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bLa Papesse = le Binaire = les Facults = le Sujet.
le Sorcier
CHAPITRE II
LE SORCIER
E tous temps, il s'est rencontr des hommes
superstitieux et mchants, curieux des mys-
tres pour les profaner, jaloux de la Science
pour en faire abus, ambitieux du pouvoir pour r-gner dans le dsordre et par le crime.
La Magie est apparue ces pervers comme un
triple instrument de tyrannie, de jouissance et d'in-
timidation et ce rve impie d'un despotisme sans
frein ni contrle, tay sur le monopole des con-
naissances interdites au vulgaire les a sduits, trom-
ps et perdus. Car l Science est de droit divin: qui
convoite ses trsors dans un espoir de prvarica-
tion impunie, s'gare dans le souterrain qui mne
au secret caveau; il s'enfonce dans les profondeurs
s'il croit remonter, et la clart lointaine qu'il prend
pour la lampe du seuil n'est que le reflet anticip
du bcher d'expiation.
Cependant, la Nature, respectueuse du libre arbi-
tre, a dou l'homme de moyens d'action dans l'ini-
D
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122 LE TEMPLE DE SATAN
quit comme dans la vertu; l'agent occulte obit
toute volont, sainte ou perverse, et si l'goste est
inapte la conqute du Vrai, du moins il peut leMal.
Dans quelles circonstances le qualificatif de sor-
cier lui est-il applicable? La question parat dli-
cate. En effet, les tres suprieurs qui font servir la
science des uvres de tnbres ne sont pas pro-
prement parler des sorciers, encore qu'ils accom-
plissent des rites maudits.
Les bateleurs non plus ne sont pas forcment dessorciers, quoique bien des bateleurs soient sorciers,
ou si l'on prfre, quoique bien des sorciers soient
bateleurs.
Expliquons-nous. On s'accorde assez commu-
nment pour voir dans les sorciers d'audacieux
charlatans: je me garde bien de dire qu'on a tou-
jours tort. L'histoire est l pour attester leur d-gradation morale; elle les fait voir tremps dans la
lie des crimes, et de tels hommes ne peuvent tre
que des hypocrites. En mainte occurrence, force
de mystifier autrui, n'ont-ils pas fini par se mysti-
fier eux-mmes? Je le veux bien.
Il messirait pourtant de gnraliser cette hypo-
thse. S'il y a des sorciers plus ou moins charla-
tans, il est sr que nul d'entre eux n'est un scepti-que absolu. Leur dchance intellectuelle et morale
les incitant croire ce qui est absurde l'exclu-
sion des choses qu'avoue la raison nous fournit
la clef de cette anomalie.
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LE SORCIER 123
Parlons-nous du classique sorcier? du tnbreux
adepte de la magie noire? Celui-l croit perdument
sa propre puissance. Il n'a pas tort, car elle estrelle; mais il n'en souponne pas plus la cause m-
diate qu'il en discerne l'agent mdiateur.
Parlons-nous des mdiums et autres sorciers con-
temporains? Elle est sujette des intermitten-
ces, cette Force qu'ils prtendent diriger et qui les
mne, dchaner leur gr et qui les enchane la
fatalit de son propre mouvement: en sorte qu'ils
se trouvent rduits au rle d'escamoteurs, dsqu'elle vient leur manquer.
C'est ainsi qu'on a pu prendre sur le vif des plus
grossires supercheries tel mdium d'une incontes-
table puissance, et qui, la veille, avait russi
dans des conditions de contrle scientifique et
mme d'crasante vidence des phnomnes
plus surprenants cent fois ..... Mais hier, le mdia-
teur assistait le mdium ; il lui manque aujour-d'hui : et comme l'orgueil ou la cupidit domine le
pauvre exprimentateur, il prfre tricher (dt-on
le surprendre en flagrant dlit !) plutt que de
s'avouer en fait l'humble esclave des puissances
occultes dont il s'est targu d'tre le haut et puis-
sant seigneur.
Que cet exemple, pris chez les sorciers du jour
galantins de l'Occultisme et tnors du Mys-tre (1), funambules d'une invisible corde, polichi-
(1) Je ne vise ici que certains mdiums douteux et charla-tanesques ; mais il faut avouer que les mdiums conscien-cieux sont l'exception. Encore, parmi ces derniers, faut-il
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124 LE TEMPLE DE SATAN
nelles en habit noir et dont la ficelle ne se voit
pas que cet exemple ne nous dtourne pas du
sorcier lgendaire, immonde et redout paria dumoyen ge et de la Renaissance : fanatique et
born, craintif comme tous les suspects, tmraire
comme tous les poltrons traqus.
Entre les modernes magiciens, ces hbleurs obli-
gs des sances publiques, et les fauteurs de sorti-
lge d'antan, il est un point de rapport et un point
de dissemblance. Marionnettes galement incons-
cientes d'un Agent qu'ils prtendent asservi, tousdeux ont inbranlablement foi aux essences spiri-
tuelles ; mais si le mdium, convaincu de l'exis-
tence des dsincarns, s'obstine nier Satan, le
sorcier, en revanche, croit de toutes les forces de
son tre la puissance du Prince des Tnbres et
la terrible ralit de ses faveurs.
Que dis-je ?... Envisag dans son cadre normal
(la vie ambiante des xvi
e
et xvii
e
sicles), nous levoyons minuter unpacte dans toutes les formes.
Ce n'est nullement un objet de mystification ou
d'intimidation pour les badauds, que ce pacte avec
l'Esprit ; c'est un contrat rdig par le sorcier avec
un soin minutieux et une conviction sans gale, au
pril de ses jours : la dcouverte de cette seule
pice suffit motiver sa mort sur le bcher, la
suite des plus pouvantables tourments.
tenir compte de la fraude inconsciente, frquemment ob-serve chez eux, comme nous le montre M. Donald Mac-Nab,dans ses travaux si remarquables sur les phnomnes duspiritisme.
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Nous aurons revenir sur les pactes, au sujet
des procs de sorcellerie ; n'anticipons pas. Rser-
vant d'ailleurs pour le livre II autant qu'il nousest possible tout ce qui ressemble une expli-
cation scientifique, nous allons jeter encore un bref
coup d'il sur le personnage du sorcier vulgaire,
ce Juif errant du crime occulte (1), souvent pour
suivi de tanire en tanire et fugitif d'exil en exil ;
glissant comme une ombre dans les lieux solitai-
res, en marmottant d'incomprhensibles paroles, et
l'il mobile, gar, dardant partout des regardsstupides de rancune ou chargs d'effroi .....
Mais il n'est pas toujours menac. Protg des
grands parfois, la tradition nous le montre aussi la
tte haute, se pavanant dans l'odieux et grotesque
appareil de sa nullit prtentieuse : c'est mme
ces derniers caractres qu'il nous sera plus facile
de le reconnatre et de le dnoncer sous tous ses
dguisements. Car il est Prote et varie selon lespoques et les milieux ; mais la griffe satanique
reste indlbile sur son front.
Or Satan ne pouvait tre, nous croyons l'avoir
dit, que le prototype du nant et de la vanit hai-
neuse, il s'ensuit que le cachet de sa domination,
(1) Ce serait une navet insigne que de croire la Perver-sit, la Ruse et la Puissance incompatibles avec l'Ignoranceet la Btise.
Des bergers ignares et crtins sont souvent de redoutables jettatores ; chez eux l'instinct supple l'intelligence avor-te. Ils disposent de fluides grossiers, accumuls hautetension et la terreur crdule des masses soumet leurascendant des tres infiniment suprieurs eux-mmes,mais subjugus par la crainte et la superstition.
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l'empreinte de sa prsence, sa signature morale, en
un mot, offrent ncessairement toutes les marques
distinctives du non-tre, de la misre et de l'envie.Ce triple critrium est infaillible. Le lecteur lui-
mme pourra s'en convaincre au chapitre vi : con-
sacr tout entier la description du sorcier dans
son moderne avatar (si diffrent par la forme de ce
qu'il apparaissait jadis), ce chapitre n'tonnera
personne; et plac face face avec les familiers de
Belzbuth, en blouse ou en habit noir, nul, grce
au signalement ci-dessus, n'hsitera sans doute les reconnatre.
Il est de fait qu'en tous climats comme tous les
ges, le mal se manifeste sous des aspects peu va-
riables: aberration de l'esprit, perversion de l'me,
souillures du corps ce sont mmes folies, mmes
passions, mmes vices et, comme le dit quelque
part Eliphas Lvi, l'Esprit de tnbres n'estgure inventif .
Les magiciens noirs se retrouvent donc tout au
long de l'histoire des peuples et l'on serait bien em-
pch de dire une poque ou un pays qu'ait par-
gn ce genre de peste.
Interrogez les annales de l'antiquit: pas un cri-
vain qui ne tmoigne de leur existence et de la ter-
reur qui gagnait les hommes leur approche. Les
Pres de l'Eglise proclament l'envi que les pre-
miers sicles de Pre chrtienne en furent infests.
Si l'on se reporte aux chroniques du moyen ge,
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LE SORCIER 127
on les voit pulluler sur la face de l'Europe, avec
l'effroyable fcondit propre aux races maudites.
Ils sont les larves de ce long crpuscule... Commeles libellules de nos tangs, nes de la vapeur d'eau
sous l'influence d'un rayon de soleil; eux semblent
natre de l'paississement des tnbres sur la vapeur
du sang vers.
Mais ce ne sont pas de simples fantmes, hlas!
car la grande aurore de la Renaissance ne les dis-
sipe point. Ils ne sont que d'une trop formidable
ralit. Loin qu'il diminue, leur nombre crot de jour en jour: le zle froce du magistrat ne le dis-
pute qu' la ruse perverse du criminel et, toujours
capitaux, les procs de sorcellerie ne laissent ch-
mer ni juge, ni procureur, ni bourreaux.
Ceci nous conduit jusqu'en plein xviiie
sicle!...
A cette heure mme, que la torture est abolie et
que les ncromans ne risquent gure de dmls
avec la justice, si ce n'est quelque anodine pour-suite pour escroquerie ou vagabondage, lon com-
mettrait une grave erreur soutenir la dispari-
tion de leur postrit funeste.
