Le long périple des sangsues

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MARDI 13 JUILLET 2010 WWW.SUDOUEST.FR BRUNO BÉZIAT [email protected] E llen’estpasuneinconnue àAudenge,maissaitrester discrète. La petite bête noireyestimperceptible- ment présente, sans tou- tefois jamais montrer le moindre bout de ses ventouses. De quoi en- tretenir une forme de légende lo- cale.Parexemple,lelongdelapiste cyclableduBassin,oùunbâtiment en ruine arbore encore une vieille enseigne« sangsuesmédicinales ». Ou plus rarement au fil de conver- sations animées au café du coin : « Ilyena,dessangsues,c’estsûr.Mais jenesaispasoù. »Pierresesouvient d’avoirévoquépourlapremièrefois leur présence, il y a plus de cin- quanteans,lorsqu’ilpêchaitlesan- guilles avec son père dans les ruis- seaux qui serpentent à l’extrémité du bassin d’Arcachon. Peudegenssaventenréalitéque cette commune paisible accueille depuis plus de cent ans un vérita- ble paradis à sangsues. Même s’il a connudespériodesplusoumoins fastes, près d’un million de spéci- mens y prospèrent et prolifèrent aujour- d’hui, pour le plus grand bonheur de Brigitte Latrille, pa- tronne de la société Ricarimpex, l’un des très rares éleveurs au monde,etsansaucundouteleplus importantd’Europe.Avecsapetite équipe,elleserendrégulièrement du siège social d’Eysines, dans l’ag- glomération bordelaise, à cette étrangefermebiencachée.Aubout d’un chemin blanc qui longe des pavillonsrécents,ilfautpousserun portailbienferméentredesarbres, puis traverser un pré à l’extrémité duquelundeuxièmeportailouvre sur les marais. 100 000parbassin Une quinzaine de rectangles creu- sés artificiellement, à la fin du XIX e siècle pour les premiers, sont entourés d’herbes. Un seul voisin à l’horizon: une maison et quelques poulesentrelespins.Difficiled’ima- ginercequisedissimuledanscedé- cor champêtre. « La personne qui vitlàsertdegardien »,expliqueBri- gitteLatrilleendésignantlamaison. « Ce site n’est pas ouvert au public. Il est déconseillé de s’y rendre. Cela pourrait même être dangereux. » Dans chacun des bassins, environ 100 000 sangsues attendent tran- quillement de trouver du sang. En sepenchant,onnefaitquelesaper- cevoir entre les nénuphars. Il suffit de remuer un peu l’eau pour faire remonter des centaines de bestio- lesgrouillantesàlasurface.Onima- gine aisément les conséquences d’unbaintropprolongédansl’une decesmares.Destritonsenfontré- gulièrement la triste expérience. Il ne reste en général plus grand- chose d’eux après un court séjour dans cette eau stagnante. Maisdanscesbassins,l’activitéla plussurveilléeparRicarimpexreste sansaucundoutelareproduction. Sur ce plan, la sangsue ne chôme pas.Ilestvraiquesonétatd’herma- phrodite lui facilite la vie. Ces ma- res ont bien pour principale fonc- tionl’élevage.Ils’agitd’abordd’une activité économique, la sangsue étant vendue (cela dépend des quantités et des qualités) à travers le monde autour de 4 à 5 euros. El- les sont disposées dans les bassins par tailles. Les plus grosses servent plutôt aux expérimentations qu’à la médecine. Tout autour des rec- tangles d’eau, de la terre a été ap- portée. C’est là que se forment les coconsquel’ontrouvedanslaterre aux beaux jours. Récoltedescocons En ce moment, les employés de Ri- carimpex grattent méticuleuse- ment cette bande de terre humide pour récolter de petites boules. El- les renferment souvent plusieurs sangsues.Ilsfontaussibiend’autres travauxpourpermettreàleurspro- tégéesdeprospérer.Despanneaux solairesontainsiétéinstallésafinde faire fonctionner en autonomie une pompe qui permet de conser- verleniveaud’eauidéaldanslesbas- sins : ni trop, ni trop peu. Ils répan- dent également un produit biologique pour empêcher la pro- lifération d’algues. Les sangsues sonttrèssensiblesàlapollution.Des produits chimiques les tueraient probablement. Régulièrement, l’équipe de Rica- rimpex se rend aussi à Audenge pourunepêchedontonnerevient jamais bredouille. Ils plongent dé- licatement de larges épuisettes dansl’eaudesmarais.Lerésultatest presque toujours miraculeux. Des dizaines de sangsues finissent ain- sidanslesfilets,puisdansdesseaux blancs, à chaque passage d’épui- sette. On ne garde que les plus bel- les,maissurtoutcellesquisont« en- ceintes ». On les repère en passant le pouce sur ce que l’on imagine être leur ventre. « Au toucher, on sents’ilestlégèrementarrondi »,ex- plique Brigitte Latrille. Ces spécimens sont ensuite ap- portés en voiture au siège social d’Eysines, afin de poursuivre l’éle- vage dans de larges récipients de plastique. Il s’agit de leur premier voyage, le plus court, avant de re- joindre le vaste monde. D’autres proviennent d’un second site de production, situé au cœur d’une forêt landaise près de Mont-de- Marsan, à Pouydesseaux. Baptisé centre Jean-Rostand, du nom de l’éminent biologiste, il est dirigé par Pierre Darré, associé de Rica- rimpex. Ce conservatoire de la faune et de la flore abrite aussi des marais à sangsues. Mais à la diffé- renced’Audenge,lepublicpeuts’y rendre et les découvrir de Pâques à octobre. Une sorte d’hommage à l’histoirepuisquecesterreslandai- sesétaientautrefoisréputéespour l’élevage des sangsues. Il s’agissait même d’une espèce de la région. Désormais,lessangsuesmédicina- les sont d’origine hongroise, la meilleure pour les soins. Peu im- porte, d’ailleurs, puisque leur vo- cation est bien souvent de parcou- rir la planète. Cela fait plus de cent ans que des centaines de milliers de sangsues y prospèrent De bien étranges mares près d’Audenge L’équipe de Ricarimpex à Audenge (33) pour une pêche dont on ne revient jamais bredouille. PHOTO THIERRY DAVID LES VOYAGES DE L’ÉTÉ : LE LONG PÉRIPLE DES SANGSUES (2/6) « Ce site n’est pas ouvert au public. Il est déconseillé de s’y rendre » L’ÉTÉ « SUD OUEST » Tout au long de l’été, « Sud Ouest » publie une série de grands reportages, de la région à l’autre bout du monde. Suivez cette semaine le retour des sangsues médicinales, dont le principal élevage est girondin. Retrouvez aussi l’actualité culturelle, les rendez-vous loisirs, chroniques et dessinateurs de l’été Brigitte Latrille, éleveuse de sangsues DEMAIN Un été Sud-Ouest

