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Page 1: Le long périple des sangsues

MARDI 13 JUILLET 2010WWW.SUDOUEST.FR

BRUNO BÉ[email protected]

Ellen’estpasuneinconnueàAudenge,maissaitresterdiscrète. La petite bêtenoireyestimperceptible-mentprésente,sanstou-

tefois jamaismontrerlemoindreboutdesesventouses.Dequoien-treteniruneformedelégendelo-cale.Parexemple,lelongdelapistecyclableduBassin,oùunbâtimentenruinearboreencoreunevieilleenseigne« sangsuesmédicinales ».Ouplusrarementaufildeconver-sationsaniméesaucaféducoin:«Ilyena,dessangsues,c’estsûr.Maisjenesaispasoù. »Pierresesouvientd’avoirévoquépourlapremièrefoisleur présence, il y a plus de cin-quanteans,lorsqu’ilpêchaitlesan-

guillesavecsonpèredanslesruis-seauxquiserpententàl’extrémitédubassind’Arcachon.Peudegenssaventenréalitéque

cettecommunepaisibleaccueilledepuisplusdecentansunvérita-bleparadisàsangsues.Mêmes’ilaconnudespériodesplusoumoinsfastes,prèsd’unmilliondespéci-mensyprospèrentetprolifèrentaujour-d’hui,pour leplusgrandbonheur de Brigitte Latrille, pa-tronne de la société Ricarimpex,l’un des très rares éleveurs aumonde,etsansaucundouteleplusimportantd’Europe.Avecsapetiteéquipe,elleserendrégulièrementdusiègesociald’Eysines,dansl’ag-glomération bordelaise, à cetteétrangefermebiencachée.Auboutd’uncheminblancqui longedespavillonsrécents,ilfautpousserunportailbienferméentredesarbres,puistraverserunpréàl’extrémitéduquelundeuxièmeportailouvresurlesmarais.

100 000parbassinUnequinzainederectanglescreu-sés artificiellement, à la fin duXIXesièclepourlespremiers,sontentourésd’herbes.Unseulvoisinàl’horizon:unemaisonetquelquespoulesentrelespins.Difficiled’ima-ginercequisedissimuledanscedé-corchampêtre.« Lapersonnequivitlàsertdegardien »,expliqueBri-gitteLatrilleendésignantlamaison.

« Cesiten’estpasouvertaupublic.Ilestdéconseillédes’yrendre.Celapourraitmêmeêtredangereux. »Danschacundesbassins,environ100 000sangsuesattendenttran-quillementdetrouverdusang.Ensepenchant,onnefaitquelesaper-cevoirentrelesnénuphars.Ilsuffitderemuerunpeul’eaupourfaireremonterdescentainesdebestio-lesgrouillantesàlasurface.Onima-

gine aisément les conséquencesd’unbaintropprolongédansl’unedecesmares.Destritonsenfontré-gulièrementlatristeexpérience.Ilne reste en général plus grand-chosed’euxaprèsuncourtséjourdanscetteeaustagnante.Maisdanscesbassins,l’activitéla

plussurveilléeparRicarimpexrestesansaucundoutelareproduction.Surceplan, la sangsuenechômepas.Ilestvraiquesonétatd’herma-phrodite lui facilite lavie.Cesma-resontbienpourprincipale fonc-tionl’élevage.Ils’agitd’abordd’uneactivité économique, la sangsueétant vendue (cela dépend desquantitésetdesqualités)àtraverslemondeautourde4à5euros.El-lessontdisposéesdanslesbassinspartailles.Lesplusgrossesserventplutôtauxexpérimentationsqu’àlamédecine.Toutautourdesrec-tanglesd’eau,de la terreaétéap-portée.C’est làquese forment lescoconsquel’ontrouvedanslaterreauxbeauxjours.

