sion dont la part symbolique n'échappe pas. C'est précisément
cette dernière part qui détermine alors trois stagiaires à in
tervenir pour repousser, quant à eux, la décision qui vient
d'être prise. "Je ne pourrai jamais... ce n'est pas possible.."
Les camarades demandent les raisons d'une telle impossi
bilité, mais en vain. Se place alors une réflexion importante
sur ce que je crois devoir appeler la "crainte révérentielle"
dont je suis l'objet à propos du tutoiement. Que signifie-t-
elle ? Quelle image certains stagiaires ont-ils de moi ? Cette
image, qui semble quelque peu sacralisée, n'est-elle pas alié
nante ? Suit un débat extrêmement riche et animé sur les rap
ports du stagiaire et du formateur} ce qui nous permet de fruc
tueuses comparaisons avec la rencontre maitre-élèves, sujet
traité la veille. Nous découvrons que, dans cette passivité
des stagiaires., qu'ils sont les premiers à dénoncer, l'insti
tution n'a pas la seule responsabilité, mais que les intéressés
eux-mêmes ont parfois leur force d'inertie. Un des acquis du
séminaire, écrivent les stagiaires dans leur rapport, est "la
prise de conscience de notre capacité de proposer, d'organiser,
de gérer notre propre formation". Nous traduirions, en termes
analytiques : "le séminaire nous a permis le meurtre du for
mateur en tant qu'instance paternelle".
Ce dernier point est pour nous fondamental. Lorsque ncus
tirons les enseignements d'un tel séminaire, nous constatons
que les deux objectifs fixés ont été, en grande partie, at
teints s 1'élucidaticn des situations personnelles et une meil
leure cohésion du groupe. Chacun a eu la possibilité de se met-?
tre en question, et ceci de deux manières. Les deux thèmes des
débats ont permis à chacun d'approcher ses motivations person
nelles, de faire le point sur l'image qu'il avait de l'enfant,-,
sur l'image qu'il avait du professeur. L'effort de sincérité
auquel chacun s'est obligé a permis une mutation qui, chez
certains, a été suffisamment importante pour être soulignée
immédiatement par le groupe. Mais aussi la dynamique même du
groupe a permis à beaucoup, sinon à tcus, de s'analyser et de
modifier la qualité de sa présence. Nous voulons souligner ici
la possibilité donnée à chacun d'extérioriser ses affects, la
possibilité de pouvoir parler avec la certitude acquise pro
gressivement, d'être écouté; la diminution des phénomènes d'in
tolérance, de rejet, de refus; les conflits peu à peu extério
risés... A propos de cette influence bénéfique du groupe, nous
répétons combien les conditions matérielles l'ont facilitée.
Notamment le caractère de retraite nous semble indispensable
pour mettre le groupe face à lui-même.
Le deuxième objectif, la prise en charge du groupe par
lui-même, fut encore plus nettement obtenu. Les phénomènes
d'écoute réciproque dont nous avons parlé, les échanges réels
acerus de jour en jour, ont permis au groupe plus de maturité
et d'autonomie. Les instituants se sont peu à peu retirés de la
direction du stage, et ont eu la satisfaction de constater 1'ap
parition d'un nouveau leader, non plus déterminé par l'insti
tution, mais dégagé par le groupe lui-mime.
De tels gains ont pu être obtenus parce que, selon nous,;
quatre conditions ont été respectées s
- Tous les stagiaires de cette section étaient présents.
Il est important peur la 'dynamique même du groupe que nul ne
manque. Que deux eu trois se retirent, et ce n'est plus le
même groupe; d'autant plus que généralement ceux qui s 'abstien
nent sont ceux qui ont de la peine à s'intégrer au groupe et
qui, de ce fait, portent une responsabilité particulière dans
les difficultés de communication.
- La section était seule. Le fait de pratiquer un sémi
naire à deux ou plusieurs sections permet à chaque groupe
d'éviter ses problèmes, ses conflits, en se diluant effecti
vement dans un ensemble non fonctionnel. Comme généralement,
cette "dilution" prend des allures festives, la mise en ques
tion de chacun ne s'en trouve pas facilitée.
- L'équipe des professeurs doit être la plus fournis pos
sible; en tout cas, au minimum, doivent être présents les pic*
fesseurs de la spécialité et le psychopédagogue. En effet,ils
font partie du groupe, et, comme nous, l'avons vu, une "bonne
partie de la problématique les concerne. L'évolution de chacun
et du groupe ne se fera pas sans eux; d'où la dernière condi
tion.
- Le formateur doit accepter - mieux : encourager - sa
propre disparition. Or, un séminaire se prête particulièrement
"bien à un tel meurtre. En effet, 1'autonomie de la section rie
sera jamais obtenue si l'équipe pédagogique maintient, cons
ciemment ou ncnt entre les stagiaires et elle-même un strict
rapport de domination hiérarchique. Neus pensons que le clima"
autogestionnaire, dans le cadre d'une formation de maître,
n'est possible que s'il est voulu et encouragé par tous les
formateurs. Or, cette émancipation nous semble capitale, car
nous posons que la situation que vit un stagiaire par rapport
à son professeur d'ENNA va engager, mutatis mutandis, celle
qu'il aura à vivre par rapport à ses propres élèves. Si nous
voulons que nos stagiaires soient de futurs éducateurs^ c'est
à-dire soient soucieux de la conquête par l'adolescent de sa
propre autonomie, il nous faut d'abord renoncer à la tentatic
d'exercer sur nos^stagiaires un pouvoir que la hiérarchie et
nos compétences rendent possible .
L ' au t o s c o p i e
Nous abordons cette quatrième région avec beaucoup de pru
dence, car nous la pratiquons peu et depuis peu de temps. Néan
moins, comme sa finalité est, entre autres, d'opérer une trans
formation des comportements, nous voudrions au moins mettre
en question la méthode employée (1). L'on sait qu'il s'agit
d'utiliser un circuit fermé de télévision (-C-FT7.) pour enregis
trer le professeur stagiaire pendant une leçon d'application.
Après avoir'choisi la pertinence, c'est-à-dire ce que l'en
Veut particulièrement observé^. ( gestuel, regard, rapports avec
l'élève, déplacements...), les caméras s'efforcent de suivre
le maître selon le critère retenu. La personne enregistrée
aura ainsi toute possibilité de se revoir, s'observer, s'*anâ-
lyser et éventuellement de corriger ses défauts. L'efficacité
d'une telle procédure repose, selon les auteurs, sur le glis
sement suivant : "Par le magnétoscope, une introspection quasi-
immédiate rend désormais possible la réflexion sur ces compor»
tements. On passe ainsi de l'expression "vécue" à travers le
corps propre, à une observation du corps-objet" (2). Monsieur
l'Inspecteur général Leif, qui préface l'ouvrage, écrit quant
(1) Nous ferons référence à l'ouvrage de r'M. Fauquet et Stras^ogel - "L'audio-visuel au service de la formation des maîtres" - Delagrave 1972
(2) op. cit. p. 12
à lui t "Il est d'abord indispensable de définir une méthode
d^observation et d'analyse des comportements, dont la diffi
culté majeure est de permettre de se détacher, comme le disent
les auteurs, du vécu dans le corps propre afin de pouvoir s'at
tacher à la perception.du corps-objet, à travers les images
objectivées, processus qui doit cependant conduire, finalement,
à un retour sur soi-même"» Cette dernière phrase, que nous sou
lignons, laisse transparaître, selon nous, quelque chose comme
un doute sur la possibilité de terminer le processus. Si nous
sommes particulièrement sensible à cette nuance, c'est que nous
avons quelques raisons de croire que le retour escompté est
extrêmement problématique.
