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Ernest RenanL'avenir de la science

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PREFACE------------------------------------------------------------------------pIL' année 1848 fit sur moi une impressionextrêmement vive. Je n' avais jamais réfléchijusque-là aux problèmes socialistes. Ces problèmes,sortant en quelque sorte de terre et venant effrayerle monde, s' emparèrent de mon esprit et devinrentune partie intégrante de ma philosophie. Jusqu' aumois de mai, j' eus à peine le loisir d' écouter lesbruits du dehors. Un mémoire sur l' étude du grec aumoyen âge, que j' avais commencé pour répondre à unequestion de l' académie des inscriptions etbelles-lettres, absorbait toutes mes pensées. Puisje passai mon concours d' agrégation de philosophie,en septembre. Vers le mois d' octobre, je me trouvaien face de moi-même. J' éprouvai le besoin derésumer------------------------------------------------------------------------pIIla foi nouvelle qui avait remplacé chez moi lecatholicisme ruiné. Cela me prit les deux derniersmois de 1848 et les quatre ou cinq premiers moisde 1849. Ma naïve chimère de débutant était depublier ce gros volume sur-le-champ. Le 15 juillet1849, j' en donnai un extrait à la liberté depenser, avec l' annonce que le volume paraîtrait" dans quelques semaines " .C' était là de ma part une grande présomption.Vers le temps, où j' écrivais ces lignes, M. VictorLe Clerc eut l' idée de me faire charger, avec monami Charles Daremberg, de diverses commissionsdans les bibliothèques d' Italie, en vue del' histoire littéraire de la France et d' une thèse quej' avais commencée sur l' averroïsme. Ce voyage, quidura huit mois, eut sur mon esprit la plus grandeinfluence. Le côté de l' art, jusque-là presque fermépour moi, m' apparut radieux et consolateur. Unefée charmeresse sembla me dire ce que l' église,en son hymne, dit au bois de la croix :flecte ramos, arbor alta,tensa laxa viscera,et rigor lentescat illequem dedit nativitas.une sorte de vent tiède détendit ma rigueur ;presque toutes mes illusions de 1848 tombèrent,------------------------------------------------------------------------pIIIcomme impossibles. Je vis les fatales nécessités dela société humaine ; je me résignai à un état de lacréation où beaucoup de mal sert de condition à unpeu de bien, ou une imperceptible quantité d' aromes' extrait d' une énorme caput mortuum de matièregâchée. Je me réconciliai à quelques égards avec la

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réalité, et, en reprenant, à mon retour, le livreécrit un an auparavant, je le trouvai âpre,dogmatique, sectaire et dur. Ma pensée, dans sonpremier état, était comme un fardeau branchu, quis' accrochait de tous les côtés. Mes idées, tropentières pour la conversation, étaient encore bienmoins faites pour une rédaction suivie. L' Allemagne,qui avait été depuis quelques années ma maîtresse,m' avait trop formé à son image, dans un genre oùelle n' excelle pas, im büchermachen. je sentis quele public français trouverait tout cela d' uneinsupportable gaucherie.Je consultai quelques amis, en particulier M.Augustin Thierry, qui avait pour moi les bontésd' un père. Cet homme excellent me dissuada nettementde faire mon entrée dans le monde littéraire aveccet énorme paquet sur la tête. Il me prédit unéchec complet auprès du public, et me conseilla dedonner à la revue des deux mondes et aujournal des débats des articles sur des sujetsvariés, où------------------------------------------------------------------------pIVj' écoulerais en détail le stock d' idées qui, présentéen masse compacte, ne manquerait pas d' effrayerles lecteurs. La hardiesse des théories serait ainsimoins choquante. Les gens du monde acceptentsouvent en détail ce qu' ils refusent d' avaler enbloc.M. De Sacy, peu de temps après, m' encourageadans la même voie. Le vieux janséniste s' apercevaitbien de mes hérésies ; quand je lui lisais mesarticles, je le voyais sourire à chaque phrase câlineou respectueuse. Certes le gros livre d' où tout celavenait, avec sa pesanteur et ses alluresmédiocrement littéraires, ne lui eût inspiré que del' horreur. Il était clair que, si je voulais avoirquelque audience des gens cultivés, il fallaitlaisser beaucoup de mon bagage à la porte. La penséese présente à moi d' une manière complexe ; la formeclaire ne me vient qu' après un travail analogue àcelui du jardinier qui taille son arbre, l' émonde,le dresse en espalier.Ainsi je débitai en détail le gros volume que debonnes inspirations et de sages conseils m' avaientfait reléguer au fond de mes tiroirs. Le coup d' état,qui vint peu après, acheva de me rattacher à larevue des deux mondes et au journal desdébats, en me dégoûtant du peuple, que j' avaisvu, le 2 décembre, accueillir d' un air narquois lessignes de deuil------------------------------------------------------------------------pV

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des bons citoyens. Les travaux spéciaux, lesvoyages, m' absorbèrent ; mes origines duchristianisme, surtout, pendant vingt-cinq ans,ne me permirent pas de penser à autre chose. Je medisais que le vieux manuscrit serait publié aprèsma mort, qu' alors une élite d' esprits éclairés s' yplairait, et que de là peut-être viendrait pour moiun de ces rappels à l' attention du monde dont lespauvres morts ont besoin dans la concurrence inégaleque leur font, à cet égard, les vivants.Ma vie se prolongeant au delà de ce que j' avaistoujours supposé, je me suis décidé, en ces dernierstemps, à me faire moi-même mon propre éditeur.J' ai pensé que quelques personnes liraient, non sansprofit, ces pages ressuscitées, et surtout que lajeunesse, un peu incertaine de sa voie, verrait avecplaisir comment un jeune homme, très franc ettrès sincère, pensait seul avec lui-même il y aquarante ans. Les jeunes aiment les ouvrages desjeunes. Dans mes écrits destinés aux gens du monde,j' ai dû faire beaucoup de sacrifices à ce qu' onappelle en France le goût. Ici, l' on trouvera,sans aucun dégrossissement, le petit bretonconsciencieux qui, un jour, s' enfuit épouvanté desaint-Sulpice, parce qu' il crut s' apercevoir qu' unepartie de ce que ses maîtres lui avaient dit n' étaitpeut-être------------------------------------------------------------------------pVIpas tout à fait vrai. Si des critiques soutiennentun jour que la revue des deux mondes et lejournal des débats me gâtèrent, en m' apprenant àécrire, c' est-à-dire à me borner, à émousser sanscesse ma pensée, à surveiller mes défauts, ilsaimeront peut-être ces pages, pour lesquelles on neréclame qu' un mérite, celui de montrer, dans sonnaturel, atteint d' une forte encéphalite, un jeunehomme vivant uniquement dans sa tête et croyantfrénétiquement à la vérité.Les défauts de cette première construction, eneffet, sont énormes, et, si j' avais le moindreamour-propre littéraire, je devrais la supprimer demon oeuvre, conçue en général avec une certaineeurythmie. L' insinuation de la pensée manque detoute habileté. C' est un dîner où les matièrespremières sont bonnes, mais qui n' est nullement paré,et où l' on n' a pas eu soin d' éliminer les épluchures.Je tenais trop à ne rien perdre. Par peurde n' être pas compris, j' appuyais trop fort ; pourenfoncer le clou, je me croyais obligé de frapperdessus à coups redoublés. L' art de la composition,impliquant de nombreuses coupes sombres dans la

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forêt de la pensée, m' était inconnu. On ne débute paspas la brièveté. Les exigences françaises de clartéet de discrétion, qui parfois, il faut l' avouer,forcent------------------------------------------------------------------------pVIIà ne dire qu' une partie de ce qu' on pense et nuisentà la profondeur, me semblaient une tyrannie. Lefrançais ne veut exprimer que des choses claires ; orles lois les plus importantes, celles qui tiennentaux transformations de la vie, ne sont pas claires ;on les voit dans une sorte de demi-jour. C' est ainsiqu' après avoir aperçu la première les vérités de cequ' on appelle maintenant le darwinisme, la Francea été la dernière à s' y rallier. On voyait bien toutcela ; mais cela sortait des habitudes ordinaires dela langue et du moule des phrases bien faites. LaFrance a ainsi passé à côté de précieuses vérités,non sans les voir, mais en les jetant au panier,comme inutiles ou impossibles à exprimer. Dansma première manière, je voulais tout dire, et souventje le disais mal. La nuance fugitive, que le vieuxfrançais regardait comme une quantité négligeable,j' essayais de la fixer, au risque de tomber dansl' insaisissable.Autant, sous le rapport de l' exposition, j' aimodifié, à tort ou à raison, mes habitudes de style,autant, pour les idées fondamentales, j' ai peu variédepuis que je commençai de penser librement. Mareligion, c' est toujours le progrès de la raison,c' est-à-dire de la science. Mais souvent, en relisantces pages juvéniles, j' ai trouvé une confusion quifausse------------------------------------------------------------------------pVIIIun peu certaines déductions. La culture intensive,augmentant sans cesse le capital des connaissancesde l' esprit humain, n' est pas la même chose que laculture extensive, répandant de plus en plus cesconnaissances, pour le bien des innombrablesindividus humains qui existent. La couche d' eau, ens' étendant, a coutume de s' amincir. Vers 1700,Newton avait atteint des vues sur le système dumonde infiniment supérieures à tout ce qu' on avaitpensé avant lui, sans que ces incomparablesdécouvertes eussent le moins du monde influé surl' éducation du peuple. Réciproquement, on pourraitconcevoir un état d' instruction primaire trèsperfectionné, sans que la haute science fît de biengrandes acquisitions. Notre vraie raison de défendrel' instruction primaire, c' est qu' un peuple sansinstruction est fanatique, et qu' un peuple fanatiquecrée toujours un danger à la science, les

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gouvernements ayant l' habitude, au nom des croyancesde la foule et de prétendus pères de famille,d' imposer à la liberté de l' esprit des gênesinsupportables.L' idée d' une civilisation égalitaire, telle qu' ellerésulte de quelques pages de cet écrit, est doncun rêve. Une école où les écoliers feraient la loiserait une triste école. La lumière, la moralité et------------------------------------------------------------------------pIXl' art seront toujours représentés dans l' humanitépar un magistère, par une minorité, gardant latradition du vrai, du bien et du beau. Seulement, ilfaut éviter que ce magistère ne dispose de la forceet ne fasse appel, pour maintenir son pouvoir, à desimpostures, à des superstitions.Il y avait aussi beaucoup d' illusions dans l' accueilque je faisais, en ces temps très anciens, aux idéessocialistes de 1848. Tout en continuant de croireque la science seule peut améliorer la malheureusesituation de l' homme ici-bas, je ne crois plus lasolution du problème aussi près de nous que je lecroyais alors. L' inégalité est écrite dans lanature ; elle est la conséquence de la liberté ; orla liberté de l' individu est un postulat nécessairedu progrès humain. Ce progrès implique de grandssacrifices du bonheur individuel. L' état actuel del' humanité, par exemple, exige le maintien desnations, qui sont des établissements extrêmementlourds à porter. Un état qui donnerait le plus grandbonheur possible aux individus serait probablement,au point de vue des nobles poursuites de l' humanité,un état de profond abaissement.L' erreur dont ces vieilles pages sont imprégnées,c' est un optimisme exagéré, qui ne sait pas voir quele mal vit encore et qu' il faut payer cher,c' est-à-dire------------------------------------------------------------------------pXen privilèges, le pouvoir qui nous protège contrele mal. On y trouve également enraciné un vieuxreste de catholicisme, l' idée qu' on reverra des âgesde foi, où régnera une religion obligatoire etuniverselle, comme cela eut lieu dans la premièremoitié du moyen âge. Dieu nous garde d' une tellemanière d' être sauvés ! L' unité de croyance,c' est-à-dire le fanatisme, ne renaîtrait dans lemonde qu' avec l' ignorance et la crédulité desanciens jours. Mieux vaut un peuple immoral qu' unpeuple fanatique ; car les masses immorales ne sontpas gênantes, tandis que les masses fanatiquesabêtissent le monde, et un monde condamné à labêtise n' a plus de raison pour que je m' y intéresse ;

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j' aime autant le voir mourir. Supposons les orangersatteints d' une maladie dont on ne puisse les guérirqu' en les empêchant de produire des oranges. Cela nevaudrait pas la peine, puisque l' oranger qui neproduit pas d' oranges n' est plus bon à rien.Une condition m' était imposée, pour qu' une tellepublication ne fût pas dénuée de tout intérêt,c' était de reproduire mon essai de jeunesse dans saforme naïve, touffue souvent abrupte. Si je m' étaisarrêté à faire disparaître d' innombrablesincorrections, à modifier une foule de pensées quime semblent maintenant exprimées d' une façonexagérée, ou qui------------------------------------------------------------------------pXIont perdu leur justesse, j' aurais été amené àcomposer un nouveau livre ; or le cadre de mon vieilouvrage n' est nullement celui que je choisiraisaujourd' hui. Je me suis donc borné à corriger lesinadvertances, ces grosses fautes qu' on ne voit quesur l' épreuve et que sûrement j' aurais effacées sij' avais imprimé le livre en son temps. J' ai laisséles notes en tas à la fin du volume. On sourira enmaint endroit ; peu m' importe, si l' on veut bienreconnaître en ces pages l' expression d' une grandehonnêteté intellectuelle et d' une parfaite sincérité.Un gros embarras résultait du parti que j' avaispris d' imprimer mon vieux pourana tel qu' il est ;c' étaient les ressemblances qui ne pouvaientmanquer de se remarquer entre certaines pages duprésent volume et plusieurs endroits de mes écritspubliés antérieurement. Outre le fragment inséré dansla liberté de penser, qui a été reproduit dansmes études contemporaines, beaucoup d' autrespassages ont coulé, soit pour la pensée seulement,soit pour la pensée et l' expression, dans mesouvrages imprimés, surtout dans ceux de ma premièreépoque. J' essayai d' abord de retrancher ces doublesemplois ; mais il------------------------------------------------------------------------pXIIfut bientôt évident pour moi que j' allais rendreainsi le livre tout à fait boiteux. Les partiesrépétées étaient les plus importantes ; toute lacomposition, comme un mur d' où l' on retirait despierres essentielles, allait crouler. Je résolusalors de m' en rapporter simplement à l' indulgence dulecteur. Les personnes qui me font l' honneur de liremes écrits avec suite me pardonneront, je l' espère,ces répétitions, si la publication nouvelle leurmontre ma pensée dans des agencements et descombinaisons qui ont pour elles quelque chosed' intéressant.

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Quand j' essaye de faire le bilan de ce qui, dansces rêves d' il y a un demi-siècle, est resté chimèreet de ce qui s' est réalisé, j' éprouve, je l' avoue, unsentiment de joie morale assez sensible. En somme,j' avais raison. Le progrès, sauf quelques déceptions,s' est accompli selon les lignes que j' imaginais. Jene voyais pas assez nettement à cette époque lesarrachements que l' homme a laissés dans le règneanimal ; je ne me faisais pas une idée suffisammentclaire de l' inégalité des races ; mais j' avais unsentiment juste de ce que j' appelais les origines dela vie. Je voyais bien que tout se fait dansl' humanité et dans la nature, que la création n' a pasde place dans la série des effets et des causes. Troppeu naturaliste------------------------------------------------------------------------pXIIIpour suivre les voies de la vie dans le labyrintheque nous voyons sans le voir, j' étais évolutionnistedécidé en tout ce qui concerne les produitsde l' humanité, langues, écritures, littératures,législations, formes sociales. J' entrevoyais que ledamier morphologique des espèces végétales etanimales est bien l' indice d' une genèse, que tout estné selon un dessin dont nous voyons l' obscur canevas.L' objet de la connaissance est un immensedéveloppement dont les sciences cosmologiques nousdonnent les premiers anneaux perceptibles, dontl' histoire proprement dite nous montre les derniersaboutissants. Comme Hegel, j' avais le tortd' attribuer trop affirmativement à l' humanité un rôlecentral dans l' univers. Il se peut que tout ledéveloppement humain n' ait pas plus de conséquenceque la mousse ou le lichen dont s' entoure toutesurface humectée. Pour nous, cependant, l' histoirede l' homme garde sa primauté, puisque l' humanitéseule, autant que nous savons, crée la conscience del' univers. La plante ne vaut que comme produisantdes fleurs, des fruits, des tubercules nutritifs, unarome, qui ne sont rien comme masses, si on lescompare à la masse de la plante, mais qui offrent,bien plus que les feuilles, les branches, le tronc,le caractère de la finalité.------------------------------------------------------------------------pXIVLes sciences historiques et leurs auxiliaires, lessciences philologiques, ont fait d' immenses conquêtesdepuis que je les embrassai avec tant d' amour,il y a quarante ans. Mais on en voit le bout.Dans un siècle, l' humanité saura à peu près cequ' elle peut savoir sur son passé ; et alors il seratemps de s' arrêter ; car le propre de ces études estaussitôt qu' elles ont atteint leur perfection

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relative, de commencer à se démolir. L' histoire desreligions est éclaircie dans ses branches les plusimportantes. Il est devenu clair, non par des raisonsa priori, mais par la discussion même desprétendus témoignages, qu' il n' y a jamais eu, dansles siècles attingibles à l' homme, de révélation nide fait surnaturel. Le processus de lacivilisation est reconnu dans ses lois générales.L' inégalité des races est constatée. Lestitres de chaque famille humaine à des mentionsplus ou moins honorables dans l' histoire duprogrès sont à peu près déterminés.Quant aux sciences politiques et sociales, on peutdire que le progrès y est faible. La vieilleéconomie politique, dont les prétentions étaient sihautes en 1848, a fait naufrage. Le socialisme,repris par les allemands avec plus de sérieux et deprofondeur, continue de troubler le monde, sansarborer de solution claire. M. De Bismarck, quis' était annoncé------------------------------------------------------------------------pXVcomme devant l' arrêter en cinq ans au moyen deses lois répressives, s' est évidemment trompé, aumoins cette fois. Ce qui paraît maintenant bienprobable, c' est que le socialisme ne finira pas. Maissûrement le socialisme qui triomphera sera biendifférent des utopies de 1848. Un oeil sagace, enl' an 300 de notre ère, aurait pu voir que lechristianisme ne finirait pas ; mais il aurait dûvoir que le monde ne finirait pas non plus, que lasociété humaine adapterait le christianisme à sesbesoins et, d' une croyance destructive au premierchef, ferait un calmant, une machine essentiellementconservatrice.En politique, la situation n' est pas plus claire. Leprincipe national a pris depuis 1848 undéveloppement extraordinaire. Le gouvernementreprésentatif est établi presque partout. Mais dessignes évidents de la fatigue causée par les chargesnationales se montrent à l' horizon. Le patriotismedevient local ; l' entraînement national diminue. Lesnations modernes ressemblent aux héros écrasés parleur armure, du tombeau de Maximilien à Inspruck,corps rachitiques sous des mailles de fer. LaFrance, qui a marché la première dans la voie del' esprit nationaliste, sera, selon la loi commune,la première à réagir contre le mouvement qu' elle aprovoqué.------------------------------------------------------------------------pXVIDans cinquante ans, le principe national sera enbaisse. L' effroyable dureté des procédés par lesquels

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les anciens états monarchiques obtenaient lessacrifices de l' individu, deviendra impossible dansles états libres ; on ne se discipline pas soi-même.Personne n' a plus de goût à servir de matériaux àces tours bâties, comme celles de Tamerlan, avec descadavres. Il est devenu trop clair, en effet, que lebonheur de l' individu n' est pas en proportion dela grandeur de la nation à laquelle il appartient,et puis il arrive d' ordinaire qu' une génération faitpeu de cas de ce pourquoi la génération précédentea donné sa vie.Ces variations ont pour cause l' incertitude de nosidées sur le but à atteindre et sur la fin ultérieurede l' humanité. Entre les deux objectifs de lapolitique, grandeur des nations, bien-être desindividus, on choisit par intérêt ou par passion.Rien ne nous indique quelle est la volonté de lanature, ni le but de l' univers. Pour nous autres,idéalistes, une seule doctrine est vraie, la doctrinetranscendante selon laquelle le but de l' humanité estla constitution d' une conscience supérieure, ou,comme on disait autrefois, " la plus grande gloirede Dieu " ; mais cette doctrine ne saurait servir debase à une politique applicable. Un tel objectif doit,au contraire,------------------------------------------------------------------------pXVIIêtre soigneusement dissimulé. Les hommes serévolteraient, s' ils savaient qu' ils sont ainsiexploités.Combien de temps l' esprit national l' emportera-t-ilencore sur l' égoïsme individuel ? Qui aura, dansdes siècles, le plus servi l' humanité, du patriote,du libéral, du réactionnaire, du socialiste, dusavant ? Nul ne le sait, et pourtant il seraitcapital de le savoir, car ce qui est bon dans une deshypothèses est mauvais dans l' autre. On aiguille sanssavoir où l' on veut aller. Selon le point qu' ils' agit d' atteindre, ce que fait la France, parexemple, est excellent ou détestable. Les autresnations ne sont pas plus éclairées. La politique estcomme un désert où l' on marche au hasard, vers lenord, vers le sud, car il faut marcher. Nul ne sait,dans l' ordre social, où est le bien. Ce qu' il y a deconsolant, c' est qu' on arrive nécessairement quelquepart. Dans le jeu de tir à la cible auquel s' amusel' humanité, le point atteint paraît le point visé. Leshommes de bonne volonté ont toujours ainsi laconscience en repos. La liberté, d' ailleurs, dans ledoute général où nous sommes, a sa valeur en toutcas ; puisqu' elle est une manière de laisser agir leressort secret qui meut l' humanité, et qui bon gré

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mal gré l' emporte toujours.En résumé, si, par l' incessant travail du xixesiècle,la connaissance des faits s' est singulièrementaugmentée, la destinée humaine est devenue plusobscure que jamais. Ce qu' il y a de grave, c' estque nous n' entrevoyons pas pour l' avenir, à moinsd' un retour à la crédulité, le moyen de donner àl' humanité un catéchisme désormais acceptable. Ilest donc possible que la ruine des croyancesidéalistes soit destinée à suivre la ruine descroyances surnaturelles, et qu' un abaissement réeldu moral de l' humanité date du jour où elle a vu laréalité des choses. à force de chimères, on avaitréussi à obtenir du bon gorille un effort moralsurprenant ; ôtées les chimères, une partie del' énergie factice qu' elles éveillaient disparaîtra.Même la gloire, comme force de traction, suppose àquelques égards l' immortalité, le fruit n' en devantd' ordinaire être touché qu' après la mort.Supprimez l' alcool au travailleur dont il fait laforce, mais ne lui demandez plus la même somme detravail.Je le dis franchement, je ne me figure pas commenton rebâtira, sans les anciens rêves, les assises d' unevie noble et heureuse. L' hypothèse où le vrai sageserait celui qui, s' interdisant les horizonslointains, renferme ses perspectives dans lesjouissances vulgaires, cette hypothèse, dis-je, nousrépugne absolument. Mais ce n' est pas d' aujourd' huique le bonheur------------------------------------------------------------------------pXIXet la noblesse de l' homme reposent sur unporte-à-faux. Continuons de jouir du don suprêmequi nous a été départi, celui d' être et de contemplerla réalité. La science restera toujours lasatisfaction du plus haut désir de notre nature, lacuriosité ; elle fournira toujours à l' homme le seulmoyen qu' il ait pour améliorer son sort. Ellepréserve de l' erreur plutôt qu' elle ne donne lavérité ; mais c' est déjà quelque chose d' être sûr den' être pas dupe. L' homme formé selon ces disciplinesvaut mieux en définitive que l' homme instinctif desâges de foi. Il est exempt d' erreurs où l' êtreinculte est fatalement entraîné. Il est plus éclairé,il commet moins de crimes, il est moins sublime etmoins absurde. Cela, dira-t-on, ne vaut pas leparadis que la science nous enlève. Qui sait d' abordsi elle nous l' enlève ? Et puis, après tout, onn' appauvrit personne en tirant de son portefeuilleles mauvaises valeurs et les faux billets. Mieux

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vaut un peu de bonne science que beaucoup de mauvaisescience. On se trompe moins en avouant qu' on ignorequ' en s' imaginant savoir beaucoup de choses qu' on nesait pas.J' eus donc raison, au début de ma carrièreintellectuelle, de croire fermement à la science etde la prendre comme but de ma vie. Si j' étais àrecommencer,------------------------------------------------------------------------pXXje referais ce que j' ai fait, et, pendant lepeu de temps qui me reste à vivre, je continuerai.L' immortalité, c' est de travailler à une oeuvreéternelle. Selon la première idée chrétienne, quiétait la vraie, ceux-là seuls ressusciteront qui ontservi au travail divin, c' est-à-dire à faire régnerDieu sur la terre. La punition des méchants et desfrivoles sera le néant. Une formidable objectionse dresse ici contre nous. La science peut-elle êtreplus éternelle que l' humanité, dont la fin estécrite par le fait seul qu' elle a commencé ?N' importe ; il n' y a guère plus d' un siècle que laraison travaille avec suite au problème des choses.Elle a trouvé des merveilles, qui ontprodigieusement multiplié le pouvoir de l' homme.Que sera-ce donc dans cent mille ans ? Etsongez qu' aucune vérité ne se perd, qu' aucuneerreur ne se fonde. Cela donne une sécurité biengrande. Nous ne craignons vraiment que la chute duciel, et, même quand le ciel croulerait, nous nousendormirions tranquilles encore sur cette pensée :l' être, dont nous avons été l' efflorescencepassagère, a toujours existé, existera toujours.------------------------------------------------------------------------p7CHAPITRE IUne seule chose est nécessaire ! J' admets dans toutesa portée philosophique ce précepte du grand maîtrede la morale. Je le regarde comme le principe de toutenoble vie, comme la formule expressive, quoiquedangereuse en sa brièveté, de la nature humaine, aupoint de vue de la moralité et du devoir. Le premierpas de celui qui veut se donner à la sagesse, commedisait la respectable antiquité, est de faire deuxparts dans la vie : l' une vulgaire et n' ayant rien desacré, se résumant en des besoins et des jouissancesd' un ordre inférieur (vie matérielle, plaisir,fortune, etc.) ; l' autre que l' on peut appeleridéale, céleste, divine, désintéressée, ayant pourobjet les formes pures de la vérité, de la beauté,de la bonté morale, c' est-à-dire, pour prendrel' expression la plus compréhensive et la plusconsacrée par les respects du passé, Dieu lui-même,

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touché, perçu, senti sous ses mille formes parl' intelligence de tout ce qui est vrai, et l' amourde tout ce qui est beau. C' est la grande oppositiondu corps et de l' âme, reconnue------------------------------------------------------------------------p8par toutes les religions et toutes les philosophiesélevées, opposition très superficielle si on prétendy voir une dualité de substance dans la personnehumaine, mais qui demeure d' une parfaite vérité, si,élargissant convenablement le sens de ces deux motset les appliquant à deux ordres de phénomènes, on lesentend des deux vies ouvertes devant l' homme.Reconnaître la distinction de ces deux vies, c' estreconnaître que la vie supérieure, la vieidéale, est tout, et que la vie inférieure, la viedes intérêts et des plaisirs n' est rien, qu' elles' efface devant la première comme le fini devantl' infini, et que si la sagesse pratique ordonned' y penser, ce n' est qu' en vue et comme conditionde la première.En débutant par de si pesantes vérités, j' ai pris,je le sais, mon brevet de béotien. Mais sur ce pointje suis sans pudeur ; depuis longtemps je me suisplacé parmi les esprits simples et lourds quiprennent religieusement les choses. J' ai lafaiblesse de regarder comme de mauvais ton et trèsfacile à imiter cette prétendue délicatesse, qui nepeut se résoudre à prendre la vie comme chose sérieuseet sainte ; et, s' il n' y avait pas d' autre choix àfaire, je préfèrerais, au moins en morale, lesformules du plus étroit dogmatisme à cettelégèreté, à laquelle on fait beaucoup d' honneuren lui donnant le nom de scepticisme, et qu' ilfaudrait appeler niaiserie et nullité. S' il étaitvrai que la vie humaine ne fût qu' une vainesuccession de faits vulgaires, sans valeursuprasensible, dès la première réflexion sérieuse,il faudrait se donner la mort ; il n' y aurait pas demilieu entre l' ivresse, une occupation tyrannique detous les instants, et le suicide. Vivre de la viede l' esprit, aspirer l' infini par tous les pores,réaliser le beau, atteindre le parfait, chacunsuivant sa mesure, c' est la seule------------------------------------------------------------------------p9chose nécessaire. Tout le reste est vanité etaffliction d' esprit.L' ascétisme chrétien, en proclamant cette grandesimplification de la vie, entendit d' une façon siétroite la seule chose nécessaire, que son principedevint avec le temps pour l' esprit humain une chaîneintolérable. Non seulement il négligea totalement le

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vrai et le beau (la philosophie, la science, lapoésie étaient des vanités) ; mais, en s' attachantexclusivement au bien, il le conçut sous saforme la plus mesquine : le bien fut pour lui laréalisation de la volonté d' un être supérieur, unesorte de sujétion humiliante pour la dignitéhumaine : car la réalisation du bien moral n' est pasplus une obéissance à des lois imposées que laréalisation du beau dans une oeuvre d' art n' estl' exécution de certaines règles. Ainsi lanature humaine se trouva mutilée dans sa portion laplus élevée. Parmi les choses intellectuelles quisont toutes également saintes, on distingua du sacréet du profane. Le profane, grâce aux instincts de lanature plus forts que les principes d' un ascétismeartificiel, ne fut pas entièrement banni ; on letolérait, quoique vanité ; quelquefois ons' adoucissait jusqu' à l' appeler la moins vaine desvanités ; mais, si l' on eût été conséquent, on l' eûtproscrit sans pitié ; c' était une faiblesse àlaquelle les parfaits renonçaient. Fatale distinction,qui a empoisonné l' existence de tant d' âmes belleset libres, nées pour savourer l' idéal dans toute soninfinité, et dont la vie s' est écoulée triste etoppressée sous l' étreinte de l' étau fatal ! Que deluttes elle m' a coûtées ! La première victoirephilosophique de ma jeunesse fut de proclamer du fondde ma conscience : tout ce qui est de l' âme estsacré.Ce n' est donc pas une limite étroite que nous posons------------------------------------------------------------------------p10à la nature humaine, en proposant à son activité uneseule chose comme digne d' elle : car cette seule choserenferme l' infini. Elle n' exclut que le vulgaire, quin' a de valeur qu' en tant qu' il est senti, et aumoment où il est senti ; et cette sphère inférieureelle-même est bien moins étendue qu' on pourrait lecroire. Il y a dans la vie humaine très peu de chosestout à fait profanes. Le progrès de la moralitéet de l' intelligence amènera des points de vuenouveaux, qui donneront une valeur idéale aux actesen apparence les plus grossiers. Le christianisme,aidé par les instincts des races celtiques etgermaniques, n' a-t-il pas élevé à la dignitéd' un sentiment esthétique et moral un fait oùl' antiquité tout entière, Platon à peine excepté,n' avait vu qu' une jouissance ? L' acte le plusmatériel de la vie, celui de la nourriture, nereçut-il pas des premiers chrétiens une admirablesignification mystique ? Le travail matériel, quin' est aujourd' hui qu' une corvée abrutissante pour

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ceux qui y sont condamnés, n' était pas tel au moyenâge, pour ces ouvriers qui bâtissaient descathédrales en chantant. Qui sait si un jour la vuedu bien général de l' humanité, pour laquelle onconstruit, ne viendra pas adoucir et sanctifier lessueurs de l' homme ? Car, au point de vue del' humanité, les travaux les plus humbles ontune valeur idéale, puisqu' ils sont le moyen ou dumoins la condition des conquêtes de l' esprit. Lasanctification de la vie inférieure par des pratiqueset des cérémonies extérieures est un trait communà toutes les religions. Les progrès du rationalismeont pu d' abord, et cela sans grand mérite, déclarerces cérémonies purement superstitieuses. Qu' en est-ilrésulté ? Privée de son idéalisation, la vie estdevenue quelque chose de profane, de vulgaire,de prosaïque, à tel point que, pour certains actes,où le------------------------------------------------------------------------p11besoin d' une signification religieuse était plussensible, comme la naissance, le mariage, la mort,on a conservé les anciennes cérémonies, lors mêmequ' on ne croit plus à leur efficacité. Un progrèsultérieur conciliera, ce me semble, ces deuxtendances, en substituant à des actes sacramentels,qui ne peuvent valoir que par leur signification,et qui, envisagés dans leur exécution matériellesont complètement inefficaces, le sentiment moraldans toute sa pureté.Ainsi, tout ce qui se rattache à la vie supérieure del' homme, à cette vie par laquelle il se distingue del' animal, tout cela est sacré, tout cela est dignede la passion des belles âmes. Un beau sentiment vautune belle pensée ; une belle pensée vaut une belleaction. Un système de philosophie vaut un poème, unpoème vaut une découverte scientifique, une vie descience vaut une vie de vertu. L' homme parfaitserait celui qui serait à la fois poète, philosophe,savant, homme vertueux, et cela non par intervalleset à des moments distincts (il ne le seraitalors que médiocrement), mais par une intimecompénétration à tous les moments de sa vie, quiserait poète alors qu' il est philosophe, philosophealors qu' il est savant, chez qui, en un mot, tous leséléments de l' humanité se réuniraient en uneharmonie supérieure, comme dans l' humanitéelle-même. La faiblesse de notre âge d' analysene permet pas cette haute unité ; la vie devient unmétier, une profession ; il faut afficher le titrede poète, d' artiste ou de savant, se créer un petitmonde où l' on vit à part, sans comprendre tout le

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reste et souvent en le niant. Que ce soit là unenécessité de l' état actuel de l' esprit humain,nul ne peut songer à le nier ; il faut toutefoisreconnaître qu' un tel système de vie, bienqu' excusé par sa nécessité,------------------------------------------------------------------------p12est contraire à la dignité humaine et à la perfectionde l' individu. Envisagé comme homme, un Newton, unCuvier, un Heyne, rend un moins beau son qu' unsage antique, un Solon ou un Pythagore parexemple. La fin de l' homme n' est pas de savoir, desentir, d' imaginer, mais d' être parfait, c' est-à-dired' être homme dans toute l' acception du mot ;c' est d' offrir dans un type individuel le tableauabrégé de l' humanité complète, et de montrerréunies dans une puissante unité toutes les faces dela vie que l' humanité a esquissées dans des temps etdes lieux divers. On s' imagine trop souvent que lamoralité seule fait la perfection, que la poursuitedu vrai et du beau ne constitue qu' une jouissance,que l' homme parfait, c' est l' honnête homme, le frèremorave par exemple. Le modèle de la perfection nousest donné par l' humanité elle-même ; la vie la plusparfaite est celle qui représente le mieux toutel' humanité. Or l' humanité cultivée n' est pas seulementmorale ; elle est encore savante, curieuse, poétique,passionnée.Ce serait sans doute porter ses espérances surl' avenir de l' humanité au delà des limites respectéespar les plus hardis utopistes, que de penser quel' homme individuel pourra un jour embrasser tout lechamp de la culture intellectuelle. Mais il y a dansles branches diverses de la science et de l' art deuxéléments parfaitement distincts et qui, égalementnécessaires pour la production de l' oeuvrescientifique ou artistique, contribuent trèsinégalement à la perfection de l' individu : d' unepart, les procédés, l' habileté pratique,indispensables pour la découverte du vrai ou laréalisation du beau ; de l' autre, l' esprit quicrée et anime, l' âme qui vivifie l' oeuvre d' art, lagrande loi qui donne un sens et une valeur à telledécouverte------------------------------------------------------------------------p13scientifique. Il sera à tout jamais impossible quele même homme sache manier avec la même habileté lepinceau du peintre, l' instrument du musicien,l' appareil du chimiste. Il y a là une éducationspéciale et une habileté pratique qui, pour passer aurang d' habitude irréfléchie et spontanée, exige unevie entière d' exercice. Mais ce qui pourra devenir

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possible dans une forme plus avancée de la cultureintellectuelle, c' est que le sentiment qui donne lavie à la composition de l' artiste ou du poète, lapénétration du savant et du philosophe, le sens moraldu grand caractère, se réunissent pour former uneseule âme, sympathique à toutes les choses belles,bonnes et vraies, et pour constituer un type moralde l' humanité complète, un idéal qui, sans seréaliser dans tel ou tel, soit pour l' avenir ce quele christ a été depuis dix-huit cents ans, -unchrist qui ne représenterait plus seulement le côtémoral à sa plus haute puissance, mais encore le côtéesthétique et scientifique de l' humanité.Au fond, toutes ces catégories des formes puresperçues par l' intelligence ne constituent que desfaces d' une même unité. La divergence ne commencequ' à une région inférieure. Il y a un grand foyercentral où la poésie, la science et la morale sontidentiques, où savoir, admirer, aimer, sont une mêmechose, où tombent toutes les oppositions, oùla nature humaine retrouve dans l' identité del' objet la haute harmonie de toutes ses facultés etce grand acte d' adoration, qui résume la tendance detout son être vers l' éternel infini. Le saint estcelui qui consacre sa vie à ce grand idéal, etdéclare tout le reste inutile.Pascal a supérieurement montré le cercle vicieuxnécessaire de la vie positive. On travaille pour lerepos, puis le repos est insupportable. On ne vitpas, mais on------------------------------------------------------------------------p14espère vivre. Le fait est que les gens du monden' ont jamais, ce me semble, un système de vie bienarrêté, et ne peuvent dire précisément ce qui estprincipal, ce qui est accessoire, ce qui est fin,ce qui est moyen. La richesse ne saurait être le butfinal, puisqu' elle n' a de valeur que par lesjouissances qu' elle procure. Et pourtant tout lesérieux de la vie s' use autour de l' acquisition de larichesse, et on ne regarde le plaisir que comme undélassement pour les moments perdus et les annéesinutiles. Le philosophe et l' homme religieux peuventseuls à tous les instants se reposer pleinement,saisir et embrasser le moment qui passe, sans rienremettre à l' avenir.Un homme disait un jour à un philosophe del' antiquité qu' il ne se croyait pas né pour laphilosophie : " malheureux, lui dit le sage, pourquoidonc es-tu né ? " certes, si la philosophie était unespécialité, une profession comme une autre ; siphilosopher, c' était étudier ou chercher la solution

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d' un certain nombre de questions plus ou moinsimportantes, la réponse de ce sage serait unétrange contre-sens. Et pourtant si l' on saitentendre la philosophie, dans son sens véritable,celui-là est en effet un misérable, qui n' est pasphilosophe, c' est-à-dire qui n' est point arrivéà comprendre le sens élevé de la vie. Bien desgens renoncent aussi volontiers au titre de poète. Siêtre poète, c' était avoir l' habitude d' un certainmécanisme de langage, ils seraient excusables. Mais sil' on entend par poésie cette faculté qu' a l' âmed' être touchée d' une certaine façon, de rendre un sond' une nature particulière et indéfinissable en facedes beautés des choses, celui qui n' est pas poèten' est pas homme, et renoncer à ce titre, c' estabdiquer volontairement la dignité de sa nature.D' illustres exemples prouveraient au besoin que cette------------------------------------------------------------------------p15haute harmonie des puissances de la nature humainen' est pas une chimère. La vie des hommes de génieprésente presque toujours le ravissant spectacled' une vaste capacité intellectuelle jointe à un senspoétique très élevé et à une charmante bonté d' âme,si bien que leur vie, dans sa calme et suaveplacidité, est presque toujours leur plus belouvrage et forme une partie essentielle de leursoeuvres complètes. à vrai dire, ces mots de poésie,de philosophie, d' art, de science, désignent moinsdes objets divers proposés à l' activitéintellectuelle de l' homme, que des manièresdifférentes d' envisager le même objet, qui estl' être dans toutes ses manifestations. C' est pour celaque le grand philosophe n' est pas sans être poète ;le grand artiste est souvent plus philosophe que ceuxqui portent ce nom. Ce ne sont là que des formesdifférentes, qui, comme celles de la littérature,sont aptes à exprimer toute chose. Béranger a putout dire sous forme de chansons, tel autre sousforme de romans, tel autre sous forme d' histoire.Tous les génies sont universels quant à l' objetde leurs travaux, et, autant les petits esprits sontinsoutenables quand ils veulent établir laprééminence exclusive de leur art, autant les grandshommes ont raison quand ils soutiennent que leur artest le tout de l' homme, puisqu' il leur sert en effetà exprimer la chose indivise par excellence, l' âme,Dieu.Il faut pourtant reconnaître que le secret pour allierces éléments divers n' est pas encore trouvé. Dansl' état actuel de l' esprit humain, une trop richenature est un supplice. L' homme né avec une faculté

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éminente qui absorbe toutes les autres est bien plusheureux que celui qui trouve en lui des besoinstoujours nouveaux, qu' il ne peut satisfaire. Il luifaudrait une vie pour savoir, une------------------------------------------------------------------------p16vie pour sentir et aimer, une vie pour agir, ouplutôt il voudrait pouvoir mener de front une séried' existences parallèles, tout en ayant dans une unitésupérieure la conscience simultanée de chacune d' elles.Bornée par le temps et par des nécessitésextérieures, son activité concentrée se dévoreintérieurement. Il a tant à vivre pour lui-mêmequ' il n' a pas le temps de vivre pour le dehors.Il ne veut rien laisser perdre de cette vie brûlanteet multiple, qui lui échappe et qu' il dévore avecprécipitation et avidité. Il roule d' un monde surl' autre, ou plutôt des mondes mal harmonisés seheurtent dans son sein. Il envie tour à tour, car ilsait comprendre tour à tour, l' âme simple qui vit defoi et d' amour, l' âme virile qui prend la vie commeun musculeux athlète, l' esprit pénétrant etcritique, qui savoure à loisir le charme de manierson instrument exact et sûr. Puis quand il se voitdans l' impossibilité de réaliser cet idéal multiple,quand il voit cette vie si courte, si partagée, sifatalement incomplète, quand il songe que des côtésentiers de sa riche et féconde nature resteront àjamais ensevelis dans l' ombre, c' est un retour d' uneamertume sans pareille. Il maudit cettesurabondance de vie, qui n' aboutit qu' à se consumersans fruit, ou, s' il déverse son activité sur quelqueoeuvre extérieure, il souffre encore de n' y pouvoirmettre qu' une portion de lui-même. à peine a-t-ilréalisé une face de la vie, que mille autres nonmoins belles se révèlent à lui, le déçoivent etl' entraînent à leur tour, jusqu' au jour oùil faut finir, et où, jetant un regard en arrière, ilpeut enfin dire avec consolation : j' ai beaucoupvécu. C' est le premier jour où il trouve sarécompense.------------------------------------------------------------------------p17CHAPITRE IISavoir est le premier mot du symbole de la religionnaturelle : car savoir est la première condition ducommerce de l' homme avec les choses, de cettepénétration de l' univers qui est la vieintellectuelle de l' individu : savoir, c' ests' initier à Dieu. Par l' ignorance l' homme estcomme séquestré de la nature, renfermé en lui-même etréduit à se faire un non-moi fantastique, sur lemodèle de sa personnalité. De là ce monde étrange où

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vit l' enfance, où vivait l' homme primitif. L' hommene communique avec les choses que par le savoir etpar l' amour : sans la science il n' aime que deschimères. La science seule fournit le fond deréalité nécessaire à la vie. En concevant l' âmeindividuelle, à la façon de Leibnitz, commeun miroir où se reflète l' univers, c' est par lascience qu' elle peut réfléchir une portion plus oumoins grande de ce qui est, et approcher de sa fin,qui serait d' être en parfaite harmonie avecl' universalité des choses.savoir est de tous les actes de la vie le moinsprofane, car c' est le plus désintéressé, le plusindépendant de la jouissance, le plus objectifpour parler le langage de l' école. C' est perdresa peine que de prouver sa sainteté ; carceux-là seuls peuvent songer à la nier pour lesquelsil n' y a rien de saint.Ceux qui s' en tiennent aux faits de la naturehumaine, sans se permettre de qualification sur lavaleur des choses, ne peuvent nier au moins que lascience ne soit le premier besoin de l' humanité.L' homme en face des choses------------------------------------------------------------------------p18est fatalement porté à en chercher le secret. Leproblème se pose de lui-même, et en vertu de cettefaculté qu' a l' homme d' aller au delà du phénomènequ' il perçoit. C' est d' abord la nature qui aiguisecet appétit de savoir ; il s' attaque à elle avecl' impatience de la présomption naïve, qui croit,dès ses premiers essais et en quelques pages,dresser le système de l' univers. Puis c' estlui-même ; bien plus tard, c' est son espèce, c' estl' humanité, c' est l' histoire. Puis c' est le problèmefinal, la grande cause, la loi suprême qui tente sacuriosité. Le problème se varie, s' élargit àl' infini, suivant les horizons de chaque âge ;mais toujours il se pose ; toujours, en face del' inconnu, l' homme ressent un double sentiment :respect pour le mystère, noble témérité qui le porteà déchirer le voile pour connaître ce qui est au delà.Rester indifférent devant l' univers est choseimpossible pour l' homme. Dès qu' il pense, il cherche,il se pose des problèmes et les résout ; il lui fautun système sur le monde, sur lui-même, sur la causepremière, sur son origine, sur sa fin. Il n' a pas lesdonnées nécessaires pour répondre aux questions qu' ils' adresse ; qu' importe ? Il y supplée de lui-même.De là les religions primitives, solutionsimprovisées d' un problème qui exigeait de longssiècles de recherches, mais pour lequel il fallait

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sans délai une réponse. La science méthodique saitse résoudre à ignorer ou du moins à supporter ledélai ; la science primitive du premier bond voulaitavoir la raison des choses. C' est qu' à vrai dire,demander à l' homme d' ajourner certains problèmeset de remettre aux siècles futurs de savoir ce qu' ilest, quelle place il occupe dans le monde,quelle est la cause du monde et de lui-même, c' est luidemander l' impossible. Alors même qu' il sauraitl' énigme------------------------------------------------------------------------p19insoluble, on ne pourrait l' empêcher de s' agacer etde s' user autour d' elle.Il y a, je le sais, dans cet acte hardi par lequell' homme soulève le mystère des choses, quelque chosed' irrévérencieux et d' attentatoire, une sorte delèse-majesté divine. Ainsi, du moins, le comprirenttous les peuples anciens. La science à leurs yeuxfut un vol fait à Dieu, une façon de le braver etde lui désobéir. Dans le beau mythe par lequels' ouvre le livre des Hébreux, c' est le géniedu mal qui pousse l' homme à sortir de son innocenteignorance, pour devenir semblable à Dieu par lascience distincte et antithétique du bien et du mal.La fable de Prométhée n' a pas d' autre sens : lesconquêtes de la civilisation présentées comme unattentat, comme un rapt illicite fait à une divinitéjalouse, qui voulait se les réserver. De là ce fiercaractère d' audace contre les dieux que portent lespremiers inventeurs ; de là ce thème développédans tant de légendes mythologiques : que le désird' un meilleur état est la source de tout le mal dansle monde. On comprend que l' antiquité, n' ayant pas legrand mot de l' énigme, le progrès, n' ait éprouvé qu' unsentiment de crainte respectueuse en brisant lesbarrières qui lui semblaient posées par une forcesupérieure, que, n' osant placer le bonheur dansl' avenir, elle l' ait rêvé dans un âge d' orprimitif (1), qu' elle ait dit : Audax Iapetigenus, qu' elle ait appelé la conquête du parfaitun vetitum nefas. l' humanité avait alors lesentiment de l' obstacle et non celui de la victoire ;mais tout en s' appelant audacieuse et téméraire, ellemarchait toujours. Pour nous, arrivés au grandmoment de la conscience, il ne s' agit plus de dire :Caelum ipsum petimus stultitia ! et d' avanceren sacrilèges. Il faut marcher la tête haute et sans------------------------------------------------------------------------p20crainte vers ce qui est notre bien, et quand nousfaisons violence aux choses pour leur arracher leursecret, être bien convaincus que nous agissons pour

