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HONORÉ DE BALZAC

LA COMÉDIE HUMAINEÉTUDES DE MŒURS

SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE

LA BOURSE

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À SOFKA.

N’avez-vous pas remarqué, Mademoiselle, qu’enmettant deux figures en adoration aux côtés d’une bellesainte, les peintres ou les sculpteurs ne manquaientjamais de leur imprimer une ressemblance filiale ? Envoyant votre nom parmi ceux qui me sont chers et sous laprotection desquels je place mes œuvres, souvenez-vousde cette touchante harmonie, et vous trouverez ici moinsun hommage que l’expression de l’affection fraternelleque vous a vouée

Votre serviteur,DE BALZAC.

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Il est pour les âmes faciles à s’épanouir une heuredélicieuse qui survient au moment où la nuit n’est pasencore et où le jour n’est plus. La lueur crépusculaire jettealors ses teintes molles ou ses reflets bizarres sur tous lesobjets, et favorise une rêverie qui se marie vaguement auxjeux de la lumière et de l’ombre. Le silence qui règnepresque toujours en cet instant le rend plus particulièrementcher aux artistes qui se recueillent, se mettent à quelquespas de leurs œuvres auxquelles ils ne peuvent plustravailler, et ils les jugent en s’enivrant du sujet dont le sensintime éclate alors aux yeux intérieurs du génie. Celui quin’est pas demeuré pensif près d’un ami, pendant cemoment de songes poétiques, en comprendra difficilementles indicibles bénéfices. À la faveur du clair-obscur, lesruses matérielles employées par l’art pour faire croire àdes réalités disparaissent entièrement. S’il s’agit d’untableau, les personnages qu’il représente semblent etparler et marcher : l’ombre devient ombre, le jour est jour, lachair est vivante, les yeux remuent, le sang coule dans lesveines, et les étoffes chatoient. L’imagination aide aunaturel de chaque détail et ne voit plus que les beautés del’œuvre. À cette heure, l’illusion règne despotiquement :peut-être se lève-t-elle avec la nuit ? l’illusion n’est-elle paspour la pensée une espèce de nuit que nous meublons desonges ? L’illusion déploie alors ses ailes, elle emportel’âme dans le monde des fantaisies, monde fertile envoluptueux caprices et où l’artiste oublie le monde positif, laveille et le lendemain, l’avenir, tout jusqu’à ses misères, lesbonnes comme les mauvaises. À cette heure de magie, un

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jeune peintre, homme de talent, et qui dans l’art ne voyaitque l’art même, était monté sur la double échelle qui luiservait à peindre une grande, une haute toile presqueterminée. Là, se critiquant, s’admirant avec bonne foi,nageant au cours de ses pensées, il s’abîmait dans une deces méditations qui ravissent l’âme et la grandissent, lacaressent et la consolent. Sa rêverie dura long-temps sansdoute. La nuit vint. Soit qu’il voulût descendre de sonéchelle, soit qu’il eût fait un mouvement imprudent en secroyant sur le plancher, l’événement ne lui permit pasd’avoir un souvenir exact des causes de son accident, iltomba, sa tête porta sur un tabouret, il perdit connaissanceet resta sans mouvement pendant un laps de temps dont ladurée lui fut inconnue. Une douce voix le tira de l’espèced’engourdissement dans lequel il était plongé. Lorsqu’ilouvrit les yeux, la vue d’une vive lumière les lui fit refermerpromptement ; mais à travers le voile qui enveloppait sessens, il entendit le chuchotement de deux femmes, et sentitdeux jeunes, deux timides mains entre lesquelles reposaitsa tête. Il reprit bientôt connaissance et put apercevoir, à lalueur d’une de ces vieilles lampes dites à double courantd’air, la plus délicieuse tête de jeune fille qu’il eût jamaisvue, une de ces têtes qui souvent passent pour un capricedu pinceau ; mais qui tout à coup réalisa pour lui lesthéories de ce beau idéal que se crée chaque artiste etd’où procède son talent. Le visage de l’inconnueappartenait, pour ainsi dire, au type fin et délicat de l’écolede Prudhon, et possédait aussi cette poésie que Girodetdonnait à ses figures fantastiques. La fraîcheur des

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donnait à ses figures fantastiques. La fraîcheur destempes, la régularité des sourcils, la pureté des lignes, lavirginité fortement empreinte dans tous les traits de cettephysionomie faisaient de la jeune fille une créationaccomplie. La taille était souple et mince, les formesétaient frêles. Ses vêtements, quoique simples et propres,n’annonçaient ni fortune ni misère. En reprenantpossession de lui-même, le peintre exprima sonadmiration par un regard de surprise, et balbutia de confusremercîments. Il trouva son front pressé par un mouchoir, etreconnut, malgré l’odeur particulière aux ateliers, la senteurforte de l’éther, sans doute employé pour le tirer de sonévanouissement. Puis, il finit par voir une vieille femme, quiressemblait aux marquises de l’ancien régime, et qui tenaitla lampe en donnant des conseils à la jeune inconnue.

— Monsieur, répondit la jeune fille à l’une des demandesfaites par le peintre pendant le moment où il était encore enproie à tout le vague que la chute avait produit dans sesidées, ma mère et moi, nous avons entendu le bruit devotre corps sur le plancher, nous avons cru distinguer ungémissement. Le silence qui a succédé à la chute nous aeffrayées, et nous nous sommes empressées de monter.En trouvant la clef sur la porte, nous nous sommesheureusement permis d’entrer, et nous vous avons aperçuétendu par terre, sans mouvement. Ma mère a été cherchertout ce qu’il fallait pour faire une compresse et vousranimer. Vous êtes blessé au front, là, sentez-vous ?

— Oui, maintenant, dit-il.— Oh ! cela ne sera rien, reprit la vieille mère. Votre tête

a, par bonheur, porté sur ce mannequin.

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a, par bonheur, porté sur ce mannequin.— Je me sens infiniment mieux, répondit le peintre, je

n’ai plus besoin que d’une voiture pour retourner chez moi.La portière ira m’en chercher une.

Il voulut réitérer ses remercîments aux deux inconnues ;mais, à chaque phrase, la vieille dame l’interrompait endisant : — Demain, monsieur, ayez bien soin de mettre dessangsues ou de vous faire saigner, buvez quelques tassesde vulnéraire, soignez-vous, les chutes sont dangereuses.

La jeune fille regardait à la dérobée le peintre et lestableaux de l’atelier. Sa contenance et ses regardsrévélaient une décence parfaite ; sa curiosité ressemblait àde la distraction, et ses yeux paraissaient exprimer cetintérêt que les femmes portent, avec une spontanéitépleine de grâce, à tout ce qui est malheur en nous. Lesdeux inconnues semblaient oublier les œuvres du peintreen présence du peintre souffrant. Lorsqu’il les eutrassurées sur sa situation, elles sortirent en l’examinantavec une sollicitude, également dénuée d’emphase et defamiliarité, sans lui faire de questions indiscrètes, ni sanschercher à lui inspirer le désir de les connaître. Leursactions furent marquées au coin d’un naturel exquis et dubon goût. Leurs manières nobles et simples produisirentd’abord peu d’effet sur le peintre ; mais plus tard, lorsqu’ilse souvint de toutes les circonstances de cet événement, ilen fut vivement frappé. En arrivant à l’étage au-dessusduquel était situé l’atelier du peintre, la vieille femmes’écria doucement : — Adélaïde, tu as laissé la porteouverte.

— C’était pour me secourir, répondit le peintre avec un

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sourire de reconnaissance.— Ma mère, vous êtes descendue tout à l’heure,

répliqua la jeune fille en rougissant.— Voulez-vous que nous vous accompagnions jusqu’en

bas ? dit la mère au peintre. L’escalier est sombre.— Je vous remercie, madame, je suis bien mieux.— Tenez bien la rampe !Les deux femmes restèrent sur le palier pour éclairer le

jeune homme en écoutant le bruit de ses pas.Afin de faire comprendre tout ce que cette scène pouvait

avoir de piquant et d’inattendu pour le peintre, il faut ajouterque depuis quelques jours seulement il avait installé sonatelier dans les combles de cette maison, sise à l’endroit leplus obscur, partant le plus boueux, de la rue de Suresne,presque devant l’église de la Madeleine, à deux pas deson appartement qui se trouvait rue des Champs-Élysées.La célébrité que son talent lui avait acquise ayant fait de luil’un des artistes les plus chers à la France, il commençait àne plus connaître le besoin, et jouissait, selon sonexpression, de ses dernières misères. Au lieu d’allertravailler dans un de ces ateliers situés près des barrièreset dont le loyer modique était jadis en rapport avec lamodestie de ses gains, il avait satisfait à un désir quirenaissait tous les jours, en s’évitant une longue course etla perte d’un temps devenu pour lui plus précieux quejamais. Personne au monde n’eût inspiré autant d’intérêtqu’Hippolyte Schinner s’il eût consenti à se faire connaître ;mais il ne confiait pas légèrement les secrets de sa vie. Ilétait l’idole d’une mère pauvre qui l’avait élevé au prix des