RécoltedescoconsEncemoment,lesemployésdeRi-carimpex grattent méticuleuse-mentcettebandedeterrehumidepourrécolterdepetitesboules.El-lesrenfermentsouventplusieurssangsues.Ilsfontaussibiend’autrestravauxpourpermettreàleurspro-tégéesdeprospérer.Despanneauxsolairesontainsiétéinstallésafindefaire fonctionner en autonomieunepompequipermetdeconser-verleniveaud’eauidéaldanslesbas-sins:nitrop,nitroppeu.Ilsrépan-dent également un produitbiologiquepourempêcherlapro-lifération d’algues. Les sangsuessonttrèssensiblesàlapollution.Desproduitschimiques les tueraientprobablement.Régulièrement,l’équipedeRica-

rimpex se rend aussi à Audengepourunepêchedontonnerevientjamaisbredouille. Ilsplongentdé-licatement de larges épuisettesdansl’eaudesmarais.Lerésultatest

presquetoujoursmiraculeux.Desdizainesdesangsuesfinissentain-sidanslesfilets,puisdansdesseauxblancs, à chaque passage d’épui-sette.Onnegardequelesplusbel-les,maissurtoutcellesquisont« en-ceintes ».Onlesrepèreenpassantle pouce sur ce que l’on imagineêtre leur ventre. « Au toucher, onsents’ilestlégèrementarrondi »,ex-pliqueBrigitteLatrille.Cesspécimenssontensuiteap-

portés en voiture au siège sociald’Eysines,afindepoursuivre l’éle-vagedansde larges récipientsdeplastique. Il s’agitdeleurpremiervoyage, lepluscourt, avantdere-joindre le vastemonde.D’autresproviennentd’unsecondsitedeproduction, situéaucœurd’uneforêt landaise près de Mont-de-Marsan, àPouydesseaux.Baptisécentre Jean-Rostand, dunomdel’éminentbiologiste, il estdirigéparPierreDarré, associédeRica-rimpex. Ce conservatoire de lafauneetdelafloreabriteaussidesmaraisàsangsues.Maisà ladiffé-renced’Audenge,lepublicpeuts’yrendreet lesdécouvrirdePâquesàoctobre.Unesorted’hommageàl’histoirepuisquecesterreslandai-sesétaientautrefoisréputéespourl’élevagedessangsues.Ils’agissaitmêmed’uneespècede la région.Désormais,lessangsuesmédicina-les sont d’origine hongroise, lameilleurepour les soins. Peu im-porte,d’ailleurs,puisque leurvo-cationestbiensouventdeparcou-rirlaplanète.

Cela fait plus de cent ansque des centaines de milliersde sangsues y prospèrent

De bien étrangesmares près d’Audenge

L’équipe de Ricarimpex à Audenge (33) pour une pêche dont on ne revient jamais bredouille.PHOTO THIERRY DAVID

LES VOYAGES DE L’ÉTÉ : LE LONG PÉRIPLE DES SANGSUES (2/6)

« Ce site n’estpas ouvertau public. Il estdéconseilléde s’y rendre »

L’ÉTÉ « SUD OUEST » Toutau long de l’été, « Sud Ouest »publie une série de grandsreportages, de la région àl’autre bout du monde. Suivezcette semaine le retour dessangsues médicinales, dontle principal élevage estgirondin. Retrouvez aussil’actualité culturelle, lesrendez-vous loisirs, chroniqueset dessinateurs de l’été

Brigitte Latrille, éleveuse de sangsues

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Un été Sud-Ouest

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MERCREDI 14 JUILLET 2010WWW.SUDOUEST.FR

BRUNO BÉ[email protected]

Commesessangsuesau-jourd’hui, Brigitte La-trillefut,voilàquelquesannées, une grandevoyageuse.Pourd’autres

raisons,ons’endoute.Ellenemor-daitpas,évidemment,maispiquaitdu bout de son fleuret. Rageuse-ment.Envérité,bienpeusavaientlefaireaussibienqu’elle.Lepalma-rèsdelaBordelaisesepassedecom-mentaire.Membredel’équipedeFrancedefleuret,ellefutàtroisre-prises médaillée olympique paréquipes, l’argenten1976auxJOdeMontréal, l’oràMoscouen1980etlebronzeàLosAngelesen1984,sansoublieruntitredechampionnedu

monde.Unpasséhorsducommundonc,quel’ondoitcommesouventàunesuccessiondehasards.Parceque son frère rêvait d’être d’Ar-tagnan,ainsiquebeaucoupd’en-fants de son âge. Elle l’a suivi àl’escrime,et leBEC(BordeauxÉtu-diantsClub)estdevenusonrepaire.Du sport de haut niveau, une li-cence de russe, une notoriété dechampionneolympiqueetunphy-siqueplaisantqui luivalut letitrede« Bordelaiselaplusjolie »danslescolonnesd’un journal.Àcetteépoque,BrigitteLatrilles’estenri-chiedesesvoyages,derencontres,a noué de solides amitiés avecBoisseouLamour,etn’ajamaisces-séderireetdes’amuser.