Nous'nous attacherons, tout d'abord, au premier temps de
la méthode : le passage du corps propre au corps objectif.
Qu'est-ce à dire ? La perception que j'ai de mon corps et
celle que j'ai du corps d'autrui sent deux attitudes antino
miques. Je perçois mon corps de l'intérieur de cette percep
tion naïve qui exclut, dans la spontanéité quotidienne, toute
distance de mei à moi-même. Il constitue, et essentiellement,
mon ici absolu. Le corps d'-autrui, au contraire, appartient
au là-bas et se mandfeste sous l'horizon de mon projet ou de
mon attente. Qu'il soit proche ou lointain, il garde toujours
ses distances par rapport à mon ici} ce qui signe son appar
tenance à l'espace' étranger. Autrement dit, la perception de
mon corps propre appartient à l'espace de la présence; celle
du corps d'autrui, si mon intention est analytique, appartient
à 1' espace de la représentation. Le projet des auteurs est de
donner à chacun la possibilité d'analyser son propre comporte
ment. Or, l'analyse nécessitant une mise à distance, et cette
dernière étant impossible à l'égard du corps propre, il con
vient de transformer le ccrps propre en corps objectif pour
que, la distance prise, cette analyse devienne possible (1).
Comment établir cette distance ? On pense d'abord au mi
roir. Mais l'on voit tout de suite qu'il s'agit d'une fausse
distance, trompeuse. Cette image-reflet m'obéit comme un frè
re. Ce corps iar.s la glace ne cesse de suivre mes moindres in
tentions. l-'è~e un jeu de miroirs n'arrange rien : ombre de moi-
même, le reflet mime mes initiatives au lieu de dialoguer li-
brement. Le problème se pose alors : comment émanciper le re
flet de sa source, le corps objectif .du corps propre ? L'enre
gistrement magnétoscopique est une réponse, et présente sur le
miroir l'avantage pour le sujet de se reconnaître dans l'image
mais sans devoir s'y identifier. En effet, se voir à l'écran
suscite deux attitudes contradictoires* Certaines images vont
continuer à solliciter fortement 1 ' identification;.'il s'agit
(1) tout ceci est fort logique; cependant, les auteurs sent, dès maintenant, engagés dans une voie qui conduit à une impasse dans la mesure où ils n'envisagent qu'un seul type d'analyse : le type scientifique, qui transforme effectivement le corps en objet.
du visage en gro3 plan, de face, où nous reconnaissons le mo
ment projectif-introjectif du stade spéculaire. Au contraire,
les autres plans, surtout en mouvement, sont plus étrangers
dans la mesure où l'image semble s'émanciper dans un libre com
portement dont l'imprévisibilité, fut-elle factice, ne permet
plus l'identification. Se reconnaître sans s'identifier nous
semble être positif en l'occurrence; c'est la façon pour cet
alter ego qui figure sur l'écran de prendre ses distances par
rapport à mci. C'est moi m«is ce n'est plus j^. <J'ai la possi
bilité de m_e voir. Effectivement, les deux pronoms personnels
ont des statuts très différents : _j_e est le réfèrent du dis
cours, il est celui qui parle; moi est le référé, celui dont
on parle. L'un est présent, l'autre est en représentation.
C'est cette situation duelle qui permet l'analyse souhaitée.
Suivant le projet des auteurs, nous sommes arrivés à
cette conclusion : la nécessité de substituer le corps objec
tif au QTorps propre si nous voulons que chacun puisse analy
ser son propre comportement. Nous voudrions ici prendre la me
sure exacte d'une telle substitution. Même si la logique nous
conduit à ce glissement, il' nous faut prendre conscience de ce
que nous'perdons dsfts une telle opération. Or, cette perte,
que nous analyserons en terme d'appauvrissement, ne semble pas
avoir été perçue par les auteurs, et ceci du fait même de leur
préjugé scienti3te; comme le prouve le passage suivant s "La .'i
controverse des chercheurs anglais sur l'impossibilité de
"rendre intégralement le normal" aborde le véritable problème,
mais en des termes implicitement absurdes. Le reproche imputé
au CFTV de ne pouvoir rendre "that total normalcy" laisse en
tendre qu'il s'agit là d'une regrettable limitation par rap
port à l'observation directe. C'est sous-entendre que la réa
lité serait la représentation totale et que l'observation di
recte embrasse cette "totalité" du phénomène. M.&ia c'est ou
blier que la perception est toujours sélective. Par que.lle
magie, le regard exercé du pédagogue et, a fortiori, le regard
libre et errant du novice -épuiseraient-ils 1 * infinie, richesse
des esquisses spatiales et temporelles qui constituent la to
talité de l'action pédagogique ? Seul, l'entendement du dieu
leibnizien' dispose de cet unique privilège d'un panoramique,
intégral sur l'univers pédagogique. Quelle que soit la tech
nique d'observation utilisée, qu'il s'agisse de l'observation-
en-personne ou par CFTV, la monaaie humaine est toujours con
damnée aux points de vue. Sa perception "normale" est incompa
tible avec une perception "totale". "(1).
Ce texte appelle plusieurs remarques. Nous convenons, avec
les auteurs, que Inobservation directe ne saurait embrasser
tous le3 phénomènes se manifestant ici et maintenant, qu'elle
ne peut épuiser "l'infinie richesse des esquisses", et ceci
(1) op. cit. p. "0
quelles que soient l'attention, l'expérience et la vivacité de
1'observateurf seule, effectivement, une- vision divine est ca
pable d'embrasser la totalité du réel. Mais le problème ne se
pose pas en ces termes. La différence entre l'observation di
recte et le CFTV n'est pas un problème de totalité mais d ' inté
grité» Car si, effectivement, l'observation directe n'est pas
capable d'embrasser tous les phénomènes du champ perceptif,
elle est la seule à être capable d'appréhender l'intégralité
du phénomène sélectionné. Et cette possibilité lui est 'donnée
parce que l'observateur habite un espace de présence, contrai
rement au spectateur qui habite un espace de représentation.
Bien loin d'être cette monade dont Leibniz lui-même nous dit
qu'elle est "sans perte ni fenêtre", l'homme n'existe qu'à
s'ouvrir au monde. La bulle monadique symbolise excellement'
la clôture schizephrénique.
Cet appauvrissement que subit le téléspectateur par rap
port à l'observateur est dû à deux limitations qui, loin d'ê*
tre accidentelles, sont inévitables :
- l'abandon de la perception marginale
- la dissociation de la perception et de la conduite.
a) l'abandon de la perception marginale
Nous avons déjà dit, à propos du sens, l'importance de
la marginalité- dans le fonctionnement du signifiant (1). Or,
(1 ) supra p. 9"</92
le marginal est aUfc domaine exclusif du sujet humain, car seul,
celui-ci a la propriété de ne pas être soumis à des limites ob
jectives. "Notre champ visuel n'est pas découpé dans notre monde
objectif, il n'est pas un fragment à "bords francs comme le pay
sage qui s'encadre dans la fenêtre. Nous y voyons aussi loin que-
s'étend la ptise de notre regard sur les choses, bien au-delà de
la zone de vision claire et mime derrière nous. Quand on arri
ve aux limites du champ visuel, on ne passe pas de la vision à :
la non vision..." (2). Les contours de mon champ perceptif ne
sont pas déterminés par le cadre de mes orbites; il y a une ou
verture absolue sur le mondé grâce à laquelle axial et marginal
retentissent l'un dans .l'autre selon mcn projet perceptif. C'est
ainsi que, contrairement à'l'objet, réduit à l'exactitude de
Jon contour, les choses dans cet échange perpétuel ne cessent'
d'irradier autour d'elles pour former sous le regard et par le
regard ce flux structurel jamais ininterrompu qui permet à
Husserl de parler d'esquisse du monde (et non d'image). D'autre
part et suivant mon regard, la région précédemment marginale
peut être promue axiale : à son tour de recevoir, sans hiatus,
une nouvelle marginalité rehaussant la nouvelle perception cen-
trale et lui assurant sa pleine émergence à la fois comme signe
et comme forme. Grâce au marginal, ma perception n'atteint ja
mais le bord du monde} il assure à ma présence un continuum
(1) Merleau-Ponty - "Phénoménologie de la perception" - p.321
existentiel. Il environne totalement mon ici, dessus, dessous,
par côté et derrière moi. Rappelons ce psychotique qui se retour»
nait pour voir si le monde était toujours derrière lui. Si l'hom
me sain, est dispensé de cette vérification, ce n'est pas qu'il
sait que le monde est toujours là, c'est qu'il ne cesse de le
percevoir marginalement t le monde se referme derrière moi.