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MARDI 13 JUILLET 2010WWW.SUDOUEST.FR

BRUNO BÉ[email protected]

Ellen’estpasuneinconnueàAudenge,maissaitresterdiscrète. La petite bêtenoireyestimperceptible-mentprésente,sanstou-

tefois jamaismontrerlemoindreboutdesesventouses.Dequoien-treteniruneformedelégendelo-cale.Parexemple,lelongdelapistecyclableduBassin,oùunbâtimentenruinearboreencoreunevieilleenseigne« sangsuesmédicinales ».Ouplusrarementaufildeconver-sationsaniméesaucaféducoin:«Ilyena,dessangsues,c’estsûr.Maisjenesaispasoù. »Pierresesouvientd’avoirévoquépourlapremièrefoisleur présence, il y a plus de cin-quanteans,lorsqu’ilpêchaitlesan-

guillesavecsonpèredanslesruis-seauxquiserpententàl’extrémitédubassind’Arcachon.Peudegenssaventenréalitéque

cettecommunepaisibleaccueilledepuisplusdecentansunvérita-bleparadisàsangsues.Mêmes’ilaconnudespériodesplusoumoinsfastes,prèsd’unmilliondespéci-mensyprospèrentetprolifèrentaujour-d’hui,pour leplusgrandbonheur de Brigitte Latrille, pa-tronne de la société Ricarimpex,l’un des très rares éleveurs aumonde,etsansaucundouteleplusimportantd’Europe.Avecsapetiteéquipe,elleserendrégulièrementdusiègesociald’Eysines,dansl’ag-glomération bordelaise, à cetteétrangefermebiencachée.Auboutd’uncheminblancqui longedespavillonsrécents,ilfautpousserunportailbienferméentredesarbres,puistraverserunpréàl’extrémitéduquelundeuxièmeportailouvresurlesmarais.

100 000parbassinUnequinzainederectanglescreu-sés artificiellement, à la fin duXIXesièclepourlespremiers,sontentourésd’herbes.Unseulvoisinàl’horizon:unemaisonetquelquespoulesentrelespins.Difficiled’ima-ginercequisedissimuledanscedé-corchampêtre.« Lapersonnequivitlàsertdegardien »,expliqueBri-gitteLatrilleendésignantlamaison.

