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CHAPITRE VI SITUATIONS REGIONALES La leçon d'application De tou3 les exercices dont nous allons parler, la leçon d'application est le seul qui soit officiellement re- connu et intégré aux horaires de3 stagiaires et des formateurs. Nous l'examinerons donc en premier, en nous demandant si un tel exercice est bénéfique ou non à la présence du stagiaire. La leçon d'application est indéniablement la situation qui se rapproche le plus de l'acte pédagogique rsel, et ceci, nous le reconnaissons, constitue en soi une qualité majeure. Néanmoins, ,les différences avec la classe normale restent nom- breuses et importantes. Prenons conscience que le professeur stagiaire n'est pas responsable de la.classe, qu'il ne connaît pas ses élèves, qu'il n'a pas déterminé la progression, et que, souvent, il n'a mime pas choisi le thème de sa leçon, et encore moins sa méthode. Tout ceci ne facilite pas l'animation d'au- tant moins que les élèves, à .leur tour, face à une nouvelle per- sonne, peuvent restée, en-deçà de leur participation - habituelle. Prenons aussi conscience que, en plu3 de ce groupe d'élèves in- connus ou mal connus, se trouvent dans la salle les collègues du stagiaire, le professeur titulaire, les professeurs d'ENNA.j

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CHAPITRE VI

SITUATIONS REGIONALES

La leçon d'application

De tou3 les exercices dont nous allons parler, la

leçon d'application est le seul qui soit officiellement re­

connu et intégré aux horaires de3 stagiaires et des formateurs.

Nous l'examinerons donc en premier, en nous demandant si un tel

exercice est bénéfique ou non à la présence du stagiaire.

La leçon d'application est indéniablement la situation

qui se rapproche le plus de l'acte pédagogique rsel, et ceci,

nous le reconnaissons, constitue en soi une qualité majeure.

Néanmoins, ,les différences avec la classe normale restent nom-

breuses et importantes. Prenons conscience que le professeur

stagiaire n'est pas responsable de la.classe, qu'il ne connaît

pas ses élèves, qu'il n'a pas déterminé la progression, et que,

souvent, il n'a mime pas choisi le thème de sa leçon, et encore

moins sa méthode. Tout ceci ne facilite pas l'animation d'au­

tant moins que les élèves, à .leur tour, face à une nouvelle per­

sonne, peuvent restée, en-deçà de leur participation- habituelle.

Prenons aussi conscience que, en plu3 de ce groupe d'élèves in­

connus ou mal connus, se trouvent dans la salle les collègues

du stagiaire, le professeur titulaire, les professeurs d'ENNA.j

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ceci ne facilite pas la spontanéité, le calme ni la clarté d'es

prit. Après quoi, le psychopédagogue recommandera à son stagiai

qui va prendre la parole de respirer largement et d'être natu­

rel... Nous pensons que le prestige dont jouit un tel exercice

postule indûment que le message culturel est capable à lui seul

d'emplir l'espace total de la situation, sans que soit prise en

compte la réalité existentielle de la rencontre maître-élèves.

Or, la présence du jeune maître - c'est elle qui nous retient1 -

va devoir affronter simultanément durant cet exercice deux ren­

contres qui, l'une et l'autre, présentent des risques pour lui.

Qu'est-ce qu'une rencontre risquée ?

Nous rappelons ce que nous avons dit plus haut sur le

sens de la rencontre. Comme toute rencontre, la rencontre intei

humaine exige un 1 à - b a s, ancrage de ma transcendance. Cet a,ncri

ge, en l'occurenee, est un humain. Que pour une raison ou pour

une autre, là stabilité de cet ancrage soit en question et ma

présence, en péril face au vide, se replie; privée de transcen

dance, la rencontre ne peut avoir lieu. En ce qui concerne le

professeur stagiaire en leçon d'application, en quoi ses ancra

ges sont-ils en question ?

La présence du professeur d'ENNA, au moment de la leçc

constitue un ancrage incertain, dans la mesure où la fonction

judicatoire du formateur est génératrice d'une climatique à

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tonalité froide. En effet, la rencontre ici n'est plus égalitai-

re. Le stagiaire n'est pas entièrement maître de son projet, en

l'occurence pédagogique, si son interlocuteur a le pouvoir de

lui en tenir rigueur et de le sanctionner. Du fait du pouvoir

hiérarchique, c'est le projet du formateur qui est prévalent,

et dans certains cas, exclusif. Un ancrage ambivalent donc fra­

gilise la rencontre qui se voit privée ainsi de cette qualité es­

sentielle qu'est la réciprocité.

Le professeur titulaire de la classe constitue à lui

seul une catégorie. Il n'est pas un camarade de promotion, et

mime si sa personnalité et sa gentillesse le conduisent à se

tenir proche du stagiaire (comme le signe le tutoiement), il

n'en demeure pas moins que 3a position statutaire, son expérience

professionnelle ainsi que sa situation affective dans le groupe-

classe lui confère une place particulière. En revanche, son

savoir-faire pédagogique, souvent de qualité, le rapproche du

professeur d'ENNÂ, mais contrairement à ce dernier, il n'a pas

de pouvoir institutionnel à l'égard des stagiaires. En fait,

l'ancrage qu'il constitue pour le stagiaire dépend beaucoup

de l'image que ce dernier se fait de son conseiller pédagogique;

laquelle dépend, à son tour, de l'image que ledit conseiller se

fait des stagiaires en général. Nous avons l'expérience d'images

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très positives qui font du conseiller un collaborateur cordial ;

d'autres, en revanche, plus négatives envers le "jeune" collègue

déterminent des relations aigres-douces, voire franchement agres­

sives (1)J certains, enfin, ignorent purement et simplement ce

qui se passe du côté de la chaire et corrigent des devoirs.

Les camarades du stagiaire, qui écoutent sa leçon, cons­

tituent un troisième partenaire, qui, lui non plus, n'est pas

neutre.Même si elle est bienveillante, une telle présence reste

indéniablement critique. Comment en serait-il autrement puisque

la justification même de la présence des collègues est cette for­

mation en miroir nui permet à celui qui écoute de s'identifier

à celui qui parle ? Grâce *à cette projection, l'auditeur est à

même de mieux saisir sa propre image à travers les similitudes

t

et surtout les différences qu'il perçoit entre sa propre image

et l'image renvoyée. C'est ce décalage, cette non-coïncidence

qui facilite la prise de conscience, et éventuellement la mise

en question. Or, une telle présence pour celui qui parle ne

constitue pas non plus un ancrage d'une grande stabilité. Car

si les collègues, contrairement aux formateurs, ne détiennent

aucun pouvoir statutaire, s'ils ne sont pas instituants, ils

ne peuvent pas, en revanche, ne pas être perçus comme évaluant.

Une telle perception peut d'ailleurs Stre accentuée par le com-

(1) jusqu'à inciter discrètement les élèves, pendant la leçon du stagiaire, à lui poser de3 questions embarrassantes,, qu'on leur suggère d'ailleurs. -

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portement de certains stagiaires qui, au cours de la leçon, se

communiquent leurs impressions, voire laisseWfpoindre plus ou

moins innocemment sourires ou mimiques. Mais mime en l'absence

de telles manifestations, l'évaluation des collègues est inévi­

table du fait même du processus du miroir, et dépend peu en fin

de compte de l'attitude consciente et volontaire de l'auditeur;

par exemple; le fait de prendre ou de ne pas prendre de notes,

d'assister ou non à la critique suivant la leçon, d'y prendre

la parole ou non... Ce climat évaluant est fort bien perçu par

celui qui fait la leçon, et d'autant mieux que la fois suivante,

les rôles échangés, il se trouvera en position d'observateur.

Cette troisième rencontre présente certes plus de stabilité que

les premières, elle n'en reste pas moins insécurisante.

La quatrième et dernière rencontre est celle du stagiai­

re avec les élèves; nous ne disons pas avec ses élèves. Nous

avons tenté plus haut d'analyser le fonctionnement du trac pé­

dagogique. Il se présente comme une forme pathologique de la

rencontre dans la mesure où les élèves ne sont pas immédiate­

ment le corrélat fondateur de la présence magistrale. Le soi

du professeur, avons-nous dit, se trouve menacé au moment même

où ses jeunes partenaires lui font défaut en tant qu'ancrages

de sa présence. La transcendance ne s'appuie pas sur le vide,

et notamment sur cette forme actuelle de viduité que l'on nomme

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i non motivation des élèves. Encore le professeur titulaire

-t-il la possibilité, au fil des jours, et selon son coeffi-

Lent de présence originaire, de transformer l'espace-classe

a incitant, par son ouverture mime, les présences adolescentes

habiter une situation qui leur est, au départ, imposée, de

elle façon que la rencontre puisse, en fin de compte, avoir lieu,

e professeur stagiaire, lui, n'a pas une telle possibilité s il

.e dispose que de soixante minutes. La leçon d'application, se-

.on la finalité qui est. la nôtre, ne saurait constituer un exer-

;ice, elle est tout au plus un révélateur de ce qu'est la pré­

sence de l'homme ou de la femme à soa arrivée à l'Ecole Normale.

autrement dit, c'est un test,,, ncn une formation. Il faut ajou­

ter que le professeur, fût-il titulaire, n'est pas le seul à

risquer sa présence face à un partenaire incertain; l'élève, ,

lui aussi, attend le nouveau professeur. Pour lui aussi, le

nouvel interlocu.teur constitue une inconnue, une incertitude,

un risque, et il faudra le fil des rencontres quotidiennes pour

que l'attente, forme mineure de la transcendance, fasse place

au projet qui en est la forme majeure 0 ) . Là encore, le pro­

fesseur-stagiaire est le plus vulnérable. Les élèves savent

qu'il est en formation, et l'image qu'ils ont de lui s'en res­

sent. D'autre part, le temps passé ensemble, nécessairement

0 ) Bien entendu, le. projet n'est pas nécessairement d'écoute, il peut être d'opposition.

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restreint, permet difficilement l'aménagement d'une situation fa­

vorable à une rencontre, et ce d'autant plus que la rencontre a

déjà été instaurée avec le professeur titulaire qui constitue

l'ancrage privilégié (1).

Voilà donc les quatre répondants : élèves, collègues,

stagiaires, conseiller pédagogique et professeur d'ENNA, qui

figurent simultanément dans les rencontres du stagiaire en le­

çon d'application... Or, comme nous venons de le voir, et pour

des raisons diverses, ces quatre partenaires cioàstituent des

ancrages incertains, voire franchement risqués. Il est vrai

que, de ces quatre rencontres, une seule est une rencontre

axiale Ï le maître et les élèves; les autres se situent dans

la marginalité de la présence du professeur. Mais cette notion

de marginalité ne doit pas prêter à confusion; elle ne donne '

pas naissance à une réalité de seconde zone. Les présences qui

s'y manifestent, instituantes ou évaluantes, restent des pré­

sences réelles même si elles sont, normalement et momentanément,

inactuelles. Leur inactualité ne doit pas faire sous-estimer

leur influence dans les aîtres de la situation (2). En outre,

les interventions simultanées de ces quatre régions ne se con-

(1) Nous connaissons aussi, il est vrai, des exceptions où le stagiaire obtint l'adhésion pleine et entière des élèves, là où le titulaire avait échoué. Généralement, stagiaire et titulaire n'appartenaient pas au même sexe.

(2) Nous aurons plus loin l'occa3ion d'illustrer une telle in­fluence à propos de 1'autoscopie.

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tentent pas de s'ajouter, elles se renforcent mutuellement et

amplifient leurs effets inhibiteurs à l'égard du stagiaire res­

ponsable de la leçon. Pour peu que la présence de celui-ci soit

déjà fragile, tout est réuni pour que, à la rencontre, se substi­

tue un face à face, qui- est la version sociale de 1'en-face onto­

logique. Nous voyons alors poindre chez le stagiaire tous les

signes du vertige pédagogique, rançon de sa solitude s perte de

mémoire, oubli de sa préparation, raideur corporelle et ges­

tuelle, parole hésitante et maladroite, questions mal formulées,

inattention profonde aux élèves...; autant de symptômes qui

signifient l'émancipation de la présence de ses entours, son

enlisement progressif, sa rétraction de la situation, Autant

dire que le stagiaire est en train de vivre une immanence schi-

zoïde. Pouf le formateur qui a fait de la formation une invite

à l'ouvert, voilà un beau constat de fermeture... et d'échec.

Malgré tout cela, il semble difficile de renoncer à la

leçon d'application, si elle est, comme nous le pensons, l'exer*

cice qui se rapproche le plus de la situation pédagogique réélit

Comment alors peut-on l'aménager de manière à en faire une si­

tuation plus accueillante pour le jeune stagiaire ? Nous pro­

poserions,' quant à nous, deux ordres de modifications. La pre­

mière est d'ordre institutionnel, et ncus en avons déjà parlé t

le professeur d'ENNA, formateur dans un centre de formation

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d'adultes, doit Stre délivré de sa fonction judicatoire. Autre­

ment dit et au regard du stagiaire faisant la leçon, il doit

être perçu comme les collègues de la section et comme le conseil­

ler pédagogique t un évaluateur, un critique sans autre pouvoir

que celui de sa propre expérience. Resterait néanmoins cette

triple présence critique dont noua avons dit le côté inhibiteur»

Une deuxième modification, matérielle celle-là, pourrait y por­

ter remède. Une salle de classe, réservée aux leçons d'applica-'

tion, serait divisée en deux locaux séparés par un vitrage (1).

Dans le premier local, se tiendraient le stagiaire et les élè­

ves; dans l'autre, le professeur, le conseiller pédagogique, les

collègues de la section, que le stagiaire ne pourrait ni voir,

ni entendre. Certes, il saurait la présence des autres, mais la

phénoménologie nous a appris que savoir et percevoir constituent

deux attitudes fort différentes; la première est de l'ordre de

la représentation, la seconde, seule, concerne la présence; l'une

est une appréhension cognitive, l'autre une coexistence corpo­

relle. Cette dualité de l'espace pédagogique aurait, en outre,

pour les observateurs, l'avantage fort précieux de pouvoir com­

menter les faits et gestes du stagiaire, in statu nascendi, au

lieu de devoir en parler une heure après, avec toutes les défor­

mations et les oublis que cela suppose.

Reste la présence des élèves { il semble difficile de

(1) Un tel dispositif existe déjà dans certaines Ecoles Normal*?,

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l'éliminer S Mais, alors que la présence des trois autres par­

tenaires était anomale par rapport à la pratique pédagogique,

celle des élèves, au contraire, en est partie prenante et il

faudra bien, tôt ou tard, affronter la classe. Nous pensons que

si le stagiaire en leçon ne se trouve confronté qu'à la présen­

ce des élèves, délestée de celle des adultes, il peut alors plu

facilement vivre cette situation et trouver dans son auditoire

l'ancrage minimum nécessaire à sa présence pédagogique. Ces pré

cautions prises, il demeure, néanmoins, deux ordres de- difficul

tés, qui nous paraissent insurmontables. La première concerne

l'affectivité du groupe »• les liens affectifs, et notamment

transférentiels, qu'un maître entretient avec sa classe, cons­

tituent une réalité forte qui perdure à travers la prestation d

stagiaire', et fait écran à la rencontre que celui-ci voudradt

avoir avec les élèves. Une telie structure affective risque

de faire du passage du stagiaire une simple parenthèse que les

élèves subissent. La deuxième difficulté e3t d'ordre pédagogi­

que. Il est pratiquement impossible au stagiaire en leçon de

mettre en oeuvre une méthode fort différente de celle pratiqué*

par le maître titulaire. En effet, le style pédagogique qui

est celui du maître, y compris dans son aspect climatique, in­

duit l'élève à un certain type de comportement quv'il serait na'

de vouloir changer à court termej et ceci quelle que soit la p

sonnalité du stagiaire. Des expériences faites par 1MN.RDP a:p-

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portent la preuve que des élèves, soumis à une nouvelle méthode,

ne s'y sentent à l'aise et ren tirent donc, bénéfice, qu'au bout

du cinquième trimestre. Les formateurs doivent donc, à leur re­

gret, décourager parfois les volontés d'innovation drastique en

de telles circonstances, sous peine de conduire le stagiaire à

un échec cuisant. Un analyste nous disait : "Ce qui est rapide

en psychologie est toujours suspect"} la pédagogie, elle aussi,

asaforced'inertie.