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plus dures privations. Mademoiselle Schinner, fille d’unfermier alsacien, n’avait jamais été mariée. Son âmetendre fut jadis cruellement froissée par un homme richequi ne se piquait pas d’une grande délicatesse en amour.Le jour où, jeune fille et dans tout l’éclat de sa beauté, danstoute la gloire de sa vie, elle subit, aux dépens de son cœuret de ses belles illusions, ce désenchantement qui nousatteint si lentement et si vite, car nous voulons croire le plustard possible au mal et il nous semble toujours venu troppromptement, ce jour fut tout un siècle de réflexions, et cefut aussi le jour des pensées religieuses et de larésignation. Elle refusa les aumônes de celui qui l’avaittrompée, renonça au monde, et se fit une gloire de safaute. Elle se donna toute à l’amour maternel en luidemandant, pour les jouissances sociales auxquelles elledisait adieu, toutes ses délices. Elle vécut de son travail,en accumulant un trésor dans son fils. Aussi plus tard, unjour, une heure lui paya-t-elle les longs et lents sacrifices deson indigence. À la dernière exposition, son fils avait reçula croix de la Légion-d’Honneur. Les journaux, unanimes enfaveur d’un talent ignoré, retentissaient encore de louangessincères. Les artistes eux-mêmes reconnaissaientSchinner pour un maître, et les marchands couvraient d’orses tableaux. À vingt-cinq ans, Hippolyte Schinner, auquelsa mère avait transmis son âme de femme, avait, mieuxque jamais, compris sa situation dans le monde. Voulantrendre à sa mère les jouissances dont la société l’avaitprivée pendant si long-temps, il vivait pour elle, espérant àforce de gloire et de fortune la voir un jour heureuse, riche,

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considérée, entourée d’hommes célèbres. Schinner avaitdonc choisi ses amis parmi les hommes les plushonorables et les plus distingués. Difficile dans le choix deses relations, il voulait encore élever sa position que sontalent faisait déjà si haute. En le forçant à demeurer dans lasolitude, cette mère des grandes pensées, le travail auquelil s’était voué dès sa jeunesse l’avait laissé dans les bellescroyances qui décorent les premiers jours de la vie. Sonâme adolescente ne méconnaissait aucune des millepudeurs qui font du jeune homme un être à part dont lecœur abonde en félicités, en poésies, en espérancesvierges, faibles aux yeux des gens blasés, mais profondesparce qu’elles sont simples. Il avait été doué de cesmanières douces et polies qui vont si bien à l’âme etséduisent ceux mêmes par qui elles ne sont pascomprises. Il était bien fait. Sa voix, qui partait du cœur, yremuait chez les autres des sentiments nobles, ettémoignait d’une modestie vraie par une certaine candeurdans l’accent. En le voyant, on se sentait porté vers lui parune de ces attractions morales que les savants ne saventheureusement pas encore analyser, ils y trouveraientquelque phénomène de galvanisme ou le jeu de je ne saisquel fluide, et formuleraient nos sentiments par desproportions d’oxygène et d’électricité. Ces détails ferontpeut-être comprendre aux gens hardis par caractère et auxhommes bien cravatés pourquoi, pendant l’absence duportier, qu’il avait envoyé chercher une voiture au bout de larue de la Madeleine, Hippolyte Schinner ne fit à la portièreaucune question sur les deux personnes dont le bon cœur

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s’était dévoilé pour lui. Mais quoiqu’il répondît par oui etnon aux demandes, naturelles en semblable occurrence,qui lui furent faites par cette femme sur son accident et surl’intervention officieuse des locataires qui occupaient lequatrième étage, il ne put l’empêcher d’obéir à l’instinctdes portiers : elle lui parla des deux inconnues selon lesintérêts de sa politique et d’après les jugementssouterrains de la loge.

— Ah ! dit-elle, c’est sans doute mademoiselleLeseigneur et sa mère ! Elles demeurent ici depuis quatreans, et nous ne savons pas encore ce qu’elles font. Lematin, jusqu’à midi seulement, une vieille femme deménage à moitié sourde, et qui ne parle pas plus qu’unmur, vient les servir. Le soir, deux ou trois vieux messieurs,décorés comme vous, monsieur, dont l’un a équipage, desdomestiques, et auquel on donne aux environs decinquante mille livres de rente, arrivent chez elles, et restentsouvent très tard. C’est d’ailleurs des locataires bientranquilles, comme vous, monsieur. Et puis, c’est économe,ça vit de rien. Aussitôt qu’il arrive une lettre, elles la paient.C’est drôle, monsieur, la mère se nomme autrement quesa fille. Ah ! quand elles vont aux Tuileries, mademoiselleest bien flambante, et ne sort pas de fois qu’elle ne soitsuivie de jeunes gens auxquels elle ferme la porte au nez,et elle fait bien. Le propriétaire ne souffrirait pas...

La voiture était arrivée, Hippolyte n’en entendit pasdavantage et revint chez lui. Sa mère, à laquelle il racontason aventure, pansa de nouveau sa blessure, et ne luipermit pas de retourner le lendemain à son atelier.

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Consultation faite, diverses prescriptions furent ordonnées,et Hippolyte resta trois jours au logis. Pendant cetteréclusion, son imagination inoccupée lui rappela vivement,et comme par fragments, les détails de la scène qu’il avaitsous les yeux après son évanouissement. Le profil de lajeune fille tranchait fortement sur les ténèbres de sa visionintérieure : il revoyait le visage flétri de la mère ou sentaitencore les mains d’Adélaïde, il retrouvait un geste quil’avait peu frappé d’abord mais dont les grâces exquisesétaient mises en relief par le souvenir ; puis une attitude oules sons d’une voix mélodieuse embellis par le lointain dela mémoire reparaissaient tout à coup, comme ces objetsqui plongés au fond des eaux reviennent à la surface.Aussi, le jour où il lui fut permis de reprendre ses travaux,retourna-t-il de bonne heure à son atelier ; mais la visitequ’il avait incontestablement le droit de faire à ses voisinesétait la véritable cause de son empressement, il oubliaitdéjà ses tableaux commencés. Au moment où une passionbrise ses langes, il se rencontre des plaisirs inexplicablesque comprennent ceux qui ont aimé. Ainsi quelquespersonnes sauront pourquoi le peintre monta lentement lesmarches du quatrième étage, et seront dans le secret despulsations qui se succédèrent rapidement dans son cœurau moment où il vit la porte brune du modeste appartementqu’habitait mademoiselle Leseigneur. Cette fille, qui neportait pas le nom de sa mère, avait éveillé millesympathies chez le jeune peintre, il voulait voir entre euxquelques similitudes de position, et la dotait des malheursde sa propre origine. Tout en travaillant, Hippolyte se livra

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fort complaisamment à des pensées d’amour, et, dans unbut qu’il ne s’expliquait pas trop, il fit beaucoup de bruitpour obliger les deux dames à s’occuper de lui comme ils’occupait d’elles. Il resta très-tard à son atelier, il y dîna ;puis, vers sept heures, descendit chez ses voisines.

Aucun peintre de mœurs n’a osé nous initier, par pudeurpeut-être, aux intérieurs vraiment curieux de certainesexistences parisiennes, au secret de ces habitations d’oùsortent de si fraîches, de si élégantes toilettes, desfemmes si brillantes qui, riches au dehors, laissent voirpartout chez elles les signes d’une fortune équivoque. Si lapeinture est ici trop franchement dessinée, si vous ytrouvez des longueurs, n’en accusez pas la description quifait, pour ainsi dire, corps avec l’histoire ; car l’aspect del’appartement habité par ses deux voisines influabeaucoup sur les sentiments et sur les espérancesd’Hippolyte Schinner.

La maison appartenait à l’un de ces propriétaires chezlesquels préexiste une horreur profonde pour lesréparations et pour les embellissements, un de ceshommes qui considèrent leur position de propriétaireparisien comme un état. Dans la grande chaîne desespèces morales, ces gens tiennent le milieu entre l’avareet l’usurier. Optimistes par calcul, ils sont tous fidèles austatu quo de l’Autriche. Si vous parlez de déranger unplacard ou une porte, de pratiquer la plus nécessaire desventouses, leurs yeux brillent, leur bile s’émeut, ils secabrent comme des chevaux effrayés. Quand le vent arenversé quelques faîteaux de leurs cheminées, ils sont

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malades et se privent d’aller au Gymnase ou à la Porte-Saint-Martin pour cause de réparations. Hippolyte, qui, àpropos de certains embellissements à faire dans sonatelier, avait eu gratis la représentation d’une scènecomique avec le sieur Molineux, ne s’étonna pas des tonsnoirs et gras, des teintes huileuses, des taches et autresaccessoires assez désagréables qui décoraient lesboiseries. Ces stigmates de misère ne sont point d’ailleurssans poésie aux yeux d’un artiste.