Cézanne avait vu cela s "Le monde est concave" disait-il à
Gasquet.
Or, lorsque nous quittons la perception directe peur la
représentation télévisée, nous sacrifions tout l'entour margi
nal. Contrairement au regard humain qui s'ouvre au monde, la
caméra n'est qu'un oeil enregistreur qui, par les frontières
objectives du cadrage, rejette le hors champ dans le néant, et
condamne ainsi l'image à une manifestation réduite à sa pure
actualité sans aucune possibilité de dépassement marginal. "La
conscience, écrit Husserl, n'est jamais composée exclusivement
d'actualité". Le marginal, cette région éventuelle mais bien
réelle, est le lieu de resscurcement de mon projet perceptif.
La signification d'un comportement étant indissociable de son
retentissement marginal, il est évident que l'enregistrement
CFTV, bien, loin de mettre en relief cette signification, la
mutile. Réduire la phéncménalité d'un comportement aux dimen
sions objectives de" ses gestes, c'est sacrifier le sens d'une
présence au profit d'une image thématisée désormais réduite à
elle-même (1). C'est pour le spectateur,glisser de la co-pré-
sence à l'en-face.
b) dissociation de la perception et de la conduite.
Cette dissociation constitue le deuxième appauvrissement.
L'observation directe, que nous nommons présence, articule tout
naturellement mon projet et la situation où il s'éploie. Même
si la perception n'épuise pas la totalité de la notion de pro
jet, elle en constitue incontestablement un temps préalable es
sentiel. Cette dialectique du comportement et de la situation
qui signe l'habiter n'est possible que si ma perception est
rigoureusement et sans hiatus en prise sur mon projet (2). Or,
nous venons de le voir,' seul un regard est capable de promou
voir une restructuration du champ perceptif, en assurant une
nouvelle articulation axial-marginal. Lorsque, à mon regard,
se substitue l'ceil de la caméra, je suis ccntraint de vivre ce
paradoxe : percevoir une situation selon le projet d'un autre,
en l'occurrence le régisseur. C'est dire que ma liberté qui est
(1) exception faite, peut-être, de certains geste ou parole stéréotypés, de l'ordre du tic, mais qui n'ont précisément aucune signification manifeste qui puisse être dévoilée.
(2) nous ne voulons p̂ as dire, pour autant, qu'un tel hiatus n'existe pas aussi parfois, même pour la présence. Une illustration quotidienne" nous est fournie par la conduite automobile. Ceux qui en voiture ont "mal au coeur" sont toujours les passagers, jamais le conducteur qui a l'avantage sur les autres, de devoir lier perception et projet. Le comble est atteint lorsque le passager ne regarde même plus la route.
assurée par les prises successives que m'assure la mobilité de
mon regard sur la situation, se trouve court-circuitée. Je suis
soumis au diktat d'autrui qui me livre, toutes faite et sans
surprise, une succession d'images sans dépassement. Tel est le
destin du téléspectateur. Ce qui explique, selon nous, la remar
que fort pertinente des auteurs selon lesquels les professeurs
en formation, face h- l'écran, accordent un "privilège presque
exclusif... aux informations verbales, au détriment des infor
mations visuelles. Sans crainte de caricaturer» nous dirions
volontiers que les élèves-maîtres entendent la leçon, mais ne
voient pas la classe" (1). Sans rejeter les explications avan
cées par les auteurs, nous pensons que la raison est beaucoup
plus fondamentale. Seule, l'observation directe permet d'ha
biter une situation, c'est-à-dire autorise l'ouverture d'une'
présence à son environnement. Je suis alors avec la classe, et
mcn projet, attentif, en suit la dramatique. Téléspectateur, je
suis devant mon récepteur; cela signifie que seule, la tête est
concernée et que le reste de ma corporéité appartient à la pièce
où je me trouve réellement. Faut-il s'étonner alors que je sois
plus sensible au seul signifiant qui me parvienne, muni lui
au moins d'une marginalité, la marginalité linguistique du dis
cours magistral ? A celui qui se trouve réduit à 1 a'représenta
tion, seule, la rencontre conceptuelle est possible. L'autre
(1 ) o.p. cit. p. 118
rencontre, la vraie, doit être tissée de3 multiples et inces
santes aperceptiona qui 3'analysent, selon la terminologie, hus-
serlienne, en ternes d'esquisses et qui fondent mon séjour; l'i
mage télévisée qui aie parvient n'en est que traduction objectai
Mais une telle rencontre n'est possible qu'à un existant et non
à un spectateur. Cet exemple nous fournit une nouvelle illustra
tion de la distance entre le regard et l'oeil, entre la présen
ce et la représentation.
Le CFTV induit donc, par rapport à l'observation directe,
une double amputation dent nous voudrions donner maintenant une
illustration. Les psychopéd_agogues des SNNA ont été conviés, il
y a quatre ans, à un stage de trois jours à Versailles, avec
l'équipe précisément de MM. Fauquet et Strasfogel. Pendant ce
séjour, nos- collègues, dont l'autocritique et la modestie fu-
rent permanentes, nous ont invités à une expérience redoutable
pour eux (1). Elle se déroule dans deux pièces contigUes, mais
parfaitement isolées l'une de l'autre. Nous sommes répartis en
trois groupes. Dans une pièce, le premier groupe, composé de
sept ou huit personnes, va former une table ronde et devoir
discuter d'un thème pédagogique qui lui sera proposé. Dans la
même pièce-, un deuxième groupe, cinq ou six personnes, silen
cieuses, constituent les observateurs, et ont pour fonction de
prendre le maximum de notes sur ce qu'elles verront et enten-
(1.) Nous en profitons ici pour saluer la grande honnêteté intellectuelle de cette équipe, quelles que soient,' par ail*:. leurs, nos réserves.
dront. Enfin, dans l'autre pièce, un troisième groupe, assez
étoffé, va lui aussi observer le débat, mais devant trois ré
cepteurs de télévision reliés à la même régie. Il va sans dire
que toute la discussion de la table ronde sera enregistrée, de
façon à être revue, autant que nécessaire, et ceci par les tro
groupes réunis. Or, il s'avère, en fin d'expérience et visicn-
nement fait, que les trois groupes n'ont pas perçu la même réa
lité. Nous reconnaissons volontiers que le groupe de discussie
étant donné son souci du débat, dcit normalement se distinguer
des observateurs. En revanche, ce qui nous paraît très signi
ficatif, c'est le décalage qui apparaît entre les observateurs
en direct et les observateurs réduits à leurs écrans. Nous vou
dricns relater deux de ces décalages. A un moment de 1 a dis
cussion, l'un des participants, fort isolé dans le groupe et
voulant conforter, sa position, tire de sa serviette un livre
et le pose sur la table en disant ; "Ce que j'avance a fait
l'objet d'enquêtes et d'expériences qui sont consignées dans
cette étude". Les observateurs en direct seront unanimes à̂ no
ter la gêne que provoque un tel geste chez les participants.