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nous, pour elles et pour Dieu.Ce n' est pas du premier coup que l' homme arrive à laconscience de sa force et de son pouvoir créateur.Chez les peuples primitifs, toutes les oeuvresmerveilleuses de l' intelligence sont rapportées à ladivinité ; les sages se croient inspirés, et sevantent avec une pleine conviction de relationsmystérieuses avec des êtres supérieurs. Souventce sont les agents surnaturels qui sont eux-mêmesles auteurs des oeuvres qui semblent dépasser lesforces de l' homme. Dans Homère Héphaestos crée tousles mécanismes ingénieux. Les siècles crédules dumoyen âge attribuent à des facultés secrètes, à uncommerce avec le démon, toute science éminente outoute habileté qui s' élève au-dessus du niveaucommun. En général, les siècles peu réfléchis sontportés à substituer des explications théologiquesaux explications psychologiques. Il semble naturelde croire que la grâce vient d' en haut ; ce n' estque bien tard qu' on arrive à découvrir qu' elle sortdu fond de la conscience. Le vulgaire aussi se figureque la rosée tombe du ciel et croit à peine le savantqui l' assure qu' elle sort des plantes.Quand je veux me représenter le fait générateur de lascience dans toute sa naïveté primitive et son élandésintéressé, je me reporte avec un charmeinexprimable aux premiers philosophes rationalistesde la Grèce. Il y a dans cette ardeur spontanéede quelques hommes qui, sans antécédenttraditionnel ni motif officiel, par la simpleimpulsion intérieure de leur nature, abordentl' éternel problème sous sa forme véritable, uneingénuité, une------------------------------------------------------------------------p21vérité inappréciable aux yeux du psychologue.Aristote est déjà un savant réfléchi, qui aconscience de son procédé, qui fait de la scienceet de la philosophie comme Virgile faisait desvers. Ces premiers penseurs, au contraire, sontbien autrement possédés par leur curiosité spontanée.L' objet est là devant eux, aiguisant leur appétit ;ils se prennent à lui comme l' enfant qui s' impatienteautour d' une machine compliquée, la tente par tous lescôtés pour en avoir le secret, et ne s' arrête quequand il a trouvé un mot qu' il croit suffisammentexplicatif. Cette science primitive n' est que lepourquoi répété de l' enfance, à la seuledifférence que l' enfant trouve chez nous unepersonne réfléchie pour répondre à sa question, tandisque là c' est l' enfant lui-même qui fait sa réponseavec la même naïveté. Il me semble aussi difficile

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de comprendre le vrai point de vue de la sciencesans avoir étudié ces savants primitifs, que d' avoirle haut sens de la poésie sans avoir étudié lespoésies primitives.Une civilisation affairée comme la nôtre est loind' être favorable à l' exaltation de ces besoinsspéculatifs. La curiosité n' est nulle part plus vive,plus pure, plus objective que chez l' enfant et chezles peuples sauvages. Comme ils s' intéressentnaïvement à la nature, aux animaux (2), sansarrière-pensée, ni respect humain ! L' hommeaffairé, au contraire, s' ennuie dans la compagniede la nature et des animaux ; ces jouissancesdésintéressées n' ont rien à faire avec son égoïsme.L' homme simple, abandonné à sa propre pensée, se faitsouvent un système des choses bien plus complet etplus étendu que l' homme qui n' a reçu qu' uneinstruction factice et conventionnelle. Leshabitudes de la vie pratique affaiblissent l' instinctde curiosité pure ; mais c' est une consolation pourl' amant------------------------------------------------------------------------p22de la science de songer que rien ne pourra ledétruire, que le monument auquel il a ajouté unepierre est éternel, qu' il a sa garantie, comme lamorale, dans les instincts mêmes de la naturehumaine.On n' envisage d' ordinaire la science que par sesrésultats pratiques et ses effets civilisateurs. Ondécouvre sans peine que la société moderne lui estredevable de ses principales améliorations. Celaest très vrai ; mais c' est poser la thèse d' unefaçon dangereuse. C' est comme si, pour établir lamorale, on se bornait à présenter les avantagesqu' elle procure à la société. La science, aussi bienque la morale, a sa valeur en elle-même etindépendamment de tout résultat avantageux.Ces résultats, d' ailleurs, sont presque toujoursconçus de la façon la plus mesquine. On n' y voitd' ordinaire que des applications, qui sans douteont leur prix et servent puissamment par contre-couple progrès de l' esprit, mais qui n' ont enelles-mêmes que peu ou point de valeur idéale.Les applications morales, en effet, détournentpresque toujours la science de sa fin véritable.N' étudier l' histoire que pour les leçons de moraleou de sagesse pratique qui en découlent, c' estrenouveler la plaisante théorie de ces mauvaisinterprètes d' Aristote qui donnaient pour butà l' art dramatique de guérir les passions qu' ilmet en scène. L' esprit que j' attaque ici est celui de

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la science anglaise si peu élevée, si peuphilosophique. Je ne sais si aucun anglais, Byronpeut-être excepté, a compris d' une façon bienprofonde la philosophie des choses. Régler sa vieconformément à la raison, éviter l' erreur, ne points' engager dans des entreprises inexécutables, seprocurer une existence douce et assurée, reconnaîtrela simplicité des lois de l' univers et arriver------------------------------------------------------------------------p23à quelques vues de théologie naturelle, voilà pourles anglais qui pensent le but souverain de lascience. Jamais une idée de haute et inquiètespéculation, jamais un regard profond jeté sur ce quiest. Cela tient sans doute à ce que, chez nosvoisins, la religion positive, mise sousun séquestre conservateur, et tenue pourinattaquable, est considérée comme donnant encorele mot des grandes choses (3). La science, en effet,ne valant qu' en tant qu' elle peut remplacer lareligion, que devient-elle dans un pareil système ?Un petit procédé pour se former le bon sens, unefaçon de se bien poser dans la vie et d' acquérird' utiles et curieuses connaissances. Misères que toutcela ! Pour moi, je ne connais qu' un seul résultatà la science, c' est de résoudre l' énigme, c' est dedire définitivement à l' homme le mot des choses,c' est de l' expliquer à lui-même, c' est de lui donner,au nom de la seule autorité légitime qui est lanature humaine tout entière, le symbole que lesreligions lui donnaient tout fait et qu' ilne peut plus accepter. Vivre sans un système sur leschoses, c' est ne pas vivre une vie d' homme. Jecomprends certes le scepticisme, c' est un systèmecomme un autre ; il a sa grandeur et sa noblesse.Je comprends la foi, je l' envie et la regrettepeut-être. Mais ce qui me semble un monstre dansl' humanité, c' est l' indifférence et lalégèreté. Spirituel tant qu' on voudra, celui qui enface de l' infini ne se voit pas entouré de mystèreset de problèmes, celui-là n' est à mes yeux qu' unhébété.C' est énoncer une vérité désormais banale que de direque ce sont les idées qui mènent le monde. C' estd' ailleurs dire plutôt ce qui devrait être et ce quisera, que ce qui a été. Il est incontestablequ' il faut faire dans l' histoire une large part à laforce, au caprice, et même à ce qu' on------------------------------------------------------------------------p24peut appeler le hasard, c' est-à-dire à ce qui n' apas de cause morale proportionnée à l' effet (4). Laphilosophie pure n' a pas exercé d' action bien

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immédiate sur la marche de l' humanité avant lexviiie siècle, et il est beaucoup plus vraide dire que les époques historiques font lesphilosophies, qu' il ne l' est de dire que lesphilosophies font les époques. Mais ce qui resteincontestable, c' est que l' humanité tend sans cesse,à travers ses oscillations, à un état plus parfait ;c' est qu' elle a le droit et le pouvoir de faireprédominer de plus en plus, dans le gouvernementdes choses, la raison sur le caprice et l' instinct.Il n' y a pas à raisonner avec celui qui pense quel' histoire est une agitation sans but, un mouvementsans résultante. On ne prouvera jamais la marche del' humanité à celui qui n' est point arrivé à ladécouvrir. C' est là le premier mot du symbole duxixe siècle, l' immense résultat que la sciencede l' humanité a conquis depuis un siècle.Au-dessus des individus, il y a l' humanité, qui vitet se développe comme tout être organique, et qui,comme tout être organique, tend au parfait,c' est-à-dire à la plénitude de son être (5). Aprèsavoir marché de longs siècles dans la nuit del' enfance, sans conscience d' elle-même et par laseule force de son ressort, est venu le grand momentoù elle a pris, comme l' individu, possessiond' elle-même, où elle s' est reconnue, où elle s' estsentie comme unité vivante ; moment à jamaismémorable que nous ne voyons pas, parce qu' il esttrop près de nous, mais qui constituera, ce mesemble, aux yeux de l' avenir, une révolutioncomparable à celle qui a marqué une nouvelle èredans l' histoire de tous les peuples. Il y a àpeine un demi-siècle que l' humanité s' est comprise etréfléchie (6), et l' on s' étonne que la consciencede son------------------------------------------------------------------------p25unité et de sa solidarité soit encore si faible !La révolution française est le premier essai del' humanité pour prendre ses propres rènes et sediriger elle-même. C' est l' avénement de laréflexion dans le gouvernement de l' humanité.C' est le moment correspondant à celui où l' enfant,conduit jusque-là par les instincts spontanés, lecaprice et la volonté des autres, se pose en personnelibre, morale et responsable de ses actes. On peut,avec Robert Owen, appeler tout ce qui précèdepériode irrationnelle de l' existence humaine,et un jour cette période ne comptera dansl' histoire de l' humanité, et dans celle de notrenation en particulier, que comme une curieuse préface,à peu près ce qu' est à l' histoire de France ce

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chapitre dont on la fait d' ordinaire précéder surl' histoire des Gaules. La vraie histoire de Francecommence à 89 ; tout ce qui précède est lalente préparation de 89, et n' a d' intérêt qu' à ceprix. Parcourez en effet l' histoire, vous netrouverez rien d' analogue à ce fait immense queprésente tout le xviiie siècle : des philosophes,des hommes d' esprit, ne s' occupant nullementde politique actuelle, qui changent radicalement lefond des idées reçues, et opèrent la plus grande desrévolutions, et cela avec conscience, réflexion, surla foi de leurs systèmes. La révolution de 89 est unerévolution faite par des philosophes. Condorcet,Mirabeau, Robespierre offrent le premier exemplede théoriciens s' ingérant dans la direction deschoses et cherchant à gouverner l' humanité d' unefaçon raisonnable et scientifique. Tous lesmembres de la constituante, de la législative et dela convention étaient à la lettre et presque sansexception des disciples de Voltaire et de Rousseau.Je dirai bientôt comment le char dirigé par de tellesmains ne pouvait d' abord être si bien conduit quequand il marchait tout------------------------------------------------------------------------p26seul, et comment il devait aller se briser dans unabîme. Ce qu' il importe de constater, c' est cetteincomparable audace, cette merveilleuse et hardietentative de réformer le monde conformément à laraison, de s' attaquer à tout ce qui est préjugé,établissement aveugle, usage en apparenceirrationnel, pour y substituer un système calculécomme une formule, combiné comme une machineartificielle (7). Cela, dis-je, est unique et sansexemple dans tous les siècles antérieurs ; celaconstitue un âge dans l' histoire de l' humanité.Certes une pareille tentative ne pouvait êtrede tout point irréprochable. Car ces institutionsqui semblent si absurdes, ne le sont pas au fondautant qu' elles le paraissent ; ces préjugés ont leurraison, que vous ne voyez pas. Le principe estincontestable ; l' esprit seul doit régner, l' espritseul, c' est-à-dire la raison, doit gouverner le monde.Mais qui vous dit que votre analyse est complète, quevous n' êtes point amené à nier ce que vous necomprenez pas, et qu' une philosophie plus avancéen' arrivera point à justifier l' oeuvre spontanéede l' humanité ? Il est facile de montrer quela plupart des préjugés sur lesquels reposaitl' ancienne société, le privilège de la noblesse, ledroit d' aînesse, la légitimité, etc., sontirrationnels et absurdes au point de vue de la

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raison abstraite, que dans une sociéténormalement constituée, de telles superstitionsn' auraient point de place. Cela a une clartéanalytique et séduisante comme l' aimait lexviiie siècle. Mais est-ce une raison pourblâmer absolument ces abus dans le vieil édifice del' humanité, où ils entrent comme partie intégrante ?Il est certain que la critique de ces premiersréformateurs fut, sur plusieurs points, aigre,inintelligente du spontané, trop orgueilleuse desfaciles découvertes de la raison réfléchie.------------------------------------------------------------------------p27En général la philosophie du xviiie siècle et lapolitique de la première révolution présentent lesdéfauts inséparables de la première réflexion :l' inintelligence du naïf, la tendance à déclarerabsurde ce dont on ne voit point la raisonimmédiate. Ce siècle ne comprit bien que lui-même,et jugea tous les autres d' après lui-même. Dominépar l' idée de la puissance inventrice de l' homme,il étendit beaucoup trop la sphère de l' inventionréfléchie. En poésie, il substitua la compositionartificielle à l' inspiration intime, qui sort dufond de la conscience, sans aucune arrière-penséede composition littéraire. En politique,l' homme créait librement et avec délibération lasociété et l' autorité qui la régit. En morale,l' homme trouvait et établissait le devoir, comme uneinvention utile. En psychologie, il semblait lecréateur des résultats les plus nécessaires de saconstitution. En philologie, les grammairiens dutemps s' amusaient à montrer l' inconséquence,les fautes du langage, tel que le peuple l' a fait,et à corriger les écarts de l' usage par la raisonlogique, sans s' apercevoir que les tours qu' ilsvoulaient supprimer étaient plus logiques, plusclairs, plus faciles que ceux qu' ils voulaient ysubstituer. Ce siècle ne comprit pas lanature, l' activité spontanée. Sans doute l' hommeproduit en un sens tout ce qui sort de sa nature ;il y dépense de son activité, il fournit la forcebrute qui amène le résultat ; mais la direction nelui appartient pas ; il fournit la matière ; maisla forme vient d' en haut ; le véritable auteurest cette force vive et vraiment divine querecèlent les facultés humaines, qui n' est ni laconvention, ni le calcul, qui produit son effetd' elle-même et par sa propre tension. De là cetteconfiance dans l' artificiel, le mécanique, dont noussommes encore si profondément------------------------------------------------------------------------p28

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atteints. On croit qu' on pourra prévoir tous les caspossibles ; mais l' oeuvre est si compliquée qu' elle sejoue de tous les efforts. On pousse si loin la saintehorreur de l' arbitraire qu' on détruit touteinitiative. L' individu est circonvenu de règlementsqui ne lui laissent la liberté d' aucun membre ;de sorte qu' une statue de bois en feraittout autant si on pouvait la styler à la manivelle.La différence des individus médiocres ou distinguésest ainsi devenue presque insignifiante ;l' administration est devenue comme une machine sansâme qui accomplirait les oeuvres d' un homme.La France est trop portée à supposer qu' onpeut suppléer à l' impulsion intime de l' âme par desmécanismes et des procédés extérieurs. N' a-t-on pasvoulu appliquer ce détestable esprit à des chosesplus délicates encore, à l' éducation, à lamorale (8) ? N' avons-nous pas eu des ministresde l' instruction publique qui prétendaient faire desgrands hommes au moyen de règlements convenables ?N' a-t-on pas imaginé des procédés pourmoraliser l' homme, à peu près comme des fruits qu' onmûrit entre les doigts ! Gens de peu de foi à lanature, laissez-les donc au soleil.Excusable et nécessaire a donc été l' erreur dessiècles où la réflexion se substitue à laspontanéité (9). Bien que ce premier degré deconscience soit un immense progrès, l' état qui enest résulté a pu sembler par quelques facesinférieur à celui qui avait précédé, et les ennemisde l' humanité ont pu en tirer avantage pour combattreavec quelque apparence plausible le dogme duprogrès (10). En effet, dans l' état aveugle etirrationnel, les choses marchaient spontanément etd' elles-mêmes, en vertu de l' ordre établi. Il y avaitdes institutions faites tout d' une pièce, dont onne discutait pas l' origine, des------------------------------------------------------------------------p29dogmes que l' on acceptait sans critique : le mondeétait une grande machine organisée de si longue mainet avec si peu de réflexion, qu' on croyait que lamachine venait d' être montée par Dieu même. Il n' enfut plus ainsi, aussitôt que l' humanité voulut seconduire elle-même, et reprendre en sous-oeuvre letravail instinctif des siècles. Au lieu de vieillesinstitutions qui n' avaient pas d' origine etsemblaient le résultat nécessaire du balancement deschoses, on eut des constitutions faites de maind' hommes, toutes fraîches, avec des ratures,dépouillées par là du vieux prestige. Et puis, commeon connaissait les auteurs de l' oeuvre nouvelle, qu' on

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se jugeait leur égal en autorité, que la machineimprovisée avait de visibles défauts, et quel' affaire étant désormais transportée dans le champde la discussion, il n' y avait pas de raison pour ladéclarer jamais close, il en est résulté une ère debouleversements et d' instabilité, durant laquelle desesprits lourds mais honnêtes ont pu regretter levieil établissement. Autant vaudrait préférer lestranchantes affirmations de la vieille science, quin' était jamais embarrassée, aux prudenteshésitations et aux fluctuations de la sciencemoderne. Le règne non contrôlé de l' absolu enpolitique comme en philosophie est sans doute celuiqui procure le plus de repos, et les grandsseigneurs qui se trouvent bien du repos doiventaimer un tel régime. L' oscillation, au contraire,est le caractère du développement véritablementhumain, et les constitutions modernes sontconséquentes, quand elles se posent des termespériodiques auxquels elles peuvent être modifiées.Il ne faut donc pas s' étonner qu' après la disparitionde l' état primitif et la destruction des vieuxédifices bâtis par la conscience aveugle dessiècles, il reste quelques regrets,------------------------------------------------------------------------p30et que les nouveaux édifices soient loin d' égalerles anciens. La réflexion imparfaite ne peutreproduire dès le premier essai les oeuvres de lanature humaine agissant par toutes ses forcesintimes. La combinaison est aussi impuissante àreconstruire les oeuvres de l' instinct que l' artà imiter le travail aveugle de l' insecte qui tissesa toile ou construit ses alvéoles. Est-ce uneraison pour renoncer à la science réfléchie, pourrevenir à l' instinct aveugle ? Non certes. C' est uneraison pour pousser à bout la réflexion, en setenant assuré que la réflexion parfaite, reproduirales mêmes oeuvres, mais avec un degré supérieur declarté et de raison. Il faut espérer, marchertoujours, et mépriser en attendant les objectionsdes sceptiques. D' ailleurs, le pas n' est plus àfaire : l' humanité s' est définitivementémancipée, elle s' est constituée personne libre,voulant se conduire elle-même, et supposé qu' onprofite d' un instant de sommeil pour lui imposerde nouvelles chaînes, ce sera un jeu pour elle deles briser. Le seul moyen de ramener l' ancienordre de choses, c' est de détruire la conscienceen détruisant la science et la cultureintellectuelle. Il y a des gens qui le savent ; mais,je vous le jure, ils n' y réussiront pas.

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Tel est donc l' état de l' esprit humain en ce siècle.Il a renversé de gothiques édifices, construits onne sait trop comment et qui pourtant suffisaient àabriter l' humanité. Puis il a essayé dereconstruire l' édifice sur de meilleuresproportions, mais sans y réussir ; car le vieuxtemple élevé par l' humanité avait de merveilleusesfinesses, qu' on n' avait pas d' abord aperçues, et queles modernes ingénieurs avec toute leur géométriene savent point ménager. Et puis l' on est devenudifficile ; on ne veut pas s' être fatigué en pureperte. Les siècles précédents ne se plaignaient------------------------------------------------------------------------p31pas de l' organisation de la société, parce quel' organisation y était nulle. Le mal était acceptécomme venant de la fatalité. Ce qui maintenant feraitjeter les hauts cris n' excitait point alors uneplainte. L' école néo-féodale a étrangement abuséde ce malentendu. Que faire ? Reconstruire le vieuxtemple ? Ce serait bien plus difficile encore, car,lors même que le plan n' en serait pas perdu,les matériaux le seraient à jamais. Ce qu' il faut,c' est chercher le parfait au-delà, c' est pousser lascience à ses dernières limites. La science, et lascience seule, peut rendre à l' humanité ce sans quoielle ne peut vivre, un symbole et une loi.Le dogme qu' il faut maintenir à tout prix, c' est quela raison a pour mission de réformer la sociétéd' après ses principes, c' est qu' il n' est pointattentatoire à la providence d' entreprendre decorriger son oeuvre par des efforts réfléchis. Levéritable optimisme ne se conçoit qu' à cettecondition. L' optimisme serait une erreur, si l' hommen' était point perfectible, s' il ne lui était donnéd' améliorer par la science l' ordre établi. Laformule : " tout est pour le mieux " ne serait sanscela qu' une amère dérision (11). Oui, tout est pourle mieux, grâce à la raison humaine, capable deréformer les imperfections nécessaires dupremier établissement des choses. Disons plutôt :tout sera pour le mieux, quand l' homme, ayantaccompli son oeuvre légitime, aura rétablil' harmonie dans le monde moral et se sera assujettile monde physique. Quant aux vieilles théories de laprovidence, où le monde est conçu comme fait une foispour toutes, et devant rester tel qu' il est, oùl' effort de l' homme contre la fatalité est considérécomme un sacrilège, elles sont vaincues etdépassées. Ce qu' il y a de sûr, au moins, c' estqu' elles n' arrêteront point------------------------------------------------------------------------p32

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l' homme dans son oeuvre réformatrice, c' est qu' ilpersistera per fas et nefas à corriger lacréation, c' est qu' il poursuivra jusqu' au bout sonoeuvre sainte : combattre les causes aveugles etl' établissement fortuit, substituer la raison à lanécessité. les religions de l' Orient disent àl' homme : souffre le mal. La religion européenne serésume en ce mot : combats le mal. Cette race estbien fille de Japet : elle est hardie contre Dieu.Les clairvoyants remarqueront que c' est ici lenoeud du problème, que toute la lutte a lieu en cemoment entre les vieilles et les nouvelles idéesde théisme et de morale. Il suffit qu' ils le voient.Nous sommes ici à la ligne sacrée où les doctrinesse séparent ; un point de divergence entre deuxrayons partant du centre met entre eux l' infini.Retenez bien au moins que les théories du progrèssont inconciliables avec la vieille théodicée,qu' elles n' ont de sens qu' en attribuant à l' esprithumain une action divine, en admettant en un motcomme puissance primordiale dans le monde le pouvoirréformateur de l' esprit.le lien secret de ces doctrines n' est nulle part plussensible que dans le dernier livre de M. Guizot,livre inestimable, et qui aura le rare privilèged' être lu de l' avenir, car il peint avec originalitéun curieux moment intellectuel. Croira-t-on, danscinq cents ans, qu' un des premiers esprits duxixe siècle ait pu dire que, depuis l' émancipationdes diverses classes de la société, le nombre deshommes distingués ne s' est point accru en France,comme si la providence, ajoute-t-il, " ne permettaitpas aux lois humaines d' influer, dans l' ordreintellectuel, sur l' étendue et la magnificence deses dons " (12). Les aristarques d' alors tiendrontceci pour une interpolation, et en apporterontdes preuves péremptoires, une aussi étroiteconception du------------------------------------------------------------------------p33gouvernement du monde, n' ayant jamais pu, diront-ilsvenir à la pensée de l' auteur de l' histoire de lacivilisation. mais comment excuseront-ils leraisonnement que voici : la société a toujoursprésenté jusqu' ici trois types de situation sociale,des hommes vivant de leur revenu, des hommesexploitant leur revenu, des hommes vivant deleur travail ; donc cela est de la nature humaine,et il en sera toujours ainsi. Avec autant de raisonon eût pu dire dans l' antiquité : la société atoujours compté jusqu' ici trois classes d' hommes :une aristocratie, des hommes libres, des esclaves ;

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donc cela est de la nature humaine, donc il en seratoujours ainsi. Avec autant de raison on eût pu direen 1780 : l' état a toujours renfermé jusqu' icitrois classes d' hommes : les gouvernants,l' aristocratie limitant le pouvoir, la roture ; donccela est de la nature humaine ; donc vous qui voulezchanger cet ordre, vous êtes des fous dangereux,des utopistes.Certes, nul plus que moi n' est convaincu qu' on neréforme pas la nature humaine. Mais les espritsétroits et absolus ont une singulière façon del' entendre. La nature humaine est pour eux ce qu' ilsvoient exister de leur temps et dont ils souhaitentla conservation. Il y a de meilleures raisons poursoutenir qu' une noblesse privilégiée est de l' essencede toute société que pour soutenir qu' unearistocratie pécuniaire lui est nécessaire. Le vrai,c' est que la nature humaine ne consiste qu' eninstincts et en principes très généraux, lesquelsconsacrent, non tel état social de préférence à telautre, mais seulement certaines conditions de l' étatsocial, la famille, la propriété individuelle parexemple. Le vrai, c' est qu' avec les éternelsprincipes de sa nature, l' homme peut réformerl' édifice politique et social ; il le peut,puisqu' il l' a incontestablement------------------------------------------------------------------------p34fait, puisqu' il n' est personne qui ne reconnaissela société actuelle mieux organisée à certainségards que celle du passé. C' est l' oeuvre desreligions, direz-vous. Je vous l' accorde ; mais quesont les religions, sinon les plus belles créationsde la nature humaine ? L' appel à la nature humaineest la raison dernière dans toutes les questionsphilosophiques et sociales. Mais il faut se garder deprendre cette nature, d' une façon étroite et mesquine,pour les usages, les coutumes, l' ordre que l' on a sousles yeux. Cette mer est autrement profonde ; on n' entouche pas si vite le fond, et il n' est jamais donnéaux faibles yeux de l' apercevoir. Que d' erreurs dansla psychologie vulgaire par suite de l' oubli de ceprincipe ! Ces erreurs viennent presque toutes desidées étroites qu' on se fait sur les révolutions qu' adéjà subies le système moral et social de l' humanité,et de ce qu' on ignore les différences profondes quiséparent les littératures et la façon de sentir despeuples divers.Sans embrasser aucun système de réforme sociale, unesprit élevé et pénétrant ne peut se refuser àreconnaître que la question même de cette réformen' est pas d' une autre nature que celle de la réforme

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politique, dont la légitimité est, j' espère,incontestée. L' établissement social, commel' établissement politique, s' est formé sous l' empirede l' instinct aveugle. C' est à la raison qu' ilappartient de le corriger. Il n' est pas plusattentatoire de dire qu' on peut améliorer la société,qu' il ne l' est de dire qu' on peut souhaiter unmeilleur gouvernement que celui du schah de Perse.La première fois qu' on s' est pris à ce terribleproblème : réformer par la raison la sociétépolitique, on dut crier à l' attentat inouï. Lesconservateurs de 1789 purent opposer auxrévolutionnaires------------------------------------------------------------------------p35ce que les conservateurs de 1849 opposent auxsocialistes : vous tentez ce qui n' a pas d' exemple,vous vous en prenez à l' oeuvre des siècles, vous netenez pas compte de l' histoire et de la naturehumaine. Les faciles déclamations de la bourgeoisiecontre la noblesse héréditaire peuvent se rétorqueravec avantage contre la ploutocratie. Il est clair quela noblesse n' est pas rationnelle, qu' elle est lerésultat de l' établissement aveugle de l' humanité.Mais en raisonnant sur ce pied-là, où s' arrêter ?J' avoue que, tout bien pesé, la tentative desréformateurs politiques de 89 ne semble plushardie, quant à son objet, et surtout plus inouïe quecelle des réformateurs sociaux de nos jours. Je necomprends donc pas comment ceux qui admettent 89peuvent rejeter en droit la réforme sociale.(quant aux moyens, je comprends, je le répète, laplus radicale diversité.) on ne fait aucunedifficulté générale aux socialistes qu' on ne puisserétorquer contre les constituants. Il esttéméraire de poser des bornes au pouvoir réformateurde la raison, et de rejeter quelque tentative que cesoit, parce qu' elle est sans antécédent. Toutes lesréformes ont eu ce défaut à leur origine, etd' ailleurs ceux qui leur adressent un tel reprochele font presque toujours parce qu' ils n' ont pas uneidée assez étendue des formes diverses de la sociétéhumaine et de son histoire.En Orient, des milliers d' hommes meurent de faim oude misère sans avoir jamais songé à se révoltercontre le pouvoir établi. Dans l' Europe moderne,un homme, plutôt que de mourir de faim, trouve plussimple de prendre un fusil et d' attaquer la société,guidé par cette vue profonde et instinctive que lasociété a envers lui des devoirs qu' elle n' a pasremplis. On trouve à chaque page, dans la------------------------------------------------------------------------p36

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littérature de nos jours, la tendance à regarder lessouffrances individuelles comme un mal social, et àrendre la société responsable de la misère et de ladégradation de ses membres. Voilà une idée nouvelle,profondément nouvelle. On a cessé de prendre sesmaux comme venant de la fatalité (13). Eh bien, songezque l' humanité ne s' est jamais attachée à une façond' envisager les choses pour la lâcher ensuite.Par toutes les voies nous arrivons donc à proclamerle droit qu' a la raison de réformer la société par lascience rationnelle et la connaissance théorique dece qui est. Ce n' est donc pas une exagération de direque la science renferme l' avenir de l' humanité,qu' elle seule peut lui dire le mot de sa destinéeet lui enseigner la manière d' atteindre sa fin.Jusqu' ici ce n' est pas la raison qui a mené lemonde : c' est le caprice, c' est la passion. Un jourviendra où la raison éclairée par l' expérienceressaisira son légitime empire, le seul qui soit dedroit divin, et conduira le monde non plus au hasard,mais avec la vue claire du but à atteindre. Notreépoque de passion et d' erreur apparaîtra alors commela pure barbarie, ou comme l' âge capricieux etfantasque qui, chez l' enfant, sépare les charmesdu premier âge de la raison de l' homme fait.Notre politique machinale, nos partis aveugles etégoïstes sembleront des monstres d' un autre âge. Onn' imaginera plus comment un siècle a pu décerner letitre d' habile à un homme comme Talleyrand, prenantle gouvernement de l' humanité comme une simple partied' échecs, sans avoir l' idée du but à atteindre, sansavoir même l' idée de l' humanité. La science quigouvernera le monde, ce ne sera plus la politique.La politique, c' est-à-dire la manière de gouvernerl' humanité comme une machine,------------------------------------------------------------------------p37disparaîtra en tant qu' art spécial, aussitôt quel' humanité cessera d' être une machine. La sciencemaîtresse, le souverain d' alors, ce sera laphilosophie, c' est-à-dire la science qui recherchele but et les conditions de la société. Pourla politique, dit Herder, l' homme est un moyen ; pourla morale, il est une fin. La révolution de l' avenirsera le triomphe de la morale sur la politique.organiser scientifiquement l' humanité, tel estdonc le dernier mot de la science moderne, telle estson audacieuse, mais légitime prétention.Je vais plus loin encore. L' oeuvre universelle de toutce qui vit étant de faire Dieu parfait,c' est-à-dire de réaliser la grande résultantedéfinitive qui clora le cercle des choses par

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l' unité, il est indubitable que la raison, quin' a eu jusqu' ici aucune part à cette oeuvre, laquelles' est opérée aveuglément et par la sourde tendancede tout ce qui est, la raison, dis-je, prendra unjour en main l' intendance de cette grandeoeuvre (14), et après avoir organisé l' humanité,organisera Dieu. je n' insiste pas surce point, et je consens à ce qu' on le tienne pourchimérique ; car aux yeux de plusieurs bons espritsà qui je veux plaire, ceci ne paraîtrait pas de bonaloi, et d' ailleurs, je n' en ai pas besoin pour mathèse. Qu' il me suffise de dire que rien ne doitétonner quand on songe que tout le progrèsaccompli jusqu' ici n' est peut-être que la premièrepage de la préface d' une oeuvre infinie.------------------------------------------------------------------------p38CHAPITRE IIItenez, si vous voulez, ce qui précède pour absurdeet pour chimérique ; mais, au nom du ciel,accordez-moi que la science seule peut fournir àl' homme les vérités vitales, sans lesquelles la viene serait pas supportable, ni la société possible.Si l' on supposait que ces vérités pussent venird' ailleurs que de l' étude patiente des choses, lascience élevée n' aurait plus aucun sens ; il y auraitérudition, curiosité d' amateur, mais non science dansle noble sens du mot, et les âmes distinguées segarderaient de s' engager dans ces recherches sanshorizon ni avenir. Ainsi ceux qui pensent que laspéculation métaphysique, la raison pure, peut sansl' étude pragmatique de ce qui est donner leshautes vérités, doivent nécessairement mépriserce qui n' est à leurs yeux qu' un bagage inutile, unesurcharge embarrassante pour l' esprit. Malebranchen' a pas été trop sévère pour ces savants " qui font deleur tête un garde-meuble, dans lequel ils entassent,sans discernement et sans ordre, tout ce qui porteun certain caractère d' érudition, et qui se fontgloire de ressembler à ces cabinets de curiosités etd' antiques, qui n' ont rien de riche, ni de solide,et dont le prix ne dépend que de la fantaisie, de lapassion et du hasard " . Ceux qui pensent que levulgaire bon sens, le sens commun, est un maîtresuffisant pour l' homme, doivent envisager le savantà peu près comme Socrate envisageait lessophistes, comme de subtils et inutiles disputeurs.Ceux qui------------------------------------------------------------------------p39pensent que le sentiment et l' imagination, lesinstincts spontanés de la nature humaine peuventpar une sorte d' intuition atteindre les vérités

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essentielles seront également conséquents enenvisageant les recherches du savant comme defrivoles hors-d' oeuvre, qui n' ont même pas lemérite d' amuser. Enfin ceux qui pensent que l' esprithumain ne peut atteindre les hautes vérités, etqu' une autorité supérieure s' est chargée de les luirévéler, détruisent également la science, en luienlevant ce qui fait sa vie et sa valeur véritable.Que reste-t-il, en effet, si vous enlevez à lascience son but philosophique ? De menus détails,capables sans doute de piquer la curiosité desesprits actifs et de servir de passe-temps à ceuxqui n' ont rien de mieux à faire, fort indifférentspour celui qui voit dans la vie une chose sérieuse,et se préoccupe avant tout des besoins religieux etmoraux de l' homme. La science ne vaut qu' autantqu' elle peut rechercher ce que la révélationprétend enseigner. Si vous lui enlevez ce qui faitson prix, vous ne lui laissez qu' un résidu insipide,bon tout au plus à jeter à ceux qui ont besoin d' unos à ronger. Je félicite sincèrement les bonnes âmesqui s' en contentent ; pour moi, je n' en veux pas.Dès qu' une doctrine me barre l' horizon, je ladéclare fausse ; je veux l' infini seul pourperspective. Si vous me présentez un système toutfait, que me reste-t-il à faire ? Vérifier par larecherche rationnelle ce que la révélationm' enseigne ? Jeu bien inutile, passe-temps bienoisif : car si je sais d' avance que ce qui m' estenseigné est la vérité absolue, pourquoi me fatiguerà en chercher la démonstration ? C' est vouloirregarder les astres à l' oeil nu quand on peut faireusage d' un télescope. C' est en appeler aux hommesquand on------------------------------------------------------------------------p40a à sa disposition le Saint-Esprit. Je ne connaisqu' une seule contradiction plus flagrante quecelle-ci : c' est un pape constitutionnel.Il reste un vaste champ, direz-vous, dans lesvérités naturelles que Dieu a livrées à la disputedes hommes. Vaste ! Quand vous prélevez Dieu,l' homme, l' humanité, les origines de l' univers. Jele trouve bien étroit, bon tout au plus pour ceux quiau besoin de croire ajoutent celui de disputer.Vous croyez me faire une grâce en me permettant dem' exercer sur quelques points non définis, enme jetant le monde comme une matière à dispute, enm' avertissant bien par avance que du premier motjusqu' au dernier je n' y entendrai rien. La sciencen' est pas une dispute d' esprits oisifs sur quelquesquestions laissées pour servir d' aliment à leur goût

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pour la controverse. Quel est l' esprit élevé quivoudrait consacrer sa vie à cet humble etabrutissant labeur ? J' hésite à le dire, car,pour prévenir les objections que l' on peut icim' adresser, il faudrait de longues explications et denombreuses restrictions : la science profane, dans unsystème quelconque de révélation franchementadmis, ne peut être qu' une dispute (15).L' essentiel est donné ; la seule science sérieusesera celle qui commentera la parole révélée, touteautre n' aura de prix qu' en se rattachant à celle-là.Les orthodoxes ont en général peu de bonne foiscientifique. ils ne cherchent pas, ilstâchent de prouver, et cela doit être. Lerésultat leur est connu d' avance ; ce résultat estvrai, certainement vrai. Il n' y a là rien à fairepour la science, qui part du doute sans savoir oùelle arrivera, et se livre pieds et mains liés à lacritique qui la mène où elle veut. Je connais trèsbien la méthode théologique, et je puis affirmer queses procédés sont directement contraires------------------------------------------------------------------------p41au véritable esprit scientifique. Dieu me garde deprétendre qu' il n' y ait eu parmi les plus sincèrescroyants des hommes qui ont rendu à la scienced' éminents services ; et pour ne parler que descontemporains, c' est parmi les catholiques sincèresque je trouverais peut-être le plus d' hommessympathiques à mon esprit et à mon coeur. Mais, s' ilm' était permis de m' entendre de bien près aveceux, nous verrions jusqu' à quel point leur ardeurscientifique n' est pas une noble inconséquence. Qu' onme permette un exemple. Silvestre de Sacy est à mesyeux le type du savant orthodoxe. Certes il estimpossible de demander une science de meilleur aloi,si on ne recherche que l' exactitude et la critiquede détail. Mais si on s' élève plus haut, quel étrangespectacle qu' un homme qui, en possession d' une desplus vastes éruditions des temps modernes, n' estjamais arrivé à une pensée de haute critique ! Quandje travaille sur les oeuvres de cet homme infinimentrespectable, je suis toujours tenté de lui demander :à quoi bon ? à quoi bon savoir l' hébreu, l' arabe,le samaritain, le syriaque, le chaldéen, l' éthiopien,le persan, à quoi bon être le premier homme del' Europe pour la connaissance des littératures del' Orient, si on n' est point arrivé à l' idée del' humanité, si tout cela n' est conçu dans un butreligieux et supérieur ? La science vraiment élevéen' a commencé que le jour où la raison s' est priseau sérieux, et s' est dit à elle-même : tout me fait

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défaut ; de moi seule viendra mon salut. C' est alorsqu' on se met résolument à l' oeuvre ; c' est alors quetout reprend son prix en vue du résultat final. Ilne s' agit plus de jouer avec la science, d' en faireun thème d' insipides et innocents paradoxes (16) ;il s' agit de la grande affaire de l' homme et del' humanité : de là un sérieux, une attention,------------------------------------------------------------------------p42un respect que ne pouvaient connaître ceux qui nefaisaient de la science que par un côté d' eux-mêmes.Il faut être conséquent : si faire son salut est laseule chose nécessaire, on se prêtera à tout le restecomme à un hors-d' oeuvre, on n' y sera point à sonaise ; si on y met trop de goût, on se le reprocheracomme une faiblesse, on ne sera profane qu' à demi,on fera comme saint Augustin et Alcuin, quis' accusent de trop aimer Virgile. Mon dieu ! Ils nesont pas si coupables qu' ils le pensent. La naturehumaine, plus forte au fond que tous les systèmesreligieux, sait trouver des secrets pour reprendre sarevanche. L' islamisme, par la plus flagrantecontradiction n' a-t-il pas vu dans son sein undéveloppement de science purement rationaliste ?Képler, Newton, Descartes et la plupart desfondateurs de la science moderne étaient descroyants. étrange illusion, qui prouve au moins labonne foi de ceux qui entreprirent cette oeuvre,et plus encore la fatalité qui entraîne l' esprithumain engagé dans les voies du rationalisme à unerupture absolue, que d' abord il repousse, avec toutereligion positive ! Chez quelques-uns de cesgrands hommes, cela s' expliquait par une vue bornéede la science et de son objet ; chez d' autres, commechez Descartes (17), qui prétendait bien tirer de laraison les vérités essentielles à l' homme, il y avaitsuperfétation manifeste, emploi de deux rouages pourla même fin. -je n' ai pas besoin, remarquez bien,de me poser ici en controversiste, de prouver qu' il ya contradiction entre la science et la révélation :il me suffit qu' il y ait double emploi pour prouverma thèse actuelle. Dans un système révélé, la sciencen' a plus qu' une valeur très secondaire et ne méritepas qu' on y consacre sa vie : car ce qui seul en faitle prix est donné d' ailleurs d' une façon plus------------------------------------------------------------------------p43éminente. Nul ne peut servir deux maîtres, ni adorerun double idéal.Pour moi, je le dirai avec cette franchise qu' onvoudra bien, j' espère, me reconnaître (qui n' est pasfranc à vingt-cinq ans est un misérable), je neconçois la haute science, la science comprenant son

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but et sa fin, qu' en dehors de toute croyancesurnaturelle. C' est l' amour pur de la science quim' a fait briser les liens de toute croyancerévélée, et j' ai senti que, le jour où je me suisproclamé sans autre maître que la raison, j' ai poséla condition de la science et de la philosophie. Siune âme religieuse en lisant ces lignes pouvaits' imaginer que j' insulte : oh ! Non lui dirais-je,je suis votre frère. Moi, insulter quelque chosequi est de l' âme ! C' est parce que je suis sérieuxet que je traite sérieusement les choses religieusesque je parle de la sorte. Si comme tant d' autres jene voyais dans la religion qu' une machine, unedigue, un utile préjugé, je prendrais ce demi-toninsaisissable qui n' est au fond qu' indifférence etlégèreté. Mais comme je crois à la vérité, comme jecrois que le christianisme est une chose grave etconsidérable, j' ai quasi l' air controversiste, etcertains délicats vont crier, j' en suis sûr, à larenaissance du voltairianisme. Je suis bien aise dele dire une fois pour toutes : si je porte dans lesdiscussions religieuses une franchise et unelourdeur qui ne sont plus de mode, c' est que jen' aborde jamais les choses de l' âme qu' avec unprofond respect. Vous n' avez pas, messieurs, de plusdangereux ennemis que ces cauteleux adversaires àdemi-mot. Le siècle n' est plus controversiste parcequ' au fond il est incrédule et frivole. Si donc jesuis plus franc et si mes attaques sont plus à boutportant, sachez-le, c' est que je suis plusrespectueux et plus soucieux de la véritéintrinsèque...------------------------------------------------------------------------p44mais on va dire que je suis bien maladroit de prendreles choses de la sorte.Je parlerai souvent dans ma vie du christianisme, etcomment n' en parlerais-je pas ? C' est la gloire duchristianisme d' occuper encore la moitié de nospensées et d' absorber l' attention de tous lespenseurs, de ceux qui luttent, comme de ceux quicroient. J' ai longtemps réussi à penser et à écrirecomme s' il n' y avait pas au monde de religions, ainsique font tant de philosophes rationalistes, qui ontécrit des volumes sans dire un mot du christianisme.Mais cette abstraction m' est ensuite apparue commesi irrévérencieuse envers l' histoire, si partielle,si négative de tout ce qu' il y a de plus sublimedans la nature humaine, que, dussent les inquisiteurset les philosophes s' en irriter, j' ai résolu deprendre l' esprit humain pour ce qu' il est, et de nepas me priver de l' étude de sa plus belle moitié. Je

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trouve, moi, que les religions valent la peine qu' onen parle, et qu' il y a dans leur étude autant dephilosophie que dans quelques chapitres de sèche etinsipide philosophie morale.Le jour n' est pas loin où, avec un peu de franchise depart et d' autre, et en levant les malentendus quiséparent les gens les mieux faits pour s' entendre, onreconnaîtra que le sens élevé des choses, la hautecritique, le grand amour, l' art vraiment noble, lesaint idéal de la morale ne sont possibles qu' à lacondition de se poser dès le premier abord dans ledivin, de déclarer tout ce qui est beau, tout ce quiest pur, tout ce qui est aimable, également saint,également adorable ; de considérer tout cequi est comme un seul ordre de choses, qui est lanature, comme la variété, l' efflorescence, lagermination superficielle d' un fond identique etet vivant.------------------------------------------------------------------------p45La science vraiment digne de ce nom n' est doncpossible qu' à la condition de la plus parfaiteautonomie. La critique ne connait pas le respect ;pour elle, il n' y a ni prestige ni mystère ; ellerompt tous les charmes, elle dérange tous lesvoiles. Cette irrévérencieuse puissance, portantsur toute chose un oeil ferme et scrutateur, est,par son essence même, coupable de lèse-majesté divineet humaine. C' est la seule autorité sans contrôle ;c' est l' homme spirituel de saint Paul, qui juge toutet n' est jugé par personne. La cause de la critique,c' est la cause du rationalisme, et la cause durationalisme, c' est la cause même de l' espritmoderne. Maudire le rationalisme, c' est maudire toutle développement de l' esprit humain depuisPétrarque et Boccace, c' est-à-dire depuis lapremière apparition de l' esprit critique. C' est enappeler au moyen âge ; que dis-je ? Le moyen âge a euaussi ses hardies tentatives de rationalisme. C' estproclamer le règne sans contrôle de la superstitionet de la crédulité. Il s' agit de savoir s' il fautrefluer cinq siècles et blâmer un développement quiétait évidemment appelé par la nécessité deschoses. Or, a priori et indépendamment de toutexamen, un tel développement se légitime parlui-même. Les faits accomplis ont eu raison d' être,et si l' on peut en appeler contre eux, c' est àl' avenir, jamais au passé.étudiez, en effet, depuis Pétrarque et Boccace, lamarche de la critique moderne, vous la verrez,suivant toujours la ligne de son inflexible progrès,renverser l' une après l' autre toutes les idoles de la