Mademoiselle Leseigneur vint elle-même ouvrir la porte.En voyant le jeune peintre, elle le salua ; puis, en mêmetemps, avec cette dextérité parisienne et cette présenced’esprit que la fierté donne, elle se retourna pour fermer laporte d’une cloison vitrée à travers laquelle Hippolyte auraitpu voir quelques linges étendus sur des cordes au-dessusdes fourneaux économiques, un vieux lit de sangles, labraise, le charbon, les fers à repasser, la fontaine filtrante,la vaisselle et tous les ustensiles particuliers aux petitsménages. Des rideaux de mousseline assez proprescachaient soigneusement ce capharnaüm, mot en usagepour désigner familièrement ces espèces de laboratoires,mal éclairé d’ailleurs par des jours de souffrance pris surune cour voisine. Avec le rapide coup d’œil des artistes,Hippolyte vit la destination, les meubles, l’ensemble et l’étatde cette première pièce coupée en deux. La partiehonorable, qui servait à la fois d’antichambre et de salle àmanger, était tendue d’un vieux papier de couleur aurore, àbordure veloutée, sans doute fabriqué par Réveillon, et

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dont les trous ou les taches avaient été soigneusementdissimulés sous des pains à cacheter. Des estampesreprésentant les batailles d’Alexandre par Lebrun, mais àcadres dédorés, garnissaient symétriquement les murs. Aumilieu de cette pièce était une table d’acajou massif, vieillede formes et à bords usés. Un petit poêle, dont le tuyaudroit et sans coude s’apercevait à peine, se trouvait devantla cheminée, dont l’âtre contenait une armoire. Par uncontraste bizarre, les chaises offraient quelques vestigesd’une splendeur passée, elles étaient en acajou sculpté ;mais le maroquin rouge du siége, les clous dorés et lescannetilles montraient des cicatrices aussi nombreusesque celles des vieux sergents de la garde impériale. Cettepièce servait de musée à certaines choses qui ne serencontrent que dans ces sortes de ménages amphibies,objets innommés participant à la fois du luxe et de lamisère. Entre autres curiosités, Hippolyte vit une longue-vue magnifiquement ornée, suspendue au-dessus de lapetite glace verdâtre qui décorait la cheminée. Pourappareiller cet étrange mobilier, il y avait entre la cheminéeet la cloison un mauvais buffet peint en acajou, celui detous les bois qu’on réussit le moins à simuler. Mais lecarreau rouge et glissant, mais les méchants petits tapisplacés devant les chaises, mais les meubles, tout reluisaitde cette propreté frotteuse qui prête un faux lustre auxvieilleries en accusant encore mieux leurs défectuosités,leur âge et leurs longs services. Il régnait dans cette pièceune senteur indéfinissable résultant des exhalaisons ducapharnaüm mêlées aux vapeurs de la salle à manger et à

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celles de l’escalier, quoique la fenêtre fût entr’ouverte etque l’air de la rue agitât les rideaux de percalesoigneusement étendus, de manière à cacher l’embrasureoù les précédents locataires avaient signé leur présencepar diverses incrustations, espèces de fresquesdomestiques. Adélaïde ouvrit promptement la porte del’autre chambre, où elle introduisit le peintre avec un certainplaisir. Hippolyte, qui jadis avait vu chez sa mère lesmêmes signes d’indigence, les remarqua avec lasingulière vivacité d’impression qui caractérise lespremières acquisitions de notre mémoire, et entra mieuxque tout autre ne l’aurait fait dans les détails de cetteexistence. En reconnaissant les choses de sa vied’enfance, ce bon jeune homme n’eut ni mépris de cemalheur caché, ni orgueil du luxe qu’il venait de conquérirpour sa mère.

— Eh bien, monsieur ! j’espère que vous ne vous sentezplus de votre chute ? lui dit la vieille mère en se levantd’une antique bergère placée au coin de la cheminée et enlui présentant un fauteuil.

— Non, madame. Je viens vous remercier des bonssoins que vous m’avez donnés, et surtout mademoisellequi m’a entendu tomber.

En disant cette phrase, empreinte de l’adorable stupiditéque donnent à l’âme les premiers troubles de l’amour vrai,Hippolyte regardait la jeune fille. Adélaïde allumait la lampeà double courant d’air, afin de faire disparaître unechandelle contenue dans un grand martinet de cuivre etornée de quelques cannelures saillantes par un coulage

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extraordinaire. Elle salua légèrement, alla mettre lemartinet dans l’antichambre, revint placer la lampe sur lacheminée et s’assit près de sa mère, un peu en arrière dupeintre, afin de pouvoir le regarder à son aise enparaissant très-occupée du début de la lampe dont lalumière, saisie par l’humidité d’un verre terni, pétillait en sedébattant avec une mèche noire et mal coupée. En voyantla grande glace qui ornait la cheminée, Hippolyte y jetapromptement les yeux pour admirer Adélaïde. La petiteruse de la jeune fille ne servit donc qu’à les embarrassertous deux. En causant avec madame Leseigneur, carHippolyte lui donna ce nom à tout hasard, il examina lesalon, mais décemment et à la dérobée. Le foyer était siplein de cendres que l’on voyait à peine les figureségyptiennes des chenets en fer. Deux tisons essayaient dese rejoindre devant une bûche de terre, enterrée aussisoigneusement que peut l’être le trésor d’un avare. Unvieux tapis d’Aubusson, bien raccommodé, bien passé,usé comme l’habit d’un invalide, ne couvrait pas tout lecarreau dont la froideur était à peine amortie. Les mursavaient pour ornement un papier rougeâtre, figurant uneétoffe en lampasse à dessins jaunes. Au milieu de la paroiopposée à celle où se trouvaient les fenêtres, le peintre vitune fente et les plis faits dans le papier par les deux portesd’une alcôve où madame Leseigneur couchait sans doute.Un canapé placé devant cette ouverture secrète ladéguisait imparfaitement. En face de la cheminée, il y avaitune très-belle commode en acajou dont les ornements nemanquaient ni de richesse ni de goût. Un portrait accroché

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au-dessus représentait un militaire de haut grade ; mais lepeu de lumière ne permit pas au peintre de distinguer àquelle arme il appartenait. Cette effroyable croûteparaissait d’ailleurs avoir été plutôt faite en Chine qu’àParis. Aux fenêtres, des rideaux en soie rouge étaientdécolorés comme le meuble en tapisserie jaune et rougequi garnissait ce salon à deux fins. Sur le marbre de lacommode, un précieux plateau de malachite supportait unedouzaine de tasses à café, magnifiques de peinture, etsans doute faites à Sèvres. Sur la cheminée s’élevaitl’éternelle pendule de l’empire, un guerrier guidant lesquatre chevaux d’un char dont la roue porte à chaque raisle chiffre d’une heure. Les bougies des flambeaux étaientjaunies par la fumée, et à chaque coin du chambranle onvoyait un vase en porcelaine dans lequel se trouvait unbouquet de fleurs artificielles plein de poussière et garni demousse. Au milieu de la pièce, Hippolyte remarqua unetable de jeu dressée et des cartes neuves. Pour unobservateur, il y avait je ne sais quoi de désolant dans lespectacle de cette misère fardée comme une vieille femmequi veut faire mentir son visage. À ce spectacle, touthomme de bon sens se serait proposé secrètement et toutd’abord cette espèce de dilemme : ou ces deux femmessont la probité même, ou elles vivent d’intrigues et de jeu.Mais en voyant Adélaïde, un jeune homme aussi pur quel’était Schinner devait croire à l’innocence la plus parfaite,et prêter aux incohérences de ce mobilier les plushonorables causes.

— Ma fille, dit la vieille dame à la jeune personne, j’ai

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froid, faites-nous un peu de feu, et donnez-moi mon châle.Adélaïde alla dans une chambre contiguë au salon où

sans doute elle couchait, et revint en apportant à sa mèreun châle de cachemire qui neuf dut avoir un grand prix, lesdessins étaient indiens ; mais vieux, sans fraîcheur et pleinde reprises, il s’harmoniait avec les meubles. MadameLeseigneur s’en enveloppa très-artistement et avecl’adresse d’une vieille femme qui voulait faire croire à lavérité de ses paroles. La jeune fille courut lestement aucapharnaüm, et reparut avec une poignée de menu boisqu’elle jeta bravement dans le feu pour le rallumer.

Il serait assez difficile de traduire la conversation qui eutlieu entre ces trois personnes. Guidé par le tact quedonnent presque toujours les malheurs éprouvés dèsl’enfance, Hippolyte n’osait se permettre la moindreobservation relative à la position de ses voisines, en voyantautour de lui les symptômes d’une gêne si mal déguisée.La plus simple question eût été indiscrète et ne devait êtrefaite que par une amitié déjà vieille. Néanmoins le peintreétait profondément préoccupé de cette misère cachée, sonâme généreuse en souffrait ; mais sachant ce que touteespèce de pitié, même la plus amie, peut avoir d’offensif, ilse trouvait mal à l’aise du désaccord qui existait entre sespensées et ses paroles. Les deux dames parlèrent d’abordde peinture, car les femmes devinent très-bien les secretsembarras que cause une première visite ; elles leséprouvent peut-être, et la nature de leur esprit leur fournitmille ressources pour les faire cesser. En interrogeant lejeune homme sur les procédés matériels de son art, sur