Etre hybride, presque uniformment malicieux
et sot, le sorcier ne tmoigne que par exception
d'une intelligence demi-sombre dj dans le fa-
natisme. Ingnieux par instinct aux travestisse-ments les plus inous, il a chang d'aspect, de
murs et de langage. Sous la blouse du paysan,
sous la redingote du mdecin, ailleurs encore nous
le retrouvons, presque aussi rpandu et j'ajoute-
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128 LE TEMPLE DE SATAN
rai plus dangereux peut-tre dans ses modalits
nouvelles... hlas ! aussi sous la robe du prtre.
C'est affaire de statistique; toute poque, du reste,il en fut ainsi. Comme les mdecins fournissent
l'opiophagie et ses quivalents le contingent le
plus srieux: de mme et pour des motifs analo-
gues, l'arme de Satan s'est toujours recrute de
prfrence dans le sacerdoce. Ce rapprochement ne
laisse pas que d'tre piquant et la vrification fa-
cile de part et d'autre.
Je le rpte: jamais sorciers ne furent plus har-dis et plus malfaisants qu' cette poque qui les
nie.
Il y a peut-tre quelque courage rompre de
visire aux prjugs les plus honorablement reus:
mais ce que j'avance, je le soutiendrai par des
exemples; je le dmontrerai par des faits; enfin, je
l'expliquerai par la mise au jour d'une doctrine
singulire et mconnue, mdiatrice de la libre rai-son et des institutions populaires, conciliatrices de
la science la plus mfiante et des plus augustes tra-
ditions.
Le sorcier, ai-je dit, est de tous les temps, de
toutes les latitudes.
Pour remonter la plus lointaine des civilisa-
tions si vaguement estompe dans les brumes du
pass, que tous les documents runis sur elle parles chercheurs tiendraient en une demi-page nous
savons pourtant que les Atlantes, dont un cataclys-
me sans exemple dans l'histoire engloutit le conti-
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LE SOUCIER 129
nent plus de neuf mille ans avant notre re (1),
avaient leurs devins et leurs sorciers.
L'Inde a toujours connu les sorciers ; mais,
l'origine, ils dissimulaient leur malice et dguisaient
leurs pratiques sans nom, que n'eussent point to-
lres les sages successeurs du grand thocrate Ra-
ma. Ils ne commencrent se montrer dans la p-
ninsule qu' l'heure o, sourdement travaill par
la fermentation du schisme imminent, l'Etat social
penchait insensiblement vers son dclin. Pour les modernes Hindous, ils sont descendus
jusqu'aux derniers chelons des croyances supers-
titieuses: l'enchanteur est la fois, chez eux, ora-
cle, magntiseur, exorciste, saltimbanque et men-
diant. Ce sont surtout les Fakirs et mme certains
prtres de bas tage (Pourohtas), puis les asctes
et les moines quteurs: tous rivalisent de mome-
ries et perptrent des phnomnes d'ailleurs sur-prenants, grand renfort de mentrams (2) et d'in-
vocations aux Pitris (3). On peut lire dans les in-
tressants ouvrages de Louis Jacolliot le Spiri-
tisme dans l'Inde en particulier et les Fils de Dieu
des dtails aussi complets qu'imprvus sur ces
sortes d'espces. L'admiration, la vnration des
campagnes leur est universellement acquise. Les
brahmes pandits (4) et les initis de la Haute
(1) Voir Platon (Dialogue de Time). (2) Conjurations.(3) Esprits dsincarns, mes des anctres.(4) Savants.
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130 LE TEMPLE DE SATAN
Doctrine : Dwidjas (1) et Yoghis (2) vrita-
bles, Tchlas et Shabrons (3) sont presque seuls
sur la pninsule, tout fait exempts de cette l-pre morale; si nous sortons de la caste sacerdotale,
peine quelques Rajahs et l'lite des Xchatryas (4)
font-ils exception (5).
Chez les anciens Hbreux, la Magie noire se bor-
ne l'vocation des spectres de la lumire ngative,
Abth, tvbva, si svrement proscrite par Mose.Les raffinements de la sorcellerie ne s'introduisent
en Isral que relativement tard.
(1) Deux fois ns.(2) Unis en Dieu..(3) Shabrons, moines bouddhistes des couvents thib-
tains; Tchlas, disciples de la Science occulte. On encompte assez peu dans l'Inde proprement dite.
(4) Rajahs, princes hindous; Xchatryas, nobles de lacaste guerrire.
(5) Recommandons ce propos un livre trs ancien etfort peu connu, dont les documents, cueillis au jour le jour
dans l'Inde, furent groups et mis en lumire par un voya-geur du XVII
0sicle, missionnaire protestant, ABRAHAM RO-
GERIUS, qui a faict sa rsidence l'espace de dix annes surles costes du Choromandel, et aux pais circonuoisins :La
porte ouuerle pour paruenir la connoissance du Paga~nisme cach, traduit en franais par Th. La Gre (Amster-dam, Jean Schipper, 1670, 1 vol. in-4, frontispice et gra-vures trs curieuses). Le lecteur y trouvera de prcieux documents, souvenirs peut-tre un peu mls de mirage, maisdous de la rare et pntrante saveur qui est propre auxImpressions vierges, absolument sincres et naves. On sentce livre crit d'aprs les enqutes journalires d'un obser-vateur neuf, ignorant des philosophies orientales, commetous ceux de son temps, mais scrupuleux raconter leschoses vues, sans prtention au bel esprit, et ce qui vautpeut-tre mieux encore, sans parti pris d'cole. Il y est traitfort au long des superstitions de l'Inde et des malfices quis'y exercent.
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LE SORCIER 131
Mais les Finnois et les Accadiens se rvlent
moins novices aux oprations criminelles, et Fran-
ois Lenormant nous signale sur la ncromancied'Accad mille dtails caractristiques: on peut voir,
dans les nombreux monuments qu'il commente, le
thurge trs nettement distingu du sorcier, que
l'on fltrit du nom d'homme mchant. Les mal-
fices s'appellent l'uvre; les incantations, la parole;
les philtres, la chose mortelle (1).
Nous ne mentionnerons que pour mmoire l'exis-tence des magiciens du Mal, dans les autres con-
tres de l'Orient. Ce n'est point qu'ils soient rares
ou que leur influence y soit nulle; mais part Cey-
lan, o le Svasme dgnr en sorcellerie (c'est
le cas de tous les cultes morts) fait une rude guerre
au Bouddhisme triomphant comme religion, les
sorciers orientaux manquent de caractristiques;
ils semblent tous faonns sur le mme patron,II est d'ailleurs un malentendu qu'on ne saurait
claircir d'une plume trop prcise, une confusion
coutumire tous les historiens des murs orien-
tales et que les narrateurs de voyages mission-
naires ou explorateurs officiels semblent pren-
dre tche de perptuer. Sur ce point dlicat, ils
amoncellent l'envi de compendieuses tnbres.
Qu'il s'agisse de rcits contemporains ou de docu-
(1) On ne faisait gure alors de diffrence entre le philtre etle poison.
Voir La Magie chez les Chaldens (1874), La Divinationchez les Chaldens (1875). 2 vol. in-8, Maisonneuve, diteur.
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132 LE TEMPLE DE SATAN
ments sur l'poque la plus recule, historien ou nar-
rateur parle volontiers de magie; mais il dsigne
d'un mme substantif et enveloppe d'une mme pi-thte le thurge initi des sanctuaires et le ncro-
mant de bas tage dont l'art, prostitu des u-
vres criminelles et sombres, ne rpugne pas non
plus aux procds du plus vulgaire escamotage.
Or, la Magie Noire a pour premiers caractres
d'tre furtive et antisacerdotale, et les rites les plus
suspects ne sauraient justifier l'appellation de sor-
cellerie, lorsqu'ils sont clbrs au grand jour, parles prtres d'une religion quelconque, devant les
fidles assembls.
On peut trouver pourtant des circonstances att-
nuantes la mprise des ethnographes. Ces cri-
vains ne remontent gure au-del des temps dits
historiques, alors que les multiples dbris de l'an-
tique synthse religieuse se morcelant de plus en
plus, le Polythisme incompris de ses sectateurset de ses prtres mme, drobait leurs yeux le
tabernacle catholique de l'Unit. Il est incontesta-
ble qu'alors surtout l'entour des autels consa-
crs des dieux d'ordre analytique et particulier
le culte public consistait en mille crmonies dont
le caractre peut, bon droit, paratre tnbreux.
Les sacrifices humains, pour prendre un exemple
significatif, taient presque universellement consa-crs et lgitims par un symbolisme sacerdotal, dj
matrialis de longue date, et que des prtres d-
pravs ou vnaux se chargeaient de maintenir tou-
jours au niveau de leurs passions et de leurs con-
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LE SORCIER 133
voitises en un mot de leurs intrts, grands ou
petits.
Ds longtemps disloque par le schisme, l'hrsieet les dissensions politiques, la confdration tho-
cratique du Blier avait cess d'tre; peine quel-
ques contres fragmentaires de ce vaste empire re-
ligieux restaient fidles l'enseignement intgral,
comme au culte traditionnel. Elles s'opposaient
encore, ptrifies dans leur immuable orthodoxie,
la mare montante d'iniquits et de corruption, sou-
leve flots toujours plus menaants autour d'elle.Mais partout ailleurs, de rcentes autocraties, as-
sez discordantes pour s'tre attribu chacune des
lois, des murs et des rites nouveaux, s'accordaient
du moins pour introduire dans leurs usages pu-
blics, et revtir de la sanction religieuse, le prin-
cipe abominable du sang humain rpandu par
l'homme, en faveur de la divinit.
Rellement mais obscurment rvlateur d'unedcadence profonde dans l'Esotrisme (en vain mo-
nopolis par les sanctuaires schismatiques), ce rite
impur et sacrilge manifestait le Grand Arcane d-
sormais incompris dans un de ses plus sublimes co-
rollaires: l'ineffable identit du Grand Adam et du
Verbe divin, ou, si l'on veut, la Synthse nominale
en Dieu, de qui l'Homme Universel (1) est la pre-
mire extrioration, le premier dveloppement d'or-dre purement intelligible.