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science incomplète, toutes les superstitions du passé.C' est d' abord Aristote, le dieu de la philosophiedu moyen âge, qui tombe sous les coups desréformateurs du xve et du xvie siècle, avec songrotesque cortège d' arabes et de commentateurs ; puisc' est------------------------------------------------------------------------p46Platon, qui, élevé un instant contre son rival,prêché comme l' évangile, retrouve sa dignité enretombant du rang de prophète à celui d' homme ; puisc' est l' antiquité tout entière qui reprend son sensvéritable et sa valeur d' abord mal comprise dansl' histoire de l' esprit humain ; puis c' est Homère,l' idole de la philologie antique, qui, un beau jour,a disparu de dessus son piédestal de trois mille anset est allé noyer sa personnalité dans l' océansans fond de l' humanité ; puis c' est toute l' histoireprimitive, acceptée jusque-là avec une grossièrelittéralité, qui trouve d' ingénieux interprètes,hiérophantes rationalistes, qui lèvent le voile desvieux mystères. Puis ce sont ces écrits tenus poursacrés qui deviennent aux yeux d' une ingénieuse etfine exégèse la plus curieuse littérature. Admirabledéchiffrement d' un superstitieux hiéroglyphisme,marche courageuse de la lettre à l' esprit, voilàl' oeuvre de la critique moderne !L' esprit moderne, c' est l' intelligence réfléchie. Lacroyance à une révélation, à un ordre surnaturel,c' est la négation de la critique, c' est un reste dela vieille conception anthropomorphique du monde,formée à une époque où l' homme n' était pas encorearrivé à l' idée claire des lois de la nature. Ilfaut dire du surnaturel ce que Schleiermacherdisait des anges : " on ne peut en prouverl' impossibilité ; cependant, toute cette conceptionest telle qu' elle ne pourrait plus naître de notretemps ; elle appartient exclusivement à l' idée quel' antiquité se faisait du monde " (18). La croyanceau miracle est, en effet, la conséquence d' un étatintellectuel où le monde est considéré commegouverné par la fantaisie et non par des loisimmuables. Sans doute, ce n' est pas ainsi quel' envisagent les supernaturalistes modernes,------------------------------------------------------------------------p47lesquels forcés par la science, qu' ils n' osentfroisser assez hardiment, d' admettre un ordre stablede la nature, supposent seulement que l' action librede Dieu peut parfois le changer, et conçoivent ainsile miracle comme une dérogation à des loisétablies. Mais ce concept, je le répète, n' étaitnullement celui des hommes primitifs. Le miracle

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n' était pas conçu alors comme surnaturel. L' idéede surnaturel n' apparaît que quand l' idée deslois de la nature s' est nettement formulée ets' impose même à ceux qui veulent timidement concilierle merveilleux et l' expérience. C' est là une de cespâles compositions entre les idées primitives et lesdonnées de l' expérience, qui ne réussissent qu' àn' être ni poétiques ni scientifiques. Pour leshommes primitifs, au contraire, le miracle étaitparfaitement naturel et surgissait à chaque pas, ouplutôt il n' y avait ni lois ni nature pour ces âmesnaïves, voyant partout action immédiate d' agentslibres. L' idée de lois de la nature n' apparaîtqu' assez tard et n' est accessible qu' à desintelligences cultivées. Elle manque complètementchez le sauvage, et, aujourd' hui encore, les simplessupposent le miracle avec une facilité étrange.Ce n' est pas d' un raisonnement, mais de toutl' ensemble des sciences modernes que sort cetimmense résultat : il n' y a pas de surnaturel. Il estimpossible de réfuter par des arguments directs celuiqui s' obstine à y croire ; il se jouera de tous lesraisonnements a priori. c' est comme si l' onvoulait argumenter un sauvage sur l' absurdité de sesfétiches. Le fétichiste est inconvertissable ;le moyen de l' amener à une religion supérieure n' estpas de la lui prêcher directement ; car s' ill' accepte en cet état, il ne l' acceptera que commeune autre sorte de fétichisme. Le moyen, c' est de leciviliser, de l' élever au------------------------------------------------------------------------p48point de l' échelle humaine auquel correspond cettereligion. De même le supernaturaliste orthodoxe estinabordable. Aucun argument logique ou métaphysiquene vaut contre lui. Mais si l' on s' élève à un degrésupérieur du développement de l' esprit humain, lesupernaturalisme apparaît comme une conceptiondépassée. Le seul moyen de guérir de cette étrangemaladie qui, à la honte de la civilisation, n' a pasencore disparu de l' humanité, c' est la culturemoderne. Mettez l' esprit au niveau de la science,nourrissez-le dans la méthode rationnelle, et sanslutte, sans argumentation, tomberont cessuperstitions surannées. Depuis qu' il y a de l' être,tout ce qui s' est passé dans le monde des phénomènesa été le développement régulier des lois de l' être,lois qui ne constituent qu' un seul ordre degouvernement, qui est la nature. Qui dit au-dessusou en dehors de la nature dans l' ordre des faitsdit une contradiction, comme qui dirait surdivin,dans l' ordre des substances. Vain effort pour monter

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au-dessus du suprême ! Tous les faits ont pourthéâtre l' espace ou l' esprit. La nature, c' est laraison, c' est l' immuable, c' est l' exclusion ducaprice. L' oeuvre moderne ne sera accomplie que quandla croyance au surnaturel, sous quelque forme que cesoit, sera détruite comme l' est déjà la croyance à lamagie, à la sorcellerie. Tout cela est du même ordre.Ceux qui combattent aujourd' hui les supernaturalistes,seront, aux yeux de l' avenir, ce que sont à nos yeuxceux qui ont combattu la croyance à la magie, auxvie et au xviie siècle. Certes, ces derniers ontrendu à l' esprit humain un éminent service ; mais leurvictoire même les a fait oublier. C' est le sort detous ceux qui combattent les préjugés d' être oubliés,sitôt que le préjugé n' est plus.------------------------------------------------------------------------p49La science positive et expérimentale, en donnant àl' homme le sentiment de la vie réelle, peut seuledétruire le supernaturalisme. La spéculationmétaphysique est loin d' atteindre ce but. L' Indenous présente le curieux phénomène du développementmétaphysique le plus puissant peut-être qu' aitréalisé l' esprit humain, à côté de la mythologie laplus exubérante. Des spéculations de l' ordre deKant et de Schelling ont coexisté dans des têtesbrahmaniques, avec des fables plus extravagantes quecelles qu' Ovide a chantées.Quand je me rends compte des motifs pour lesquelsj' ai cessé de croire au christianisme, qui captivamon enfance et ma première jeunesse, il me semble quele système des choses, tel que je l' entendsaujourd' hui, diffère seulement de mes premiersconcepts en ce que je considère tous les faits réelscomme de même ordre et que je fais rentrer dans lanature ce qu' autrefois je regardais commesupérieur à la nature. Il faut avouer qu' il y avait,dans le supernaturalisme primitif, dans celui qui acréé les systèmes mythologiques de l' Inde et de laGrèce, quelque chose d' admirablement puissant etélevé (19) ; à celui-là, je pardonne bien volontiers,et quelquefois je le regrette ; mais il n' est pluspossible ; la réflexion est trop avancée,l' imagination trop refroidie pour permettre cessuperbes contre-bon sens. Quant au timide compromis,qui cherche à concilier un surnaturalisme affaibliavec un état intellectuel exclusif de la croyanceau surnaturel, il ne réussit qu' à faire violence auxinstincts scientifiques les plus impérieux destemps modernes, sans faire revivre la vieillepoésie merveilleuse, devenue à jamais impossible.Tout ou rien ; supernaturalisme absolu ou

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rationalisme sans réserve.La foi simple a ses charmes ; mais la demi-critiquene------------------------------------------------------------------------p50sera jamais que pesanteur d' esprit. Il y a autantde bonhomie et de crédulité, mais beaucoup moins depoésie, à discuter lourdement des fables qu' à lesaccepter en bloc. Nous traitons avec raison debarbares les hagiographes du xviie siècle, qui, enécrivant la vie des saints, admettaient certainsmiracles et en rejetaient d' autres comme tropexcentriques (il est clair qu' avec ce principe ileût fallu tout rejeter), et nous préférons, au pointde vue artistique, la sainte élisabeth de M.De Montalembert, par exemple, où tout est acceptésans distinction. La ligne entre tout croire et nerien croire est alors bien indécise et pour le lecteuret pour l' auteur ; on peut incliner vers l' unou vers l' autre, suivant les heures de rationalismeou de poésie, et l' oeuvre conserve au moins unincontestable mérite comme oeuvre d' art. Telle étaitaussi la belle et poétique manière de Platon ; telest le secret du charme inimitable que l' usagedemi-croyant, demi-sceptique des mythes populairesdonne à sa philosophie. Mais accepter une partieet rejeter l' autre ne peut être que le fait d' unesprit étroit. Rien de moins philosophique qued' appliquer une demi-critique aux récits conçus endehors de toute critique.L' oeuvre de la critique moderne est donc dedétruire tout système de croyance entaché desupernaturalisme. L' islamisme qui, par un étrangedestin, à peine constitué comme religion dans sespremières années, est allé depuis acquérant sans cesseun nouveau degré de force et de stabilité,l' islamisme périra par l' influence seule de lascience européenne, et ce sera notre siècle qui seradésigné par l' histoire comme celui où commencèrentà se poser les causes de cet immense événement. Lajeunesse d' Orient, en venant dans les écolesd' Occident puiser la science européenne,------------------------------------------------------------------------p51emportera avec elle ce qui en est le corollaireinséparable, la méthode rationnelle, l' espritexpérimental, le sens du réel, l' impossibilité decroire à des traditions religieuses évidemmentconçues en dehors de toute critique. Déjà lesmusulmans rigides s' en inquiètent et signalentle danger à la jeunesse émigrante. Le scheich rifaa,dans l' intéressante relation de son voyage enEurope, insiste vivement sur les déplorables

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erreurs qui déparent nos livres de science, comme lemouvement de la terre, etc. Et ne regarde pas encorecomme impossible de les expurger de ce venin. Mais ilest évident que ces hérésies ne tarderont pas à êtreplus fortes que le coran, dans des esprits initiésaux méthodes modernes. La cause de cette révolutionsera non pas notre littérature, qui n' a pasplus de sens aux yeux des orientaux que n' en eutcelle des grecs aux yeux des arabes du ixe et du xesiècle, mais notre science, qui, comme celledes grecs, n' ayant aucun cachet national, est uneoeuvre pure de l' esprit humain (20).Il y a, je le sais, dans l' homme des instinctsfaibles, humbles, féminins, si j' ose le dire, unecertaine mollesse, qui a des analogies fort étenduesqu' on devine sans vouloir se les définir, et dont lephysiologiste aurait peut-être autant à s' occuperque le psychologue (21), instincts qui souffrent decette mâle et ferme tenue du rationalisme, laquelleressemble parfois à une sorte de raideur (22). Dansla vie des individus, comme dans celle del' humanité, il y a des moyen âges, des moments oùla réflexion se voile, s' obscurcit, et où lesinstincts reprennent momentanément le dessus. Il estcertaines âmes d' une nature fort délicate qu' il seraà jamais impossible de plier à ce sévère régime et àcette austère------------------------------------------------------------------------p52discipline. Ces instincts étant de la nature humaine,il ne faut pas les blâmer, et le vrai système moralet intellectuel saura leur faire une part : mais cettepart ne doit jamais être l' affaissement ni lasuperstition. Les grandes calamités, en humiliantl' homme et en émoussant la pointe de ses vives etaudacieuses facultés, deviennent par là un véritabledanger pour le rationalisme, et inspirent àl' humanité, comme les maladies à l' individu, uncertain besoin de soumission, d' abaissement,d' humiliation. Il passe un vent tiède et humide, quidistend toute rigidité, amollit ce qui tenait ferme.On est presque tenté de se frapper la poitrine pourl' audace que l' on a eue en bonne santé ; lesressorts s' affaiblissent ; les instincts généreuxet forts tombent ; on éprouve je ne sais quelle mollevelléité de se convertir et de tomber à genoux. Siles calamités du moyen âge revenaient, les monastèresse repeupleraient, les superstitions du moyen âgereviendraient. Les vieilles croyances n' ont plusd' autre ressource que l' ignorance et les calamitéspubliques (23). La foi sera toujours en raisoninverse de la vigueur de l' esprit et de la culture

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intellectuelle. Elle est là derrière l' humanitéattendant ses moments de défaillance, pour larecevoir dans ses bras et prétendre ensuite que c' estl' humanité qui s' est donnée à elle. Pour nous, nousne plierons pas ; nous tiendrons ferme comme Ajaxcontre les dieux ; s' ils prétendent nous fairefléchir en nous frappant, ils se trompent. Honte auxtimides qui ont peur ! Honte surtout aux lâches quiexploitent nos misères, et attendent pour nousvaincre que le malheur nous ait déjà à moitiévaincus.L' éternelle objection qui éloigne du rationalismecertaines------------------------------------------------------------------------p53âmes très distinguées, qui par suite même deleur délicatesse sont possédées d' un plus vif besoinde croire, c' est la brièveté de son symbole, lacontradiction de ses systèmes, l' apparence denégation qui lui donne les airs du scepticisme. Peudouées du côté de l' intelligence et de la critique,elles voudraient un système tout fait, réunissantune grande masse de suffrages, et qu' on pût acceptersans examen intrinsèque. Comment croire cesphilosophes, disent-elles ? Il n' y en a pasdeux qui disent de la même manière (24). Scrupulesde petits esprits, incapables de discussionrationnelle, et désireux de pouvoir s' en tenir à descaractères extérieurs ; scrupules respectablespourtant, car ils sont honnêtes et supposent la foià la vérité ! Répondre à ces belles et bonnes âmesque c' est bien dommage qu' il en soit ainsi, maisqu' après tout ce n' est pas la faute du rationalismesi l' homme peut affirmer peu de choses, qu' il vautmieux affirmer peu avec certitude que d' affirmer ceque l' on ne sait pas légitimement, que si le meilleursystème intellectuel était celui qui affirme le plus,aucun ne serait préférable à la crédulité primitiveadmettant tout sans critique ; répondre ainsià ces âmes faciles et expansives, c' est comme si onraisonnait avec un appétit surexcité pour lui prouverque le besoin qu' il ressent est désordonné. Il fautrépondre une seule chose, et cette chose est lavérité, c' est que la brièveté du symbole de lascience n' est qu' apparente, que ses contradictions nesont qu' apparentes, que sa forme négative n' estqu' apparente. Les esprits rationnels le plus souventne se contredisent que par malentendu, parce qu' ilsne parlent pas des mêmes choses, ou qu' ils ne lesenvisagent pas par le même------------------------------------------------------------------------p54côté. Il est certain que deux hommes qui auraient

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reçu exactement la même culture et fait les mêmesétudes verraient exactement de la même manière, bienqu' ils puissent sentir très différemment.Sans doute la science ne formule pas ses résultatscomme la théologie dogmatique ; elle ne compte passes propositions, elle n' arrête pas à un chiffredonné ses articles de foi. Ses vérités acquises nesont pas de lourds théorèmes, qui viennent poser àplein devant les esprits les plus grossiers. Ce sontde délicats aperçus, des vues fugitives etindéfinissables, des manières de cadrer sa penséeplutôt que des données positives, des façonsd' envisager les choses, une culture de finesse et dedélicatesse plutôt qu' un dogmatisme positif. Mais aufond telle est la véritable forme des véritésmorales : c' est les fausser que de leur appliquerces moules inflexibles des sciences mathématiques,qui ne conviennent qu' à des vérités d' un autreordre, acquises par d' autres procédés. Platon n' apas de symbole, pas de propositions arrêtées, pas deprincipes fixes, dans le sens scolastique que nousattachons à ce mot ; c' est fausser sa pensée que devouloir en extraire une théorie dogmatique. Etpourtant Platon représente un esprit ; Platonest une religion. Un esprit, voilà le motessentiel. L' esprit est tout, le dogme positif estpeu de chose, et c' est bien merveille s' il n' estcontradictoire ; que dis-je ? Il sera nécessairementétroit, s' il ne semble contradictoire. Un espritne s' exprime pas par une théorie analytique, oùchaque point de la science est successivementélucidé. Ce n' est ni par oui, ni par non,qu' il résout les problèmes délicats qu' il se pose.Un esprit s' exprime tout entier à la fois ; ilest dans vingt pages comme dans tout un livre ; dansun livre comme dans une collection------------------------------------------------------------------------p55d' oeuvres complètes. Il n' y a pas un dialogue dePlaton qui ne soit une philosophie, une variationsur un thème toujours identique. Qui ditvoltairien exprime une nuance aussi tranchée etaussi facile à saisir que cartésien ; et pourtantDescartes a un système, et Voltaire n' en a pas.Descartes peut se réduire en propositions, Voltairene le peut pas. Mais Voltaire a un esprit, unefaçon de prendre les choses, qui résulte de tout unensemble d' habitudes intellectuelles. Parcourez sonoeuvre, et dites si cet homme n' a pas pris sièged' une manière bien fixe et bien arrêtée,pour dessiner à sa guise le grand paysage, s' iln' avait pas un système de vie, une façon à lui de voir

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les choses.Quand donc cesserons-nous d' être de lourdsscolastiques et d' exiger sur Dieu, sur l' âme, surla morale, des petits bouts de phrases à la façon dela géométrie ? Je suppose ces phrases aussi exactesque possible, elles seraient fausses, radicalementfausses, par leur absurde tentative de définir,de limiter l' infini. Ah ! Lisez-moi un dialogue dePlaton, une méditation de Lamartine, une page deHerder, une scène de Faust. voilà unephilosophie, c' est-à-dire une façon de prendrela vie et les choses. Quant aux propositionsparticulières, chacun les arrange à sa guise, etc' est le moins essentiel. Cela démonte fort lespetits esprits, qui n' aiment que des formulesde deux ou trois lignes, afin de les apprendrepar coeur. Puis, quand ils voient que chaquephilosophe a les siennes, que tout cela ne coïncidepas, ils entrent dans une grande affliction d' esprit,et dans de merveilleuses impatiences : c' est latour de Babel, disent-ils ; chacun y parle salangue ; adressons-nous à des gens------------------------------------------------------------------------p56qui aient des propositions mieux dressées et unsymbole fait une fois pour toutes.Quand je veux initier de jeunes esprits à laphilosophie, je commence par n' importe quel sujet, jeparle dans un certain sens et sur un certain ton,je m' occupe peu qu' ils retiennent les donnéespositives que je leur expose, je ne cherche même pasà les prouver ; mais j' insinue un esprit, unemanière, un tour ; puis quand je leur ai inoculéce sens nouveau, je les laisse chercher à leurguise et se bâtir leur temple suivant leur proprestyle. Là commence l' originalité individuelle, qu' ilfaut souverainement respecter. Les résultats positifsne s' enseignent pas, ne s' imposent pas ; ils n' ontaucune valeur s' ils sont transmis et acceptés demémoire. Il faut y avoir été conduit, il faut lesavoir découverts ou devinés d' avance sur les lèvresde celui qui les expose. Les propositions positivessont l' affaire de chacun ; l' esprit seul esttransmissible. Je le dis en toute franchise. Je n' aipas, et je ne crois pas que la science puisse donnerun ensemble de propositions délimitées et arrêtées,constituant une religion naturelle. Mais il y a uneposition intellectuelle, susceptible d' êtreexprimée en un livre, non en une phrase, qui està elle seule une religion ; il y a une façonreligieuse de prendre les choses, et cette façon estla mienne. Ceux qui une fois dans leur vie ont respiré

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l' air de l' autre monde, et goûté le nectar idéal,ceux-là me comprendront (25).On ne tardera point, ce me semble, à reconnaître quela trop grande précision dans les choses morales estaussi peu philosophique qu' elle est peu poétique.Tous les systèmes sont attaquables par leur précisionmême (26). Combien, par exemple, ces admirablesoraisons funèbres,------------------------------------------------------------------------p57où Bossuet a commenté la mort dans un simagnifique langage, sont loin de ce que réclameraitnotre manière actuelle de sentir, à cause du cadredélimité et précis où la théologie avait réduit lesidées de l' autre vie. Aujourd' hui nous ne concevrionsplus de grande éloquence sur une tombe sans un doute,un voile tiré sur ce qui est au delà, une espérance,mais laissée dans ses nuages, doctrine moinséloquente peut-être, mais certainement plus poétiqueet plus philosophique qu' un dogmatisme trop défini,donnant, si j' ose le dire, la carte de l' autre vie.Le sauvage de l' Océanie prend son île pour le monde.Plus téméraires encore sont ceux qui prétendentenserrer de lignes l' infini. Voilà pourquoi de toutesles études la plus abrutissante, la plus destructivede toute poésie et de toute intelligence, c' estla théologie.Un système c' est une épopée sur les choses. Ilserait aussi absurde qu' un système renfermât ledernier mot de la réalité qu' il le serait qu' uneépopée épuisât le cercle entier de la beauté.Une épopée est d' autant plus parfaite qu' ellecorrespond mieux à toute l' humanité, et pourtant,après la plus parfaite épopée, le thème est encorenouveau et peut prêter à d' infinies variations,selon le caractère individuel du poète, son siècleou la nation à laquelle il appartient. Comment sentirla nature, comment aspirer en liberté le parfum deschoses, si on ne les voit que dans les formesétroites et moulées d' un système ? Je sentis cela unjour divinement en entrant dans un petit bois. Unemain m' en repoussa, parce que je me figurais en cemoment la nature sous je ne sais quel aspect dephysique, et je ne me réconciliai qu' en me disantbien que tout cela n' était qu' un trait saisi------------------------------------------------------------------------p58dans l' infini, une vapeur sur un ciel pur, une striesur un vaste rideau. Il faut renoncer à l' étroitconcept de la scolastique, prenant l' esprit humaincomme une machine parfaitement exacte et adéquate àl' absolu. Des vues, des aperçus, des jours, desouvertures, des sensations, des couleurs, des

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physionomies, des aspects, voilà les formes souslesquelles l' esprit perçoit les choses (27). Lagéométrie seule se formule en axiomes et enthéorèmes. Ailleurs le vague est le vrai.Telle est l' activité de l' intelligence humaine quec' est la forcer à délirer que de la renfermer dans uncercle trop étroit. La liberté de penser estimprescriptible : si vous barrez à l' homme les vasteshorizons, il s' en vengera par la subtilité : si vouslui imposez un texte, il y échappera par lecontre-sens. Le contre-sens, aux époques d' autorité,est la revanche que prend l' esprit humain sur lachaîne qu' on lui impose ; c' est la protestation contrele texte. Ce texte est infaillible ; à la bonneheure. Mais il est diversement interprétable, etlà recommence la diversité, simulacre de liberté donton se contente à défaut d' autre. Sous le régimed' Aristote, comme sous celui de la bible, on a pupenser presque aussi librement que de nos jours, maisà la condition de prouver que telle pensée étaitréellement dans Aristote ou dans la bible, ce quine faisait jamais grande difficulté. Le talmud, lamasore, la cabbale sont les produits étranges de ceque peut l' esprit humain enchaîné sur un texte. On encompte les lettres, les mots, les syllabes, ons' attache aux sons matériels bien plus qu' au sens,on multiplie à l' infini les subtilités exégétiques,les modes d' interprétation, comme l' affamé, qui,après avoir mangé son pain, en recueille------------------------------------------------------------------------p59les miettes. Tous les commentaires des livres sacrésse ressemblent, depuis ceux de manou, jusqu' à ceux dela bible, jusqu' à ceux du coran. Tous sont laprotestation de l' esprit humain contre la lettreasservissante, un effort malheureux pour féconder unchamp infécond. Quand l' esprit ne trouve pas un objetproportionné à son activité, il s' en crée un par milletours de force.Ce que l' esprit humain fait devant un texte imposé,il le fait devant un dogme arrêté. Pourquoi s' est-onsi horriblement ennuyé au xviie siècle ? PourquoiMadame de Maintenon mourait-elle d' ennui àVersailles ? Hélas ! C' est qu' il n' y avait pasd' horizon. Un prisonnier enchaîné en face d' un mur,après en avoir compté les pierres, que luirestera-t-il à faire ? C' est par la même raison quece siècle d' orthodoxie et de règle fut le sièclede l' équivoque. C' est la règle étroite qui fait naîtrel' équivoque. Pourquoi le droit est-il la science del' équivoque ? C' est qu' on y est limité de toutesparts par des formules. Pourquoi a-t-on tant

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équivoqué au moyen âge ? C' est qu' Aristote était là.Pourquoi la théologie est-elle d' un bout à l' autreune longue subtilité ? C' est que l' autorité y esttoujours présente : on la coudoie sans cesse, onsent à chaque instant sa gênante pression. C' est unelutte perpétuelle de la liberté et du texte divin.Le jet d' eau laissé libre s' élève en ligne droite ;gêné, comprimé, il biaise, il gauchit. De mêmel' esprit laissé libre s' exerce normalement ;comprimé, il subtilise.Je suis persuadé que si les esprits cultivés par lascience rationnelle s' interrogeaient eux-mêmes, ilstrouveraient que, sans formuler aucune propositionsusceptible d' être mise en une phrase, ils ont desvues suffisamment arrêtées------------------------------------------------------------------------p60sur les choses vitales, et que ces vues, diversementexprimées pour chacun, reviennent à peu près aumême. Seulement elles ne sont pas fixées dans desformes dures et déterminées une fois pour toutes.De là la couleur individuelle de toutes lesphilosophies, et surtout des philosophiesallemandes. Chaque système est la façon dont unesprit éminent a vu le monde, façon toujoursprofondément empreinte de l' individualité dupenseur. Je ne doute pas que chacun de ces systèmesne fût très vrai dans la tête de l' auteur ; mais parleur individualité même ils sont incommunicables etsurtout indémontrables (28). Ce sont de pureshypothèses explicatives, comme celles de laphysique, lesquelles n' empêchent pas qu' il n' y aitlieu ultérieurement d' en essayer d' autre. Il ne fautpas dire absolument qu' il en est ainsi ; car nous nepouvons avoir de conception adéquate aux causesprimordiales ; mais que les choses se passent commes' il en était ainsi (29). Il est impossible que deuxesprits bien faits envisageant le même objet enjugent différemment. Si l' un dit oui, l' autre non,c' est qu' évidemment ils ne parlent pas de la mêmechose, où qu' ils n' attachent pas le même sens auxmots (30). C' est ce que Hegel entendait dire,quand il avance que chaque penseur est libre de créerle monde à sa manière.Il n' est donc pas étonnant que l' orthodoxe puisseserrer ses croyances plus que le philosophe.L' orthodoxie met, si j' ose le dire, toute saprovision vitale dans un tube dur et résistant, quiest un fait extérieur et palpable, la révélation,sorte de carapace qui la protège, mais la rend lourdeet sans grâce. La foi du philosophe au contraire esttoujours à nu, dans sa simple beauté. Jugez combien

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elle prête à la brutalité. Mais un------------------------------------------------------------------------p61jour viendra où le stylet de la critique pénétrera àson tour les défauts de la carapace du croyant, etatteindra la chair vive.La vérité n' est aux yeux du penseur qu' une forme plusou moins avancée, mais toujours incomplète ou du moinssusceptible de perfectionnement. L' orthodoxie, aucontraire, pétrifiée, stéréotypée dans ses formes, nepeut jamais se départir de son passé. Comme saprétention est d' être faite du premier coup et toutd' une pièce, elle se met par là en dehors duprogrès ; elle devient raide, cassante, inflexible,et, tandis que la philosophie est toujourscontemporaine à l' humanité, la théologie à uncertain jour devient arriérée. Car elle estimmuable et l' humanité marche. Ce n' est pas que deforce la théologie aussi n' ait marché comme tout lereste. Mais elle le nie, elle ment à l' histoire, ellefausse toute critique pour prouver que son étatactuel est son état primitif, et elle y est obligéepour rester dans les conditions de son existence. Lephilosophe, au contraire, ne conçoit en aucunecirconstance ni la rétractation absolue nil' immobilité prédécidée. Il veut que l' on se prêteaux modifications successives amenées par le temps,sans jamais rompre catégoriquement avec son passé,mais sans en être l' esclave ; il veut que,sans le renier, on sache l' expliquer au sens nouveau,et montrer la part de vérité mal définie qu' ilcontenait. Qu' un philosophe se dépasse lui-même etuse plusieurs systèmes (c' est-à-dire plusieursexpressions inégalement parfaites de la vérité),cela n' a rien de contradictoire, cela lui faithonneur.Le problème de la philosophie est toujours nouveau ;il n' arrivera jamais à une formule définitive, et lejour------------------------------------------------------------------------p62où l' on s' en tiendrait aux assertions du passé, en lesacceptant comme vérité absolue et irréformable, cejour serait le dernier de la philosophie. L' orthodoxen' est jamais plus agaçant que quand se targuant de sonimmobilité, il reproche au penseur ses fluctuations,et à la philosophie ses perpétuelles modifications(31). Ce sont ces modifications qui prouvent justementque la philosophie est le vrai ; par là elle est enharmonie avec la nature humaine toujours en travailet heureusement condamnée à faire toutes sesconquêtes à la sueur de son front. Cela seul ne variepas qui n' est pas progressif. Rien de plus immuable

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que la nullité, qui n' a jamais vécu de la vie del' intelligence, ou l' esprit lourd, qui n' a jamaisvu qu' une face des choses. Le moyen de ne pas varier,c' est de ne pas penser. Si l' orthodoxie est immuable,c' est qu' elle se pose en dehors de la nature humaineet de la raison.Et ne dites pas que c' est là le scepticisme ; c' estla critique, c' est-à-dire la discussionultérieure et transcendante de ce qui avait d' abordété admis sans un examen suffisant, pour en tirerune vérité plus pure et plus avancée. Il est tempsque l' on s' accoutume à appeler sceptiques tous ceuxqui ne croient point encore à la religion del' esprit moderne, et qui, s' attardant autour desystèmes usés, nient avec une haine aveugle lesdogmes acquis du siècle vivant. Nous acceptonsl' héritage des trois grands mouvements modernes, leprotestantisme, la philosophie, la révolution, sansavoir la moindre envie de nous convertir auxsymboles du xvie siècle, ou de nous faire voltairiens,ou de recommencer 1793 et 1848. Nous n' avons nulbesoin de recommencer ce que nos pères ont fait.Libéralisme résume leur oeuvre ; nous saurons lacontinuer.------------------------------------------------------------------------p63En logique, en morale, en politique, l' homme aspire àtenir quelque chose d' absolu. Ceux qui font reposerla connaissance humaine et le devoir et legouvernement sur la nature humaine ont l' air de sepriver d' un tel fondement ; car le libre examen,c' est la dissidence, c' est la variété de vues. Ilsemble donc plus commode de chercher et à laconnaissance et à la morale et à la politiqueune base extérieure à l' homme, une révélation, undroit divin. Mais le malheur est qu' il n' y a rien detel, qu' une pareille révélation aurait besoin d' êtreprouvée, qu' elle ne l' est pas, et que, quand elle leserait, elle ne le serait que par la raison, que parconséquent la diversité renaîtrait sur l' appréciationde ces preuves. Mieux vaut donc rester dans le champde la nature humaine, ne chercher l' absolu que dansla science, et renoncer à ces timides palliatifs quine font que faire illusion et reculer la difficulté.Il n' y a de nos jours que deux systèmes en face : lesuns, désespérant de la raison, la croyant condamnéeà se contredire éternellement, embrassent avecfureur une autorité extérieure et deviennent croyantspar scepticisme (système jésuitique : l' autorité,le directeur, le pape, substitués à la raison, àDieu). Les autres, par une vue plus profonde de lamarche de l' esprit humain, au-dessous des

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contradictions apparentes, voient le progrès etl' unité. Mais, notez-le, ceci est essentiel : àmoins de croire par instinct, comme les simples,on ne peut plus croire que par scepticisme :désespérer de la philosophie est devenula première base de la théologie. J' aime et j' admirele grand scepticisme désespérant, dont l' expressiona enrichi la littérature moderne de tant d' oeuvresadmirables. Mais je ne trouve que le rire et ledégoût pour cette mesquine ironie de la naturehumaine, qui n' aboutit qu' à la superstition,------------------------------------------------------------------------p64et prétend guérir Byron, en lui prêchant le pape.On parle beaucoup de l' accord de la raison et de lafoi, de la science et de la révélation, et quelquespédants qui veulent se donner une façon d' intérêt etse poser en esprits impartiaux et supérieurs, en ontfait un thème d' ambiguïtés et de frivoles non-sens. Ilfaut s' entendre. Si la révélation est réellement cequ' elle prétend être, la parole de Dieu, il est tropclair qu' elle est maîtresse, qu' elle n' a pas àpactiser avec la science, que celle-ci n' a qu' àplier bagage devant cette autorité infaillible, et queson rôle se réduit à celui de serva et pedissequa,à commenter ou expliquer la parole révélée. Dès lorsaussi les dépositaires de cette parole révélée serontsupérieurs en droit aux investigateurs de la sciencehumaine, ou plutôt ils seront la seule puissancedevant laquelle les autres disparaissent, commel' humain devant le divin. Sans doute la vérité nepouvant être contraire à elle-même, on reconnaîtravolontiers que la bonne science ne sauraitcontredire la révélation. Mais comme celle-ci estinfaillible et plus claire, si la science semblela contredire, on en conclura qu' elle n' est pas labonne science, et on imposera silence à sesobjections. -que si, au contraire, le fait dela révélation n' est pas réel, ou du moins, s' il n' arien de surnaturel, les religions ne sont plus quedes créations tout humaines, et tout se réduit alorsà trouver la raison des diverses fictions de l' esprithumain. L' homme dans cette hypothèse a tout faitpar ses facultés naturelles : ici spontanément etobscurément ; là scientifiquement et avecréflexion ; mais enfin l' homme a tout fait : il seretrouve partout en face de sa propre autorité et deson propre ouvrage. Les théologiens ont raison quandils disent qu' il faut avant tout discuter le fait :cette doctrine est-elle------------------------------------------------------------------------p65la parole de Dieu ? Et qu' on réponde oui ou non, le

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problème prétendu de l' accord de la foi et de laraison, supposant deux puissances égales qu' il s' agitde concilier, n' a pas de sens ; car dans le premiercas, la raison disparaît devant la foi, comme le finidevant l' infini, et les orthodoxes les plus sévèresont raison ; dans le second, il n' y a plus que laraison, se manifestant diversement et néanmoinstoujours identique à elle-même (32).C' est vous qui êtes les sceptiques, et nous quisommes les croyants. Nous croyons à l' oeuvre destemps modernes, à sa sainteté, à son avenir, et vousla maudissez. Nous croyons à la raison, et vousl' insultez ; nous croyons à l' humanité, à sesdivines destinées, à son impérissable avenir, et vousen riez ; nous croyons à la dignité de l' homme, à labonté de sa nature, à la rectitude de son coeur, audroit qu' il a d' arriver au parfait, et vous secouezla tête sur ces consolantes vérités, et vous vousappesantissez complaisamment sur le mal, et les plussaintes aspirations au céleste idéal, vous les appelezoeuvres de Satan, et vous parlez de rébellion, depéché, de châtiment, d' expiation, d' humiliation, depénitence, de bourreau à celui à qui il ne faudraitparler que d' expansion et de déification. Nouscroyons à tout ce qui est vrai ; nous aimons tout cequi est beau (33) ; et vous, les yeux fermés sur lescharmes infinis des choses, vous traversez ce beaumonde sans avoir pour lui un sourire. Le mondeest-il un cimetière, la vie une cérémonie funèbre ?Au lieu de la réalité, vous aimez une abstraction. Quiest-ce qui nie, de vous ou de nous ? Et celui qui nien' est-il pas le sceptique ?Notre rationalisme n' est donc pas cette morgueanalytique, sèche, négative, incapable de comprendreles------------------------------------------------------------------------p66choses du coeur et de l' imagination, qu' inaugura lexviiie siècle ; ce n' est pas l' emploi exclusif de ceque l' on a appelé " l' acide du raisonnement " ; cen' est pas la philosophie positive de M. AugusteComte, ni la critique irréligieuse de M. Proudhon.C' est la reconnaissance de la nature humaine,consacrée dans toutes ses parties, c' est l' usagesimultané et harmonique de toutes les facultés, c' estl' exclusion de toute exclusion. M. De Lamartine est,à nos yeux, un rationaliste, et pourtant, dans un sensplus restreint, il récuserait sans doute ce titre,puisqu' il nous apprend lui-même qu' il arrive à sesrésultats non par combinaison ni raisonnement, maispar instinct et intuition immédiate. La critique n' aguère été conçue jusqu' ici que comme une épreuve

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dissolvante, une analyse détruisant la vie ; d' unpoint de vue plus avancé on comprendra que la hautecritique n' est possible qu' à la condition du jeucomplet de la nature humaine, et que réciproquementle haut amour et la grande admiration ne sontpossibles qu' à la condition de la critique. Lesprétendues natures poétiques, qui auront cruatteindre au sens vrai des choses sans la science,apparaîtront alors comme chimériques ; etles austères savants, qui auront fait fi des donsplus délicats, soit par vertu scientifique, soit parmépris forcé de ce qu' ils n' avaient pas, rappellerontl' ingénieux mythe des filles de Minée, changées enchauves-souris pour n' avoir été que raisonneusesdevant des symboles auxquels il eût fallu appliquerdes procédés plus indulgents.L' histoire semble élever contre la science, lacritique, le rationalisme, la civilisation, termessynonymes, une objection qu' il importe de résoudre.Elle semble, en effet, nous montrer le peuple le pluslettré succombant toujours sous le peuple le plusbarbare : Athènes sous la Macédoine,------------------------------------------------------------------------p67la Grèce sous les romains, les romains sous lesbarbares, les chinois sous les mantchoux. Laréflexion use vite. Nos familles bourgeoises, qui nese possèdent que depuis une ou deux générations, sontdéjà fatiguées. Le demi-siècle qui s' est écoulédepuis 89 les a plus épuisées que les innombrablesgénérations de la nuit primitive. Trop savoiraffaiblit en apparence l' humanité ; un peuple dephilologues, de penseurs et de critiques serait bienfaible pour défendre sa propre civilisation.L' Allemagne, au commencement de ce siècle, ahonteusement plié devant la France, et combienpourtant l' Allemagne de Goethe et de Kant étaitsupérieure pour la pensée à la France de Napoléon.La barbarie, n' ayant pas la conscience d' elle-même,est obéissante et passive : l' individu ne sepossédant pas lui-même se perd dans la masse, etobéit au commandement comme à la fatalité.L' obéissance passive n' est possible qu' à la conditionde la stupidité. L' homme réfléchi, au contraire,calcule trop bien son intérêt, et se demande avec lepositif qu' il porte en toute chose si c' est bienréellement son intérêt de se faire tuer. Il tientd' ailleurs plus profondément à la vie, et la raisonen est simple. Son individualité est bien plus forteque celle du barbare ; l' homme civilisé dit moiavec une énergie sans pareille ; chez le barbare,au contraire, la vie s' élève à peine au-dessus de

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cette sensation sourde qui constitue la vie del' animal. Il ne résiste pas, car il existe à peine.De là ce mépris de la vie humaine (de la siennecomme de celle des autres) qui fait tout le secretde l' héroïsme du barbare. L' homme cultivé, dont la viea un prix réel, en fait trop d' estime pour la jouerau hasard (34). La force brutale lui semble unetelle extravagance qu' il se révolte contre d' aussiabsurdes moyens, et ne peut se résoudre à se mesureravec des------------------------------------------------------------------------p68armes qu' un sauvage manie mieux que lui. Dans cesluttes grossières, la conscience la plus obscure estla meilleure ; la personnalité, la réflexion sont descauses d' infériorité. Aussi la liberté de pensera-t-elle été jusqu' ici peu favorable aux entreprisesqui exigent que des masses d' individus renoncent àleur individualité pour s' atteler au joug d' unegrande pensée et la traîner majestueusement par lemonde. Qu' eût fait Napoléon avec des raisonneurs ?C' est là une contradiction réelle, qui, comme tantd' autres, ne peut se lever qu' en reconnaissant quel' humanité est bien loin de son état normal. Tandisqu' une portion de l' humanité mènera encore la viebrutale, les malentendus et les passions pourrontexploiter l' humanité barbare contre l' humanitécivilisée, et lâcher ces bêtes féroces sur leshommes raisonnables. Les critiques ont raison ; qu' ilssoient ou non les plus forts, cela ne les empêchepas d' avoir raison, et, s' ils succombent, celaprouve simplement que l' état actuel de l' humanitéest loin d' être celui où la justice et la raisonseront les seules forces réelles comme elles sont lesseules légitimes.Observez bien, je vous prie, que ce n' est pas iciune vaine question, un rêve discuté à loisir. C' estla question même de l' humanité et de la légitimitéde sa nature. Si l' humanité est ainsi faite qu' il yait pour elle des illusions nécessaires, que trop deraffinement amène la dissolution et la faiblesse,que trop bien savoir la réalité des choses luidevienne nuisible, s' il lui faut des superstitions etdes vues incomplètes, si le légitime et nécessairedéveloppement de son être est sa propre dégradation,l' humanité est mal faite, elle est fondée sur lefaux, elle ne tend qu' à sa propre destruction,puisque ceux qui ont vaincu grâce à leurs illusionssont ensuite entraînés forcément------------------------------------------------------------------------p69à se désillusionner par la civilisation et lerationalisme. Notre symbole est de la sorte détruit ;

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car notre symbole, c' est la légitimité du progrès.Or, dans cette hypothèse, l' humanité serait engagéedans une impasse, sa ligne ne serait pas la lignedroite, marchant toujours à l' infini, puisqu' enpoussant toujours devant elle, elle se trouveraitavoir reculé. La loi qu' on devrait poser à la naturehumaine ne serait plus alors de porter à l' absolutoutes ses puissances ; la civilisation aurait sonmaximum, atteint par un balancement de contraires,et la sagesse serait de l' y retenir. Il s' agit desavoir, en un mot, si la loi de l' humanité est uneexpression telle qu' en augmentant toutes lesvariables, on augmente la valeur totale, ou si elledoit être assimilée à ces expressions qui atteignentun maximum, au delà duquel une augmentationapportée aux éléments divers fait décroître la valeurtotale.Heureux ceux qui auront dans une expérience définitiveune réponse expérimentale à opposer à ces terriblesappréhensions. Peut-être nos affirmations à cetégard ont-elles un peu du mérite de la foi, quicroit sans avoir vu, et à vrai dire, quand onenvisage les faits isolés, l' optimisme sembleune générosité faite à Dieu en toute gratuité.Pour moi, je verrais l' humanité crouler sur sesfondements, je verrais les hommes s' égorger dansune nuit fatale, que je proclamerais encore que lanature humaine est droite et faite pour le parfait,que les malentendus se lèveront, et qu' un jourviendra le règne de la raison et du parfait.Alors on se souviendra de nous, et l' on dira : oh !Qu' ils durent souffrir !Il faut se garder d' assimiler notre civilisation etnotre rationalisme à la culture factice de l' antiquitéet surtout de la Grèce dégénérée. Notre xviiiesiècle est certes une------------------------------------------------------------------------p70époque de dépression morale, et pourtant il setermine par la plus grande éruption de dévouement,d' abnégation de la vie que présente l' histoire.étaient-ce de tremblants rhéteurs que ces philosophes,ces girondins, qui portaient si fièrement leur têteà l' échafaud ? étaient-ce de superstitieusesillusions qui raidissaient ces nobles âmes ? Il y a,je le sais, une génération d' égoïstes, qui a grandià l' ombre d' une longue paix, génération sceptique,née sous les influences de Mercure, sans croyanceni amour, laquelle, au premier coup d' oeil, a l' airde mener le monde. Oh ! Si cela était, il ne faudraitpas désespérer de l' humanité sans doute, carl' humanité ne meurt pas ; il faudrait désespérer

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de la France. Mais quoi ? Sont-ce ces hommes qu' onpeut de bonne foi opposer comme une objection àla science et à la philosophie ? Est-ce de tropsavoir qui les a amollis ? Est-ce de trop penserqui a détruit en eux le sentiment de la patrie etde l' honneur ? Est-ce de trop vivre dans le mondede l' esprit qui les a rendus inhabiles aux grandeschoses ? Eux, fermés à toute idée ; eux, n' ayantpour science que celle d' un monde factice ; eux,n' ayant pour philosophie que la frivolité ! Au nom duciel, ne nous parlez pas de ces hommes, quand ils' agit de civilisation et de philosophie ! Lors mêmequ' il serait prouvé que le ton de la société quidevenait de plus en plus dominant sousLouis-Philippe allait à couper le nerf des grandeschoses, certes rien ne serait prouvé contre lasociété qu' amèneront la raison et la nature humainedéveloppée dans sa franche vérité. Lors mêmequ' il serait prouvé que le monde officiel estdéfinitivement impuissant, qu' il ne peut rien créerd' original et de fort, il ne faudrait pasdésespérer de l' humanité ; car l' humanité a dessources inconnues, où elle va sans cesse------------------------------------------------------------------------p71puiser la jeunesse. Est-ce trop de rationalisme quia perdu cette malheureuse Italie, qui nous offreen ce moment le lamentable spectacle d' un membrede l' humanité atteint de paralysie ! Est-ce trop decritique qui a desséché les vaisseaux qui luiportaient la vie ? N' était-elle pas plus belleet plus forte au xve et dans la première moitiédu xvie siècle, alors qu' elle devançait l' Europedans les voies de la civilisation, et ouvrait sesailes au plus hardi rationalisme ? Sont-ce lescroyances religieuses qui lui ont maintenu savigueur ? L' Italie païenne de Jules Ii et deLéon X ne valait-elle pas cette Italieexclusivement catholique de Pie V et du concilede trente ? Renverser le Capitole ou le temple deJupiter Stateur eût été renverser Rome. Il fautqu' il n' en soit plus ainsi chez les nations modernes,puisque le repos dans les cultes religieux suffitpour énerver une nation (35). Il y a quelques mois lesromains fondaient leurs cloches pour en faire de grossous. Certes si la religion des modernes était commecelle des anciens, la moelle épinière de la nationelle-même, c' eût été là une grosse absurdité. C' estcomme si l' on croyait enrichir la France enconvertissant la colonne en monnaie. Mais que fairequand les dieux s' en sont allés ? Symmaque demandantle rétablissement de l' autel de la victoire faisait

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tout simplement acte de rhéteur.l' antiquité n' ayant jamais compris le grand objet dela culture lettrée, et l' ayant toujours envisagéecomme un exercice pour apprendre à bien dire,il n' est pas étonnant que les âmes fortes de ce tempsse soient montrées sévères pour la petite manière desrhéteurs et l' éducation factice et sophistique qu' ilsdonnaient à la jeunesse. Les hommes sérieuxconcevaient comme idéal de la vertu des caractèresgrossiers et incultes, et comme idéal de la sociétéun------------------------------------------------------------------------p72développement tourné exclusivement vers ledévouement à la patrie et le bien faire(Sparte, l' ancienne Rome, etc.). Or, comme onremarquait que la culture lettrée était subversived' un tel état, on déclamait contre cette culture,qui rendait, disait-on, plus facile à vaincre. De làces lieux communs, supériorité du bien faire surle bien dire, de la vertu grossière sur lacivilisation raffinée, mépris du graeculus,chargé de grammaire, etc. De nos jours, ce sont làdes non-sens. à notre point de vue, en effet Sparteet l' ancienne Rome représentent un des états lesplus imparfaits de l' humanité, puisqu' un des élémentsessentiels de notre nature, la pensée, la perfectionintellectuelle, y était complètement négligé. Sansdoute la simple culture patriotique et vraie estsupérieure à cette culture artificielle des dernierstemps de l' empire, et si quelque chose pouvaitinspirer des craintes sur l' avenir de la civilisationmoderne, ce serait de voir combien l' éducationprétendue humaniste qu' on donne à notre jeunesseressemble à celle de cette triste époque. Mais rienn' est supérieur à la science et à la grandecivilisation purement humaine, et il n' y a qu' unesprit superficiel qui puisse comparer cette grandeforme de la vie complète à ces siècles factices oùl' on ne pouvait avoir un noble sentiment qu' avec uneréminiscence de rhétorique, où l' on faisait venir unphilosophe pour s' entendre lire une consolation quandon avait perdu un être cher, et où l' on tirait de sapoche en mourant un discours préparé pour lacirconstance.Ainsi, lors même que la civilisation devrait sombrerencore une fois devant la barbarie, ce ne serait pasune objection contre elle. Elle aurait raison au delà.Elle vaincrait encore une fois ses vainqueurs, ettoujours de même,------------------------------------------------------------------------p73jusqu' au jour où elle n' aurait plus personne à