L'Analyse de groupe

Depuis quelques années déjà, j'avais (1) pris l'habitu­

de d'ouvrir la plage des trois heures de psychopédagogie par la

question s "Qu'avons-nous à mettre en commun ?"., Je m'étais ren­

du compte, en effet, que la plupart du temps, les stagiaires ,

n'avaient guère la possibilité d'exposer leurs doléances, leurs

déceptions, leurs difficultés de tous ordres. De ce fait, le cli

mat se dégradait rapidement. Les stagiaires avaient l'impression

de n*être pas entendus sur des sujets qui concernaient, cepen­

dant, leur formation même. "On n'a rien à dire... on est des

élèves., il n'y a qu'à la fermer... de toutes façons, ils (2)

ne nous écoutent pa3.^.". Les rumeurs naissaient inévitablement,

les procès d'intention, les calomnies. Je me retrouvais rapide-

(1) Il me semble inévitable de renoncer ici au nous de modestie; noua aurons besoin de le distinguer du jjje.

(2).Il est vrai que l'allergie de certains formateurs à une cri­tique venant des stagiaires est proprement stupéfiante.

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ment devant une section désabusée et amorphe. Refusant de fermer

les yeux sur un tel blocage, et ne pouvant accepter une telle

situation aliénante et pour eux et pour moi, j'arrêtais le

cours, généralement par la phrase t "Je me sens un peu seul,

aujourd'hui... qu'est-ce qui ne va pas ?"• Les présences s'ou­

vraient alors, réinvestissant leurs désirs, la plupart du temps

en exprimant une frustration. Pendant cette première époque, on

peut dire que ma fonction fut eathartique. J'accueillais les

doléances par une écoute totale et silencieuse, je soulageais

chacun en lui permettant d'exprimer sa rancoeur, je désinvestis-

sais la rumeur de sa maléfice, bref je m'efforçais de rétablir

les échanges tant à l'intérieur du groupe qu'à l'extérieur. No­

tamment, selon les suggestions de la section, je prenais l'ini­

tiative de rencontres soit avec l'équipe pédagogique, soit avec

l'administration. Lorsque la situation était débloquée, je reve­

nais à l'ordre du jour pour traiter de telle ou telle question

de psychopédagogie. En effet, ce qui m'apparaît aujourd'hui à

l'évidence, c'est que cette fonction d'elucidation du groupe*était

pour moi une activité trè3 marginale, que j'acceptais de tenir

parce que j'en voyais momentanément la nécessité; mais il conve­

nait de revenir le plus^vite possible aux choses sérieuses,

entendons celles qui se situaient dans les limites de ma carte

professionnelle t adolescent, méthode, élèves des CET, etc..

Bref, pour moi, à ce moment-là, la frontière entre psycfeopéda-

gogie et psychosociologie ne pouvait Itre franchie qu'en période

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de crise et avec beaucoup de prudence. Une telle réserve, à la

fois scientifique et institutionnelle, ne devait pas résister à

l'échec qui fut le mien avec une section de Lettres-Anglais.

Sans entrer dans les péripéties de mes relations avec cette

section, je voudrais seulement en dire les temps forts, dans la

mesure où ils furent pour moi riches d'enseignements. L'équipe

pédagogique avait accueilli ces stagiaires selon le processus

qui avait, dorénavant, fait ses preuves; trois jours de table

ronde, au cours desquels chacun avait été invité à exprimer,le

plus librement possible, les représentations qui étaient les

siennes, concernant l'Ecole Normale, les formateurs, la forma­

tion... bref l'image de la nouvelle situation dans sa dimension

climatique Î chaude ou froide, claire ou obscure, ouverte ou

fermée; en un mot, bienveillante ou malveillante, espérée ou

redoutée. Nous partions de ce postulat que tout inconnu comporte

angoisse, et à plus forte raison, une situation de type scolaire

propre à faire resurgir maints fantasmes de domination. Il nous

semblait que cette angoisse pouvait s'estomper dans la mesure

où elle trouvait à s'exprimer devant nous. Cette hypothèse se

trouva apparemment confirmée lors de ces premières rencontres

avec les stagiaires. Au cours de ces trois premières journées,

chacun (nous sembla-t-il) put dire ses images, ses appréhensions,

ses espoirs. Nous nous efforcions,aux moments opportuns, de con­

forter la naissance du nouveau climat, en précisant notre rôle

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et la manière dont nous entendions proposer une formation à base

de contrats. Nous constatons, progressivement au cours de ces

premières journées, un changement d'attitude, davantage de li­

berté de parole, moins de réticences, révélant un changement de

tonalité dans la rencontre stagiaires-formateurs. Cette évolu­

tion vers une rencontre plus ouverte va donner lieu, dans les

semaines qui suivent, à des invitations réciproques.

Je me suis rendu compte, plus tard, que je commets, dès ce

moment-là, une première erreur d'analyse. Je tiens pour acquis,

bien naïvement, que ces journées initiales et les invitations

qui ont suivi, ont totalement et définitivement clarifié la si­

tuation du groupe, et plus particulièrement la relation entre

les stagiaires et les formateurs. La chute sera dure ! Elle se

situe précisément, courant octobre, au cours de la période det

sensibilisation. J'avais prévu, entre autres, de nous entraîner

aux techniques d'animation de groupe. Pour ce faire, j'avais

constitué un groupe de discussion de cinq stagiaires qu'un sta­

giaire volontaire avait pour tache d'animer pendant environ tren

te minutes. L'animateur avait la responsabilité de choisir et

de proposer le thème de la discussion, les autres camarades jou­

ant le rôle d'observateurs. Comme il me semblait naturel, je dé-

cidai% d'animer moi-mime la première table ronde, et je proposai

comme thème : la fugueuse ; J'ai rapporté plus haut (1) le dé-

Ci Y cf. page gi.

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roulement de cet exercice, son échec et l'analyse qu'on peut en

faire. J'ajouterai que 1'aspect objectivement provocateur d'un

tel thème avait agi comme un révélateur sur cette fantasmatique

que j'avais cru élucidée et maîtrisée. Elle resurgissait dans

toute sa force, dévoilant par le silence même et le refus de

collaborer l'image qu'elle se faisait de ma personne. J'avoue

avoir été un moment .frappé de stupeur s j 'attendais une ouver­

ture confiante de chacun à l'exercice qui était proposé, je me

trouvais en fait devant une fermeture et un rejet. Ici, se

place une deuxième erreur, ou plus exactement une maladresse.

Je crois, à ce acment-là, avoir analysé tant bien que mal la

réalité du groupe „et les raisons de son opposition, mais il ne

m'a pas été possible de dénouer la situation bloquée, et ceci

pour trois raisons : •

- ma compétence insuffisante en psychosociologie. Révé­

lateur est le fait que le concours d'entrée au professorat

d'ENMÂ ne comporte aucune épreuve, ni théorique, ni pratique,

concernant cette discipline. Tout se passe comme si était*igno­

rée une réalité aussi essentielle que le groupe - que ce scit

celui des stagiaires en formation ou celui de leurs futurs

élèves. Heureusement, mes lectures personnelles ainsi que plu­

sieurs stages de T-group* m'avaient familiarisé avec cette di­

mension. Il restait, néanmoins, une inhabileté en tant que

praticien-formateur.

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- une autre raison est la difficulté où je me suis trouvé

d'intervenir sur un groupe dont je faisais partiel il a'* arrive,

par ailleurs, de devoir analyser, durant des sessions, des

groupes de formateurs qui me sont étrangers; incontestablement,

la situation est beaucoup plus confortable. Affectivement, il

est possible de prendre suffisamment de distance par rapport au

vécu émotionnel du groupe, ce qui permet de garder la lucidité

nécessaire pour analyser la communication. En revanche, dans

mon groupe, un tel détachement n'est pas possible (1). Mes in­

vestissements, mes frustrations, mes défenses, mes projections

ont nécessairement joué contre une telle lucidité. En l'occurren­

ce, la déception qui fut la mienne au moment de la discussion sur

le cas de cette fugueuse oblitéra mon jugement sur l'instant et

ne me permit pas une réaction adéquate. ,

- enfin, une troisième raison, purement occasionnelle,

fut l'absence d'une partie de la section - et notamment des sta­

giaires qui avaient participé au groupe de discussion - le jour

même où j'avais prévu d'ouvrir le débat sur le blocage que*nous

avions vécu (2). Pour extérieur qu'il paraisse, ce contre-temps,

nouveau rendez-vous manqué, a joué un rôle certain dans le deve­

nir du groupe. ^

Pour toutes ces raisons, la vie du groupe, et notamment

(1) J'ai pris conscience ultérieurement qu'il n'était même pas souhaitable} nous y reviendrons.

(2) les stagiaires avaient décidé d'assister aux funérailles d'un parent d'un de mes eollègues. • • ' "

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aea relations avec le psychopédagogue, demeura hypothéquée gra­

vement pour le restant du séjour. Je tenais à dire cet échec,

car la prise de conscience qui en résulta fut déterminante

pour vaincre cette prudence psychosociologique que j'ai dit

être la mienne.

Lorsque, en Septembre 1978* 3e présente une nouvelle sec­

tion Lettres-Anglais, mon projet est animé d'une triple inten­

tion : présenter continuement la psychopédagogie essentiellement

comme une propédeutique de la présence, et ceci d'une manière

forte et insistante; consacrer la période de sensibilisation à

des pratiques et à des analyses susceptibles de faire apparaître

ce rôle déterminant de la présence magistrale dans l'acte péda­

gogique (l)j enfin passer, avec chaque stagiaire, le moment

venu, des contrats précis et en exiger l'exécution. Je tiens à

dire tout de suite que les deux premiers points de ce projet ont

été remplis, mais que le troisième, en revanche, n'a jamais reçu

un début de réalisation. Bien loin d'y voir un échec, j'analyse­

rai cette "omission" comme une réaction de maturité, une volonté

du groupe de conquérir lucidité et autonomie. Etudions les mo­

ments essentiels de la vie de. cette section qui s'étend, en

(1) Je dois reconnaître que ces deux premières intentions pos­tulent que je reste maître de la formation, au moins pour un temps et que mon souci concernant la présence ne peut pas ne pas induire certaines images et attitudes chez les stagiaires.

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fait sur deux trimestres (1). Les trois journées d'accueil sont

réservées, comme nous l'avons dit, à exprimer les représentations

que les stagiaires se font de l'Ecole Normale et des formateurs.

Ces tables rondes se passent bien et aboutissent à un climat

déjà empreint de cordialité. Cependant, fort de l'expérience

précédente, je ne m'empresse pas de conclure que le contentieux

psycho-institutionnel est apuré pour autant. Je remarque aussi

que, sur dix sept stagiaires, trois ou quatre ont participé réel­

lement à la discussion. Enfin, et contrairement à mes habitudes,

je ne reçois pas les stagiaires chez moi; il m'apparaît, en

effet, qu'une telle rencontre "mondaine" en début d'année res­

sortit à la captati o beneyolentiae des orateurs latins, c'est-à-

dire, en terme de formation, constitue une tentative de séduire

le jeune st'agiaire en lui présentant l'image du f ormateur- sou­

ci eux-d'ignorer-1es-barrières-hiérarchiques-et-suffisamment-

dans- le-vent-pour-considérer-le-stagiaire-comme-un-commensal-

à-part-entière-voire-comme-un-partenaire-chorégraphique....

Si ma philosophie de la formation, comme je crois l'avoir «dit,

exige à certain moment la vacance du pouvoir, c'est-à-dire

le meurtre du psychopedagogue, de telles libations ne facilitent

pas l'entreprise. Elises peuvent, au contraire, culpabiliser da­

vantage les valences agressives du stagiaire à 1'encontre du

(1) Le troisième trimestre, en effet, est consacré intégralement à un séjour'en Grande Bretagne.

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prof-ami, et les rendre ainsi plus difficilement exprimables*

Elles peuvent aussi contribuer indirectement à détériorer le

climat lorsque les stagiaires constatent que les relations

formateur-formé n'ont pas été profondément transformées par 1

fête, et que le pouvoir est toujours du même coté.

La deuxième semaine ouvre la période de sensibilisation.

Je fais connaître à la section les trois thèmes que j'ai rete

nus s le groupe, la méthode, le maître} en précisant que ces

thèmes joueront à la fois comme textes et comme prétextes, j«

veux dire par là qu'ils constituent en eux-mêmes des connais!

ces psychopédagogiques importantes, mais qu'ils seront aborde

OMSSI et surtout comme situation révélatrice de la présence.

"" Premier thème : La présentation du groupe s'opère de

façon suivante : je procède à un bref exposé sur la nature d'

groupe que je définis ccmme un tissu de communications dont

trame est formée par les messages concernant le savoir (qui

sait quoi ?) et la chaîne par les messages concernant l'affe

tivité (qui aime qui ?). Les premiers messages prennent de p

férence le canal du langage, alors que les seconds font plut

appel au paralangage, ce qui leur confère apparemment un sta

plus discret dans la vie manifeste du groupe. J'ajoute que 1

réseaux affectifs déterminent en partie les réseaux du savoi

je m'adresse à quelqu'un, ou je prête attention à ses propos

Page 20: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

dans la mesure où nos relations affectives le permettent. Pour

illustrer cette double dimension du tissu-groupe, je fais appel

à deux exercices* Le premier, emprunté à Levitt, concerne le ré­

seau cognitif. On remet à cinq personnes, isolées les unes des

autres, un jeu de dix cartons numérotés de 0 à 9* Le meneur de

jeu énonce un nombre, chaque participant doit lever un carton

de son choix en direction des observateurs, de telle façon que

la sommation des cinq cartons réalisent la somme demandée. Après

quoi, le nombre demandé et le nombre obtenu sont consignés au

tableau au vu de tous. L'expérience prouve que les cinq partici­

pants ne parviendront au résultat exact que dans la mesure où

ils auront tacitement délégué à l'un d'entre eux la soin de

faire la différence. Ce leader fonctionnel ainsi désigné permet

alors à ces'Cinq personnes de communiquer entre elles, c'est-à-t

dire de former un groupe. Le deuxième exercice concernant le

réseau affectif est l'enquête sociométrique. J'expose cette

démarche à partir d'une enquête anonyme. J'explique la matrice

sociométrique, les sociogrammes et les déterminations des types

sociométriques. A ce moment-là, un stagiaire me demande si j'ai

l'intention d© procéder à une- telle enquête sur leur groupe.

Je réponds que tel n'-était pas mon projet, mais que-l'on pour­

rait y penser ultérieurement, si le groupe en était d'accord,

- Deuxième thème t Je présente ensuite la méthode. Je

distingue deux questions t l'une concernant la didactique, c'est

Page 21: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

à-dire l*en3emble des techniques à mettre en oeuvre pour trans­

mettre un savoirf l'autre concerne la climatique, c'est-à-dife

le type de relation qui s'instaure entre le maître et ses élèves.

Seule, cette deuxième partie me retiendra, d'une part parce qu'el

le conditionne la didactique, d'autre part parce qu'elle met di­

rectement en cause la présence magistrale. Là encore, un exerci­

ce vient révéler l'importance de cette présence dans la détermi­

nation du climat; il s'agit de 1'exercice les attitudes de

Porter (1). Il est composé d'une série d'entretiens où un élève

vient poser une question à son professeur, lui dire une diffi­

culté, un ennui, une contrariété. Pour chaque entretien, il nous

est proposé six réponses possibles à cet élève. Chacune de ces

six questions représente une attitude différente de l'éducateur.

La finalité de l'exercice est de prendre conscience de ces dif-,

férentes attitudes et surtout des différents climats qu'elles

induisent entre maître et élève. On peut' profiter de cet exerci­

ce pour demander aux stagiaires de choisir le type de réponse

qui a leur préférence; une première fois avant d'identifier «les

attitudes, une deuxième fois après les avoir identifiées. La

distance, parfois importante, entre le choix spontané et le

choix réfléchi signe lé^conflit entre ce que l'on est et ce que

l'on voudrait être. Cette dernière prise de conscience contribue

à mettre en question la présence dans sa dimension climatique.

(1) que nous avons ratranscrit à l'usage du milieu pédagogique. :

Page 22: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

- Troisième thème : La troisième question, le maître, doit

être l'occasion, pour chacun, de s'interroger sur son identité

professionnelle, sur les motifs de son choix, sur ses rapports

avec les enfants, avec les adultes... Et je ménage, à cet effet,

une demi-Journée où chacun est invité à répondre, comme il l'en­

tend, à la question t "qui suis-je ?". J'avoue que cette invi­

tation se solde dans l'immédiat par un échec. Sur dix sept sta­

giaires, quatre prennent la parole. Ma question, trop directe, se

plaçait dans une situation de groupe qui n'était pas prêt à

la recevoir. Mais la question n'est pas oubliée pour autant;

elle resurgira plus loin lorsque le groupe aura atteint plus de

maturité.