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ses études, Adélaïde et sa mère surent l’enhardir à causer.Les riens indéfinissables de leur conversation animée debienveillance amenèrent tout naturellement Hippolyte àlancer des remarques ou des réflexions qui peignirent lanature de ses mœurs et de son âme. Les chagrins avaientprématurément flétri le visage de la vieille dame, sansdoute belle autrefois ; mais il ne lui restait plus que les traitssaillants, les contours, en un mot le squelette d’unephysionomie dont l’ensemble indiquait une grande finesse,beaucoup de grâce dans le jeu des yeux où se retrouvaitl’expression particulière aux femmes de l’ancienne cour etque rien ne saurait définir. Ces traits si fins, si déliéspouvaient tout aussi bien dénoter des sentiments mauvais,faire supposer l’astuce et la ruse féminines à un haut degréde perversité que révéler les délicatesses d’une belle âme.En effet, le visage de la femme a cela d’embarrassant pourles observateurs vulgaires, que la différence entre lafranchise et la duplicité, entre le génie de l’intrigue et legénie du cœur, y est imperceptible. L’homme doué d’unevue pénétrante devine ces nuances insaisissables queproduisent une ligne plus ou moins courbe, une fossetteplus au moins creuse, une saillie plus ou moins bombée ouproéminente. L’appréciation de ces diagnostics est toutentière dans le domaine de l’intuition, qui peut seule fairedécouvrir ce que chacun est intéressé à cacher. Il en étaitdu visage de cette vieille dame comme de l’appartementqu’elle habitait : il semblait aussi difficile de savoir si cettemisère couvrait des vices ou une haute probité, que dereconnaître si la mère d’Adélaïde était une ancienne

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coquette habituée à tout peser, à tout calculer, à toutvendre, ou une femme aimante, pleine de noblesse etd’aimables qualités. Mais à l’âge de Schinner, le premiermouvement du cœur est de croire au bien. Aussi, encontemplant le front noble et presque dédaigneuxd’Adélaïde, en regardant ses yeux pleins d’âme et depensées, respira-t-il, pour ainsi dire, les suaves etmodestes parfums de la vertu. Au milieu de laconversation, il saisit l’occasion de parler des portraits engénéral, pour avoir le droit d’examiner l’effroyable pasteldont toutes les teintes avaient pâli, et dont la poussièreétait en grande partie tombée.

— Vous tenez sans doute à cette peinture en faveur dela ressemblance, mesdames, car le dessin en esthorrible ? dit-il en regardant Adélaïde.

— Elle a été faite à Calcutta, en grande hâte, répondit lamère d’une voix émue.

Elle contempla l’esquisse informe avec cet abandonprofond que donnent les souvenirs de bonheur quand ils seréveillent et tombent sur le cœur, comme une bienfaisanterosée aux fraîches impressions de laquelle on aime às’abandonner ; mais il y eut aussi dans l’expression duvisage de la vieille dame les vestiges d’un deuil éternel. Lepeintre voulut du moins interpréter ainsi l’attitude et laphysionomie de sa voisine, près de laquelle il vint alorss’asseoir.

— Madame, dit-il, encore un peu de temps, et lescouleurs de ce pastel auront disparu. Le portrait n’existeraplus que dans votre mémoire. Là où vous verrez une figure

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qui vous est chère, les autres ne pourront plus rienapercevoir. Voulez-vous me permettre de transporter cetteressemblance sur la toile ? elle y sera plus solidement fixéequ’elle ne l’est sur ce papier. Accordez-moi, en faveur denotre voisinage, le plaisir de vous rendre ce service. Il serencontre des heures pendant lesquelles un artiste aime àse délasser de ses grandes compositions par des travauxd’une portée moins élevée, ce sera donc pour moi unedistraction que de refaire cette tête.

La vieille dame tressaillit en entendant ces paroles, etAdélaïde jeta sur le peintre un de ces regards recueillis quisemblent être un jet de l’âme. Hippolyte voulait appartenir àses deux voisines par quelque lien, et conquérir le droit dese mêler à leur vie. Son offre, en s’adressant aux plus vivesaffections du cœur, était la seule qu’il lui fût possible defaire : elle contentait sa fierté d’artiste, et n’avait rien deblessant pour les deux dames. Madame Leseigneuraccepta sans empressement ni regret, mais avec cetteconscience des grandes âmes qui savent l’étendue desliens que nouent de semblables obligations et qui en fontun magnifique éloge, une preuve d’estime.

— Il me semble, dit le peintre, que cet uniforme est celuid’un officier de marine ?

— Oui, dit-elle, c’est celui des capitaines de vaisseau.Monsieur de Rouville, mon mari, est mort à Batavia dessuites d’une blessure reçue dans un combat contre unvaisseau anglais qui le rencontra sur les côtes d’Asie. Ilmontait une frégate de cinquante-six canons, et leRevenge était un vaisseau de quatre-vingt-seize. La lutte

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fut très-inégale ; mais il se défendit si courageusement qu’illa maintint jusqu’à la nuit et put échapper. Quand je revinsen France, Bonaparte n’avait pas encore le pouvoir, et l’onme refusa une pension. Lorsque, dernièrement, je lasollicitai de nouveau, le ministre me dit avec dureté que sibaron de Rouville eût émigré, je l’aurais conservé ; qu’ilserait sans doute aujourd’hui contre-amiral ; enfin, sonexcellence finit par m’opposer je ne sais quelle loi sur lesdéchéances. Je n’ai fait cette démarche à laquelle desamis m’avaient poussée, que pour ma pauvre Adélaïde.J’ai toujours eu de la répugnance à tendre la main au nomd’une douleur qui ôte à une femme sa voix et ses forces. Jen’aime pas cette évaluation pécuniaire d’un sangirréparablement versé...

— Ma mère, ce sujet de conversation vous fait toujoursmal.

Sur ce mot d’Adélaïde, la baronne Leseigneur deRouville inclina la tête et garda le silence.

— Monsieur, dit la jeune fille à Hippolyte, je croyais queles travaux des peintres étaient en général peu bruyants ?

À cette question, Schinner se prit à rougir en sesouvenant du tapage qu’il avait fait. Adélaïde n’acheva paset lui sauva quelque mensonge en se levant tout à coup aubruit d’une voiture qui s’arrêtait à la porte, elle alla dans sachambre d’où elle revint aussitôt en tenant deux flambeauxdorés garnis de bougies entamées qu’elle allumapromptement ; et, sans attendre le tintement de la sonnette,elle ouvrit la porte de la première pièce où elle laissa lalampe. Le bruit d’un baiser reçu et donné retentit jusque

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dans le cœur d’Hippolyte. L’impatience que le jeunehomme eut de voir celui qui traitait si familièrementAdélaïde ne fut pas promptement satisfaite. Les arrivantseurent avec la jeune fille une conversation à voix basse qu’iltrouva bien longue. Enfin, mademoiselle de Rouville reparutsuivie de deux hommes dont le costume, la physionomie etl’aspect étaient toute une histoire. Âgé d’environ soixanteans, le premier portait un de ces habits inventés, je crois,pour Louis XVIII alors régnant, et dans lesquels le problèmevestimental le plus difficile avait été résolu par un tailleurqui devrait être immortel. Cet artiste connaissait, à coupsûr, l’art des transitions qui fut tout le génie de ce temps sipolitiquement mobile. N’est-ce pas un bien rare mérite quede savoir juger son époque ? Cet habit, que les jeunesgens d’aujourd’hui peuvent prendre pour une fable, n’étaitni civil ni militaire et pouvait passer tour à tour pour militaireet pour civil. Des fleurs de lis brodées ornaient lesretroussis des deux pans de derrière. Les boutons dorésétaient également fleurdelisés. Sur les épaules, deuxattentes vides demandaient des épaulettes inutiles. Cesdeux symptômes de milice étaient là comme une pétitionsans apostille. Chez le vieillard, la boutonnière de cet habiten drap bleu de roi était fleurie de plusieurs rubans. Il tenaitsans doute toujours à la main son tricorne garni d’uneganse d’or, car les ailes neigeuses de ses cheveuxpoudrés n’offraient pas trace de la pression du chapeau. Ilsemblait ne pas avoir plus de cinquante ans, et paraissaitjouir d’une santé robuste. Tout en accusant le caractèreloyal et franc des vieux émigrés, sa physionomie dénotait

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aussi les mœurs libertines et faciles, les passions gaies etl’insouciance de ces mousquetaires, jadis si célèbres dansles fastes de la galanterie. Ses gestes, son allure, sesmanières annonçaient qu’il ne voulait se corriger ni de sonroyalisme, ni de sa religion, ni de ses amours.

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Une figure vraiment fantastique suivait ce prétentieuxvoltigeur de Louis XIV (tel fut le sobriquet donné par lesbonapartistes à ces nobles restes de la monarchie) ; maispour la bien peindre il faudrait en faire l’objet principal dutableau où elle n’est qu’un accessoire. Figurez-vous unpersonnage sec et maigre, vêtu comme l’était le premier,mais n’en étant pour ainsi dire que le reflet, ou l’ombre, sivous voulez ? L’habit, neuf chez l’un, se trouvait vieux etflétri chez l’autre. La poudre des cheveux semblait moinsblanche chez le second, l’or des fleurs de lis moinséclatant, les attentes de l’épaulette plus désespérées etplus recroquevillées, l’intelligence plus faible, la vie plusavancée vers le terme fatal que chez le premier. Enfin, ilréalisait ce mot de Rivarol sur Champcenetz : « C’est monclair de lune. » Il n’était que le double de l’autre, le doublepâle et pauvre, car il se trouvait entre eux toute la différencequi existe entre la première et la dernière épreuve d’unelithographie. Ce vieillard muet fut un mystère pour lepeintre, et resta constamment un mystère. Le chevalier, ilétait chevalier, ne parla pas, et personne ne lui parla. Était-ce un ami, un parent pauvre, un homme qui restait près duvieux galant comme une demoiselle de compagnie prèsd’une vieille femme ? Tenait-il le milieu entre le chien, leperroquet et l’ami ? Avait-il sauvé la fortune ou seulementla vie de son bienfaiteur ? Était-ce le Trim d’un autrecapitaine Tobie ? Ailleurs, comme chez la baronne deRouville, il excitait toujours la curiosité sans jamais lasatisfaire. Qui pouvait sous la Restauration, se rappelerl’attachement qui liait avant la Révolution ce chevalier à la

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l’attachement qui liait avant la Révolution ce chevalier à lafemme de son ami, morte depuis vingt ans ?