Ils notent le silence embarrassé, les attitudes corporelles
de chacun, dont certains sent tentés, de se saisir de l'ouvra
ge mais se retiennent. Finalement, le livre reste au milieu
de la table. Ces mêmes observateurs interprètent ces attitu-
des comme un refus de devoir rendre éventuellement les armes à
un interlocuteur, alors que le débat est fort passionné, et que
chacun veut avoir raison. Au même moment, que voient ceux que
nous appellerons les télé-observateurs ? (dont nous sommes).
Peu de choses, sinon ce livre sur la table dont le régisseur
nous donne un gros plan. Toute la signification symbolique qui
donne à cette aoène sa tension signifiante nous re-3t-e inacces
sible dans la mesure où le livre se voit privé de sa marginali
té j l'inertie blocage des interlocuteurs. S'agit-il seulement
d'une erreur de régie ? Nous ne le pensons pas. Même si une
meilleure ouverture angulaire nous avait livré l'assemblée au
complet, nous serions restés aussi désarmas; seule, une pré
sence, dans cette alliance projet-perception, pouvait capter
intuitivement la dimension de cette effervescence discrète de
tout un groupe. Une contre-épreuve a été fournie lorsque les
observateurs en direct ont visionné 1 *enregistreaent » certains
n'ont pas reconnu la scène, d'autres ont souligné l'ampleur de
l'appauvrissement qu'elle avait subi, jusqu'à devenir incom-
préhensible. Une deuxième différence^frappa, qui fut la sui
vante s les télé-observateurs, furent unanimes à souligner que
les éléments féminins^, du groupe avaient monopolisé l'a parole.
Au contraire, les observateurs en direct avaient eu l'impres
sion d'un partage à peu près égalitaire'. Vérification faite à
partir de l'enregistrement, la différence chronométrée des
temps de parole donne un écart de trois secondes à l'avantage
des femmes sur un temps total de 45 minut.es. Nous avouons être
incapable, après quatre ans, d'interpréter ce fait; peut-être,
la présence linguistique des éléments féminins était-elle meil
leure.
Concluons provisoirement de cette expérience que l'ob
servateur en direct, co-présent à la situation, perçoit, et
lui seul., cet ensemble difficilement énumérable que constitue
l'intégralité des comportements, des mimiques, des gestuels, de
attitudes corporelles, des silences, des regards,,.tout ce que
nous nommerions velontiers le bruissement du vécu, et que l'un
des observateurs en direct a défini par cette constatation :
"Très rapidement, j'ai été sensible à l'inconscient du groupe".
Une telle intuition n'est possible qu'à celui qui est avec le.
groupe. Ceux qui sont devant l'écran, livrés à l'oeil de la
caméra, sont voués à l'en-face. L'image cadrée, privée de sa
marginalité, perd sens, de même que le télé-observateur s'aliè
ne dans un projet dépossédé de sa perception anticipatri ce>. Di
sons en terminant ce rapport que certains observateurs en di
rect ont été dans l'impossibilité de retrouver certaines scè
nes au visionnaient, alors même que, curieux de les' revivre,
ils les attendaient.-
Un tel constat suffit-il à condamner 1 'autoscopie ? Il
faut affiner notre critique. Nous relèverons une phrase de
nos auteurs s l'enregistrement "transforme réellement la situa
tion de l'observateur en celle d'analyste" (1). Qufe3t-ce à
dire, et est-ce un progrès ? Il s'agit d'abandonner le regard
naïf, en prise sur la phénoménalité du monde au profit d'une
perception critique, analytique, soucieuse de l'objectivité.
Nous avons dénoncé précédemment les dangers que comporte un
tel glissement ; notre critique joue a fortiori pour 1'autosco-
pie. Mais, ici, le bilan n'est pas entièrement négatif. Le
CFT7 me renvoie mon corps propre sous la forme du corps objec
tif; même si ce dernier emporte les appauvrissements que nous
avons dits, le décalage obtenu, inhabituel et contre-nature (se
percevoir à distance), provoque un effet positif : je me décou
vre, et l'image ainsi renvcyée peut ne pas coïncider avec celle,
intériorisée, que j'ai de m:i-même; Narcisse a vieilli (2). k~
joutons que l'autoscopie est d'autant plus séductrice pour 1'in
téressé qu'elle présente pour lui deux qualités apparentes :
dégagée de son entour marginal, une image réduite à ses limi
tes thématisées facilite une analyse objective; d'autre part,
et toujours du fait de cette parenthèse où elle se trruve en
close, elle exerce une sorte de fascination où l'intéressé
trouve à se projeter*^ Nous convenons donc volontier's que cette
mise à distance que suscite la perception analytique permet
une prise de ccnscience de soi. Mais, et c'est là où nous
(1) op.cit. p. 120
(2) c'est sur un tel effet que repose la distanciation brech-" tienne.
mettons en question 1 'autoscopie, une telle prise de conscience
est-elle à même de catalyser une transformation de la présen
ce ? (î) ou, autre formulation de la même question, de quelle
conscience s'agit-il ?
Pour éclairer cette question, nous ferons appel à la pra
tique psychanalytique. A propos de cette dernière, on entend
souvent dire que ce traitement est dangereux dans la mesure où
"il déstructure la personne sans la reconstruire". Il y a, il
est vrai, un moment dans la cure où, la levée progressive des
censures produisant ses effets, le passage à l'acte est possi
ble. Mais la critique que nous rapportons, même si elle est
naïve, est beaucoup plus fondamentale. Elle postule au fend la
dualité de la p-ise de conscience'et de la restructuration (2).
Or, éa&la est une erreur : conscience et mutation, dans le mo
ment anamnésique, constituent non seulement un même moment,
mais un seul et même phénomène. Il est' donc faux d'imaginer
un hiatus où le psychisme du patient serait réduit à 1' état
d'ectoplasme, et le patient lui-même à celui d'invertébré mo
ral. Cependant, lorsque nous parlons en psychanalyste de p rise
de conscience, il convient d'en bien préciser la nature. Lors
qu'une interprétation^est proposée par l'analyste, elle reçoit
(1) Nous avons cru comprendre qu'une telle interrogation se trouvait aussi chez nos auteurs, dont la recherche reste ouverte.
(2) ce qui est précisément le postulat de 1 'autoscopie; à cette différence près que la restructuration ne suit pa3.
successivement trois réponses (1). La première est une dénéga
tion j "Ce n'est sûrement pas la raison que vous avancez...
votre interprétation ne s'applique pas à ma situation". La
deuxième est une prise de conscience intellectuelle : "Vous
avez raison, c'est "bien comme vous le dîtes... je comprends
mieux maintenant". La troisième est la prise de conscience
affective. qui se manifeste par un silence au cours duquel le
patient est envahi par l'affect pulsionnel à l'état pur (nous ••
voulons dire en l'absence, généralement, de la représentation
qui s'y trouve rattachée). Or, lorsque nou3 parlons de l'iden
tité de la conscience et de la mutation, c'est évidemment de ce
troisième temps dont nous parlons, la prise de conscience in
tellectuelle n'entraîne aucun changement réel et durable, et
la raison de son inefficacité est simule : elle se situe dans
l'ordre de la représentation, conceptuelle en l'occurrence.
Seule, la prise de conscience affective engage la présence dans
son entier, et de ce fait entraîne mutation.