ViehorsnormeLavieétaitdoucealors,insouciante.Maisàcemoment-là,leseullienen-tre l’escrimeuseet lessangsuesseréduisaitàunsouvenirténu,lepas-saged’unlivred’enfancedelaCom-tessede Ségur. « Franchement, jen’auraisjamaisimaginéqu’unjourjem’occuperaisdeça. »Aulieud’at-terriraprèsuneviehorsnorme,Bri-gitteLatrillevaaucontrairedécol-ler. La voilà hôtesse de l’air, puismèredefamille.MaisdanslenorddelaFrance.« J’aifinalementvoulurevenirdansleSud-Ouest, retrou-vermes racines. Je suis attaché à

cetterégionetàBordeaux.Jepréfé-raisquemonfilsgrandisseici. »

Desracinesbordelaisesassezpro-fondes.Sonpèren’étaitautrequeJacquesLatrille,professeurdemé-decine,biologistederenometan-cienprésidentdel’universitéBor-deaux2.LetournantdanslaviedeBrigitteLatrille se feragrâceà lui.Deux médecins du CHU de Bor-deauxavaientrelancél’utilisationdelasangsueenchirurgieplastiqueetreconstructiveàlafindesannées70.Sonpères’yétaitintéressé,toutcommeilavaitnouélespremiersliens avec le professeur Nikonov,spécialisterussed’hirudiniculture(culturedessangsues),dunomdel’hirudine,substancedelasalivedelapetitebêtequifluidifielesang.

RelancerRicarimpex« En 1993,monpère a suque l’on

pouvaitacheterRicarimpex, laso-ciété d’élevagede sangsues d’Au-denge.Ilm’ademandésicelam’in-téresserait. Jemesuisrenseignée,j’aipenséqu’ilyavaitquelquechoseàfaire. »Sontempéramentdebat-tanteasûrementquelquechoseàvoiraveccettedécision.L’élevaged’Audengevivotaitgentiment.Ilfal-laitcertainementrelancerl’activi-té.BrigitteLatrilleyestparvenue.Elleamultipliépartroisouquatrelaproductiondesangsuesetlesven-tes,particulièrementauxÉtats-Unis,après une longuebataille avec laFoodandDrugAdministration.Elleaaussidéveloppé les liensavec leprofesseurNikonov,patronduCen-tre international de la sangsue àMoscou.Celaluiapermisdemettreenplaceunlaboratoired’élevageenmilieuartificieldansseslocauxd’Ey-sines,danslabanlieuebordelaise,etdelancerunegammedecosmé-tiquesàbasedesangsues,Biorica.« Jenesuispasmédecin,nibiolo-

giste,maisj’aiappriscequ’ilfautsa-voir.Cetuniversmepassionne,sur-tout le côté mystérieux de lasangsue. »Ricarimpexvenddésor-

maisautourde150000spécimensparanetemploiequatreperson-nes.BrigitteLatrilles’estfaitunnomdanscepetitmondedel’hirudine.Lesdifficultésetleséchecsnesem-blentpasavoirdouchésonenviedeprogresser.Dansl’adversité,laspor-tivedehautniveaun’estjamaisbienloin.BrigitteLatrilleacommencéàperdre la vue en 2000, en raisond’unerétinopathieinversée.Lepro-cessusaheureusementétéstoppé.Maisellen’yvoitplusqueparlescô-tésetneperçoitqueleschosestrèscontrastées.Qu’à celane tienne. En faisant