Le personnage qui paraissait être le plus neuf de cesdeux débris s’avança galamment vers la baronne deRouville, lui baisa la main, et s’assit auprès d’elle. L’autresalua et se mit près de son type, à une distancereprésentée par deux chaises. Adélaïde vint appuyer sescoudes sur le dossier du fauteuil occupé par le vieuxgentilhomme en imitant, sans le savoir, la pose que Guérina donnée à la sœur de Didon dans son célèbre tableau.Quoique la familiarité du gentilhomme fût celle d’un pèrepour le moment ses libertés parurent déplaire à la jeunefille.

— Eh bien ! tu me boudes ? dit-il en jetant sur Schinnerde ces regards obliques pleins de finesse et de ruse,regards diplomatiques dont l’expression trahissait laprudente inquiétude, la curiosité polie des gens bienélevés qui semblent demander en voyant un inconnu :— Est-il des nôtres ?

— Vous voyez notre voisin, lui dit la vieille dame en luimontrant Hippolyte. Monsieur est un peintre célèbre dont lenom doit être connu de vous malgré votre insouciance pourles arts.

Le gentilhomme reconnut la malice de sa vieille amiedans l’omission qu’elle faisait du nom, et salua le jeunehomme.

— Certes, dit-il, j’ai beaucoup entendu parler de sestableaux au dernier Salon. Le talent a de beaux priviléges,monsieur, ajouta-t-il en regardant le ruban rouge del’artiste. Cette distinction qu’il nous faut acquérir au prix de

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l’artiste. Cette distinction qu’il nous faut acquérir au prix denotre sang et de longs services, vous l’obtenez jeunes ;mais toutes les gloires sont frères, ajouta-t-il en portant lesmains à sa croix de Saint-Louis.

Hippolyte balbutia quelques paroles de remercîment, etrentra dans son silence, se contentant d’admirer avec unenthousiasme croissant la belle tête de jeune fille parlaquelle il était charmé. Bientôt il s’oublia dans cettecontemplation, sans plus songer à la misère profonde dulogis. Pour lui, le visage d’Adélaïde se détachait sur uneatmosphère lumineuse. Il répondit brièvement auxquestions qui lui furent adressées et qu’il entenditheureusement, grâce à une singulière faculté de notre âmedont la pensée peut en quelque sorte se dédoubler parfois.À qui n’est-il pas arrivé de rester plongé dans uneméditation voluptueuse ou triste, d’en écouter la voix ensoi-même, et d’assister à une conversation ou à unelecture ? Admirable dualisme qui souvent aide à prendreles ennuyeux en patience ! Féconde et riante, l’espérancelui versa mille pensées de bonheur, et il ne voulut plus rienobserver autour de lui. Enfant plein de confiance, il lui paruthonteux d’analyser un plaisir. Après un certain laps detemps, il s’aperçut que la vieille dame et sa fille jouaientavec le vieux gentilhomme. Quant au satellite de celui-ci,fidèle à son état d’ombre, il se tenait debout derrière sonami dont le jeu le préoccupait, répondant aux muettesquestions que lui faisait le joueur par de petites grimacesapprobatives qui répétaient les mouvements interrogateursde l’autre physionomie.

— Du Halga, je perds toujours, disait le gentilhomme.

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— Du Halga, je perds toujours, disait le gentilhomme.— Vous écartez mal, répondait la baronne de Rouville.— Voilà trois mois que je n’ai pas pu vous gagner une

seule partie, reprit-il.— Monsieur le comte a-t-il les as ? demanda la vieille

dame.— Oui. Encore un marqué, dit-il.— Voulez-vous que je vous conseille ? disait Adélaïde.— Non, non, reste devant moi. Ventre-de-biche ! ce

serait trop perdre que de ne pas t’avoir en face.Enfin la partie finit. Le gentilhomme tira sa bourse, et

jetant deux louis sur le tapis, non sans humeur :— Quarante francs, juste comme de l’or, dit-il. Et diantre ! ilest onze heures.

— Il est onze heures, répéta le personnage muet enregardant le peintre.

Le jeune homme, entendant cette parole un peu plusdistinctement que toutes les autres, pensa qu’il était tempsde se retirer. Rentrant alors dans le monde des idéesvulgaires, il trouva quelques lieux communs pour prendre laparole, salua la baronne, sa fille, les deux inconnus, et sortiten proie aux premières félicités de l’amour vrai, sanschercher à s’analyser les petits événements de cettesoirée.

Le lendemain, le jeune peintre éprouva le désir le plusviolent de revoir Adélaïde. S’il avait écouté sa passion, ilserait entré chez ses voisines dès six heures du matin, enarrivant à son atelier. Il eut cependant encore assez deraison pour attendre jusqu’à l’après-midi. Mais, aussitôtqu’il crut pouvoir se présenter chez madame de Rouville, il

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descendit, sonna, non sans quelques larges battements decœur ; et, rougissant comme une jeune fille, il demandatimidement le portrait du baron de Rouville à mademoiselleLeseigneur qui était venue lui ouvrir.

— Mais entrez, lui dit Adélaïde qui l’avait sans douteentendu descendre de son atelier.

Le peintre la suivit, honteux, décontenancé, ne sachantrien dire, tant le bonheur le rendait stupide. Voir Adélaïde,écouter le frissonnement de sa robe, après avoir désirépendant toute une matinée d’être près d’elle, après s’êtrelevé cent fois en disant : — Je descends ! et n’être pasdescendu ; c’était, pour lui, vivre si richement que de tellessensations trop prolongées lui auraient usé l’âme. Le cœura la singulière puissance de donner un prix extraordinaire àdes riens. Quelle joie n’est-ce pas pour un voyageur derecueillir un brin d’herbe, une feuille inconnue, s’il a risquésa vie dans cette recherche. Les riens de l’amour sontainsi, la vieille dame n’était pas dans le salon. Quand lajeune fille s’y trouva seule avec le peintre, elle apporta unechaise pour avoir le portrait ; mais, en s’apercevant qu’ellene pouvait pas le décrocher sans mettre le pied sur lacommode, elle se tourna vers Hippolyte et lui dit enrougissant : — Je ne suis pas assez grande. Voulez-vousle prendre ?

Un sentiment de pudeur, dont témoignaient l’expressionde sa physionomie et l’accent de sa voix, était le véritablemotif de sa demande ; et le jeune homme, la comprenantainsi, lui jeta un de ces regards intelligents qui sont le plusdoux langage de l’amour. Adélaïde, voyant que le peintre

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l’avait devinée, baissa les yeux par un mouvement de fiertédont le secret appartient aux vierges. Ne trouvant pas unmot à dire, et presque intimidé, le peintre prit alors letableau, l’examina gravement en le mettant au jour près dela fenêtre, et s’en alla sans dire autre chose àmademoiselle Leseigneur que : « Je vous le rendraibientôt. » Tous deux avaient, pendant ce rapide instant,ressenti une de ces commotions vives dont les effets dansl’âme peuvent se comparer à ceux que produit une pierrejetée au fond d’un lac. Les réflexions les plus doucesnaissent et se succèdent, indéfinissables, multipliées, sansbut, agitant le cœur comme les rides circulaires qui plissentlong-temps l’onde en partant du point où la pierre esttombée. Hippolyte revint dans son atelier armé de ceportrait. Déjà son chevalet avait été garni d’une toile, unepalette chargée de couleurs ; les pinceaux étaient nettoyés,la place et le jour choisis. Aussi, jusqu’à l’heure du dîner,travailla-t-il au portrait avec cette ardeur que les artistesmettent à leurs caprices. Il revint le soir même chez labaronne de Rouville, et y resta depuis neuf heures jusqu’àonze. Hormis les différents sujets de conversation, cettesoirée ressembla fort exactement à la précédente. Lesdeux vieillards arrivèrent à la même heure, la même partiede piquet eut lieu, les mêmes phrases furent dites par lesjoueurs, la somme perdue par l’ami d’Adélaïde fut aussiconsidérable que celle perdue la veille ; seulementHippolyte, un peu plus hardi, osa causer avec la jeune fille.