(1) Nous envisageons ici, bien entendu, l'Homme universelcomme n'tant autre que le Rgne nominal, conu dans sonprincipe d'universalit transcendante.
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134 LE TEMPLE DE SATAN
Donc, si nous entrons en plein Cycle d'Assor,
cette poque maudite dont le Taureau du Zodiaque
redevient l'emblme antisocial aprs avoir t, tantde sicles auparavant, l'hiroglyphe astronomique
du Cycle de Bharat (1), nous trouvons le sacrifice
humain sacerdotalement intronis sous tous les cli-
mats.
De l'Inde, o Khali et Shva revendiquent encore
aujourd'hui leur tribut sanglant, jusqu'aux divers
Etats phniciens,o les entrailles des Rutrem mons-
trueux et des gigantesques Moloch engloutissaient date fixe des fournes de victimes humaines; jus-
qu'en Celtide o les druidesses de Thor et de Teu-
tad accumulaient sur le dolmen mystique des hca-
tombes de hros; et chez les peuples grco-la-
tins: depuis Hellas immolant Iphigenie et payant
en redevance annuelle la bestialit Cretoise, la
fleur des phbes et des vierges d'Athnes; jusqu'
la Rome csarienne, faisant tomber sous le couteausacr les prisonniers gaulois, ce ne sont que des
ruisseaux de sang humain sur les autels des na-
tions.
Isral ne se drobe point cette coutume d'ini-
quit, et, comme le note malicieusement l'auteur
de la Science des Esprits (2), le Dieu des Juifs
avait soif du sang des rois, et Josu lui offrait des
hcatombes de monarques vaincus. Jepht sacrifiait
(1) Ouverture du Cycle de Bharat: 107 sicles dater duntre, selon les rvlations de l'infaillible chronologie brah-manique.
(2) Par Eliphas Lvi, 1 vol. in-8, Paris, 1865.
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LE SORCIER 135
sa fille et Samuel coupait en morceaux le roi Agag
sur la pierre sacre de Galgal... (page 218). Moloch
ne diffrait de Jhovah que par dfaut d'orthodo-xie, et le Dieu de Jepht avait des mystres sembla
bls ceux de Blus (page 222) . Nous ajoute-
rons, sans avoir le mauvais got d'y trop insister,
que les autodaf de la Sainte Inquisition romaine
n'taient pas sans offrir quelques traits de ressem-
blance avec l'idole des Carthaginois, dont les en-
trailles d'airain rougi avaient toujours faim de
chair et soif de sang.
Mais, pour en revenir aux anciens cultes, gardons-
nous de dtailler ici des pratiques sacerdotales, par
essence, donc aucunement suspectes de sorcellerie.
On a pu remarquer d'ailleurs, au chapitre prcdent
(le Diable), l'esquisse de ces sombres divinits; car
si l'homme qui, du consentement des peuples
gars, sacrifie son semblable sur l'autel d'uneidole, est un prtre et non pas un sorcier, il faut
voir en revanche dans ces idoles, en l'honneur
desquelles tout ce sang tait religieusement vers,
de vritables incarnations du spectre vague et
terrible qu'on est convenu d'appeler Satan.
L'on aurait tort, au demeurant, de croire qu'en
ces sicles o les religions de plein jour avaient des
rites si voisins de la ncromancie, les ncromans
chmassent davantage. Entre le sanctuaire aux can-
dlabres d'or et la cave vote aux cierges noirs,
l'antagonisme est constant; hirophantes et sorciers
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136 LE TEMPLE DE SATAN
mettaient toujours de l'hostilit dans le mutuel
accomplissement d'uvres souvent fraternelles.
En Grce les Gotes tiennent boutique de dro-
gues enchantes. Tel philtre inspire l'amour, tel
autre procure la mort; tant il est vrai qu'un rap-
port mystrieux lie troitement ces deux divinits
farouches, mdiatrices souveraines l'une et l'autre
entre le Relatif et l'Absolu, le fini et l'infini entre
l'homme et Dieu !... Mille superstitions, d'origine
asiatique et nommment phrygienne, se sont accli-mates sous le beau ciel d'Hellas. Les Ophiognes
de l'Hellespont semblent avoir hrit de quelque
Orphe infernal et appris son cole l'art de char-
mer les btes les plus rpugnantes et les plus re-
doutes: crapauds et vipres, aspics et tards.
La posie elle-mme subit la contagion: Erato se
fait sorcire. Charme ne vient-il pas de Carmen;
Incanter, de Cantus?... Or, l'incantation des femmesde Thessalie, habiles mler, en l'honneur de la
triple Hcate, les sucs perfides et les paroles empoi-
sonnes, est devenue lgendaire:
Nfastes vgtaux au port majestueux, Vos graines ont germ par une nuit maudite,Sous l'il d'un astre fauve, hostile et monstrueux.
Vos noms mme, suspects au Sage qui mdite,Furent bannis du Verbe, en ces t emps anciens
O savoir vos vertus tait chose interdite.
Des Sagas de Colchide et des EgyptiensDterraient, sous l'horreur de la Lune sanglante,Votre racine, chre aux seuls magiciens,
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LE SORCIER 137
Qui, mariant la sve acerbe d'une plante Avecla lymphe morte extraite des os blancs, Sousl'incantation module voix lente,
Distillaient, vers minuit, ces philtres accablants,Par quoi la chastet des vierges de la GrceTombait, livrant nu le trsor de leurs flancs (1)...
Chacun sait les lgendes de l'Ionie: quelles mta-
morphoses merveilleuses s'accomplissaient la
voix des magiciennes, et comment leurs pomes
pour emprunter le langage de M. Rollinat fant-
matisaient la Nature entire. Les lampes mystiquess'allumaient aux coins des triangles, dans les lieux
de spulture; alors sortaient des tombeaux de p-
les lgions de spectres, revtant un corps d'emprunt
pour semer l'pouvante. Les Vampires (aujourd'hui
Broucolaqucs) s'allaient tapir dans les alcves, pour
sucer, minuit sonnant, le sang et la force des hu-
mains sanguinem et robur... Enfin, ce serait une
erreur de penser qu'au moyen ge revient l'inven-tion du Loup-garou. La Lycanthropie tait alors
aussi commune et peut-tre plus redoute qu'au
xve
sicle de notre re.
La Ncromancie, comme ses surs la Lijcanthro-
pie et lErraticit vampirique, se rattache au culte
de la sanglante Hcate. Une ancienne tradition hel-
lnique veut que les spectres, pour apparatre, em-
pruntent une enveloppe fluidique ou, corps phos-
phorescent la substance mme des rayons lu-
naires. Citons, ce propos, un texte entier de con-
(1) Rosa Mystica, par Stanislas de Guaita. Paris, Lemerre,1885, in-12, page 101.
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138 LE TEMPLE DE SATAN
juration vocatoire, rapporte d'Origne(Philoso-
phumena, page 72), et qu'on peut traduire ainsi:
Viens, triple Bombo, Desse infernale, et ter-restre, et cleste; desse des chemins et des carre-
fours ! Ennemie noctambule de la lumire et qui
cependant nous apportes la lumire, amie et com-
pagne de la Nuit!... Errante parmi les ombres et les
spulcres, tu te plais aux longs abois des chiens et
la vapeur du sang rpandu. Tu dsires le sang, et
apportes aux mortels l'pouvante... O Gorgo! Mor-
mo! Lune multiforme, favorise d'un rayon propiceun sacrifice offert en ton honneur!
Pour ce qui est du sacrifice en lui-mme, deman-
dez Thocrite de quelles crapuleuses crmonies
les sagas taient coutumires: le Sabbat lui-mme,
l'immonde Sabbat du moyen ge n'atteint pas ce
niveau d'horreurs.
Horace est Rome l'cho de Thocrite, et de
Grce en Italie les rites varient peu; le peintre la-tin soulve galement le dgot par l'intensit de
ses peintures. Mais, pour que la nause s'teigne
dans un clat de rire, il faut lire Lucien: de quelles
lanires il cingle cette hideuse canaille, ingnieux
faire trbucher l'horrible dans l'ornire du ridi-
cule! (LUCIEN,le Faux Prophte).
C'est surtout sur le dclin de la grande Rpubli-
que, alors que les comptitions sanglantes de ladictature laissaient prsager le prochain tablisse-
ment des Csars, que les sorciers de tout acabit pri-
rent pied Rome et dans les provinces. Les clique-
tis d'armes de la guerre civile sonnaient le glas de
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LE SORCIER 1391
la libert, l'heure de la licence tait venue. On vit
clore toute une gnration spontane des larves du
faux Occultisme. Jeteurs de sorts, diseurs de bonneaventure, Phrygiens faisant ngoce clandestin de
philtres, de charmes et d'amulettes; faux astrolo-
gues, soi-disant Chaldens qu'on jugeait verss
dans le trfonds de toutes les connaissances secr-
tes et prohibes: la lie des peuples avait envahi la
grande cit en fermentation. A dfaut de science et
de moralit, ces charlatans, qui ne manquaient pas
d'audace, faisaient une rude concurrence aux augu-res, flamines et autres aruspices; le peuple penchait
aux momeries, dj dsenchant de la religion des
anctres et les vainqueurs polics du monde ac-
cueillaient avec faveur les plus dgradantes supers-
titions des barbares vaincus.
Mais la vogue allait de prfrence aux devins, aux
astrologues: on vit des citoyens acqurir prix d'or
et consulter dans le plus grand mystre quelquesrecueils d'nigmes, qu'ils s'obstinaient regarder
comme d'authentiques et inapprciables copies de
ces fameux rouleaux que la sybille de Cumes avait
brls, dit la lgende, en prsence de Tarquin et de
son attitude ddaigneuse.