rouler les sangsues entre sesdoigts, elleparvientà savoir si el-lessontblesséesouvontserepro-duire.Cehandicapne l’empêchepas de diriger Ricarimpex, nid’avoirdesprojets.Elleestactuel-lementencontact avecunBrési-lienquiveutproduiredescosmé-tiques à base de sangsues. LesproduitsBioricadeBrigitteLatrillen’ontpas trouvé leurmarché. Enattendant,dansses locauxd’Eysi-nes où elle vit à l’étage, elle pré-pare régulièrementdespaquetspourlemondeentier.Sonlabora-toire abeauressembler à la courd’un garagiste avec tous ces bi-donsremplisd’eauetdesangsues,ilne fautpas s’y tromper, sonéle-vagerépondàtoutes lesnormes.Ceuxqui s’intéressentausujet lesavent.Lanouvellereinedel’hiru-dineproposedesproduitsd’excel-lentequalité.

La patronne de l’élevagede sangsues, Brigitte Latrille,est multimédaillée olympique

La reine de l’escrimea conquis l’hirudine

Brigitte Latrille est propriétaire de la société d’élevage de sangsues d’Audenge, qui vend autour de 150 000 spécimens par an. PHOTO THIERRY DAVID

LES VOYAGES DE L’ÉTÉ : LE LONG PÉRIPLE DES SANGSUES (3/6)

« Je ne suis pasbiologiste, maisj’ai appris »

L’ÉTÉ « SUD OUEST » Toutau long de l’été, « Sud Ouest »publie une série de grandsreportages, de la région àl’autre bout du monde. Suivezcette semaine le retour dessangsues médicinales, dontle principal élevage estgirondin. Retrouvez aussil’actualité culturelle, les loisirs,chroniques et rubriques

L’usine aux 3 millions de sangsues.

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Brigitte Latrille aux JO de Montréal en 1976. PHOTO AFP

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JEUDI 15 JUILLET 2010WWW.SUDOUEST.FR

BRUNO BÉ[email protected]

Le professeur Nikonov setrouvait enGironde il y aquelques jours. Il y vientpresquetouslesans.Mais,non,pasentouriste.Même

s’ilrêvedefaireàl’occasionunpetitpèlerinageàLourdes,saprésenceàBordeaux n’a rien de mystique.Commeàsonhabitude,ilfoulecetteterre à la rencontredeBrigitte La-trille,patronnedelasociétéRicarim-pex.Illuiarrivedefairesuivredanssonsillagequelquesspécimensdessangsuesqu’ilélèveenRussie,etderepartiraccompagnédecellesquigrandissentàAudenge.Cepetitballetfranco-russedure

depuisunequinzained’années.Lesliensétroitsquis’étaientnouésen-treleprofesseurJacquesLatrille, lepèredeBrigitte, et ce scientifiquerussenesesontjamaisdistendus.Ilssemblent même s’être renforcés,particulièrementdansledomainedelarechercheetdel’échangedesa-voirs.Entrelesdeuxprincipauxéle-veursdesangsuesmédicinalesaumonde,lecourantpasse.BienqueleSlaveévolueincontestablementsuruneautreplanète.Celledelaproduc-tionindustrielleenmilieuartificiel.

UnvillageausuddeMoscouLedocteurNikonovs’estédifiéunpe-titempire.Ilestsymboliséparuneimposantesculpturequel’ontrouveàl’entréedesonusine,2mètresdemétalquireprésententdessangsuesentrelacées.Unbrinmégalo,pourtoutdire,unpeuàl’imagedeceper-sonnage corpulent au rire toni-truant,chaleureuxetaffable,maisdontlecaractèreestàl’évidencebientrempé. Il le faut, probablement,pourréussirdanscecommercetrèsparticulier,mêmesilaRussieestsanscontesteleberceaudelasangsue.Pourserendrejusqu’àl’antredu

médecinrusse,ilfauttraverserl’in-terminable banlieue morose de

Moscouverslesud-est,supporterdesembouteillagessansfindanscettemégapoleasphyxiéeparlavoiture.Autermedecelongtrajet,onrespireenfinentrelesbouleauxetd’adora-blespetitesmaisonsdebois.C’estlevillaged’Oudelnaïa,lieudevillégia-turepourRussesauxrevenusélevés.LeCentreinternationaldelasang-sueestunlargebâtimentblancquiressembledel’extérieurausiègeor-dinaired’uneadministrationquel-conque.Danssonbureauauxmurstapis-