Nous avens précédemment dit, en énonçant cette dualité
combien il était vain d'espérer une inflaance significative de
la représentation sur la présence. Or.il nous semble précisé
ment que les tentatives de l'autoscopie reposent sur l'illu
sion qu'une telle influence est possible. "Appliquée au compor
tement pédagogique, l'autoscopie devrait inciter à un effort
(1) à plusieurs mois d'intervalle, s'entend.
d'analyse objective tendant à modifier l'action pédagogique ju
gée défectueuse" (1). Or, précisément analyse objective et
transformation du comportement sont antinomiques. Une telle mo
dification ne serait possible que si la prise de conscience ne
procédait pas d'une perception analytique (de l'ordre de 1'en-
face) , mais d'une perception phénoménale (de l'ordre de 1'avec).
Alors, seulement nous pouvons espérer que perception entraîne
mutation, dans la mesure où l'intéressé sera mis réellement en
présence de soi. Il est vain de chercher le lieu d'une telle mi
se en question à l'intérieur des frontières d'une image re-pré-
sentée; seul, le v4cu d'une -situation est capable d'interpeler
une présence.
Faut-il donc renoncer à l'autoscopie ? Nous ne le penser.s
pas, car ce 'qu'elle tente de surprendre n'est pas nécessairement
de l'ordre de la présence. A ce propos, une expression telle
que "comportement pédagogique" est dangereusement ambigUe. Elle
inclut, à la fois, les actes pédagogiques et le comportement.
Si, dans la pratique de la classe, il est difficile de les dis
socier, il nous semble, en revanche, important de les distinguer
au niveau de l'analyse. Les actes pédagogiques ressortissent à
la didactique pure (procédés ou techniques pédagogiques). Sn
font partie la structure de la leçon, le choix d'une démarche
(1) op. cit. p. 20?
expérimentale ou non, de la déduction, de l'induction... tout ce
qui est pris en compte au moment de la préparation. Nous y ad
joindrions des actes simples tels que la qualité des manipula
tions, les récapitulations et les contrôles, le type de question»
nement et les interventions des élèves qui les accompagnent.
Enfin, dans cette mime catégorie pourraient figurer certaines
attitudes relevant moins de la personnalité que de l'inexpérien
ce : le fait, par exemple, de s'adresser uniquement aux élèves ;.
du premier rang, ou de ne pas respecter suffisamment les teaps
de silence. Ce premier ensembl e, dans la mesure où il est ccn-s-
titué de faits objectifs, peut faire l'objet d'une représen
tation, être perçu intellectuellement et être modifié par l'in
téressé par le biais de 1'autoscopie (1). Au contraire, la
deuxième catégorie, le comportement, concerne directement la(
présence. Nous relevons, avec les auteurs : assurance, aisance,
dynamisme, inquiétude, malaise, insécurité, directivité, auto
ritarisme, crainte d'être débordé... Pour toutes les raisons qui
nous avons dites, l'autcscopie est inopérante à leur égard,
dans la mesure où ils n'appartiennent pas à l'objectité. C'est,
semble-t-il, une telle distinction qu'opère ÏÏ.Y. Woorhies, à
l'Université d'Indiana, et que nos auteurs résument de la fa
çon suivante : "...la préférence pour l'observation directe tou
(1) ou uar une simple remarque du formateur !
che à l'atmosphère, au climat de la classe, à la présence des
personnes et à leurs réactions inter-individuelles} par contre,
ce qui relève du programme, des méthodes et procédés pédagogi
ques, s'accommode également de l'observation directe et du cir
cuit fermé, lequel offre, enfin des possibilités exceptionnelles
de "focalisation" (1). Ceci pourrait résumer nos propres con
clusions, à cette réserve près que la mé thode nous semble un peu
vite rangée dans la seule deuxième catégorie. Car si elle est •
didactique, elle est aussi climat. Elle se situe donc de.part
et d'autre de notre frcntière et, de ce fait, devra recevoir un
double traitement. Il suffit de penser à la notion de directi
vité (ou son contraire) pour comprendre que la présence est te ut
aussi en question que la didactique.
Nous ne voulons pas, et ceci nous servira de ccr.clusior.,
faire une fausse querelle à une équipe dont la démarche expéri
mentale est rigoureuse et la recherche ouverte. Ne disent-ils
pas eux-mêmes être convaincus "que la seule réflexion ne suffit
pas à accéder au savoir-faire" (2). Nous le pensons aussi. «Mais
ce qui est en question ici n'est pas seulement un savoir-faire,
mais un pouvoir-être. Or, la réflexion dont ils parlent et dont
ils usent est inrpérarrtej l'amphibologie du terme même de ré
flexion est ici bienvenue. "... la tâche d'une réflexion radi
cale, c'est-à-dire de celle qui veut se comprendre elle-même,
(1) op. cit. p. 33 '
(2) op. cit. p. 249
consiste, d'une manière paradoxale, à retrouver l'expérience ir
réfléchie du monde, pour replacer en elle l'attitude de vérifi
cation et les opérations réf1exives..."(1)• Peut-être, l'honnê
teté intellectuelle de nos chercheurs, qui ont refusé de "..s'en
fermer dans un système", les a-t-elle privés de 1'écl aireme nt
qu'une méthode telle que la phénoménologie pouvait .leur appor
ter.
Le hatha-yoga
Cette dernière situation régionale pourra surprendre; il
n'est pas encore dan3 la coutume psychopédagogique de l'intégrer
à un processus de formation. Si cela arrive un jour, nous sou
haiterions, faut-il le dire, qu'une telle expérience restât
facultative.
»
Il est difficile de parler de yoga, sauf à se contenter
d'en décrire les modalités élémentaires, c'est-à-dire les plus
spectaculaires; il est difficile de conceptualiser ce qui est
essentiellement une pratique. Il faut l'exigence rationnelle
impénitente d'un esprit occidental pour tenter d'ordonner, se
lon notre ratio, ce qui est, pour l'oriental, une ascèse de
libération et quiv, comme telle, se passe fort bien d'une exé-
gèse. Nous avons le souvenir d'une réunion yogi où figurait
Shri Mahesh. Un participant lui demanda s'il existait des pos
tures spécifiques contre la colère. Il lui fut répondu : "On
(1) ïerl eau-Pcnty- op. cit. p. 277
peut écrire sur la pierre, on peut écrire sur le sable, on
peut écrire sur l'eau". Une telle parabole, outre son sens
propre, signifiait secondairement qu'une information de type
discursif était déplacée et que l'intéressé devait d'abord s'a
dresser à son tapig (1). Si l'on a pu dire que toute la philo
sophie indienne était "existentialiste", c'est qu'elle se pré
sente moins comme une organisation systématique que comme une
mystique, moins comme une critique que comme une expérience scu»
clause du salut de l'homme. Ainsi dit la tradition »"... le yoga
doit être connu au moyen du yoga... le yoga se manifeste par
le yoga...". Tautologie ? Faut-il renoncer à parler du Yoga ?