La Magie devient empoisonneuse Rome avec
Locuste, comme en Colchide et en Thessalie, avecMde. La mort de Britannicus, scrupuleusement
relate par Tacite jusqu'en ses moindres dtails, at-
teste la connaissance et l'emploi, sous le rgne de
Nron, de toxiques dont nous ne possdons plus la
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140 LE TEMPLE DE SATAN
formule. Le fait du jeune prince foudroy ds que
la coupe eut touch ses lvres, fit songer la plupart
des scholiastes lAcide prussique, le seul (1) despoisons connus cette heure, dont l'action sur l'or-
ganisme soit assez immdiate pour expliquer la trs
prcise version des contemporains.
Mais cette hypothse nous apparat elle-mme
dnue de fondement. L'on se souvient que l'em-
pereur, par une perfidie vraiment exquise et bien
propre dtourner le soupon, voulut qu'un esclave
gott le premier au breuvage qu'il destinait savictime. Mais Britannicus se rcria, tant la bois-
son lui parut brlante et, sans dfiance, y versa de
l'eau froide. Chose prvue: seule, l'eau froide tait
empoisonne... C'est ainsi que la mort se glissa
furtivement, si l'on peut dire dans la coupe
de l'hte imprial.
Or, l'acide cyanhydrique (ou prussique) est aussi
volatil que l'ther. Ml un liquide presque enbullition, il se ft aussitt dgag en torrents d'a-
cres vapeurs ; et non seulement Britannicus et
chancel, suffoqu du coup, sans avoir pu lever la
coupe hauteur de ses lvres; mais l'asphyxie au-
rait encore terrass l'chanson lui-mme, et peut-tre
les voisins immdiats du prince. En tout cas, une
subtile et pntrante odeur d'amande amre, enva-
hissant toute la salle, et rvl sur-le-champ, en in-
(1) Toutes les substances susceptibles la rigueur d'avoirproduit une mort aussi rapide, Nicotine, Conicine, Azotited'Amyle sont galement volatiles, les deux dernires sur-tout, et doues toutes trois d'une odeur aussi forte que rv-latrice.
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LE SORCIER 141
commodant les convives, la nature du liquide vers.
Qu'on se reporte aux rcits de Tacite, de Sutone;
rien de pareil n'eut lieu.
Qu'en conclure? Est-ce dire que Locuste pos-
sdt le secret de toxiques inconnus la science de
nos jours?... Ou le breuvage qu'elle sut prparer
tait-il plus ou moins qu'un poison, dans la mo-
derne acceptation du vocable?...
L'cole thurgique des no-platoniciens, fonde
Alexandrie, appartient par tout un ct l'histoirede la Haute Magie. Elle verse nanmoins dans cer-
taines pratiques plus que suspectes, et c'est sans
injustice qu'on lui a reproch souvent, malgr sa
science, des tendances entaches d'une vidente su-
perstition.
Ce mme grief s'applique plus quitablement en-
core aux diverses coles de gnose, mme les moinsexcentriques; nes ds le berceau du christianisme,
ces sectes, sous prtexte d'une protestation de les-
pritcontre la lettre morte, ralisrent lAntechrist
(1) dans l'Eglise, en y dterminant le schisme. Ce
(1) Spiritus qui solvit Christum... nous connaissons djcette dfinition profonde de l'Antchrist: c'est l'esprit desectarisme, d'intolrance, de division...
Il est bien entendu qu'il ne saurait tre question ici desgnostiques orthodoxes: saint Irne, saint Denis l'Aropa-gite, saint Clment d'Alexandrie, Synsius, etc.
Quant certains gnostiques dissidents, tels que Marcion etValentin, nous les blmons comme sectaires, se mettantd'eux-mmes en dehors de l'unit; mais nous ne saurionsmconnatre la Science de ces sotriciens, qui rayonne en-
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142 LE TEMPLE DE SATAN
point de vue capital une fois mis de ct, il n'est
gure dniable encore que plusieurs des ces com-
munauts dissidentes s'adonnrent presque aussi-tt aux plus noires pratiques de la Gotie.
Simon le Magicien (l'homme au sac prestiges,
mais aussi, comme la plupart de ceux que nous al-
lons citer, Simon, le terrible manipuleur des forces
astrales), poursuit dans l'apothose d'Hlne, sa
concubine (incarnation de Sln ou de la Lune), la
rhabilitation de l'abrutissement et de la dbauche.
Le ngre Montanus fait de son corps d'eunuqueun vritable trpied, o, sybilles de l'hystrie, Maxi-
mille et Priscille, ses Colombes, balbutiant des mots
sans suite, se tordent en proie toutes les frnsies
d'un irralisable amour.
Marcion (le plus coupable peut-tre, coup sr le
plus savant) fonde la secte des Ophites. Non con-
tent de porter une main mauvaise, une main sciem-
ment sacrilge, sur l'un des inviolables voiles kab-balistiques, il matrialise encore la plus formidable
et la plus occulte des manifestations de la magie c-
rmonielle, jusqu' synthtiser au cas prsent,
c'est confondre les notions secrtes de lAgatho-
dmon et du Cacodmon sous la forme ds lors
quivoque d'un serpent ; enfin (abominable paro-
core, bien que mle d'erreurs, sous le voile malheureuse-ment clectique et par consquent btard de leur symbo-lisme. On peut en dire autant de Mans lui-mme: touten combattant de toutes nos forces sa doctrine (surtout er-rone en somme dans la mauvaise acception qui devait fa-talement en tre faite), nous saluons volontiers en lui unbeau gnie dvoy.
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LE SORCIER 143
die!) il fait de sacr l'instrument physique
des plus dtestables mystres!...
Ailleurs, le diacre Marcos, ordonnant prophtes-ses et prtresses du Christ des jeunes filles du mme
coup dflores et consacres par lui, les fait monter
l'autel toutes nues et palpitantes au souffle de sa
bouche: car c'est d'un souffle impur qu'il a su allu-
mer en elles les flammes souvent jumelles, h-
las! du vaticinium magntique et de dvergon-
dage absolu.
Tous ont prostitu la Sainte Magie au Mal, quel-ques-uns avec une puissance de perversit cons-
ciente, vritablement infernale... Et ce sont l au
tant d'exemples pris au hasard, et qui suffiront
faire entrevoir les abmes de honte et de folie, o
l'exaltation d'un mysticisme presque toujours asc-
tique au dbut, fait rouler des natures ardentes et
gnreuses, nes pour le combat de la vie: on a
voulu nier la Chair, ou mieux la spiritualiser en lamatant sous la compression de l'Esprit; mais c'est
l'Esprit qui descend de son extase pour venir pol-
luer la Chair!...
Ah! quelles rvlations nous aurons faire, au
chapitre vi, sur un grand nombre de faits similai-
res, dont l'authenticit ne saurait tre mise en
doute ! Nous offrirons au lecteur une gerbe de turpi-
tudes contemporaines, issues d'un mysticisme foud'orgueil et de dlire; car o l'orgueil sme dans
la draison, c'est toujours Satan qui rcolte dans la
honte.
C'est alors que le mot clbre de Pascal nous re-
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144 LE TEMPLE DE SATAN
viendra en mmoire: L'homme n'est ni ange,
ni bte, et qui veut faire l'ange, fait la bte.
Nous l'avons dit ailleurs (1) : toutes les hrsiesdes premiers sicles sont empreintes d'un vernis
de la plus noire gotie; tous les hrsiarques sont
des sorciers. En voici la raison profonde: protes-
tataires de l'Esprit, contre la Lettre formule par
l'Eglise enseignante, ils veulent se faire les mages
du dogme primitif, rvl dans son sotrisme, bien
ou mal compris par eux. Mais ils oublient qu'en
provoquant un schisme, ils ont agi en anarchistes,et que leur uvre se trouve, de ce fait, vicie dans
son principe et strilise dans son germe.
Quand on se propose de gurir un malade, il ne
faut point amputer d'abord, sous prtexte de le
prserver de la contagion, le seul membre que la
maladie n'ait pas encore atteint: car le corps ma-
lade, mme priv d'un membre, peut gurir, se ci-
catriser et vivre; tandis que le membre sain spardu corps se dcompose et meurt. De mme, si
l'on aspire rformer l'Eglise, il faut avant toutes
choses rester dans l'Eglise; c'est Elle l'entit vi-
vante et le principe mme de l'Unit.
Voil ce que ne purent comprendre les protes-
tants de la premire heure. Leur ambition fut de
se faire les pontifes d'un culte rnov: le mauvais
lot leur chut seul, de grossir le nombre des sectesmaudites (2).
(1) Au Seuil du Mystre, 2e d., p. 44.(2) Sans examiner l'uvre et la doctrine de ces sectaires,
on peut les dire marqus a priori d'au moins un des caract-
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LE SORCIER 145
Tandis que les luttes de lArianisme ensanglan-
taient l'Europe, le Manichisme rdition chr-
tienne du dogme antagoniste des Perses, tel que lavision moins nette du second Zoroastre l'avait d-
figur affirmait (comme nous l'avons expos
dans le prcdent chapitre) l'galit d'origine et de
puissance des deux principes: le Bien et le Mal, le
Verbe divin et le Verbe diabolique, le Christ et lAn-
tchrist (1).
Mconnatre le caractre relatif et transitoire du
Mal, c'tait lever au Mauvais Principe divinis untemple et un autel de tnbres vritable point
de ralliement pour tous les adorateurs du dmon.
C'tait recruter d'avance et jusque dans les ges fu-
turs, tous les faux mystiques et tous les sorciers.
Nous n'en finirions pas, poursuivre cette hr-
sie trompeuse et fugitive dans toutes ses modalits:
l'essence de ses mystres se rvlera d'elle-mme,
quand nous tudierons les rites et les crmoniesdu Sabbat. Nous n'hsitons pas maintenir cette
allgation, pour injurieuse et paradoxale qu'elle
puisse paratre. Albigeois, Cathares, Vaudois, trem-
bleurs des Cvennes et sorciers du pays de Labourt,
sont autant de sectes manichennes peine dgui-
ses; et le procs des Templiers manichens (2)
clairera pour nous d'un jour nouveau le caractre
res o l'on reconnat les sorciers: i ls portent tous l'estam-pille antisacerdotale.
(1) Pour plus de dtail, voir au chapitre i les pages 58 64. '
(2) Chapitre iv: La justice des hommes.