La période de sensibilisation 3'étant prolongée plus que

prévu, nous atteignons la fin du premier trimestre. Se tient

alors une séance d'évaluation où sont élaborés les projets pour

le trimestre suivant. Le choix du groupe se porte sur les sujets

suivants t

- les finalités de l'éducation

- observations de pratiques pédagogiques

originales

- le problème de l'autorité

- la socioaétris sur le groupe même

• apprentissage de la relaxation selon

la m éthode- yogi

15 voix

15 voix

13 voix

12 voix

10 voix

Page 23: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

Nous nous quittons pour quinze jours. Lorsque nous nous re­

trouvons, début Janvier, le groupe semble marquer peu d'emprese-

ment, malgré mon insistance, à se souvenir de son choix. Devant

des résistances aussi évidentes, je suis amené à poser la ques­

tion : "qui est d'accord pour passer à l'ordre du jour et abor­

der les finalités de l'éducation ?". Sur les dix sept stagiaires,

deux répondent positivement. Je comprends alors que le chcix qui

a été fait en fin de trimestre répondait aux exigences d'un sché;-

ma qui n'était que le mien. Le groupe me signifie présentement

qu'il reprend sa liberté pour poser et se poser les véritables

questions. Quelles sont-elles ? Sans doute ne sont-elles pas,

à ce moment-là, clairement identifiées. Mais si les thèmes ne

sont pas et ne peuvent être parfaitement déterminés, en revan­

che la région du souci groupai est suffisamment pressenti pour

que chacun sache que le3 finalités de l'éducation n'en font pas

partie. Cette région va se trouver mieux précisée lorsque un

stagiaire, que nous nommerons Paul, prend le groupe à partie

sous la forme t "La question posée par Lucie*. ; qui s u i s - j e ?

me reste en travers de la gorge. Nous sommes quatre à y avoir

répondu ; que signifie le silence des autres ?". Cette inter­

pellation marque le de'but d'une analyse du groupe par lui-même

\ qui va s'étendre, d'une manière ininterrompue sur tout le

Vdeuxième trimestre, et dont nous voudrions retracer succincte­

ment les principaux moments.

Page 24: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

Dans un premier temps, j'adopte volontairement une attitude

de réserve vis-à-vis du groupe. J'interviens peu, de loin en

loin, sans m'impliquer émotionnellement. J'essaie d'être l'ana­

lyste froid qui s'efforce, de l'extérieur, d'élucider le compor­

tement d'un groupe auquel il n'appartiendrait pas. Je justifie

cette attitude de détachement par la considération suivante j

après la période de sensibilisation au cours de laquelle j'ai

gardé la totalité des pouvoirs, le groupe m'a signifié son désir

de liberté; des interventions trop fréquentes de ma part et trop

orientées pourraient lui donner l'impression que cette liberté

n'est pas pleinement reconnue. Cette distance prise par rapport

au groupe m'est d'ailleurs facilitée par.la personnalité de Paul

Ce dernier possède, en effet, deux qualités qui vont se révéler

déterminantes. Tout d'abord, scn élocuticn e3t à la fcis aisée

et précise. Il suscite facilement•1'attention dans la mesure où

sa parole est une parole vraie, c'est-à-dire une parole arti-

culante-articulée, contemporaine du sens qu'elle révèle patiem­

ment, dans ses hésitations mimes. Une telle présence, à fleur

àxi. signifiant, capte l'écoute. Une deuxième qualité, plus rare

encore sans doute, est la facilité avec laquelle il exprime ses

affects, positifs ou rfégatifs. Il reconnaît, certes,- volontiers

la composante narcissique d'une telle monstration, mais, outre

qu'elle ne donne jamais lieu à une complaisance excessive, elle

reste toujours au service du groupes ses interventions ne visent

Page 25: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

nullement à se raconter, mais à dire ce qu'il est, hic et nunc,

dans la structure affective du groupe. Une'telle personnalité

va être d'emblée un analyseur de groupe. La pertinence de son

dire ainsi que la force de ses interventions, son engagement

personnel, mais aussi ses possibilités réelles d'autocritique,

vont, pendant un temps, inviter chacun à quitter ses masques.

Incontestablement, Paul joue alors un rôle de leader fonctionnel,

fonction qui lui est sans doute facilitée par mon retrait vo­

lontaire.

Si je fais le point sur le groupe à ce moment-là, je

constate :

- un certain déblocage au niveau des échanges qui se font

plus nombreux et plus fréquents, néanmoins, une petite moitié

du groupe reste encore dans l'ombre. '

- les échanges concernent de moins en moins des sujets anec-

dotiques, et de plus en plus les relations interpersonnelles à

l'intérieur du groupe.

Cependant, et malgré cette évolution positive, le malaise

demeure? il me semble même percevoir un renforcement de cer­

taines défenses individuelles. Je fais part, alors, au groupe

de deux facteurs qui peuvent aider à comprendre cette inertie

persistante.

En premier lieu,nous trouvons la subdivision du groupe en

deux sous-groupes. Nou3 avons dit la nécessité pratique- de cetta.

Page 26: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

division, qui est d'assurer l'organisation des leçons d'appli­

cation. Il faut souligner, ce que les stagiaires reconnaissent,

que la constitution de ces groupes a été le fruit du hasard. Au

moment de leur formation, dès la deuxième semaine, ce sont moins

les affinités qui ont joué, encore indécises, que les convenances

personnelles. Or, nous constatons, aujourd'hui, une incompréhen­

sion grandissante entre les deux groupes, avec une tendance nette

à dénigrer l'autre, à l'agresser, "...ils ne forment pas vraiment

un groupe... ils sont incapables de s'organiser... les fortes

personnalités sont chez nous... la maturité n'est pas leur fort".

Devant delà, je propose au gxoupe l'hypothèse suivante (1) : vo­

tre agressivité ne vise pas de prime abord telle ou telle per­

sonnalité, mais son expression est rendue possible par l'exis­

tence mime des "eux groupes, indépendamment des personnes quit

les constituent. Autrement dit, la partition du groupe met en

route, à elle seule, une dialectique des pulsions qui va secon­

dairement renforcer ladite partition en lui conférant une légi­

timité affective qu'elle n'avait pas au départ. Je constate

d'abord qu'en réduisant de moitié le nombre des participants,

le sous-groupe permet d'accélérer les communicaticns et sans

doute de les améliorera N'oublions pas non plus que ce sent des

groupes de travail, qui doivent préparer ensemble leurs leçons.

(1) La psychopédagogie regroupe la totalité de la section.

Page 27: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

Tout ceci permet d'espérer une meilleure solidarité, une entente

plus aisée sur les normes régissant la vie du groupe; bref; un

véritable esprit communautaire. Est-ce à dire que tout est au

beau fixe ? Certes non. Même réduit à huit participants,un

groupe garde son contingent de problèmes} il garde aussi son

potentiel agressif intragroupe. Or, c'est ici que l'autre groupe

intervient. L'agressivité intragroupe devient, par projection,

une agressivité intergroupe. Plutôt que de reconnaître en soi

certains désirs, on préfère projeter sur les autres cette part

de soi, affect ou image, qui est refusée; ce qui, secondairement,

permet à bon compte les jugements de valeurs que l'on devine.

Comme chaque groupe tient, à l'égard de l'autre, la même fonc­

tion, il y a un échange de services qui assure, certes, l'assise

de chaque groupe, mais qui rend difficiles leurs retrouvailles.

Or, celles-ci se faisant principalement au cours de psychopéda­

gogie, on comprend qu'il m'importait, au niveau de l'analyse du

vécu, de situer ce contentieux non plus au niveau interindivi­

duel, mais au niveau intergroupai; comme le résultat au fond

d*un mécanisme échappant aux volontés personnelles.

Le deuxième facteur du blocage actuel tient, selon moi,

à la personnalité de Paul, dont les qualités que nous avons

précédemment soulignées, sont en voie de se retourner contre le

groupe. Qu'est-ce à dire ? Tout d'abord sa facilité d'expression

Page 28: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

et la pertinence de ses analyses le déterminent à prendre sou­

vent et longtemps la parole... ce qui permet aux autres de se

tairej il fournit donc un alibi à tous ceux qui ne se risquent

pas à intervenir et qui lui laissent volontiers le soin de parler

pour eux, quitte à lui reprocher ensuite de monopoliser le dis­

cours. Mais c'est surtout le fond de ses interventions qui est

en cause. En effet, la franchise mime de ses propos, de ses a-

veux devrais-je dire, après avoir encouragé dans un premier

temps des conduites similaires, en arrive maintenant à renforcer

les défenses. L'image qu'il donne de lui-même et qu'il tend à

chacun comme dans un miroir fait l'objet de dénégations : "Je

ne peut être ainsi". Chacun se referme devant cet appel à la

lucidité, et beaucoup de lui en vouloir de susciter le refoulé.

En attendant,les silences gagnent, et je lui fais remarquer que

le genre de terrorisme libidinal qui est le sien doit être rendu

responsable de l'inhibition que l'on remarque présentement chez

certains membres du groupe.

Sensiblement à la même époque, je me rends compte égale­

ment que l'attitude de la section à mon égard se fait plus ou­

vertement critique, voire nettement agressive. L'expression

"terrorisme",que j'ai^précédemment employée, m'est retournée

sans tarder, sous deux formes. Il m'est fait grief d'abord de

mon terrorisme institutionnel. Les stagiaires semblent redécou-

rrir ma fonction, mon pouvoir. Si, par malheur, il m'arrive en

Page 29: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

cours de séance, de prendre quelques notes concernant telle

demande qui vient d'être exprimée, je suis suspecté de prépa­

rer déjà mes rapports} je joue les "renseignements généraux",

et malgré ma bonne volonté, je reste "l'agent du pouvoir". Un

deuxième reproche m'est adressé, qui concerne, cette fois, ino

terrorisme analytique, plus redoutable semble-t-il que le pre

lier. Le psychopédagogue freudien voit tout, interprète tout.

Il ne dit rien, n'en pense pas moins. On admire ma "puissance

d'analyse"; on dénonce mon "voyeurisme"; on me traite de "pa­

ranoïaque", qualificatif qui semble vouloir exprimer l'empri­

se totalitaire que je voudrais avoir sur tous et chacun. C'es

cependant une réflexion beaucoup moins violente et apparemmer

plus anodine qui va me mettre en question. Un stagiaire me di

un jour : "Nous sommes quelques uns à être étonnés de ton* sar

froid, admiratifs aussi. Tu es vachement rationnel, on t'atts

que, tu restes impassible... finalement c'est drôlement fori

Une telle intervention ayant été renouvelée quelque temps pli

tard, je suis amené à me demander alors si le ton admiratif

ne dissimule pas, au fond, une déception, celle de rencontre:

dans le formateur un homme apparemment désincarné, à l'abri

des émotions, sans peur sinon sans reproches; bref, un beau

mécanisme institutionnel doublé d'une statue du • commandeur.

Cette hypothèse m'est confirmée le jour où, heureuse défail­

lance, je perd3 mon fabuleux sang froid. Depuis-1«-début Û:$ \

Page 30: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

l'après-midi, la section revenant sur le même thème me harcè­

le d'une critique institutionnelle, visant non seulement le

formateur mais l'ensemble du corps enseignant dont la parole

serait de toute façon condamnée à être serve. J'interviens

alors sous une forme et dans un ton tout à fait inhabituels :

"Je suis excédé de votre pessimisme. Je ne nie pas la réalité

institutionnelle, mais je pense que les mailles en sont suffi­

samment lâches pour que votre philosophie de l'éducation puis'

se s'y exprimer. Trop souvent les critiques adressées à l'ins

titution ne sont que des rationalisations des censures person

nelles". Et j'ajoute sur ma lancée : "Pendant une douzaine

d'années, j'ai été prof de philo. Excusez ma fatuité, mais

je n'ai pas l'impression d'avoir été un salaud. Et je crois

que, grâce à mon cours, un certain nombre d'adolescents cnt

viré leur cuti" (1). L'effet- de mon intervention est immé­

diat : un soulagement} et l'un de 'conclure : "Tu nous fais

vraiment plaisir de parler ainsi". Je traduis : nous sommes

heureux et rassurés du dégel. Plus encore que ce que j/ai dil

importe ici le style employé ainsi que le ton sec dont j'ai

usé; autant de signes qui' révèlent ma nouvelle implication

émotionnelle. Je "pr ends conscience alors combie-n a été dom­

mageable la distance que- j'ai cru devoir ménager par rapport

(1) Je respecte volontairement cette rupture avec le langage universitaire} elle a joué son rôle.

Page 31: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

au groupe. J'ai cru pouvoir rester l'interprète objectif du

groupe. Je perçois, maintenant, combien ce rôle a gêné la vie

commune et la spontanéité de chacun. Il est certain que les

qualificatifs que l'on m'a adressés alors (renseignements gé­

néraux - agent du pouvoir - voyeur...) furent la traduction

symbolique du pouvoir d'analyste que j'avais l'impression de

sauvegarder en refusant de m'impliquer dans le groupe. Ce fut:

une erreur. Il y avait une contradiction à inviter la section

à 1' expression spontanée du ici et maintenant, et à refuser

en même temps de partager sa situation affective, et ceci

d'autant plus que j'étais le leader hiérarchique. Une telle

mise à distance, en refroidissant le climat, renforça les

censures personnelles et suscita des réactions agressives.

Les stagiaires vivaient la version pédagogique du très ce-*

lèbre t "Araons-nous et partez î".

S' ouvre alors une nouvelle période pour le groupe, mar­

quée par deux initiatives. La première est de mon fait. Je

propose à la section l'analyse suivante. Lorsqu'il nous est

arrivé de rechercher les différentes raisons du blocage du

groupe, exprimé essentiellement par les silences, nous avens

les uns et les autres énoncé un certain nombre de facteurs :

la division en deux sous-groupes, mon image hiérarchique, ma

fonction d'analyste, l'engagement pulsionnel de certains, la

personnalité de tel ou tel formateur, les contraintes insti-

Page 32: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

tutionnelles. ... Certes, toutes ces interprétations ont eu

leur moment de validité. Il semble, cependant, qu'à en rester

là, nous "bloquerions 1 'évolution du groupe. Au point où nous

en sommes, de telles interprétations constituent des écrans

qui masquent les mobiles réels et qui servent d'alibi au

groupe pour ne pas aborder les plans fondamentaux de la rela­

tion. Je propose l'hypothèse que les hésitations du groupe

sont dues à la présence en chacun de forces contraires beau- "

coup plus qu'à l'institution, aux instituants ou au carac­

tère du voisin. Etant immédiatement interrogé sur l'identité

de telles forces, je réponds, volontairement réservé, que cha­

cun d'entre nous est pris entre le désir de s'adresser à au­

trui et la peur de le faire, qu'il convient de prendre cons­

cience de la coexistance en soi-même de ces deux tendances, t

ne serait-ce que pour éviter de projeter la seconde, la peur,

sur l'instituant ou sur le voisin. Si nous avons peur de par­

ler, c'est sans doute que nous devons vaincre quelques résis­

tances, c'est-à-àdire prendre quelques risques; c'est pour

cela que la parole n'est que d'argent.

La deuxième initiative est le fait de la section i elle

est, en quelque sorte, la réponse à mon analyse précédente.

Une demande est faite d'une enquête sociometrique appliquée à

la section elle-même. La demande semble refléter le désir de

Page 33: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

l'ensemble, à l'exception d'une stagiaire qui affirme son in­

tention de quitter le groupe si une telle enquête est exécutée.

Comme je m'étonne qu'on soit obligé de recourir à une telle

procédure pour dire ses sentiments à son voisin, on me précise

que la procédure sera purement orale, et que chacun est invité

à dire ses attractions et répulsions et, bien entendu, à les

justifier. Ainsi est mis progressivement en place une dynami­

que plus explicite des relations, qui se cherchent et s'avouen.t

avec plus ou moins de bonheur, plus ou moins de facilité. Mon

rôle personnel est délicat} je suis l'objet d'invites pres­

santes et répétées à exprimer mes sentiments à l'égard des

stagiaires. Parfois la demande est discrète, quelquefois plus

directe s "Je préférerais savoir si tu m'aimes ou pas". J'a­

voue m'être toujours refusé à répondre, et lorsque j'essaie de t

voir la raison de mon silence, je dois reconnaî+re que mon

rôle institutionnel pèse lourd dans cette union de l'affecti­

vité et de la docimologie (1). Cette ascèse affective va se

prolonger jusqu'à la séparation de Pâques, avec des moments

forts et des moments faibles. Nous nous, quittons, alors, ayant

poursuivi l'expérience pendant onze semaines réelles, à raison

de trois heures hebdomadaires. Malgré les résultats obtenus,

c'est beaucoup trop court pour porter un jugement définitif.

(1) Interrogeant une stagiaire sur cette insistance à connaî­tre mes sentiments, il m'est répondu t "Au moins, on sau­rait à quoi s'en.tenir" (sous-entendu t sur le, rapport dé . stage). " * ' " . '

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Nous voudrions, cependant, essayer de justifier cette tenta­

tive en tant que pratique de formation.