Avant d'interroger la pratique du yoga, du hatha-ycga,
telle qu'elle se présente aujourd'hui en Occident, peur savoir
si elle peU/t être de quelque utilisé à notre scuci de formateur
en quête de présence, nous voudrions demander à la psyché orien
tale la signification d'une telle ascèse millénaire. Nous fe
rons appel pour cette première partie à l'étude, majeure, de
M. Eliade (2).
Comme toute démarche initiatique, le yoga ne se comprend
qu'à partir du tryptique mystique : vie-mort-renaissance. La
vie ici, c'est l'existence profane soumiseau double.'c onditionne-
ment du monde extérieur, le cosmos, et du monde intérieur, le
subconscient. Au carrefour de ces déterminismes, le moi se pré-
Ci) ainsi dénoame-t-'on la natte sur laquelle Le yogi occidental
pratique les postures. • - • .-
(2) "Le yoga. Immortalité et liberté" - Payot 1954
sente comme le lieu de la souffrance et de l'aliénation. Du mê
me coup, le soi, enchaîné au flux psycho-mental, se trouve com
me exile. Cet exil n'est pas un destin; il n'est le résultat ni
d'un décret divin, ni d'une faute criginelle. Il est le fruit de
l'ignorance, de cette ignorance métaphysique qui confond l'es
prit et le cosmos, l'Etre et la Nature. "... la cause de "l'es
clavage" de l'âme et, par voie de conséquence, la source des
souffrances sans fin, réside dans la solidarité de l'homme avec.
le Cosmos..." (1). Il est donc nécessaire de se désolidariser
du cosmos pou'r que le soi, dans une révélation, puisse se con
naître.- Quelle est la nature du Soi ? Là encore, il n'est pas
facile de répondre. Lorsque les commentateurs se risquent à lui
donner une transcription conceptuelle, ils le définissent comme
"être-conscience-béatitude". Il n'admet aucun attribut ni, a
»
fortiori, aucune vie relationnelle. Il est dans la mesure où il
se connaît. Il est isolé,'libre parce que sans attaches. Irré
ductible, il est l'entité sans qualités. Finalement, et dans la
logique de la pensée orientale, le soi ne peut faire l'objet
d'aucune approche intellectuelle. Il n'est attesté véritablement
que par ceux à qui il a été révélé : les "hommes libérés". On
comprend alors que ce que l'Occident nomme conscience scit pré-
sentée comme négative, s'il s'agit pour parvenir à l'essence de
l'être de dégager le soi de sa gangue tissée de nos expériences
quotidiennes. Si-, pour Husserl, la conscience est toujours cons-.
(1 ) op. cit. p. 22
cience de quelque chose, pour le yoga, une telle conscience
reste immergée dans la matière, c'est-à-dire tributaire de tout
ce qui paralyse l'avènement du soi. "...la connaissance est un
simple "réveil" qui dévoile l'essence du Sci, de l'esprit...
Cette connaissance véritable et absolue... n'est pas obtenue
par l'expérience, mais par une révélation" (1). Cette conscien
ce du mystique est qualitativement différente de la conscience
phénoménale. Nous entendons bien que, pour la phénoménologie ;
même, une telle conscience phénoménale ne coïncide pas non plus
avec le soi, et que ce dernier n'advient qu'obliquement et tou
jours d'une manière éphémère, à l'homme surpris. Mais ce qui dis
tingue radicalement les deux philc sop'r.ies, c'est que, peur
l'Occident, le sci n'a aucune chance d'être révélé en dehors
de la phéno.-nénalité du monde, alors que, peur l'Orient, il s'a
git préalablement de "brûler" le phénomène afin que l'être puis
se advenir et libérer l'homme de sa condition humaine.
On comprend que la pensée occidentale, devant cela, soit
quelque peu désorientée (précisément). L'ascèse yogi qui con
duit de la vie profane à la renaissance, doit faire mourir
l'homme à cette vie phénoménale, le déchoir de sa condition
d'existant. Les termes employés par les commentateurs autorisés
ne laissent aucun doute s l'ascèse est "hibernation" - et retour
à la vie embryonnaire; l'état à obtenir est "réclusion", "res
serrement intérieur". "La retraite hors du Cosmos est accempa- ,.
( 1 \ nn _ a \ t . TV. 40
gnée d'une plongée en soi-même dont les progrès sont solidaires
de ceux de la retraite" (•!)• Le retour de la condition humaine
à la condition végétale n'est nullement péjoratif pour la psy
ché indienne, et ne saurait constituer une régression (2).
Seule, cette rétraction majeure, en-stase écrit Eliade, permet
la délivrance. Le samadhi, le soi, signifie union, totalité.
C'est l'auto-révélation du soi, une pleine compréhension de
l'être, en dehors de toute expérience. L'ascète yogi ne saurait
viser directement cette libération; souvent dénommée " rapt",
elle survient inopinément. Cette émergence du sci à lui-même
constitue l'ultime étape de la connaissance délivrée de la souf
france et de l'aliénation. Il y a ici une intuition, qui se ré
vèle difficile peur nous, d'une conscience vidée de tout conte
nu et cependant pleine de l'être même. Cette modalité cntolc-
giaue fait "l'homme libéré", un être en pleine possession ce
l'être dans toute sa plénitude.
Nous reconnaissons volontiers combien notre description est
hâtive, voire irrévérentieusef, concernant une des mystiques
les plus fécondes qui aient jamais existé. Notre propos était
modeste s présenter le yoga oriental comme cette "rétraction
du monde phénoménal" (3); et ceci afin de ne pas passer scus
(1) op. cit. p. 76 (2) de nombreuses postures portent des noms d'animaux, de végé
taux, voire de minéraux (le cobra, le lotus, l'arbre, le diamant...)'•
(3) op. cit. p. 104
silence la contradiction où se trouve celui qui a choisi d'adop
ter l'approche phénoménologique pour décrire une ascèse selon
laquelle l'être temporel est maya (1). "Ce que la philosophie
occidentale moderne appelle "l'être en situation", "être cons
titué par la temporalité . et l'historicité" a peur pendant dans
la pensée indienne "l'existence dans la maya" (2). On ne sau
rait être plus clair. La grande intuition qui traverse toute la
pensée orientale est l'antinomie entre le soi et le ccsmcs. Ce
que nous nosmens phér.omenalité est frappé de suspicicn majeure,
et l'objectif primordial de l'ascète est de s'en retirer. N'est-
ce pas alors ce que nous nom.mons, en Occident, une feraeture ?
Un tel centre-sens serait injurieux. La retraite ascétique eu
yogi s'ouvre à la réalité. .Mais inc ont e st abi a~ en t, les voies
qui conduisent au soi sent divergentes. Hors du monde, peint
de salut, dit le phéncménologue; hors du monde est le salut,
répond le sage yogi. "Le "but ultime ne -sera atteint que lors
que le yogi réussira à se "retirer" vers son propre centre et
à se désolidariser complètement du cosmos, devenant imperméa
ble aux expériences, inconditionné et autonome. Ce "retirement"
final équivaut à une rupture de niveau, à un acte de réelle
transcendance" (3). Là^condition humaine est servitude, l'exis
tence la plus authentique est- aliénation. Ce qui vient du
(1 ) maya : au mieux, souffrance et aliénation} au pire : illusion
(2) op. cit. p. 10 (3) op. cit. p. 106
"dehors" est considéré comme une invasion mutilante. Il faut
pour renaître sortir de l'espace et du temps. Voilà incontes
tablement, pour nous, une opération difficile à mener à bien :
concilier un soi mcnadique et une transcendance. Une telle con
tradiction, doit-on le dire, est récusée d'avance par la pensée
orientale; elle appartient à un discours qui n'a pas subi l'é
preuve de l'ascèse, et encore moins connu la libération. L'état
final est indiscutable, et nulle intellectualité ne prévaudra
contre lui.
Faut-il donc renoncer au yoga, à l'aide qu'il est sus
ceptible de nous apporter dans une formation de la présence ?
Faut-il pour ouvrir une présence dans un processus dent le
peint ultime est 1'ex-tase, .attendre lumière et secours d'une
pratique dont le point ultime est 1'en-stase ? Malgré toutes
les contradictions que nous avons soulignées, notre réponse res
te positive et elle nous est dictée par notre pratique du yoga.
Ce que nous allons dire du hatha-yoga est donc incontestable
ment un centre-sens aux yeux de l'orthodoxie orientale; c'est
néanmoins notre expérience, fort modeste, d'honvme de l'Occi
dent qui nous dictera les propos qui suivent.