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146 LE TEMPLE DE SATAN
infernal et dualistique de cette monstrueuse hr-
sie.
Nous ne saurions traquer non plus la personna-
lit fuyante du sorcier sous ces dguisements, tra-
vers l'histoire du moyen ge et des temps moder-
nes. Mme trace currente calamo, une pareille mo-
nographie ferait double emploi: en signalant, au
chapitre iv, quelques-uns des plus fameux procs,
dont l'invariable issue laisse toutes les pages de
nos annales chrtiennes autant de taches de sang,il nous sera loisible de distinguer des traits ca-
ractristiques le vrai sorcier du faux.
L'appellation de faux sorcier, dont pourrait s'-
tonner le lecteur, se justifie d'elle-mme, quand on
songe que tous les grands hommes, pour peu qu'ils
ne se rsignassent pas, devant le public, au bonnet
d'ne du doctor scholasticus, taient fatalement ac-
cuss de malfice et d'hrsie! Du mme coup, ilsrisquaient la prison, la torture, le bcher...
Toute supriorit rcalcitrante se voyait timbre
de la fatale tiquette, non seulement au regard des
clercs et de leur envieuse mdiocratie, mais encore
au tribunal de l'opinion laque.
A tous seigneurs, tout honneur: Albert le Grand,
Trithme, Agrippa valent d'tre cits en premireligne. C'taient des mages; comment n'en et-on
pas fait des sorciers?... Saint Thomas d'Aquin lui-
mme, lAnge de l'Ecole! ne peut chapper au soup-
on de sorcellerie, pas plus que son contemporain,
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LE SORCIER 147
le moine Raymond Lulle de Palma, le docteur
trs illumin.
En humeur d'universelle mfiance, les monoma-nes de la dmonologie n'pargnrent pas mme le
trne pontifical. Il faut croire que les papes Syl-
vestre II et Grgoire VII passaient encore auxviie
sicle pour des suppts de Belzbuth, puisque le
savant Gabriel Naud plaide leur innocence, dans
l'excellent et courageux livre qu'il publia en 1625:
Apologie pour tous les grands hommes qui ont est
accusez de magie (1). Encore est-il aigrement re-pris de son scepticisme par le capucin Jacques d'Au-
tun (de son vrai nom, sieur de Chevannes), l'auteur
d'un inepte in-4, de plus de mille pages, qui a pour
titre: lIncrdulit sauante et la crdulit ignorante
au suiet des magiciens et des sorciers (2).
Rien n'est plus bouffon que les accusations por-
tes contre tous les gnies par les maniaques ent-
ts de surnaturel accusations dont s'indignel'honnte Naud. Nous en citerons deux exemples.
Sur Corneille Agrippa: Delrio rapporte qu'es-
tant Louuain, comme le diable eut estrangl lvn
de ses pensionnaires, il luy commanda d'entrer
dedans son corps et le faire marcher 7 ou 8 tours
deuant la place publique auparauant que de le
quitter, afin qu'il ne fust mis en peine et souponn
de sa mort quand tout le peuple l'aurait iugesubite et naturelle. A quoy se r'apporte pareille-
ment ce que Paul loue dit en ses Eloges, qu'il
(1) Paris, 1625, in-8.(2) Lyon, 1674, in-4.
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148 LE TEMPLE DE SATAN
mourut fort pauure et abandonn de tout le monde
dans la ville de Lyon, et que touch de repentance,
il donna cong vn grand chien noir qui l'auoitsuiui tout le temps de sa vie, Iuy ostant vn collier
plein d'images et figures magiques, et Iuy disant
tout en cholere, Abi perdita bestia, qu me totum
perdidisti ; en suitte de quoy, ledit chien s'alla pr-
cipiter dedans la Sane, et ne fust depuis ny veu
ny rencontr (1).
Sur Saint Thomas d'Aquin : Naud se cha-grine d'entendre attribuer ce Pre de l'Eglise le
mauvais grimoire de Essentiis Essentiarum, o
Ton dit qu'Ahel renferma dans une pierre un trait
d'astrologie dHerms, aprs le dluge, venant
briser la pierre, en tira ce livre auquel estoit
enseign l'art de faire des images soubs certaines
plantes et constellations ; et pour Iuy, comme il
estoit incommod en ses estudes par le grand bruitdes cheuaux qui passoient tous les iours deuant sa
fenestre pour aller boire, il en fit vne d'vn cheval,
(1) Naud, Apologie (dition de Paris, Besonge, 1669, pet.in-12, page 305). N'ayant sous les yeux que cette dition deParis, 1669, c'est constamment sa pagination que j'indique.
Bodin rapporte la mme anecdote, mais avec une variante: Le chien noir d'Agrippa, qu'il appeloit Msieur, si tostqu'Agrippa fut mort en l'hospital de Grenoble, s'alla ietteren la riuiere deuant tout le monde et depuis ne fust iamaisveu (Rfutation des opinions de Iean Vuier, supplment la
Demonomanie des Sorciers, Paris, 1587, in-4, page 241). Ainsi Jove et Bodin sont bien d'accord sur le prodige dusuicide de ce pauvre chien; mais ils ne peuvent s'entendresur la ville o mourut Agrippa: l'un tient pour Lyon, l'autrepour Grenoble... Cela est bien caractristique !
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LE SORCIER 149
suiuant les rgles dudit Hure, laquelle estant mise
en la rue 2. ou 3. pieds dans terre, les Palfreniers
furent en aprs contraincts de chercher un autrechemin, n'estant plus en leur puissance de faire
passer aucun cheual par cet endroit (1).
Ces lgendes montrent, d'abondant quelle rage
svissait alors vritable pidmie morale de
voir partout- des magiciens.
On en racontait bien d'autres sur Agrippa ; nous
n'encombrerons pas ces pages d'un fatras pareil.
Ecoutons plutt Naud : aprs avoir rappel nom-bre de particularits la louange de celui qu'on
fltrissait alors du nom d'archisorcier, notamment
qu'il fut choisi par le cardinal de Sainte-Croix
pour l'assister au Concile... que le Pape luy escriuit
vne lettre pour l'exhorter poursuiure bien faire,
comme il auoit commenc ; que le Cardinal de Lor-
raine voulut estre parrain de l'vn de ses fils en
France... etc.. et finalement qu'il fut amy singu-lier de quatre cardinaux, cinq Euesques et de tous
les hommes doctes de son temps .... que Paule loue
l'appelle portentosum ingenium, que Iacques Go-
hory le met nter clarissima sui sseculi lumina ;
que Lud Vvigius le nomme Venerandum Dominum
Agrippam, litterarumque omnium miraculum et
amorem bonornm, etc. (2) ; Gabriel Naud, qui
ne manque pas de logique, demanderoit volon-tiers Delrio... pourquoy le iugement du Pape,
l'hautorit de tant de Cardinaux et d'Euesques, la
(1)Apologie, page 350.(2) Naud, Apologie pour les grands hommes, etc., p. 294.
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150 LE TEMPLE DE SATAN
faueur de deux Empereurs et autant de Roys, ne
sont des preuues aussi bonnes et lgitimes pour de-
monstrer son innocence,.. (1) Toutes ces citations n'ont d'autre but que de
faire toucher au lecteur, par quelles accusations on
essayait alors de ternir, et par quels arguments on
s'efforait de dfendre la mmoire d'un savant tel
qu'Henry Corneille Agrippa.... Et ces choses
se dbattaient la fin du xviie
sicle!
Un dernier trait, bien propre rvler l'tat des
esprits vers cette poque : Nicolas Remigius, juge criminel en Lorraine, qui lit brler vives
huit cents femmes, voyait de la magie partout :
c'tait son ide fixe, sa folie. Il voulait prcher une
croisade contre les sorciers, dont il voyait l'Europe
remplie. Dsespr de n'tre pas cru sur parole
quand il affirmait que presque tout le monde tait
coupable de magie, il finit par se dnoncer lui-
mme et fut brl sur ses propres aveux (2). De tels faits peuvent passer pour typiques ; leur
loquence rpugne tout commentaire. S'il en faut
croire Ferdinand Denis (3), compilateur intelligent
de tous les chroniqueurs anciens, on comptait,
Paris, sous le rgne de Charles IX, plus de trente
mille sorciers.
Pour tre impartial (et mme en faisant une
large part l'exagration des contemporains, moti-
(1) Ibid., page 296.(2) Eliphas Lvi, Rituel de la Haute Magie, page 290.(3) Tableau historique et philosophique des Sciences oc
cultes. Paris, 1842, in-32, page 159.
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LE SORCIER 151
ve par la commune manie de voir partout des
lgats de l'enfer), il faut bien convenir d'une chose:
les sorciers pullulaient alors et l'on conoit l'affo-lement du populaire ; il n'est pas jusqu' l'aveu-
glement des magistrats dont on ne se rende compte
en le dplorant. Car nous ne saurions trop le
rpter la sorcellerie n'est pas un vain mot ; les
malfices, les envotements, les sorts ont eu de
tous temps et ont encore une ralit formidable...
Qu'on ait abus de l'accusation de magie noire, ce
n'est pas douteux et nous venons d'en produired'tonnants exemples ; mais vraiment est-ce un
motif plausible pour affirmer que la sorcellerie
n'est jamais qu'un rve ; les enchanteurs, tous de
misrables jongleurs sans puissance ; les malfi-
cis, toujours de pauvres victimes de leur imagi-
nation malade ?
A l'aveugle qui soutiendrait une pareille thse,
la Science moderne oui, la Science mme desUniversits viendrait infliger des dmentis quo-
tidiens. Sans invoquer ici l'indniable ralit de
phnomnes occultes dont les docteurs du spiri-
tisme seraient pouvants (eux qui prtendent ne
s'tonner de rien !), je prie le public incrdule de
se reporter simplement aux expriences des doc-
teurs. Libeault, Bernheim, Beaunis, Gharcot, Luys
et autres coryphes de l'enseignement universi-taire.