« Cesiten’estpasouvertaupublic.Ilestdéconseillédes’yrendre.Celapourraitmêmeêtredangereux. »Danschacundesbassins,environ100 000sangsuesattendenttran-quillementdetrouverdusang.Ensepenchant,onnefaitquelesaper-cevoirentrelesnénuphars.Ilsuffitderemuerunpeul’eaupourfaireremonterdescentainesdebestio-lesgrouillantesàlasurface.Onima-

gine aisément les conséquencesd’unbaintropprolongédansl’unedecesmares.Destritonsenfontré-gulièrementlatristeexpérience.Ilne reste en général plus grand-chosed’euxaprèsuncourtséjourdanscetteeaustagnante.Maisdanscesbassins,l’activitéla

plussurveilléeparRicarimpexrestesansaucundoutelareproduction.Surceplan, la sangsuenechômepas.Ilestvraiquesonétatd’herma-phrodite lui facilite lavie.Cesma-resontbienpourprincipale fonc-tionl’élevage.Ils’agitd’abordd’uneactivité économique, la sangsueétant vendue (cela dépend desquantitésetdesqualités)àtraverslemondeautourde4à5euros.El-lessontdisposéesdanslesbassinspartailles.Lesplusgrossesserventplutôtauxexpérimentationsqu’àlamédecine.Toutautourdesrec-tanglesd’eau,de la terreaétéap-portée.C’est làquese forment lescoconsquel’ontrouvedanslaterreauxbeauxjours.

RécoltedescoconsEncemoment,lesemployésdeRi-carimpex grattent méticuleuse-mentcettebandedeterrehumidepourrécolterdepetitesboules.El-lesrenfermentsouventplusieurssangsues.Ilsfontaussibiend’autrestravauxpourpermettreàleurspro-tégéesdeprospérer.Despanneauxsolairesontainsiétéinstallésafindefaire fonctionner en autonomieunepompequipermetdeconser-verleniveaud’eauidéaldanslesbas-sins:nitrop,nitroppeu.Ilsrépan-dent également un produitbiologiquepourempêcherlapro-lifération d’algues. Les sangsuessonttrèssensiblesàlapollution.Desproduitschimiques les tueraientprobablement.Régulièrement,l’équipedeRica-

rimpex se rend aussi à Audengepourunepêchedontonnerevientjamaisbredouille. Ilsplongentdé-licatement de larges épuisettesdansl’eaudesmarais.Lerésultatest

presquetoujoursmiraculeux.Desdizainesdesangsuesfinissentain-sidanslesfilets,puisdansdesseauxblancs, à chaque passage d’épui-sette.Onnegardequelesplusbel-les,maissurtoutcellesquisont« en-ceintes ».Onlesrepèreenpassantle pouce sur ce que l’on imagineêtre leur ventre. « Au toucher, onsents’ilestlégèrementarrondi »,ex-pliqueBrigitteLatrille.Cesspécimenssontensuiteap-

portés en voiture au siège sociald’Eysines,afindepoursuivre l’éle-vagedansde larges récipientsdeplastique. Il s’agitdeleurpremiervoyage, lepluscourt, avantdere-joindre le vastemonde.D’autresproviennentd’unsecondsitedeproduction, situéaucœurd’uneforêt landaise près de Mont-de-Marsan, àPouydesseaux.Baptisécentre Jean-Rostand, dunomdel’éminentbiologiste, il estdirigéparPierreDarré, associédeRica-rimpex. Ce conservatoire de lafauneetdelafloreabriteaussidesmaraisàsangsues.Maisà ladiffé-renced’Audenge,lepublicpeuts’yrendreet lesdécouvrirdePâquesàoctobre.Unesorted’hommageàl’histoirepuisquecesterreslandai-sesétaientautrefoisréputéespourl’élevagedessangsues.Ils’agissaitmêmed’uneespècede la région.Désormais,lessangsuesmédicina-les sont d’origine hongroise, lameilleurepour les soins. Peu im-porte,d’ailleurs,puisque leurvo-cationestbiensouventdeparcou-rirlaplanète.