Nous nous sommes attaché, au début de ce travail, à pré
ciser les structures de la présence; ce qui nous a permis de
définir l'existant comme être de la transcendance. Or-, cette
transcendance, nous le rappelons ici, prend deux formes majeu
res qui, pour avoir généralement partie liée, n'en sent pas
moins distinctes : la verticalité et l'horizontalité. L'exis
tence s'établit, en effet, tensoriellement, entre ces quatre
points cardinaux de la phénoménal!té que sont le haut et le bas
dans l'ordre vertical, l'ouvert et le fermé dans l'ordre hori
zontal. Attachons-nous, d'abord, à la première de ces formes.
Nous aurons recours k L. Binswanger, en le suivant dans sa
description d'une existence soumise au ba3 dans l'expérience
de la chute(l). "Lorsque nous nous trouvons en état d'abandon
ou d'attente passionnée et que, soudain, l'attendu nous déçoit
brutalement, et qu'ainsi totalement déracinés nous perdons no
tre appui sur lui, plus tard, après avcir retrouvé une case so
lide, nous nous reportons par la pensée à ces instants et nous
disons :"J'étais alors comme frappé de la foudre" eu "ocœrae
tombé des n,ues'' (2). La chute signifie que toute situation de •
déception, de deuil, de dépression, d'acanden... est vécue se
lon l'esquisse d'une présence orientée, de haut en bas. Le lan
gage populaire prend acte très justement d'une telle direction :
"je tombe de haut... je suis effondré... atterré... écrasé...
le sol vacille..."; un tel langage, hier, loin d'être une simple
métaphore littéraire, exprime, à travers des vocables divers,
cette orientation de-XLa présence en état de dérélictien. "Dans
un tel moment, notre existence (se situe) dans la direction
significative du trébuchement, de V affaissement de la ctoute"(5)
(1) L. Binswanger - '"Le rêve et l'existence" - D. de Brouwer (2) op. cit. p. 131 ( 3 ) op . c i t. p . 1 3 3
De telles directions significatives sont, avant toute ccnceptua-
lisation, les véritables fermes rectrices de la présence, formes
originaires existentielles qui donnent à chaque ici-maintenant
sa tonalité et sa structure (1). De telles formes signifiantes
ne sauraient être thématisées, c'est-à-dire traduites en concept
ou en image, sans perdre leur nature essentiellement constitu
tive. Certes, elles irriguent incessamment conduite et diseurs,
mais cette délégation ne se fait pas sans mutation et, bien sou-;
vent, sans l'appauvrissement qu'emporte toute représent a.ti en.
Mime la parole pratique n'échappe pas à la règle; elle oeut,
au mieux, ménager un avènement discret à une telle direct ion,
en la faisant bruire furtivement à l'horizon le toutes les"fer
mes partielles. Ainsi en est-il de toute symbolique maj eure a
se "contente' de ménager les conditions stylistiques du paraî
tre criginair e sens primordial. Le témoin doit faire 1
reste, en entrant en résonance avec cette grande forme de
l'oeuvre fonctionnante. Si le uoète se laisse aller à voulci
( 1 ) Les cor explica d'enfan ries", entrer douceur gnifica que rég mal qu' elles p pour ce seurs" delaire métrai tion.
respondances. chères à Baude tiens. "Il est des parfums f ts, deux comme des hautbois, Si l'odorat, le toucher, l'e en résonance, "se répondre", , la fraîcheur font appel à tive, véritable point-source ion sensorielle. Filles d'un elles se ressemblent. Mais c rocèdent, est d'abord réali la, sans doute, qu'ils échap que nou3 sommes, mais non pa se garde bien de nommer ce
à la fois stylistique et phé
laire, n'ont pas d'autres rais comme res chairs verts comme des prai-
uîe et la vue peuvent c'est que le vert, la
la même direction si-qui irradie d.ans cha-
e même mère, il est nor-e sens nucléaire dont té non-thématique. C'est pent souvent aux "cen-s au poète. Mais Bau-qui constitue le géo-noménal de son intui-
dire explicitement un tel sens, il devient ipso facto un homme
de la prose, et, comme Bonnard l'avoue : "Ayant perdu la séduc
tion première, je ae laissai aller à peindre des roses".
Contrairement aux situations dépressives, les situations
expansives, euphorisantes, .sont toujours vécues selon une direc
tion ascendante. Si le bas est obscurité (1), froideur, soli
tude, voire errance, si le très-bas est Enfer ; le haut est lu
mière, chaleur, communion, voire félicité suprême si le très-
haut est Paradi s. Ici encore l'image populaire dit cette sur-
recticn : "... .septième ciel... ne plus toucher terre... vcler
littéralement...". Certes, entre ces ieux extrêmes se situe
l'homme, surtrut celui du quotidien; et la verticalité la plus
assurée, 5e même rue le soi qui la suit comme son cmfere, n'est
jamr.is -requise prur toujours. Il appartient de rester vigilant..
La deuxième direction est horizontalité; elle s'éplcie
entre ses deux extrêmes : le fermé et l'ouvert; ou, en termes
heideggeriens, entre l'echouage et l'extase. Là encore, nous
nous appuierons sur le langage populaire. Cn dit volontiers :
"...visage ouvert... physionomie ouverte... un enfant ouvert...
un esprit ouvert, qui a des ouvertures sur toutes choses... ou
verture du coeur... ^'ouvrir à... société ouverte.*, morale ou
verte". Et inversement : "...morale fermée... société fermée...
(1) en pathologie, les états dits crépusculaires, ou la nuit de l'esprit.
3e fermer à... fermer son coeur... un esprit fermé... cet enfant
est fermé... visage fermé..". Que signifie cette penanence' du
vocable à travers des situations aussi diverses ? Comment peut-
il trouver place dans des contextes aussi différents que la
physionomie, l'affectivité, l'intelligence, la morale, la so
ciologie... Si une porte peut être ouverte ou fermée, pourquoi
une intelligence, un visage, une société ? Là encore, ncus ne
sauriens comprendre la permanence du signe par recours à la •
simple analogie. Contrairement à une certaine image logique,
c'est lg, non-thématique qui précède le thématique; la diversité,
surprenante à y cien réfléchir, du même thème ne s'explique que
par référence à cette réalité antérieure et primordiale Î la
direction de sens. C'est elle, 1'innommée, matrice existe r.ti e 11 a
qui engendré la qualité de notre transcendance, et d'atord daovs
son rapport climatique. Secondairement, le discours s'insrire
de cette esquisse originaire pour dire les multiples situations
quotidiennes.
Ce que peut être une telle direction significative dans'
l'ordre de la fermeture, la symptomatolcgie de 1 ' asthmatique
peut nous aider à le comprendre. Traduire l'asthme en termes de
pure relation symptomatique est certes un progrès. Cela ncus
permet de comprendre que l'asthmatique révèle à ses .proches
tout à la fois une frustration majeure, l'agressivité qui s'en
suit et l'impossibilité où il se trouve de l'exprimer directe
ment (1). Mais cela concerne le signifié de la conduite asthma
tique. Ce qui nous paraît plus instructif, dans une étude de la
présence, c'est de dévoiler le signifiant d'une telle conduite :
en l'occurrence, une fermeture aux autres sous la forme d'une
volonté de rupture. Il y a là un réflexe de sauvegarde dans la
mesure eu ses partenaires proches ne sont plus à même de lui
fournir l'ancrage nécessaire à sa transcendance : le ici-mainte
nant vacilla devant la rencontre impossible. La volonté de rup
ture signifie le désir de quitter cet exil ontologique peur
trouver, demain et ailleurs, un lieu où l'existant puisse à
nouveau s'ouvrir au sende et à autrui. L'asthme nous apporte une
nouvelle preuve que 1 'existence est rencontre, dans la mesure
où le respir est le premier échange mei-mende. Que ce monde,
sous la forme du parent eu du contint, vienne à manquer, et la
situation devient proprement irrespirable (2).