Le but de l'analyse de groupe, selon M. Pages "... est

d'acquérir des connaissances sur le fonctionnement des groupes,

généralisables à d'autres groupes. Mais pour que ces connais­

sances soient effectivement transférables, il faut que les

participants apprennent, par expérience personnelle, à faire

fonctionner leur propre groupe..." ( 1 ) . Il est important, pour.

nous formateurs d'enseignants, que soit souligné le fait que

le groupe est une réalité qui fonctionne, que la maîtrise de

cette réalité doit faire l'objet d'un apprentissage, enfin que

ce dernier doit faire appel à l'expérience personnelle. Ceci

dit, et sans dénier la valeur des propos ci-dessus, ncus vou­

drions replacer cette pratique psychosociologique dans le ca­

dre de la finalité qui est la nôtre : la présence.

Lors de notre analyse initiale de cette notion, ncus l'a­

vons établie à partir du ici et du maintenant, véritables

points cardinaux de la phénoménalité spatio-temporelle (2),

double ancrage majeur, mais non suffisants, de ma transcen­

dance} non suffisants, en effet, si l'existence du igi postule

u n là-bas et celle "au maintenant un hier et surtout un demain.

(1) M. Pages - "La vie affective des groupes" - Dunod - p.357

(2) qui explique 1"'inévitable réponse tautologique de l'ami perdu de vue, que nous hélons : "où es-tu ?" - "Je suis ici".

Page 35: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

Or, formateur soucieux de l'éducation de la présence, nous

découvrons une pratique, l'analyse de groupe, où la règle fon­

damentale est le respect de ce ici et maintenant. Qu'est-ce

à dire ? Simple coïncidence ? Les deux réalités postulent une

commune notion, celle de rencontre. La présence est rencontre,;

ontologiquement rencontre. Si nous voulons agir sur la présen­

ce, il faut multiplier les lieux de rencontre où les présences

trouvent à s'employer, à s'exercer, à s'ouvrir. Certes, en fâi"

de rencontre, il y a bien des degrés. Les rencontres quotidien

nés, professionnelles, institutionnelles, festives... ne sont

pas nécessairement des lieux propres a 1'élucidation des pré­

sences. Elles constituent souvent de3 lieux impurs dans la me­

sure où 1 'autre se trouve médiatisé par des images, des rôles,

des statuts, des rituels qui sont autant d'écrans masquant'

autrui "tel qu'en lui-même"; autant d'occasions aussi de nous

défendre contre le regard d'autrui, de nous fermer. Au con­

traire le groupe me permet l'ouvert, m'invite à l'ouvert, len­

tement certes, en découvrant autrui comme ancrage privilégié

de ma présence, comme pôle de ma transcendance. A condition

que l'authenticité de son attente réponde à l'authenticité de

mon projet, celle de son écoute à celle de ma parole, alors

advient une rencontre où autrui est co-fondateur de ma pré­

sence. On ne saurait donc sous-estimer l'importance, tant exi;

Page 36: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

tentielle que pédagogique, de la règle du ici et maintenant qui

définissent, sans l'enclore, le lieu spatial et temporel où

nos présences trouvent à s'éployer . Corrélativement, l'a­

bandon de la règle signe toujours la fuite de cette coexisten­

ce; la plupart du temps parce que j'ai peur des autres, c'est-

à-dire peur pour moi. Il est vrai que la mise en présence,

c'est la possibilité pour le soi d'advenir, d'être découvert,

et à découvert; c'est accepter de se risquer, de se livrer,

de se confier aux autres; vcilà qui est parfois beaucoup de­

mander à une présence mimeu3e.

Aux termes ce cette réflexion sur cette seconde situation

régionale, nous n8> voudrions pas passer scus silence la seule

critique fondée qui nous soit adressée à l'occasion de cette

pratique, et qui concerne sa parenté avec le T-group. Ces '

deux vécus sont fort proches l'un de l'autre, à deux diffé­

rences près, majeures il est vrai. Une section de stagiaires

est en formation pendant deux ans. Même si cette vie commune

e3t interrompue par les vacances et les stages, le groupe'ainsi

formé garde une permanence particulière. D'autre part, les sta­

giaires, hors la demi-journée de psychopédagogie, continuent

de vivre ensemble, dans ces rencontres que nous avons appelées

quotidiennes, mais qui gardent, oh combien, leur part de res­

ponsabilité dans l'économie pulsionnelle du groupe. Ce sont

toutes les rencontres professionnelles, amicales, cultur.elles».

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syndicales... qui, inévitablement, dans le cadre de la psycho­

pédagogie, tloWt-'Vt" leur lieu de résonance» Le ici et main­

tenant trouvent donc à s'étoffer du vécu de la semaine, ce qui

me semble un enrichissement. Mais l'analyse de groupe en milieu

de formation présente par rapport au T-group une autre diffé­

rence, qui nous semble beaucoup plus importante. L'analyste et

l'instituant sont une seule et même personne. Quelle est alors

la liberté réelle de parole du professeur-stagiaire ?

Tout d'abord, nous ne voudrions pas manquer de rappeler

que dans notre description de la situation générale, nous a-

vons demandé, comme condition d'exercice de la formation, que

le formateur soit délivré de sa tâche hiérarchique d'évalua­

tion et de notation. Cependant, nous n'avons pas cru devoir

attendre qu'une telle condition soit remplie; de ce fait, ncus *

nous sommes heurté à deux ordre.s de difficultés. Une première

difficulté est d'ordre fonctionnel s .dans quelle mesure ma

présence a-t-eile gêné, voire paralysé, certains stagiaires ?

La deuxième est d'ordre déontologique s dans quelle mesure

ai-je le droit de demander à des personnes de se confier, de

se livrer, alors que, tôt ou tard, je vais devoir évaluer leur

stage et porter sur ̂ celui-ci un jugement chiffré ?•Les répon­

ses à ces questions, si elles sont possibles, doivent se situer

dans une problématique qui est une problématique du pouvoir,

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des pouvoirs. En effet, le formateur en détient trois, que

nous rappelons t son pouvoir hiérarchique par lequel l'insti­

tution lui donne la possibilité de sanctionner} son pouvoir

culturel que lui confèrent sa compétence et son savoir; son

pouvoir mythique qui est d'ordre transférentiel et qui joue

à plein, comme nous l'avons dit, pour le psychopédagogue. Or,

ces trois pouvoirs se répartissent différemment les responsa­

bilités. Le pouvoir culturel et surtout le pouvoir mythique me

semblent intervenir au niveau même de l'analyse de groupe

qu'ils peuvent contrarier. Il est certain, je l'ai dit, que

le "terrorisme analytique" qui m'a été reproché fut responsa­

ble de silences ^angoissés devant ce qu'on supposait Itre ma fa­

culté de divination. J'ai mentionné combien mon implication

ultérieure dans le groupe avait contribué à lever les préjugés.

Il n'en reste pas moins que de tels pouvoirs d'interprétation

peuvent itre s.ource d'inhibition, et susciter ce que j 'ai ap­

pelé des difficultés de fonctionnement. Certes, de telles

conduites d'évitement peuvent se manifester envers tout ani­

mateur même non-instituant. Je dois reconnaître, cependant,

que mon troisième pouvoir, le hiérarchique, confère aux

deux autres une valeur particulièrement redoutable, peur ceux

tout au moins dont l'assise personnelle est hésitante. Or,

c'est précisément ceux-là qui intéressent le formateur sou-

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cieux de conforter la présence. Il ne faudrait pas qu'une

telle analyse de groupe ne profite, en définitive, qu'à ceux

qui en ont le moins besoin.

Si le pouvoir hiérarchique intervient secondairement dans

le déroulement de l'analyse, il intervient de plein droit dans

l'ordre des difficultés que nous avons nommées déontologiques.

Il nous suffira ici de rapporter l'incident qui eut lieu en

fin de stage, au moment de la notation. L'équipe pédagogique ;

était convenue, avec les stagiaires, ce la procédure suivante s

dans un premier temps, formateurs et stagiaires se réuniraient

séparément pour rédiger Tes rapports de stage et attribuer une

note; puis ils se rencontreraient pour confronter leurs éva­

luations respectives. Au cours ce la réunion plénière, un sta­

giaire contesta la note de 12/20 que nous lui avions mise, .mai;

surtout fut profondément irrité par 1 'expression : "présence

hésitante" qui figurait dans son rapport. Il est important de

préciser qu'il n'en déniait pas le bien-fondé ( 1 ) •• Son objec­

tion était beaucoup plus grQ.ve. Sachant pertinemment que, j'é­

tais l'auteur de l'expression incriminée, il se tourna vers

moi : "Je voudrais l'adresser à Lucien. Pendant des mois, tu

(1) La preuve en est que la rédaction du rapport qui nous fut contreproposée par les stagiaires, avec l'agrément de l'ii téressé, comporte la formulation suivante : "Tu obtiendra; de meilleurs résultats si tu extériorises d'une manière plus ferme et- plus convaincue, tes qualités de réflexion et de recherche".

Page 40: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

nous as invités à nous analyser. Malgré mes réticences initia­

les, je me suis efforcé de suivre tes conseils, et j'ai confié

au groupe, en ta présence, des choses importantes me concernant

Je te pose alors la question : "A quelles occasions as-tu pu

te faire une idée sur moi ?" Si c'est au cours des séances

d'analyse, alors je dis que tu m'as tendu un piège". Je pas­

serai sous silence l'émotion qui fut la mienne devant ce col­

lègue blessé par moi et à juste titre. L'objection était réelle

Je pus certes facilement le convaincre que je n'avais pas dé­

libérément tendu le piège. Mais il me fut impossible, en le

comprendra, de lui dire que men intuition n'avait pas trouvé

aussi sa source..dans nos rencontres hebdomadaires. Mcn juge­

ment lui apparaissait, et m'apparut alors, cor.me une indécen­

ce majeure.

Faut-il renoncer pour l'avenir à de telles analyses ?

Peut-être pa3.; faut-il encore que certaines- conditions se

trouvent réunies. Et en priorité, il est nécessaire que l'ana­

lyste ne soit plus celui qui juge. Pour cela, différentes so­

lutions apparaissent; la solution officielle : le formateur

est dégagé de l'évaluation (1)} une solution officieuse :

l'équipe pédagogique autorise le psychopédagogue à ne pas

participer à l'évaluation, ce qui est beaucoup demandera nos

collègues; une solution pratique : pour ces séances d'analyse,

(1) comme cela se passe dans les CFPTA.

Page 41: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

la section fait appel à un autre psychopédagogue, de la même

ENNA., ou d'une autre ENNA pour des sessions bloquées. Il nous

semble, en définitive, que de telles pratiques sont trop pré­

cieuses dans une formation d'éducateurs pour y renoncer du fait

d'obstacle^ institutionnels. A ceux qui ressentent cette néces-.

site,d'oeuvrer pour que de tels obstacles soient aplanis.

Devant un groupe conflictuel, on peut encore recourir à

une autre situation régionale : le séminaire en résidence. ;

Le séminaire en résidence

Un séminaire est la poursuite par le groupe de son ana­

lyse, mais avec d'autres moyens. La section au complet, sta­

giaires et professeurs, se retire de l'Ecole pendant quatre

ou cinq jours; nous serions tenté de dire qu'ils font retraite

Le but de ce départ, rendu nécessaire par le mauvais fonction­

nement du groupe, est de trouver un lieu, entendu dans l'ac­

ception phénoménologique, dont le climat rende possible une

nouvelle rencontre avec les autres et avec soi-même. Une telle

situation doit répondre à deux conditions j

- échapper autant que. possible à l'institution, d'abord

en en quittant les^murs, mais aussi en laissant toutes les

structures qui tissent la vie quotidienne à partir de 1'axe

institutionnel j cours, leçons, horaires, visages, représen­

tations de tous ordres....

Page 42: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

- développer au maximum chez les participants la conscien­

ce de groupe; en jouant d'abord sur le cadre de vie : l'isole­

ment en montagne dans un site de neige renforce la prégnance

de l'image groupalej en jouant ensuite sur les activités : le

partage des tâches quotidiennes (cuisine - services - organi­

sation) ainsi que l'activité sportive (ski de fond) qui obli­

ge de quitter l'aire conceptuelle au profit d'une présence re­

nouvelée par l'activité corporelle.

Pour dire ce que peut être un tel séminaire, nous, décri­

rons l'un d'eux, effectué en Février 1974, avec une section

de mécaniciens. Le choix 3e porte sur Méaudre, petit village

du Vercors et centre ce ski nordique; une auberge est retenue

qui reçoit habituellement colonies et classes de neige. Le

programme^du séjour, établi patiemment au cours de discussipns ,

sera suivi à peu de choses près. Il se présente ainsi :

7.30 petit déjeuner

8.30 thème de discussion

12.00 repas

13.00 ski

17.00 reprise du thème du matin

19.30 repas

20.30 soirée (animation par les stagiaires)

Page 43: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

Les thèmes de discussion qui ont été retenus sont les

suivants i

- mardi t "pourquoi ai-je choisi d'être enseignant?"

- mercredi s "les rencontres enseignant-enseigne"

- jeudi : "évaluation de la formation en ENNA"

- vendredi t "bilan du séminaire"

Ces thèmes présentent l'avantage d'être à la fois texte

et prétexte, d'être utiles à étudier en tant que tels, mais

aussi d'être l'occasion de s'impliquer personnellement devant

le groupe. Autrement dit, il s'agit moins de débattre d'une

question abstraite et gratuite que de se mettre en question.

Les thèmes de réflexion du mardi et du mercredi font l'objet

d'un lancement de ma part, au cours duquel je m'efforce de si­

tuer le problème et de poser des questions : "Quelles sont les

implications conscientes et inconscientes d'un choix, et no­

tamment du choix d'un métier ?" - "Quelles sont les différen­

tes rencontres possibles entre maître et élèves, hiérarchi­

ques, fonctionnelles, affectives, et quelles relations peuvent-

elles entretenir ?". Après ce lancement, et les précisions

qu'il apporte, les stagiaires se retirent en petits groupes

de réflexion jusqu'il onze heures; après quoi, le grand groupe

se reforme pour la mise en commun des conclusions. En revanche

l'organisation de3 matinées du jeudi et du vendredi, consa­

crées aux évaluations, sera laissée à l'initiative des sta-

Page 44: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

giaires. Je me pose alors la question de savoir si ma présence

est souhaitable pour ces deux dernières réunions; la réponse

me sera donnée d'une manière imprévue.

Lorsqu'on se pose la question de l'efficacité de tels sé­

minaires, c'est-à-dire,. étant donné nos finalités, la force

avec laquelle chacun, grâce au groupe, est mis en présence

de soi, il convient de ménager deux ordres de réponses : l'or­

dre du quotidien et l'ordre du moment critique. L'efficacité

du quotidien est faite d'une imprégnation discrète. C'est tout

ce partage d'existence où "la vie quotidienne aux travaux en­

nuyeux et faciles" joue son rôle, où je me découvre (1) à moi-

même et aux autres. Je me confie sur mcn choix d'enseignant,

sur mes relations avec l'élève; je me livre aussi à ski, en

tombant, en étant aidé ou en aidant, en prenant sur moi. Je

dors aux côtés des autres, je partage la douche, je plaisante,

je sens peu à peu mes masques gommes par cette multitude d'in­

fluences obliques incessantes. Autrui est là qui me cherche

malgré lui, qui me questionne, m'incite à ne pas me refermer

dans mon silence protecteur. Mais, à côté de cette obstination

du groupe, latente et ininterrompue, il y a parfois les temps

forts : les moments "critiques. Je voudrais en rapporter deux

que nous avons vécus pendant ce séminaire et qui ont été l'oc­

casion de mutations.

(1) élucidation, mais aussi abandon des prQtecticns • •-_ •

Page 45: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

Le premier se situe le mardi à 17 heures. Je rappelle que

le programme prévoyait, à cette heure-là, une réunion de tout

le groupe, destinée à reprendre le thème du matin. J'arrive

donc dans la salle de réunion, peu avant 17 heures, avec mon

collègue professeur de fabrication mécanique. Une dizaine de

stagiaires sont déjà là, en survêtement, qui jouant aux cartes,

qui faisant son courrier. Peu à peu, les retardataires nous

rejoignent, et le temps passe. Vers 17 h.30, mon collègue me

rappelant le rendez-vous de 17 heures me demande ce que je

compte faire. Je lui fais comprendre rapidement et à mi-mots

que je me contente d'attendre. Vers 18 heures, faussement ab­

sorbé dans mon journal, je remarque que un ou deux stagiaires

commencent à regarder dans ma direction; regard auquel je

m'empresse de ne pas répondre. L'un d'eux, enfin, rompt le si­

lence : "Dites, je croyais qu'on avait rendez-vous à 17 heures?"