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vaincre, et où, seule maîtresse, elle règnerait deplein droit. Qu' importe par qui s' opère le travailde la civilisation et le bien de l' humanité ? Auxyeux de Dieu et de l' avenir, russes et français nesont que des hommes. Nous n' en appelons au principedes nationalités que quand la nation oppriméeest supérieure selon l' esprit à celle qui l' opprime.Les partisans absolus de la nationalité ne peuventêtre que des esprits étroits. La perfectionhumanitaire est le but. à ce point de vue, lacivilisation triomphe toujours ; or, il serait partrop étrange qu' un poids invincible entraînâten ce sens l' espèce humaine, si ce n' était qu' unedégénération.Il n' y a pas de décadence au point de vue del' humanité. Décadence est un mot qu' il fautdéfinitivement bannir de la philosophie de l' histoire.Où commence la décadence de Rome ? Les espritsétroits, préoccupés de la conservation des moeursanciennes, diront que c' est après les guerrespuniques, c' est-à-dire précisément au moment où,les préliminaires étant posés, Rome commence samission et dépouille les moeurs de son enfancedevenues impossibles. Ceux qui sont préoccupés del' idée de la république placeront la ligne fataleà la bataille d' Actium ; pauvres gens qui seseraient suicidés avec Brutus, ils croient voirla mort dans la crise de l' âge mûr. Cette décadencepeut elle être mieux placée au ive siècle, alors quel' oeuvre de l' assimilation romaine est dans toute saforce, ou au Ve, alors que Rome impose sa civilisationaux barbares qui l' envahissent ? Et la Grèce ? ...des temps homériques à Héraclius, où est sadécadence ? Est-ce à l' époque de Philippe, alorsqu' elle est à la veille de faire par Alexandresa brillante apparition dans l' oeuvre humanitaire ?Est-ce------------------------------------------------------------------------p74sous la domination romaine, alors qu' elle est leberceau du christianisme ? Tant il est vrai que lemot de décadence n' a de sens qu' au point de vueétroit de la politique et des nationalités, non augrand et large point de vue de l' oeuvre humanitaire.Quand des races s' atrophient, l' humanité a desréserves de forces vives pour suppléer à cesdéfaillances. Que si l' on pouvait craindre quel' humanité, ayant épuisé ses réserves, n' éprouvât unjour le sort de chaque nation en particulier, et nefût condamnée à la décadence, je répondrai qu' avantcette époque l' humanité sera sans doute devenue plusforte que toutes les causes destructives. Dans

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l' état actuel, une extrême critique est une caused' affaiblissement physique et moral ; dans l' étatnormal, la science sera mère de la force. La sciencen' étant guère apparue jusqu' ici que sous la formecritique, on ne conçoit pas qu' elle puisse devenirun mobile puissant d' action. Cela sera pourtant, dumoment où elle aura créé dans le monde moral uneconviction égale à celle qui produisait jadis la foireligieuse. Tous les arguments tirés du passé pourprouver l' impuissance de la philosophie ne prouventrien pour l' avenir ; car le passé n' a été qu' uneintroduction nécessaire à la grande ère dela raison. La réflexion ne s' est point encore montréecréatrice. Attendez ! Attendez ! ...plusieurs en lisant ce livre s' étonneront peut-êtrede mes fréquents appels à l' avenir. C' est qu' en effetje suis persuadé que la plupart des arguments que l' onallègue pour faire l' apologie de la science et de lacivilisation modernes, envisagées en elles-mêmes, etsans tenir compte de l' état ultérieur qu' elles aurontcontribué à amener, sont très fautifs et prêtent leflanc aux attaques des écoles rétrogrades. Il n' y aqu' un moyen de comprendre et de justifier------------------------------------------------------------------------p75l' esprit moderne : c' est de l' envisager comme undegré nécessaire vers le parfait ; c' est-à-dire versl' avenir. Et cet appel n' est pas l' acte d' une foiaveugle, qui se rejette vers l' inconnu. C' est lelégitime résultat qui sort de toute l' histoire del' esprit humain. " l' espérance, dit George Sand,c' est la foi de ce siècle. "à côté d' un dogmatisme théologique qui rend la scienceinutile et lui enlève sa dignité, il faut placer unautre dogmatisme encore plus étroit et plus absolu,celui d' un bon sens superficiel, qui n' est au fondque suffisance et nullité, et qui, ne voyant pas ladifficulté des problèmes, trouve étrange qu' on encherche la solution en dehors des routes battues.Il est trop clair que le bon sens dont il est iciquestion n' est pas celui qui résulte des facultéshumaines agissant dans toute leur rectitude sur unsujet suffisamment connu. Celui que j' attaque est cequelque chose d' assez équivoque dont les petitsesprits s' arrogent la possession exclusive et qu' ilsaccordent si libéralement à ceux qui sont de leuravis, cette subtile puérilité qui sait donner àtout une apparence d' évidence. Or il est clair quele bon sens ainsi entendu ne peut suppléer la sciencedans la recherche de la vérité. Observez d' abordque les esprits superficiels qui en appellent sanscesse au bon sens désignent par ce nom la forme très

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particulière et très bornée de coutumes etd' habitudes où le hasard les a fait naître. Leur bonsens est la manière de voir de leur siècle oude leur province. Celui qui a comparé savamment lesfaces diverses de l' humanité aurait seul le droit defaire cet appel à des opinions universelles. Est-cele bon sens d' ailleurs qui me fournira cesconnaissances de philosophie, d' histoire, dephilologie, nécessaires pour la critique des plusimportantes vérités ? Le bon sens a tous les droits------------------------------------------------------------------------p76quand il s' agit d' établir les bases de la morale et dela psychologie ; parce qu' il ne s' agit là que deconstater ce qui est de la nature humaine, laquelledoit être cherchée dans son expression la plusgénérale, et par conséquent la plus vulgaire ; maisle bon sens n' est que lourd et maladroit, quand ilveut résoudre seul les problèmes où il faut devinerplutôt que voir, saisir mille nuances presqueimperceptibles, poursuivre des analogies secrèteset cachées. Le bon sens est partiel ; il n' envisageson opinion que par le dedans, et n' en sort jamaispour la juger du dehors. Or presque toute opinionest vraie en elle-même, mais relative quant aupoint de vue où elle est conçue. Les espritsdélicats et fins sont seuls faits pour le vrai dansles sciences morales et historiques, comme les espritsexacts en mathématiques. Les vérités de la critiquene sont point à la surface ; elles ont presque l' airde paradoxes, elles ne viennent pas poser à pleindevant le bon esprit comme des théorèmes degéométrie : ce sont de fugitives lueurs qu' onentrevoit de côté et comme par le coin de l' oeil,qu' on saisit d' une manière tout individuelle, etqu' il est presque impossible de communiquer auxautres. Il ne reste d' autre ressource que d' amenerles esprits au même point de vue, afin de leur fairevoir les choses par la même face. Que vient fairedans ce monde de finesse et de ténuité infinie cevulgaire bon sens avec ses lourdes allures, sa grossevoix et son rire satisfait ? je n' y comprendsrien est sa dernière et souveraine condamnation,et combien il est facile à la prononcer ! Le tonsuffisant qu' il se permet vis-à-vis des résultatsde la science et de la réflexion est une des plussensibles agaceries que rencontre le penseur. Ellele fait sortir de ses gonds, et, s' il n' est trèsintimement philosophe, il ne peut s' empêcher------------------------------------------------------------------------p77de concevoir quelque sentiment d' humeur contreceux qui abusent ainsi de leur privilège contre sa

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délicate et faible voix.On n' est donc jamais recevable à en appeler de lascience au bon sens, puisque la science n' est que lebon sens éclairé et s' exerçant en connaissance decause. Le vrai est sans doute la voix de la naturehumaine, mais de la nature convenablementdéveloppée et amenée par la culture à tout cequ' elle peut être.CHAPITRE IVla science n' a d' ennemis que ceux qui jugent lavérité inutile et indifférente, et ceux qui, touten conservant à la vérité sa valeur transcendante,prétendent y arriver par d' autres voies que lacritique et la recherche rationnelle. Ces dernierssont à plaindre, sans doute, comme dévoyés de ladroite méthode de l' esprit humain ; mais ilsreconnaissent au moins le but idéal de la vie ;ils peuvent s' entendre et jusqu' à un certain pointsympathiser avec le savant. Quant à ceux quiméprisent la science comme ils méprisent la hautepoésie, comme ils méprisent la vertu, parce que leurâme avilie ne comprend que le périssable, nousn' avons rien à leur dire. Ils sont d' un autre monde,ils ne méritent pas le nom d' hommes, puisqu' ilsn' ont pas la faculté qui fait la noble prérogativede l' humanité. Aux yeux de ceux-là, nous sommes fiersde passer pour des gens d' un autre âge, pour des fouset------------------------------------------------------------------------p78des rêveurs ; nous nous faisons gloire d' entendremoins bien qu' eux la routine de la vie, nous aimonsà proclamer nos études inutiles ; leur méprisest pour nous ce qui les relève. Les immoraux et lesathées, ce sont ces hommes, fermés à tous les airsvenant d' en haut. L' athée, c' est l' indifférent,c' est l' homme superficiel et léger, celui qui n' ad' autre culte que l' intérêt et la jouissance.L' Angleterre, en apparence un des pays du monde lesplus religieux, est en effet le plus athée ; carc' est le moins idéal. Je ne veux pas faire commeles déclamateurs latins le convicium seculi.je crois qu' il y a dans les âmes du xixe siècle toutautant de besoins intellectuels que dans cellesd' aucune autre époque, et je tiens pour certain qu' iln' y a jamais eu autant d' esprits ouverts à lacritique. Le malheur est que la frivolité généraleles condamne à former un monde à part, et quel' aristocratie du siècle, qui est celle de larichesse, ait généralement perdu le sens idéal de lavie. J' en parle par conjecture ; car ce monde m' estentièrement inconnu, et je pourrais plus facilement

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citer d' illustres exceptions que dire précisémentceux sur qui tombe ici mon reproche. Il me sembletoutefois qu' une société qui de fait n' encouragequ' une misérable littérature, où tout est réduit àune affaire d' aunage et de charpentage, qu' unesociété, qui ne voit pas de milieu entre l' absenced' idées morales et une religion qu' elle apréalablement désossée pour se la rendre plusacceptable, qu' une telle société, dis-je, est loindes sentiments vrais et grands de l' humanité.L' avenir est dans ceux qui, embrassant sérieusementla vie, reviennent au fond éternel du vrai,c' est-à-dire à la nature humaine, prise dans sonmilieu et non dans ses raffinements extrêmes. Carl' humanité sera toujours sérieuse, croyante,religieuse ; jamais la légèreté qui------------------------------------------------------------------------p79ne croit à rien ne tiendra la première place dans lesaffaires humaines.Il ne faut pas, ce semble, prendre trop au sérieuxces déclamations devenues banales contre lestendances utilitaires et réalistes de notreépoque, et si quelque chose devait prouver que ceslamentations sont peu sincères, c' est l' étrangerésignation avec laquelle ceux qui les font sesoumettent eux-mêmes à la fatale nécessité du siècle.Presque tous en effet semblent assez disposés àdire en finissant :oh ! Le bon temps que le siècle de fer !quelque opinion qu' on se fasse sur les tendances duxixe siècle, il serait juste au moins de reconnaîtreque, la somme d' activité ayant augmenté, il a pu yavoir accroissement d' un côté, sans qu' il y eûtdéchet de l' autre. Il est parfaitement incontestablequ' il y a de nos jours plus d' activité commercialeet industrielle qu' au Xe siècle, par exemple. Enconclura-t-on que ce dernier siècle fut mieuxpartagé sous le rapport de l' activité intellectuelle ?Il y a là une sorte d' illusion d' optique fortdangereuse en histoire. Le siècle présent n' apparaîtjamais qu' à travers un nuage de poussière soulevé parle tumulte de la vie réelle ; on a peine àdistinguer dans ce tourbillon les formes belles etpures de l' idéal. Au contraire, ce nuage des petitsintérêts étant tombé pour le passé, il nous apparaîtgrave, sévère, désintéressé. Ne le voyant quedans ses livres et dans ses monuments, dans sapensée en un mot, nous sommes tentés de croire qu' onne faisait alors que penser. Ce n' est pas le fracas dela rue et du comptoir qui passe à la postérité. Quandl' avenir nous verra dégagés de ce tumulte

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étourdissant, il nous jugera------------------------------------------------------------------------p80comme nous jugeons le passé. La race des égoïstes quin' ont le sens ni de l' art, ni de la science, ni de lamorale, est de tous les temps. Mais ceux-là meurenttout entiers ; ils n' ont pas leur place dans cettegrande tapisserie historique que l' humanité tisse etlaisse se défiler derrière elle : ce sont les flotsbruyants qui murmurent sous les roues du pyroscaphedans sa course, mais se taisent derrière lui.Que ceux donc qui redoutent de voir les soins del' esprit étouffés par les préoccupations matériellesse rassurent. La culture intellectuelle, la recherchespéculative, la science et la philosophie en un mot,ont la meilleure de toutes les garanties, je veuxdire le besoin de la nature humaine. L' homme nevivra jamais seulement de pain ; poursuivre d' unemanière désintéressée la vérité, la beauté et lebien, réaliser la science, l' art et la morale, estpour lui un besoin aussi impérieux que de satisfairesa faim et sa soif. D' ailleurs l' activité qui,en apparence, ne se propose pour but qu' uneamélioration matérielle a presque toujours unevaleur intellectuelle. Quelle découverte spéculativea eu autant d' influence que celle de la vapeur ?Un chemin de fer fait plus pour le progrès qu' unouvrage de génie, qui, par des circonstances purementextérieures, peut être privé de son influence.On ne peut nier que le christianisme, en présentantla vie actuelle comme indifférente et détournant parconséquent les hommes de songer à l' améliorer, n' aitfait un tort réel à l' humanité. Car bien que " ce soitl' esprit qui vivifie, et que la chair ne serve derien " , le grand règne de l' esprit ne commencera quequand le monde matériel sera parfaitement soumis àl' homme. D' ailleurs la vie actuelle est le théâtre decette vie parfaite que le christianisme------------------------------------------------------------------------p81reléguait par delà. Il n' y a rien d' exagéré dans lespiritualisme de l' évangile ni dans la prépondéranceexclusive qu' il accorde à la vie supérieure. Maisc' est ici-bas et non ans un ciel fantastique que seréalisera cette vie de l' esprit. Il est donc essentielque l' homme commence par s' établir en maître dans lemonde des corps, afin de pouvoir ensuite être librepour les conquêtes de l' esprit. Voilà ce qu' il y ad' injuste dans l' anathème jeté par le christianismesur la vie présente. Toutes les grandes améliorationsmatérielles et sociales de cette vie se sont faitesen dehors du christianisme et même à son préjudice.De là, cette mauvaise humeur que les représentants

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actuels du catholicisme montrent contre toutes lesréformes les plus rationnelles des abus du passé,réforme de la justice, réforme de la pénalité, etc.Ils sentent bien que tout cela se tient, et qu' unpas fait dans cette voie entraîne tous les autres.L' avenir n' approuvera pas sans doute entièrement nostendances matérialistes. Il jugera notre oeuvre commenous jugeons celle du christianisme, et la trouveraégalement partielle. Mais enfin il reconnaîtra quesans le savoir nous avons posé la condition desprogrès futurs, et que notre industrialisme a été,quant à ses résultats, une oeuvre méritoire et sainte.On reproche souvent à certaines doctrines sociales dene se préoccuper que des intérêts matériels, desupposer qu' il n' y a pour l' homme qu' une espèce detravail et qu' une espèce de nourriture et deconcevoir pour tout idéal une vie commode. Cela estmalheureusement vrai ; il faut toutefois observer que,si ces systèmes devaient avoir réellement pour effetd' améliorer la position matérielle d' une portionnotable de l' humanité, ce ne serait pas là unvéritable reproche. Car l' amélioration de la------------------------------------------------------------------------p82condition matérielle est la condition del' amélioration intellectuelle et morale, et ceprogrès comme tous les autres devra s' opérer par untravail spécial : quand l' humanité fait une chose,elle n' en fait pas une autre. Il est évident qu' unhomme qui n' a pas le nécessaire, ou est obligé pourse le procurer de se livrer à un travail mécaniquede tous les instants, est forcément condamné à ladépression et à la nullité. Le plus grand service àrendre à l' esprit humain, au moment où nous sommes,ce serait de trouver un procédé pour procurer à tousl' aisance matérielle. L' esprit humain ne seraréellement libre, que quand il sera parfaitementaffranchi de ces nécessités matérielles quil' humilient et l' arrêtent dans son développement.De telles améliorations n' ont aucune valeur idéaleen elles-mêmes ; mais elles sont la condition de ladignité humaine et du perfectionnement de l' individu.Ce long travail par lequel la classe bourgeoise s' estenrichie durant tout le moyen âge est en apparencequelque chose d' assez profane. On cesse del' envisager ainsi quand on songe que toute lacivilisation moderne, qui est l' oeuvre de labourgeoisie, eût été sans cela impossible. Lasécularisation de la science ne pouvait s' opérer quepar une classe indépendante et par conséquent aisée.Si la population des villes fût restée pauvre ouattachée à un travail sans relâche, comme le

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paysan, la science serait encore aujourd' hui lemonopole de la classe sacerdotale. Tout ce qui sertau progrès de l' humanité, quelque humble et profanequ' il puisse paraître, est par le fait respectableet sacré.Il est singulier que les deux classes qui separtagent aujourd' hui la société française se jettentréciproquement l' accusation de matérialisme. Lafranchise oblige à dire------------------------------------------------------------------------p83que le matérialisme des classes opulentes est seulcondamnable. La tendance des classes pauvres aubien-être est juste, légitime et sainte, puisqueles classes pauvres n' arriveront à la vraie sainteté,qui est la perfection intellectuelle et morale, quepar l' acquisition d' un certain degré de bien-être.Quand un homme aisé cherche à s' enrichir encore,il fait une oeuvre au moins profane, puisqu' il nepeut se proposer pour but que la jouissance. Maisquand un misérable travaille à s' élever au-dessus dubesoin, il fait une action vertueuse ; car il pose lacondition de sa rédemption, il fait ce qu' il doitfaire pour le moment. Quand Cléanthe passait sesnuits à puiser de l' eau, il faisait oeuvre aussisainte que quand il passait les jours à écouterZénon. Je n' entends jamais sans colère les heureuxdu siècle accuser de basse jalousie et de honteuseconcupiscence le sentiment qu' éprouve l' homme dupeuple devant la vie plus distinguée des classessupérieures. Quoi ! Vous trouvez mauvais qu' ilsdésirent ce dont vous jouissez. Voudriez-vousprêcher au peuple la claustration monacale etl' abstinence du plaisir, quand le plaisir esttoute votre vie, quand vous avez des poètes qui nechantent que cela ! Si cette vie est bonne, pourquoine la désireraient-ils pas ? Si elle est mauvaise,pourquoi en jouissez-vous ?La tendance vers les améliorations matérielles estdonc loin d' être préjudiciable au progrès de l' esprithumain, pourvu qu' elle soit convenablement ordonnéeà sa fin. Ce qui avilit, ce qui dégrade, ce qui faitperdre le sens des grandes choses, c' est le petitesprit qu' on y porte ; ce sont les petitescombinaisons, les petits procédés pour fairefortune. En vérité, je crois qu' il vaudrait mieuxlaisser le peuple pauvre que de lui faire sonéducation de------------------------------------------------------------------------p84la sorte. Ignorant et inculte, il aspire aveuglémentà l' idéal, par l' instinct sourd et puissant de lanature humaine, il est énergique et vrai comme toutes

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les grandes masses de consciences obscures.Inspirez-lui ces chétifs instincts de lucre, vous lerapetissez, vous détruisez son originalité, sans lerendre plus instruit ni plus moral. La sciencedu bonhomme Richard m' a toujours sembléune assez mauvaise science. Quoi ! Un homme quirésume toute sa vie en ces mots : faire honnêtementfortune (et encore on pourrait croirequ' honnêtement n' est là qu' afin de la mieuxfaire), la dernière chose à laquelle il faudraitpenser, une chose qui n' a quelque valeur qu' en tantque servant à une fin idéale ultérieure ! Cela estimmoral ; cela est une conception étroite et finiede l' existence ; cela ne peut partir que d' une âmedépourvue de religion et de poésie. Eh grand dieu !Qu' importe, je vous prie ? Qu' importe, à la fin decette courte vie, d' avoir réalisé un type plus oumoins complet de félicité extérieure ? Ce quiimporte, c' est d' avoir beaucoup pensé et beaucoupaimé ; c' est d' avoir levé un oeil ferme sur toutechose, c' est en mourant de pouvoir critiquer la mortelle-même. J' aime mieux un iogui, j' aime mieux unmouni de l' Inde, j' aime mieux Siméon Stylitemangé des vers sur son étrange piédestal, qu' unprosaïque industriel, capable de suivre pendantvingt ans une même pensée de fortune.Héros de la vie désintéressée, saints, apôtres,mounis, solitaires, cénobites, ascètes de tous lessiècles, poètes et philosophes sublimes qui aimâtesà n' avoir pas d' héritage ici-bas ; sages, qui aveztraversé la vie ayant l' oeil gauche pour la terre,et l' oeil droit pour le ciel, et toi surtout,divin Spinoza, qui resta pauvre et oublié pour leculte de ta pensée et pour mieux adorer l' infini,que vous avez------------------------------------------------------------------------p85mieux compris la vie que ceux qui la prennent commeun étroit calcul d' intérêt, comme une lutteinsignifiante d' ambition ou de vanité ! Il eût mieuxvalu sans doute ne pas abstraire si fort votre Dieu,ne pas le placer dans ces nuageuses hauteurs où pourle contempler il vous fallut une position si tendue.Dieu n' est pas seulement au ciel, il est près dechacun de nous ; il est dans la fleur que vous foulezsous vos pieds, dans le souffle qui vous embaume,dans cette petite vie qui bourdonne et murmure detoutes parts, dans votre coeur surtout. Mais que jeretrouve bien plus dans vos sublimes folies lesbesoins et les instincts suprasensibles del' humanité, que dans ces pâles existences que n' ajamais traversées le rayon de l' idéal, qui, depuis

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leur premier jusqu' à leur dernier moment, sesont déroulées jour par jour exactes et cadrées, commeles feuillets d' un livre de comptoir !Certes, il ne faut pas regretter de voir les peuplespasser de l' aspiration spontanée et aveugle à la vueclaire et réfléchie ; mais c' est à la condition qu' onne donne pas pour objet à cette réflexion ce qui n' estpas digne de l' occuper. Ce penchant qui, aux époquesde civilisation, porte certains esprits à s' éprendred' admiration pour les peuples barbares et originaux,a sa raison et en un sens sa légitimité. Car lebarbare, avec ses rêves et ses fables, vaut mieuxque l' homme positif qui ne comprend que le fini.La perfection, ce serait l' aspiration à l' idéal,c' est-à-dire la religion, s' exerçant non plus dansle monde des chimères et des créations fantastiques,mais dans celui de la réalité. Jusqu' à ce qu' on soitarrivé à comprendre que l' idéal est près de chacun denous, on n' empêchera pas certaines âmes (et ce sontles plus belles) de le chercher par delà lavie vulgaire, de faire leurs délices de l' ascétisme.Le------------------------------------------------------------------------p86sceptique et l' esprit frivole hausseront à loisirles épaules sur la folie de ces belles âmes ; queleur importe ? Les âmes religieuses et pures lescomprennent ; et le philosophe les admire, comme toutemanifestation énergique d' un besoin vrai, quis' égare faute de critique et de rationalisme.Il nous est facile, avec notre esprit positif, derelever l' absurdité de tous les sacrifices quel' homme fait de son bien-être au suprasensible.Aux yeux du réalisme, un homme à genoux devantl' invisible ressemble fort à un nigaud, et, si leslibations antiques étaient encore d' usage, bien desgens diraient comme les apôtres : utquid perditiohaec ? pourquoi perdre ainsi cette liqueur ? Vousauriez mieux fait de la boire ou de la vendre, ce quivous eût procuré plaisir ou profit, que de lasacrifier à l' invisible. Sainte Eulalie, fascinéepar le charme de l' ascétisme, s' échappe de la maisonpaternelle ; elle prend le premier chemin qui s' offreà elle, erre à l' aventure, s' égare dans les marais,se déchire les pieds dans les ronces. -elle étaitfolle, cette fille ! -folle tant qu' il vous plaira.Je donnerais tout au monde pour l' avoir vue à cemoment-là. Les jugements que l' on porte sur la vieascétique partent du même principe : l' ascète sesacrifie à l' inutile ; donc il est absurde ; ousi l' on essaye d' en faire l' apologie, ce serauniquement par les services matériels qu' il a pu

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rendre accidentellement, sans songer que ces servicesn' étaient nullement son but et que ces travaux dont onlui fait honneur, il n' y attachait de valeur qu' entant qu' ils servaient son ascèse. Assurément, unhomme qui embrasserait une vie inutile non par unbesoin contemplatif, mais pour ne rien faire (et cefut ce qui arriva, dans l' institution dégénérée)serait profondément méprisable.------------------------------------------------------------------------p87Quant à l' ascétisme pur, il restera toujours, commeles pyramides, un de ces grands monuments des besoinsintimes de l' homme, se produisant avec énergie etgrandeur, mais avec trop peu de conscience et deraison. Le principe de l' ascétisme est éternel dansl' humanité ; le progrès de la réflexion lui donneraune direction plus rationnelle. L' ascète de l' avenirne sera pas le trappiste, un des types d' hommeles plus imparfaits ; ce sera l' amant du beau pur,sacrifiant à ce cher idéal tous les soinspersonnels de la vie inférieure.Les anglais ont cru faire pour la saine morale eninterdisant dans l' Inde les processions ensanglantéespar des sacrifices volontaires, le suicide de lafemme sur le tombeau du mari. étrange méprise !Croyez-vous que ce fanatique qui va poser avec joiesa tête sous les roues du char de Jagatnata n' est pasplus heureux et plus beau que vous, insipidesmarchands ? Croyez-vous qu' il ne fait pas plusd' honneur à la nature humaine en témoignant,d' une façon irrationnelle sans doute mais puissante,qu' il y a dans l' homme des instincts supérieurs àtous les désirs du fini et à l' amour de soi-même !Certes si l' on ne voyait dans ces actes que lesacrifice à une divinité chimérique, ils seraienttout simplement absurdes. Mais il faut y voir lafascination que l' infini exerce sur l' homme,l' enthousiasme impersonnel, le culte du suprasensible.Et c' est à ces superbes débordements des grandsinstincts de la nature humaine que vous venez tracerdes limites, avec votre petite morale et votre étroitbon sens ! ... il y a dans ces grands abuspittoresques de la nature humaine une audace, unespontanéité que n' égalera jamais l' exercice sainet régulier de la raison, et que préféreronttoujours l' artiste et le poète. Un développement------------------------------------------------------------------------p88morbide et exclusif est plus original, et fait mieuxressortir l' énergie de la nature, comme une veineinjectée qui saille plus nette aux yeux del' anatomiste. Allez voir au louvre ce merveilleuxmusée espagnol : c' est l' extase, le surhumain,

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saints qui ne touchent pas la terre, yeux caves etaspirant le ciel ; vierges au cou allongé, auxyeux hagards ou fixes ; martyrs s' arrachant le coeurou se déchirant les entrailles, moines se torturant,etc. Eh bien, j' aime ces folies, j' aime ces moinesde Ribeira et de Zurbaran, sans lesquels on necomprendrait pas l' inquisition. C' est la force moralede l' homme exagérée, dévoyée, mais originale ethardie dans ses excès. L' apôtre n' est certainement pasle type pur de l' humanité, et pourtant dans quelleplus puissante manifestation le psychologue peut-ilétudier l' énergie intime de la nature humaine et deses élans divins ?Il faut faire à toute chose sa part. Il y a uneincontestable vérité dans quelques-uns des reprochesque les ennemis de l' esprit moderne adressent à notrecivilisation bourgeoise. Le moyen âge, qui assurémententendait moins bien que nous la vie réelle,comprenait mieux à quelques égards la viesuprasensible. L' erreur de l' école néo-féodale est dene pas s' apercevoir que les défauts de la sociétémoderne sont nécessaires à titre de transition,que ces défauts viennent d' une tendance parfaitementlégitime, s' exerçant sous une forme partielle etexclusive. Et cette forme partielle est elle-mêmenécessaire ; car c' est une loi de l' humanité qu' elleparcoure ses phases les unes après les autres et enabstrayant provisoirement tout le reste ; d' oùl' apparence incomplète de tous ses développementssuccessifs.Si quelque chose pouvait inspirer des doutes aupenseur------------------------------------------------------------------------p89sur l' avenir de la raison, ce serait sans doutel' absence de la grande originalité, et le peud' initiative que semble révéler l' esprit humain,à mesure qu' il s' enfonce dans les voies de laréflexion. Quand on compare les oeuvres timides quenotre âge raisonneur enfante avec tant de peine auxcréations sublimes que la spontanéité primitiveengendrait, sans avoir même le sentiment de leurdifficulté ; quand on songe aux faits étranges quiont dû se passer dans des consciences d' hommes pourcréer une génération d' apôtres et de martyrs, onserait tenté de regretter que l' homme ait cesséd' être instinctif pour devenir rationnel. Mais on seconsole en songeant que, si sa puissance interne estdiminuée, sa création est bien plus personnelle,qu' il possède plus éminemment son oeuvre, qu' ilen est l' auteur à un titre plus élevé ; en songeantque l' état actuel n' est qu' un état pénible,

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difficile, plein d' efforts et de sueurs, que l' esprithumain aura dû traverser pour arriver à un étatsupérieur ; en songeant enfin que le progrès del' état réfléchi amènera une autre phase, oùl' esprit sera de nouveau créateur, mais librement etavec conscience. Il est triste sans doute pourl' homme d' intelligence de traverser ces siècles depeu de foi, de voir les choses saintes raillées parles profanes et de subir le rire insultant de lafrivolité triomphante. Mais n' importe ; il tientle dépôt sacré, il porte l' avenir, il est homme dansle grand et large sens. Il le sait, et de là sesjoies et ses tristesses : ses tristesses, carpénétré de l' amour du parfait, il souffre que tantde consciences y demeurent à jamais fermées ; sesjoies, car il sait que les ressorts de l' humaniténe s' usent pas, que pour être assoupies, sespuissances n' en résident pas moins au fond de sonêtre, et qu' un jour elles se réveilleront pourétonner de leur fière originalité------------------------------------------------------------------------p90et de leur indomptable énergie et leurs timidesapologistes et leurs insolents contempteurs.Je suppose une pensée aussi originale et aussi forteque celle du christianisme primitif apparaissant denos jours. Il semble au premier coup d' oeil qu' ellen' aurait aucune chance de fortune. L' égoïsme estdominant, le sens du grand dévouement et del' apostolat désintéressé est perdu. Le siècle paraîtn' obéir qu' à deux mobiles, l' intérêt et la peur. àcette vue, une profonde tristesse saisit l' âme :c' en est donc fait ! Il faut renoncer aux grandeschoses ; les généreuses pensées ne vivront plus quedans le souvenir des rhéteurs ; la religion ne seraplus qu' un frein que la peur des classes richessaura manier. La mer de glace s' étend et s' épaissitsans cesse. Qui pourra la percer ? âmes timides, quidésespérez ainsi de l' humanité, remontez avec moidix-huit cents ans. Placez-vous à cette époque oùquelques inconnus fondaient en Orient le dogme quidepuis a régi l' humanité. Jetez un regard sur cetriste monde qui obéit à Tibère ; dites-moi s' ilest bien mort. Chantez donc encore une foisl' hymne funèbre de l' humanité : elle n' est plus, lefroid lui a monté au coeur. Comment ces pauvresenthousiastes rendraient-ils la vie à un cadavre, etsans levier soulèveraient-ils un monde ? Eh bien !Ils l' ont fait : trois cents après, le dogme nouveauétait maître, et quatre cents ans après, il étaittyran à son tour.Voilà notre triomphante réponse. L' état de

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l' humanité ne sera jamais si désespéré que nous nepuissions dire : bien des fois déjà on l' a cruemorte ; la pierre du tombeau semblait à jamaisscellée, et le troisième jour, elle estressuscitée !------------------------------------------------------------------------p91CHAPITRE Vce n' est pas sans quelque dessein que j' appelle dunom de science ce que d' ordinaire on appellephilosophie. philosopher est le mot sous lequelj' aimerais le mieux à résumer ma vie ; pourtant cemot n' exprimant dans l' usage vulgaire qu' uneforme encore partielle de la vie intérieure,et n' impliquant d' ailleurs que le fait subjectif dupenseur solitaire, il faut, quand on se transporteau point de vue de l' humanité, employer le mot plusobjectif de savoir. oui, il viendra un jour oùl' humanité ne croira plus, mais où elle saura ;un jour où elle saura le monde métaphysique etmoral, comme elle sait déjà le monde physique ; unjour où le gouvernement de l' humanité ne sera pluslivré au hasard et à l' intrigue, mais à ladiscussion rationnelle du meilleur et des moyens lesplus efficaces de l' atteindre. Si tel est le but dela science, si elle a pour objet d' enseigner àl' homme sa fin et sa loi, de lui faire saisir levrai sens de la vie, de composer, avec l' art, lapoésie et la vertu, le divin idéal qui seul donnedu prix à l' existence humaine, peut-elle avoir desérieux détracteurs ?Mais, dira-t-on, la science accomplira-t-elle cesmerveilleuses destinées ? Tout ce que je sais, c' estque si elle ne le fait pas, nul ne le fera, et quel' humanité ignorera à jamais le mot des choses ; carla science est la seule manière légitime deconnaître, et si les religions ont pu exercer sur lamarche de l' humanité une salutaire influence------------------------------------------------------------------------p92c' est uniquement par ce qui s' y trouvait obscurémentmêlé de science, c' est-à-dire d' exercice régulierde l' esprit humain.Sans doute, si l' on s' en tenait à ce qu' a faitjusqu' ici la science sans considérer l' avenir, onpourrait se demander si elle remplira jamais ceprogramme, et si elle arrivera un jour à donnerà l' humanité un symbole comparable à celui desreligions. La science n' a guère fait jusqu' ici quedétruire. Appliquée à la nature, elle en a détruitle charme et le mystère, en montrant des forcesmathématiques là où l' imagination populaire voyaitvie, expression morale et liberté. Appliquée à

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l' histoire de l' esprit humain, elle a détruit cespoétiques superstitions des individus privilégiés oùse complaisait si fort l' admiration de lademi-science. Appliquée aux choses morales, elle adétruit ces consolantes croyances que rien neremplace dans le coeur qui s' y est reposé. Quel estcelui qui, après s' être livré franchement à lascience, n' a pas maudit le jour où il naquit à lapensée, et n' a pas eu à regretter quelque chèreillusion ? Pour moi, je l' avoue, j' ai eu beaucoupà regretter ; oui, à certains jours, j' auraissouhaité dormir encore avec les simples, je me seraisirrité contre la critique et le rationalisme, sil' on s' irritait contre la fatalité. Le premiersentiment de celui qui passe de la croyance naïveà l' examen critique, c' est le regret et presque lamalédiction contre cette inflexible puissance, qui,du moment où elle l' a saisi, le force de parcouriravec elle toutes les étapes de sa marcheinéluctable, jusqu' au terme final où l' on s' arrêtepour pleurer. Malheureux comme la Cassandre DeSchiller, pour avoir trop vu la réalité, il seraittenté de dire avec elle : rends-moi ma cécité. Faut-ilconclure que la science ne va qu' à décolorer la vie,et à détruire de beaux rêves ?------------------------------------------------------------------------p93Reconnaissons d' abord que s' il en est ainsi, c' estlà un mal incurable, nécessaire, et dont il ne fautaccuser personne. S' il y a quelque chose de fatalau monde, c' est la raison et la science. Demurmurer contre elle et de perdre patience, il estmal à propos, et les orthodoxes sont vraimentplaisants dans leurs colères contre les librespenseurs, comme s' il avait dépendu d' eux de sedévelopper autrement, comme si l' on était maître decroire ce que l' on veut. Il est impossibled' empêcher la raison de s' exercer sur tous lesobjets de croyance ; et tous ces objets prêtant à lacritique, c' est fatalement que la raison arriveà déclarer qu' ils ne constituent pas la véritéabsolue. Il n' y a pas un seul anneau de cette chaînequ' on ait été libre un instant de secouer ; le seulcoupable en tout cela, c' est la nature humaine et salégitime évolution. Or, le principe indubitable,c' est que la nature humaine est en tout irréprochable,et marche au parfait par des formes successivementet diversement imparfaites.C' est qu' en effet la science n' aura détruit les rêvesdu passé que pour mettre à leur place une réalitémille fois supérieure. Si la science devait resterce qu' elle est, il faudrait la subir en la

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maudissant ; car elle a détruit, et elle n' a pasrebâti ; elle a tiré l' homme d' un doux sommeil,sans lui adoucir la réalité. Ce que me donne lascience ne me suffit pas, j' ai faim encore. Si jecroyais à une religion, ma foi aurait plus d' aliment,je l' avoue ; mais mieux vaut peu de bonne scienceque beaucoup de science hasardée. S' il fallaitadmettre à la lettre tout ce que les légendaires etles chroniqueurs nous rapportent sur les originesdes peuples et des religions, nous en saurions bienplus long qu' avec le système de Niebuhr et deStrauss. L' histoire ancienne de l' Orient, dans cequ' elle a------------------------------------------------------------------------p94de certain, pourrait se réduire à quelques pages ;si l' on ajoutait foi aux histoires hébraïques,arabes, persanes, grecques, etc., on aurait unebibliothèque. Les gens chez lesquels l' appétit decroire est très développé peuvent se donner le plaisird' avaler tout cela. L' esprit critique est l' hommesobre, ou, si l' on veut, délicat ; il s' assure avanttout de la qualité. Il aime mieux s' abstenir que detout accepter indistinctement ; il préfère lavérité à lui-même ; il y sacrifie ses plus beauxrêves. Croyez-vous donc qu' il ne nous serait pas plusdoux de chanter au temple avec les femmes ou de rêveravec les enfants que de chasser sur ces âpresmontagnes une vérité qui fuit toujours. Ne nousreprochez donc pas de savoir peu de choses ; carvous, vous ne savez rien. Le peu de choses quenous savons est au moins parfaitement acquis et iratoujours grossissant. Nous en avons pour garant laplus invincible des inductions, tirée de l' exempledes sciences de la nature.Si, comme Burke l' a soutenu, " notre ignorance deschoses de la nature était la cause principale del' admiration qu' elles nous inspirent, si cetteignorance devenait pour nous la source du sentimentdu sublime, " on pourrait se demander si les sciencesmodernes, en déchirant le voile qui nous dérobait lesforces et les agents des phénomènes physiques, ennous montrant partout une régularité assujettie àdes lois mathématiques, et par conséquent sansmystère, ont avancé la contemplation de l' univers,et servi l' esthétique, en même temps qu' ellesont servi la connaissance de la vérité. Sans douteles impatientes investigations de l' observateur, leschiffres qu' accumule l' astronome, les longuesénumérations du naturaliste ne sont guère propresà réveiller le sentiment du beau : le beau n' est pasdans l' analyse ; mais le beau

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------------------------------------------------------------------------p95réel, celui qui ne repose pas sur les fictions de lafantaisie humaine, est caché dans les résultats del' analyse. Disséquer le corps humain, c' estdétruire sa beauté ; et pourtant, par cettedissection, la science arrive à y reconnaîtreune beauté d' un ordre bien supérieur et que la vuesuperficielle n' aurait pas soupçonnée. Sans doutece monde enchanté, où a vécu l' humanité avantd' arriver à la vie réfléchie, ce monde conçu commemoral, passionné, plein de vie et de sentiment,avait un charme inexprimable, et il se peut qu' enface de cette nature sévère et inflexible que nousa créée le rationalisme, quelques-uns se prennentà regretter le miracle et à reprocher à l' expériencede l' avoir banni de l' univers. Mais ce ne peut êtreque par l' effet d' une vue incomplète des résultatsde la science. Car le monde véritable que la sciencenous révèle est de beaucoup supérieur au mondefantastique créé par l' imagination. On eût misl' esprit humain au défi de concevoir les plusétonnantes merveilles, on l' eût affranchi deslimites que la réalisation impose toujours àl' idéal, qu' il n' eût pas osé concevoir la millièmepartie des splendeurs que l' observation a démontrées.Nous avons beau enfler nos conceptions, nousn' enfantons que des atomes au prix de la réalité deschoses. N' est-ce pas un fait étrange que toutes lesidées que la science primitive s' était forméessur le monde nous paraissent étroites, mesquines,ridicules, auprès de ce qui s' est trouvé véritable.La terre semblable à un disque, à une colonne, à uncône, le soleil gros comme le Péloponnèse, ou conçucomme un simple météore s' allumant tous les jours,les étoiles roulant à quelques lieues sur une voûtesolide, des sphères concentriques, un universfermé, étouffant, des murailles, un cintre étroitcontre lequel va se briser l' instinct de------------------------------------------------------------------------p96l' infini, voilà les plus brillantes hypothèsesauxquelles était arrivé l' esprit humain. Au delà, ilest vrai, était le monde des anges avec seséternelles splendeurs ; mais là encore, quellesétroites limites, quelles conceptions finies !Le temple de notre Dieu n' est-il pas agrandi, depuisque la science nous a découvert l' infinité desmondes ? Et pourtant on était libre alors de créerdes merveilles ; on taillait en pleine étoffe, sij' ose le dire ; l' observation ne venait pas gênerla fantaisie ; mais c' était à la méthodeexpérimentale, que plusieurs se plaisent à

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représenter comme étroite et sans idéal, qu' ilétait réservé de nous révéler, non pas cet infinimétaphysique dont l' idée est la base même de laraison de l' homme, mais cet infini réel, quejamais il n' atteint dans les plus hardies excursionsde sa fantaisie. Disons donc sans crainte que, si lemerveilleux de la fiction a pu jusqu' ici semblernécessaire à la poésie, le merveilleux de la nature,quand il sera dévoilé dans toute sa splendeur,constituera une poésie mille fois plus sublime,une poésie qui sera la réalité même, qui sera àla fois science et philosophie. Que si la connaissanceexpérimentale de l' univers physique a de beaucoupdépassé les rêves que l' imagination s' était formés,n' est-il pas permis de croire que l' esprit humain,en approfondissant de plus en plus la sphèremétaphysique et morale, et en y appliquant la plussévère méthode, sans égard pour les chimères et lesrêves désirables, s' il y en a, ne fera que briserun monde étroit et mesquin pour ouvrir un autremonde de merveilles infinies ? Qui sait si notremétaphysique et notre théologie ne sont pas à cellesque la science rationnelle révélera un jour, ce quele cosmos d' Anaximène ou d' Indicopleustès aucosmos de Herschell et de Humboldt ?------------------------------------------------------------------------p97Cette considération est bien propre, ce me semble,à rassurer sur les résultats futurs et éventuels dela science, comme aussi à justifier toute hardiesseet à condamner toute restriction timide. Quelquedestructive que paraisse une critique, il faut lalaisser faire, pourvu qu' elle soit réellementscientifique ; le salut n' est jamais en arrière.Il est trop clair d' abord que la seule conscienced' avoir reculé devant la saine méthode, et lesentiment permanent d' une objection non réellejetteraient sur toute la vie ultérieure unscepticisme plus désolant que la négation même.Il faut ou ne discuter jamais ou discuter jusqu' aubout. D' ailleurs, il est certain que le vrai systèmemoral des choses est infiniment supérieur auxmisérables hypothèses que renverse la sévère raison,qu' un jour la science retrouvera une réalité millefois plus belle, et qu' ainsi la critique aura été unpremier pas vers des croyances plus consolantes quecelles qu' elle semble détruire. Oui, je verraistoutes les vérités qui constituent ce qu' on appellela religion naturelle, Dieu personnel, providence,prière, anthropomorphisme, immortalitépersonnelle, etc., je verrais toutes ces vérités,sans lesquelles il n' y a pas de vie heureuse,

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s' abîmer sous le légitime effort de l' examencritique, que je battrais des mains sur leur ruine,bien assuré que le système réel des choses que je puisencore ignorer, mais vers lequel cette négation estun acheminement, dépasse de l' infini les pauvresimaginations sans lesquelles nous ne concevions pasla beauté de l' univers. Les dieux ne s' en vont quepour faire place à d' autres. Elle est, elle est,cette beauté infinie que nous apercevons dans sesvagues contours, et que nous essayons de rendre parde mesquines images. Elle est plus belle, plusconsolante mille fois que celle que j' ai pu rêver.Quand la vieille conception anthropomorphique------------------------------------------------------------------------p98du monde disparut devant la science positive,on put dire un instant : adieu la poésie, adieule beau ! Et voilà que le beau a revécu plusillustre. De même, loin que le monde moral ait reçuun coup mortel de la destruction des vieilleschimères, la méthode la plus réaliste est cellequi nous mènera aux plus éblouissantes merveilles,et jusqu' à ce que nous ayons découvert d' ineffablessplendeurs, d' enivrantes vérités, de délicieuseset consolantes croyances, nous pouvons être assurésque nous ne sommes pas dans le vrai, que noustraversons une de ces époques fatales de transition,où l' humanité cesse de croire à de chimériquesbeautés pour arriver à découvrir les merveilles de laréalité. Il ne faut jamais s' effrayer de la marchede la science, puisqu' il est sûr qu' elle ne mèneraqu' à découvrir d' incomparables beautés. Laissons lesâmes vulgaires crier avec Mika, ayant perdu sesidoles : " j' ai perdu mes dieux ! J' ai perdu mesdieux ! " laissons-les dire avec Sérapion,l' anthropomorphiste converti du mont-Athos :" hélas ! On m' a enlevé mon dieu, et je ne sais plusce que j' adore ! " pour nous, quand le temples' écroule, au lieu de pleurer sur ses ruines,songeons aux temples qui, plus vastes et plusmagnifiques, s' élèveront dans l' avenir, jusqu' aujour où, l' idée enfonçant à tout jamais ces étroitesmurailles, n' aura plus qu' un seul temple, dont letoit sera le ciel !La science doit donc poursuivre son chemin, sansregarder qui elle heurte. C' est aux autres à segarer. Si elle paraît soulever des objections contreles dogmes reçus, ce n' est pas à la science, c' estaux dogmes reçus à se mettre en garde et à répondreaux objections. La science doit se comporter commesi le monde était libre d' opinions préconçues, et nepas s' inquiéter des difficultés qu' elle soulève.