Huit jours se passèrent ainsi, pendant lesquels lessentiments du peintre et ceux d’Adélaïde subirent ces

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délicieuses et lentes transformations qui amènent les âmesà une parfaite entente. Aussi, de jour en jour, le regard parlequel Adélaïde accueillait son ami était-il devenu plusintime, plus confiant, plus gai, plus franc ; sa voix, sesmanières eurent quelque chose de plus onctueux, de plusfamilier. Tous deux riaient, causaient, se communiquaientleurs pensées, parlaient d’eux-mêmes avec la naïveté dedeux enfants qui, dans l’espace d’une journée, ont faitconnaissance, comme s’ils s’étaient vus depuis trois ans.Schinner jouait au piquet. Ignorant et novice, il faisaitnaturellement école sur école ; et, comme le vieillard, ilperdait presque toutes les parties. Sans s’être encoreconfié leur amour, les deux amants savaient qu’ilss’appartenaient l’un à l’autre. Hippolyte avait exercé sonpouvoir avec bonheur sur sa timide amie. Bien desconcessions lui avaient été faites par Adélaïde qui,craintive et dévouée, était la dupe de ces faussesbouderies que l’amant le moins habile ou la jeune fille laplus naïve inventent et dont ils se servent sans cesse,comme les enfants gâtés abusent de la puissance que leurdonne l’amour de leur mère. Toute familiarité avait cesséentre le vieux comte et Adélaïde. La jeune fille avaitnaturellement compris les tristesses du peintre et lespensées cachées dans les plis de son front, dans l’accentbrusque du peu de mots qu’il prononçait lorsque le vieillardbaisait sans façon les mains ou le cou d’Adélaïde. De soncôté, mademoiselle Leseigneur demandait à son amant uncompte sévère de ses moindres actions. Elle était simalheureuse, si inquiète quand Hippolyte ne venait pas ;

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elle savait si bien le gronder de ses absences que lepeintre cessa de voir ses amis et d’aller dans le monde.Adélaïde laissa percer la jalousie naturelle aux femmes enapprenant que parfois, en sortant de chez madame deRouville, à onze heures, le peintre faisait encore des visiteset parcourait les salons les plus brillants de Paris. D’abordelle prétendit que ce genre de vie était mauvais pour lasanté ; puis elle trouva moyen de lui dire, avec cetteconviction profonde à laquelle l’accent, le geste et le regardd’une personne aimée donnent tant de pouvoir : « qu’unhomme obligé de prodiguer à plusieurs femmes à la foisson temps et les grâces de son esprit ne pouvait pas êtrel’objet d’une affection bien vive. » Le peintre fut doncamené, autant par le despotisme de la passion que par lesexigences d’une jeune fille aimante, à ne vivre que dans cepetit appartement où tout lui plaisait. Enfin, jamais amourne fut ni plus pur ni plus ardent. De part et d’autre, la mêmefoi, la même délicatesse firent croître cette passion sans lesecours de ces sacrifices par lesquels beaucoup de genscherchent à se prouver leur amour. Entre eux il existait unéchange continuel de sensations douces, et ils ne savaientqui donnait et qui recevait le plus. Un penchant involontairerendait l’union de leurs âmes toujours plus étroite. Leprogrès de ce sentiment vrai fut si rapide que deux moisaprès l’accident auquel le peintre avait dû le bonheur deconnaître Adélaïde, leur vie était devenue une même vie.Dès le matin, la jeune fille, entendant le pas de son amant,pouvait se dire : — Il est là ! Quand Hippolyte retournaitchez sa mère à l’heure du dîner, il ne manquait jamais de

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venir saluer ses voisines ; et le soir il accourait, à l’heureaccoutumée, avec une ponctualité d’amoureux. Ainsi, lafemme la plus tyrannique et la plus ambitieuse en amourn’aurait pu faire le plus léger reproche au jeune peintre.Aussi Adélaïde savourait-elle un bonheur sans mélange etsans bornes en voyant se réaliser dans toute son étenduel’idéal qu’il est si naturel de rêver à son âge. Le vieuxgentilhomme venait moins souvent, le jaloux Hippolytel’avait remplacé le soir, au tapis vert, dans son malheurconstant au jeu. Cependant, au milieu de son bonheur, ensongeant à la désastreuse situation de madame deRouville, car il avait acquis plus d’une preuve de sadétresse, il ne pouvait chasser une pensée importune.Déjà plusieurs fois il s’était dit en rentrant chez lui :— Comment ! vingt francs tous les soirs ? Et il n’osaits’avouer à lui-même d’odieux soupçons. Il employa deuxmois à faire le portrait, et quand il fut fini, verni, encadré, ille regarda comme un de ses meilleurs ouvrages. Madamela baronne de Rouville ne lui en avait plus parlé. Était-ceinsouciance ou fierté ? Le peintre ne voulut pas s’expliquerce silence.

Il complota joyeusement avec Adélaïde de mettre leportrait en place pendant une absence de madame deRouville. Un jour donc, durant la promenade que sa mèrefaisait ordinairement aux Tuileries, Adélaïde monta seule,pour la première fois, à l’atelier d’Hippolyte, sous prétextede voir le portrait dans le jour favorable sous lequel il avaitété peint. Elle demeura muette et immobile, en proie à unecontemplation délicieuse où se fondaient en un seul tous

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les sentiments de la femme. Ne se résument-ils pas tousdans une juste admiration pour l’homme aimé ? Lorsque lepeintre, inquiet de ce silence, se pencha pour voir la jeunefille, elle lui tendit la main, sans pouvoir dire un mot ; maisdeux larmes étaient tombées de ses yeux. Hippolyte pritcette main, la couvrit de baisers, et, pendant un moment, ilsse regardèrent en silence, voulant tous deux s’avouer leuramour, et ne l’osant pas. Le peintre, ayant gardé la maind’Adélaïde dans les siennes, une même chaleur et unmême mouvement leur apprirent que leurs cœurs battaientaussi fort l’un que l’autre. Trop émue, la jeune fille s’éloignadoucement d’Hippolyte, et dit, en lui jetant un regard pleinde naïveté : — Vous allez rendre ma mère bien heureuse !

— Quoi ! votre mère seulement ? demanda-t-il.— Oh ! moi, je le suis trop.Le peintre baissa la tête et resta silencieux, effrayé de la

violence des sentiments que l’accent de cette phraseréveilla dans son cœur. Comprenant alors tous deux ledanger de cette situation, ils descendirent et mirent leportrait à sa place. Hippolyte dîna pour la première foisavec la baronne et sa fille. Il fut fêté, complimenté parmadame de Rouville avec une bonhomie rare. Dans sonattendrissement et tout en pleurs, la vieille dame voulutl’embrasser. Le soir, le vieil émigré, ancien camarade dubaron de Rouville, avec lequel il avait vécu fraternellement,fit à ses deux amies une visite pour leur apprendre qu’ilvenait d’être nommé vice-amiral. Ses navigationsterrestres à travers l’Allemagne et la Russie lui avaient étécomptées comme des campagnes navales. À l’aspect du

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portrait, il [] serra cordialement la main du peintre, ets’écria : — Ma foi ! quoique ma vieille carcasse ne vaillepas la peine d’être conservée, je donnerais bien cinq centspistoles pour me voir aussi ressemblant que l’est monvieux Rouville.

À cette proposition, la baronne regarda son ami, etsourit en laissant éclater sur son visage les marques d’unesoudaine reconnaissance. Hippolyte crut deviner que levieil amiral voulait lui offrir le prix des deux portraits enpayant le sien. Sa fierté d’artiste, tout autant que sajalousie peut-être, s’offensa de cette pensée, et il répondit :— Monsieur, si je peignais le portrait, je n’aurais pas faitcelui-ci.

L’amiral se mordit les lèvres et se mit à jouer. Le peintreresta près d’Adélaïde qui lui proposa de faire une partie, ilaccepta. Tout en jouant, il observa chez madame deRouville une ardeur pour le jeu qui le surprit. Jamais cettevieille baronne n’avait encore manifesté un désir si ardentpour le gain, ni un plaisir si vif en palpant les pièces d’or dugentilhomme. Pendant la soirée, de mauvais soupçonsvinrent troubler le bonheur d’Hippolyte, et lui donnèrent dela défiance. Madame de Rouville vivrait-elle donc du jeu ?Ne jouait-elle pas en ce moment pour acquitter quelquedette, ou poussée par quelque nécessité ? Peut-êtren’avait-elle pas payé son loyer. Ce vieillard paraissait êtreassez fin pour ne pas se laisser impunément prendre sonargent. Quel pouvait donc être l’intérêt qui l’attirait danscette maison pauvre, lui riche ? Pourquoi jadis était-il sifamilier près d’Adélaïde, et pourquoi soudain avait-il

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renoncé à des privautés acquises et dues peut-être ? Cesréflexions lui vinrent involontairement, et l’excitèrent àexaminer avec une nouvelle attention le vieillard et labaronne. Il fut mécontent de leurs airs d’intelligence et desregards obliques qu’ils jetaient sur Adélaïde et sur lui. « Metromperait-on ? » fut pour Hippolyte une dernière idée,horrible, flétrissante, et à laquelle il crut précisément assezpour en être torturé. Il voulut rester après le départ des deuxvieillards pour confirmer ses soupçons ou pour lesdissiper. Il avait tiré sa bourse afin de payer Adélaïde ;mais, emporté par ses pensées poignantes, il mit sabourse sur la table, tomba dans une rêverie qui dura peu ;puis, honteux de son silence, il se leva, répondit à uneinterrogation banale que lui faisait madame de Rouville, etvint près d’elle pour, tout en causant, mieux scruter ce vieuxvisage. Il sortit en proie à mille incertitudes. À peine avait-ildescendu quelques marches, il se souvint d’avoir oubliéson argent sur la table, et rentra.