On plie lentement cartes et courrier} on se tourne vers moi.

"En effet, dis-je, il me semble que nous avions rendez-vous

à 17 heures". Un débat, passionné et passionnant, s'ouvre a-

lors sur le sens de ces soixante minutes. "Etait-ce à moi de

vous rappeler l'heure ?". J'avoue au groupe qu'un tel rappel

à l'heure de ma part, rappel à l'ordre, aurait été en centra-

diction avec la finalité même de notre séjour ici. C'était per­

pétuer des rapports hiérarchiques au moment même où nous quit­

tions l'institution. C'était renforcer la passivité,: 1'inerti%

Page 46: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

et secondairement l'opposition, alors que notre objectif était

une interpellation de chacun, une invite à s'exprimer, à s'ou­

vrir, à quitter les rôles traditionnels du formateur et du

formé.. Les échanges sent riches et intenses. Nous prenons cens»

cience combien il est difficile d'échapper à ces rôles tradi­

tionnels qui ont marqué notre passé scolaire, et qu'il ne suf­

fit pas de quitter l'enceinte institutionnelle pour être débar­

rassé de ces vieux schémas et se découvrir autogestionnaire.

Le formateur, surtout si les cheveux grisonnent, évoque vite

pour ses administrés, cette figure omnipotente qui sommeille

depuis nos vies antérieures. Quelle formidable présence nous

convie au repas totémique ! Les réflexions sent alertes, at­

tentives, tendues vers ce centre de gravité du groupe que l'on

sent proche à ce moment. Chemin faisant, le groupe heurte en­

fin le pourquoi de son oubli du rendez-vous, et en même temps,

ma part de responsabilité. Nous avions démocratiquement débattu

de tout le séminaire, horaire et contenu, à l'exception de ce

rendez-vous de 17 heures que j'avais fixé en mon privé. Le

groupe me signifiait que celui qui avait seul décidé la fin de

la récréation veuille bien également sonner la cloche. Je re­

connais mo.n erreur, présente mes excuses et reverse au débat

la question des 17 heures; le groupe reprend le pouvoir et

Page 47: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

repousse la réunion à 18 heures (1)O La conclusion s'impose;

nous tirons cette règle de vie sociale t un groupe (ou une

personne) ne passe à l'acte spontanément que lorsqu'il est par­

tie prenante du projet. Je demande aux futurs professeurs que

j'ai devant moi de ne pas oublier ce principe lorsqu'ils au­

ront à s'interroger sur les méthodes.

Le deuxième moment critique se situe durant la ma tinée du

jeudi. La veille au soir, j'ai été dans l'obligation de redes-'

cendre à Lyon. J'avais prévu de regagner Méaudre le jeudi à

8 heures pour la réunion de travail; l'état des routes est tel,

ce matin-là, que je n'arrive qu'à 10 heures. Bienheureux contre

temps qui a permis au groupe, délivré du leader hiérarchique,

de s'organiser et de passer à l'ordre du jour. Lorsque j'entre

dans la salle de travail, je découvre le groupe, en table rsn-

de, en train de discuter ferme du thème prévu : la formation

en ENNA. Un animateur a été désigné qui organise les prises

de parole; un secrétaire de séance prend note et fait les

synthèses; je m'apercevrai bientôt qu'un leader a surgi. 'Bref,

une belle maturité. Je me glisse discrètement dans le cercle,

pour comprendre rapidement que ma place n'est pas ici. Le

groupe n'a nul besoin, la preuve est faite, de mon animation.

Quant au sujet, leur critique sera plus aisée en l'absence du

(1) Deux documents conservent la trace de cet incident. Le pre­mier, projet de la session, note s de 17 à 19 h.30 s bilan de la journée, 'cours. Le deuxième, compte rendu de la ses­sion, porte s de 17 h. à 18 h. s déten,te. ' '_ ' •

Page 48: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

formateur. Sous un prétexte, je me retire donc aux cuisines

pour lire mon journal. Vers 11 h.30, un stagiaire vient me

chercher. Je réintègre le groupe en expliquant les raisons pou

lesquelles je me suis retiré. Après quelques dénégations de

courtoisie, le groupe tire les conclusions des réflexions de

la matinée. Est souligné notamment le rapprochement qui s'est

opéré entre stagiaires,

"un signe : nou3 nou§ appelons tou3 ici- par nos prénoms.

- c'est vrai, avant c'était plutôt le nom

(silence)

- il n'y a que Monsieur Pil.oz...

(silence)

- en effet, dis-je-, j'ai un traitement a part

(silence)

- je suis d'avis (c'est le nouveau leader qui parle), après

ce qui s'est passé ici, d'appeler aussi Monsieur Piloz par

son prénom, s'il n'y voit pas d'inconvénients.

- très volontiers, dis-je

Chacun d'évaluer la nouvelle situation, ce qui me permet, aprè

un silence :

- mais je n'ai pas dr̂ oit au tutoiement ?

-vous accepteriez ?

- je vous le demande au contraire"

Page 49: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

Le groupe accueille très favorablement cette double déci­

sion dont la part symbolique n'échappe pas. C'est précisément

cette dernière part qui détermine alors trois stagiaires à in­

tervenir pour repousser, quant à eux, la décision qui vient

d'être prise. "Je ne pourrai jamais... ce n'est pas possible.."

Les camarades demandent les raisons d'une telle impossi­

bilité, mais en vain. Se place alors une réflexion importante

sur ce que je crois devoir appeler la "crainte révérentielle"

dont je suis l'objet à propos du tutoiement. Que signifie-t-

elle ? Quelle image certains stagiaires ont-ils de moi ? Cette

image, qui semble quelque peu sacralisée, n'est-elle pas alié­

nante ? Suit un débat extrêmement riche et animé sur les rap­

ports du stagiaire et du formateur} ce qui nous permet de fruc­

tueuses comparaisons avec la rencontre maitre-élèves, sujet

traité la veille. Nous découvrons que, dans cette passivité

des stagiaires., qu'ils sont les premiers à dénoncer, l'insti­

tution n'a pas la seule responsabilité, mais que les intéressés

eux-mêmes ont parfois leur force d'inertie. Un des acquis du

séminaire, écrivent les stagiaires dans leur rapport, est "la

prise de conscience de notre capacité de proposer, d'organiser,

de gérer notre propre formation". Nous traduirions, en termes

analytiques : "le séminaire nous a permis le meurtre du for­

mateur en tant qu'instance paternelle".

Page 50: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

Ce dernier point est pour nous fondamental. Lorsque ncus

tirons les enseignements d'un tel séminaire, nous constatons

que les deux objectifs fixés ont été, en grande partie, at­

teints s 1'élucidaticn des situations personnelles et une meil­

leure cohésion du groupe. Chacun a eu la possibilité de se met-?

tre en question, et ceci de deux manières. Les deux thèmes des

débats ont permis à chacun d'approcher ses motivations person­

nelles, de faire le point sur l'image qu'il avait de l'enfant,-,

sur l'image qu'il avait du professeur. L'effort de sincérité

auquel chacun s'est obligé a permis une mutation qui, chez

certains, a été suffisamment importante pour être soulignée

immédiatement par le groupe. Mais aussi la dynamique même du

groupe a permis à beaucoup, sinon à tcus, de s'analyser et de

modifier la qualité de sa présence. Nous voulons souligner ici

la possibilité donnée à chacun d'extérioriser ses affects, la

possibilité de pouvoir parler avec la certitude acquise pro­

gressivement, d'être écouté; la diminution des phénomènes d'in­

tolérance, de rejet, de refus; les conflits peu à peu extério­

risés... A propos de cette influence bénéfique du groupe, nous

répétons combien les conditions matérielles l'ont facilitée.

Notamment le caractère de retraite nous semble indispensable

pour mettre le groupe face à lui-même.

Le deuxième objectif, la prise en charge du groupe par

Page 51: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

lui-même, fut encore plus nettement obtenu. Les phénomènes

d'écoute réciproque dont nous avons parlé, les échanges réels

acerus de jour en jour, ont permis au groupe plus de maturité

et d'autonomie. Les instituants se sont peu à peu retirés de la

direction du stage, et ont eu la satisfaction de constater 1'ap

parition d'un nouveau leader, non plus déterminé par l'insti­

tution, mais dégagé par le groupe lui-mime.

De tels gains ont pu être obtenus parce que, selon nous,;

quatre conditions ont été respectées s

- Tous les stagiaires de cette section étaient présents.

Il est important peur la 'dynamique même du groupe que nul ne

manque. Que deux eu trois se retirent, et ce n'est plus le

même groupe; d'autant plus que généralement ceux qui s 'abstien­

nent sont ceux qui ont de la peine à s'intégrer au groupe et

qui, de ce fait, portent une responsabilité particulière dans

les difficultés de communication.

- La section était seule. Le fait de pratiquer un sémi­

naire à deux ou plusieurs sections permet à chaque groupe

d'éviter ses problèmes, ses conflits, en se diluant effecti­

vement dans un ensemble non fonctionnel. Comme généralement,

cette "dilution" prend des allures festives, la mise en ques­

tion de chacun ne s'en trouve pas facilitée.

- L'équipe des professeurs doit être la plus fournis pos­

sible; en tout cas, au minimum, doivent être présents les pic*

Page 52: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

fesseurs de la spécialité et le psychopédagogue. En effet,ils

font partie du groupe, et, comme nous, l'avons vu, une "bonne

partie de la problématique les concerne. L'évolution de chacun

et du groupe ne se fera pas sans eux; d'où la dernière condi­

tion.

- Le formateur doit accepter - mieux : encourager - sa

propre disparition. Or, un séminaire se prête particulièrement

"bien à un tel meurtre. En effet, 1'autonomie de la section rie

sera jamais obtenue si l'équipe pédagogique maintient, cons­

ciemment ou ncnt entre les stagiaires et elle-même un strict

rapport de domination hiérarchique. Neus pensons que le clima"

autogestionnaire, dans le cadre d'une formation de maître,

n'est possible que s'il est voulu et encouragé par tous les

formateurs. Or, cette émancipation nous semble capitale, car

nous posons que la situation que vit un stagiaire par rapport

à son professeur d'ENNA va engager, mutatis mutandis, celle

qu'il aura à vivre par rapport à ses propres élèves. Si nous

voulons que nos stagiaires soient de futurs éducateurs^ c'est

à-dire soient soucieux de la conquête par l'adolescent de sa

propre autonomie, il nous faut d'abord renoncer à la tentatic

d'exercer sur nos^stagiaires un pouvoir que la hiérarchie et

nos compétences rendent possible .

Page 53: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

L ' au t o s c o p i e

Nous abordons cette quatrième région avec beaucoup de pru­

dence, car nous la pratiquons peu et depuis peu de temps. Néan­

moins, comme sa finalité est, entre autres, d'opérer une trans­

formation des comportements, nous voudrions au moins mettre

en question la méthode employée (1). L'on sait qu'il s'agit

d'utiliser un circuit fermé de télévision (-C-FT7.) pour enregis­

trer le professeur stagiaire pendant une leçon d'application.

Après avoir'choisi la pertinence, c'est-à-dire ce que l'en

Veut particulièrement observé^. ( gestuel, regard, rapports avec

l'élève, déplacements...), les caméras s'efforcent de suivre

le maître selon le critère retenu. La personne enregistrée

aura ainsi toute possibilité de se revoir, s'observer, s'*anâ-

lyser et éventuellement de corriger ses défauts. L'efficacité

d'une telle procédure repose, selon les auteurs, sur le glis­

sement suivant : "Par le magnétoscope, une introspection quasi-

immédiate rend désormais possible la réflexion sur ces compor»

tements. On passe ainsi de l'expression "vécue" à travers le

corps propre, à une observation du corps-objet" (2). Monsieur

l'Inspecteur général Leif, qui préface l'ouvrage, écrit quant

(1) Nous ferons référence à l'ouvrage de r'M. Fauquet et Stras^ogel - "L'audio-visuel au service de la formation des maîtres" - Delagrave 1972

(2) op. cit. p. 12

Page 54: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

à lui t "Il est d'abord indispensable de définir une méthode

d^observation et d'analyse des comportements, dont la diffi­

culté majeure est de permettre de se détacher, comme le disent

les auteurs, du vécu dans le corps propre afin de pouvoir s'at­

tacher à la perception.du corps-objet, à travers les images

objectivées, processus qui doit cependant conduire, finalement,

à un retour sur soi-même"» Cette dernière phrase, que nous sou­

lignons, laisse transparaître, selon nous, quelque chose comme

un doute sur la possibilité de terminer le processus. Si nous

sommes particulièrement sensible à cette nuance, c'est que nous

avons quelques raisons de croire que le retour escompté est

extrêmement problématique.

Nous'nous attacherons, tout d'abord, au premier temps de

la méthode : le passage du corps propre au corps objectif.

Qu'est-ce à dire ? La perception que j'ai de mon corps et

celle que j'ai du corps d'autrui sent deux attitudes antino­

miques. Je perçois mon corps de l'intérieur de cette percep­

tion naïve qui exclut, dans la spontanéité quotidienne, toute

distance de mei à moi-même. Il constitue, et essentiellement,

mon ici absolu. Le corps d'-autrui, au contraire, appartient

au là-bas et se mandfeste sous l'horizon de mon projet ou de

mon attente. Qu'il soit proche ou lointain, il garde toujours

ses distances par rapport à mon ici} ce qui signe son appar­

tenance à l'espace' étranger. Autrement dit, la perception de

Page 55: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

mon corps propre appartient à l'espace de la présence; celle

du corps d'autrui, si mon intention est analytique, appartient

à 1' espace de la représentation. Le projet des auteurs est de

donner à chacun la possibilité d'analyser son propre comporte­

ment. Or, l'analyse nécessitant une mise à distance, et cette

dernière étant impossible à l'égard du corps propre, il con­

vient de transformer le ccrps propre en corps objectif pour

que, la distance prise, cette analyse devienne possible (1).

Comment établir cette distance ? On pense d'abord au mi­

roir. Mais l'on voit tout de suite qu'il s'agit d'une fausse

distance, trompeuse. Cette image-reflet m'obéit comme un frè­

re. Ce corps iar.s la glace ne cesse de suivre mes moindres in­

tentions. l-'è~e un jeu de miroirs n'arrange rien : ombre de moi-

même, le reflet mime mes initiatives au lieu de dialoguer li-

brement. Le problème se pose alors : comment émanciper le re­

flet de sa source, le corps objectif .du corps propre ? L'enre­

gistrement magnétoscopique est une réponse, et présente sur le

miroir l'avantage pour le sujet de se reconnaître dans l'image

mais sans devoir s'y identifier. En effet, se voir à l'écran

suscite deux attitudes contradictoires* Certaines images vont

continuer à solliciter fortement 1 ' identification;.'il s'agit

(1) tout ceci est fort logique; cependant, les auteurs sent, dès maintenant, engagés dans une voie qui conduit à une impasse dans la mesure où ils n'envisagent qu'un seul type d'analyse : le type scientifique, qui transforme effecti­vement le corps en objet.

Page 56: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

du visage en gro3 plan, de face, où nous reconnaissons le mo­

ment projectif-introjectif du stade spéculaire. Au contraire,

les autres plans, surtout en mouvement, sont plus étrangers

dans la mesure où l'image semble s'émanciper dans un libre com­

portement dont l'imprévisibilité, fut-elle factice, ne permet

plus l'identification. Se reconnaître sans s'identifier nous

semble être positif en l'occurrence; c'est la façon pour cet

alter ego qui figure sur l'écran de prendre ses distances par

rapport à mci. C'est moi m«is ce n'est plus j^. <J'ai la possi­

bilité de m_e voir. Effectivement, les deux pronoms personnels

ont des statuts très différents : _j_e est le réfèrent du dis­

cours, il est celui qui parle; moi est le référé, celui dont

on parle. L'un est présent, l'autre est en représentation.

C'est cette situation duelle qui permet l'analyse souhaitée.