Cela fait plus de cent ansque des centaines de milliersde sangsues y prospèrent

De bien étrangesmares près d’Audenge

L’équipe de Ricarimpex à Audenge (33) pour une pêche dont on ne revient jamais bredouille.PHOTO THIERRY DAVID

LES VOYAGES DE L’ÉTÉ : LE LONG PÉRIPLE DES SANGSUES (2/6)

« Ce site n’estpas ouvertau public. Il estdéconseilléde s’y rendre »

L’ÉTÉ « SUD OUEST » Toutau long de l’été, « Sud Ouest »publie une série de grandsreportages, de la région àl’autre bout du monde. Suivezcette semaine le retour dessangsues médicinales, dontle principal élevage estgirondin. Retrouvez aussil’actualité culturelle, lesrendez-vous loisirs, chroniqueset dessinateurs de l’été

Brigitte Latrille, éleveuse de sangsues

DEMAIN

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MERCREDI 14 JUILLET 2010WWW.SUDOUEST.FR

BRUNO BÉ[email protected]

Commesessangsuesau-jourd’hui, Brigitte La-trillefut,voilàquelquesannées, une grandevoyageuse.Pourd’autres

raisons,ons’endoute.Ellenemor-daitpas,évidemment,maispiquaitdu bout de son fleuret. Rageuse-ment.Envérité,bienpeusavaientlefaireaussibienqu’elle.Lepalma-rèsdelaBordelaisesepassedecom-mentaire.Membredel’équipedeFrancedefleuret,ellefutàtroisre-prises médaillée olympique paréquipes, l’argenten1976auxJOdeMontréal, l’oràMoscouen1980etlebronzeàLosAngelesen1984,sansoublieruntitredechampionnedu

monde.Unpasséhorsducommundonc,quel’ondoitcommesouventàunesuccessiondehasards.Parceque son frère rêvait d’être d’Ar-tagnan,ainsiquebeaucoupd’en-fants de son âge. Elle l’a suivi àl’escrime,et leBEC(BordeauxÉtu-diantsClub)estdevenusonrepaire.Du sport de haut niveau, une li-cence de russe, une notoriété dechampionneolympiqueetunphy-siqueplaisantqui luivalut letitrede« Bordelaiselaplusjolie »danslescolonnesd’un journal.Àcetteépoque,BrigitteLatrilles’estenri-chiedesesvoyages,derencontres,a noué de solides amitiés avecBoisseouLamour,etn’ajamaisces-séderireetdes’amuser.

ViehorsnormeLavieétaitdoucealors,insouciante.Maisàcemoment-là,leseullienen-tre l’escrimeuseet lessangsuesseréduisaitàunsouvenirténu,lepas-saged’unlivred’enfancedelaCom-tessede Ségur. « Franchement, jen’auraisjamaisimaginéqu’unjourjem’occuperaisdeça. »Aulieud’at-terriraprèsuneviehorsnorme,Bri-gitteLatrillevaaucontrairedécol-ler. La voilà hôtesse de l’air, puismèredefamille.MaisdanslenorddelaFrance.« J’aifinalementvoulurevenirdansleSud-Ouest, retrou-vermes racines. Je suis attaché à

cetterégionetàBordeaux.Jepréfé-raisquemonfilsgrandisseici. »

Desracinesbordelaisesassezpro-fondes.Sonpèren’étaitautrequeJacquesLatrille,professeurdemé-decine,biologistederenometan-cienprésidentdel’universitéBor-deaux2.LetournantdanslaviedeBrigitteLatrille se feragrâceà lui.Deux médecins du CHU de Bor-deauxavaientrelancél’utilisationdelasangsueenchirurgieplastiqueetreconstructiveàlafindesannées70.Sonpères’yétaitintéressé,toutcommeilavaitnouélespremiersliens avec le professeur Nikonov,spécialisterussed’hirudiniculture(culturedessangsues),dunomdel’hirudine,substancedelasalivedelapetitebêtequifluidifielesang.

RelancerRicarimpex« En 1993,monpère a suque l’on

pouvaitacheterRicarimpex, laso-ciété d’élevagede sangsues d’Au-denge.Ilm’ademandésicelam’in-téresserait. Jemesuisrenseignée,j’aipenséqu’ilyavaitquelquechoseàfaire. »Sontempéramentdebat-tanteasûrementquelquechoseàvoiraveccettedécision.L’élevaged’Audengevivotaitgentiment.Ilfal-laitcertainementrelancerl’activi-té.BrigitteLatrilleyestparvenue.Elleamultipliépartroisouquatrelaproductiondesangsuesetlesven-tes,particulièrementauxÉtats-Unis,après une longuebataille avec laFoodandDrugAdministration.Elleaaussidéveloppé les liensavec leprofesseurNikonov,patronduCen-tre international de la sangsue àMoscou.Celaluiapermisdemettreenplaceunlaboratoired’élevageenmilieuartificieldansseslocauxd’Ey-sines,danslabanlieuebordelaise,etdelancerunegammedecosmé-tiquesàbasedesangsues,Biorica.« Jenesuispasmédecin,nibiolo-