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Que les théologiens s' arrangent entre eux pour se------------------------------------------------------------------------p99mettre d' accord avec elle. Il faut bien se figurerque ce qui est surpasse infiniment en beauté toutce qu' on peut concevoir, que l' utopiste qui se metà créer de fantaisie le meilleur monde n' imaginequ' enfantillage auprès de la réalité, que, quandla science positive semble ne révéler quepetitesse et fini, c' est qu' elle n' est pas arrivé àson résultat définitif. Fourier, répandant à pleinesmains les ceintures, les couronnes et les auroresboréales sur les mondes, et plus près du vrai que lephysicien qui croit son petit univers égal à celuide Dieu, et pourtant un jour Fourier sera dépassépar les réalistes qui connaîtront de sciencecertaine la vérité des choses.Qu' on me permette un exemple. La vieille manièred' envisager l' immortalité est à mes yeux un restedes conceptions du monde primitif et me semble aussiétroite et aussi inacceptable que le Dieuanthropomorphique. L' homme, en effet, n' est pas pourmoi un composé de deux substances, c' est une unité,une individualité résultante, un grand phénomènepersistant, une pensée prolongée. D' un autre côté,niez l' immortalité d' une façon absolue, et aussitôtle monde devient pâle et triste. Or, il estindubitable que le monde est beau au delà de touteexpression. Il faut donc admettre que tout ce quiaura été sacrifié pour le progrès se retrouvera aubout de l' infini, par une façon d' immortalité que lascience morale découvrira un jour, et qui sera àl' immortalité fantastique du passé ce que le palaisde Versailles est au château de cartes d' un enfant.On en peut dire autant de tous les dogmes de notrereligion naturelle et de notre morale, sipâle, si étroite, si peu poétique, que je craindraisd' offenser Dieu en y croyant. Les vieux dogmespeuvent être comparés à ces hypothèses des sciencesphysiques qui------------------------------------------------------------------------p100offrent des manières suffisamment exactes de sereprésenter les faits, bien que l' expression en soittrès fautive et renferme une grande part de fiction.On ne peut dire qu' il en soit ainsi ; mais on peutdire que les choses vont comme s' il en était ainsi.En calculant dans ces hypothèses, on arrivera à desrésultats exacts, parce que l' erreur n' est que dansl' expression et l' image, non dans le schemaet la catégorie elle-même.Il y a des siècles condamnés, pour le bien ultérieurde l' humanité, à être sceptiques et immoraux. Pour

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passer du beau monde poétique des peuples naïfs augrand cosmos de la science moderne, il a fallutraverser le monde atomique et mécanique. De même,pour que l' humanité se crée une nouvelle forme decroyances, il faut qu' elle détruise l' ancienne, cequi ne peut se faire qu' en traversant un siècled' incrédulité et d' immoralité spéculative. Je disspéculative, car nul n' est admissible à rejeter sonimmoralité personnelle sur le compte de son siècle ;les belles âmes sont dans l' heureuse nécessitéd' être vertueuses, et le xviiie siècle a prouvé quel' on peut allier les plus laides doctrines avec laconduite la plus pure et le caractère le plushonorable. C' est une inconséquence si l' on veut. Maisil n' y a pas d' état de l' humanité qui n' en exige,et le premier pas de celui qui veut penser est des' enhardir aux contradictions, laissant à l' avenirle soin de tout concilier. Un homme conséquent dansson système de vie est certainement un esprit étroit.Car je le défie, dans l' état actuel de l' esprithumain, de faire concorder tous les éléments de lanature humaine. S' il veut un système tout d' unepièce, il sera donc réduit à nier et exclure.La critique mesquine et absolue vient toujours de ce------------------------------------------------------------------------p101qu' on envisage chaque développement de l' histoirephilosophique en lui-même, et non au point de vuede l' humanité. Tous les états que traversel' humanité sont fautifs et attaquables. Chaque sièclecourt vers l' avenir, en portant dans le flanc sonobjection comme le fer dans la plaie. La ruine descroyances anciennes et la formation des croyancesnouvelles ne se fait pas toujours dans l' ordrele plus désirable. La science détruit souvent unecroyance alors qu' elle est encore nécessaire. Ensupposant qu' un jour vienne où l' humanité n' auraplus besoin de croire à l' immortalité, quellesangoisses la destruction prématurée de cette foiconsolante n' aura pas causées aux infortunéssacrifiés au destin durant notre âge de douleur. Dansla constitution définitive de l' humanité, la sciencesera le bonheur ; mais, dans l' état imparfait quenous traversons, il peut être dangereux de savoirtrop tôt.Ma conviction intime est que la religion de l' avenirsera le pur humanisme, c' est-à-dire le culte detout ce qui est de l' homme, la vie entière sanctifiéeet élevée à une valeur morale. soigner sa bellehumanité sera alors la loi et les prophètes, etcela, sans aucune forme particulière, sans aucunelimite qui rappelle la secte et la confraternité

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exclusive. Le trait général des oeuvres religieusesest d' être particulières, c' est-à-dire d' avoirbesoin, pour être comprises, d' un sens spécial quetout le monde n' a pas : croyances à part, sentimentsà part, style à part, figures à part. Les oeuvresreligieuses sont pour les adeptes ; il y a pour ellesdes profanes. C' est assurément un admirable génieque saint Paul ; et pourtant, sont-ce les grandsinstincts de la nature humaine pris dans leur formela plus générale qui font la beauté de ses lettres,comme ils font la beauté des dialogues de Platon,par exemple ? Non.------------------------------------------------------------------------p102Sénèque ou Tacite, en lisant ces curieusescompositions, ne les eussent pas trouvées belles,du moins au même degré que nous, initiés que noussommes aux données de l' esthétique chrétienne.Plusieurs sectes religieuses de l' Orient, lesdruzes, les mendaïtes, les ansariens, ont deslivres sacrés qui leur fournissent un pain trèssubstantiel et qui, pour nous, sont ridicules ouparfaitement insignifiants. Le sectaire est ferméà la moitié du monde. Toute secte se présente ànous avec des limites ; or, une limite quelconqueest ce qu' il y a de plus antipathique à notreétendue d' esprit. Nous en avons tant vu que nousne pouvons nous résigner à croire que l' une possèdeplus que l' autre la vérité absolue. Tout enreconnaissant volontiers que la grande originalitéa été jusqu' ici sectaire ou au moins dogmatique,nous ne percevons pas avec moins de certitudel' impossibilité absolue de renfermer à l' avenirl' esprit humain dans aucun de ces étaux. Avec uneconscience de l' humanité aussi développée que lanôtre, nous aurions bien vite fait le rapprochement,nous nous jugerions comme nous jugeons le passé, nousnous critiquerions tout vivants. Le dogmatismesectaire est inconciliable avec la critique ; carcomment s' empêcher de vérifier sur soi-même les loisobservées dans le développement des autres doctrines,et comment concilier avec une telle vue réfléchie lacroyance absolue. Il faut donc dire sans hésiterqu' aucune secte religieuse ne surgira désormais enEurope, à moins que des races neuves et naïves,étrangères à la réflexion, n' étouffent encore unefois la civilisation ; et alors même, on peutaffirmer que cette forme religieuse aurait beaucoupmoins d' énergie que par le passé, et n' aboutiraità rien de bien caractérisé. On ne se convertit pasde la finesse au béotisme. On se rappelle------------------------------------------------------------------------p103

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toujours avoir été critique, et on se prend parfoisà rire, ne fût-ce que de ses adversaires. Or lesapôtres ne rient pas ; rire, déjà du scepticisme,car après avoir ri des autres, si l' on est conséquent,l' on ira aussi de soi-même.Pour qu' une secte religieuse fût désormais possible,il faudrait un large fossé d' oubli, comme celui quifut creusé par l' invasion barbare, où vinssents' abîmer tous les souvenirs du monde moderne.Conservez une bibliothèque, une école, un monumenttant soit peu significatif, vous conservez lacritique ou du moins le souvenir d' un âge critique.Or, je le répète, il n' y a qu' un moyen de guérirde la critique comme du scepticisme, c' est d' oublierradicalement tout son développement antérieur, et derecommencer sur un autre pied. Voilà pourquoi toutesles sectes religieuses qui ont essayé, depuis undemi-siècle, de s' établir en Europe sont venues sebriser contre cet esprit critique qui les a prisespar leur côté ridicule et peu rationnel, si bien queles sectaires, à leur tour, ont pris le bon partide rire d' eux-mêmes. Le siècle est si peu religieuxqu' il n' a pas même pu enfanter une hérésie.Tenter une innovation religieuse c' est faire acte decroyant, et c' est parce que le monde sait fort bienqu' il n' y a rien à faire dans cet ordre, qu' ildevient de mauvais goût de rien changer austatu quo en religion. La France est le paysdu monde le plus orthodoxe, car c' est le pays dumonde le moins religieux. Si la France avaitdavantage le sentiment religieux, elle fût devenueprotestante comme l' Allemagne. Mais n' entendantabsolument rien en théologie, et sentant pourtant lebesoin d' une croyance, elle trouve commode deprendre tout fait le système qu' elle rencontre soussa main, sans se------------------------------------------------------------------------p104soucier de le perfectionner ; car tenter de leperfectionner ce serait le prendre au sérieux, ceserait se poser en théologien ; or, il est de bonton, parmi nous, de déclarer qu' on ne s' occupe pas deces sortes de choses. Rien de plus voisin quel' indifférence et l' orthodoxie. L' hérésiarque n' adonc rien à espérer de nos jours, ni des orthodoxessévères, qui l' anathématiseront, ni des librespenseurs, qui souriront à la tentative de réformerl' irréformable.Il y a une ligne très délicate au delà de laquellel' école philosophique devient secte : malheur à quila franchit ! à l' instant, la langue s' altère, onne parle plus pour tout le monde, on affecte les

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formes mystiques, une part de superstition et decrédulité apparaît tout d' un coup, on ne sait d' où,dans les doctrines qui semblaient les plusrationnelles, la rêverie se mêle à la science dansun indiscernable tissu. L' école d' Alexandrie offrele plus curieux exemple de cette transformation.Le saint-simonisme l' a renouvelé de nos jours. Jesuis persuadé que si cette école célèbre fût restéedans la ligne de saint-Simon, qui, bien quesuperficiel par défaut d' éducation première, avaitréellement l' esprit scientifique, et sous ladirection de Bazard, qui était bien certainement unphilosophe dans la plus belle acception du mot, ellefût devenue la philosophie originale de la Franceau xixe siècle. Mais du moment où des esprits moinssérieux y prennent le dessus, les scories de lasuperstition apparaissent, l' école tourne à lareligion, n' excite plus que le rire et va mourir àMénilmontant, au milieu des extravagances quiferment l' histoire de toutes les sectes. Immense leçonpour l' avenir !La science large et libre, sans autre chaîne que cellede la raison, sans symbole clos, sans temples, sansprêtres,------------------------------------------------------------------------p105vivant bien à son aise dans ce qu' on appelle lemonde profane, voilà la forme des croyances quiseules désormais entraîneront l' humanité. Les templesde cette doctrine ce sont les écoles, non pas commeaujourd' hui enfantines, étriquées, scolastiques,mais comme dans l' antiquité de lieux de loisir(scholae) où les hommes se réunissent pour prendreensemble l' aliment suprasensible. Les prêtres ce sontles philosophes, les savants, les artistes, lespoètes, c' est-à-dire les hommes qui ont pris l' idéalpour la part de leur héritage et ont renoncé à laportion terrestre. Ainsi reviendra le sacerdocepoétique des premiers civilisateurs. D' excellentsesprits regrettent souvent que la philosophie n' aitpas ses églises et ses chaires. Rien de mieux, pourvuqu' il soit bien entendu qu' on n' y enseignera pas autrechose qu' à la Sorbonne ou au collège de France,que ce seront en un mot des écoles dépouillées deleur vernis pédagogique. L' école est la vraieconcurrence du temple. Si vous élevez autel contreautel, on vous dira : " nous aimons mieux lesanciens ; ce n' est pas que nous y croyions davantage,mais enfin nos pères ont ainsi adoré. " on nouschargerait de l' éducation religieuse du peuple, quenous devrions commencer par son éducation diteprofane, lui apprendre l' histoire, les sciences, les

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langues. Car la vraie religion n' est que la splendeurde la culture intellectuelle, et elle ne seraaccessible à tous que quand l' éducation seraaccessible à tous. C' est notre gloire à nous d' enappeler toujours à la lumière ; c' est notre gloirequ' on ne puisse nous comprendre sans une hauteculture, et que notre force soit en raison directede la civilisation. Le xviiie siècle demeure icinotre éternel modèle, le xviiie siècle qui a changéle monde et inspiré d' énergiques convictions, sans sefaire secte ou religion, en restant bien------------------------------------------------------------------------p106purement science et philosophie. Le réformereligieuse et sociale viendra, puisque tousl' appellent ; mais elle ne viendra d' aucune secte ;elle viendra de la grande science commune, s' exerçantdans le libre milieu de l' esprit humain.La question de l' avenir des religions doit donc êtrerésolue diversement, suivant le sens qu' on attacheà ce mot. Si on entend par religion un ensemble dedoctrines léguées traditionnellement, revêtant uneforme mythique, exclusive et sectaire, il faut dire,sans hésiter, que les religions auront signalé un âgede l' humanité, mais qu' elles ne tiennent pas au fondmême de la nature humaine et qu' elles disparaîtront unjour. Si au contraire on entend par ce mot unecroyance accompagnée d' enthousiasme, couronnant laconviction par le dévouement et la foi par lesacrifice, il est indubitable que l' humanité seraéternellement religieuse. Mais ce qui ne l' est pasmoins, c' est qu' une doctrine n' a désormais quelquechance de faire fortune qu' en se rattachant bienlargement à l' humanité, en éliminant toute formeparticulière, en s' adressant à tout le monde, sansdistinction d' adeptes et de profanes. C' est pour moiune véritable souffrance de voir des espritsdistingués déserter le grand auditoire de l' humanité,pour jouer le rôle facile et flatteur pourl' amour-propre de grands prêtres et de prophètes,dans des cénacles, qui ne sont encore que des clubs.Quelle différence du philosophe qui s' est appeléautrefois Pierre Leroux, au patriarche d' unepetite église, entouré d' affiliés dont on se demandeparfois avec hésitation : sont-ils assez béotienspour être des croyants ? Au nom du ciel, si vouspossédez le vrai, adressez-vous donc à l' humanitétout entière. L' homme des sociétés secrètes esttoujours étroit,------------------------------------------------------------------------p107soupçonneux, partiel. L' habitude de ce petit mondedéshabitue du grand air ; on en vient à se défier de

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la nature humaine et à fonder l' espérance du succèssur des moyens factices, sur d' obscures manoeuvres.Les belles choses se font en plein jour. Je n' insultepas ceux que la nécessité des temps force à serenfermer dans des cénacles ; souvent, il faut ledire, ce n' est pas leur faute. Quand la majoritédu public est égoïste et immorale, il fautpardonner à ceux qui se forment en comité secret,quelque préjudice qu' une telle vie doive porterà leur développement intellectuel. Qui peut blâmerles premiers chrétiens de s' être fait un monde à partdans la société corrompue de leur temps ? Mais unetelle nécessité est toujours un malheur. Si mesétudes historiques ont eu pour moi un résultat,c' est de me faire comprendre l' apôtre, le prophète,le fondateur en religion ; je me rends très biencompte de la sublimité et des égarementsinséparables d' une telle position intellectuelle.Il me semble que parfois j' ai réussi à reproduire enmoi par la réflexion les faits psychologiques quidurent se passer naïvement dans ces grandes âmes.Eh bien ! Je n' hésite pas à le dire, le temps de cessortes de rôles est passé. l' universel,c' est-à-dire l' humain, tel doit être désormais lecritérium extérieur d' une doctrine qui s' offre à lafoi du genre humain. Tout ce qui est secte doit êtreplacé sur le même rang que ces chétives littératuresqui ont besoin, pour vivre, de l' atmosphère du salonoù elles sont écloses. Il faut se défier des gensqui ne peuvent être compris que d' un comité. Le bonsens a fait justice de cette singulière écoleesthétique de l' ironie, mise en vogue parSchlegel, où l' artiste, se drapant fièrement danssa virtuosité et sa génialité, faisait exprèsde ne présenter que des choses------------------------------------------------------------------------p108fades et insignifiantes, puis haussait les épaulessur le sens obtus du public, qui ne pouvait goûterces platitudes. à cet excès doit aboutir tout ce quiest monopole dans le monde de la pensée, tout ce quiexige pour être compris une sorte de révélationparticulière, un sens à part que n' a pas l' humanité.La science est donc une religion ; la science seulefera désormais les symboles ; la science seule peutrésoudre à l' homme les éternels problèmes dont sanature exige impérieusement la solution.CHAPITRE VIpourquoi donc la science, dont les destinées tiennentde si près à celles de l' esprit humain, est-elle engénéral si mal comprise ? Pourquoi ne semble-t-ellequ' un passe-temps ou un hors-d' oeuvre ? Pourquoi

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l' érudit est-il en France, je ne dis pas l' objetde la raillerie des esprits légers, -ce serait pourlui un titre d' honneur, -mais un meuble inutileaux yeux de bien des esprits délicats, quelque chosed' analogue à ces vieux abbés lettrés, qui faisaientpartie de l' ameublement d' un château au même titreque la bibliothèque. La littérature en effet estbien mieux comprise. Il n' est personne qui, à un pointde vue plus ou moins élevé, n' avoue qu' il estnécessaire qu' il y ait des gens pour faire des piècesde théâtre, des romans et des feuilletons. Bien peude personnes, il est vrai, conçoivent le côté sérieuxde la littérature et de la poésie ; le littérateurn' est, aux yeux de la plupart, qu' un homme------------------------------------------------------------------------p109chargé de les amuser, et le savant n' ayant pas ceprivilège, est par là même déclaré inutile etennuyeux. On se figure volontiers que c' est parcequ' il ne peut produire, qu' il recherche, édite etcommente les oeuvres des autres. Il est d' ailleurssi facile de tourner en ridicule ses patientesinvestigations. Il faudrait avoir l' imagination bienmalheureuse pour ne pas trouver quelque fadeplaisanterie contre un homme qui passe sa vie àdéchiffrer de vieux marbres, à deviner des alphabetsinconnus, à interpréter et commenter des textes qui,aux yeux de l' ignorance, ne sont que ridicules etabsurdes. Ces plaisanteries ont ce faux air de bonsens si puissant en France, et qui y règle tropsouvent l' opinion publique. Un journaliste, unindustriel sont des hommes sérieux. Mais le savantne vaut quelque chose s' il n' est professeur. Lascience ne doit pas sortir du collège ou de l' écolespéciale ; le public n' a rien à faire avec elle.Que le professeur s' en occupe, à la bonne heure,c' est son métier. Mais tout autre qui y consacresa vie se mêle de ce qui ne le regarde pas, à peuprès comme un homme qui apprendrait les procédésd' un métier, sans vouloir jamais l' exercer. De là lediscrédit où est tombée toute branche d' études qui nesert pas directement à l' instruction classique etpédagogique, dont on accepte de confiance lanécessité, sans trop en savoir la raison. Lesmeilleurs juges reconnaissent que de toutes lesbranches des études philologiques, l' Orient,l' Inde surtout, peuvent offrir pour l' histoire del' esprit humain les plus précieux ses données.Pourquoi donc cette Californie est-elle si peuexploitée ? Hélas ! Disons le mot dans sa duretéprosaïque, c' est qu' il n' y a pas de débouché.D' où peut venir cette ignoble méprise ? Reconnaissons

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d' abord que l' enthousiasme de la science est beaucoup------------------------------------------------------------------------p110plus rare et plus difficile dans un siècle comme lenôtre, où toutes les branches de la connaissancehumaine ont fait d' incontestables progrès, qu' à uneépoque où toutes les sciences étaient en voie decréation. La conquête et la découverte supposent unéveil et amènent une exertion de force qui ne peuventconnaître ceux qui n' ont qu' à marcher dans une voiedéjà tracée. Quel est le philologue de nos jours quiapporte dans ses recherches l' ivresse des premiershumanistes, Pétrarque, Boccace, le Pogge,Ambroise Traversari, ces hommes si puissammentpossédés par l' ardeur de savoir, portant jusqu' àla mysticité la plus exaltée le culte des étudesnouvelles dont ils enrichissaient l' esprit humain,souffrant les persécutions et la faim pour lapoursuite de leur objet idéal ? Quel estl' orientaliste qui délire sur son objet commeGuillaume Postel ? Quel est l' astronome capabledes extases de Kepler, le physicien capable destransports prophétiques des deux Bacon ? C' étaitalors l' âge héroïque de la science, quand telphilologue comptait parmi ses anecdota Homère,tel autre Tite-Live, tel autre Platon. Il estcommode de jeter sur ces nobles folies le mot siéquivoque de pédantisme ; il est plus facile encorede montrer que ces amants passionnés de la sciencen' avaient ni le bon goût ni la sévère méthode de notresiècle. Mais ne pourrions-nous pas aussi leur envierleur puissant amour et leur désintéressement ?Il n' entre pas dans mon plan de rechercher jusqu' àquel point le système d' instruction publique adoptéen France est responsable du dépérissement del' esprit scientifique. Il semble pourtant que le peud' importance que l' on attache parmi nous àl' enseignement supérieur, le manque total de quelqueinstitution qui corresponde à ce que sont lesuniversités allemandes en soit une desprincipales------------------------------------------------------------------------p111causes. Ce n' est pas moi qui calomnierail' enseignement des facultés : l' Allemagne n' a rienà comparer à la Sorbonne ni au collège de France.Je ne sais s' il existe ailleurs qu' à Paris unétablissement où des savants et des penseurs viennentà peu près sans programme entretenir régulièrementun public attiré uniquement par le charme oul' importance de leurs leçons. Ce sont là deuxadmirables institutions, éminemment françaises ; maisce ne sont pas les universités allemandes. Elles les

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surpassent, mais ne les remplacent pas. à partquelques cours d' un caractère tout spécial, le manqued' un auditoire constant et obligé ne permet pas uneexposition d' un caractère bien scientifique. En faced' un public dont la plus grande partie veut êtreintéressée, il faut des aperçus, des vuesingénieuses, bien plus qu' une discussion savante.Ces aperçus sont, je le reconnais, le but principalqu' il faut se proposer dans la recherche ; maisquelle, que soit l' excellence avec laquelle ils sontproposés, n' est-il pas vrai que les cours quiattirent à juste titre un grand nombre d' auditeurset qui exercent la plus puissante influence sur laculture des esprits, ne contribuent qu' assez peu àrépandre l' esprit scientifique ? Une foule dethéories ne peuvent ainsi trouver place que dansl' enseignement des lycées, où la science ne sauraitavoir sa dignité. Comment l' opinion publiqueserait-elle favorable à la science, quand la plupartne la connaissent que par de vieux souvenirs decollège, qu' on se hâte de laisser tomber et quine pourraient d' ailleurs la faire concevoir sous sonvéritable jour ? Les livres sérieux et les étudesparaissent ainsi n' avoir de sens qu' en vue del' éducation, tandis que l' éducation ne devrait êtrequ' une des moindres applications de la science. Ceridicule préjugé est une des plus sensibles------------------------------------------------------------------------p112peines que rencontre celui qui consacre sa vie à lascience pure.Ainsi, par un étrange renversement, la science n' estchez nous que pour l' école, tandis que l' école nedevrait être que pour la science. Sans doute, sil' école était dans les temps modernes ce qu' elleétait dans l' antiquité, une réunion d' hommes pousséspar le seul désir de connaître et réunis par uneméthode commune de philosopher, on permettrait àla science de s' y renfermer. Mais l' école ayant engénéral chez nous un but pédagogique ou pratique,réduire la science à ces étroites proportions,supposer par exemple que la philologie ne vaut quelquechose que parce qu' elle sert à l' enseignementclassique, c' est la plus grande humiliation qui sepuisse concevoir et le plus absurde contre-bon sens.Le département de la science et des recherchessérieuses devient ainsi celui de l' instructionpublique, comme si ces choses n' avaient de valeurqu' en tant qu' elles servent à l' enseignement. De làl' idée que, l' éducation finie, on n' a point à s' enoccuper et qu' elles ne peuvent regarder que lesprofesseurs. En effet, il serait, je crois,

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difficile de trouver chez nous un philologue quin' appartienne de quelque manière à l' enseignement,et un livre philologique qui ne se rapporte àl' usage des classes ou à tout autre but universitaire.étrange cercle vicieux ; car si ces choses ne sontbonnes qu' à être professées, si ceux-là seuls lesétudient qui doivent les enseigner, à quoi bon lesenseigner ?à Dieu ne plaise que nous cherchions à rabaisserces nobles et utiles fonctions qui préparent desesprits sérieux à toutes les carrières ; mais ilconvient, ce semble, de distinguer profondément lascience de l' instruction, et de donner à la première,en dehors de la seconde, un but------------------------------------------------------------------------p113religieux et philosophique. Le savant et leprofesseur diffèrent autant que le fabricant et ledébitant. La confusion qu' on en a faite a contribuéà jeter une sorte de défaveur sur les branches lesplus importantes de la science, sur celles-là mêmequi, à cause de leur importance, ont mérité d' êtrechoisies pour servir de bases aux études classiques.La mode n' est pas aussi sévère contre des étudesd' une moindre portée, mais qui n' ont pasl' inconvénient de rappeler autant le collège.Il faudrait donc s' habituer à considérer l' applicationque l' on fait de certaines parties de la science, eten particulier de la philologie, aux étudesclassiques comme quelque chose d' accessoire etd' assez secondaire au point de vue de la science.Ce n' est que par rapport à la philosophie positiveque tout a son prix et sa valeur. La légèretéd' esprit, que ne comprend pas la science, lepédantisme, qui la comprend mal et la rabaisse,viennent également de l' absence d' espritphilosophique. Il faut s' accoutumer à chercher leprix du savoir en lui-même, et non dans l' usage qu' onen peut faire pour l' instruction de l' enfanceou de la jeunesse.Sans doute, par la force des choses, les hommes lesplus éminents dans chaque branche de la scienceseront appelés à les professer, et réciproquementles professeurs auront toujours un don à part. Ilest même à remarquer que les noms les plus illustresde la science moderne sont tous ceux de professeurs ;on chercherait en vain parmi les libres amateurs desHeyne, des Bopp, des Sacy, des Burnouf. Cen' est pas toutefois sans un grave danger que lascience deviendrait trop exclusivement une affaired' écoles. Elle y prendrait des habitudes depédantisme, qui, en lui donnant une couleur

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particulière, la tireraient du grand milieu de------------------------------------------------------------------------p114l' humanité. Plus que personne, nous pensons que lascience ne peut exister sans ce qu' on appelle letechnique ; moins que personne nous avons desympathie pour cette science de salon énervée danssa forme, visant à être intéressante, science derevues demi-scientifiques, demi-mondaines. La vraiescience est celle qui n' appartient ni à l' école, niau salon, mais qui correspond directement à un besoinde l' homme ; celle qui ne porte aucune traced' institution ou de coutume factice ; celle en unmot qui rappelle de plus près les écoles de laGrèce antique, qui en ceci comme en tout nous aoffert le modèle pur du vrai et du sincère. VoyezAristote ; certes l' appareil scientifique occupechez lui une plus grande place que chez aucun savantmoderne, Kant peut-être excepté. Il est clair quel' esprit humain, enchanté de la découverte de cescasiers réguliers de la pensée que révèle ladialectique, y attacha d' abord trop d' importance,et crut naïvement que toute pensée pouvait avecavantage se mouler dans ces formes. Et pourtantAristote, si éminemment technique, est-ilprécisément scolastique ? non. Comparez sarhétorique aux rhétoriques modernes qui n' ensont pourtant au fond que la reproductionaffaiblie, vous aurez, d' une part, un ouvrageoriginal, quoique d' une forme bizarre, une analysevraie, quoique un peu vaine, d' une des faces del' esprit humain ; de l' autre des livres profondémentinsignifiants, et parfaitement inutiles en dehors ducollège. Comparez les analytiques aux logiquesscolastiques de la vieille école, vous retrouverezle même contraste.En défendant à la science les airs d' école, nous nefaisons donc point une concession à l' espritsuperficiel, qu' il ne faut jamais ménager. Nous larappelons à sa grande et belle forme, que l' espritfrançais sait du reste si bien comprendre.------------------------------------------------------------------------p115Il y a pour la science, comme pour la littérature,un bon goût, que nos compatriotes ont su parfoissaisir avec une délicatesse supérieure. La scienceallemande n' est pas obligée sous ce rapport à autantde précautions. Elle peut se permettre des airsd' école et s' entourer d' un parfum de scolasticité,qui chez nous passeraient pour scandaleux. Faut-ill' en féliciter ? Les esprits sérieux excusentvolontiers le pédantisme. Ils savent que cette formedu travail intellectuel est souvent nécessaire,

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toujours excusable. Personne ne s' en offense chez leshumanistes de la restauration carlovingienne, ni chezceux de la renaissance : il faut que l' esprit humains' amuse d' abord quelque temps de ses découvertes etdes résultats nouveaux qu' il introduit dans lascience, qu' il s' en fasse un plaisir, quelquefoismême un jouet, avant d' en faire un objet deméditation philosophique. Le même ton devra seretrouver et pareillement s' excuser chez l' éruditexclusif et absorbé, qui creuse sa mine avecpassion, surtout si un puissant esprit ne vient pasanimer ses patientes recherches, et si lasimplicité de sa vie extérieure le réduit à n' êtrejamais qu' érudit. La haute philosophie, le commercede la société ou la pratique des affaires peuventseuls préserver la science du pédantisme. Maislongtemps encore il faudra pardonner aux savantsde n' être ni philosophes, ni hommes du monde, nihommes d' état, même quand ils s' intitulent, commeen Allemagne, conseillers de cour.notre susceptibilité à cet égard est peut-être unedes causes pour lesquelles la philologie, bien quereprésentée en France par tant de noms illustres,est toujours retenue par je ne sais quelle pudeur,et n' ose s' avouer franchement elle-même. Nous sommessi timides contre le ridicule, que tout ce qui peuty prêter nous devient suspect ; or------------------------------------------------------------------------p116les meilleures choses, en changeant légèrement denom et de nuance, peuvent être prises par ce côté.Le nom de pédantisme, qui, si on ne le définitnettement, peut être si mal appliqué, et qui pourles esprits légers est à peu près synonyme de touterecherche sérieuse et savante, est ainsi devenu unépouvantail pour les esprits fins et délicats, quiont souvent mieux aimé rester superficiels que dedonner prise à cette attaque, la plus sensible pournous. Ce scrupule a été poussé si loin, qu' on a vudes critiques de l' esprit le plus distingué rendreà dessein leur expression incomplète, plutôt qued' employer le mot de l' école, alors qu' il était lemot propre. Le jargon scolastique, quand il ne cacheaucune pensée, ou qu' il ne fait que servir de paradeà d' étroits esprits, est fade et ridicule. Maisvouloir bannir le style exact et technique, qui seulpeut exprimer certaines nuances délicates ouprofondes de la pensée, c' est tomber dans un purismeaussi peu raisonnable. Kant et Hegel, ou même desesprits aussi dégagés de l' école que Herder,Schiller et Goethe, n' échapperaient point à ce prixà notre terrible accusation de pédantisme.

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Félicitons nos voisins de n' avoir point ces entraves,qui pourtant, il faut le dire, leur seraient moinsnuisibles qu' à nous. Chez eux, l' école et la sciencese touchent ; chez nous, tout enseignement supérieurqui, par sa manière, sent encore le collège, estdéclaré de mauvais ton et insupportable ; on croitfaire preuve de finesse en se mettant audessus de tout ce qui rappelle l' enseignement desclasses. Chacun se passe cette petite vanité, etcroit prouver par là qu' il a bien dépassé son époquede pédagogie. Croira-t-on que, dans des cérémoniesanalogues à nos distributions de prix, où les fraisd' éloquence sont chez nous de rigueur, les allemandsse bornent à des lectures de dissertations------------------------------------------------------------------------p117grammaticales du genre le plus sévère et touteshérissées de mots grecs et latins ? Comprendrions-nousdes séances solennelles et publiques occupées par leslectures suivantes : sur la nature de laconjonction. -sur la période allemande. -surles mathématiciens grecs. -sur la topographiede la bataille de Marathon. -sur la plainede Crissa. -sur les centuries de ServiusTullius. -sur les vignes de l' Attique. -classification des prépositions. -éclaircissementsur les mots difficiles d' Homère. -commentairesur le portrait de Thersite dansHomère, etc. ? Cela suppose chez nos voisins ungoût merveilleux pour les choses sérieuses, etpeut-être aussi quelque courage à s' ennuyerbravement, quand cela est de règle. Madame DeStaël dit que les viennois de son tempss' amusaient méthodiquement et pour l' acquit de leurconscience. Peut-être le public de l' Allemagneest-il aussi plus patient que le nôtre, quand ils' agit de s' ennuyer cérémonieusement et surconvocation officielle. Bientôt ce sera chez nous unacte méritoire d' assister à une séance solennelle del' académie des inscriptions, et cela sans qu' il y aitaucunement de la faute de l' académie. Notre publicest trop difficile ; il exige de l' intérêt etmême de l' amusement, là où l' instruction devraitsuffire ; et de fait, jusqu' à ce qu' on ait conçule but élevé et philosophique de la science, tantqu' on n' y verra qu' une curiosité comme une autre,on devra la trouver ennuyeuse et lui faire unreproche de l' ennui qu' elle peut causer. Jeu pourjeu, pourquoi prendre le moins attrayant ?Montaigne, qui à tant d' égards est le typeéminent de l' esprit français, le représente surtoutpar son horreur pour tout ce qui rappelle le

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pédantisme. C' est plaisir de le voir faire le braveet le dégagé, l' homme du monde------------------------------------------------------------------------p118qui n' entend rien aux sciences et sait tout sansavoir jamais rien appris. " ce ne sont ici, dit-il,que resveries d' homme qui n' a gousté des sciencesque la crouste première en son enfance, et n' en aretenu qu' un général et informe visage : un peu dechaque chose, et rien du tout, à la Françoise. Car,en somme, je sçay qu' il y a une médecine, unejurisprudence, quatre parties en la mathématique, etgrossièrement ce à quoy elles visent. Et àl' adventure encore sçay-je la prétention des sciencesen général, au service de nostre vie : mais d' yenfoncer plus avant, de m' estre rongé les ongles àl' estude d' Aristote, monarque de la doctrinemoderne, ou opiniastré après quelque science, jene l' ay jamais faict : ny n' est art de quoy je puissepeindre seulement les premiers linéaments. Et n' estenfant des classes moyennes, qui ne se puisse direplus savant que moy : qui n' ay seulement pas de quoyl' examiner sur sa première leçon. Et s' y l' on m' yforce, je suis contraint, assez ineptement, d' entirer quelque matière de propos universels, sur quoyj' examine son jugement naturel : leçon qui leur estautant incognue, comme à moi la leur. "il a bien soin pourtant de montrer qu' il s' y entendaussi bien qu' un autre, et de relever les traitsd' érudition qui peuvent faire honneur à son savoir ;pourvu qu' il soit bien entendu qu' il n' en fait aucuncas, et qu' il est au-dessus de ces pédanteries. Il sevante de n' avoir aucune rétention et d' êtreexcellent en oubliance (je n' ay point degardoire) ; car c' est par là que brillent lesérudits. Enfin, c' est toute une petite manière defaire fi des qualités du savant, pour se releverpar celles de l' homme de sens et de l' homme d' esprit,qui caractérise supérieurement l' esprit français, etque Madame De Staël a si finement appelé lepédantisme de la légèreté.------------------------------------------------------------------------p119CHAPITRE VIIde même qu' au sein des religions, une foule d' hommesmanient les choses sacrées sans en avoir le sensélevé, et sans y voir autre chose qu' une manipulationvulgaire ; de même, dans le champ de la science,des travailleurs, fort estimables d' ailleurs, sontsouvent complètement dépourvus du sentiment de leuroeuvre et de sa valeur idéale. Hâtons-nous de ledire : il serait injuste d' exiger du savant laconscience toujours immédiate du but de son

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travail, et il y aurait mauvais goût à vouloir qu' ilen parlât expressément à tout propos ; ce seraitl' obliger à mettre en tête de tous ses ouvrages desprolégomènes identiques. Prenez les plus beauxtravaux de la science, parcourez l' oeuvre desLetronne, des Burnouf, des Lassen, des Grimm,et en général de tous les princes de la critiquemoderne ; peut-être y chercherez-vous en vain unepage directement et abstraitementphilosophique. C' est une intime pénétration del' esprit philosophique, qui se manifeste, non parune tirade isolée, mais par la méthode et l' espritgénéral. Souvent même cette prudente abstention estun acte de vertu scientifique, et ceux-là sont leshéros de la science qui, plus capables que personnede se livrer à de hautes spéculations, ont la forcede se borner à la sévère constatation des faits, ens' interdisant les généralités anticipées. Destravaux entrepris sans ce grand esprit peuvent mêmeservir puissamment au travail de l' esprit humain,indépendamment des intentions plus ou moins------------------------------------------------------------------------p120mesquines de leurs auteurs. Est-il nécessaire quel' ouvrier qui extrait les blocs de la carrière aitl' idée du monument futur dans lequel ils entreront ?Parmi les laborieux travailleurs qui ont construitl' édifice de la science, plusieurs n' ont vu que lapierre qu' ils taillaient, ou tout au plus la régionlimitée où ils la plaçaient. Semblables à desfourmis, ils apportent chacun leur tributindividuel, renversent quelque obstacle, se croisentsans cesse, en apparence dans un désordre complet etne faisant que se gêner les uns les autres. Etpourtant il arrive que, par les travaux réunis detant d' hommes, sans qu' aucun plan ait été combinéà l' avance, une science se trouve organisée dans sesbelles proportions. Un génie invisible a étél' architecte qui présidait à l' ensemble, et faisaitconcourir ces efforts isolés à une parfaite unité.En étudiant les origines de chaque science, ontrouverait que les premiers pas ont été presquetoujours faits sans une conscience bien distincte,et que les études philologiques entre autres doiventune extrême reconnaissance à des esprits trèsmédiocres, qui les premiers en ont posé lesconditions matérielles. Ce n' étaient certes pas desgénies que Hervas, Paulin De Saint-Barthélémi,Pigafetta, qui peuvent être regardés comme lesfondateurs de la linguistique. Quel fait immense dansl' histoire de l' esprit humain que l' initiation dumonde latin à la connaissance de la littérature

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grecque ! Les deux hommes qui y contribuèrent le plus,Barlaam et Léonce Pilati, étaient, au direde Pétrarque et de Boccace, qui les pratiquèrentde si près, deux hommes aussi nuls que bourrus etfantasques. La plupart des grecs émigrés qui ontjoué un rôle si important dans le développement del' esprit européen étaient des hommes plus quemédiocres, de vrais manoeuvres, qui------------------------------------------------------------------------p121tiraient parti, per alcuni denari, de laconnaissance qu' ils possédaient de la langue grecque.Pour un Bessarion, on avait cent Philelphes. Leslexicographes ne sont pas en général de très grandsphilosophes, et pourtant le plus beau livre degénéralités n' a pas eu sur la haute science uneaussi grande influence que le dictionnaire trèsmédiocrement philosophique par lequel Wilsonrendu possible en Europe les études sanskrites. Ilest des oeuvres de patience, auxquelless' astreindraient difficilement des hommes travaillésde besoins philosophiques trop exigeants. Desesprits vifs et élevés auraient-ils mené à fin cesimmenses travaux sortis des ateliers scientifiquesde la congrégation de saint-Maur ? Tout travailscientifique, conduit suivant une saine méthode,conserve une incontestable valeur, quelle que soitl' étendue des vues de l' auteur. Les seuls travauxinutiles sont ceux où l' esprit superficiel et lecharlatanisme prétendent imiter les allures de lavraie science, et ceux où l' auteur, obéissant à unepensée intéressée ou aux rêves préconçus de sonimagination, veut à tout prix retrouver partout seschimères.Bien qu' il ne soit pas nécessaire que l' ouvrier aitla connaissance parfaite de l' oeuvre qu' il exécute,il serait pourtant bien à souhaiter que ceux qui selivrent aux travaux spéciaux eussent l' idée del' ensemble qui seul donne du prix à leurs recherches.Si tant de laborieux travailleurs, auxquels lascience moderne doit ses progrès, eussent eul' intelligence philosophique de ce qu' ils faisaient,s' ils eussent vu dans l' érudition autre chose qu' unesatisfaction de leur vanité ou de leur curiosité,que de moments précieux ménagés, que d' excursionsstériles épargnées, que de vies consacrées à destravaux insignifiants------------------------------------------------------------------------p122l' eussent été à des recherches plus utiles. Quand onpense que le travail intellectuel de siècles et depays entiers, de l' Espagne, par exemple, s' estconsumé lui-même, faute d' un objet substantiel,

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que des millions de volumes sont allés s' enfouirdans la poussière sans aucun résultat, on regrettevivement cette immense déperdition des forceshumaines, qui a lieu par l' absence de directionet faute d' une conscience claire du but àatteindre. L' impression profondément triste queproduit l' entrée dans une bibliothèque vient engrande partie de la pensée que les neuf dixièmesdes livres qui sont là entassés ont porté à faux,et, soit par la faute de l' auteur, soit par celledes circonstances, n' ont eu et n' auront jamais aucuneaction directe sur la marche de l' humanité.Il me semble que la science ne retrouvera sa dignitéqu' en se posant définitivement au grand et largepoint de vue de sa fin véritable. Autrefois il yavait place pour ce petit rôle assez innocent dusavant de la restauration ; rôle demi-courtisanesque,manière de se laisser prendre pour un hommesolide, qui hoche la tête sur les ambitieusesnouveautés, façon de s' attacher à des Mécènes ducset pairs, qui pour suprême faveur vous admettaientau nombre des meubles de leur salon ou des antiquesde leur cabinet ; sous tout cela quelque chosed' assez peu sérieux, le rire niais de la vanité, siagaçant quand il se mêle aux choses sérieuses ! ...voilà le genre qui doit à jamais disparaître ; voilàce qui est enterré avec les hochets d' une sociétéoù le factice avait encore une si grande part. C' estrabaisser la science que de la tirer du grand milieude l' humanité pour en faire une vanité de cour oude salon ; car le jour n' est pas loin où tout cequi n' est pas sérieux et vrai sans ridicule. Soyonsdonc------------------------------------------------------------------------p123vrais, au nom de Dieu, vrais comme Thalès quand,de sa propre initiative et par besoin intime, il semit à spéculer sur la nature ; vrais comme Socrate,vrais comme Jésus, vrais comme saint Paul, vraiscomme tous ces grands hommes que l' idéal a possédéset entraînés après lui ! Laissons les gens du vieuxtemps dire petitement pour l' apologie de la science :elle est nécessaire comme toute autre chose ; elleorne, elle donne du lustre à un pays, etc...niaiserie que tout cela ! Quelle est l' âmephilosophique et belle, jalouse d' être parfaite,ayant le sentiment de sa valeur intérieure, quiconsentirait à se sacrifier à de telles vanités,à se mettre de gaieté de coeur dans la tapisserieinanimée de l' humanité, à jouer dans le monde le rôledes momies d' un musée ! Pour moi, je le dis du fondde ma conscience, si je voyais une forme de vie plus

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belle que la science, j' y courrais. Comment serésigner à ce qu' on sait être le moins parfait ?Comment se mettre soi-même au rebut, accepter unrôle de parade, quand la vie est si courte, quandrien ne peut réparer la perte des moments qu' onn' a point donnés aux délices de l' idéal ?ô vérité, sincérité de la vie ! ô sainte poésie deschoses, avec quoi se consoler de ne pas te sentir ?Et à cette heure sérieuse à laquelle il fauttoujours se transporter pour apprécier les chosesà leur vrai jour, qui pourra mourir tranquille, si,en jetant un regard en arrière, il ne trouve dans savie que frivolité ou curiosité satisfaite ? Lafin seule est digne du regard ; tout le reste estvanité. Vivre, ce n' est pas glisser sur uneagréable surface, ce n' est pas jouer avec le mondepour y trouver son plaisir ; c' est consommerbeaucoup de belles choses, c' est être le compagnonde route des étoiles, c' est savoir, c' est espérer,c' est aimer, c' est admirer, c' est bien faire.Celui-là a le------------------------------------------------------------------------p124plus vécu, qui, par son esprit, par son coeur et parses actes a le plus adoré !Ne voir dans la science qu' une mesquine satisfactionde la curiosité ou de la vanité, c' est donc une aussigrande méprise que de ne voir dans la poésie qu' unfade exercice d' esprits frivoles, et dans lalittérature l' amusement dont on se lasse le moinsvite et auquel on revient le plus volontiers. Lecurieux et l' amateur peuvent rendre à la scienced' éminents services ; mais ils ne sont ni le savantni le philosophe. Ils en sont aussi loin quel' industriel. Car ils s' amusent, ils cherchent leurplaisir, comme l' industriel cherche son profit.Il y a, je le sais, dans la curiosité des degrésdivers ; il y a loin de cet instinct mesquin decollection, qui diffère à peine de l' attachement del' enfant pour ses jouets, à cette forme plus élevée,où elle devient amour de savoir, c' est-à-dire instinctlégitime de la nature humaine, et peut constituerune très noble existence. Bayle et Charles Nodierne sont que des curieux, et pourtant ils sont déjàpresque des philosophes. Il est même bien rare qu' àl' exercice le plus élevé de la raison ne se mêle unpeu de ce plaisir, qui, pour n' avoir aucune valeuridéale, n' en est pas moins utile. Combiende découvertes en effet ont été amenées par la simplecuriosité ? Combien de compilations, précieuses pourles recherches ultérieures, n' eussent point été faitessans cet innocent amour du travail, par lequel tant

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d' âmes doucement actives réussissent à tromper leurfaim ? Ce serait une barbarie de refuser à ceshumbles travailleurs, ce petit plaisir mesquin, peuélevé, mais fort doux, que M. Daunou appelait sibien paperasser. nous nous sommes tous bientrouvés d' avoir éprouvé cette innocente jouissance,pour nous aider à dévorer les pages arides------------------------------------------------------------------------p125de la science. Les premières études que l' onconsacre à apprendre le bagage matériel d' une langueseraient sans cela insupportables, et grâce à cegoût, elles deviennent des plus attrayantes qui sepuissent imaginer.On peut affirmer que sans cet attrait, jamais lespremiers érudits des temps modernes, qui n' étaientsoutenus ni par une haute vue philosophique, ni parun motif immédiatement religieux, n' eussent entreprisces immenses travaux, qui nous rendent possibles lesrecherches de haute critique. Celui qui, avec nosbesoins intellectuels plus excités, ferait maintenantun tel acte d' abnégation, serait un héros. Mais cequ' il importe de maintenir, c' est que cette curiositén' a aucune valeur morale immédiate, et qu' elle nepeut constituer le savant. Il y a des industrielsqui exploitent la science pour leur profit ; ceux-cil' exploitent pour leur plaisir. Cela vaut mieux sansdoute ; mais enfin il n' y a pas l' infini de l' un àl' autre. Le plaisir étant essentiellement personnelet intéressé, n' a rien de sacré, rien de moral.Toute littérature, toute poésie, toute science,qui ne se propose que d' amuser ou d' intéresser,est par ce fait même frivole et vaine, ou pour mieuxdire, n' a plus aucun droit à s' appeler littérature,poésie, science. Les bateleurs en font autant, etmême y réussissent beaucoup mieux. D' où vient quel' on regarde comme une occupation sérieuse de lireCorneille, Goethe, Byron, et que l' on ne sepermet de lire tel roman, tel drame moderne,qu' à titre de passe-temps ? De la même raison quifait que la revue d' édimbourg ou laquarterly review sont des recueils sérieux,et que le magasin pittoresque est un livrefrivole.C' est donc humilier la science que de ne la releverque comme intéressante et curieuse. L' ascétismechrétien------------------------------------------------------------------------p126aurait alors parfaitement raison contre elle. Leseul moyen légitime de faire l' apologie de lascience, c' est de l' envisager comme élémentessentiel de la perfection humaine. Le livre

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chrétien par excellence, l' imitation, aprèsavoir débuté comme le maître de ceux qui saventpar ces mots : " tout homme désire naturellementsavoir, " avait toute raison d' ajouter : " maisqu' importe la science sans l' amour ? Mieux vautl' humble paysan qui sert Dieu, que le superbephilosophe qui considère le cours des astres et senéglige lui-même. Qu' importe la connaissance deschoses dont l' ignorance ne nous fera pointcondamner ? Tout est vanité, excepté aimer Dieu etle servir. " cela est indubitable, si la science estconçue comme une simple série de formules, si leparfait amour est possible sans savoir. Si l' on metd' un côté la perfection, de l' autre la vanité, commentne pas suivre la perfection ? Mais c' est précisémentce partage qui est illégitime. Car la perfection estimpossible sans la science. La vraie façon d' adorerDieu, c' est de connaître et d' aimer ce qui est.