— Je vous ai laissé ma bourse, dit-il à la jeune fille.— Non, répondit-elle en rougissant.— Je la croyais là, reprit-il en montrant la table de jeu ;

mais, tout honteux pour Adélaïde et pour la baronne de nepas l’y voir, il les regarda d’un air hébété qui les fit rire, pâlitet reprit en tâtant son gilet : « Je me suis trompé, je l’aisans doute. » Il salua, et sortit. Dans l’un des côtés de cettebourse, il y avait quinze louis, et, de l’autre, quelque menuemonnaie. Le vol était si flagrant, si effrontément nié,qu’Hippolyte ne pouvait plus conserver de doute sur lamoralité de ses voisines. Il s’arrêta dans l’escalier, le

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descendit avec peine : ses jambes tremblaient, il avait desvertiges, il suait, il grelottait, et se trouvait hors d’état demarcher aux prises avec l’atroce commotion causée par lerenversement de toutes ses espérances. Dès ce moment,il retrouva dans sa mémoire une foule d’observations,légères en apparence, mais qui corroboraient les affreuxsoupçons auxquels il avait été en proie, et qui, en luiprouvant la réalité du dernier fait, lui ouvraient les yeux surle caractère et la vie de ces deux femmes. Avaient-ellesdonc attendu que le portrait fût donné, pour voler cettebourse ? Combiné, le vol était encore plus odieux. Lepeintre se souvint, pour son malheur, que, depuis deux outrois soirées, Adélaïde, en paraissant examiner avec unecuriosité de jeune fille le travail particulier du réseau desoie usé, vérifiait probablement l’argent contenu dans labourse en faisant des plaisanteries innocentes enapparence, mais qui sans doute avaient pour but d’épier lemoment où la somme serait assez forte pour être dérobée.— Le vieil amiral a peut-être d’excellentes raisons pour nepas épouser Adélaïde, et alors la baronne aura tâché deme... À cette supposition, il s’arrêta, n’achevant pas mêmesa pensée qui fut détruite par une réflexion bien juste :— Si la baronne, pensa-t-il, espère me marier avec sa fille,elles ne m’auraient pas volé. Puis il essaya, pour ne pointrenoncer à ses illusions, à son amour déjà si fortementenraciné, de chercher quelque justification dans le hasard.— Ma bourse sera tombée à terre, se dit-il, elle sera restéesur mon fauteuil. Je l’ai peut-être, je suis si distrait ! Il sefouilla par des mouvements rapides et ne retrouva pas la

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maudite bourse. Sa mémoire cruelle lui retraçait parinstants la fatale vérité. Il voyait distinctement sa bourseétalée sur le tapis ; mais ne doutant plus du vol, il excusaitalors Adélaïde en se disant que l’on ne devait pas juger sipromptement les malheureux. Il y avait sans doute un secretdans cette action en apparence si dégradante. Il ne voulaitpas que cette fière et noble figure fût un mensonge.Cependant cet appartement si misérable lui apparut dénuédes poésies de l’amour qui embellit tout : il le vit sale etflétri, le considéra comme la représentation d’une vieintérieure sans noblesse, inoccupée, vicieuse. Nossentiments ne sont-ils pas, pour ainsi dire, écrits sur leschoses qui nous entourent ? Le lendemain matin, il se levasans avoir dormi. La douleur du cœur, cette grave maladiemorale, avait fait en lui d’énormes progrès. Perdre unbonheur rêvé, renoncer à tout un avenir, est une souffranceplus aiguë que celle causée par la ruine d’une félicitéressentie, quelque complète qu’elle ait été : l’espérancen’est-elle pas meilleure que le souvenir ? Les méditationsdans lesquelles tombe tout à coup notre âme sont alorscomme une mer sans rivage au sein de laquelle nouspouvons nager pendant un moment, mais où il faut quenotre amour se noie et périsse. Et c’est une affreuse mort.Les sentiments ne sont-ils pas la partie la plus brillante denotre vie ? De cette mort partielle viennent, chez certainesorganisations délicates ou fortes, les grands ravagesproduits par les désenchantements, par les espérances etles passions trompées. Il en fut ainsi du jeune peintre. Ilsortit de grand matin, alla se promener sous les frais

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ombrages des Tuileries, absorbé par ses idées, oublianttout dans le monde. Là, par un hasard qui n’avait riend’extraordinaire, il rencontra un de ses amis les plusintimes, un camarade de collége et d’atelier, avec lequel ilavait vécu mieux qu’on ne vit avec un frère.

— Eh bien, Hippolyte, qu’as-tu donc ? lui dit FrançoisSouchet jeune sculpteur qui venait de remporter le grandprix et devait bientôt partir pour l’Italie.

— Je suis très-malheureux, répondit gravementHippolyte.

— Il n’y a qu’une affaire de cœur qui puisse te chagriner.Argent, gloire, considération, rien ne te manque.

Insensiblement, les confidences commencèrent, et lepeintre avoua son amour. Au moment où il parla de la ruede Suresne et d’une jeune personne logée à un quatrièmeétage : — Halte là ! s’écria gaiement Souchet. C’est unepetite fille que je viens voir tous les matins à l’Assomption,et à laquelle je fais la cour. Mais, mon cher, nous laconnaissons tous. Sa mère est une baronne ! Est-ce que tucrois aux baronnes logées au quatrième ? Brrr. Ah ! bien,tu es un homme de l’âge d’or. Nous voyons ici, dans cetteallée, la vieille mère tous les jours ; mais elle a une figure,une tournure qui disent tout. Comment ! tu n’as pas devinéce qu’elle est à la manière dont elle tient son sac ?

Les deux amis se promenèrent long-temps, et plusieursjeunes gens qui connaissaient Souchet ou Schinner sejoignirent à eux. L’aventure du peintre, jugée comme depeu d’importance, leur fut racontée par le sculpteur.

— Et lui aussi, disait-il, a vu cette petite !

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Ce fut des observations, des rires, des moqueries, faitesinnocemment et avec toute la gaieté des artistes ; maisdesquelles Hippolyte souffrit horriblement. Une certainepudeur d’âme le mettait mal à l’aise en voyant le secret deson cœur traité si légèrement, sa passion déchirée, miseen lambeaux, une jeune fille inconnue et dont la vieparaissait si modeste, sujette à des jugements vrais oufaux, portés avec tant d’insouciance. Il affecta d’être mu parun esprit de contradiction, il demanda sérieusement àchacun les preuves de ses assertions, et les plaisanteriesrecommencèrent.

— Mais, mon cher ami, as-tu vu le châle de la baronne ?disait Souchet.

— As-tu suivi la petite quand elle trotte le matin àl’Assomption ? disait Joseph Bridau, jeune rapin del’atelier de Gros.

— Ah ! la mère a, entre autres vertus, une certaine robegrise que je regarde comme un type, dit Bixiou, le faiseurde caricatures.

— Écoute, Hippolyte, reprit le sculpteur, viens ici versquatre heures, et analyse un peu la marche de la mère etde la fille. Si, après, tu as des doutes ! hé bien, l’on ne ferajamais rien de toi : tu seras capable d’épouser la fille de taportière.

En proie aux sentiments les plus contraires, le peintrequitta ses amis. Adélaïde et sa mère lui semblaient devoirêtre au-dessus de ces accusations, et il éprouvait, au fondde son cœur, le remords d’avoir soupçonné la pureté decette jeune fille, si belle et si simple. Il vint à son atelier,

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passa devant la porte de l’appartement où était Adélaïde,et sentit en lui-même une douleur de cœur à laquelle nulhomme ne se trompe. Il aimait mademoiselle de Rouville sipassionnément que, malgré le vol de la bourse, il l’adoraitencore. Son amour était celui du chevalier des Grieuxadmirant et purifiant sa maîtresse jusque sur la charrettequi mène en prison les femmes perdues. — Pourquoi monamour ne la rendrait-il pas la plus pure de toutes lesfemmes ? Pourquoi l’abandonner au mal et au vice, sanslui tendre une main amie ? Cette mission lui plut. L’amourfait son profit de tout. Rien ne séduit plus un jeune hommeque de jouer le rôle d’un bon génie auprès d’une femme. Ily a je ne sais quoi de romanesque dans cette entreprise,qui sied aux âmes exaltées. N’est-ce pas le dévouement leplus étendu sous la forme la plus élevée, la plusgracieuse ? N’y a-t-il pas quelque grandeur à savoir quel’on aime assez pour aimer encore là où l’amour des autress’éteint et meurt ? Hippolyte s’assit dans son atelier,contempla son tableau sans y rien faire, n’en voyant lesfigures qu’à travers quelques larmes qui lui roulaient dansles yeux, tenant toujours sa brosse à la main, s’avançantvers la toile comme pour adoucir une teinte, et n’y touchantpas. La nuit le surprit dans cette attitude. Réveillé de sarêverie par l’obscurité, il descendit, rencontra le vieil amiraldans l’escalier, lui jeta un regard sombre en le saluant, ets’enfuit. Il avait eu l’intention d’entrer chez ses voisines,mais l’aspect du protecteur d’Adélaïde lui glaça le cœur etfit évanouir sa résolution. Il se demanda pour la centièmefois quel intérêt pouvait amener ce vieil homme à bonnes