Suivant le projet des auteurs, nous sommes arrivés à

cette conclusion : la nécessité de substituer le corps objec­

tif au QTorps propre si nous voulons que chacun puisse analy­

ser son propre comportement. Nous voudrions ici prendre la me­

sure exacte d'une telle substitution. Même si la logique nous

conduit à ce glissement, il' nous faut prendre conscience de ce

que nous'perdons dsfts une telle opération. Or, cette perte,

que nous analyserons en terme d'appauvrissement, ne semble pas

avoir été perçue par les auteurs, et ceci du fait même de leur

préjugé scienti3te; comme le prouve le passage suivant s "La .'i

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controverse des chercheurs anglais sur l'impossibilité de

"rendre intégralement le normal" aborde le véritable problème,

mais en des termes implicitement absurdes. Le reproche imputé

au CFTV de ne pouvoir rendre "that total normalcy" laisse en­

tendre qu'il s'agit là d'une regrettable limitation par rap­

port à l'observation directe. C'est sous-entendre que la réa­

lité serait la représentation totale et que l'observation di­

recte embrasse cette "totalité" du phénomène. M.&ia c'est ou­

blier que la perception est toujours sélective. Par que.lle

magie, le regard exercé du pédagogue et, a fortiori, le regard

libre et errant du novice -épuiseraient-ils 1 * infinie, richesse

des esquisses spatiales et temporelles qui constituent la to­

talité de l'action pédagogique ? Seul, l'entendement du dieu

leibnizien' dispose de cet unique privilège d'un panoramique,

intégral sur l'univers pédagogique. Quelle que soit la tech­

nique d'observation utilisée, qu'il s'agisse de l'observation-

en-personne ou par CFTV, la monaaie humaine est toujours con­

damnée aux points de vue. Sa perception "normale" est incompa­

tible avec une perception "totale". "(1).

Ce texte appelle plusieurs remarques. Nous convenons, avec

les auteurs, que Inobservation directe ne saurait embrasser

tous le3 phénomènes se manifestant ici et maintenant, qu'elle

ne peut épuiser "l'infinie richesse des esquisses", et ceci

(1) op. cit. p. "0

Page 58: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

quelles que soient l'attention, l'expérience et la vivacité de

1'observateurf seule, effectivement, une- vision divine est ca­

pable d'embrasser la totalité du réel. Mais le problème ne se

pose pas en ces termes. La différence entre l'observation di­

recte et le CFTV n'est pas un problème de totalité mais d ' inté­

grité» Car si, effectivement, l'observation directe n'est pas

capable d'embrasser tous les phénomènes du champ perceptif,

elle est la seule à être capable d'appréhender l'intégralité

du phénomène sélectionné. Et cette possibilité lui est 'donnée

parce que l'observateur habite un espace de présence, contrai­

rement au spectateur qui habite un espace de représentation.

Bien loin d'être cette monade dont Leibniz lui-même nous dit

qu'elle est "sans perte ni fenêtre", l'homme n'existe qu'à

s'ouvrir au monde. La bulle monadique symbolise excellement'

la clôture schizephrénique.

Cet appauvrissement que subit le téléspectateur par rap­

port à l'observateur est dû à deux limitations qui, loin d'ê*

tre accidentelles, sont inévitables :

- l'abandon de la perception marginale

- la dissociation de la perception et de la conduite.

a) l'abandon de la perception marginale

Nous avons déjà dit, à propos du sens, l'importance de

la marginalité- dans le fonctionnement du signifiant (1). Or,

(1 ) supra p. 9"</92

Page 59: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

le marginal est aUfc domaine exclusif du sujet humain, car seul,

celui-ci a la propriété de ne pas être soumis à des limites ob­

jectives. "Notre champ visuel n'est pas découpé dans notre monde

objectif, il n'est pas un fragment à "bords francs comme le pay­

sage qui s'encadre dans la fenêtre. Nous y voyons aussi loin que-

s'étend la ptise de notre regard sur les choses, bien au-delà de

la zone de vision claire et mime derrière nous. Quand on arri­

ve aux limites du champ visuel, on ne passe pas de la vision à :

la non vision..." (2). Les contours de mon champ perceptif ne

sont pas déterminés par le cadre de mes orbites; il y a une ou­

verture absolue sur le mondé grâce à laquelle axial et marginal

retentissent l'un dans .l'autre selon mcn projet perceptif. C'est

ainsi que, contrairement à'l'objet, réduit à l'exactitude de

Jon contour, les choses dans cet échange perpétuel ne cessent'

d'irradier autour d'elles pour former sous le regard et par le

regard ce flux structurel jamais ininterrompu qui permet à

Husserl de parler d'esquisse du monde (et non d'image). D'autre

part et suivant mon regard, la région précédemment marginale

peut être promue axiale : à son tour de recevoir, sans hiatus,

une nouvelle marginalité rehaussant la nouvelle perception cen-

trale et lui assurant sa pleine émergence à la fois comme signe

et comme forme. Grâce au marginal, ma perception n'atteint ja­

mais le bord du monde} il assure à ma présence un continuum

(1) Merleau-Ponty - "Phénoménologie de la perception" - p.321

Page 60: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

existentiel. Il environne totalement mon ici, dessus, dessous,

par côté et derrière moi. Rappelons ce psychotique qui se retour»

nait pour voir si le monde était toujours derrière lui. Si l'hom­

me sain, est dispensé de cette vérification, ce n'est pas qu'il

sait que le monde est toujours là, c'est qu'il ne cesse de le

percevoir marginalement t le monde se referme derrière moi.

Cézanne avait vu cela s "Le monde est concave" disait-il à

Gasquet.

Or, lorsque nous quittons la perception directe peur la

représentation télévisée, nous sacrifions tout l'entour margi­

nal. Contrairement au regard humain qui s'ouvre au monde, la

caméra n'est qu'un oeil enregistreur qui, par les frontières

objectives du cadrage, rejette le hors champ dans le néant, et

condamne ainsi l'image à une manifestation réduite à sa pure

actualité sans aucune possibilité de dépassement marginal. "La

conscience, écrit Husserl, n'est jamais composée exclusivement

d'actualité". Le marginal, cette région éventuelle mais bien

réelle, est le lieu de resscurcement de mon projet perceptif.

La signification d'un comportement étant indissociable de son

retentissement marginal, il est évident que l'enregistrement

CFTV, bien, loin de mettre en relief cette signification, la

mutile. Réduire la phéncménalité d'un comportement aux dimen­

sions objectives de" ses gestes, c'est sacrifier le sens d'une

présence au profit d'une image thématisée désormais réduite à

Page 61: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

elle-même (1). C'est pour le spectateur,glisser de la co-pré-

sence à l'en-face.

b) dissociation de la perception et de la conduite.

Cette dissociation constitue le deuxième appauvrissement.

L'observation directe, que nous nommons présence, articule tout

naturellement mon projet et la situation où il s'éploie. Même

si la perception n'épuise pas la totalité de la notion de pro­

jet, elle en constitue incontestablement un temps préalable es­

sentiel. Cette dialectique du comportement et de la situation

qui signe l'habiter n'est possible que si ma perception est

rigoureusement et sans hiatus en prise sur mon projet (2). Or,

nous venons de le voir,' seul un regard est capable de promou­

voir une restructuration du champ perceptif, en assurant une

nouvelle articulation axial-marginal. Lorsque, à mon regard,

se substitue l'ceil de la caméra, je suis ccntraint de vivre ce

paradoxe : percevoir une situation selon le projet d'un autre,

en l'occurrence le régisseur. C'est dire que ma liberté qui est

(1) exception faite, peut-être, de certains geste ou parole stéréotypés, de l'ordre du tic, mais qui n'ont précisément aucune signification manifeste qui puisse être dévoilée.

(2) nous ne voulons p̂ as dire, pour autant, qu'un tel hiatus n'existe pas aussi parfois, même pour la présence. Une illustration quotidienne" nous est fournie par la conduite automobile. Ceux qui en voiture ont "mal au coeur" sont toujours les passagers, jamais le conducteur qui a l'avan­tage sur les autres, de devoir lier perception et projet. Le comble est atteint lorsque le passager ne regarde même plus la route.

Page 62: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

assurée par les prises successives que m'assure la mobilité de

mon regard sur la situation, se trouve court-circuitée. Je suis

soumis au diktat d'autrui qui me livre, toutes faite et sans

surprise, une succession d'images sans dépassement. Tel est le

destin du téléspectateur. Ce qui explique, selon nous, la remar­

que fort pertinente des auteurs selon lesquels les professeurs

en formation, face h- l'écran, accordent un "privilège presque

exclusif... aux informations verbales, au détriment des infor­

mations visuelles. Sans crainte de caricaturer» nous dirions

volontiers que les élèves-maîtres entendent la leçon, mais ne

voient pas la classe" (1). Sans rejeter les explications avan­

cées par les auteurs, nous pensons que la raison est beaucoup

plus fondamentale. Seule, l'observation directe permet d'ha­

biter une situation, c'est-à-dire autorise l'ouverture d'une'

présence à son environnement. Je suis alors avec la classe, et

mcn projet, attentif, en suit la dramatique. Téléspectateur, je

suis devant mon récepteur; cela signifie que seule, la tête est

concernée et que le reste de ma corporéité appartient à la pièce

où je me trouve réellement. Faut-il s'étonner alors que je sois

plus sensible au seul signifiant qui me parvienne, muni lui

au moins d'une marginalité, la marginalité linguistique du dis­

cours magistral ? A celui qui se trouve réduit à 1 a'représenta­

tion, seule, la rencontre conceptuelle est possible. L'autre

(1 ) o.p. cit. p. 118

Page 63: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

rencontre, la vraie, doit être tissée de3 multiples et inces­

santes aperceptiona qui 3'analysent, selon la terminologie, hus-

serlienne, en ternes d'esquisses et qui fondent mon séjour; l'i

mage télévisée qui aie parvient n'en est que traduction objectai

Mais une telle rencontre n'est possible qu'à un existant et non

à un spectateur. Cet exemple nous fournit une nouvelle illustra

tion de la distance entre le regard et l'oeil, entre la présen­

ce et la représentation.

Le CFTV induit donc, par rapport à l'observation directe,

une double amputation dent nous voudrions donner maintenant une

illustration. Les psychopéd_agogues des SNNA ont été conviés, il

y a quatre ans, à un stage de trois jours à Versailles, avec

l'équipe précisément de MM. Fauquet et Strasfogel. Pendant ce

séjour, nos- collègues, dont l'autocritique et la modestie fu-

rent permanentes, nous ont invités à une expérience redoutable

pour eux (1). Elle se déroule dans deux pièces contigUes, mais

parfaitement isolées l'une de l'autre. Nous sommes répartis en

trois groupes. Dans une pièce, le premier groupe, composé de

sept ou huit personnes, va former une table ronde et devoir

discuter d'un thème pédagogique qui lui sera proposé. Dans la

même pièce-, un deuxième groupe, cinq ou six personnes, silen­

cieuses, constituent les observateurs, et ont pour fonction de

prendre le maximum de notes sur ce qu'elles verront et enten-

(1.) Nous en profitons ici pour saluer la grande honnêteté in­tellectuelle de cette équipe, quelles que soient,' par ail*:. leurs, nos réserves.

Page 64: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

dront. Enfin, dans l'autre pièce, un troisième groupe, assez

étoffé, va lui aussi observer le débat, mais devant trois ré­

cepteurs de télévision reliés à la même régie. Il va sans dire

que toute la discussion de la table ronde sera enregistrée, de

façon à être revue, autant que nécessaire, et ceci par les tro

groupes réunis. Or, il s'avère, en fin d'expérience et visicn-

nement fait, que les trois groupes n'ont pas perçu la même réa

lité. Nous reconnaissons volontiers que le groupe de discussie

étant donné son souci du débat, dcit normalement se distinguer

des observateurs. En revanche, ce qui nous paraît très signi­

ficatif, c'est le décalage qui apparaît entre les observateurs

en direct et les observateurs réduits à leurs écrans. Nous vou

dricns relater deux de ces décalages. A un moment de 1 a dis­

cussion, l'un des participants, fort isolé dans le groupe et

voulant conforter, sa position, tire de sa serviette un livre

et le pose sur la table en disant ; "Ce que j'avance a fait

l'objet d'enquêtes et d'expériences qui sont consignées dans

cette étude". Les observateurs en direct seront unanimes à̂ no­

ter la gêne que provoque un tel geste chez les participants.

Ils notent le silence embarrassé, les attitudes corporelles

de chacun, dont certains sent tentés, de se saisir de l'ouvra­

ge mais se retiennent. Finalement, le livre reste au milieu

de la table. Ces mêmes observateurs interprètent ces attitu-

Page 65: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

des comme un refus de devoir rendre éventuellement les armes à

un interlocuteur, alors que le débat est fort passionné, et que

chacun veut avoir raison. Au même moment, que voient ceux que

nous appellerons les télé-observateurs ? (dont nous sommes).

Peu de choses, sinon ce livre sur la table dont le régisseur

nous donne un gros plan. Toute la signification symbolique qui

donne à cette aoène sa tension signifiante nous re-3t-e inacces­

sible dans la mesure où le livre se voit privé de sa marginali­

té j l'inertie blocage des interlocuteurs. S'agit-il seulement

d'une erreur de régie ? Nous ne le pensons pas. Même si une

meilleure ouverture angulaire nous avait livré l'assemblée au

complet, nous serions restés aussi désarmas; seule, une pré­

sence, dans cette alliance projet-perception, pouvait capter

intuitivement la dimension de cette effervescence discrète de

tout un groupe. Une contre-épreuve a été fournie lorsque les

observateurs en direct ont visionné 1 *enregistreaent » certains

n'ont pas reconnu la scène, d'autres ont souligné l'ampleur de

l'appauvrissement qu'elle avait subi, jusqu'à devenir incom-

préhensible. Une deuxième différence^frappa, qui fut la sui­

vante s les télé-observateurs, furent unanimes à souligner que

les éléments féminins^, du groupe avaient monopolisé l'a parole.

Au contraire, les observateurs en direct avaient eu l'impres­

sion d'un partage à peu près égalitaire'. Vérification faite à

partir de l'enregistrement, la différence chronométrée des

Page 66: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

temps de parole donne un écart de trois secondes à l'avantage

des femmes sur un temps total de 45 minut.es. Nous avouons être

incapable, après quatre ans, d'interpréter ce fait; peut-être,

la présence linguistique des éléments féminins était-elle meil­

leure.

Concluons provisoirement de cette expérience que l'ob­

servateur en direct, co-présent à la situation, perçoit, et

lui seul., cet ensemble difficilement énumérable que constitue

l'intégralité des comportements, des mimiques, des gestuels, de

attitudes corporelles, des silences, des regards,,.tout ce que

nous nommerions velontiers le bruissement du vécu, et que l'un

des observateurs en direct a défini par cette constatation :

"Très rapidement, j'ai été sensible à l'inconscient du groupe".

Une telle intuition n'est possible qu'à celui qui est avec le.

groupe. Ceux qui sont devant l'écran, livrés à l'oeil de la

caméra, sont voués à l'en-face. L'image cadrée, privée de sa

marginalité, perd sens, de même que le télé-observateur s'aliè­

ne dans un projet dépossédé de sa perception anticipatri ce>. Di­

sons en terminant ce rapport que certains observateurs en di­

rect ont été dans l'impossibilité de retrouver certaines scè­

nes au visionnaient, alors même que, curieux de les' revivre,

ils les attendaient.-

Un tel constat suffit-il à condamner 1 'autoscopie ? Il

faut affiner notre critique. Nous relèverons une phrase de

Page 67: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

nos auteurs s l'enregistrement "transforme réellement la situa­

tion de l'observateur en celle d'analyste" (1). Qufe3t-ce à

dire, et est-ce un progrès ? Il s'agit d'abandonner le regard

naïf, en prise sur la phénoménalité du monde au profit d'une

perception critique, analytique, soucieuse de l'objectivité.

Nous avons dénoncé précédemment les dangers que comporte un

tel glissement ; notre critique joue a fortiori pour 1'autosco-

pie. Mais, ici, le bilan n'est pas entièrement négatif. Le

CFT7 me renvoie mon corps propre sous la forme du corps objec­

tif; même si ce dernier emporte les appauvrissements que nous

avons dits, le décalage obtenu, inhabituel et contre-nature (se

percevoir à distance), provoque un effet positif : je me décou­

vre, et l'image ainsi renvcyée peut ne pas coïncider avec celle,

intériorisée, que j'ai de m:i-même; Narcisse a vieilli (2). k~

joutons que l'autoscopie est d'autant plus séductrice pour 1'in­

téressé qu'elle présente pour lui deux qualités apparentes :

dégagée de son entour marginal, une image réduite à ses limi­

tes thématisées facilite une analyse objective; d'autre part,

et toujours du fait de cette parenthèse où elle se trruve en­

close, elle exerce une sorte de fascination où l'intéressé

trouve à se projeter*^ Nous convenons donc volontier's que cette

mise à distance que suscite la perception analytique permet

une prise de ccnscience de soi. Mais, et c'est là où nous

(1) op.cit. p. 120

(2) c'est sur un tel effet que repose la distanciation brech-" tienne.

Page 68: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

mettons en question 1 'autoscopie, une telle prise de conscience

est-elle à même de catalyser une transformation de la présen­

ce ? (î) ou, autre formulation de la même question, de quelle

conscience s'agit-il ?