Je le dclare sans ambages: Quiconque, ayant
pris connaissance des faits scientifiquement enre-
gistrs par ces matres de l'hypnotisme, et rflchi
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152 LE TEMPLE DE SATAN
quelque peu sur l'essence de ces phnomnes, nie
encore la possibilit du sortilge, celui-l manque
mes yeux de bon sens ou de bonne foi... C'est ceque j'espre prouver en temps et lieu ; mais ici
pareille discussion serait un hors-d'uvre.
Je rentre dans mon sujet et me trouve en pr-
sence du sorcier, tel que l'ont connu nos pres du
xiie
au xviiie
sicle. Celui-l est le type moyen, vrai-
ment classique : il me tardait d'en venir lui.
Michelet, dans son tonnante monographie (1),
l'a sacrifi d'un bout l'autre la sorcire : Pourun sorcier (dit-il), dix mille sorcires. Ah !
c'est un peu exagr (2). La statistique des con-
damnations judiciaires dirait autre chose. L,
comme partout, Michelet brutalise un peu les faits
pour les faire entrer de force dans sa thse, tou-
jours prconue, fort loquemment plaide d'ail-
leurs. Quoi qu'il en soit, le parti pris, vident
toutes les pages, nuit beaucoup la vraisem-blance, parfois mme l'intrt de ses tableaux ;
et s'il a fait, en somme, une uvre admirable,
c'est que toute peinture, mme illusoire, se transfi-
gure au souffle de la posie sauvage qui est en
lui.
Sorcires ou sorciers, qu'importe, au demeurant?
La question se pose en ces termes : qu'est-ce
que le sorcier, mle ou femelle ?
(1)La Sorcire. Paris, Hetzel, 1862, in-12.(2) Que les sorcires fussent en plus grand nombre que les
sorciers, c'est certain. La proportion seule est inexacte.
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LE SORCIER 153
Jugeons l'arbre ses fruits.
Il serait facile, sans doute, de transcrire les lon-
gues et confuses descriptions de Bodin, ou de toutautre dmonographe ; mais nous estimons que le
meilleur moyen de faire connatre le sorcier, est de
le mettre en scne, dans l'exercice de ses tristes
fonctions, sur le terrain du sabbat lgendaire.
En offrant au lecteur un crayon du sabbat, nous
allons permettre son imagination de faire revivre
ces fous dans le cadre fantastique o s'exera leur
folie... Car il importe de le bien noter, tous lesincroyables rcits dont on va faire en quelque sorte
un rsum-synthse sont sortis de la bouche mme
des prvenus poursuivis pour crime de sorcelle-
rie ; ils sont pris sur le vif de leurs aveux souvent
spontans et non pas toujours extorqus par la
question. Bien plus, ils savaient d'avance, les in-
culps, que de tels aveux les vouaient une mort
inluctable, les condamnaient, sans rmission pos-sible, au supplice atroce du bcher (1).
Tous les bois, dit Pythagore, ne conviennent pas
pour sculpter un Mercure ; tous les emplacements
non plus ne sont pas propres ce qu'on y fasse
revivre ces assembles hebdomadaires (2) de sor-
ciers et de malins esprits, qu'on a nommes Sabbats.
Il est des sites o la mre-nature semble sourire
(1) Ils obtenaient quelquefois que le bourreau les tran-glt avant de les jeter aux flammes.
(2) Bi-hebdomadaires, suivant quelques auteurs.
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154 LE TEMPLE DE SATAN
ses enfants et, par le muet langage des choses,
leur parle d'esprance et de bonheur. II est aussi
des lieux arides et ravags, qui n'inspirent au curde l'homme que le dsenchantement, la terreur et
la folie....
LE SABBAT
Les familiers de la chasse aux pquerettes ren-
contrent souvent sur les collines herbues des ban-
des circulaires d'un vert plus sombre, o la vg-
tation plus touffue est aussi plus haute de moiti.Trs souvent hmicycliques, panouies parfois en
une parfaite circonfrence, ces bandes diffrent de
diamtre et de largeur : elles semblent traces au
compas et s'empourprent l'automne d'un dia-
dme d'oronges et d'autres cryptogames aux vives
couleurs.
Une vieille tradition nous affirme que les Fes
ont dans l leur ronde, au clair de lune .... Et, comme les Fes innocentes et foltres di-
ts de la Nature ne vont jamais sans la baguette
de mtamorphoses la main et le sourire de la
bienveillance aux lvres, leur joie exubrante
s'panche autour d'elles en dons merveilleux, et
sous leurs pas lgers l'herbe crot en abondance,
et la nuit s'claire aux lueurs phosphorescentes de
leur vol argent .... Elles sont la Vie mme, incar-ne dans la splendeur des formes fminines ; elles
sont l'Amour qui fconde tout d'un rayon de ses
doux yeux !
... Mais n'as-tu pas vu, prs des ruines dcries
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LE SORCIER; 155
que hantent les mauvais esprits, l'entour des
cimetires dlaisss ou sur l'escarpement des falai-
ses croulantes, d'pres tranes o l'herbe ne pous-se jamais, comme si quelque souffle impur avait,
en passant l, strilis la glbe ?
Avance : une haleine glace a couru dans
tes cheveux... Prends au long de ces broussailles de
sinistre apparence ; un instinct infaillible te guide
avec des frissons... Laisse ta gauche la mare aux
sorciers, cette flaque d'eau croupissant dans un
creux et que dissimule une rame de saulaie aufeuillage blmi. Les traditions naves du peuple
t'en dfendent l'approche : ces marcages ombra-
gs de ples arbustes trs bas, ce sont autant de
soupiraux d'enfer ! O fes ! bonnes fes ! vous
n'habitez pas l : o donc tes-vous ?
Ne l'as-tu pas senti ? Un fantme t'a pris la
main ; c'est lui qui te guide et tu obis en silence
son treinte .... Vous remontez la pente abrupte oles buissons roux semblent des spectres accroupis
dans les vapeurs du crpuscule.
Un pli de terrain est franchir encore ; te voil
sur la crte : le sentier aboutit une lande soli-
taire ; l'herbe trs rare est jaune par endroits...
Devant toi se dresse un difice sauvage... Ap-
proche encore, c'est un dolmen : tu vois la pierre
gigantesque, o le couteau sacr des druides s'em-pourprait au sacrifice prescrit, en l'honneur de
Thor et de Teutad.
La nuit est tombe tout fait.
Mais voici qu'un clair sinistre et sanglant frappe
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156 LE TEMPLE DE SATAN
l'antique autel du Moloch de la Celtide. On dirait
du sang et c'en est peut-tre !
Allons ! la lune s'est leve toute rouge l'hori-zon des bois, au loin; la scne s'claire d'un jour
trange ; l'air pse, ftide et croupissant .....
Mais, comme un souffle errant de brasier refroidi,Dans le val qui revt une trange figure,
Un vent tide, muet et de mauvais augure
Bouffe sur l'herbe rare et le buisson roidi (1)...
Maintenant que la lune norme et qui s'lve
avec lenteur claire bien la lande, prcisant les
objets d'abord indistincts... est-ce un sentier, dis-
moi, cette bande circulaire et qui contourne le
dolmen ?
Ce n'est pas un sentier. L'herbe y est tondue et
comme ravage par une vapeur corrosive, fleur
de sol. C'est tout le contraire du rond des fes.La fcondit, la vie ont disparu.
Quelques minutes encore et la mort va vomir
tous les spectres de son empire (2) : ce sont d'ind-
(1) Maurice ROLLINAT:Les Nvroses. L'alle des Peupliers.(2) Nos renseignements sont puiss dans un grand nombre
d'auteurs. Citer nos autorits chaque dtail serait chosefastidieuse, insoutenable... toute ligne, il faudrait des ren-vois.
Se reporter de prfrence BOGUET, Discours excrable desSorciers. Lyon, 1610, in-8. Nicolas REMIGIUS,Demonolatria.Lugduni, 1595, in-4. BODIN,Demonomanie. Paris, 1580,in-4. LE LOYER, Histoire des spectres. Paris, 1605, in-4. Jacques d'AuTux, La Crdulit sauante. Lyon, 1674, in-4. DEL RIO (traduit par Du CHESNE), Controuerses magiques.Paris, 1611, petit in-8. BINSFELDIUS, De confessionibusmaleficorum, August. Trev..., 1591, in-8. TAILLEPIED,Ap-
parition des Esprits. Paris, 1588, petit in-12. DOM CALMET,
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LE SORCIER 157
cises -larves qui oscillent et se condensent avec
peine ; crapauds volants, crocodiles dont l'il
flambe et brusquement alterne ; dragons aux gueu-les d'hippopotame, aux ailes de chauves-souris ;
normes chats aux pattes molles et incertaines,
comme des tentacules de pieuvre... Voici descendre
des femmes toutes nues, hurlantes et farouches et
cheveles, caracolant sur un balai qui rue et se
cabre tour tour
Nous sommes au Sabbat !
Une sorcire incante, accroupie au pied du dol-
men : une poigne de verges a pris feu dans sa
main droite ; elle trempe deux doigts de sa main
gauche dans une cruche de grs, entre ses genoux.
Aye Saraye ! crie-t-elle, Aye Saraye (1) !... Une
lueur point au fond de la cruche, et voici qu'un
petit animal s'en chappe, lger, preste, et de la
grosseur d'un cureuil : c'estMatre Lonard.
La sorcire s'est leve en signe de respect. Lo-
nard, en une seconde, a grandi de deux mtres ;
c'est cette heure un bouc monstrueux aux cor-
nes torses. La vague fluorescence que tout son
corps semble exhaler comme une ple atmosphre
se perd en spirales et pue trangement.
Mille feux follets voltigent et l, par la lande.
Esprits et Vampires. Paris, 1751, 2 yol. in-12. GARINET,Histoire de la Magie. Paris, 1818, in-8. MICHELET,La Sor-cire. Paris, 1862, in-12. Paul ADAM ,Etre. Paris, 1888,in-12.
(1) Par corruption de l'hbreu, hyha rsa hyha(AEhieh asher AEhien: l'Etre est l'Etre).
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158 LE TEMPLE DE SATAN
Soudain l'un parat s'lancer, crpite et soudain se
fixe entre les cornes du Diable.
Car c'est le Diable, que ce Matre Lonard !...