------------------------------------------------------------------------p126chapitre VIII :La philologie est, de toutes les branches de laconnaissance humaine, celle dont il est le plusdifficile de saisir le but et l'unité.L'astronomie, la zoologie, la botanique ontun objet déterminé. Mais quel est celui de laphilologie ? Le grammairien, le linguiste, leléxicographe, le critique, le littérateur dansle sens spécial du mot, ont------------------------------------------------------------------------p127droit au titre de philologues, et nous saisissonsen effet entre ces études diverses un rapportsuffisant pour les appeler d'un nom commun. C'estqu'il en est du mot de philologie comme de celuide philosophie, de poésie et de tant d'autres dontle vague même est expressif. Quand on cherche,d'après les habitudes des logiciens, à trouverune phrase équivalente à ces mots compréhensifs,et qui en soit la définition, l'embarras est grand,parce qu'ils n'ont ni dans leur objet ni dans leurméthode rien qui les caractérise uniquement.Socrate, Diogène, Pascal, Voltaire sont appelésphilosophes ; Homère, Aristophane, Lucrèce,Martial, Chaulieu et Lamartine sont appeléspoètes, sans qu'il soit facile de trouver le liende parenté qui réunit sous un même nom des espritssi divers. De telles appellations n'ont pas étéformées sur des notions d'avance définies ; ellesdoivent leur origine à des procédés plus libres etau fond plus exacts que ceux de la logiqueartificielle. Ces mots désignent des régions de

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l'esprit humain entre lesquelles il faut se garderde tracer des démarcations trop rigoureuses. Oùfinit l'éloquence, où commence la poésie ? Platonest-il poète, est-il philosophe ? Questions bieninutiles sans doute, puisque, quelque nom qu'on luidonne, il n'en sera pas moins admirable, et que lesgénies ne travaillent pas dans les catégoriesexclusives que le langage forme après coup surleurs oeuvres. Toute la différence consiste enune harmonie particulière, un timbre plus ou moinssonore, sur lequel un sens exercé n'hésite jamais.L'antiquité, en cela plus sage, et plus rapprochéede l'origine de ces mots, les appliquait avec moinsd'embarras. Le sens si complexe de son mot degrammaire ne lui causait aucune hésitation.Depuis que nous avons dressé une------------------------------------------------------------------------p128carte de la science, nous nous obstinons à donnerune place à part à la philologie, à la philosophie ;et pourtant ce sont là moins des sciences spécialesque des façons diverses de traiter les choses del'esprit.à une époque où l'on demande avant tout au savant dequoi il s'occupe, et à quel résultat il arrive, laphilologie a dû trouver peu de faveur. On comprendle physicien, le chimiste, l'astronome, beaucoupmoins le philosophe, encore moins le philologue.La plupart, interprétant mal l'étymologie de sonnom, s'imaginent qu'il ne travaille que sur les mots(quoi, dit-on, de plus frivole ?) et ne songentguère à distinguer comme Zénon le philologuedu logophile. Ce vague qui plane sur l'objetde ses études, cette nature sporadique, commedisent les Allemands, cette latitude presqueindéfinie qui renferme sous le même nom desrecherches si diverses, font croire volontiersqu'il n'est qu'un amateur, qui se promène dans lavariété de ses travaux, et fait des explorationsdans le passé, à peu près comme certaines espècesd'animaux fouisseurs creusent des minessouterraines, pour le plaisir d'en faire. Saplace dans l'organisation philosophique n'est pasencore suffisamment déterminée, les monographiess'accumulent sans qu'on en voie le but.La philologie, en effet, semble au premier coupd'oeil ne présenter qu'un ensemble d'études sansaucune unité scientifique. Tout ce qui sert à larestauration ou à l'illustration du passé a droitd'y trouver place. Entendue dans son sensétymologique, elle ne comprendrait que la grammaire,l'exégèse et la critique des textes ; les travaux

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d'érudition, d'archéologie, de critique esthétiqueen seraient distraits. Une telle exclusion seraitpourtant peu naturelle. Car ces travaux ont entreeux les rapports les------------------------------------------------------------------------p129plus étroits ; d'ordinaire, ils sont réunis dans lesétudes d'un même individu, souvent dans le mêmeouvrage. En éliminer quelques-uns de l'ensembledes travaux philologiques, serait opérer unescission artificielle et arbitraire dans un groupenaturel. Que l'on prenne, par exemple, l'écoled'Alexandrie ; à part quelques spéculationsphilosophiques et théurgiques, tous les travauxde cette école, ceux-mêmes qui ne rentrent pasdirectement dans la philologie, ne sont-ils pasempreints d'un même esprit, qu'on peut appelerphilologique, esprit qu'elle porte même dans lapoésie et la philosophie ? Une histoire de laphilologie serait-elle complète si elle ne parlaitd'Apollonius de Rhodes, d'Apollodore, d'élien, deDiogène Laërce, d'Athénée et des autrespolygraphes, dont les oeuvres pourtant sont loind'être philologiques dans le sens le plusrestreint. - Si, d'un autre côté, on donne à laphilologie toute l'extension possible, oùs'arrêter ? Si l'on n'y prend garde, on seraforcément amené à y renfermer presque toute lalittérature réfléchie. Les historiens, les critiques,les polygraphes, les écrivains d'histoire littérairedevront y trouver place. Tel est l'inconvénient,grave sans doute, mais nécessaire et compensé par degrands avantages, de séparer ainsi un groupe d'idéesde l'ensemble de l'esprit humain, auquel il tientpar toutes ses fibres. Ajoutons que les rapportsdes mots changent avec les révolutions des choses,et que, dans l'appréciation de leur sens, il ne fautconsidérer que le centre des notions, sans chercherà enclaver ces notions dans des formules qui neleur seront jamais parfaitement équivalentes. Quandil s'agit de littérature ancienne, la critique etl'érudition rentrent de droit dans le cadre de laphilologie ; au contraire, celui------------------------------------------------------------------------p130qui ferait l'histoire de la philologie moderne ne secroirait pas sans doute obligé de parler de nosgrandes collections d'histoire civile et littéraireni de ces brillantes oeuvres de critique esthétiquequi se sont élevées au niveau des plus bellescréations philosophiques.Le champ du philologue ne peut donc être plus définique celui du philosophe, parce qu'en effet l'un et

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l'autre s'occupent non d'un objet distinct, mais detoutes choses à un point de vue spécial. Le vraiphilologue doit être à la fois linguiste, historien,archéologue, artiste, philosophe. Tout prend à sesyeux un sens et une valeur, en vue du but importantqu'il se propose, lequel rend sérieuses les chosesles plus frivoles qui de près ou de loin s'yrattachent. Ceux qui, comme Heyne et Wolf, ontborné le rôle du philologue à reproduire dans sascience, comme en une bibliothèque vivante, tous lestraits du monde ancien, ne me semblent pas en avoircompris toute la portée. La philologie n'a pointson but en elle-même : elle a sa valeur commecondition nécessaire de l'histoire de l'esprithumain et de l'étude du passé. Sans doute plusieursdes philologues dont les savantes études nous ontouvert l'antiquité, n'ont rien vu au-delà du textequ'ils interprétaient et autour duquel ilsgroupaient les mille paillettes de leur érudition.Ici, comme dans toutes les sciences, il a pu êtreutile que la curiosité naturelle de l'esprit humainait suppléé à l'esprit philosophique et soutenula patience des chercheurs.Bien des gens sont tentés de rire en voyant desesprits sérieux dépenser une prodigieuse activitépour expliquer des particularités grammaticales,recueillir des gloses, comparer les variantes dequelque ancien auteur, qui n'est souvent remarquableque par sa bizarrerie ou sa------------------------------------------------------------------------p131médiocrité. Tout cela faute d'avoir compris dans unsens assez large l'histoire de l'esprit humain etl'étude du passé. L'intelligence, après avoirparcouru un certain espace, aime à revenir sur sespas pour revoir la route qu'elle a fournie, etrepenser ce qu'elle a pensé. Les premiers créateursne regardaient pas derrière eux ; ils marchaient enavant, sans autre guide que les éternels principesde la nature humaine. à un certain jour, aucontraire, quand les livres sont assez multipliéspour pouvoir être recueillis et comparés, l'espritveut avancer avec connaissance de cause, il songeà confronter son oeuvre avec celle des sièclespassés ; ce jour-là naît la littérature réfléchie,et parallèlement à elle la philologie. Cetteapparition ne signale donc pas, comme on l'a dit tropsouvent, la mort des littératures ; elle attesteseulement qu'elles ont déjà toute une vie accomplie.La littérature grecque n'était pas morte apparemmentau siècle des Pisistratides, où déjà l'espritphilologique nous apparaît si caractérisé. Dans

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les littératures latine et française, l'espritphilologique a devancé les grandes époquesproductrices. La Chine, l'inde, l'Arabie, laSyrie, la Grèce, Rome, les nations modernes ontconnu ce moment où le travail intellectuel despontané devient savant, et ne procède plus sansconsulter ses archives déposées dans les muséeset les bibliothèques. Le développement du peuplehébreu lui-même, qui semble offrir avantJésus-Christ moins de trace qu'aucun autre detravail réfléchi, présente dans son déclin desvestiges sensibles de cet esprit de recension, decollection, de rapiécetage, si j'ose le dire, quitermine la vie originale de toutes les littératures.Ces considérations seraient suffisantes, ce mesemble, pour l'apologie des sciences philologiques.Et pourtant------------------------------------------------------------------------p132elles ne sont à mes yeux que bien secondaires, enégard à la place nouvelle que le développement de laphilosophie contemporaine devra faire à ces études.Un pas encore, et l'on proclamera que la vraiephilosophie est la science de l'humanité, et que lascience d'un être qui est dans un perpétueldevenir ne peut être que son histoire. L'histoire,non pas curieuse mais théorique, de l'esprit humain,telle est la philosophie du XIXe siècle. Orcette étude n'est possible que par l'étude immédiatedes monuments, et ces monuments ne sont pasabordables sans les recherches spéciales duphilologue. Telle forme du passé suffit à elle seulepour occuper une laborieuse existence. Une langueancienne et souvent inconnue, une paléographie àpart, une archéologie et une histoire péniblementdéchiffrées, voilà certes plus qu'il n'en faut pourabsorber tous les efforts de l'envestigateur le pluspatient, si d'humbles artisans n'ont consacré delongs travaux à extraire de la carrière et présenterréunis à son appréciation les matériaux avec lesquelsil doit reconstruire l'édifice du passé. Il se peutqu'aux yeux de l'avenir, tel esprit lourd et médiocre,mais patient, qui a fourni à cette oeuvregigantesque une pierre de quelque importance, occupeune place plus élevée que tel spéculatif de secondordre, qui s'intitulait philosophe, et n'a fait quebavarder sur le problème, sans fournir une seuledonnée nouvelle à sa solution. La révolution quidepuis 1820 a changé complètement la face desétudes historiques, ou pour mieux dire qui a fondél'histoire parmi nous, est apparemment un fait aussiimportant que l'apparition de quelque nouveau

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système. Eh bien ! les travaux si pleinsd'originalité des Guizot, des Thierry, desMichelet auraient-ils été possibles sans lescollections bénédictines------------------------------------------------------------------------p133et tant d'autres travaux préparatoires ? Mabillon,Muratori, Baluze, Du Cange, n'étaient pas degrands philosophes, et pourtant ils ont plus faitpour la vraie philosophie que tant d'esprits creuxet systématiques qui ont voulu bâtir en l'airl'édifice des choses, et dont pas une syllabe nerestera parmi les acquisitions définitives. Je neparle point ici de ces oeuvres où la plus solideérudition s'unit à une critique fine ou élevée, commeles derniers volumes de l' Histoire littérairede la France, comme l' Essai sur lebuddhisme de M. Eugène Burnouf, commel' Archéologie indienne de M. Lassen, commela Grammaire comparée de M. Bopp, ou lesReligions de l'antiquité de M. Guigniaut.J'affirme, pour ma part, qu'il n'est aucun de cesouvrages où je n'aie puisé plus de chosesphilosophiques que dans toute la collection deDescartes et de son école. Mais je parle deces oeuvres du caractère le plus sévère et que lesprofanes tiennent pour illisibles, comme parexemple des Catalogues de manuscrits, des grandescompilations, des Bibliothèques, comme celle deFabricius, etc., eh bien ! dis-je, de tels livres,presque insignifiants en eux-mêmes, ont une valeurinappréciable, si on les envisage comme matériauxde l'histoire de l'esprit humain. Je verraisbrûler dix mille volumes de philosophie dans le genredes leçons de LA Romiguière ou de la Logiquede Port-Royal, que je sauverais de préférence laBibliothèque orientale d'Assémani ou laBibliotheca arabico-hispana de Casiri. Carpour la philosophie, il y a toujours avantage àreprendre les choses ab integro, et aprèstout le philosophe peut toujours dire : Omniamecum porto ; au lieu que les plus beaux géniesdu monde ne sauraient me rendre les documents queces collections------------------------------------------------------------------------p134renferment sur les littératures syriaque et arabe,deux faces très secondaires sans doute, mais enfindeux faces de l'esprit humain.Il est facile de jeter le ridicule sur cestentatives de restauration de littératuresobscures et souvent médiocres. Cela vient de ce qu'onne comprend pas dans toute son étendue et son

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infinie variété la science de l'esprit humain. Unsavant élève de M. Burnouf, M. Foucaux, essaiedepuis quelques années de fonder en France desétudes tibétaines. Je m'étonnerais bien si salouable entreprise ne lui a pas déjà valu plusd'une épigramme ; eh bien ! je déclare, moi, queM. Foucaux fait une oeuvre plus méritoire pour laphilosophie de l'avenir que les trois quarts deceux qui se posent en philosophes et en penseurs.Quand M. Hodgson découvrit dans les monastèresdu Népal les monuments primitifs du buddhismeindien, il servit plus la pensée que n'auraitpu faire une génération de métaphysiciensscolastiques. Il fournissait un des éléments lesplus essentiels pour l'explication duchristianisme et de l'évangile, en dévoilant à lacritique une des plus curieuses apparitionsreligieuses et le seul fait qui ait une analogieintime avec le plus grand phénomène de l'histoirede l'humanité. Celui qui nous rapporterait del'Orient quelques ouvrages zends ou pehlvis, quiferait connaître à l'Europe les poèmes épiqueset toute la civilisation des Radjpoutes, quipénétrerait dans les bibliothèques des Djaïns duGuzarate, ou qui nous ferait connaître exactementles livres de la secte gnostique qui se conserveencore sous le nom de meudéens ou de nasoréens,celui-là serait certain de poser une pierreéternelle dans le grand édifice de la science del'humanité. Quel est le penseur abstrait qui peutavoir la même assurance ?------------------------------------------------------------------------p135C'est donc dans la philosophie qu'il faut chercher lavéritable valeur de la philologie. Chaque branche dela connaissance humaine a ses résultats spéciauxqu'elle apporte en tribut à la science générale deschoses et à la critique universelle, l'un despremiers besoins de l'homme pensant. Là est ladignité de toute recherche particulière et desderniers détails d'érudition, qui n'ont point de senspour les esprits superficiels et légers. à ce pointde vue, il n'y a pas de recherche inutile oufrivole. Il n'est pas d'étude, quelque mince queparaisse son objet, qui n'apporte son trait delumière à la science du tout, à la vraie philosophiedes réalités. Les résultats généraux qui seuls,il faut l'avouer, ont de la valeur en eux-mêmes, etsont la fin de la science, ne sont possibles quepar le moyen de la connaissance, et de laconnaissance érudite des détails. Bien plus, lesrésultats généraux qui ne s'appuient pas sur la

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connaissance des derniers détails sont nécessairementcreux et factices, au lieu que les recherchesparticulières, même destituées de l'espritphilosophique, peuvent être du plus grand prix,quand elles sont exactes et conduites suivant unesévère méthode. L'esprit de la science est cettecommunauté intellectuelle qui rattache l'un à l'autrel'érudit et le penseur, fait à chacun d'eux sa gloireméritée, et confond dans une même fin leursrôles divers.L'union de la philologie et de la philosophie, del'érudition et de la pensée, devrait donc être lecaractère du travail intellectuel de notre époque.C'est la philologie ou l'érudition qui fournira aupenseur cette forêt de choses (silva rerum acsententiarum, comme dit Cicéron), sanslaquelle la philosophie ne sera jamais qu'une toilede Pénélope, qu'on devra recommencer sans cesse. Ilfaut------------------------------------------------------------------------p136renoncer définitivement à la tentative de la vieilleécole, de construire la théorie des choses par le jeudes formules vides de l'esprit, à peu près comme si,en faisant aller la manivelle d'un tisserand sans ymettre du fil, on prétendait faire de la toile, ouqu'on crût obtenir de la farine en faisant tourner unmoulin sans y mettre du blé. Le penseur supposel'érudit ; et ne fût-ce qu'en vue de la sévèrediscipline de l'esprit, je ferais peu de cas duphilosophe qui n'aurait pas travaillé, au moins unefois dans sa vie, à éclaircir quelque point spécialde la science. Sans doute les deux rôles peuventse séparer, et ce partage même est souvent désirable.Mais il faudrait au moins qu'un commerce intimes'établît entre ces fonctions diverses, que lestravaux de l'érudit ne demeurassent plus ensevelisdans la masse des collections savantes, où ils sontcomme s'ils n'étaient pas, et que le philosophe,d'un autre côté, ne s'obstinât plus à chercher audedans de lui-même les vérités vitales dont lessciences du dehors sont si riches pour celui qui lesexplore avec intelligence et critique.D'où viennent tant de vues nouvelles sur la marchedes littératures et de l'esprit humain, sur lapoésie spontanée, sur les âges primitifs, si ce n'estde l'étude patiente des plus arides détails. Vico,Wolf, Niebuhr, Strauss auraient-ils enrichi lapensée de tant d'aperçus nouveaux, sans la plusminutieuse érudition ? N'est-ce pas l'éruditionqui a ouvert devant nous ces mondes de l'Orient,dont la connaissance a rendu possible la science

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comparée des développements de l'esprit humain ?Pourquoi un des plus beaux génies des tempsmodernes, Herder, dans ce traité de la Poésiedes Hébreux, où il a mis toute son âme, est-ilsi souvent inexact, faux, chimérique, si ce n'estpour n'avoir point appuyé d'une critique savantel'admirable sens------------------------------------------------------------------------p137esthétique dont il était doué ? à ce point de vue,l'étude même des folies de l'esprit a son prix pourl'histoire et la psychologie. Plusieurs problèmesimportants de critique historique ne seront résolusque quand un érudit intelligent aura consacré sa vieau dépouillement du Talmud et de la Cabbale. SiMontesquieu, dépouillant le chaos des loisripuaires, visigothes et burgondes, a pu se comparerà Saturne dévorant des pierres, quelle force nefaudrait-il pas supposer à l'esprit capable dedigérer un tel fatras ? Et pourtant il y aurait à enextraire une foule de données précieuses pourl'histoire des religions comparées.Depuis le XVe siècle, les sciences qui ont pour objetl'esprit humain et ses oeuvres n'ont pas fait dedécouverte comparable à celle qui nous a révélé dansl'Inde un monde intellectuel d'une richesse, d'unevariété, d'une profondeur merveilleuses, une autreEurope en un mot. PARCOUREZ NOS idées les plusarrêtées en littérature comparée, en linguistique,en ethnographie, en critique, vous les verrez toutesempreintes et modifiées par cette grande et capitaledécouverte. Pour moi, je trouve peu d'élémentsde ma pensée dont les racines ne plongent en ceterrain sacré, et je prétends qu'aucune créationphilosophique n'a fourni autant de parties vivantesà la science moderne que cette patiente restitutiond'un monde qu'on ne soupçonnait pas. Voilà donc unesérie de résultats essentiels introduits dans lecourant de l'esprit humain par des philologues, desérudits, des hommes dont les partisans del' a priori feraient sans doute bien peu de cas.Que sera-ce donc quand cette mine à peine effleuréeaura été exploitée dans tous les sens ? Quesera-ce, quand tous les recoins de l'esprit humainauront été ainsi explorés et comparés ? Or laphilologie seule est compétente pour accomplir cette------------------------------------------------------------------------p138oeuvre. Anquetil-Duperron était certes un patientet zélé chercheur. Pourquoi cependant tous sestravaux ont-ils dû être repris en sous-oeuvre etradicalement réformés ? C'est qu'il n'était pasphilologue.

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On pourrait croire qu'en rappelant l'activitéintellectuelle à l'érudition on constate par là mêmeson épuisement, et qu'on assimile notre siècle à cesépoques où la littérature ne pouvant plus rienproduire d'original devient critique et rétrospective.Sans doute, si notre érudition n'était qu'une lettrepâle et morte, si, comme certains esprits étroits,nous ne cherchions dans la connaissance etl'admiration des oeuvres du passé que le droitpédantesque de mépriser les oeuvres du présent. Mais,outre que nos créations sont plus vivaces que cellesdes anciens, et que chaque nation moderne peutfournir de la sève à deux ou trois littératuressuperposées, notre manière de concevoir la philologieest bien plus philosophique et plus féconde que cellede l'antiquité. La philologie n'est pas chez nous,comme dans l'école d'Alexandrie, une simplecuriosité d'érudit ; c'est une science organisée,ayant un but sérieux et élevé ; c'est la sciencedes produits de l'esprit humain. Je ne crainspas d'exagérer en disant que la philologie,inséparablement liée à la critique, est un deséléments les plus essentiels de l'esprit moderne,que sans la philologie le monde moderne ne serait pasce qu'il est, que la philologie constitue la grandedifférence entre le moyen âge et les temps modernes.Si nous surpassons le moyen âge en netteté, enprécision, en critique, nous le devons uniquementà l'éducation philologique.Le moyen âge travaillait autant que nous, le moyenâge a produit des esprits aussi actifs, aussipénétrants------------------------------------------------------------------------p139que les nôtres ; le moyen âge a eu des philosophes,des savants, des poètes ; mais il n'a pas eu dephilologues ; de là ce manque de critique qui leconstitue à l'état d'enfance intellectuelle. Entraînévers l'antiquité par ce besoin nécessaire qui portetoutes les nations néo-Latines vers leurs originesintellectuelles, il n'a pu la connaître dans savérité, faute de l'instrument nécessaire. Il y avaitautant d'auteurs latins et aussi peu d'auteurs grecsen Occident à l'époque de Vincent de Beauvaisqu'à l'époque de Pétrarque. Et pourtant Vincentde Beauvais ignore l'antiquité, il n'en possèdeque quelques bribes insignifiantes et détachées, neformant aucun sens, et ne constituant pas un esprit.Pétrarque, au contraire, qui n'a pas encore luHomère, mais qui en possède un manuscrit enlangue originale et l'adore sans le comprendre, adeviné l'antiquité ; il en possède l'esprit aussi

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éminemment qu'aucun savant des siècles qui ontsuivi ; il comprend par son âme ce dont la lettrelui échappe ; il s'enthousiasme pour un idéalqu'il ne peut encore que soupçonner. C'est quel'esprit philologique fait en lui sa premièreapparition. Voilà pourquoi il doit être regardécomme le fondateur de l'esprit moderne en critiqueet en littérature. Il est à la limite de laconnaissance inexacte, fragmentaire, matérielle, etde la connaissance comparée, délicate, critique enun mot. Si le moyen âge, par exemple, a si malcompris la philosophie ancienne, est-ce faute del'avoir suffisamment étudiée ? Qui oserait le diredu siècle qui a produit les vastes commentairesd'Albert et de saint Thomas ? Est-cefaute de documents suffisants ? Pas davantage. Ilpossédait le corps complet du péripatétisme,c'est-à-dire l'encyclopédie philosophique del'antiquité ; il y joignait de nombreux------------------------------------------------------------------------p140documents sur le platonisme, et possédait dansles oeuvres de Cicéron, de Sénèque, de Macrobe, deChalcidius et dans les commentaires sur Aristotepresque autant de renseignements sur la philosophieancienne que nous en possédons nous-mêmes. Quemanqua-t-il donc à ces laborieux travailleurs quiconsacrèrent tant de veilles à la grande étude ?Il leur manqua ce qu'eut la Renaissance, laphilologie. Si au lieu de consumer leur vie sur debarbares traductions et des travaux de seconde main,les commentateurs scolastiques eussent appris legrec et lu dans leur texte Aristote, Platon,Alexandre d'Aphrodise, le XVe siècle n'eût pas vule combat de deux Aristote, l'un resté solitaireet oublié dans ses pages originales, l'autre crééartificiellement par des déviations successiveset insensibles du texte primitif. Les textesoriginaux d'une littérature en sont le tableauvéritable et complet. Les traductions et les travauxde seconde main en sont des copies affaiblies, etlaissent toujours subsister de nombreuses lacunesque l'imagination se charge de remplir. à mesureque les copies s'éloignent et se reproduisent en descopies plus imparfaites encore, les lacuness'augmentent, les conjectures se multiplient, lavraie couleur des choses disparaît. La traductionclassique au XIVe siècle ressemblait à l'antiquité,comme l'Aristote et le Galien des facultés, pourlesquels on renvoyait les élèves et les professeursaux cahiers traditionnels, ressemblaient auvéritable Aristote, au véritable Galien, comme

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la culture grecque ressemble aux bribesinsignifiantes recueillies d'après d'autrescompilateurs par Martien Capella ou Isidorede Séville. Ce qui manque au moyen âge, ce n'estni la production originale, ni la curiosité du passé,ni la persévérance du travail. Les érudits de laRenaissance------------------------------------------------------------------------p141ne l'emportaient ni en pénétration ni en zèle surun Alcuin, un Alain de Lille, un Alexandre deHalès, un Roger Bacon. Mais ils étaient pluscritiques ; ils jouissaient du bénéfice du temps etdes connaissances acquises ; ils profitaient desheureuses circonstances amenées par lesévénements. C'est le sort de la philologie comme detoutes les sciences d'être inévitablement enchaînéeà la marche des choses, et de ne pouvoir avancer d'unjour par des efforts voulus le progrès qui doits'accomplir.(...) est donc le caractère général de laconnaissance de l'antiquité au moyen âge, ou, pourmieux dire, de tout l'état intellectuel de cetteépoque. La politique y participait comme lalittérature. Ces fictions de rois, depatrices, d'empereurs, de Césars, d'Augustes,transportées en pleine barbarie, ces légendes deBrut, de Francus, cette opinion que toute autoritédoit remonter à l'Empire romain, comme toute hautenoblesse à Troie, cette manière d'envisager le droitromain comme le droit absolu, le savoir grec comme lesavoir absolu, d'où venaient-ils, si ce n'est dugrossier à-peu-près auquel on était réduit surl'antiquité, du jour demi fantastique souslequel on voyait ce vieux monde, auquel on aspirait àse rattacher ? L'esprit moderne, c'est-à-dire lerationalisme, la critique, le libéralisme, a été fondéle même jour que la philologie. Les fondateurs del'esprit moderne sont des philologues.La philologie constitue aussi une des supérioritésque les modernes peuvent à bon droit revendiquer surles anciens. L'antiquité n'offre aucun beau type dephilologue philosophe, dans le genre de Humboldt,Lessing, Fauriel. Si quelques Alexandrins, commePorphyre et Longin, réunissent la philologie et laphilosophie, ces------------------------------------------------------------------------p142deux mondes chez eux se touchent à peine ; laphilosophie ne sort pas de la philologie, laphilologie n'est pas philosophique. Que sont Denysd'Halicarnasse, Aristarque, Aphthonius,Macrobe, comparés à ces fins et excellents esprits,

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qui sont à un certain point de vue les philosophesdu XIXe siècle ! Que sont des questions commecelles-ci : "pourquoi Homère a-t-il commencé lecatalogue des vaisseaux par les Boétiens ? Commentla tête de Méduse pouvait-elle être à la fois auxenfers et sur le bouclier d'un Dieu ? CombienUlysse avait-il de rameurs ?" et autresproblèmes qui défrayaient les disputes desécoles d'Alexandrie et de Pergame, si on lescompare à cette façon ingénieuse, compréhensive etdélicate de discourir sur toutes les surfaces deschoses, de cueillir la fine fleur de tous les sujets,de se promener en observateur multiple dans un coinde l'universel, que de nos jours on appelle lacritique ? Une telle infériorité est du reste facileà expliquer. Les moyens de comparaison manquaient auxanciens ; partout où ils ont eu sous la main desmatériaux suffisants, comme dans la questionhomérique, ils nous ont laissé peu à faire, exceptépour la haute critique, à laquelle la comparaisondes littératures est indispensable. Ainsi leurgrammaire est surtout défectueuse, parce qu'ils nesavaient que leur langue : or les grammairesparticulières ne vivent que par la grammairegénérale, et la grammaire générale suppose lacomparaison des idiomes. Par la minutie des détailset la patience des rapprochements, les anciensont égalé les plus absorbés des philologuesmodernes. Quant à la critique des textes, leurposition était fort différente de la nôtre. Ilsn'étaient pas comme nous en face d'un inventairearrêté une fois pour toutes des manuscrits faisantautorité. Ils------------------------------------------------------------------------p143devraient donc songer moins que nous à lescomparer et à les compter. Aulu-Gelle, parexemple, dans les discussions critiques auxquellesil se livre fréquemment, raisonne presque toujoursa priori, et n'en appelle presque jamais àl'autorité des exemplaires anciens. Aristarque, ditCicéron, rejetait comme interpolés les versd'Homère qui ne lui plaisaient pas. L'imperfectionde la lexicographie, l'état d'enfance de lalinguistique, jetaient aussi beaucoup d'incertitudesur l'exégèse des textes archaïques. La langueancienne en était venue, aux époques philologiques,à former un idiome savant, qui exigeait une étudeparticulière, à peu près comme la langue littéraledes Orientaux, et il ne faut pas s'étonner que lesmodernes se permettent de censurer parfois lesinterprétations des philologues anciens ; car ils

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n'étaient guère plus compétents que nous pour lathéorie scientifique de leur propre langue, et nousavons incontestablement des moyens herméneutiquesqu'ils n'avaient pas. Les anciens en effet nesavaient guère que leur propre langue, et de cettelangue que la forme classique et arrêtée.Mais c'est surtout dans l'érudition que l'inférioritéde l'antiquité était sensible. Le manque de livresélémentaires, de manuels renfermant les notionscommunes et nécessaires, de dictionnairesbiographiques, historiques et géographiques, etc...,réduisait chacun à ses propres recherches etmultipliait les erreurs mêmes sous les plumes lesplus exercées. Où en serions-nous, si pour apprendrel'histoire ou la géographie, nous en étions réduitsaux faits épars que nous avons pu recueillir dans deslivres qui ne traitent pas de cette scienceex professo ? La rareté des livres, l'absence desIndex et de ces concordances qui facilitent si fortnos recherches, obligeaient------------------------------------------------------------------------p144à citer souvent de mémoire, c'est-à-dire d'unemanière très inexacte. - Enfin les anciens n'avaientpas l'expérience d'un assez grand nombre derévolutions littéraires, ils ne pouvaient comparerassez de littératures pour s'élever bien haut encritique esthétique. Rappelons-nous que notresupériorité en ce genre ne date guère que dequelques années. Les anciens sous ce rapport étaientexactement au niveau de notre XVIIe siècle. Quand onlit les opuscules de Denys d'Harlicarnasse surPlaton, sur Thucydide, sur le style deDémosthène, on croit lire les Mémoires deM. et de madame Dacier et des honnêtes savantsqui remplissent les premiers volumes des Mémoiresde l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.Dans le Traité du Sublime lui-même, c'est-à-diredans la meilleure oeuvre critique de l'antiquité,oeuvre que l'on peut comparer aux productions del'école française du XVIIIe siècle, que d'artificiel,que de puérilités ! Peut-être les siècles qui saventle mieux produire le beau sont-ils ceux qui saventle moins en donner la théorie. Rien de plus insipideque ce que Racine et Corneille nous ont laissé enfait de critique. On dirait qu'ils n'ont pas comprisleurs propres beautés.Pour apprécier la valeur de la philologie, il ne fautpas se demander ce que vaut telle ou telle obscuremonographie, telle note que l'érudit serre au bas despages de son auteur favori : on aurait autant dedroit de demander à quoi sert en histoire naturelle

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la monographie de telle variété perdue parmi lescinquante mille espèces d'insectes. Il faut prendrela révolution qu'elle a opérée ; examiner ce quel'esprit humain était avant la culture philologique,ce qu'il est devenu depuis qu'il l'a subie,quels changements la connaissance critique del'antiquité------------------------------------------------------------------------p145a introduits dans la manière de voir des modernes.Or, une histoire attentive de l'esprit humain depuisle XVe siècle démontrerait, ce me semble, que les plusimportantes révolutions de la pensée ont été amenéesdirectement ou indirectement par des hommes qu'ondoit appeler littérateurs ou philologues. Il estindubitable au moins que de tels hommes ont exercéune influence bien plus directe que ceux qu'onappelle proprement philosophes. Quand l'avenirrèglera les rangs dans le Panthéon de l'humanitéd'après l'action exercée sur le mouvement des choses,les noms de Pétrarque, de Voltaire, de Rousseau,de Lamartine, précéderont sans doute ceux deDescartes et de Kant. Les premiers réformateurs,Luther, Mélanchthon, Eobanus Hessus, Calvin,tous les fauteurs de la Réforme, érasme, lesétienne, étaient des philologues ; la Réforme estnée en pleine philologie. Le XVIIIe siècle, bien quesuperficiel en érudition, arrive à ses résultatsbien plus par la critique, l'histoire et la sciencepositive que par l'abstraction métaphysique. Lacritique universelle est le seul caractèreque l'on puisse assigner à la pensée délicate,fuyante, insaisissable du XIXe siècle. De quel nomappeler tant d'intelligences d'élite qui sansdogmatiser abstraitement ont révélé à la pensée unenouvelle façon de s'exercer dans le monde des faits ?M. Cousin lui-même est-il un philosophe ? Non :c'est un critique qui s'occupe de philosophie, commetel autre s'occupe de l'histoire, tel autre de cequ'on appelle littérature. La critique, telle estdonc la forme sous laquelle, dans toutes les voies,l'esprit humain tend à s'exercer ; or, si lacritique et la philologie ne sont pas identiques,elles sont au moins inséparables. Critiquer, c'estse poser en spectateur et en juge au milieude la variété des choses ; or la philologie estl'interprète------------------------------------------------------------------------p146des choses, le moyen d'entrer en communication avecelles et d'entendre leur langage. Le jour où laphilologie périrait, la critique périrait avec elle,la barbarie renaîtrait, la crédulité serait de

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nouveau maîtresse du monde.Cette immense mission que la philologie a rempliedans le développement de l'esprit moderne est loind'être accomplie ; peut-être ne fait-elle quecommencer. Le rationalisme, qui est le résultat leplus général de toute la culture philologique,a-t-il pénétré dans la masse de l'humanité ? Descroyances étranges, qui révoltent le sens critique,ne sont-elles pas encore avalées comme de l'eaupar des intelligences même distinguées ? Le sentimentdes lois psychologiques est-il généralement répandu,ou du moins exerce-t-il une influence suffisante surle tour de la pensée et le langage habituel ? La vuesaine des choses, laquelle ne résulte pas d'unargument, mais de toute une culture critique, detoute la direction intellectuelle, est-ellele fait du grand nombre ? Le rôle de la philologieest d'achever cette oeuvre, de concert avec lessciences physiques. Dissiper le brouillard qui auxyeux de l'ignorant enveloppe le monde de la penséecomme celui de la nature, substituer auximaginations fantastiques du rêve primitif les vuesclaires de l'âge scientifique, telle est lafin commune vers laquelle convergent sipuissamment ces deux ordres de recherches. Nature,telle est le mot dans lequel ils se résument. Je lerépète, tout cela n'est pas le fruit d'unedémonstration isolée ; tout cela est le résultatdu regard net et franc jeté sur le monde, deshabitudes intellectuelles créées par les méthodesmodernes. Deux voies, qui n'en font qu'une, mènentà la connaissance directe et pragmatique des choses ;pour le monde physique, ce sont les sciencesphysiques ; pour le monde intellectuel,------------------------------------------------------------------------p147c'est la science des faits de l'esprit. Or, à cettescience je ne trouve d'autre nom que celui dephilologie. Tout supernaturalisme recevra de laphilologie le coup de grâce. Le supernaturalisme netient en France que parce qu'on n'y est pasphilologue.Quand je m'interroge sur les articles les plusimportants et le plus définitivement acquis de monsymbole scientifique, je mets au premier rang mesidées sur la constitution et le mode de gouvernementde l'univers, sur l'essence de la vie, sondéveloppement et sa nature phénoménale, sur le fondsubstantiel de toute chose et son éternelledélimitation dans des formes passagères, surl'apparition de l'humanité, les faits primitifs deson histoire, les lois de sa marche, son but et sa

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fin ; sur le sens et la valeur des choses esthétiqueset morales, sur le droit de tous les êtres à lalumière et au parfait, sur l'éternelle beauté dela nature humaine s'épanouissant à tous les pointsde l'espace et de la durée en poèmes immortels(religions, art, temples, mythes, vertus, science,philosophie, etc.), enfin sur la part de divin quiest en toute chose, qui fait le droit à être, et quiconvenablement mise en jour constitue la beauté.Est-ce en lisant tel philosophe que je me suisainsi formulé les choses ? Est-ce par l'hypothèsea priori ? Non ; c'est par l'expérimentationuniverselle de la vie, c'est en poussant ma penséedans toutes les directions, en battant tous lesterrains, en secouant et creusant toute chose, enregardant se dérouler successivement les flots decet éternel océan, en jetant de côté et d'autre unregard curieux et ami. J'ai la conscience que j'aitout pris de l'expérience ; mais il m'est impossiblede dire par quelle voie j'y suis arrivé, de quelséléments j'ai composé cet ensemble (qui peut avoirtrès peu de valeur sans doute,------------------------------------------------------------------------p148mais qui enfin est ma vie). Balancement de toutechose, tissu intime, vaste équation où la variableoscille sans cesse par l'accession de donnéesnouvelles, telles sont les images par lesquellesj'essaie de me représenter le fait, sans mesatisfaire. Je sens que j'ai autant profité pourformer ma conception générale des choses de l'étudede l'hébreu ou du sanskrit que de la lecture dePlaton, de la lecture du poème de Job ou del'évangile, de l'Apocalypse ou d'une Moallaca, duBaghavat-Gita ou du Coran, que de Leibnitz et deHegel, de Goethe ou de Lamartine. Ce n'estpourtant pas Manou ou Koullouca-Bhatta, Antar ouBeidhawi, ce n'est pas la connaissance dusheva et du virama, du Kal et duNiphal, du Parasmaipadam et del' Attmanépadam qui m'ont fait ma philosophie.Mais c'est la vue générale et critique, c'estl'induction universelle ; et je sens que, si j'avaisà moi dix vies humaines à mener parallèlement, afind'explorer tous les mondes, moi étant là au centre,humant le parfum de toute chose, jugeant etcomparant, combinant et induisant, j'arriverais ausystème des choses. Eh bien ! ce que nul individu nepeut faire, l'humanité le fera ; car elle estimmortelle, tous travaillent pour elle. L'humanitéarrivera à percevoir la vraie physionomie deschoses, c'est-à-dire à la vérité dans tous les

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ordres. Dites donc que ceux qui auront contribuéà cette oeuvre immense, qui auront poli une desfaces de ce diamant, qui auront enlevé une parcelledes scories qui voilent son éclat natif, ne sont quedes pédants, des oisifs, des esprits lourds quiperdent leur temps, et qui, n'étant pas bons pourfaire leur chemin dans le monde des vivants, seréfugient dans celui des momies et des nécropoles !Philosopher, c'est savoir les choses ; c'est,suivant la belle expression de Cuvier,instruire le monde en théorie. Je crois------------------------------------------------------------------------p149comme Kant que toute démonstration purementspéculative n'a pas plus de valeur qu'unedémonstration mathématique, et ne peut rienapprendre sur la réalité existante. La philologieest la science exacte des choses de l'esprit.Elle est aux sciences de l'humanité ce que laphysique et la chimie sont à la sciencephilosophique des corps.C'est ce que n'a pas suffisamment compris un espritdistingué d'ailleurs par son originalité et sonhonorable indépendance, M. Auguste Comte. Il estétrange qu'un homme préoccupé surtout de la méthodedes sciences physiques et aspirant à transporter cetteméthode dans les autres branches de la connaissancehumaine, ait conçu la science de l'esprit humainet celle de l'humanité de la façon la plus étroite,et y ait appliqué la méthode la plus grossière.M. Comte n'a pas compris l'infinie variété de cefond fuyant, capricieux, multiple, insaisissable,qui est la nature humaine. La psychologie est pourlui une science sans objet, la distinction des faitspsychologiques et physiologiques, la contemplationde l'esprit par lui-même, une chimère. Lasociologie résume toutes les sciences del'humanité : or la sociologie n'est pas pour luila constatation sévère, patiente, de tous les faitsde la nature humaine ; la sociologie n'est pas(c'est M. Comte qui parle) cette incohérentecompilation de faits qu'on appelle histoire,à laquelle préside la plus radicale irrationalité.Elle se contente d'emprunter des exemples à cetteindigeste compilation, puis se met à l'ouvrage surses propres frais, sans se soucier deconnaissances littéraires fort inutiles. Laméthode de M. Comte dans les sciences del'humanité est donc le pur a priori. M. Comte,au lieu de suivre les lignes infinimentflexueuses de la------------------------------------------------------------------------p150

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marche des sociétés humaines, leurs enbranchements,leurs caprices apparents, au lieu de calculer larésultante définitive de cette immense oscillation,aspire du premier coup à une simplicité que les loisde l'humanité présentent bien moins encore que leslois du monde physique. M. Comte fait exactementcomme les naturalistes hypothétiques qui réduisentde force à la ligne droite les nombreuxenbranchements du règne animal. L'histoire del'humanité est tracée pour lui, quand il a essayé deprouver que l'esprit humain marche de la théologie àla métaphysique et de la métaphysique à la sciencepositive. La morale, la poésie, les religions, lesmythologies, tout cela n'a aucune place, tout celaest pure fantaisie sans valeur. Si la nature humaineétait telle que la conçoit M. Comte, toutes lesbelles âmes convoleraient au suicide ; il ne vaudraitpas la peine de perdre son temps à faire aller uneaussi insignifiante manivelle. M. Comte croit biencomme nous qu'un jour la science donnera un symboleà l'humanité ; mais la science qu'il a en vue estcelle des Galilée, des Descartes, des Newton,restant telle qu'elle est. L'évangile, la poésien'auraient plus ce jour-là rien à faire. M. Comtecroit que l'homme se nourrit exclusivement descience, que dis-je ? de petits bouts de phrasecomme les théorèmes de géométrie, de formules arides.Le malheur de M. Auguste Comte est d'avoir unsystème, et de ne pas se poser assez largement dansle plein milieu de l'esprit humain, ouvert à toutesles aires de vents. Pour faire l'histoire de l'esprithumain il faut être fort lettré. Les lois étant icid'une nature très délicate, et ne se présentant pointde face comme dans les sciences physiques, lafaculté essentielle est celle du critiquelittéraire, la délicatesse du tour (c'est letour d'ordinaire qui exprime------------------------------------------------------------------------p151le plus), la ténuité des aperçus, le contraire en unmot de l'esprit géométrique. Que dirait M. Comted'un physicien qui se contenterait d'envisager engros la physionomie des faits de la nature, d'unchimiste qui négligerait la balance ? Et necommet-il pas semblable faute, quand il regardecomme inutiles toutes ces patientes explorations dupassé, quand il déclare que c'est perdre son tempsd'étudier les civilisations qui n'ont point derapport direct avec la nôtre, qu'il faut seulementétudier l'Europe pour déterminer la loi de l'esprithumain, puis appliquer cette loi a priori auxautres développements ? En cela, M. Comte

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est plus influencé qu'il ne pense par la vieillethéorie historique des Quatre Empires, qui setrouve en germe dans le livre apocryphe de Daniel,et qui depuis Bossuet a eu le privilège de formerla base de l'enseignement catholique. Il s'imagineque l'humanité a bien réellement traversé les troisétats du fétichisme, du polythéisme, dumonothéisme, que les premiers hommes furentcannibales, comme les sauvages, etc. Or, cela estinadmissible. Les pères de la race sémitique eurent,dès l'origine, une tendance secrète aumonothéisme ; les Védas, ces chants incomparables,donnent très réellement l'idée des premièresaspirations de la race indo-germanique. Chez cesraces, la moralité date des premiers jours. En unmot, M. Comte n'entend rien aux sciences del'humanité, parce qu'il n'est pas philologue.M. Proudhon, bien qu'ouvert à toute idée, grâce àl'extrême souplesse de son esprit, et capable decomprendre tour à tour les aspects les plus diversdes choses, ne me semble pas non plus par momentsavoir conçu la science d'une manière assez large.Nul n'a mieux compris que lui que la science seuleest désormais possible ; mais sa science------------------------------------------------------------------------p152n'est ni poétique ni religieuse ; elle est tropexclusivement abstraite et logique. M. Proudhonn'est pas encore assez dégagé de la scolastiquedu séminaire ; il raisonne beaucoup ; il nesemble pas avoir compris suffisamment que, dansles sciences de l'humanité, l'argumentation logiquen'est rien, et que la finesse d'esprit est tout.L'argumentation n'est possible que dans une sciencecomme la géométrie, où les principes sont simpleset absolument vrais, sans aucune restriction. Maisil n'en est pas ainsi dans les sciences morales, oùles principes ne sont que des à-peu-près, desexpressions imparfaites, posant plus ou moins,mais jamais à plein sur la vérité. Le jourdonné à la pensée est ici la seule démonstrationpossible. La forme, le style sont les trois quartsde la pensée, et cela n'est pas un abus, comme leprétendent quelques puritains. Ceux qui déclamentcontre le style et la beauté de la forme dans lessciences phylosophiques et morales méconnaissent lavraie nature des résultats de ces sciences et ladélicatesse de leurs principes. En géométrie, enalgèbre, on peut sans crainte s'abandonner aujeu des formules, sans s'inquiéter, dans le courantdu raisonnement, des réalités qu'elles représentent.Dans les sciences morales, au contraire, il n'est