Pour éclairer cette question, nous ferons appel à la pra­

tique psychanalytique. A propos de cette dernière, on entend

souvent dire que ce traitement est dangereux dans la mesure où

"il déstructure la personne sans la reconstruire". Il y a, il

est vrai, un moment dans la cure où, la levée progressive des

censures produisant ses effets, le passage à l'acte est possi­

ble. Mais la critique que nous rapportons, même si elle est

naïve, est beaucoup plus fondamentale. Elle postule au fend la

dualité de la p-ise de conscience'et de la restructuration (2).

Or, éa&la est une erreur : conscience et mutation, dans le mo­

ment anamnésique, constituent non seulement un même moment,

mais un seul et même phénomène. Il est' donc faux d'imaginer

un hiatus où le psychisme du patient serait réduit à 1' état

d'ectoplasme, et le patient lui-même à celui d'invertébré mo­

ral. Cependant, lorsque nous parlons en psychanalyste de p rise

de conscience, il convient d'en bien préciser la nature. Lors­

qu'une interprétation^est proposée par l'analyste, elle reçoit

(1) Nous avons cru comprendre qu'une telle interrogation se trouvait aussi chez nos auteurs, dont la recherche reste ouverte.

(2) ce qui est précisément le postulat de 1 'autoscopie; à cette différence près que la restructuration ne suit pa3.

Page 69: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

successivement trois réponses (1). La première est une dénéga­

tion j "Ce n'est sûrement pas la raison que vous avancez...

votre interprétation ne s'applique pas à ma situation". La

deuxième est une prise de conscience intellectuelle : "Vous

avez raison, c'est "bien comme vous le dîtes... je comprends

mieux maintenant". La troisième est la prise de conscience

affective. qui se manifeste par un silence au cours duquel le

patient est envahi par l'affect pulsionnel à l'état pur (nous ••

voulons dire en l'absence, généralement, de la représentation

qui s'y trouve rattachée). Or, lorsque nou3 parlons de l'iden­

tité de la conscience et de la mutation, c'est évidemment de ce

troisième temps dont nous parlons, la prise de conscience in­

tellectuelle n'entraîne aucun changement réel et durable, et

la raison de son inefficacité est simule : elle se situe dans

l'ordre de la représentation, conceptuelle en l'occurrence.

Seule, la prise de conscience affective engage la présence dans

son entier, et de ce fait entraîne mutation.

Nous avens précédemment dit, en énonçant cette dualité

combien il était vain d'espérer une inflaance significative de

la représentation sur la présence. Or.il nous semble précisé­

ment que les tentatives de l'autoscopie reposent sur l'illu­

sion qu'une telle influence est possible. "Appliquée au compor­

tement pédagogique, l'autoscopie devrait inciter à un effort

(1) à plusieurs mois d'intervalle, s'entend.

Page 70: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

d'analyse objective tendant à modifier l'action pédagogique ju­

gée défectueuse" (1). Or, précisément analyse objective et

transformation du comportement sont antinomiques. Une telle mo­

dification ne serait possible que si la prise de conscience ne

procédait pas d'une perception analytique (de l'ordre de 1'en-

face) , mais d'une perception phénoménale (de l'ordre de 1'avec).

Alors, seulement nous pouvons espérer que perception entraîne

mutation, dans la mesure où l'intéressé sera mis réellement en

présence de soi. Il est vain de chercher le lieu d'une telle mi­

se en question à l'intérieur des frontières d'une image re-pré-

sentée; seul, le v4cu d'une -situation est capable d'interpeler

une présence.

Faut-il donc renoncer à l'autoscopie ? Nous ne le penser.s

pas, car ce 'qu'elle tente de surprendre n'est pas nécessairement

de l'ordre de la présence. A ce propos, une expression telle

que "comportement pédagogique" est dangereusement ambigUe. Elle

inclut, à la fois, les actes pédagogiques et le comportement.

Si, dans la pratique de la classe, il est difficile de les dis­

socier, il nous semble, en revanche, important de les distinguer

au niveau de l'analyse. Les actes pédagogiques ressortissent à

la didactique pure (procédés ou techniques pédagogiques). Sn

font partie la structure de la leçon, le choix d'une démarche

(1) op. cit. p. 20?

Page 71: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

expérimentale ou non, de la déduction, de l'induction... tout ce

qui est pris en compte au moment de la préparation. Nous y ad­

joindrions des actes simples tels que la qualité des manipula­

tions, les récapitulations et les contrôles, le type de question»

nement et les interventions des élèves qui les accompagnent.

Enfin, dans cette mime catégorie pourraient figurer certaines

attitudes relevant moins de la personnalité que de l'inexpérien­

ce : le fait, par exemple, de s'adresser uniquement aux élèves ;.

du premier rang, ou de ne pas respecter suffisamment les teaps

de silence. Ce premier ensembl e, dans la mesure où il est ccn-s-

titué de faits objectifs, peut faire l'objet d'une représen­

tation, être perçu intellectuellement et être modifié par l'in­

téressé par le biais de 1'autoscopie (1). Au contraire, la

deuxième catégorie, le comportement, concerne directement la(

présence. Nous relevons, avec les auteurs : assurance, aisance,

dynamisme, inquiétude, malaise, insécurité, directivité, auto­

ritarisme, crainte d'être débordé... Pour toutes les raisons qui

nous avons dites, l'autcscopie est inopérante à leur égard,

dans la mesure où ils n'appartiennent pas à l'objectité. C'est,

semble-t-il, une telle distinction qu'opère ÏÏ.Y. Woorhies, à

l'Université d'Indiana, et que nos auteurs résument de la fa­

çon suivante : "...la préférence pour l'observation directe tou

(1) ou uar une simple remarque du formateur !

Page 72: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

che à l'atmosphère, au climat de la classe, à la présence des

personnes et à leurs réactions inter-individuelles} par contre,

ce qui relève du programme, des méthodes et procédés pédagogi­

ques, s'accommode également de l'observation directe et du cir­

cuit fermé, lequel offre, enfin des possibilités exceptionnelles

de "focalisation" (1). Ceci pourrait résumer nos propres con­

clusions, à cette réserve près que la mé thode nous semble un peu

vite rangée dans la seule deuxième catégorie. Car si elle est •

didactique, elle est aussi climat. Elle se situe donc de.part

et d'autre de notre frcntière et, de ce fait, devra recevoir un

double traitement. Il suffit de penser à la notion de directi­

vité (ou son contraire) pour comprendre que la présence est te ut

aussi en question que la didactique.

Nous ne voulons pas, et ceci nous servira de ccr.clusior.,

faire une fausse querelle à une équipe dont la démarche expéri­

mentale est rigoureuse et la recherche ouverte. Ne disent-ils

pas eux-mêmes être convaincus "que la seule réflexion ne suffit

pas à accéder au savoir-faire" (2). Nous le pensons aussi. «Mais

ce qui est en question ici n'est pas seulement un savoir-faire,

mais un pouvoir-être. Or, la réflexion dont ils parlent et dont

ils usent est inrpérarrtej l'amphibologie du terme même de ré­

flexion est ici bienvenue. "... la tâche d'une réflexion radi­

cale, c'est-à-dire de celle qui veut se comprendre elle-même,

(1) op. cit. p. 33 '

(2) op. cit. p. 249

Page 73: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

consiste, d'une manière paradoxale, à retrouver l'expérience ir­

réfléchie du monde, pour replacer en elle l'attitude de vérifi­

cation et les opérations réf1exives..."(1)• Peut-être, l'honnê­

teté intellectuelle de nos chercheurs, qui ont refusé de "..s'en­

fermer dans un système", les a-t-elle privés de 1'écl aireme nt

qu'une méthode telle que la phénoménologie pouvait .leur appor­

ter.

Le hatha-yoga

Cette dernière situation régionale pourra surprendre; il

n'est pas encore dan3 la coutume psychopédagogique de l'intégrer

à un processus de formation. Si cela arrive un jour, nous sou­

haiterions, faut-il le dire, qu'une telle expérience restât

facultative.

»

Il est difficile de parler de yoga, sauf à se contenter

d'en décrire les modalités élémentaires, c'est-à-dire les plus

spectaculaires; il est difficile de conceptualiser ce qui est

essentiellement une pratique. Il faut l'exigence rationnelle

impénitente d'un esprit occidental pour tenter d'ordonner, se­

lon notre ratio, ce qui est, pour l'oriental, une ascèse de

libération et quiv, comme telle, se passe fort bien d'une exé-

gèse. Nous avons le souvenir d'une réunion yogi où figurait

Shri Mahesh. Un participant lui demanda s'il existait des pos­

tures spécifiques contre la colère. Il lui fut répondu : "On

(1) ïerl eau-Pcnty- op. cit. p. 277

Page 74: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

peut écrire sur la pierre, on peut écrire sur le sable, on

peut écrire sur l'eau". Une telle parabole, outre son sens

propre, signifiait secondairement qu'une information de type

discursif était déplacée et que l'intéressé devait d'abord s'a­

dresser à son tapig (1). Si l'on a pu dire que toute la philo­

sophie indienne était "existentialiste", c'est qu'elle se pré­

sente moins comme une organisation systématique que comme une

mystique, moins comme une critique que comme une expérience scu»

clause du salut de l'homme. Ainsi dit la tradition »"... le yoga

doit être connu au moyen du yoga... le yoga se manifeste par

le yoga...". Tautologie ? Faut-il renoncer à parler du Yoga ?

Avant d'interroger la pratique du yoga, du hatha-ycga,

telle qu'elle se présente aujourd'hui en Occident, peur savoir

si elle peU/t être de quelque utilisé à notre scuci de formateur

en quête de présence, nous voudrions demander à la psyché orien­

tale la signification d'une telle ascèse millénaire. Nous fe­

rons appel pour cette première partie à l'étude, majeure, de

M. Eliade (2).

Comme toute démarche initiatique, le yoga ne se comprend

qu'à partir du tryptique mystique : vie-mort-renaissance. La

vie ici, c'est l'existence profane soumiseau double.'c onditionne-

ment du monde extérieur, le cosmos, et du monde intérieur, le

subconscient. Au carrefour de ces déterminismes, le moi se pré-

Ci) ainsi dénoame-t-'on la natte sur laquelle Le yogi occidental

pratique les postures. • - • .-

(2) "Le yoga. Immortalité et liberté" - Payot 1954

Page 75: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

sente comme le lieu de la souffrance et de l'aliénation. Du mê­

me coup, le soi, enchaîné au flux psycho-mental, se trouve com­

me exile. Cet exil n'est pas un destin; il n'est le résultat ni

d'un décret divin, ni d'une faute criginelle. Il est le fruit de

l'ignorance, de cette ignorance métaphysique qui confond l'es­

prit et le cosmos, l'Etre et la Nature. "... la cause de "l'es­

clavage" de l'âme et, par voie de conséquence, la source des

souffrances sans fin, réside dans la solidarité de l'homme avec.

le Cosmos..." (1). Il est donc nécessaire de se désolidariser

du cosmos pou'r que le soi, dans une révélation, puisse se con­

naître.- Quelle est la nature du Soi ? Là encore, il n'est pas

facile de répondre. Lorsque les commentateurs se risquent à lui

donner une transcription conceptuelle, ils le définissent comme

"être-conscience-béatitude". Il n'admet aucun attribut ni, a

»

fortiori, aucune vie relationnelle. Il est dans la mesure où il

se connaît. Il est isolé,'libre parce que sans attaches. Irré­

ductible, il est l'entité sans qualités. Finalement, et dans la

logique de la pensée orientale, le soi ne peut faire l'objet

d'aucune approche intellectuelle. Il n'est attesté véritablement

que par ceux à qui il a été révélé : les "hommes libérés". On

comprend alors que ce que l'Occident nomme conscience scit pré-

sentée comme négative, s'il s'agit pour parvenir à l'essence de

l'être de dégager le soi de sa gangue tissée de nos expériences

quotidiennes. Si-, pour Husserl, la conscience est toujours cons-.

(1 ) op. cit. p. 22

Page 76: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

cience de quelque chose, pour le yoga, une telle conscience

reste immergée dans la matière, c'est-à-dire tributaire de tout

ce qui paralyse l'avènement du soi. "...la connaissance est un

simple "réveil" qui dévoile l'essence du Sci, de l'esprit...

Cette connaissance véritable et absolue... n'est pas obtenue

par l'expérience, mais par une révélation" (1). Cette conscien­

ce du mystique est qualitativement différente de la conscience

phénoménale. Nous entendons bien que, pour la phénoménologie ;

même, une telle conscience phénoménale ne coïncide pas non plus

avec le soi, et que ce dernier n'advient qu'obliquement et tou­

jours d'une manière éphémère, à l'homme surpris. Mais ce qui dis­

tingue radicalement les deux philc sop'r.ies, c'est que, peur

l'Occident, le sci n'a aucune chance d'être révélé en dehors

de la phéno.-nénalité du monde, alors que, peur l'Orient, il s'a­

git préalablement de "brûler" le phénomène afin que l'être puis­

se advenir et libérer l'homme de sa condition humaine.

On comprend que la pensée occidentale, devant cela, soit

quelque peu désorientée (précisément). L'ascèse yogi qui con­

duit de la vie profane à la renaissance, doit faire mourir

l'homme à cette vie phénoménale, le déchoir de sa condition

d'existant. Les termes employés par les commentateurs autorisés

ne laissent aucun doute s l'ascèse est "hibernation" - et retour

à la vie embryonnaire; l'état à obtenir est "réclusion", "res­

serrement intérieur". "La retraite hors du Cosmos est accempa- ,.

( 1 \ nn _ a \ t . TV. 40

Page 77: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

gnée d'une plongée en soi-même dont les progrès sont solidaires

de ceux de la retraite" (•!)• Le retour de la condition humaine

à la condition végétale n'est nullement péjoratif pour la psy­

ché indienne, et ne saurait constituer une régression (2).

Seule, cette rétraction majeure, en-stase écrit Eliade, permet

la délivrance. Le samadhi, le soi, signifie union, totalité.

C'est l'auto-révélation du soi, une pleine compréhension de

l'être, en dehors de toute expérience. L'ascète yogi ne saurait

viser directement cette libération; souvent dénommée " rapt",

elle survient inopinément. Cette émergence du sci à lui-même

constitue l'ultime étape de la connaissance délivrée de la souf­

france et de l'aliénation. Il y a ici une intuition, qui se ré­

vèle difficile peur nous, d'une conscience vidée de tout conte­

nu et cependant pleine de l'être même. Cette modalité cntolc-

giaue fait "l'homme libéré", un être en pleine possession ce

l'être dans toute sa plénitude.

Nous reconnaissons volontiers combien notre description est

hâtive, voire irrévérentieusef, concernant une des mystiques

les plus fécondes qui aient jamais existé. Notre propos était

modeste s présenter le yoga oriental comme cette "rétraction

du monde phénoménal" (3); et ceci afin de ne pas passer scus

(1) op. cit. p. 76 (2) de nombreuses postures portent des noms d'animaux, de végé­

taux, voire de minéraux (le cobra, le lotus, l'arbre, le diamant...)'•

(3) op. cit. p. 104

Page 78: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

silence la contradiction où se trouve celui qui a choisi d'adop­

ter l'approche phénoménologique pour décrire une ascèse selon

laquelle l'être temporel est maya (1). "Ce que la philosophie

occidentale moderne appelle "l'être en situation", "être cons­

titué par la temporalité . et l'historicité" a peur pendant dans

la pensée indienne "l'existence dans la maya" (2). On ne sau­

rait être plus clair. La grande intuition qui traverse toute la

pensée orientale est l'antinomie entre le soi et le ccsmcs. Ce

que nous nosmens phér.omenalité est frappé de suspicicn majeure,

et l'objectif primordial de l'ascète est de s'en retirer. N'est-

ce pas alors ce que nous nom.mons, en Occident, une feraeture ?

Un tel centre-sens serait injurieux. La retraite ascétique eu

yogi s'ouvre à la réalité. .Mais inc ont e st abi a~ en t, les voies

qui conduisent au soi sent divergentes. Hors du monde, peint

de salut, dit le phéncménologue; hors du monde est le salut,

répond le sage yogi. "Le "but ultime ne -sera atteint que lors­

que le yogi réussira à se "retirer" vers son propre centre et

à se désolidariser complètement du cosmos, devenant imperméa­

ble aux expériences, inconditionné et autonome. Ce "retirement"

final équivaut à une rupture de niveau, à un acte de réelle

transcendance" (3). Là^condition humaine est servitude, l'exis­

tence la plus authentique est- aliénation. Ce qui vient du

(1 ) maya : au mieux, souffrance et aliénation} au pire : illu­sion

(2) op. cit. p. 10 (3) op. cit. p. 106

Page 79: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

"dehors" est considéré comme une invasion mutilante. Il faut

pour renaître sortir de l'espace et du temps. Voilà incontes­

tablement, pour nous, une opération difficile à mener à bien :

concilier un soi mcnadique et une transcendance. Une telle con­

tradiction, doit-on le dire, est récusée d'avance par la pensée

orientale; elle appartient à un discours qui n'a pas subi l'é­

preuve de l'ascèse, et encore moins connu la libération. L'état

final est indiscutable, et nulle intellectualité ne prévaudra

contre lui.