giste,maisj’aiappriscequ’ilfautsa-voir.Cetuniversmepassionne,sur-tout le côté mystérieux de lasangsue. »Ricarimpexvenddésor-

maisautourde150000spécimensparanetemploiequatreperson-nes.BrigitteLatrilles’estfaitunnomdanscepetitmondedel’hirudine.Lesdifficultésetleséchecsnesem-blentpasavoirdouchésonenviedeprogresser.Dansl’adversité,laspor-tivedehautniveaun’estjamaisbienloin.BrigitteLatrilleacommencéàperdre la vue en 2000, en raisond’unerétinopathieinversée.Lepro-cessusaheureusementétéstoppé.Maisellen’yvoitplusqueparlescô-tésetneperçoitqueleschosestrèscontrastées.Qu’à celane tienne. En faisant

rouler les sangsues entre sesdoigts, elleparvientà savoir si el-lessontblesséesouvontserepro-duire.Cehandicapne l’empêchepas de diriger Ricarimpex, nid’avoirdesprojets.Elleestactuel-lementencontact avecunBrési-lienquiveutproduiredescosmé-tiques à base de sangsues. LesproduitsBioricadeBrigitteLatrillen’ontpas trouvé leurmarché. Enattendant,dansses locauxd’Eysi-nes où elle vit à l’étage, elle pré-pare régulièrementdespaquetspourlemondeentier.Sonlabora-toire abeauressembler à la courd’un garagiste avec tous ces bi-donsremplisd’eauetdesangsues,ilne fautpas s’y tromper, sonéle-vagerépondàtoutes lesnormes.Ceuxqui s’intéressentausujet lesavent.Lanouvellereinedel’hiru-dineproposedesproduitsd’excel-lentequalité.

La patronne de l’élevagede sangsues, Brigitte Latrille,est multimédaillée olympique

La reine de l’escrimea conquis l’hirudine

Brigitte Latrille est propriétaire de la société d’élevage de sangsues d’Audenge, qui vend autour de 150 000 spécimens par an. PHOTO THIERRY DAVID

LES VOYAGES DE L’ÉTÉ : LE LONG PÉRIPLE DES SANGSUES (3/6)

« Je ne suis pasbiologiste, maisj’ai appris »

L’ÉTÉ « SUD OUEST » Toutau long de l’été, « Sud Ouest »publie une série de grandsreportages, de la région àl’autre bout du monde. Suivezcette semaine le retour dessangsues médicinales, dontle principal élevage estgirondin. Retrouvez aussil’actualité culturelle, les loisirs,chroniques et rubriques

L’usine aux 3 millions de sangsues.

DEMAIN

Brigitte Latrille aux JO de Montréal en 1976. PHOTO AFP

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JEUDI 15 JUILLET 2010WWW.SUDOUEST.FR

BRUNO BÉ[email protected]

Le professeur Nikonov setrouvait enGironde il y aquelques jours. Il y vientpresquetouslesans.Mais,non,pasentouriste.Même

s’ilrêvedefaireàl’occasionunpetitpèlerinageàLourdes,saprésenceàBordeaux n’a rien de mystique.Commeàsonhabitude,ilfoulecetteterre à la rencontredeBrigitte La-trille,patronnedelasociétéRicarim-pex.Illuiarrivedefairesuivredanssonsillagequelquesspécimensdessangsuesqu’ilélèveenRussie,etderepartiraccompagnédecellesquigrandissentàAudenge.Cepetitballetfranco-russedure

depuisunequinzained’années.Lesliensétroitsquis’étaientnouésen-treleprofesseurJacquesLatrille, lepèredeBrigitte, et ce scientifiquerussenesesontjamaisdistendus.Ilssemblent même s’être renforcés,particulièrementdansledomainedelarechercheetdel’échangedesa-voirs.Entrelesdeuxprincipauxéle-veursdesangsuesmédicinalesaumonde,lecourantpasse.BienqueleSlaveévolueincontestablementsuruneautreplanète.Celledelaproduc-tionindustrielleenmilieuartificiel.