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jamais permis de se confier ainsi aux formules, deles combiner indéfiniment, comme faisait la vieillethéologie, en étant sûr que le résultat qui ensortira sera rigoureusement vrai. Il ne sera quelogiquement vrai, et pourra même n'être pasaussi vrai que les principes : car il se peut que laconséquence porte uniquement sur la part d'erreur oude malentendu qui était dans les principes, maissuffisamment cachée pour que le principe fûtacceptable. Il se peut donc qu'en raisonnant trèslogiquement, on arrive dans------------------------------------------------------------------------p153les sciences morales à des conséquences absolumentfausses en partant de principes suffisamment vrais.Les livres faits pour défendre la propriétépar le raisonnement sont aussi mauvais queceux qui l'attaquent par la même méthode. Le vrai,c'est que le raisonnement ne doit pas être écouté encet ordre de choses, c'est que les résultatsdu raisonnement ne sont ici légitimes qu'à lacondition d'être contrôlés à chaque pas parl'expérience immédiate. Et toutes les fois qu'onse voit mené par la logique à des conséquencesextrêmes, il ne faut pas s'en effrayer ; carles faits aperçus finement sont ici le seulcriterium de vérité.chapitre IX :Que signifient donc ces vains et superficielsmépris ? Pourquoi le philologue, manipulant leschoses de l'humanité, pour ne tirer la science del'humanité, est-il moins compris que le chimiste etle physicien, manipulant la nature, pour arriverà la théorie de la nature ? Assurément c'est une bienvaine existence que celle de l'érudit curieux qui apassé sa vie à s'amuser doctement et à traiterfrivolement des choses sérieuses. Les gens du mondeont quelque raison de ne voir en ce rôle qu'un tourde force de mémoire, bon pour ceux qui n'ont reçu enpartage que des qualités secondaires. Mais leur vueest courte et bornée, en ce qu'ils ne s'aperçoiventpas que la polymathie est la condition de la hauteintelligence esthétique, morale, religieuse,poétique. Une------------------------------------------------------------------------p154philosophie qui croit pouvoir tout tirer de sonpropre sein, c'est-à-dire de l'étude de l'âme et deconsidérations purement abstraites, doitnécessairement mépriser l'érudition, et laregarder comme préjudiciable aux progrès de laraison. La mauvaise humeur de Descartes, deMalebranche et en général des cartésiens contre

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l'érudition, est à ce point de vue légitime etraisonnable. Il était d'ailleurs difficile auXVIIe siècle de deviner la haute critique et legrand esprit de la science. Leibnitz le premiera réalisé dans une belle harmonie cette hauteconception d'une philosophie critique, queBayle n'avait pu atteindre par trop de relâchementd'esprit. Le XIXe siècle est appelé à laréaliser et à introduire le positif dans toutes lesbranches de la connaissance. La gloire de M. Cousinsera d'avoir proclamé la critique comme une méthodenouvelle en philosophie, méthode qui peut mener à desrésultats tout aussi dogmatiques que la spéculationabstraite. L'éclectisme ne s'est affaibli que le jouroù des nécessités extérieures, auxquelles il n'a paspu résister, l'ont forcé à embrasser exclusivementcertaines doctrines particulières, qui l'ontrendu presque aussi étroit qu'elles mêmes, et à secouvrir de quelques noms, qu'on doit honorerautrement que par le fanatisme. Tel n'était pas legrand éclectisme des cours de 1828 et 1829, et de lapréface à Tennemann. La nouvelle générationphilosophique comprendra la nécessité de setransporter dans le centre vivant des choses, de neplus faire de la philosophie un recueil despéculations sans unité, de lui rendre enfin sonantique et large acception, son éternelle missionde donner à l'homme les vérités vitales.La philosophie, en effet, n'est pas une science àpart ; c'est un côté de toutes les sciences. Il fautdistinguer dans------------------------------------------------------------------------p155chaque science la partie technique et spéciale, quin'a de valeur qu'en tant qu'elle sert à ladécouverte et à l'exposition, et les résultatsgénéraux que la science en question fournit pour soncompte à la solution du problème des choses. Laphilosophie est cette tête commune, cetterégion centrale du grand faisceau de la connaissancehumaine, où tous les rayons se touchent dans unelumière identique. Il n'est pas de ligne qui, suiviejusqu'au bout, ne mène à ce foyer. La psychologie,que l'on s'est habitué à considérer comme laphilosophie tout entière n'est après tout qu'unescience comme une autre ; peut-être n'est-cemême pas celle qui fournit les résultats les plusphilosophiques. La logique entendue comme l'analysede la raison n'est qu'une partie de la psychologie ;envisagée comme un recueil de procédés pour conduirel'esprit à la découverte de la vérité, elle est toutsimplement inutile, puisqu'il n'est pas possible

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de donner des recettes pour trouver le vrai. Laculture délicate et l'exercice multiple del'esprit sont à ce point de vue la seule logiquelégitime. La morale et la théodicée ne sont pas dessciences à part ; elles deviennent lourdes etridicules, quand on veut les traiter suivant un cadrescientifique et défini : elles ne devraient être quele son divin résultant de toute chose, ou tout auplus l'éducation esthétique des instincts pursde l'âme, dont l'analyse rentre dans la psychologie.De quel droit donc formerait-on un ensemble ayantdroit de s'appeler philosophie, puisque cetensemble, dans les seules limites qu'on puisse luiassigner, a déjà un nom particulier, qui est lapsychologie.L'antiquité avait merveilleusement compris cettehaute et large acception de la philosophie. Laphilosophie était pour elle le sage, le chercheur,Jupiter sur le mont Ida,------------------------------------------------------------------------p156le spectateur dans le monde. "Parmi ceux quiaccourent aux panégyres de la Grèce, les uns y sontattirés par le désir de combattre et de disputer lapalme ; les autres y viennent pour leurs affairescommerciales ; quelques-uns enfin ne s'y rendentni pour la gloire, ni pour le profit,mais pour voir ; et ceux-là sont les plus nobles,car le spectacle est pour eux, et eux n'y sont pourpersonne. De même en entrant dans la vie, les unsaspirent à se mêler à la lutte, les autres sontambitieux de faire fortune ; mais il est quelquesâmes d'élite qui, méprisant les soins vulgaires,tandis que la plèbe des combattants se déchiredans l'arène, s'envisagent comme spectateurs dansle vaste amphithéâtre de l'univers. Ce sont lesphilosophes".- Jamais la philosophie n'a été plus parfaitementdéfinie.à l'origine de la recherche rationnelle, le mot dephilosophie pouvait sans inconvénient désignerl'ensemble de la connaissance humaine. Puis, quandchacune des séries d'études devint assez étendue pourabsorber des vies entières et présenter un côté de lavie universelle, chaque branche devint une scienceindépendante, et laissa le tronc commun appauvri parces retranchements successifs. Les fruits mûrs, aprèsavoir grandi de la sève commune, se détachaient de latige et laissaient l'arbre dépouillé. Laphilosophie ne conserva ainsi que les notions lesmoins déterminées, celles qui n'avaient pu se grouperen unités distinctes, et qui n'avaient guère d'autre

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raison de se trouver réunies sous un nom commun quel'impossibilité où l'on était de ranger chacuned'elles sous un autre nom. Il est temps de revenirà l'acception antique, non pas sans doute pourrenfermer de nouveau dans la philosophie toutes lessciences particulières avec leurs------------------------------------------------------------------------p157infinis détails, mais pour en faire le centrecommun des conquêtes de l'esprit humain, l'arsenal desprovisions vitales. Qui dira que l'histoire naturelle,l'anatomie et la physiologie comparées,l'astronomie, l'histoire et surtout l'histoire del'esprit humain, ne donnent pas au penseurdes résultats aussi philosophiques que l'analyse dela mémoire, de l'imagination, de l'association desidées ? Qui osera prétendre que GeoffroySaint-Hilaire, Cuvier, les Humboldt, Goethe,Herder, n'avaient pas droit au titre dephilosophes au moins autant que Dugald-Stewart ouCondillac ? Le philosophe, c'est l'espritsaintement curieux de toute chose ; c'est legnostique dans le sens primitif et élevéde ce mot ; le philosophe, c'est le penseur, quel quesoit l'objet sur lequel s'exerce sa pensée.Certes nous sommes loin du temps où chaque penseurrésumait sa philosophie dans un (...). Si nousconcevons que l'esprit humain, dans sa légitimeimpatience et sa naïve présomption, ait cru pouvoir,dès ses premiers essais et en quelques pages, tracerle système de l'univers, les patientes investigationsde la science moderne, les innombrablesramifications des problèmes, les bornes desrecherches reculant avec celles des découvertes,l'infinité des choses en un mot, nous font croirevolontiers que le tableau du monde devrait être infinicomme le monde lui-même. Un Aristote est de nosjours impossible. Non seulement l'alliance desétudes psychologiques et morales avec les sciencesphysiques et mathématiques est devenue un rarephénomène ; mais une subdivision assez restreintequant à son objet d'une branche de la connaissancehumaine est souvent elle-même un champ trop vastepour les travaux d'une vie laborieuse et d'un espritpénétrant. Je n'entends point------------------------------------------------------------------------p158que ce soit là une critique : cette marche de lascience est légitime. Au syncrétisme primitif, àl'étude vague et approximative doit succéder larigueur de la scrupuleuse analyse. L'étudesuperficielle du tout doit faire place àl'examen approfondi et successif des parties ; mais

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il faut se garder de croire que là se ferme lecercle de l'esprit humain, et que la connaissancedes détails en soit le terme définitif. Si le butde la science était de compter les taches de l'ailed'un papillon, ou d'énumérer dans une langue souventbarbare les diverses espèces de la flore d'un pays,il vaudrait mieux, ce semble, revenir à ladéfinition platonicienne et déclarer qu'il n'y a pasde science de ce qui passe. Il est bon sans doute quel'étude expérimentale se disperse par l'analyse surtoutes les individualités de l'univers, mais c'est àcondition qu'un jour elle se recueille en une parfaitesynthèse, bien supérieure au syncrétisme primitif,parce qu'elle sera fondée sur la connaissancedistincte des parties. Quand la dissectionaura été poussée jusqu'à ses dernières limites(et on peut croire que dans quelques sciences cettelimite a été atteinte), alors on commencera lemouvement de comparaison et de recomposition. Nousaurons eu l'oeuvre humiliante et laborieuse ; etpourtant, quand l'avenir nous aura dépassés enprofitant de nos travaux, on reprochera peut-êtreaussi durement à la science du XVIIIe et du XIXesiècle d'avoir été minutieuse et pragmatique, quenous reprochons aux anciens d'avoir été sommaireset hypothétiques. Tant il est difficile de savoirapprécier la nécessité et la légimité desrévolutions successives de l'esprit humain.Une conséquence de cette méthode fragmentaire etpartielle de la science moderne a été de bannirde la philosophie------------------------------------------------------------------------p159la cosmologie, qui, à l'origine, la constituaitpresque tout entière. Celui qu'on regardeordinairement comme le fondateur de la philosophierationnelle, Thalès, ne serait plus aujourd'huiappelé philosophe. Nous nous croyons obligés defaire deux ou trois parts dans des vies scientifiquescomme celles de Descartes et de Leibnitz ou mêmede Newton (bien que chez celui-ci la part dephilosophie pure soit déjà beaucoup plus faible),et pourtant ces vies ont été parfaitement unes, etle mot par lequel s'est exprimée leur unité a étécelui de philosophie. Il n'est plus temps sans doutede réclamer contre cette élimination nécessaire :la philosophie, après avoir renfermé dans sonsein toutes les sciences naissantes, a dû les voir seséparer d'elle, aussitôt qu'elles sont arrivées àun degré suffisant de développement. Viendra-t-ilun jour où elles y rentreront, non pas avec la massede leurs détails, mais avec leurs résultats

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généraux ; un jour où la philosophie seramoins une science à part qu'une face de toutes lessciences, une sorte de centre lumineux où toutes lesconnaissances humaines se rencontreront par leursommet en divergeant à mesure qu'elles descendrontaux détails ? La loi régulière du progrès, prenantson point de départ dans le syncrétisme, pour arriverà travers l'analyse, qui seule est la méthodelégitime, à la synthèse, qui seule a une valeurphilosophique, pourrait le faire espérer.L'apparition d'un ouvrage comme le Cosmos deM. de Humboldt, où un seul savant, renouvelantau XIXe siècle la tentative de Timée ou deLucrèce, tient sous son regard le Cosmosdans sa totalité, prouve qu'il est encore possiblede ressaisir l'unité cosmique perdue sous lamultitude infinie des détails. Si le but de laphilosophie est la vérité sur le système généraldes choses, comment serait-elle indifférente------------------------------------------------------------------------p160à la science de l'univers ? La cosmologie n'est-ellepas sacrée au même titre que les sciencespsychologiques ? Ne soulève-t-elle pas desproblèmes dont la solution est aussi impérieusementexigée par notre nature que celle des questionsrelatives à nous-mêmes et à la cause première ?Le monde n'est-il pas le premier objet qui excitela curiosité de l'esprit humain, n'aiguise-t-il pastout d'abord cet appétit de savoir, qui est letrait distinctif de notre nature raisonnable, et quifait de nous des êtres capables de philosopher ?Prenez les mythologies, qui nous donnent la vraiemesure des besoins spirituels de l'homme ; elless'ouvrent toutes par une cosmogonie ; lesmythes cosmologiques y occupent une place au moinsaussi considérable que les mythes moraux et lesthéologoumènes. Et déjà même de nos jours, bien queles sciences particulières soient loin d'avoiratteint leur forme définitive, combien de donnéesinappréciables n'ont-elles pas fournies à l'espritqui aspire à savoir philosophiquement ? Celui qui n'apoint appris de la géologie l'histoire de notreglobe et des êtres qui l'ont successivement peuplé ;de la physiologie, les lois de la vie ; de lazoologie et de la botanique, les lois des formes del'être, et le plan général de la nature animée ;de l'astronomie, la structure de l'univers ; del'ethnographie, et de l'histoire, la science del'humanité dans son devenir ; celui-là peut-ilse vanter de connaître la loi des choses, que dis-je ?de connaître l'homme, qu'il n'étudie

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qu'abstraitement et dans ses manifestationsindividuelles ?Je vais éclairer par un exemple la manière dont onpourrait faire servir les sciences particulièresà la solution d'une question philosophique. Jechoisis le problème qui, depuis les premièresannées où j'ai commencé à philosopher,------------------------------------------------------------------------p161a le plus préoccupé ma pensée, le problèmedes origines de l'humanité.Il est indubitable que l'humanité a commencéd'exister. Il est indubitable aussi que l'apparitionde l'humanité sur la terre s'est faite en vertu deslois permanentes de la nature, et que les premiersfaits de sa vie psychologique et physiologique, bienque si étrangement différents de ceux quicaractérisent l'état actuel, étaient ledéveloppement pur et simple des lois qui règnentencore aujourd'hui, s'exerçant dans un milieuprofondément différent. Il y a donc là un problème,important s'il en fut jamais, et de la solutionduquel sortiraient des données capitales sur tout lesens de la vie humaine. Or ce problème se divise àmes yeux en six questions subordonnées, lesquellesdevraient toutes se résoudre par des sciencesdiverses :1e question ethnographique. - Si et jusqu'à quelpoint les races actuelles sont réductibles l'une àl'autre. Y a-t-il eu plusieurs centres de création ?Quels sont-ils ? etc. - Il faudrait donc que lechercheur possédât l'ensemble de toutel'ethnographie moderne, dans ses parties certaineset hypothétiques, et les connaissances d'anatomieet de linguistique sans lesquelles l'ethnographieest impossible.2e Question chronologique. - à quelle époquel'humanité ou chaque race est-elle apparue sur laterre ? - Cette question devrait se résoudre par lebalancement de deux moyens : d'une part, les donnéesgéologiques ; de l'autre, les données fournies parles chronologies antiques et surtout par lesmonuments. Il faudrait donc que l'auteur fût savanten géologie, et très versé dans les antiquités dela Chine, de l'égypte, de l'Inde, desHébreux, etc.------------------------------------------------------------------------p1623e Question géographique. - à quels points duglobe l'humanité ou les diverses races ont-elles prisleur point de départ ? - Ici serait nécessaire laconnaissance de la géographie dans sa partie la plusphilosophique, et surtout la science la plus

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approfondie des antiques littératures et destraditions des peuples. Les langues fournissantl'élément capital, il faudrait que l'auteur fûthabile linguiste, ou du moins possédât les résultatsacquis par la philologie comparée.4e Question physiologique. - Possibilité et moded'apparition de la vie organique et de la viehumaine. Lois qui ont produit cette apparition,laquelle se continue encore dans les recoins de lanature. - Il faudrait, pour aborder ce côté de laquestion, posséder à fond la physiologie comparée,et être capable d'avoir un avis sur la questionla plus délicate de cette science.5e Question psychologique. - état del'humanité et de l'esprit humain à ses premiersjours. Langues primitives. Origine de la penséeet du langage. Pénétration la plus intime dessecrets de la psychologie spontanée, hautehabitude de la psychologie et des sciencesphilosophiques, étude expérimentale de l'enfantet du premier exercice de sa raison, étudeexpérimentale du sauvage, par conséquentconnaissance étendue des voyages, et autant quepossible avoir voyagé soi-même chez les peuplesprimitifs, qui menacent chaque jour de disparaître,au moins avec leur spontanéité native ; connaissancede toutes les littératures primitives, génie comparédes peuples, littérature comparée, goût délicat etscientifique, finesse et spontanéité ; natureenfantine et sérieuse, capable de s'enthousiasmerdu spontané et de le reproduire en soi au seinmême du réfléchi.------------------------------------------------------------------------p1636e Question historique. - Histoire del'humanité avant l'apparition définitive de laréflexion.Je suis convaincu qu'il y a une science des originesde l'humanité qui sera construite un jour, non parla spéculation abstraite, mais par la recherchescientifique. Quelle est la vie humaine qui dansl'état actuel de la science suffirait à explorertous les côtés de cet unique problème ! Pourtantcomment le résoudre sans l'étude scientifique desdonnées positives ? Et si on ne l'a pasrésolu, comment dire qu'on sait l'homme etl'humanité ? Celui qui, par un essai même trèsimparfait contribuerait à la solution de ceproblème, ferait plus pour la philosophie que parcinquante années de méditations métaphysiques.chapitre X :La psychologie, telle qu'on l'a entendue jusqu'ici,

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me semble avoir été conçue d'une façon assez étroiteet n'avoir pas amené ses plus importants résultats.Et d'abord, elle s'est généralement bornée àétudier l'esprit humain dans son completdéveloppement et tel qu'il est de nos jours. Ceque font la physiologie et l'anatomie pour lescorps organisés, la psychologie l'a fait pour lesphénomènes de l'âme, avec les différences deméthode réclamées par des objets si divers. Or,de même qu'à côté de la science des organes et deleurs opérations, il y en a une autre qui embrassel'histoire de leur formation et de leurdéveloppement, de même à côté de la psychologie qui------------------------------------------------------------------------p164décrit et classifie les phénomènes et les fonctionsde l'âme, il y aurait une embryogénie de l'esprithumain, qui étudierait l'apparition et lepremier exercice de ces facultés dont l'action,maintenant si régulière, nous fait presqueoublier qu'elles n'ont été d'abord querudimentaires. Une telle science serait sans douteplus difficile et plus hypothétique que celle quise borne à constater l'état présent de laconscience. Toutefois il est des moyens sûrs quipeuvent nous conduire de l'actuel au primitif, et sil'expérimentation directe de ce dernier état nous estimpossible, l'induction s'exerçant sur le présentpeut nous faire remonter à l'état qui l'a précédéet dont il n'est que l'épanouissement. En effet, sil'état primitif a disparu pour jamais, lesphénomènes qui le caractérisaient ont encorechez nous leurs analogues. Chaque individu parcourtà son tour la ligne qu'a suivie l'humanité toutentière, et la série des développements de l'esprithumain est exactement parallèle au progrès de laraison individuelle, à la vieillesse près,qu'ignorera toujours l'humanité, destinée àrefleurir à jamais d'une éternelle jeunesse. Lesphénomènes de l'enfance nous représentent donc lesphénomènes de l'homme primitif. D'un autre côté, lamarche de l'humanité n'est pas simultanée dans toutesses parties : tandis que par l'une elle s'élève à desublimes hauteurs, par une autre elle se traîne encoredans les boues qui furent son berceau, et telle estla variété infinie du mouvement qui l'anime, quel'on pourrait à un moment donné retrouver dans lesdifférentes contrées habituées par l'homme tous lesâges divers que nous voyons échelonnés dans sonhistoire. Les races et les climats produisentsimultanément dans l'humanité les mêmes différencesque le temps a montrées successives

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------------------------------------------------------------------------p165dans la suite de ses développements. Les phénomènes,par exemple, qui signalèrent l'éveil de laconscience se retracent dans l'éternelle enfancede ces races non perfectibles, restées comme destémoins de ce qui se passa aux premiers jours del'homme. Non qu'il faille dire absolument que lesauvage est l'homme primitif : l'enfance desdiverses races humaines dut être fort différenteselon le ciel sous lequel elles naquirent. Sans douteles misérables êtres qui bégayèrent d'abord des sonsinarticulés sur le sol malheureux de l'Afrique ou del'Océanie ressemblèrent peu à ces naïfs et gracieuxenfants qui servirent de pères à la race religieuse etthéocratique des Sémites, et aux vigoureux ancêtresde la race philosophique et rationaliste des peuplesindo-germaniques. Mais ces différences ne nuisent pasplus aux inductions générales que les variétés decaractère chez les individus n'entravent la marchedes psychologues. L'enfant et le sauvage seront doncles deux grands objets d'étude de celui qui voudraconstruire scientifiquement la théorie des premiersâges de l'humanité. Comment n'a-t-on pas comprisqu'il y a dans l'observation psychologique deces races, que dédaigne l'homme civilisé, unescience du plus haut intérêt, et que cesanecdotes rapportées par les voyageurs, qui semblentbonnes tout au plus à amuser des enfants, renfermenten effet les plus profonds secrets de la naturehumaine ?Il reste à la science un moyen plus direct encorepour se mettre en rapport avec ces temps reculés :ce sont les produits mêmes de l'esprit humain à sesdifférents âges, les monuments où il s'est exprimélui-même, et qu'il a laissés derrière lui comme pourmarquer la trace de ses pas. Malheureusement, ils nedatent que d'une époque------------------------------------------------------------------------p166trop rapprochée de nous, et le berceau de l'humanitéreste toujours dans le mystère. Comment l'hommeaurait-il légué le souvenir d'un âge où il sepossédait à peine lui-même, et où, n'ayant pas depassé, il ne pouvait songer à l'avenir ? Mais il estun monument sur lequel sont écrites toutes lesphases diverses de cette Genèse merveilleuse, quipar ses mille aspects représente chacun des étatsqu'a tour à tour esquissés l'humanité, monument quin'est pas d'un seul âge, mais dont chaque partie,lors même qu'on peut lui assigner une date, renfermedes matériaux de tous les siècles antérieurs et peutles rendre à l'analyse ; poème admirable qui est né

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et s'est développé avec l'homme, qui l'a accompagnéà chaque pas et a reçu l'empreinte de chacune de sesmanières de vivre et de sentir. Ce monument, cepoème, c'est le langage. L'étude approfondie de sesmécanismes et de son histoire sera toujours le moyenle plus efficace de la psychologie primitive. Eneffet, le problème de ses origines est identiqueà celui des origines de l'esprit humain, et, grâceà lui, nous sommes vis-à-vis des âges primitifs commel'artiste qui devrait rétablir une statue antiqued'après le moule où se dessinèrent ses formes. Sansdoute les langues primitives ont disparu pour lascience avec l'état qu'elles représentaient, etpersonne n'est désormais tenté de se fatiguer àleur poursuite avec l'ancienne linguistique.Mais que, parmi les idiomes dont la connaissancenous est possible, il y en ait qui plus que d'autresaient conservé la trace des procédés qui présidèrentà la naissance et au développement du langage, et surlesquels ait passé un travail moins compliqué dedécomposition et de recomposition, ce n'est point làune hypothèse, c'est un fait résultant des notionsles plus simples------------------------------------------------------------------------p167de la philologie comparée. Il faut le dire :l'arbitraire n'ayant pu jouer aucun rôle dansl'invention et la formation du langage, il n'est pasun seul de nos dialectes les plus usés qui ne serattache par une généalogie plus ou moins directe àun de ces premiers essais qui furent eux-mêmesla création spontanée de toutes les facultéshumaines, "le produit vivant de tout l'hommeintérieur" (Fr. Schlegel). Mais qui pourraretrouver la trace du monde primitif à travers cetimmense réseau de complication artificielle, dont sesont enveloppées quelques langues, à travers cesnombreuses couches de peuples et d'idiomes qui sesont comme superposées les unes aux autres danscertaines contrées ? Réduit à ces données, leproblème serait insoluble. Heureusement il estd'autres langues moins tourmentées par lesrévolutions, moins variables dans leurs formes,parlées par des peuples voués à l'immobilité, chezlesquels le mouvement des idées ne nécessite pas decontinuelles modifications dans l'instrument desidées ; celles-là subsistent encore comme destémoins, non pas, hâtons-nous de le dire, dela langue primitive, ni même d'une langueprimitive, mais des procédés primitifs au moyendesquels l'homme réussit à donner à sa penséeune expression extérieure et sociale.

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Il y aurait donc à créer une psychologieprimitive, présentant le tableau des faits del'esprit humain à son réveil, des influences parlesquelles d'abord il fut dominé, deslois qui régirent ses premières apparitions. Notrevulgarité d'aperçus nous permet à peine d'imaginercombien un tel état différait du nôtre, quelleprodigieuse activité recélaient ces organisationsneuves et vives, ces consciences obscureset puissantes, laissant un plein jeu libre à toutel'énergie native de leur ressort. Qui peut, dansnotre état réfléchi,------------------------------------------------------------------------p168avec nos raffinements métaphysiques et nos sensdevenus grossiers, retrouver l'antique harmonie quiexistait alors entre la pensée et la sensation, entrel'homme et la nature ? à cet horizon, où le cielet la terre se confondent, l'homme était dieuet le dieu était homme. Aliéné de lui-même,selon l'expression de Maine de Biran, l'hommedevenait, comme dit Leibnitz, le miroir concentriqueoù se peignait cette nature dont il se distinguaità peine. Ce n'était pas un grossier matérialisme,ne comprenant, ne sentant que le corps ; ce n'étaitpas un spiritualisme abstrait, substituant desentités à la vie ; c'était une haute harmonie, voyantl'un dans l'autre, exprimant l'un par l'autre lesdeux mondes ouverts devant l'homme. La sensibilité(sympathie pour la nature, Naturgefühl, commedit FR. Schlegel) était alors d'autant plusdélicate que les facultés rationnelles étaient moinsdéveloppées. Le sauvage a une perspicacité, unecuriosité qui nous étonnent ; ses sens perçoiventmille nuances inperceptibles, qui échappentaux sens ou plutôt à l'attention de l'homme civilisé.Peu familiarisés avec la nature, nous ne voyonsqu'uniformité là où les peuples nomades ou agricolesont vu de nombreuses originalités individuelles. Ilfaut admettre dans les premiers hommes un tactd'une délicatesse infinie, qui leur faisait saisiravec une finesse dont nous n'avons plus d'idée, lesqualités sensibles qui devaient servir de base àl'appellation des choses. La faculté d'interprétation,qui n'est qu'une sagacité extrême à saisir lesrapports, était en eux plus développée ; ils voyaientmille choses à la fois. La nature leur parlait plusqu'à nous, ou plutôt ils retrouvaient eneux-mêmes un écho secret qui répondait à toutes cesvoix du dehors, et les rendait en articulations, enparoles. De là ces brusques------------------------------------------------------------------------p169

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passages dont la trace n'est plus retrouvable par nosprocédés lents et pénibles. Qui pourrait ressaisirces fugitives impressions ? Qui pourrait retrouverles sentiers capricieux que parcourutl'imagination des premiers hommes et lesassociations d'idées qui les guidèrent dans cetteoeuvre de production spontanée, où tantôt l'homme,tantôt la nature renouaient le fil brisé desanalogies, et croisaient leur action réciproque dansune indissoluble unité ? Que dire encorede cette merveilleuse synthèse intellectuelle, quifut nécessaire pour créer un système de métaphysiquecomme la langue sanskrite, un poème sensuel et douxcomme l'hébreu ? Que dire de cette liberté indéfiniede créer, de ce caprice sans limite, de cetterichesse, de cette exubérance, de cette complicationqui nous dépasse ? Nous ne serions plus capables deparler le sanskrit ; nos meilleurs musiciens nepourraient exécuter les octuples et les nonuplescroches du chant des Illinois. âges sacrés,âges primitifs de l'humanité, qui pourra vouscomprendre !à la vue de ces produits étranges des premiers âges,de ces faits qui semblent en dehors de l'ordreaccoutumé de l'univers, nous serions tentés d'ysupposer des lois particulières, maintenant privéesd'exercice. Mais il n'y a pas dans la nature degouvernement temporaire ; ce sont (...) mêmes loisqui régissent aujourd'hui le monde etqui ont présidé à sa constitution. La formation desdifférents systèmes planétaires et leur conservation,l'apparition des êtres organisés et de la vie, cellede l'homme et de la conscience, les premiers faitsde l'humanité ne furent que le développement d'unensemble de lois physiques et psychologiques poséesune fois pour toutes, sans que jamais l'agentsupérieur, qui moule son action------------------------------------------------------------------------p170dans ces lois, ait interposé une volonté spécialementintentionnelle dans le mécanisme des choses. Sansdoute tout est fait par la cause première ; mais lacause première n'agit pas par des motifs partiels,par des volontés particulières, comme diraitMalebranche. Ce qu'elle a fait est et demeure lemeilleur ; les moyens qu'elle a une fois établis sontet demeurent les plus efficaces. Mais comment,dira-t-on, expliquer par un même système des effetssi divers ? Pourquoi ces faits étranges quisignalèrent les origines ne se reproduisent-ils plus,si les lois qui les amenèrent subsistent encore ?C'est que les circonstances ne sont plus les mêmes :

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les causes occasionnelles qui déterminaient les loisà ces grands phénomènes n'existent plus. En général,nous ne formulons les lois de la nature que pourl'état actuel, et l'état actuel n'est qu'un casparticulier. C'est comme une équation partielletirée par une hypothèse spéciale d'une équationplus générale. Celle-ci renferme virtuellementtoutes les autres, et a sa vérité dans la véritéparticulière de toutes les autres.Il en est ainsi de toutes les lois de la nature.Appliquées dans des milieux différents, ellesproduisent des effets tout divers ; que les mêmescirconstances se représentent, les mêmes effetsreparaîtront. Il n'y a donc pas deux séries de loisqui s'ordonnent entre elles pour remplir leurslacunes et suppléer à leur insuffisance ; iln'y a pas d'intérim dans la nature : la création et laconservation s'opèrent par les mêmes moyens, agissantdans des circonstances diverses. La géologie, aprèsavoir longtemps recouru, pour expliquer lescataclysmes et les phases successives du globe à descauses différentes de celles qui agissentaujourd'hui, revient de toutes parts à------------------------------------------------------------------------p171proclamer que les lois actuelles ont suffi pourproduire ces révolutions. Quelles étrangescombinaisons ne durent pas amener ces conditionsde vie qui nous paraissent fantastiques, parcequ'elles étaient différentes des nôtres. Et quandl'homme apparut sur ce sol encore créateur, sansêtre allaité par une femme, ni caressé par unemère, sans les leçons d'un père, sans aïeux nipatrie, songe-t-on aux faits étonnants qui durentse passer au premier réveil de son intelligence,à la vue de cette nature féconde, dont ilcommençait à se séparer ? Il dut y avoir dans cespremières apparitions de l'activité humaine uneénergie, une spontanéité, dont rien ne sauraitmaintenant nous donner une idée. Le besoin, eneffet, est la vraie cause occasionnelle de l'exercicede toute puissance. L'homme et la nature créèrent,tandis qu'il y eut un vide dans le plan des choses ;ils oublièrent de créer, sitôt qu'aucun besoin ne lesy força. Ce n'est pas que dès lors ils aient comptéune puissance de moins ; mais ces facultésproductives, qui à l'origine s'exerçaient surd'immenses proportions, privées désormais d'aliment,se trouvent réduites à un rôle obscur, et commeacculées dans un recoin de la nature. Ainsil'organisation spontanée, qui à l'origine fitapparaître tout ce qui vit, se conserve encore sur

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une échelle imperceptible aux derniers degrés del'échelle animale ; ainsi les facultés spontanéesde l'esprit humain vivent dans les faits del'instinct, mais amoindries et presque étouffées parla raison réfléchie ; ainsi l'esprit créateur dulangage se retrouve dans celui qui préside à sesrévolutions : car la force qui fait vivre est au fondcelle qui fait naître, et développer est en un senscréer. Si l'homme perdait le langage, ill'inventerait de nouveau. Mais il le trouve------------------------------------------------------------------------p172tout fait ; dès lors sa force productive, dénuéed'objet, s'atrophie comme toute puissance nonexercée. L'enfant la possède encore avant de parler ;mais il la perd, sitôt que la science du dehors vientrendre inutile la création intérieure.Est-ce donc dresser la science de l'homme que de nel'étudier, comme l'a fait la psychologie écossaiseque dans son âge de réflexion, alors que sonoriginalité native est comme effacée par la cultureartificielle, et que des mobiles factices ont prisla place des puissants instincts sous l'empiredesquels il se développait jadis avec tant d'énergie ?La seconde lacune que je trouve dans la psychologie,et qu'elle ne pourra de même combler que par l'étudephilosophique des oeuvres de l'esprit humain, c'estde ne s'appliquer qu'à l'individu, et de ne jamaiss'élever à la considération de l'humanité. S'il estun résultat acquis par l'immense développementhistorique de la fin du XVIIIe siècle et du XIXe,c'est qu'il y a une vie de l'humanité, comme il y aune vie de l'individu ; que l'histoire n'est pasune vaine série de faits isolés, mais une tendancespontanée vers un but idéal ; que le parfait est lecentre de gravitation de l'humanité comme de tout cequi vit. Le titre de Hegel à l'immortalité serad'avoir le premier exprimé avec une parfaite nettetécette force vitale et en un sens personnelle, queni Vico, ni Montesquieu n'avaient aperçue, queHerder lui-même n'avait que vaguement imaginée.Par là, il s'est assuré le titre de fondateurdéfinitif de la philosophie de l'histoire. L'histoirene sera plus, désormais, ce qu'elle était pourBossuet, le déroulement d'un plan particulierconçu et réalisé par une force supérieure à l'homme,menant l'homme qui ne fait que s'agiter sous elle ;elle ne sera plus ce qu'elle------------------------------------------------------------------------p173était pour Montesquieu, un enchaînement de faits etde causes ; ce qu'elle était pour Vico, unmouvement sans vie et presque sans raison. Ce sera

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l'histoire d'un être, se développant par sa forceintime, se créant et arrivant par des degrés diversà la pleine possession de lui-même. Sans doute il ya mouvement, comme le voulait Vico ; sans douteil y a des causes, comme le voulait Montesquieu ;sans doute il y a un plan imposé, comme levoulait Bossuet. Mais ce qu'ils n'avaient pasaperçu, c'est la force active et vivante, qui produitce mouvement, qui anime ces causes, et qui, sansaucune coaction extérieure, par sa seule tendanceau parfait, accomplit le plan providentiel.Autonomie parfaite, création intime, vie en unmot : telle est la loi de l'humanité.Il est simple assurément, simple comme une pyramide,ce plan de Bossuet : commandement d'un côté,obéissance de l'autre ; Dieu et l'homme, le roiet le sujet, l'église et le croyant. Il est simple,mais dur, et après tout il est condamné. Nousferions désormais d'inutiles efforts pourimaginer comment conçoivent le monde ceux qui necroient pas au progrès. S'il y a pour nous unenotion dépassée, c'est celle des nations sesuccédant l'une à l'autre, parcourant les mêmespériodes pour mourir à leur tour, puis revivre sousd'autres noms, et recommencer ainsi sans cesse lemême rêve. Quel cauchemar alors que l'humanité !Quelles absurdités que les révolutions ! Quelle pâlechose que la vie ! Est-ce la peine vraiment, dans unsi pauvre système, de se passionner pourle beau et le vrai, d'y sacrifier son repos et sonbonheur ? Je conçois cette mesquine conception del'existence actuelle chez l'orthodoxe sévère, quitransporte toute sa vie au delà. Je ne la conçois paschez le philosophe.------------------------------------------------------------------------p174L'idée de l'humanité est la grande ligne dedémarcation entre les anciennes et les nouvellesphilosophies. Regardez bien pourquoi les ancienssystèmes ne peuvent plus vous satisfaire, vousverrez que c'est parce que cette idée enest profondément absente. Il y a là, je vous le dis,toute une philosophie nouvelle.Du moment que l'humanité est conçue comme uneconscience qui se fait et se développe, il y a unepsychologie de l'humanité, comme il y a unepsychologie de l'individu. L'apparence irrégulièreet fortuite de sa marche ne doit pas nous cacherles lois qui la régissent. La botanique nous démontreque tous les arbres seraient quant à la forme età la disposition de leurs feuilles et de leursrameaux aussi réguliers que les conifères, sans

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les avortements et les suppressions qui, détruisantla symétrie, leur donnent des formes si capricieuses.Un fleuve irait tout droit à la mer sans les collinesqui lui font faire tant de détours. Ainsil'humanité, en apparence livrée au hasard, obéità des lois que d'autres lois peuvent faire dévier,mais qui n'en sont pas moins la raison de sonmouvement. Il y a donc une science de l'esprithumain, qui n'est pas seulement l'analyse des rouagesde l'âme individuelle, mais qui est l' histoiremême de l'esprit humain. L'histoire est la formenécessaire de la science de tout ce qui est dans ledevenir. LA science des langues, c'est l'histoiredes langues ; la science des littératures et desreligions, c'est l'histoire des littératures etdes religions. La science de l'esprit humain, c'estl'histoire de l'esprit humain. Vouloir saisir unmoment dans ces existences successives pour yappliquer la dissection, et les tenir fixement sousle regard, c'est fausser leur nature. Car elles nesont pas à un moment, elles se font.------------------------------------------------------------------------p175Tel est l'esprit humain. De quel droit, pour endresser la théorie, prenez vous l'homme du XIXesiècle ? Il y a, je le sais, des éléments communsque l'examen de tous les peuples et de tous les paysrendra à l'analyse. Mais ceux-là, par leurstabilité même, ne sont pas les plus essentielspour la science. L'élément variable et caractéristiquea bien plus d'importance, et la physiologie ne paraîtsi souvent creuse et tautologique, que parce qu'ellese borne trop exclusivement à ces généralités de peude valeur, qui la font parfois ressembler à la leçonde philosophie du Bourgeois gentilhomme. Lalinguistique tombe dans le même défaut quand, au lieude prendre les langues dans leurs variétésindividuelles, elle se borne à l'analyse généraledes formes communes à toutes, à ce qu'on appellegrammaire générale.Combien notre manière sèche et abstraite de traiterla psychologie est peu propre à mettre en lumièreces nuances différentielles des sentiments del'humanité ! On dirait que toutes les races et tousles siècles ont compris Dieu, l'âme, le monde, lamorale d'une manière identique. On ne songe pas quechaque nation, avec ses temples, ses dieux, sapoésie, ses traditions héroïques, ses croyancesfantastiques, ses lois et ses institutions,représente une unité, une façon de prendre la vie,un ton dans l'humanité, une faculté de la grande âme.La vraie psychologie de l'humanité consisterait à

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analyser l'une après l'autre ces vies diverses dansleur complexité, et, comme chaque nation ad'ordinaire lié sa vie suprasensible en une gerbespirituelle, qui est sa littérature, elleconsisterait surtout dans l'histoire deslittératures. Le second volume duCosmos de M. de Humboldt (histoire d'unsentiment de l'humanité poursuivie dans toutes lesraces et à travers------------------------------------------------------------------------p176tous les siècles, dans ses variétés et ses nuances),peut être considéré comme un exemple de cettepsychologie historique. La psychologie ordinaireressemble trop à cette littérature qui, à forcede représenter l'humanité dans ses traits générauxet de repousser la couleur locale et individuelle,expira faute de vie propre et d'originalité.Je crois avoir puisé dans l'étude comparée deslittératures une idée beaucoup plus large de lanature humaine que celle qu'on se forme d'ordinaire.Sans doute il y a de l'universel et des élémentscommuns dans la nature humaine. Sans doute on peutdire qu'il n'y a qu'une psychologie, comme on peutdire qu'il n'y a qu'une littérature, puisque toutesles littératures vivent sur le même fond commun desentiments et d'idées. Mais cet universel n'est pasoù l'on pense, et c'est fausser la couleur desfaits que d'appliquer une théorie raide etinflexible à l'homme des différentes époques. Ce quiest universel, ce sont les grandes divisions et lesgrands besoins de la nature ; ce sont, si j'ose ledire, les casiers naturels, remplis successivementpar ces formes diverses et variables religion,poésie, morale, etc. à n'envisager que le passéde l'humanité, la religion, par exemple, sembleraitessentielle à la nature humaine ; et pourtant lareligion dans les formes anciennes est destinée àdisparaître. Ce qui restera, c'est la place qu'elleremplissait, le besoin auquel elle correspondait,et qui sera satisfait un jour par quelque autre choseanalogue. La morale elle-même, enattachant à ce mot l'acception complète et quasiévangélique que nous lui donnons, a-t-elle été uneforme de tous les temps ? Une analyse peu délicate,peu soucieuse de la différente physionomie des faits,pourrait l'affirmer. La vraie psychologie, quiprend soin de ne pas désigner------------------------------------------------------------------------p177par le même nom des faits de couleur différentequoique analogues, ne peut pas s'y décider. Le motmorale est-il applicable à la forme que revêtait

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l'idée du bien dans les vieilles civilisationsarabe, hébraïque, chinoise, qu'il revêtencore chez les peuples sauvages, etc. ? Je ne faispas ici une de ces objections banales, tant de foisrépétées depuis Montaigne et Bayle, et où l'oncherche à établir par quelques divergences ouquelques équivoques que certains peuples ont manquédu sens moral. Je reconnais que le sens moral ouses équivalents sont de l'essence de l'humanité ;mais je maintiens que c'est parler inexactementque d'appliquer la même dénomination à des faits sidivers. Il y a dans l'humanité une faculté ou unbesoin, une capacité, en un mot, qui est combléede nos jours par la morale, et qui l'a toujours étéet le sera toujours par quelque chose d'analogue.Je conçois de même pour l'avenir que le mot moraledevienne impropre et soit remplacé par un autre.Pour mon usage particulier, j'y substitue depréférence le nom d'esthétique. En face d'uneaction, je me demande plutôt si elle est belle oulaide, que bonne ou mauvaise, et je crois avoir làun bon criterium ; car avec la simple moralequi fait l'honnête homme, on peut encore mener uneassez mesquine vie. Quoi qu'il en soit, l'immuablene doit être cherché que dans les divisions mêmesde la nature humaine, dans ses compartiments, sij'ose le dire, et non dans les formes qui s'yajustent et peuvent se remplacer par des succédanés.C'est quelque chose d'analogue au fait dessubstitutions chimiques, où des corps analoguespeuvent tour à tour remplir les mêmes cadres.La Chine m'offre l'exemple le plus propre àéclaircir ce que je viens de dire. Il serait toutà fait inexact de------------------------------------------------------------------------p178dire que la Chine est une nation sans morale, sansreligion, sans mythologie, sans Dieu ; elle seraitalors un monstre dans l'humanité, et pourtant il estcertain que la Chine n'a ni morale, ni religion, nimythologie, ni Dieu, au sens où nous l'entendons.La théologie et le surnaturel n'occupent aucuneplace dans l'esprit de ce peuple, et Confucius n'afait que se conformer à l'esprit de sa nation endétournant ses disciples de l'étude des chosesdivines. Tel est le vague des idées des chinois surla Divinité que, depuis saint François Xavier, lesmissionnaires ont été dans le plus grand embarraspour trouver un terme chinois signifiant Dieu. Lescatholiques, après beaucoup de tâtonnements, ont finipar s'accorder sur un mot ; mais lorsque lesprotestants ont commencé, il y a une trentaine

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d'années, à traduire la Bible en chinois, lesdifficultés se sont de nouveau présentées. Lavariété des termes employés pour désigner Dieu parles différents missionnaires protestants devint tellequ'il fallut recourir a un concile, qui ne décidarien, ce semble, puisque M. Medhurst, qui a écritrécemment une dissertation spéciale sur ce sujet,imprimée à Schang-Haï, en Chine, se borne encoreà discuter le sens dans lequel les auteurs classiquesse servent de chacun des termes qu'on a proposéscomme équivalents du mot Dieu. On pourrait fairedes observations analogues sur la morale et leculte, et prouver que la morale n'est guère aux yeuxdes Chinois que l'observation d'un cérémonial établiet le culte que le respect des ancêtres.M. Saint-Marc-Girardin, comparantl'Orphelin de la Chine de Voltaire àl'original chinois, a fort bien fait ressortircomment la passion et le pathétique disparaissentdans le système chinois, pour devenir calcul dudevoir, comment la famille------------------------------------------------------------------------p179y disparaît comme affection en devenantinstitution. Une étude attentive des diverses zonesaffectives de l'espèce humaine révélerait partoutnon pas l'identité des éléments, mais la compositionanalogue, le même plan, la même disposition desparties, en proportions diverses. Tel élément,principal dans telle race, n'apparaît dans telle autreque rudimentaire. Le mythologisme, si dominantdans l'Inde, se montre à peine en Chine, etpourtant y est reconnaissable sur une échelleinfiniment réduite. La philosophie, élément dominantdes races indo-germaniques, semble complètementétrangère aux Sémites, et pourtant, en y regardantde près, on découvre aussi chez ces derniers non lachose même, mais le germe rudimentaire.Au début de la carrière scientifique, on est portéà se figurer les lois du monde psychologique etphysique comme des formules d'une rigueur absolue :mais le progrès de l'esprit scientifique ne tarde pasà modifier ce premier concept. L'individualismeapparaît partout ; le genre et l'espèce se fondentpresque sous l'analyse du naturaliste ; chaque faitse montre comme sui generis ; le plus simplephénomène apparaît comme irréductible ; l'ordre deschoses réelles n'est plus qu'un vaste balancementde tendances produisant par leurs combinaisonsinfiniment variées des apparitions sans cessediverses. La raison est la seule loi du monde ;il est aussi impossible de réduire en formules les

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lois des choses que de réduire à un nombre déterminéde schèmes les tours de l'orateur, qued'énumérer les préceptes sur lesquels l'homme moraldirige sa conduite vers le bien. "Sois beau, et alorsfais à chaque instant ce que t'inspirera ton coeur,"voilà toute la morale. Toutes les autres règles sontfautives et------------------------------------------------------------------------p180mensongères dans leur forme absolue. Les règlesgénérales ne sont que des expédients mesquins poursuppléer à l'absence du grand sens moral, qui suffità lui seul pour révéler en toute occasion à l'hommece qui est le plus beau. C'est vouloir suppléer pardes instructions préparées d'avance à laspontanéité intime. La variété des cas déjoue sanscesse toutes les prévisions. Rien, rien ne remplacel'âme : aucun enseignement ne saurait suppléerchez l'homme à l'inspiration de sa nature.La psychologie telle qu'on l'a faite jusqu'à nosjours, est à la vraie psychologie historique, ce quela philologie comparée des Bopp et desG de Humboldt est à cette maigre partie de ladialectique qu'on appelait autrefois grammairecomparée. Ici l'on prenait la langue commeune chose pétrifiée, arrêtée, stéréotypée dans sesformes, comme quelque chose de fait et que l'onsupposait avoir été et devoir toujours être telqu'il était. Là, au contraire, on prend l'organismevivant, la variété spécifique, le mouvement, ledevenir, l'histoire en un mot. L'histoireest la vraie forme de la science des langues. Prendreun idiome, à tel moment donné de son existence, peutêtre utile sans doute, s'il s'agit d'un idiome qu'onapprenne pour le parler. Mais s'arrêter là est aussipeu profitable à la science que si l'on bornaitl'étude des corps organisés à examiner ce qu'ilssont à tel moment précis, sans rechercher les loisde leur développement. Sans doute, si les languesétaient comme les corps inanimés dévoués àl'immobilité, la grammaire devrait être purementthéorique. Mais elles vivent comme l'homme etl'humanité qui les parlent ; elles se décomposentet se recomposent sans cesse ; c'est une vraievégétation intérieure, une circulation incessantedu dedans au dehors et du dehors au------------------------------------------------------------------------p181dedans, un fieri continuel. Dès lors, ellesont, comme tous les êtres soumis à la loi de la viechangeante et successive, leur marche et leursphases, leur histoire en un mot, par suite de cetteimpulsion secrète qui ne permet point à l'homme et

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aux produits de son esprit de rester stationnaires.La psychologie, de même, s'est beaucoup trop arrêtéeà envisager l'homme au point de vue de l'être, et nel'a pas assez envisagé dans son devenir. Tout ce quivit a une histoire : or l'homme psychologique commele corps humain, l'humanité comme l'individu, viventet se renouvellent. C'est un tableau mouvant où lesmasses de couleurs, se fondant l'une dans l'autrepar des dégradations insaisissables, se nuanceraient,s'absorberaient, s'étendraient, se limiteraient parun jeu continu. C'est une action et une réactionréciproques, un commerce de parties communes, unevégétation sur un tronc commun. On chercherait envain dans cet éternel devenir l'élémentstable, auquel pourrait s'appliquer l'anatomie. Lemot âme, si excellent pour désigner la viesuprasensible de l'homme, devient fallacieux et faux,si on l'entend d'un fond permanent, qui serait lesujet toujours identique des phénomènes. C'est cettefausse notion d'un substratum fixe qui a donnéà la psychologie ses formes raides et arrêtées.L'âme est prise pour un être fixe, permanent,que l'on analyse comme un corps de la nature ; tandisqu'elle n'est que la résultante toujours variabledes faits multiples et complexes de la vie. L'âmeest le devenir individuel, comme Dieu est ledevenir universel. Il est certain que, s'il yavait un être constant qu'on pût appeler âme,comme il y a des êtres qu'on appelle spathd'Islande, quartz, mica, il y aurait une sciencenommée psychologie,------------------------------------------------------------------------p182analogue à la minéralogie. Cela est si vrai qu'en seplaçant à ce point de vue, on ne doit plus faire lascience de l'âme, car il y en a de diversesespèces, mais la science des âmes. Ainsil'entendait Aristote, bien moins coupablepourtant qu'on ne pourrait le croire, car l'âmen'est guère pour lui que le phénomène persistant dela vie. Ainsi l'entendait surtout la vieillephilosophie, qui poussait le grotesque jusqu'àconstituer une science appelée pneumatologie,ou science des êtres spirituels (Dieu, l'homme,l'ange et peut-être les animaux, disaient-ils),à peu près comme si en histoire naturelle onconstituait une science qui s'occupât du cheval,de la licorne, de la baleine et du papillon. Lapsychologie écossaise évita ces niaiseriesscolastiques ; mais elle se tint encore beaucouptrop au point de vue de l'être, et pas assez au pointde vue du devenir ; elle comprit encore la philosophie

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comme l'étude de l'homme envisagé d'une manièreabstraite et absolue, et non comme l'étude del'éternel fieri. La science de l'homme ne seraposée à son véritable jour, que lorsqu'on se serabien persuadé que la conscience se fait, qued'abord faible, vague, non centralisée, chezl'individu comme dans l'humanité, elle arrive àtravers des phases diverses à sa plénitude. Oncomprendra alors que la science de l'âme individuelle,c'est l'histoire de l'âme individuelle, et quela science de l'esprit humain, c'est l'histoire del'esprit humain.Le grand progrès de la réflexion moderne a été desubstituer la catégorie du devenir à lacatégorie de l' être, la conception du relatifà la conception de l'absolu, le mouvement àl'immobilité. Autrefois tout était considéré commeétant ; on parlait de droit, de religion, depolitique, de poésie d'une façon absolue. Maintenanttout est------------------------------------------------------------------------p183considéré comme en voie de se faire. Ce n'est pasqu'auparavant le devenir et le développement nefussent comme aujourd'hui la loi générale ; mais onne s'en apercevait pas. La terre tournait avantCopernic, bien qu'on la crût immobile. Leshypothèses substantielles précèdent toujours leshypothèses phénoménales. La statue égyptienne,immobile et les mains collées aux genoux, estl'antécédent naturel de la statue grecque, qui vitet se meut.Or, comment constituer l'histoire de l'esprit humainsans la plus vaste érudition et sans l'étude desmonuments que chaque époque nous a laissés ? à cepoint de vue, rien n'est inutile ; les oeuvres lesplus insignifiantes sont souvent les plusimportantes, en tant que peignant énergiquement uncôté des choses. C'est un étrange monument dedépression morale et d'extravagance que le Talmud :eh bien, j'affirme qu'on ne saurait avoir une idéede ce que peut l'esprit humain déraillé des voiesdu bon sens, si l'on n'a pratiqué ce livre unique.Ce sont des compositions bien insipides que lesoeuvres des poètes latins des bas siècles,et pourtant, si on ne les a pas lus, il estimpossible de se bien caractériser une décadence,de se figurer la couleur exacte des époques où lasève intellectuelle est épuisée. De toutes leslittératures la plus pâle est, je crois, lalittérature syriaque. Il plane sur les écrits decette nation je ne sais quelle suave médiocrité.