sésdediplômesetderécompenses,GuennadiNikonovexpliquecom-ment il a repris les rênes de cettefermed’élevage,en1980.Depuis1937,cesecteurabritaitdesétangsartifi-cielsetdetrèsnombreuses« piyav-ka »(nomrussedelasangsue),dansunpaysoùleurutilisationmédicaleest très courante. « J’aurais vouluconstruireunélevagetrèssurveilléenmilieunaturelpourlareproduc-tion,commecelasefaitsurlebassind’Arcachon, mais l’hiver est tropfroid,ici.C’estpourcelaquej’aimisaupointunélevagedansdescondi-tionsartificielles. »EnGironde,BrigitteLatrilles’est

largement inspirée de cette mé-thoderussepourfaireprospérersessangsues en intérieur dans les lo-cauxd’Eysines(33),enparallèleavecle site naturel d’Audenge. La mé-thodes’estavéréeefficace,parfaite-mentsûremédicalement,maisné-cessite une organisation à touteépreuveetsurtoutunemain-d’œu-vrecoûteuse. L’entreprisedudoc-teurNikonovemploieunecentainedesalariés,produitchaqueannée3millionsdesangsues,vendueses-sentiellementsurlemarchérusse,à1,50!pièceenviron.Pratiquementtousleshôpitauxdecepaysenfontusage,ainsiquedenombreuxmé-decinsgénéralistes.Ilestmêmearri-véquel’usinerussedépannel’éle-vagegirondin.

DesmilliersdebocauxLeprocessusdébuteparcequeladi-

rectricedusite,Elena,appelleavecunpetitsourirela« sexroom ».Dansdesbocauxenverre, les sangsues,hermaphrodites,sontàl’aisepoursereproduire.Delatourbeaétéré-cupéréeetintroduitedansd’autresrécipientsafinquelescoconsissusdecesaccouplementsdonnentnais-sanceàautantdebébés sangsues

quepossible.Unefoissortiesdesco-cons, lespetitesbêtes finissentdegrandirdansd’autresbocauxrem-plisd’eau.Onlestransfèredetempsàautredansdesbassinespleinesdesangdevolaillepourqu’ellessenour-rissent. Cet élevage hors du com-mundureunan,aufildegrandessallesuniquesaumonde.

Desmilliersdebocauxdeverrecontenantdescentainesdesang-sues, ferméspardesmorceauxdechiffon,ysontalignéssurd’intermi-nablesétagères.Cettevisionseraitcauchemardesquepourbeaucoup,maisne faitni chaudni froidauxemployées(presquetoutesdesfem-mes)del’entreprise.Cetteorganisa-tionnécessitedenombreusesopé-rations, souvent répétitives etdélicates.Touslesjours,cesfemmesnettoientlesbocaux,surveillentlareproduction,bichonnentlessang-sues. « C’est pour cela que nousavonsunpersonnelféminin.Ellessontplusméticuleuses »,souligneladirectrice.« J’aimebienlessang-sues. Ilm’arrived’ailleurssouventdemesoigneravec,commelaplu-part ici »,expliqueuneemployée,quicaresseunspécimenduboutdesondoigtd’ungestepresquesen-suel.Mais le docteur Nikonov ne se

contentepasdecetteproductionàgrandeéchelle.Cescientifiquedere-nompoursuitdesrecherches.Iles-

timequelasalivedelasangsue« n’apas livré tous ses secrets ». Il s’estorientéverslafabricationdecosmé-tiquesàbasedesalivequi,selonlui,nettoient,nourrissent lapeau,ra-lentissentlevieillissement.Afindeproposerunevitrinepluscentralepourcesproduitscommerciaux,ilaouvertunlaboratoirederecher-che et de vente dans le centre deMoscou.Dansunquartierchicdelacapitale,prèsdesthéâtresetdel’Aca-démiedemusique,onélabore,aurez-de-chausséed’unimmeublecos-su,descosmétiques« DocteurNiko-nov ».Unsymboledelaréussitedecebiologisteiconoclaste.Uneréus-sitedontilpartagequelquessecretsavecBrigitteLatrilleetsonélevagegirondin.Celle-ciàsontourfaitpro-fiterdesonsavoir-fairehôpitauxetmédecinsdel’autrecôtédel’Atlan-tique. Le voyage des sangsues sepoursuit.