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fortunes, riche de quatre-vingt mille livres de rentes, dansce quatrième étage où il perdait environ quarante francstous les soirs ; et cet intérêt, il crut le deviner. Le lendemainet les jours suivants, Hippolyte se jeta dans le travail pourtâcher de combattre sa passion par l’entraînement desidées et par la fougue de la conception. Il réussit à demi.L’étude le consola sans parvenir cependant à étouffer lessouvenirs de tant d’heures caressantes passées auprèsd’Adélaïde. Un soir, en quittant son atelier, il trouva la portede l’appartement des deux dames entr’ouverte. Unepersonne y était debout, dans l’embrasure de la fenêtre. Ladisposition de la porte et de l’escalier ne permettait pas aupeintre de passer sans voir Adélaïde, il la salua froidementen lui lançant un regard plein d’indifférence, mais, jugeantdes souffrances de cette jeune fille par les siennes, il eut untressaillement intérieur en songeant à l’amertume que ceregard et cette froideur devaient jeter dans un cœur aimant.Couronner les plus douces fêtes qui aient jamais réjouideux âmes pures par un dédain de huit jours, et par lemépris le plus profond, le plus entier ?... affreuxdénouement ! Peut-être la bourse était-elle retrouvée, etpeut-être chaque soir Adélaïde avait-elle attendu son ami ?Cette pensée si simple, si naturelle fit éprouver denouveaux remords à l’amant, il se demanda si les preuvesd’attachement que la jeune fille lui avait données, si lesravissantes causeries empreintes d’un amour qui l’avaitcharmé, ne méritaient pas au moins une enquête, nevalaient pas une justification. Honteux d’avoir résistépendant une semaine aux vœux de son cœur, et se

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trouvant presque criminel de ce combat, il vint le soir mêmechez madame de Rouville. Tous ses soupçons, toutes sespensées mauvaises s’évanouirent à l’aspect de la jeunefille pâle et maigrie.

— Eh, bon Dieu ! qu’avez-vous donc ? lui dit-il aprèsavoir salué la baronne.

Adélaïde ne lui répondit rien, mais elle lui jeta un regardplein de mélancolie, un regard triste, découragé qui lui fitmal.

— Vous avez sans doute beaucoup travaillé, dit la vieilledame, vous êtes changé. Nous sommes la cause de votreréclusion. Ce portrait aura retardé quelques tableauximportants pour votre réputation.

Hippolyte fut heureux de trouver une si bonne excuse àson impolitesse.

— Oui, dit-il, j’ai été fort occupé, mais j’ai souffert...À ces mots, Adélaïde leva la tête, regarda son amant, et

ses yeux inquiets ne lui reprochèrent plus rien.— Vous nous avez donc supposées bien indifférentes à

ce qui peut vous arriver d’heureux ou de malheureux ? dit lavieille dame.

— J’ai eu tort, reprit-il. Cependant il est de ces peinesque l’on ne saurait confier à qui que ce soit, même à unsentiment moins jeune que ne l’est celui dont vousm’honorez...

— La sincérité, la force de l’amitié ne doivent pas semesurer d’après le temps. J’ai vu de vieux amis ne pas sedonner une larme dans le malheur, dit la baronne enhochant la tête.

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— Mais qu’avez-vous donc, demanda le jeune homme àAdélaïde.

— Oh ! rien, répondit la baronne. Adélaïde a passéquelques nuits pour achever un ouvrage de femme, et n’apas voulu m’écouter lorsque je lui disais qu’un jour de plusou de moins importait peu...

Hippolyte n’écoutait pas. En voyant ces deux figures sinobles, si calmes, il rougissait de ses soupçons, etattribuait la perte de sa bourse à quelque hasard inconnu.Cette soirée fut délicieuse pour lui, et peut-être aussi pourelle. Il y a de ces secrets que les âmes jeunes entendent sibien ! Adélaïde devinait les pensées d’Hippolyte. Sansvouloir avouer ses torts, le peintre les reconnaissait, ilrevenait à sa maîtresse plus aimant, plus affectueux, enessayant ainsi d’acheter un pardon tacite. Adélaïdesavourait des joies si parfaites, si douces qu’elles ne luisemblaient pas trop payées par tout le malheur qui avait sicruellement froissé son âme. L’accord si vrai de leurscœurs, cette entente pleine de magie, fut néanmoinstroublée par un mot de la baronne de Rouville.

— Faisons-nous notre petite partie ? dit-elle, car monvieux Kergarouët me tient rigueur.

Cette phrase réveilla toutes les craintes du jeune peintre,qui rougit en regardant la mère d’Adélaïde ; mais il ne vitsur ce visage que l’expression d’une bonhomie sansfausseté : nulle arrière-pensée n’en détruisait le charme, lafinesse n’en était point perfide, la malice en semblaitdouce, et nul remords n’en altérait le calme. Il se mit alors àla table de jeu. Adélaïde voulut partager le sort du peintre,

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en prétendant qu’il ne connaissait pas le piquet, et avaitbesoin d’un partner. Madame de Rouville et sa fille sefirent, pendant la partie, des signes d’intelligence quiinquiétèrent d’autant plus Hippolyte qu’il gagnait ; mais à lafin, un dernier coup rendit les deux amants débiteurs de labaronne. En voulant chercher de la monnaie dans songousset, le peintre retira ses mains de dessus la table, etvit alors devant lui une bourse qu’Adélaïde y avait glisséesans qu’il s’en aperçût ; la pauvre enfant tenait l’ancienne,et s’occupait par contenance à y chercher de l’argent pourpayer sa mère. Tout le sang d’Hippolyte afflua si vivementà son cœur qu’il faillit perdre connaissance. La bourseneuve substituée à la sienne, et qui contenait ses quinzelouis, était brodée en perles d’or. Les coulants, les glands,tout attestait le bon goût d’Adélaïde, qui sans doute avaitépuisé son pécule aux ornements de ce charmant ouvrage.Il était impossible de dire avec plus de finesse que le dondu peintre ne pouvait être récompensé que par untémoignage de tendresse. Quand Hippolyte, accablé debonheur, tourna les yeux sur Adélaïde et sur la baronne, illes vit tremblantes de plaisir et heureuses de cette aimablesupercherie. Il se trouva petit, mesquin, niais, il aurait voulupouvoir se punir, se déchirer le cœur. Quelques larmes luivinrent aux yeux, il se leva par un mouvement irrésistible,prit Adélaïde dans ses bras, la serra contre son cœur, luiravit un baiser ; puis, avec une bonne foi d’artiste : — Jevous la demande pour femme, s’écria-t-il en regardant labaronne.

Adélaïde jetait sur le peintre des yeux à demi

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courroucés, et madame de Rouville un peu étonnéecherchait une réponse, quand cette scène fut interrompuepar le bruit de la sonnette. Le vieux vice-amiral apparutsuivi de son ombre et de madame Schinner. Après avoirdeviné la cause des chagrins que son fils essayaitvainement de lui cacher, la mère d’Hippolyte avait pris desrenseignements auprès de quelques uns de ses amis surAdélaïde. Justement alarmée des calomnies qui pesaientsur cette jeune fille à l’insu du comte de Kergarouët dont lenom lui fut dit par la portière, elle avait été les conter auvice-amiral, qui dans sa colère « voulait aller, disait-il,couper les oreilles à ces bélîtres. » Animé par soncourroux, il avait appris à madame Schinner le secret despertes volontaires qu’il faisait au jeu, puisque la fierté de labaronne ne lui laissait que cet ingénieux moyen de lasecourir.

Lorsque madame Schinner eut salué madame deRouville, celle-ci regarda le comte de Kergarouët, lechevalier du Halga, l’ancien ami de la feue comtesse deKergarouët, Hippolyte, Adélaïde, et dit avec la grâce ducœur : — Il paraît que nous sommes en famille ce soir.

Paris, mai 1832.

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ILLUSTRATIONS

Le peintre SchinnerAdélaïde

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COLOPHON

Ce volume est le quatrième de l’édition ÉFÉLÉ de laComédie Humaine. Le texte de référence est l’éditionFurne, volume 1 (1842), disponible à http://books.google.com/books?id=ZVoOAAAAQAAJ. Les erreursorthographiques et typographiques de cette édition sontindiquées entre crochets : « accomplissant[accomplisant] » Toutefois, les orthographes normales pourl’époque ou pour Balzac (« collége », « long-temps ») nesont pas corrigées, et les capitales sont systématiquementaccentuées.

Ce tirage au format EPUB a été fait le 28 novembre

2010. D’autres tirages sont disponibles à http://efele.net/ebooks.

Cette numérisation a été obtenue en réconciliant :— l’édition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes, Groupe ARTFL (Université deChicago), Maison de Balzac (Paris) : http://www.paris.fr/musees/balzac/furne/presentation.htm

— l’ancienne édition du groupe Ebooks Libres etGratuits : http://www.ebooksgratuits.org

— l’édition Furne scannée par Google Books : http://

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books.google.comMerci à ces groupes de fournir gracieusement leur

travail. Si vous trouvez des erreurs, merci de les signaler à

[email protected]. Merci à Fred, Coolmicro, Patricecet Nicolas Taffin pour les erreurs qu’ils ont signalées.