Des quatre coins de l'horizon l'on voit accourir,
des quatre points cardinaux de l'air on voit fondre
ple-mle sorciers, sorcires et dmons. Le ciel se
raye au vol des esprits, et sous l'il enflamm d'H-
cate l'air glauque s'entnbre vaguement ; vague-
ment la terre s'estompe de mouvantes ombres qui
s'entrecroisent. Har ! Har ! Sabbath /... hurlent les arrivants,
presss en groupe autour du Matre, qui, tour
tour, avec un gracieux empressement, offre cha-
cun son derrire baiser. Mais, au lieu des fesses
dcharnes d'un bouc, c'est un jeune visage d'une
merveilleuse beaut et tout affili reoit sur la
bouche la caresse de deux lvres fraches et vivan-
tes.Des feux de bruyre et de cyprs s'allument par
toute la lande : ils ardent et flamboient, multico-
lores. De lentes mlodies, qui semblent d'un invi-
sible harmonica, grnent leurs notes perles, d'un
timbre liquide et d'une ineffable puret...
Et c'est avec les hurlements des familiers un
trange contraste.
Or, Matre Lonard, aprs l'hommage de sesfaux, reprend un air ennuy ; ddaigneusement,
il gagne la haute chaire dore quoi l'autel druidi-
que sert de pidestal : il domine de l toute l'as-
semble.
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LE SORCIER 159
Par devant, se tient le Matre des crmonies,
son bton de commandement la main. C'est alors
que se fait l'appel des noms et la vrification desmarques ou stigmates.
Mais voici qu'un mouton noir, aux yeux incan-
descents, accourt comme l'ouragan des parties du
septentrion. II ble pour rassurer celle qu'il porte :
superbe fille (1) toute nue, cheval sur sa douce
toison. Elle se tourmente fort et pleure... C'est la
victime attendue, c'est laReine de Sabbat.
On s'empresse autour d'elle avec toutes les mar-
ques d'une impatience respectueuse. Descendue de
sa monture et tandis qu'on l'acclame, elle voile sa
honte dans le dsordre de ses longs cheveux.
Le Matre des crmonies lve sa baguette d'or
avec solennit ; le Diable se dresse et salue la
jeune fille ; il descend enfin de sa chaire : la
Messe noire va commencer.
D'humbles chvre-pieds ont creus vers la gau-
che un trou dans le sol : Lonard s'y rend en
grande pompe afin d'uriner le premier. Les prin-
cipaux de l'assemble l'imitent. C'est leau lustrale
pour les aspersions et qui sert baptiser la
nouvelle venue. Puis les sorcires, y trempant deux
doigts de la main gauche, dvotieusement se si-
gnent rebours.
(1) Toutes celles que nous avons vues qualifies du filtrede Roynes estoient douces de quelque beaut plus singulireque les aultres (Pierre de Lancre, Inconstance des dmons.Paris, Buon, 1612, in-4, page 223).
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160 LE TEMPLE DE SATAN
Voici s'branler de nouveau la procession. L'on
ramne l'autel de Teutad la vierge que le Bouc
doit initier ; elle y reoit successivement tous lessacrements de l'enfer.
Cela fait, on l'enduit d'un onguent base de
cantharides et de stramoine : l'ivresse chatouil-
leuse envahit par degrs son pauvre corps igno-
rant des spasmes et la voil maintenant qui se tord
affole dans sa pudeur par l'automatisme du dsir.
A l'Introt, Satan prescrit qu'on loigne les en-
fants, trop jeunes pour prendre part au grand mys-tre au grand sacrilge de l'universelle commu-
nion d'amour. Ils descendent vers les mares au
Diable, de blanches gaulettes la main, pour y
faire patre la troupe d'innombrables crapauds,
tous baptiss et vtus de velours vert ou de soie
carlate, avec une sonnette au col.
Entre eux et la Grande assemble, les lutins de
lAr tissent une nue paisse, et Lonard procdeau Sacre de la nouvelle venue.
Renverse sur l'autel, peure et toute pante-
lante, elle reoit l'pre baiser du dieu. C'est un
dchirement affreux, la brlure d'un pal de fer
rouge, puis aussitt l'angoisse d'une inondation
abondante, glace (1)...
Abrgeons. Tous les dmonologues s'terni-
sent en trop consciencieux dtails (2), que nousn'avons garde de reproduire.
(1) Igneam esse diaboli mentulam, frigidum vero semenejus, Sabbathi meretrices un voce confitentur.
(2) Nous n'en citerons qu'un seul, en latin: Aliquid tur-
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LE SORCIER 161
Une ronde effrne, serpentant autour du couple
avec des hurlements de joie farouche, mle, con-
fond les sexes et les rangs, dos dos. La chanen'est rompue que pour les bats adultres, inces-
tueux et sodomitiques, pars dans la lande au clair
de lune... L'inceste est surtout en honneur, car le
Sabbat devient par lui l'ternelle ppinire de Sa-
tan : II n'y eut oncques parfait sorcier et enchan-
teur, qui ne fust engendr du pre et de la fille ou
de la mre et du fils (1).
Cependant, sur le corps mme de la nouvelleprtresse autel palpitant le Boucpuant (2)
officie : il offre du bl l'Esprit de la Terre qui fait
crotre les moissons ; il donne l'essor de petits
oiseaux qui portent, travers le ciel nocturne, les
vux des assistants au dmon de la Libert.
Puis un gteau symbolique est ptri, cuit et con-
sacr sur les reins ensanglants de la prtresse :
c'est la Confarreatio, l'hostie de l'amour impur,l'offrande du mal universel, la communion infer-
nale qu'on distribue toute l'assemble...
L'heure a sonn du festin fraternel, et les pas-
pissimum (quod tamen scribam), astruunt: videlicet dmo-nem incubum uti membro genitali bifurcato, ut simul utro-que vase abutatur.
Cette citation de SYLVESTER PRIERIAS en dit assez: la lec-
ture de cette turpitude sans nom, prise au hasard entremille, on s'imaginera facilement ce que peuvent tre lesautres.
(1) Bodin, Dmonomanie des Sorciers, livre IV, ch. v.(2) Je n'invente rien: Lancre, Inconstance, prface, vers lafin
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162 LE TEMPLE DE S'ATAN
teurs impubres ramnent de la pture le bataillon
des crapauds confis leurs soins vigilants.
Les vieilles furies, pour qui l'amour n'est plusqu'une rminiscence deux fois strile, ont apprt
des charognes diverses et fait cuire avec des herbes
enchantes des enfants morts avant le baptme.
L'hydromel circule dans les coupes: on se r-
gale, on s'enivre la ronde. Des monstres herma-
phrodites, des diablotins sous des dguisements
varis garnissent de ptisseries d'enfer les tables
o le paysan fraternise avec le Seigneur et le Pr-lat, o les plus fires dames coudoient rustaudes et
rustauds. Qu'auraient-elles affaire, les chtelaines,
de mpriser encore les vilains ?... Nobles et rotu-
riers, ple-mle, la grande Luxure aveugle n'a-t-
elle pas ml leurs sangs et leurs salives ?...
Un gros nuage de plomb a dvor la lune. Les
brasiers rougeoient, clairant seuls la lande.
Alors une voix pouvantable et sans ton dis-tinct, une voix enroue et morfondue se fait enten-
dre par deux fois : Vengez-vous, ou vous mour-
rez ! Sitt, levant sa queue touffue, dont il voilait
sa prsomptueuse impudeur (1), Lonard laisse
tomber sous lui des graines noirtres, en chape-
let..., puis des poudres fort puantes. De grandes
pices de toile ont t dployes, selon le rite, pour
recevoir ces crottins diversement prcieux ; cesont des poisons, des lixirs et des philtres : il
en est pour l'amour, pour la folie, pour la mort ;
(1) Immane scrotum, torvamque mentulam.
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LE SORCIER 163
il en est aussi pour les gurisons mystrieuses...
D'aucunes sont destines rendre les champs st-
riles, d'autres infecter l'air pour la productiondes pidmies. Il en est fait une distribution gn-
rale.
Enfin, les crins pars, tout enhardie et enfivre,
se relve la Reine du Sabbat, et d'une voix cla-
tante, en menaant le Ciel du poing : Foudre de
Dieu, hurle la victime triomphale, Foudre de Dieu,
frappe donc, si tu l'oses ! Puis elle se jette sur
l'un des crapauds qu'elle dchire avec rage entre
ses dents : Ah ! Philippe, si je te tenais !
L'horizon plit, cependant, aux premires lueurs
de l'aube. Soudain, le Bouc s'est mtamorphos en
un coq monstrueux, tout noir, la crte de flam-
mes fulgurantes et l'on entend un formidable
cocorico.
L'assemble se disperse en hte et tout a dis-paru...
Il ne faudrait pas croire qu'on a pu condenser
en cette courte description toutes les insanits, tou-
tes les turpitudes surtout, dont foisonnent les crits
des Bodin, des Lancre, des Delrio, des Boguet, des
Sprenger, des Michalis et autres dmonologues.
Sans parler de l'interminable chapitre des bats
lubriques restreint par nous l'espace de quel-
ques lignes encore pures nous n'avons rien
dit de la danse des crapauds, ni des plaintes que
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164 LE TEMPLE DE SATAN
profraient ces intressantes petites btes contre
la sorcire trop peu soigneuse de leur chre sant,
ni de la confession au diable des pchs que l'on aomis de commettre, ni des rcoltes priodiques de
chair humaine sous les gibets, ni d'interminables
autres dtails, d'un got galement exquis.
Notre grande ambition fut de restituer la tragi-
comdie dans son ensemble : il va sans dire qu'en
nous efforant au groupement logique des princi-
pales scnes, nous n'avons pu concilier les opinions
de tous les auteurs. Loin de s'entendre en effet surl'ordonnance de la crmonie, chacun d'eux inter-
vertit avec art les phases diverses qui la compo-
sent. Le fond reste invariable chez tous ; mais,
pour certains dtails de forme, il serait difficile
d'obtenir un parfait accord.