UnvillageausuddeMoscouLedocteurNikonovs’estédifiéunpe-titempire.Ilestsymboliséparuneimposantesculpturequel’ontrouveàl’entréedesonusine,2mètresdemétalquireprésententdessangsuesentrelacées.Unbrinmégalo,pourtoutdire,unpeuàl’imagedeceper-sonnage corpulent au rire toni-truant,chaleureuxetaffable,maisdontlecaractèreestàl’évidencebientrempé. Il le faut, probablement,pourréussirdanscecommercetrèsparticulier,mêmesilaRussieestsanscontesteleberceaudelasangsue.Pourserendrejusqu’àl’antredu

médecinrusse,ilfauttraverserl’in-terminable banlieue morose de

Moscouverslesud-est,supporterdesembouteillagessansfindanscettemégapoleasphyxiéeparlavoiture.Autermedecelongtrajet,onrespireenfinentrelesbouleauxetd’adora-blespetitesmaisonsdebois.C’estlevillaged’Oudelnaïa,lieudevillégia-turepourRussesauxrevenusélevés.LeCentreinternationaldelasang-sueestunlargebâtimentblancquiressembledel’extérieurausiègeor-dinaired’uneadministrationquel-conque.Danssonbureauauxmurstapis-

sésdediplômesetderécompenses,GuennadiNikonovexpliquecom-ment il a repris les rênes de cettefermed’élevage,en1980.Depuis1937,cesecteurabritaitdesétangsartifi-cielsetdetrèsnombreuses« piyav-ka »(nomrussedelasangsue),dansunpaysoùleurutilisationmédicaleest très courante. « J’aurais vouluconstruireunélevagetrèssurveilléenmilieunaturelpourlareproduc-tion,commecelasefaitsurlebassind’Arcachon, mais l’hiver est tropfroid,ici.C’estpourcelaquej’aimisaupointunélevagedansdescondi-tionsartificielles. »EnGironde,BrigitteLatrilles’est

largement inspirée de cette mé-thoderussepourfaireprospérersessangsues en intérieur dans les lo-cauxd’Eysines(33),enparallèleavecle site naturel d’Audenge. La mé-thodes’estavéréeefficace,parfaite-mentsûremédicalement,maisné-cessite une organisation à touteépreuveetsurtoutunemain-d’œu-vrecoûteuse. L’entreprisedudoc-teurNikonovemploieunecentainedesalariés,produitchaqueannée3millionsdesangsues,vendueses-sentiellementsurlemarchérusse,à1,50!pièceenviron.Pratiquementtousleshôpitauxdecepaysenfontusage,ainsiquedenombreuxmé-decinsgénéralistes.Ilestmêmearri-véquel’usinerussedépannel’éle-vagegirondin.

DesmilliersdebocauxLeprocessusdébuteparcequeladi-

rectricedusite,Elena,appelleavecunpetitsourirela« sexroom ».Dansdesbocauxenverre, les sangsues,hermaphrodites,sontàl’aisepoursereproduire.Delatourbeaétéré-cupéréeetintroduitedansd’autresrécipientsafinquelescoconsissusdecesaccouplementsdonnentnais-sanceàautantdebébés sangsues

quepossible.Unefoissortiesdesco-cons, lespetitesbêtes finissentdegrandirdansd’autresbocauxrem-plisd’eau.Onlestransfèredetempsàautredansdesbassinespleinesdesangdevolaillepourqu’ellessenour-rissent. Cet élevage hors du com-mundureunan,aufildegrandessallesuniquesaumonde.

Desmilliersdebocauxdeverrecontenantdescentainesdesang-sues, ferméspardesmorceauxdechiffon,ysontalignéssurd’intermi-nablesétagères.Cettevisionseraitcauchemardesquepourbeaucoup,maisne faitni chaudni froidauxemployées(presquetoutesdesfem-mes)del’entreprise.Cetteorganisa-tionnécessitedenombreusesopé-rations, souvent répétitives etdélicates.Touslesjours,cesfemmesnettoientlesbocaux,surveillentlareproduction,bichonnentlessang-sues. « C’est pour cela que nousavonsunpersonnelféminin.Ellessontplusméticuleuses »,souligneladirectrice.« J’aimebienlessang-sues. Ilm’arrived’ailleurssouventdemesoigneravec,commelaplu-part ici »,expliqueuneemployée,quicaresseunspécimenduboutdesondoigtd’ungestepresquesen-suel.Mais le docteur Nikonov ne se

contentepasdecetteproductionàgrandeéchelle.Cescientifiquedere-nompoursuitdesrecherches.Iles-