Entre le centre international,au sud de Moscou, et laGironde, les liens sont étroits

Russie : l’usine aux3 millions de sangsues

Chaque jour, les employés nettoient les bocaux et bichonnent les sangsues. PHOTO B. B.

LES VOYAGES DE L’ÉTÉ : LE LONG PÉRIPLE DES SANGSUES (4/6)

« Cette visionserait uncauchemarpour beaucoup »

L’ÉTÉ « SUD OUEST » Toutau long de l’été, « Sud Ouest »publie une série de grandsreportages, de la régionà l’autre bout du monde.Suivez cette semaine le retourdes sangsues médicinales,aujourd’hui en Russie avec ledocteur Nikonov. Retrouvezaussi l’actualité culturelle, lesloisirs, chroniques et rubriques

La sangsue girondine à New York.

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VENDREDI 16 JUILLET 2010WWW.SUDOUEST.FR

BRUNO BÉ[email protected]

Aéroport JFK, New YorkLong Island. Un petithommes’approched’unvastebâtiment. Ilporteunechemisecolorée,au

nœud papillon impeccablementnoué,un superbepanamacrèmevissésursachevelureblanche.RudyRosenbergneressembleàpersonned’autre.EtcertainementpasauseulimportateurdesangsuesdesÉtats-Unis.Ilaplutôtl’aird’unéterneltou-risteavecsonsourireénigmatiqueetsesmanièrespolicéesd’Européen.RudyRosenberg est originairedeBruxelles.Durantladernièreguerre,ilaéchappédepeuàl’holocausteenrestantcachéprèsd’unandansunecave.C’estceseptuagénairerespectable

quivientdeprendrelivraisond’unecargaisonpeucourantesurcetaéro-portinternational,nonsanss’êtreac-quittédestracasseriesadministrati-ves pour le transport des espècesprotégées. Plusieurs centaines desangsuessontrépartiesàl’intérieurdepochesenplastiquepleinesd’eau,disposéesdansdesemballagesrigi-des.« Ellesvoyagentplutôtbien »,explique-t-il.Cesontdesspécimensfrançais,dubassind’Arcachon,lesseulsqui sont importésauxÉtats-Unisparcetuniquegrossiste.Enfait,les seules sangsues utilisées dansl’immensemajoritédeshôpitauxaméricains.Unepetitefermed’éle-vageducentredupaysenfournitunpeu.Maisrienàvoiraveclesquanti-tésachetéesenGirondeetvenduesparRudyRosenberg.

DanstoutlepaysLegrossistenew-yorkaistransporteensuite,avecprécaution,sonétrange

paquetjusqu’auxlocauxdesasocié-tédeWestbury,villetranquilleetré-sidentiellesituéeaucentredeLongIsland,àl’estdeManhattan.AvecMa-rieBonazinga,ildirigeplusieurspe-titessociétésquivendentdumaté-riel scientifique de pointe eteffectuentdesanalyses.LeechesUSAestl’unedecesentités.« Jenevivraispasdessangsues.Maisc’estunbonappoint »,glisse-t-il.Plusieursmil-liers de bestioles noires dormentdansdesaquariumsposéssurdesétagères.Ellessontrégulièrementmisesdansdespochespourêtreex-pédiéesauxquatrecoinsdupays.L’uned’elles,contenant60sangsues,vapartirpourunhôpitalduDakotaduNord. La demande des chirur-giensaméricainsestdeplusenplusforte. Les quantités vendues par

RudyRosenberg,autourde10 dol-larspièce,necessentdecroître.Prèsde100000parandésormais.Il n’en a pas toujours été ainsi.