Faut-il donc renoncer au yoga, à l'aide qu'il est sus­

ceptible de nous apporter dans une formation de la présence ?

Faut-il pour ouvrir une présence dans un processus dent le

peint ultime est 1'ex-tase, .attendre lumière et secours d'une

pratique dont le point ultime est 1'en-stase ? Malgré toutes

les contradictions que nous avons soulignées, notre réponse res

te positive et elle nous est dictée par notre pratique du yoga.

Ce que nous allons dire du hatha-yoga est donc incontestable­

ment un centre-sens aux yeux de l'orthodoxie orientale; c'est

néanmoins notre expérience, fort modeste, d'honvme de l'Occi­

dent qui nous dictera les propos qui suivent.

Nous nous sommes attaché, au début de ce travail, à pré­

ciser les structures de la présence; ce qui nous a permis de

définir l'existant comme être de la transcendance. Or-, cette

transcendance, nous le rappelons ici, prend deux formes majeu­

res qui, pour avoir généralement partie liée, n'en sent pas

Page 80: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

moins distinctes : la verticalité et l'horizontalité. L'exis­

tence s'établit, en effet, tensoriellement, entre ces quatre

points cardinaux de la phénoménal!té que sont le haut et le bas

dans l'ordre vertical, l'ouvert et le fermé dans l'ordre hori­

zontal. Attachons-nous, d'abord, à la première de ces formes.

Nous aurons recours k L. Binswanger, en le suivant dans sa

description d'une existence soumise au ba3 dans l'expérience

de la chute(l). "Lorsque nous nous trouvons en état d'abandon

ou d'attente passionnée et que, soudain, l'attendu nous déçoit

brutalement, et qu'ainsi totalement déracinés nous perdons no­

tre appui sur lui, plus tard, après avcir retrouvé une case so­

lide, nous nous reportons par la pensée à ces instants et nous

disons :"J'étais alors comme frappé de la foudre" eu "ocœrae

tombé des n,ues'' (2). La chute signifie que toute situation de •

déception, de deuil, de dépression, d'acanden... est vécue se­

lon l'esquisse d'une présence orientée, de haut en bas. Le lan­

gage populaire prend acte très justement d'une telle direction :

"je tombe de haut... je suis effondré... atterré... écrasé...

le sol vacille..."; un tel langage, hier, loin d'être une simple

métaphore littéraire, exprime, à travers des vocables divers,

cette orientation de-XLa présence en état de dérélictien. "Dans

un tel moment, notre existence (se situe) dans la direction

significative du trébuchement, de V affaissement de la ctoute"(5)

(1) L. Binswanger - '"Le rêve et l'existence" - D. de Brouwer (2) op. cit. p. 131 ( 3 ) op . c i t. p . 1 3 3

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De telles directions significatives sont, avant toute ccnceptua-

lisation, les véritables fermes rectrices de la présence, formes

originaires existentielles qui donnent à chaque ici-maintenant

sa tonalité et sa structure (1). De telles formes signifiantes

ne sauraient être thématisées, c'est-à-dire traduites en concept

ou en image, sans perdre leur nature essentiellement constitu­

tive. Certes, elles irriguent incessamment conduite et diseurs,

mais cette délégation ne se fait pas sans mutation et, bien sou-;

vent, sans l'appauvrissement qu'emporte toute représent a.ti en.

Mime la parole pratique n'échappe pas à la règle; elle oeut,

au mieux, ménager un avènement discret à une telle direct ion,

en la faisant bruire furtivement à l'horizon le toutes les"fer­

mes partielles. Ainsi en est-il de toute symbolique maj eure a

se "contente' de ménager les conditions stylistiques du paraî­

tre criginair e sens primordial. Le témoin doit faire 1

reste, en entrant en résonance avec cette grande forme de

l'oeuvre fonctionnante. Si le uoète se laisse aller à voulci

( 1 ) Les cor explica d'enfan ries", entrer douceur gnifica que rég mal qu' elles p pour ce seurs" delaire métrai tion.

respondances. chères à Baude tiens. "Il est des parfums f ts, deux comme des hautbois, Si l'odorat, le toucher, l'e en résonance, "se répondre", , la fraîcheur font appel à tive, véritable point-source ion sensorielle. Filles d'un elles se ressemblent. Mais c rocèdent, est d'abord réali la, sans doute, qu'ils échap que nou3 sommes, mais non pa se garde bien de nommer ce

à la fois stylistique et phé

laire, n'ont pas d'autres rais comme res chairs verts comme des prai-

uîe et la vue peuvent c'est que le vert, la

la même direction si-qui irradie d.ans cha-

e même mère, il est nor-e sens nucléaire dont té non-thématique. C'est pent souvent aux "cen-s au poète. Mais Bau-qui constitue le géo-noménal de son intui-

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dire explicitement un tel sens, il devient ipso facto un homme

de la prose, et, comme Bonnard l'avoue : "Ayant perdu la séduc­

tion première, je ae laissai aller à peindre des roses".

Contrairement aux situations dépressives, les situations

expansives, euphorisantes, .sont toujours vécues selon une direc

tion ascendante. Si le bas est obscurité (1), froideur, soli­

tude, voire errance, si le très-bas est Enfer ; le haut est lu­

mière, chaleur, communion, voire félicité suprême si le très-

haut est Paradi s. Ici encore l'image populaire dit cette sur-

recticn : "... .septième ciel... ne plus toucher terre... vcler

littéralement...". Certes, entre ces ieux extrêmes se situe

l'homme, surtrut celui du quotidien; et la verticalité la plus

assurée, 5e même rue le soi qui la suit comme son cmfere, n'est

jamr.is -requise prur toujours. Il appartient de rester vigilant..

La deuxième direction est horizontalité; elle s'éplcie

entre ses deux extrêmes : le fermé et l'ouvert; ou, en termes

heideggeriens, entre l'echouage et l'extase. Là encore, nous

nous appuierons sur le langage populaire. Cn dit volontiers :

"...visage ouvert... physionomie ouverte... un enfant ouvert...

un esprit ouvert, qui a des ouvertures sur toutes choses... ou­

verture du coeur... ^'ouvrir à... société ouverte.*, morale ou­

verte". Et inversement : "...morale fermée... société fermée...

(1) en pathologie, les états dits crépusculaires, ou la nuit de l'esprit.

Page 83: SITUATIONS REGIONALES leçon d'application est le seul qui ...

3e fermer à... fermer son coeur... un esprit fermé... cet enfant

est fermé... visage fermé..". Que signifie cette penanence' du

vocable à travers des situations aussi diverses ? Comment peut-

il trouver place dans des contextes aussi différents que la

physionomie, l'affectivité, l'intelligence, la morale, la so­

ciologie... Si une porte peut être ouverte ou fermée, pourquoi

une intelligence, un visage, une société ? Là encore, ncus ne

sauriens comprendre la permanence du signe par recours à la •

simple analogie. Contrairement à une certaine image logique,

c'est lg, non-thématique qui précède le thématique; la diversité,

surprenante à y cien réfléchir, du même thème ne s'explique que

par référence à cette réalité antérieure et primordiale Î la

direction de sens. C'est elle, 1'innommée, matrice existe r.ti e 11 a

qui engendré la qualité de notre transcendance, et d'atord daovs

son rapport climatique. Secondairement, le discours s'insrire

de cette esquisse originaire pour dire les multiples situations

quotidiennes.

Ce que peut être une telle direction significative dans'

l'ordre de la fermeture, la symptomatolcgie de 1 ' asthmatique

peut nous aider à le comprendre. Traduire l'asthme en termes de

pure relation symptomatique est certes un progrès. Cela ncus

permet de comprendre que l'asthmatique révèle à ses .proches

tout à la fois une frustration majeure, l'agressivité qui s'en

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suit et l'impossibilité où il se trouve de l'exprimer directe­

ment (1). Mais cela concerne le signifié de la conduite asthma­

tique. Ce qui nous paraît plus instructif, dans une étude de la

présence, c'est de dévoiler le signifiant d'une telle conduite :

en l'occurrence, une fermeture aux autres sous la forme d'une

volonté de rupture. Il y a là un réflexe de sauvegarde dans la

mesure eu ses partenaires proches ne sont plus à même de lui

fournir l'ancrage nécessaire à sa transcendance : le ici-mainte­

nant vacilla devant la rencontre impossible. La volonté de rup­

ture signifie le désir de quitter cet exil ontologique peur

trouver, demain et ailleurs, un lieu où l'existant puisse à

nouveau s'ouvrir au sende et à autrui. L'asthme nous apporte une

nouvelle preuve que 1 'existence est rencontre, dans la mesure

où le respir est le premier échange mei-mende. Que ce monde,

sous la forme du parent eu du contint, vienne à manquer, et la

situation devient proprement irrespirable (2).

Or, le hatha-yoga est une école de présence dans la me­

sure où il agit dans les deux directions; il est maieutique de

verticalité et d'ouverture. Lorsque nous entendons une perscnne

dépressive s'exprimer, c'est généralement pour dénoncer une

existence trop homogène : "Quel intérêt peut-cn trouver à la

vie... c'est toujours la même chose... en fait les nêmes gestes,

(1) Ne serait-ce que sous la forme imagée et populaire : "J'é­touffe avec vous". Nous en dirions autant de l'anorexique s "Je ne peux plus les avaler... çà me reste là (en désignant la trachée".'

(2) Le yoga prend en compte, et d'une manière prioritaire-, la •-•-'-• respiration à travers le pranayaaai

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le même travail... tous les jours, c'est la même chose... la vi

est monotone et sans saveur...". Le dépressif souligne ainsi,

à travers cette monotonie, la faible transcendance de son exis­

tence dont le ici et le maintenant tendent à se refermer sur

eux-mêmes. Les dépassements vertical et hcrizcntal sont rares

et faibles; le déprimé est la ferme avancée de l'homme de l'ha­

bitude (1). Au contraire, 1''homme en projet tient un autre lan­

gage Î ".. j'ai l'impression que chaque jour est un nouveau

à'part... la journée est pleine de choses à faire... de rencon­

tres, de trav-ux à poursuivre... de situations à vivre, même la

vie quotidienne prend une sert-aine saveur...". L'homme en trans

oendar.es fcr.de la loi e~ xair.tar.ar. t car son anticipation et

son ouverture. Or, nous pensons que la pratique du yog'-; es:

susceptible de nous faire passer de ce "tous les jours" au

"chaque jour"; du règne de la banalité homogène à celui d'une

existence ménageant des ruptures, des' rises en question, des

temps forts; bref, la possibilité d'un projet. Le yoga permet

de déplacer le lieu de la présence du bas vers le haut, d/a fer­

mé vers l'ouvert. Ces deux directions, nous nous répétons, en

tant que fcrraes ne sauraient donner prise à une approche intel­

lectuelle. Et c'est précisément ici que le yoga est précieux,

car il ne s'en prend jamais au thématique, mais agit sur la

présence.Cest peur cela qu'il est une ascèse et, comme toutes

(1) d'où 1 ' imrortance, pour ces personnes, des faits divers : ils constituent .des moments de rupture de l-'ho'mo'gène

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les ascèses, une longue patience. On a parfois dénoncé certai­

nes conceptions de la psychanalyse qui en faisaient une simple

thérapeutique soucieuse de rétablir la santé, alors qu'elle est

essentiellement transformation. Be même certaines pratiques oc­

cidentales du Ycga visent à la disparition de certains troubles *

psychosomatiques. Même si cette "yogathérapie" a son utilité, la

finalité du yoga n'est pas là. Il s'agit moins de viser le

bonheur qu'un certain art de vivre. Dans la direction de l'ou­

verture, le yoga suscite une meilleure attention aux autres,

aux gestes, aux sensations. Il permet d'éviter les deux grands

obstacles à toute rencontre' vraie : la ccn ceptual i sati en et la

projection. Il agrandir le champ de conscience te manière à ren­

forcer les rythmes naturels : sexualité, sommeil, repos, repas..

mais aussi les rythmes sociaux ; rencontres professionnelles 'et

amicales. Grâce aux énergies libérées (1), par la pratique quo­

tidienne du yoga, le yogi est capable d'une attention particu­

lière au monde, à autrui, à soi. Grâce à l'unification de la

psyché, il peut éviter cette dispersion et cette aliénation qui

le livrent à tous les conditionnements. Dans la direction de la

verticalité, le ycga facilite une redécouverte du sacré, théiste

ou athée. Le ycga invite l'homme en posture, parfois surpris

d'un tel appel, à valoriser une région qui n'est plus de simple

(1 ) Le yoga "... li_bère toutes les énergies accumulées normale­ment et naturellement en chacun de nous, et qui, dans les circonstances ordinaires, sont contraintes, et déformées au. peint de ne pouvoir trouver une voie qui leur, permette d'à». '; gir" (B.Fromm - "Le beudhisme Zen etla psychanalyse" - p. 128;

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appropriation, de simple consommation. "... toutes formes de

possession, d'auto-glorificaticn, amour-propre et vanité doi­

vent être abandonnées. L'attitude envers le passé est une atti­

tude • de gratitude, envers le présent i e dispc ni'bilité*, envers

le futur de responsabilité. Vivre selon le Zen signifie se trai

ter S"i-même et le monde dans un très haut esprit d'appreciatic

et de révéreras" (1). Les postures majeures du hatha-yoga, le

lotus notamment, sent des postures symétriques, symétrie dent

Buytendijk nrus rappelle qu'elle est le propre de la rencontre

solennelle. Z~ telles positions, lorsqu'elles peuvent être pri­

ses et tenues sans effort, ne sauraient rester corporelles :

elles assurer.- y û';r y a ' :uae iiï^c-ne et silencieuse

qvisse sur r e : t i or.nel 1 e de tout l'être vers une région où le

ré peut T.cus %" •e manifeste.

Cette ioucle fonction maieutique iu yega, verticale et

horizontale, comment 1 * assume-t-il ? Autrement dit, comment

le yoga agit-il ?!!ous avouons être tenté, nous aussi, de renvey

le questionneur à son tapis. Ne us voudrions, cependant, d égage

la règle d'or du hatha-yoga, qui est d'ailleurs aujourd'hui en

passe d'être un poncif : la solidarité foncière de l'esprit et

du corps; "Derrière0' tes pensées et tes sentiments, mon frère,

tient un maître plus puissant, un sage inconnu -qui a ncm"soi

Il habite ton corps, il est ton corps" (2). Fort de cette al II

(1) Frcmm - op. cit. p. 135 -'

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ce, le hatha-yoga confie au corps le sein d'unifier l'être. No*

tre corps en a le pouvoir; il reste, par notre pratique, à lui

en donner la possibilité. Le débutant en yega peut se découra­

ger devant les difficultés d'ordre musculaire et articulaire.

Pendant un certain temps, temps de la confiance aveugle, la

posture reste pour lui un exercice purement physique, jusqu'au;

jour où le ce rps, s ' est ompe. De même que le chat de L. Carrcl'i

qui, interrogé par Alice sur ce qu'est le sens d'un mot, dis­

paraît à ses yeux en ne laissant que son sourire, de même peur

la posture, le :srps disparaissant nous donne à habiter le sen

de cette posture qui n'est autre que le sens de ma présence

dans 1 'épiphania du- soi.

Pour conclure, nous ne penser. 3 pas qu'il y ait incompa­

tibilité entre la pratique du yoga et l'ouverture de la présen

ce; bien au contraire. L'ascèse psychanalytique peut elle auss

se vivre en termes de "descente", de "plongée" dans les "pro­

fondeurs" de l'inconscient. Nul ne met en doute, cependant,

qu'une telle quête constitue une prepédeutique d'ouverture au

monde et à autrui. Nous souhaiterions que, malgré 1-33 apparenc

doctrinales léguées par l'Orient, l'on fasse même confiance ;

yoga; quo l'en admette que cette unification de la personne q1

peut apparaître à' tort comme une retraite, comme une parenthè.

et finalement comme une fermeture, n'est que le point de pass

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ge obligé d'une ouverture plus ample et plus sereine. C'est en

cela qu'une telle pratiaue nous paraît-utile à tous ceux qui

ont professien d'éducateur, tous ceux qui ont pour fonction de

permettre à autrui d'advenir à soi.