timequelasalivedelasangsue« n’apas livré tous ses secrets ». Il s’estorientéverslafabricationdecosmé-tiquesàbasedesalivequi,selonlui,nettoient,nourrissent lapeau,ra-lentissentlevieillissement.Afindeproposerunevitrinepluscentralepourcesproduitscommerciaux,ilaouvertunlaboratoirederecher-che et de vente dans le centre deMoscou.Dansunquartierchicdelacapitale,prèsdesthéâtresetdel’Aca-démiedemusique,onélabore,aurez-de-chausséed’unimmeublecos-su,descosmétiques« DocteurNiko-nov ».Unsymboledelaréussitedecebiologisteiconoclaste.Uneréus-sitedontilpartagequelquessecretsavecBrigitteLatrilleetsonélevagegirondin.Celle-ciàsontourfaitpro-fiterdesonsavoir-fairehôpitauxetmédecinsdel’autrecôtédel’Atlan-tique. Le voyage des sangsues sepoursuit.

Entre le centre international,au sud de Moscou, et laGironde, les liens sont étroits

Russie : l’usine aux3 millions de sangsues

Chaque jour, les employés nettoient les bocaux et bichonnent les sangsues. PHOTO B. B.

LES VOYAGES DE L’ÉTÉ : LE LONG PÉRIPLE DES SANGSUES (4/6)

« Cette visionserait uncauchemarpour beaucoup »

L’ÉTÉ « SUD OUEST » Toutau long de l’été, « Sud Ouest »publie une série de grandsreportages, de la régionà l’autre bout du monde.Suivez cette semaine le retourdes sangsues médicinales,aujourd’hui en Russie avec ledocteur Nikonov. Retrouvezaussi l’actualité culturelle, lesloisirs, chroniques et rubriques

La sangsue girondine à New York.

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Page 4: Le long périple des sangsues

VENDREDI 16 JUILLET 2010WWW.SUDOUEST.FR

BRUNO BÉ[email protected]

Aéroport JFK, New YorkLong Island. Un petithommes’approched’unvastebâtiment. Ilporteunechemisecolorée,au

nœud papillon impeccablementnoué,un superbepanamacrèmevissésursachevelureblanche.RudyRosenbergneressembleàpersonned’autre.EtcertainementpasauseulimportateurdesangsuesdesÉtats-Unis.Ilaplutôtl’aird’unéterneltou-risteavecsonsourireénigmatiqueetsesmanièrespolicéesd’Européen.RudyRosenberg est originairedeBruxelles.Durantladernièreguerre,ilaéchappédepeuàl’holocausteenrestantcachéprèsd’unandansunecave.C’estceseptuagénairerespectable

quivientdeprendrelivraisond’unecargaisonpeucourantesurcetaéro-portinternational,nonsanss’êtreac-quittédestracasseriesadministrati-ves pour le transport des espècesprotégées. Plusieurs centaines desangsuessontrépartiesàl’intérieurdepochesenplastiquepleinesd’eau,disposéesdansdesemballagesrigi-des.« Ellesvoyagentplutôtbien »,explique-t-il.Cesontdesspécimensfrançais,dubassind’Arcachon,lesseulsqui sont importésauxÉtats-Unisparcetuniquegrossiste.Enfait,les seules sangsues utilisées dansl’immensemajoritédeshôpitauxaméricains.Unepetitefermed’éle-vageducentredupaysenfournitunpeu.Maisrienàvoiraveclesquanti-tésachetéesenGirondeetvenduesparRudyRosenberg.

DanstoutlepaysLegrossistenew-yorkaistransporteensuite,avecprécaution,sonétrange

paquetjusqu’auxlocauxdesasocié-tédeWestbury,villetranquilleetré-sidentiellesituéeaucentredeLongIsland,àl’estdeManhattan.AvecMa-rieBonazinga,ildirigeplusieurspe-titessociétésquivendentdumaté-riel scientifique de pointe eteffectuentdesanalyses.LeechesUSAestl’unedecesentités.« Jenevivraispasdessangsues.Maisc’estunbonappoint »,glisse-t-il.Plusieursmil-liers de bestioles noires dormentdansdesaquariumsposéssurdesétagères.Ellessontrégulièrementmisesdansdespochespourêtreex-pédiéesauxquatrecoinsdupays.L’uned’elles,contenant60sangsues,vapartirpourunhôpitalduDakotaduNord. La demande des chirur-giensaméricainsestdeplusenplusforte. Les quantités vendues par

RudyRosenberg,autourde10 dol-larspièce,necessentdecroître.Prèsde100000parandésormais.Il n’en a pas toujours été ainsi.