Or, le hatha-yoga est une école de présence dans la me
sure où il agit dans les deux directions; il est maieutique de
verticalité et d'ouverture. Lorsque nous entendons une perscnne
dépressive s'exprimer, c'est généralement pour dénoncer une
existence trop homogène : "Quel intérêt peut-cn trouver à la
vie... c'est toujours la même chose... en fait les nêmes gestes,
(1) Ne serait-ce que sous la forme imagée et populaire : "J'étouffe avec vous". Nous en dirions autant de l'anorexique s "Je ne peux plus les avaler... çà me reste là (en désignant la trachée".'
(2) Le yoga prend en compte, et d'une manière prioritaire-, la •-•-'-• respiration à travers le pranayaaai
le même travail... tous les jours, c'est la même chose... la vi
est monotone et sans saveur...". Le dépressif souligne ainsi,
à travers cette monotonie, la faible transcendance de son exis
tence dont le ici et le maintenant tendent à se refermer sur
eux-mêmes. Les dépassements vertical et hcrizcntal sont rares
et faibles; le déprimé est la ferme avancée de l'homme de l'ha
bitude (1). Au contraire, 1''homme en projet tient un autre lan
gage Î ".. j'ai l'impression que chaque jour est un nouveau
à'part... la journée est pleine de choses à faire... de rencon
tres, de trav-ux à poursuivre... de situations à vivre, même la
vie quotidienne prend une sert-aine saveur...". L'homme en trans
oendar.es fcr.de la loi e~ xair.tar.ar. t car son anticipation et
son ouverture. Or, nous pensons que la pratique du yog'-; es:
susceptible de nous faire passer de ce "tous les jours" au
"chaque jour"; du règne de la banalité homogène à celui d'une
existence ménageant des ruptures, des' rises en question, des
temps forts; bref, la possibilité d'un projet. Le yoga permet
de déplacer le lieu de la présence du bas vers le haut, d/a fer
mé vers l'ouvert. Ces deux directions, nous nous répétons, en
tant que fcrraes ne sauraient donner prise à une approche intel
lectuelle. Et c'est précisément ici que le yoga est précieux,
car il ne s'en prend jamais au thématique, mais agit sur la
présence.Cest peur cela qu'il est une ascèse et, comme toutes
(1) d'où 1 ' imrortance, pour ces personnes, des faits divers : ils constituent .des moments de rupture de l-'ho'mo'gène
les ascèses, une longue patience. On a parfois dénoncé certai
nes conceptions de la psychanalyse qui en faisaient une simple
thérapeutique soucieuse de rétablir la santé, alors qu'elle est
essentiellement transformation. Be même certaines pratiques oc
cidentales du Ycga visent à la disparition de certains troubles *
psychosomatiques. Même si cette "yogathérapie" a son utilité, la
finalité du yoga n'est pas là. Il s'agit moins de viser le
bonheur qu'un certain art de vivre. Dans la direction de l'ou
verture, le yoga suscite une meilleure attention aux autres,
aux gestes, aux sensations. Il permet d'éviter les deux grands
obstacles à toute rencontre' vraie : la ccn ceptual i sati en et la
projection. Il agrandir le champ de conscience te manière à ren
forcer les rythmes naturels : sexualité, sommeil, repos, repas..
mais aussi les rythmes sociaux ; rencontres professionnelles 'et
amicales. Grâce aux énergies libérées (1), par la pratique quo
tidienne du yoga, le yogi est capable d'une attention particu
lière au monde, à autrui, à soi. Grâce à l'unification de la
psyché, il peut éviter cette dispersion et cette aliénation qui
le livrent à tous les conditionnements. Dans la direction de la
verticalité, le ycga facilite une redécouverte du sacré, théiste
ou athée. Le ycga invite l'homme en posture, parfois surpris
d'un tel appel, à valoriser une région qui n'est plus de simple
(1 ) Le yoga "... li_bère toutes les énergies accumulées normalement et naturellement en chacun de nous, et qui, dans les circonstances ordinaires, sont contraintes, et déformées au. peint de ne pouvoir trouver une voie qui leur, permette d'à». '; gir" (B.Fromm - "Le beudhisme Zen etla psychanalyse" - p. 128;
appropriation, de simple consommation. "... toutes formes de
possession, d'auto-glorificaticn, amour-propre et vanité doi
vent être abandonnées. L'attitude envers le passé est une atti
tude • de gratitude, envers le présent i e dispc ni'bilité*, envers
le futur de responsabilité. Vivre selon le Zen signifie se trai
ter S"i-même et le monde dans un très haut esprit d'appreciatic
et de révéreras" (1). Les postures majeures du hatha-yoga, le
lotus notamment, sent des postures symétriques, symétrie dent
Buytendijk nrus rappelle qu'elle est le propre de la rencontre
solennelle. Z~ telles positions, lorsqu'elles peuvent être pri
ses et tenues sans effort, ne sauraient rester corporelles :
elles assurer.- y û';r y a ' :uae iiï^c-ne et silencieuse
qvisse sur r e : t i or.nel 1 e de tout l'être vers une région où le
ré peut T.cus %" •e manifeste.
Cette ioucle fonction maieutique iu yega, verticale et
horizontale, comment 1 * assume-t-il ? Autrement dit, comment
le yoga agit-il ?!!ous avouons être tenté, nous aussi, de renvey
le questionneur à son tapis. Ne us voudrions, cependant, d égage
la règle d'or du hatha-yoga, qui est d'ailleurs aujourd'hui en
passe d'être un poncif : la solidarité foncière de l'esprit et
du corps; "Derrière0' tes pensées et tes sentiments, mon frère,
tient un maître plus puissant, un sage inconnu -qui a ncm"soi
Il habite ton corps, il est ton corps" (2). Fort de cette al II
(1) Frcmm - op. cit. p. 135 -'
ce, le hatha-yoga confie au corps le sein d'unifier l'être. No*
tre corps en a le pouvoir; il reste, par notre pratique, à lui
en donner la possibilité. Le débutant en yega peut se découra
ger devant les difficultés d'ordre musculaire et articulaire.
Pendant un certain temps, temps de la confiance aveugle, la
posture reste pour lui un exercice purement physique, jusqu'au;
jour où le ce rps, s ' est ompe. De même que le chat de L. Carrcl'i
qui, interrogé par Alice sur ce qu'est le sens d'un mot, dis
paraît à ses yeux en ne laissant que son sourire, de même peur
la posture, le :srps disparaissant nous donne à habiter le sen
de cette posture qui n'est autre que le sens de ma présence
dans 1 'épiphania du- soi.
Pour conclure, nous ne penser. 3 pas qu'il y ait incompa
tibilité entre la pratique du yoga et l'ouverture de la présen
ce; bien au contraire. L'ascèse psychanalytique peut elle auss
se vivre en termes de "descente", de "plongée" dans les "pro
fondeurs" de l'inconscient. Nul ne met en doute, cependant,
qu'une telle quête constitue une prepédeutique d'ouverture au
monde et à autrui. Nous souhaiterions que, malgré 1-33 apparenc
doctrinales léguées par l'Orient, l'on fasse même confiance ;
yoga; quo l'en admette que cette unification de la personne q1
peut apparaître à' tort comme une retraite, comme une parenthè.
et finalement comme une fermeture, n'est que le point de pass
ge obligé d'une ouverture plus ample et plus sereine. C'est en
cela qu'une telle pratiaue nous paraît-utile à tous ceux qui
ont professien d'éducateur, tous ceux qui ont pour fonction de
permettre à autrui d'advenir à soi.
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