Nous recherchons par le menu, au cours du livre
II, ce qu'il peut y avoir de rel dans ce tissu de
fantasmagories lgendaires o chacun verra son gr, suivant le point de vue, soit le plus redou-
table des drames, soit la plus burlesque des panto-
mimes.
Pour complter ce tableau, rapportons en quel-
ques lignes ce que les traditions populaires disent
de l'Evocation, du Pacte et du transport au Sabbat.
Eliphas Lvi, dans son Rituel de la Haute Ma-
gie (1), numre en conscience les crmonies bi-zarres, odieuses et ridicules qui sont requises en
Gotie, l'effet de conjurer le Dmon (2). Nous y
(1) Pages 208-238.(2) Voir notre chapitre v, l'article Evocations.
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LE SORCIER 165
renvoyons les chercheurs, curieux de spcifications
de ce genre. Mais les rgles absolues sont faites
pour tre violes, les prescriptions imprativessont promulgues pour qu'on les lude, et de
fait, jamais ou presque jamais sorcier ne dploya
cet appareil pour contraindre Satanas paratre.
Les annales de la sorcellerie sont pleines de
rcits d'vocation, ayant parfaitement russi, sans
tout ce luxe de mise en scne. On voit mme le Diable
se montrer sans qu'on ait eu l'intention de le faire
venir, et s'crier d'une voix de tonnerre : Pourquoim'avez-vous appel (1) ? Le plus souvent, le hros
de l'aventure est un escholier bien pauvret, qui
par curiosit a parcouru des yeux un grimoire
que le hasard avait plac l Quels artisans de
malheur que le hasard et la curiosit ! Le Diable,
qui est un finaud, et, par surcrot, un mauvais cou-
cheur, fait les gros yeux et la grosse voix : il ne
veut pas qu'on l'ait drang pour rien ; il menace,il tempte. Bref, il exige qu'on se lie lui par un
contrat consenti librement.
Le pauvre imprudent tremble de tous ses mem-
bres et ne sait comment sortir d'un si mauvais
pas. Mais Satanas, tout coup radouci, se fait
paternel et lui dtaille les plus sduisantes propo-
sitions. Il n'est chose si rare et si envie qu'il ne lui
(1) Entre nous, je crois que si le Diable apparat quandon ne l'appelle pas, il se refuse assez gnralement venirquand on l'appelle.
Dans les deux cas, pour obtenir qu'il se drange, ilfaut treprdestin.
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166 LE TEMPLE DE SATAN
promette, condition, toutefois... Oh ! presque
rien! Il ne veut que deux lignes d'engagement,
signes de cette main qui tremble encore.
Un Pacte, nous y voil ! L'escholier sera, dans
quatre ans, ou dans dix ans, ou dans trente ans,
acquis au dmon corps et me moyennant quoi
celui-ci, ce dlai durant, s'engage le servir de tou-
tes ses ressources et le dfendre de tout son art.
L'escarcelle du pauvret sera pleine inpuisablement
de doublons et de piastres ; il sduira les plus pru-
des femmes d'un seul regard ; il se transporterapartout o bon lui semble, avec la rapidit de la
pense, et ses souhaits, quels qu'ils puissent tre,
seront exaucs, sitt formuls dans son cur.
L'offre est sduisante ; le malheureux n'y sait
point rsister. Il signe de son sang la cdule en
double : le Diable emporte l'une ; quant l'autre,
merveille ! place sur la piqre d'pingle qu'il
s'est faite au bras, elle entre dans les chairs, sanslargir l'gratignure, qui se trouve au contraire
cicatrise du coup.
Ceux qui veulent savoir l'pilogue de ces sortes
d'aventures (toujours selon la Lgende) liront pour
leur gouverne le rare et curieux ouvrage de Palma
Cayet Histoire prodigieuse et lamentable de Jean
Fauste, grand Magicien, et sa vie pouventable (1).
Voil le type de presque toutes les lgendes d'vo-cation : le fond n'en varie pas, la forme n'en va-
rie gure.
(1) Cologne, hritiers de Pierre Marteau, 1712, petit in-12,avec un frontispice grav, que nous reproduisons ci-contre.
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LE SORCIER 16Z
C'est ici ce qu'on peut appeler une vocation de
hasard ; en revanche, le pacte est volontaire et par-
faitement exprim.
Car il faut dire que les thologiens distinguent
volontiers entre le pacte exprim ou formel et le
pacte de fait (ipso facto) non exprim ou tacite. En-
mangeant la pomme, suivant eux, notre mre Eve-
a conclu avec le Dmon un pacte tacite.....
Mais trve ces ergotages de basse scolastique:
II nous reste dire un mot du transport des sor-ciers au Sabbat. Le mode en diffre d'aprs les au-
teurs et selon les pays : la personne lastique du
Diable se prte tous les usages ; ses murs chan-
gent, suivant les tres qu'il complote de sduire.
Tantt la sorcire se sent enleve, minuit son-
nant, par une force inconnue, et transporte dans
les airs, avec la rapidit du vent, jusqu'au lieu du
Sabbat. Tantt Satan lui apparat distinctement,sous la forme d'un bouc ou d'un mouton ; il la
prend alors sur son dos ou sur ses cornes et l'en-
lve, comme ci-dessus, par l'orifice de la chemi-
ne. Ailleurs, il communique aux balais la vertu
qu'on sait : entre les mains de leur propritaire,
ces modestes ustensiles deviennent, quand c'est
lheure, des montures infatigables, vtes et fidles.
Mais une heure ou deux avant l'enlvement (dequelque faon d'ailleurs que l'enlvement s'opre),
celui ou celle qui veut aller au Sabbat doit se
graisser le corps, spcialement les cuisses, le ven-
tre et les aines, d'un onguent particulier la com-
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168 LE TEMPLE DE SATAN
position en varie peu dont Satanas et ses com-
pres ont bien soin de tenir constamment pourvus
les fidles de la Synagogue (1).
Que le lecteur n'oublie pas cette particularit ;
c'est le point capital prendre en note... Au second
livre, nous reviendrons, comme il sied, sur cette
question des pommades magiques ; nous promet-
tons mme de faire leur sujet des rvlations
aussi curieuses qu'imprvues.
Quelquefois, les candidats aux infernales agapes
htaient la vertu merveilleuse de l'onguent par lessecrtes proprits d'un lectuaire qu'ils absor-
baient sous la forme d'une assez grosse pilule. Tous
ces dtails trs intressants veulent tre examins
part le plus srieusement du monde ; ici, nous
ne faisons qu'indiquer.
Attendu que le chapitre vi du Temple de Satan
difiera le lecteur sur le problme du sorcier dansses plus modernes incarnations, n'y touchons
point et terminons par une trange aventure,
que nous tenons de la bouche mme du paysan
lorrain qui elle est arrive.
Nous lallons consigner, autant que faire se
pourra, dans les termes mmes o elle nous fut
conte. Celui qui parle est un homme d'environ
trente-cinq ans. a s'est pass dans mon enfance, Monsieur:
je pouvais avoir cinq ou six ans. C'tait Cutting
(1) Nom donn au Sabbat dans certains procs de sor-cellerie.
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LE SORCIER 169
(village de la Lorraine annexe) en automne de
l'anne 1859. Un soir que le ciel tait comme de
l'encre, nous causions en famille prs du foyer denotre cuisine, quand une musique (1) d'un carac-
tre tout drle se fit entendre dehors. C'tait
comme le chant de quinze ou vingt personnes, qui
toutes, pour la circonstance, auraient pris une voix
fine et grle (2). L'air modul sur deux ou trois
notes seulement ne manquait pas de charme ; sa
monotonie mme tait impressionnante (3).
Je m'lanai dehors et ne vis rien. Les voixsemblaient venir d'une trs grande hauteur ; elles
devenaient sensiblement plus nettes, comme si le
chur se fut rapproch de nous.
J'eus grand' peur et les paroles de ma mre ne
furent pas pour me rassurer : - Prenez ouate,
mofeu (4), c'est la Haute-Chasse (on appelle ainsi
chez nous le voyage arien des sorciers et des sor-
cires en route pour le Sabbat). Me raidissant contre la frayeur, je me mis
chiner(5) ces monstres et leur crier des injures:
le chant soudain s'teignit. Comme je me disposais
rentrer chez nous, un os de cadavre humain, tom-
bant sur ma casquette, faillit m'assommer ; mais
je ne pus me rsoudre le prendre dans ma main,
tellement sa puanteur me parut affreuse.
(1) Mlodie.(2) Une voix de tte,(3) Ici je traduis de mon mieux les longues circonlocu-
tions du paysan.(4) Prenez garde, mon fils.(5) Singer, imiter en drision.
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170 LE TEMPLE DE SATAN
Je trouvai ma mre aussi terrifie que moi: des
charognes sans nom taient tombes dans ltre,
jusqu' ses pieds, par le trou de notre chemine. On ne m'y prendra plus chiner la Haute-
Chasse !...
A cette anecdote, nous nous garderons bien de
joindre un seul mot de commentaire. Nous la don-
nons pour ce qu'elle vaut, estimant du moins que
le narrateur est un homme sincre et convaincu.
Comme nous l'avons dit, le sorcier est sincre,
lui aussi : la plupart du temps inbranlable dans
sa croyance au dmon son matre c'est au
nom de l'Enfer qu'il vaticine, promet, menace,
maudit.... Et bien que base sur sa foi en un men-
songe, sa puissance n'est pas vaine (1).
La foi renverse les montagnes, a dit le Christ...
Triste foi, penserez-vous, que la Foi de ces gens-l ! D'accord ; mais triste ou non, aveugle ou clai-
re, passive ou active, c'est toujours LA FOI.
Qu'il s'agisse d'un mage ou d'un sorcier, ne cher-
chez pas ailleurs le secret de la Force occulte.
Il est l.
(1) Nous n'avons garde de prtendre que la puissance dessorciers s'tend toutes les uvres que nous leur avons at-tribues, lgende en main. On le verra par la suite de cetouvrage: il se pourrait que nous fussions moins crdule, aufond, que bien des incrdules de profession.
Tir du Serpent de la Gense Premire Septaine Le Temple de Satan ,
Hector et Henri Durville diteurs, Paris, 1915.
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