Cettepratiqueestsortiedel’oubliàla fin des années 1970. Le docteurStrauch,chirurgienréputéetprofes-seurdemédecineàNewYork,estleprécurseurdel’utilisationdelasang-suemédicinaleauxÉtats-Unis.« J’enavaisentenduparlerpardesconfrè-resfrançais.J’aiessayé,aprèsdesopé-rations.Etj’aiconstatéquelacicatri-sationse faisaitbienmieux. Jemesuisintéresséausujet. »Qu’uneau-toritémédicaleetscientifiquetellequeledocteurStrauchsoitconvain-cueadonnélesignal.RudyRosen-bergacommencéàenvendreàlamêmeépoque,quelques-unesve-nuesdupaysdeGalles. « Àcemo-ment-là,personneneconnaissait.IlyavaiteuungraveaccidentàLongIsland.Jesuisvenuavecdessangsuesà l’hôpital. Et lemédecinm’adit :“Vouspouvezrepartiravecvossale-tés.”Aujourd’hui,cethôpitalestno-tremeilleurclient. »

Cliniquedela5e AvenueToutcommequatrecentreshospi-taliersdeManhattan.AuNewYork

UniversityHospital,dessangsuesdubassind’Arcachonontétéposéesilyadeuxmoispouruneopérationdereconstructionaprèsamputation.DanslacliniquecossuedechirurgieplastiquedudocteurCharlesHer-man,surla5eAvenue,enfaceduMe-tropolitanMuseum, les sangsuessontégalementcommechezelles,utiliséesenvironunefoisparmois,mêmes’iln’yestévidemmentfaitau-cuneallusiondanscettesalled’at-tentetrèschic.« C’estpeuconnu,pastrèspopulaire,maisenréalitécou-rant.Jen’aijamaistrouvéunmédi-cament qui puisse faire lamêmechose.Ellesontuneactiontrèsloca-lisée,cequiestimportantenmicro-chirurgieparexemple.Ellesfacilitentla cicatrisation, permettent unemeilleurecirculationsanguine,unbonretourveineux,sanspresqueau-cuneffetsecondaire »,assureledoc-teurHerman.Lesbienfaits de la sangsue sont

d’ailleursévoquésaujourd’huidu-rantlecursusmédicalàl’universitéaméricaine.Mieuxencore,ellesontreçu la bénédiction de la très ta-tillonneFoodandDrugAdministra-tion(FDA)en2004.Importerunfoiegras aux États-Unis n’est déjà paschose facile, alors une sangsue…française.Ilafalluunelongueetâprebatailleauprèsdesautorités,menéeconjointementparRudyRosenbergetBrigitteLatrille,delasociétéRica-rimpexenGironde,pourfinirparavoirgaindecause.L’importationetlecommercedessangsuessontdé-sormaisofficiels.Lerevendeurnew-yorkaisdétientducoupuneformed’exclusivitéavecsesspécimensduBassin. Il faut presquenécessaire-mentpasserparluipourenobtenir,etêtreundocteurouunchirurgienauxdiplômesreconnus.Andrey,mé-decinnonofficieldanslacommu-nautérussedusuddeBrooklyn,n’aparexemplepusefournirauprèsdeRudyRosenbergmalgrélademandecroissantedesespatientsrusses.Iladûpasserpardescircuitsclandes-tins.Preuvequecemarchésedéve-loppe.Commesouvent,l’Amériquemontrelavoie.Lasangsuesembleavoirdebeauxjoursdevantelle.

Avec l’aide de Rudy Rosenberg, les sangsuesutilisées aux États-Unis viennent de Gironde

L’homme quia convaincul’Amérique

Rudy Rosenberg sur la 5e Avenue, devant la clinique du docteurHerman, importateur new-yorkais. PHOTO B.B.

LES VOYAGES DE L’ÉTÉ : LE LONG PÉRIPLE DES SANGSUES (5/6)

« Les quantitésvenduesne cessentd’augmenter »

L’ÉTÉ « SUD OUEST » Toutau long de l’été, suivez une sériede grands reportages, de larégion à l’autre bout du monde.Suivez cette semaine le retourdes sangsues médicinales,aujourd’hui à New York.Retrouvez aussi l’actualitéculturelle, les loisirs, chroniqueset rubriques

Pourquoi cette thérapie a de l’avenir.

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Un été Sud-Ouest