Cettepratiqueestsortiedel’oubliàla fin des années 1970. Le docteurStrauch,chirurgienréputéetprofes-seurdemédecineàNewYork,estleprécurseurdel’utilisationdelasang-suemédicinaleauxÉtats-Unis.« J’enavaisentenduparlerpardesconfrè-resfrançais.J’aiessayé,aprèsdesopé-rations.Etj’aiconstatéquelacicatri-sationse faisaitbienmieux. Jemesuisintéresséausujet. »Qu’uneau-toritémédicaleetscientifiquetellequeledocteurStrauchsoitconvain-cueadonnélesignal.RudyRosen-bergacommencéàenvendreàlamêmeépoque,quelques-unesve-nuesdupaysdeGalles. « Àcemo-ment-là,personneneconnaissait.IlyavaiteuungraveaccidentàLongIsland.Jesuisvenuavecdessangsuesà l’hôpital. Et lemédecinm’adit :“Vouspouvezrepartiravecvossale-tés.”Aujourd’hui,cethôpitalestno-tremeilleurclient. »

Cliniquedela5e AvenueToutcommequatrecentreshospi-taliersdeManhattan.AuNewYork

UniversityHospital,dessangsuesdubassind’Arcachonontétéposéesilyadeuxmoispouruneopérationdereconstructionaprèsamputation.DanslacliniquecossuedechirurgieplastiquedudocteurCharlesHer-man,surla5eAvenue,enfaceduMe-tropolitanMuseum, les sangsuessontégalementcommechezelles,utiliséesenvironunefoisparmois,mêmes’iln’yestévidemmentfaitau-cuneallusiondanscettesalled’at-tentetrèschic.« C’estpeuconnu,pastrèspopulaire,maisenréalitécou-rant.Jen’aijamaistrouvéunmédi-cament qui puisse faire lamêmechose.Ellesontuneactiontrèsloca-lisée,cequiestimportantenmicro-chirurgieparexemple.Ellesfacilitentla cicatrisation, permettent unemeilleurecirculationsanguine,unbonretourveineux,sanspresqueau-cuneffetsecondaire »,assureledoc-teurHerman.Lesbienfaits de la sangsue sont

d’ailleursévoquésaujourd’huidu-rantlecursusmédicalàl’universitéaméricaine.Mieuxencore,ellesontreçu la bénédiction de la très ta-tillonneFoodandDrugAdministra-tion(FDA)en2004.Importerunfoiegras aux États-Unis n’est déjà paschose facile, alors une sangsue…française.Ilafalluunelongueetâprebatailleauprèsdesautorités,menéeconjointementparRudyRosenbergetBrigitteLatrille,delasociétéRica-rimpexenGironde,pourfinirparavoirgaindecause.L’importationetlecommercedessangsuessontdé-sormaisofficiels.Lerevendeurnew-yorkaisdétientducoupuneformed’exclusivitéavecsesspécimensduBassin. Il faut presquenécessaire-mentpasserparluipourenobtenir,etêtreundocteurouunchirurgienauxdiplômesreconnus.Andrey,mé-decinnonofficieldanslacommu-nautérussedusuddeBrooklyn,n’aparexemplepusefournirauprèsdeRudyRosenbergmalgrélademandecroissantedesespatientsrusses.Iladûpasserpardescircuitsclandes-tins.Preuvequecemarchésedéve-loppe.Commesouvent,l’Amériquemontrelavoie.Lasangsuesembleavoirdebeauxjoursdevantelle.

Avec l’aide de Rudy Rosenberg, les sangsuesutilisées aux États-Unis viennent de Gironde

L’homme quia convaincul’Amérique

Rudy Rosenberg sur la 5e Avenue, devant la clinique du docteurHerman, importateur new-yorkais. PHOTO B.B.

LES VOYAGES DE L’ÉTÉ : LE LONG PÉRIPLE DES SANGSUES (5/6)

« Les quantitésvenduesne cessentd’augmenter »

L’ÉTÉ « SUD OUEST » Toutau long de l’été, suivez une sériede grands reportages, de larégion à l’autre bout du monde.Suivez cette semaine le retourdes sangsues médicinales,aujourd’hui à New York.Retrouvez aussi l’actualitéculturelle, les loisirs, chroniqueset rubriques

Pourquoi cette thérapie a de l’avenir.

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