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Cela même en fait l'intérêt : aucune étude ne faitmieux comprendre l' état médiocre de l'esprithumain. Or la médiocrité naturelle et naïve est uneface de la vie humaine comme une autre ; elle a ledroit qu'on s'occupe d'elle. De telles études ont peude valeur sans doute au point de vue esthétique ;elles en ont infiniment au point de vue de lascience. Il y a, certes, bien peu à apprendre età admirer dans les poèmes latins du------------------------------------------------------------------------p184moyen âge et en général dans toute la littératuresavante de ce temps ; et cependant peut-on dire quel'on connaît l'esprit humain, si l'on ne connaîtles rêves qui l'occupèrent durant ce sommeil de dixsiècles ?Parmi les travaux spéciaux, relatifs aux languessémitiques, je n'en vois aucun de plus urgent dansl'état actuel de la science qu'une publicationcomplète et à laquelle on puisse définitivement sefier des livres de la petite secte gnostique quis'est conservée à Bassora sous le nom demendaïtes ou chrétiens de Saint-Jean. Ces livres nerenferment pas une ligne de bon sens, c'est ledélire rédigé en style barbare et indéchiffrable.C'est précisément là ce qui fait leur importance. Caril est plus facile d'étudier les natures diversesdans leurs crises que dans leur état normal. Larégularité de la vie ne laisse voir qu'une surfaceet cache dans ses profondeurs les ressorts intimes ;dans les ébullitions, au contraire, tout vient à sontour à la surface. Le sommeil, la folie, le délire,le somnambulisme, l'hallucination offrent à lapsychologie individuelle un champ d'expérience bienplus avantageux que l'état régulier. Car lesphénomènes qui, dans cet état, sont comme effacéspar leur ténuité, apparaissent dans les crisesextraordinaires d'une manière plus sensible par leurexagération. Le physicien n'étudie pas le galvanismedans les faibles quantités que présente la nature ;mais il le multiplie par l'expérimentation, afin del'étudier avec plus de facilité, bien sûr d'ailleursQUE les lois étudiées dans cet état exagéré sontidentiques à celles de l'état naturel. De même lapsychologie de l'humanité devra s'édifier surtoutpar l'étude des folies de l'humanité, de ses rêves,de ses hallucinations, de toutes ces curieusesabsurdités qui se retrouvent à chaque page del'histoire de l'esprit humain.------------------------------------------------------------------------p185l'esprit philosophique sait tirer philosophie detoute chose. On me condamnerait à me faire une

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spécialité de la science du blason, qu'il me sembleque je m'en consolerais et que j'y butinerais commeen plein parterre un miel qui aurait sa douceur.On me renfermerait à Vincennes avec lesAnecdota de Pez ou de Martène, et leSpicilège de d'Achery, que je m'estimerais le plusheureux des hommes. J'ai commencé, et j'aurai,j'espère, le courage d'achever un travail surl'histoire de l'hellénisme chez les peuplesorientaux (Syriens, Arabes, Persans, Arméniens,géorgiens, etc.). Je puis affirmer sur ma consciencequ'il n'y a pas de besogne plus assommante, despectacle plus monotone, de page plus pâle et moinsoriginale dans l'histoire littéraire. J'espèrepourtant faire sortir de cette insignifiante étudequelques traits curieux pour l'histoire de l'esprithumain ; on y verra en présence deux espritsprofondément divers et incapables de se pénétrerl'un l'autre, une éducation superficielle et sansrésultats durables, qui fera comprendre parcontraste le fait immense de l'éducation helléniquedes peuples occidentaux ; de singuliersmalentendus, d'étranges contresens, décèleront deslacunes, dont la connaissance servira à dresserplus exactement la carte de l'esprit sémitique etde l'esprit indo-germanique.Ce serait certes une oeuvre qui aurait quelqueimportance philosophique que celle où un critiqueferait d'après les sources l'histoire desOrigines du christianisme : eh bien !CETTE MERVeilleuse histoire qui, exécutée d'unemanière scientifique et définitive, révolutionneraitla pensée, avec quoi faudra-t-il la construire ?Avec des livres profondément insignifiants tels quele livre d'Hénoch, le Testament des douzepatriarches, le Testament de Salomon,------------------------------------------------------------------------p186et, en général, les Apocryphes d'origine juive etchrétienne, les paraphrases chaldaïques, laMischna, les livres deutéro-canoniques, etc. Cejour-là, Fabricius et Thilo, quiont préparé une édition satisfaisante de ces textes,Bruce, qui a rapporté d'Abyssinie le livred'Hénoch, Laurence, Murray et A.-G. Hoffmann,qui en ont élaboré le texte, auront plus avancél'oeuvre que Voltaire flanqué de tout leXVIIIe siècle.Ainsi, à ce large point de vue de la science del'esprit humain, les oeuvres les plus importantespeuvent être celles qu'au premier coup d'oeil onjugerait les plus insignifiantes. Telle littérature

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de l'Asie, qui n'a absolument aucune valeurintrinsèque, peut offrir pour l'histoire del'esprit humain des résultats plus curieux quen'importe quelle littérature moderne. L'étudescientifique des peuples sauvages amènerait desrésultats bien plus décisifs encore, si elle étaitfaite par des esprits vraiment philosophiques.De même que le plus mauvais jargon-populaireest plus propre à initier à la linguistique qu'unelangue artificielle et travaillée de main d'hommecomme le français ; de même on pourrait posséderà fond des littératures comme la littératurefrançaise, anglaise, allemande, italienne, sansavoir même aperçu le grand problème. Lesorientalistes se rendent souvent ridicules enattribuant une valeur absolue aux littératures qu'ilscultivent. Il serait trop pénible d'avoir consacrésa vie à déchiffrer un texte difficile, sans qu'ilfût admirable. D'un autre côté, les espritssuperficiels se pâment en voyant des hommes sérieuxs'amuser à traduire et commenter des livresinformes qui, à nos yeux, ne seraient qu'absurdeset ridicules. Les uns et les autres ont tort. Il nefaut pas dire : Cela est absurde, cela estmagnifique ; il faut------------------------------------------------------------------------p187dire : Cela est de l'esprit humain, donc cela à sonprix. Il est trop clair d'abord qu'au point de vuede la science positive, il n'y a rien à gagner dansl'étude de l'Orient. QUelques heures données à lalecture d'un ouvrage moderne de médecine, demathématiques, d'astronomie, seront plusfructueuses pour la connaissance de ces sciences quedes années de doctes recherches, consacrées auxmédecins, aux mathématiciens, aux astronomes del'Orient. L'histoire elle-même serait à peine unmotif suffisant pour donner de la valeur à cesétudes. Car d'abord l'histoire ancienne de l'Orientest absolument fabuleuse, et, en second lieu, àl'époque où elle arrive à quelque certitude,l'histoire politique de l'Orient devient presqueinsignifiante. Rien n'égale la platitude deshistoriens arabes et persans, qui nous ont transmisl'histoire de l'islamisme. Et c'est bien plus, ilfaut le dire, la faute de l'histoire que celle deshistoriens. Caprices de despotes absurdes etsanguinaires, révoltes de gouverneurs, changementsde dynasties, successions de vizirs, l'humanitécomplètement absente, pas une voix de la nature, pasun mouvement vrai et original du peuple. Que faireen ce monde de glace ? Certes, ceux qui s'imaginent

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que l'on étudie la littérature turque au même titreque la littérature allemande, pour y trouver àadmirer, ont bien raison de sourire de ceux qui yconsacrent leurs veilles ou de les regarder commede faibles esprits, incapables d'autre chose.En général, les littératures modernes de l'Orientsont faibles et ne mériteraient pas pourelles-mêmes d'occuper un esprit sérieux. Mais ellesacquièrent un grand prix si on considère qu'ellesfournissent des éléments importants pour laconnaissance des littératures anciennes, et surtoutpour l'étude comparée des idiomes. Rien n'estinutile,------------------------------------------------------------------------p188quand on sait le rapporter à sa fin ; mais il fautbien se persuader que la médiocrité n'a de valeur quedans le tout dont elle fait partie.L'étude des littératures anciennes de l'Orienta-t-elle du moins une valeur propre et indépendantede l'histoire de l'esprit humain ? Je l'avoue, ily a dans ces vieilles productions de l'Asie uneréelle et incontestable beauté. Job et Isaïe, leRamayan et le Mahabharat, les poèmes arabesantéislamiques sont beaux au même titre qu'Homère.Or, si nous analysons le sentiment que produisent ennous ces oeuvres antiques, à quel titre leurdécernons-nous le prix de la beauté ? Nousadmirons une méditation de M. de Lamartine, unetragédie de Schiller, un chant de Goethe, parceque nous y retrouvons notre idéal. Est-ce notreidéal que nous trouvons également dans lespoétiques dissertations de Job, dans les suavescantiques des Hébreux, dans le tableau de la viearabe d'Antara, dans les hymnes du Véda, dans lesadmirables épisodes de Nal et Damayanti, deYadjnadatta, de Savitri, de la descente de laGanga ? Est-ce notre idéal que nous trouvons dansune figure symbolique d'Oum ou de Brahma, dans unepyramide égyptienne, dans les cavernes d'élora ?Non certes. Nous n'admirons qu'à la conditionde nous reporter au temps auquel appartiennent cesmonuments, de nous placer dans le milieu de l'esprithumain, d'envisager tout cela comme l'éternellevégétation de la force cachée. C'est pour cela queles esprits étroits et peu flexibles, qui jugent cesantiques productions en restant obstinément aupoint de vue moderne, ne peuvent se résoudre à lesadmirer, ou y admirent précisément ce qui n'est pasadmirable ou ce qui n'y est pas. Présentez donc lemythe des Marouths ou les visions d'ézéchiel------------------------------------------------------------------------p189

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à un homme qui n'est pas initié aux littératuresétrangères, il les trouvera tout simplement hideuseset repoussantes. Voltaire avait raison, à son pointde vue, de se moquer d'ézéchiel, comme Perrault etquelques critiques d'Alexandrie avaient raison dedéclarer Homère ridicule, et quand madameDacier et Boileau veulent défendre Homère, sanssortir de cette étrange manière d'envisagerl'antiquité, ils ont tort. Pour comprendre levrai sens de ces beautés exotiques, il faut s'êtreidentifié avec l'esprit humain ; il faut sentir, vivreavec lui, pour le retrouver partout original,vivant, harmonieux jusque dans ses créations lesplus excentriques. Champollion était arrivé àtrouver belles les têtes égyptiennes ; les Juifstrouvent le Talmud plein d'une aussi haute morale quel'évangile ; les amateurs du moyen âge admirent degrotesques statuettes devant lesquelles les profanespassent indifférents. Croyez-vous que ce soit làune pure illusion d'érudit ou d'amateur passionné ?Non ; c'est que dans tous les replis de ce que faitl'homme, est caché le rayon divin ; l'observateurattentif sait l'y retrouver. L'autel sur lequel lespatriarches sacrifiaient à Jéhova, prismatériellement, n'était qu'un tas de pierres ; prisdans sa signification humanitaire, comme symbole dela simplicité de ces cultes antiques et du Dieubrut et amorphe de l'humanité primitive, ce tas depierres valait un temple de la Grèceanthropomorphique, et était certes mille fois plusbeau que nos temples d'or et de marbre, élevéset admirés par des gens qui ne croient pas en Dieu.Un peu de bouse de vache et une poignée d'herbekousa suffisent au brahmane pour le sacrificeet pour atteindre Dieu à sa manière. Le cippegrossier par lequel les Hellènes représentaient lesGrâces leur disait plus de------------------------------------------------------------------------p190choses que de belles statues allégoriques. Les chosesne valent que par ce qu'y voit l'humanité, par lessentiments qu'elle y a attachés, par les symbolesqu'elle en a tirés. Cela est si vrai, que despastiches des oeuvres primitives, quelque parfaitsqu'on les suppose, ne sont pas beaux, tandis que lesoeuvres sont sublimes. Une reproduction exacte de lapyramide de Ghizeh dans la plaine Saint-Denisserait un enfantillage. Dans les derniers tempsde la littérature hébraïque, les savants composaientdes psaumes imités des anciens cantiques avec unetelle perfection que c'est à s'y tromper. Eh bien !IL FAUT DIRE que les vieux psaumes sont beaux, tandis

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que les modernes ne sont qu'ingénieux ; et pourtantle goût le plus exercé peut à peine les discerner.La beauté d'une oeuvre ne doit jamais être envisagéeabstraitement et indépendamment du milieu où elle estnée. Si les chants ossianiques de Macphersonétaient authentiques, il faudrait les placer à côtéd'Homère. Du moment qu'il est constaté qu'ils sontd'un poète du XVIIIe siècle, ils n'ont plus qu'unevaleur très médiocre. Car ce qui fait le beau, c'estLE SOUFFLE VRAI DE l'humanité, et non pas la lettre.Je suppose qu'un homme d'esprit (c'est presque lecas d'Apollonius de Rhodes), pût attraper lepastiche du style homérique de manière à composerun poème exactement dans le même goût, un poèmequi fût à Homère ce que les Paroles d'unCroyant sont à la Bible ; ce poème, aux yeux deplusieurs, devrait être supérieur à Homère ; caril serait loisible à l'auteur d'éviter ce que nousconsidérons comme des défauts, ou du moins lesmanques de suite, les contradictions. Je voudraisbien savoir comment les critiques absolus feraientpour prouver que ce poème est en effet------------------------------------------------------------------------p191supérieur à l' Iliade, ou pour mieux dire quel' Iliade vaut un monde, tandis que l'oeuvre dumoderne est destinée à aller moisir sur les rayonsdes bibliothèques, après avoir un instant amusé lescurieux. Qu'est-ce donc qui fait la beautéd'Homère, puisqu'un poème absolument semblableau sien, écrit au XIXe siècle, ne serait pas beau ?C'est que le poème homérique du XIXe siècle ne seraitpas vrai. Ce n'est pas Homère qui est beau, c'est lavie homérique, la phase de l'existence de l'humanitédécrite dans Homère. Ce n'est pas la Bible qui estbelle ; ce sont les moeurs bibliques, la forme de viedécrite dans la Bible. Ce n'est pas tel poème del'Inde qui est beau, c'est la vie indienne.Qu'admirons-nous dans le Télémaque ? Est-cel'imitation parfaite de la forme antique ? Est-cetelle description, telle comparaison empruntée àHomère ou Virgile ? Non, cela nous fait direfroidement et comme s'il s'agissait de laconstatation d'un fait : "Cet homme avait biendélicatement saisi le goût antique". Ce qui provoquenotre admiration et notre sympathie, c'estprécisément ce qu'il y a de moderne dans ce beaulivre ; c'est le génie chrétien qui a dicté àFénelon la description des champs élysées ; c'estcette politique si morale et si rationnelledevinée par miracle au milieu des saturnales dupouvoir absolu.

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La vraie littérature d'une époque est celle qui lapeint et l'exprime. Des orateurs sacrés du tempsde la Restauration nous ont laissé des oraisonsfunèbres imitées de celles de Bossuet et presqueentièrement composées des phrases de ce grand homme.Eh bien ! ces phrases, qui sont belles dans l'oeuvredu XVIIe siècle, parce que là elles sont sincères,sont si insignifiantes, parce qu'elles sontfausses, et qu'elles n'expriment pas les sentimentsdu------------------------------------------------------------------------p192XIXe siècle. Indépendamment de tout système, exceptécelui qui prêche dogmatiquement le néant, le tombeaua sa poésie, et peut-être cette poésie n'est-ellejamais plus touchante que quand un doute involontairevient se mêler à la certitude que le coeur porte enlui-même, comme pour tempérer ce que l'affirmationdogmatique peut avoir de trop prosaïque. Il y a dansle demi-jour une teinte plus douce et plus triste,un horizon moins nettement dessiné, plus vague etplus analogue à la tombe. Les quelques pages deM. Cousin sur Santa-Rosa valent mieux pournotre manière de sentir qu'une oraison funèbrecalquée sur celles de Bossuet. Une belle copied'un tableau de Raphaël est belle, car elle n'ad'autre prétention que de représenter Raphaël. Maisune imitation de Bossuet faite au XIXe siècle n'estpas belle ; car elle applique à faux des formesvraies jadis ; elle n'est pas l'expression del'humanité à son époque.On a délicatement fait sentir combien leschefs-d'oeuvre de l'art antique entassés dans nosmusées perdaient de leur valeur esthétique. Sansdoute puisque leur position et la signification qu'ilsavaient à l'époque où ils étaient vrais faisaientles trois quarts de leur beauté. Une oeuvre n'a devaleur que dans son encadrement, et l'encadrement detoute oeuvre, c'est son époque. Les sculptures duParthénon ne valaient-elles pas mieux à leur placeque plaquées par petits morceaux sur les murs d'unmusée ? J'admire profondément les vieux monumentsreligieux du moyen âge ; mais je n'éprouve qu'unsentiment très pénible devant ces modernes églisesgothiques, bâties par un architecte en redingote,rajustant des fragments de dessins empruntés auxvieux temples. L'admiration absolue est toujourssuperficielle : nul plus que moi n'admire lesPensées de------------------------------------------------------------------------p193Pascal, les Sermons de Bossuet ; mais je lesadmire comme oeuvres du XVIIe siècle. Si ces oeuvres

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paraissaient de nos jours, elles mériteraient àpeine d'être remarquées. La vraie admiration esthistorique. La couleur locale a un charmeincontestable quand elle est vraie ; elle estinsipide dans le pastiche. J'aime l'Alhambra etBroceliande dans leur vérité ; je me ris duromantique qui croit, en combinant ces mots, faireune oeuvre belle. Là est l'erreur de Chateaubriandet la raison de l'incroyable médiocrité deson école. Il n'est plus lui-même lorsque, sortantde l'appréciation critique, il cherche à produiresur le modèle des oeuvres dont il relèvejudicieusement les beautés.Parmi les oeuvres de Voltaire, celles-là sont bienoubliées, où il a copié les formes du passé. Quiest-ce qui lit la Henriade ou les tragédies endehors du collège ! Mais celles-là sont immortellesoù il a déposé l'élégant témoignage de sa finesse,de son immoralité, de son spirituel scepticisme ;car celles-là sont vraies. J'aime mieuxla Fête de Bellébat ou la Pucelle,que la mort de César ou le poème de Fontenoy.Infâme, tant qu'il vous plaira ; c'est le siècle,c'est l'homme. Horace est plus lyrique dansNunc est bibendum que dans Qualem ministrumfulminis alitem.C'est donc uniquement au point de vue de l'esprithumain, en se plongeant dans son histoire non pas encurieux, mais par un sentiment profond et une intimesympathie, que la vraie admiration des oeuvresprimitives est possible. Tout point de vue dogmatiqueest absolu, toute appréciation sur des règlesmodernes est déplacée. La littérature du XVIIesiècle est admirable sans doute, mais à conditionqu'on la reporte à son milieu, au XVIIe siècle.Il n'y a que des pédants de collège qui puissenty voir le type éternel de la beauté. Ici commepartout,------------------------------------------------------------------------p194la critique est la condition de la grande esthétique.Le vrai sens des choses n'est possible que pour celuiqui se place à la source même de la beauté, et, ducentre de la nature humaine, contemple dans tous lessens, avec le ravissement de l'extase, ceséternelles productions dans leur infinie variété :temples, statues, poèmes, philosophies, religions,formes sociales, passions, vertus, souffrances,amour, et la nature elle-même qui n'aurait aucunevaleur sans l'être conscient qui l'idéalise.Science, art, philosophie, ne saurait plus avoir desens en dehors du point de vue du genre humain.

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Celui-là seul peut saisir la grande beauté des choses,qui voit en tout une forme de l'esprit, un pas versDieu. Car, il faut le dire, l'humanité elle-mêmen'est ici qu'un symbole : en Dieu seul,c'est-à-dire dans le tout, réside la parfaite beauté.Les oeuvres les plus sublimes sont celles quel'humanité a faites collectivement, et sans qu'aucunnom propre puisse s'y attacher. Les plus belleschoses sont anonymes. Les critiques qui ne sontqu'érudits le déplorent et emploient toutes lesressources de leur art pour percer ce mystère.Maladresse ! Croyez-vous donc avoir beaucoup relevételle épopée nationale parce que vous aurezdécouvert le nom du chétif individu qui l'arédigée ! Que me fait cet homme qui vient se placerentre l'humanité et moi ? Que m'importent lessyllabes insignifiantes du son nom ?Ce nom lui-même est un mensonge ; ce n'est pas lui,c'est la nation, c'est l'humanité travaillant à unpoint du temps et de l'espace, qui est le véritableauteur. L'anonyme est ici bien plus expressif etplus vrai ; le seul nom qui dût désigner l'auteurde ces oeuvres spontanées, c'est le nom de la nationchez laquelle elles sont------------------------------------------------------------------------p195écloses ; et celui-là, au lieu d'être inscrit autitre, l'est à chaque page. Homère serait unpersonnage réel et unique, qu'il serait encoreabsurde de dire qu'il est l'auteur de l' Iliade :une telle composition sortie de toutes piècesd'un cerveau individuel, sans antécédenttraditionnel, eût été fade et impossible ; autantvaudrait supposer que c'est Matthieu, Marc, Lucet Jean qui ont inventé Jésus. "Il n'y a que larhétorique, a dit M. Cousin, qui puissejamais supposer que le plan d'un grand ouvrageappartient à qui l'exécute." Les rhéteurs, quiprennent tout par le côté littéraire, quiadmirent le poème et sont indifférents pour la chosechantée, ne sauraient comprendre la part du peupledans ces oeuvres. C'est le peuple qui fournit lamatière, et cette matière, ils ne la voient pas,ou ils s'imaginent bonnement qu'elle est del'invention du poète. La Révolution et l'Empiren'ont produit aucun poème qui mérite d'être nommé ;ils ont fait bien mieux. Ils nous ont laissé la plusmerveilleuse des épopées en action. Grande folieque d'admirer l'expression littéraire des sentimentset des actes de l'humanité et de ne pas admirerces sentiments et ces actes dans l'humanité !L'humanité seule est admirable. Les génies ne sont

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que les rédacteurs des inspirations de la foule.Leur gloire est d'être en sympathie si profondeavec l'âme incessamment créatrice, que tous lesbattements du grand coeur ont un retentissementsous leur plume. Les relever par leur individualité,c'est les abaisser ; c'est détruire leur gloirevéritable pour les ennoblir par des chimères. Lavraie noblesse n'est pas d'avoir un nom à soi,un génie à soi, c'est de participer à la race nobledes fils de Dieu, c'est d'être soldat perdudans l'armée immense qui s'avance à la conquêtedu parfait.------------------------------------------------------------------------p196Transporté dans ces pleins champs de l'humanité, quele critique verra avec pitié cette mesquineadmiration qui s'attache plutôt à la calligraphiede l'écrivain qu'au génie de celui qui a dicté !Certes la bonne critique doit faire aux grandshommes une large part. Ils valent dans l'humanitéet par l'humanité. Ils sentent clairement etéminemment ce que tout le monde sent vaguement.Ils donnent un langage et une voix à ces instinctsmuets qui, comprimés dans la foule, êtreessentiellement bègue, aspirent à exprimer, et qui sereconnaissent dans leurs accents : "ô poète sublime,lui disent-ils, nous étions muets, et tu nous as donnéune voix. Nous nous cherchions et tu nous a révélés ànous-mêmes." Admirable dialogue de l'homme de génieet de la foule ! La foule lui prête la grandematière ; l'homme de génie l'exprime, et en luidonnant la forme la fait être : alors lafoule, qui sent, mais ne sait point parler, sereconnaît et s'exclame. On dirait un de ces choeurs demusique dialoguée, où tantôt un seul, tantôtplusieurs s'alternent et se répondent. Maintenantc'est la voix solitaire, fluette et prolongée, quiroule et s'infiltre en sons pénétrants et doux.Puis c'est la grande explosion, en apparencediscordante, mais puissante en effet, où la petitevoix se continue encore, absorbée désormais dans legrand concert, qui à son tour la dépasse etl'entraîne. Les grands hommes peuvent deviner paravance ce que tous verront bientôt ; ce sont leséclaireurs de la grande armée ; ils peuvent, dansleur marche leste et aventureuse, reconnaître avantelle les plaines riantes et les pics élevés.Mais au fond, c'est l'armée qui les a portés où ilssont et qui les pousse en avant : c'est l'armée quiles soutient et leur donne la confiance : c'estl'armée qui en------------------------------------------------------------------------p197

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eux se devance elle-même, et la conquête n'est faiteque quand le grand corps, dans sa marche plus lentemais plus assurée, vient creuser de ses millions depas le sentier qu'ils ont à peine effleuré, etcamper avec ses lourdes masses sur le sol où ilsavaient d'abord paru en téméraires aventuriers.Combien de fois d'ailleurs les grands hommes sontfaits à la lettre par l'humanité, qui, éliminant deleur vie toute tache et toute vulgarité, lesidéalise et les consacre comme des statueséchelonnées dans sa marche pour se rappeler ce qu'elleest et s'enthousiasmer de sa propre image. Heureuxceux que la légende soustrait ainsi à la critique !Hélas ! il est bien à croire que si nous lestouchions, nous trouverions aussi à leurspieds quelque peu de limon terrestre. Presquetoujours, l'admirable, le céleste, le divin,reviennent de droit à l'humanité. En général, labonne critique doit se défier des individus et segarder de leur faire une trop grande part. C'est lamasse qui crée ; car la masse possède éminemment,et avec un degré de spontanéité mille foissupérieur, les instincts moraux de la nature humaine.La beauté de Béatrix appartient à Dante, et non àBéatrix ; la beauté de Krischna appartient au génieindien, et non à Krischna ; la beauté de Jésus etMarie appartient au christianisme, et non à Jésuset Marie. Sans doute, ce n'est pas le hasard qui adésigné tel individu pour l'idéalisation. Mais il estdes cas où la trame de l'humanité couvre entièrementla réalité primitive. Sous ce travail puissant,transformée par cette énergie plastique, la pluslaide chenille pourra devenir le plus idéalpapillon.Ce travail de la foule est un élément trop négligédans------------------------------------------------------------------------p198l'histoire de la philosophie. On croit avoir tout diten opposant quelques noms propres. Mais la façon dontle peuple prenait la vie, le système intellectuel surlequel le temps se reposait, on ne s'en occupe pas,et là pourtant est le grand principe moteur. L'histoirede l'esprit humain est faite en général d'une manièrebeaucoup trop individuelle. C'est comme une scène dethéâtre, qui se passe sur une place publique, et oùl'on ne voit que deux ou trois personnes. Tellehistoire de la philosophie allemande se croitcomplète en consacrant des articles séparés à Kant,Fichte, Schelling, Hegel, Hamann, Herder,Jacobi, Herbart. Mais le grand entourage del'humanité, où est-il ? Ce serait sur ce fond

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permanent qu'il faudrait faire jouer les individus.L'histoire de la philosophie, en un mot, devrait êtrel'histoire des pensées de l'humanité. Il y a dans lesidées courantes d'un peuple et d'une époque unephilosophie et une littérature non écrites, qu'ilfaudrait faire entrer en ligne de compte.On se figure qu'un peuple n'a de littérature quequand il a des monuments définis et arrêtés. Mais lesvraies productions littéraires des peuples enfants,ce sont des idées mythiques non rédigées(l'idée d'une rédaction régulière et les facultés quesuppose un tel travail n'apparaissent chez un peuplequ'à un degré de réflexion assez avancé), idéescourant sur toute la nation, descendant la traditionpar mille voies secrètes, et auxquelles chacun donneune forme à sa guise. On serait tenté de croire, aupremier coup d'oeil, que les peuples bretons n'ontpas de littérature, parce qu'il serait difficile defournir un catalogue étendu de livresbretons réellement anciens et originaux. Mais ilsont en effet toute une littérature traditionnelledans leurs légendes,------------------------------------------------------------------------p199leurs contes, leurs imaginations mythologiques,leurs cultes superstitieux, leurs poèmes flottantsçà et là. Il en était de même de la plupart de noslégendes héroïques, avant que, répudiées par lapartie cultivée de la nation, elles fussent alléess'encanailler dans la Bibliothèque bleue.Quand on entre au Louvre dans les salles du muséeespagnol, il y a plaisir sans doute à admirer de prèstel tableau de Murillo et de Ribeira. Mais il y aquelque chose de bien plus beau encore, c'estl'impression qui résulte de ces salles, de la poseordinaire des personnages, du style général destableaux, du coloris dominant. Pas une nudité, pasun sourire. C'est l'Espagne, qui vit là toutentière. La grande critique devrait consister ainsià saisir la physionomie de chaque portion del'humanité. Louer ceci, blâmer cela, estd'une petite méthode. Il faut prendre l'oeuvre pource qu'elle est, parfaite dans son ordre, représentantéminemment ce qu'elle représente, et ne pas luireprocher ce qu'elle n'a pas. L'idée de fauteest déplacée en critique littéraire, excepté quandil s'agit de littératures tout à fait artificielles,comme la littérature latine de la décadence. Toutn'est pas égal sans doute ; mais une pièceest en général ce qu'elle peut être. Il faut la placerplus ou moins haut dans l'échelle de l'idéal, mais nepas blâmer l'auteur d'avoir pris la chose sur tel

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ton et par conséquent de s'être refusé tel ordre debeautés. C'est le point de vue d'où chaque oeuvre estconçue qui peut être critiqué, bien plutôt quel'oeuvre elle-même ; car tous ses grands auteurs sontparfaits à leur point de vue, et les critiques qu'onleur adresse ne vont d'ordinaire qu'à leur reprocherde n'avoir pas été ce qu'ils n'étaient pas.------------------------------------------------------------------------p200J'ai trop répété peut-être, et pourtant je veuxrépéter encore qu'il y a une science de l'humanité,qui aurait bien, j'espère, autant de droits às'appeler philosophie que la science des individus,science qui n'est possible que par la triturationérudite des oeuvres de l'humanité. Il ne faut paschercher d'autre sens à tant d'étudesdont le passé est l'objet. Pourquoi consacrer la plusnoble intelligence à traduire le Bhagavata-Pourana, àcommenter le Yaçua ? Celui qui l'a fait si doctementvous répondra : "Analyser les oeuvres de la penséehumaine, en assignant à chacune son caractèreessentiel, découvrir les analogies qui lesrapprochent les unes des autres, et chercher la raisonde ces analogies dans la nature même del'intelligence, qui, sans rien perdre deson unité indivisible, se multiplie par lesproductions si variées de la science et de l'art,tel est le problème que le génie des philosophes detous les temps s'est attaché à résoudre, depuis lejour où la Grèce a donné à l'homme les deuxpuissants leviers de l'analyse et de l'observation."L'érudition ne vaut que par là. Personne n'esttenté de lui attribuer une utilité pratique ;la pure curiosité d'ailleurs ne suffirait pas pourl'ennoblir. Il ne reste donc qu'à y voir la conditionde la science de l'esprit humain, la science desproduits de l'esprit humain.Le vulgaire et le savant admirent également une bellefleur : mais ils n'y admirent pas les mêmes choses.Le vulgaire ne voit que de vives couleurs et desformes élégantes. Le savant remarque à peine cessuperficielles beautés, tant il est ravi desmerveilles de la vie intime et de ses mystères.Ce n'est pas précisément la fleur qu'il admire,c'est la vie, c'est la force universelle quis'épanouit------------------------------------------------------------------------p201en elle sous une de ses formes. La critique aadmiré jusqu'ici les chefs-d'oeuvre des littératures,comme nous admirons les belles formes du corpshumain. La critique de l'avenir les admirera commel'anatomiste, qui perce ces beautés sensibles pour

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trouver au delà, dans les secrets de l'organisation,un ordre de beautés mille fois supérieur. Uncadavre disséqué est en un sens horrible ; etpourtant l'oeil de la science y découvre un mondede merveilles.Selon cette manière de voir, les littératures les plusexcentriques, celles qui jugées d'après nos idéesauraient le moins de valeur, celles qui noustransportent le plus loin de l'actuel, sont les plusimportantes. L'anatomie comparée tire bien plus derésultats de l'observation des animaux inférieursque de l'observation des espèces supérieures.Cuvier aurait pu disséquer durant toute savie des animaux domestiques sans soupçonner leshauts problèmes que lui a révélés l'étude desmollusques et des annélides. Ainsi ceux qui nes'occupent que des littératures régulières, qui sontdans l'ordre des productions de l'esprit ce que lesgrands animaux classiques sont dans l'échelleanimale, ne sauraient arriver à concevoir largementla science de l'esprit humain. Ils ne voientque le côté littéraire et esthétique ; bien plus,ils ne peuvent le comprendre grandement etprofondément. Car ils ne voient pas la force divinequi végète dans toutes les créations de l'esprithumain. Aussi que sont les ouvrages de littératureen France ? D'élégantes et fines causeries morales,jamais des oeuvres majestueuses et scientifiques.Aucun problème n'est posé ; la grande cause n'estjamais aperçue. On fait la science des littératurescomme ferait de la botanique un fleuriste amateur------------------------------------------------------------------------p202qui se contenterait de caresser et d'admirer lespétales de chaque fleur. La belle et grande critique,au contraire, ne craint pas d'arracher la fleurpour étudier ses racines, compter ses étamines,analyser ses tissus. Et ne croyez pas que pour celaelle renonce à la haute admiration. Elle seule, aucontraire, a le droit d'admirer ; seule elle estsûre de ne pas admirer des bévues, des fautes decopistes ; seule elle sait la réalité, et la réalitéseule est admirable. Ce sera notre manière, à nousautres de la deuxième moitié du XIXe siècle. Nousn'aurons pas la finesse de ces maîtres atticistes,leur ravissante causerie, leurs spirituelsdemi-mots. Mais nous aurons la vue dogmatique de lanature humaine, nous plongerons dans l'Océan au lieude nous baigner agréablement sur ses bords, et nousen rapporterons les perles primitives. Tout ce quiest oeuvre de l'esprit humain est divin, et d'autantplus divin qu'il est plus primitif. M. Villemain

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appelait, dit-on, M. Fauriel un athée enlittérature. Il fallait dire un panthéiste,ce qui n'est pas la même chose.chapitre XI :C'est donc comme une science ayant un objetdistinct, savoir l'esprit humain, que l'on doitenvisager la philologie ou l'étude des littératuresanciennes. Les considérer seulement comme un moyende culture intellectuelle et d'éducation, c'est,à mon sens, leur enlever leur dignité véritable.Se borner à considérer leur influence sur la------------------------------------------------------------------------p203production littéraire contemporaine, c'est se placerà un point de vue plus étroit encore. Dans unremarquable discours prononcé au Congrès desphilologues allemands à Bonn, en 1841, M.Welcker, en essayant de définir l'acception de laphilologie (über die Bedeutung der philologie),l'envisagea presque exclusivement de cette manière.La philologie aux yeux de M. Welcker est lascience des littératures classiques, c'est-à-diredes littératures modèles, qui, nous offrant le typegénéral de l'humanité, doivent convenir à tous lespeuples et servir également à leur éducation. M.Welcker estime surtout l'étude de l'antiquité parl'influence heureuse qu'elle peut exercer sur lalittérature et l'éducation esthétique desnations modernes. Les anciens sont beaucoup plus pourlui des modèles et des objets d'admiration que desobjets de science. Ce n'est pas néanmoins à uneimitation servile que M. Welcker nous invite.Ce qu'il demande, c'est une influence intime etsecrète, analogue à celle de l'électricité, qui,sans rien communiquer d'elle-même, développesur les autres corps un état semblable ; ce qu'ilblâme, c'est la tentative de ceux qui veulent trouverchez les modernes la matière suffisante d'uneéducation esthétique et morale. M. Welckern'envisage donc la philologie qu'au point de vuede l'humaniste, et non au point de vue du savant.Pour nous, il nous semble que l'on place laphilologie dans une sphère beaucoup plus élevéeet plus sûre, en lui donnant une valeur scientifiqueet philosophique pour l'histoire de l'esprit humain,qu'en la réduisant à n'être qu'un moyen d'éducationet de culture littéraire. Si les nations modernespouvaient trouver en elles-mêmes un levainintellectuel suffisant, une source vive et premièred'inspirations originales, il faudrait bien------------------------------------------------------------------------p204se garder de troubler par le mélange de l'antique

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cette veine de production nouvelle. Les tons enlittérature sont d'autant plus beaux qu'ils sont plusvrais et plus purs ; à l'érudit, au critiqueappartiennent l'universalité et l'intelligence desformes les plus diverses ; au contraire une noteétrangère ne pourra qu'inquiéter et troubler le poèteoriginal et créateur. Mais lors même que les tempsmodernes trouveraient une poésie et une philosophiequi les représentent avec autant de véritéqu'Homère et Platon représentaient la Grèce deleur temps, alors encore l'étude de l'antiquitéaurait sa valeur au point de vue de la science.D'ailleurs les considérations de M. Welcker nesuffiraient pas pour faire l'apologie de toutes lesétudes philologiques. Si on ne cultive leslittératures anciennes que pour y chercher desmodèles, à quoi bon cultiver celles qui, tout en ayantleurs beautés originales, ne sont point imitablespour nous ? Il faudrait se borner à l'antiquitégrecque et latine, et même dans ces limites l'étudedes chefs-d'oeuvre seule aurait du prix. Or, leslittératures de l'Orient, que M. Welcker traiteavec beaucoup de mépris, et les oeuvres de secondordre des littératures classiques, si elles serventmoins à former le goût, offrent quelquefois plusd'intérêt philosophique et nous en apprennent plussur l'histoire de l'esprit humain, que lesmonuments accomplis des époques de perfection.Le fait des langues classiques n'a d'ailleurs riend'absolu. Les littératures grecque et latine sontclassiques par rapport à nous, non pas parce qu'ellessont les plus excellentes des littératures, maisparce qu'elles nous sont imposées par l'histoire.Ce fait d'une langue ancienne, choisie pour servir debase à l'éducation et concentrant autour d'elle lesefforts littéraires d'une nation qui s'est------------------------------------------------------------------------p205depuis longtemps formé un nouvel idiome, n'est pas,comme on voudrait trop souvent le faire croire,l'effet d'un choix arbitraire, mais bien une des loisles plus générales de l'histoire des langues, loi quine tient en rien au caprice ou aux opinionslittéraires de telle ou telle époque. C'est, eneffet, mal comprendre le rôle et la naturedes langues classiques que de donner à cettedénomination un sens absolu, et de la restreindreà un ou deux idiomes, comme si c'était par unprivilège essentiel et résultant de leur nature qu'ilsfussent prédestinés à être l'instrument d'éducationde tous les peuples. Leur existence est un faituniversel de linguistique, et leur choix,

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de même qu'il n'a rien d'absolu pour tous les peuples,n'a rien d'arbitraire pour chacun d'eux.L'histoire générale des langues a depuis longtempsamené à constater ce fait remarquable que, dans tousles pays où s'est produit quelque mouvementintellectuel, deux couches de langues se sont déjàsuperposées, non pas en se chassant brusquementl'une l'autre, mais la seconde sortant pard'insensibles transformations de la poussière de lapremière. Partout une langue ancienne a faitplace à un idiome vulgaire, qui ne constitue pas àvrai dire une langue différente, mais plutôt un âgedifférent de celle qui l'a précédé ; celle-ci plussavante, plus synthétique, chargée de flexions quiexpriment les rapports les plus délicats de lapensée, plus riche même dans son ordre d'idées, bienque cet ordre d'idées fût comparativement plusrestreint ; image en un mot de la spontanéitéprimitive, où l'esprit confondait les éléments dansune obscure unité, et perdait dans le tout la vueanalytique des parties ; le dialecte moderne, aucontraire, correspondant à un progrès d'analyse,plus clair, plus explicite,------------------------------------------------------------------------p206séparant ce que les anciens assemblaient, brisant lesmécanismes de l'ancienne langue pour donner à chaqueidée et à chaque relation son expression isolée.Il serait possible, en prenant l'une après l'autre leslangues de tous les pays où l'humanité a une histoire,d'y vérifier cette marche, qui est la marche même del'esprit humain. Dans l'Inde, c'est le sanskrit,avec son admirable richesse de formes grammaticales,ses huit cas, ses six modes, ses désinencesnombreuses, sa phrase implexe et si puissammentnouée, qui, en s'altérant, produit le pali, leprakrit et le kawi, dialectes moins riches, plussimples et plus clairs, qui s'analysent à leur touren dialectes plus populaires encore, l'hindoui, lebengali, le mahratte et les autres idiomes vulgairesde l'Indoustan, et deviennent à leur tourlangues mortes, savantes et sacrées : le pali dansl'île de Ceylan et l'Indo-Chine, le prakrit chezles Djaïnas, le kawi dans les îles de Java, Baliet Madoura. Dans la région de l'Inde au Caucase,le zend, avec ses mots longs et compliqués, sonmanque de prépositions et sa manière d'y suppléer aumoyen de cas formés par flexion, le perse desinscriptions cunéiformes, si parfait de structure,sont remplacés par le persan moderne, presque aussidécrépit que l'anglais, arrivé au dernier terme del'érosion. Dans la région du Caucase, l'arménien et

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le géorgien modernes succèdent à l'arménien et augéorgien antiques. En Europe, l'ancien slavon, letudesque, le gothique, le normannique se retrouventau-dessous des idiomes slaves et germaniques. Enfinc'est de l'analyse du grec et du latin, soumis autravail de décomposition des siècles barbares,que sortent le grec moderne et les langues néo-latines.Les langues sémitiques, quoique bien moins vivantesque les langues indo-germaniques, ont suivi une marche------------------------------------------------------------------------p207analogue. L'hébreu, leur type le plus ancien,disparaît à une époque reculée, pour laisser dominerseuls le chaldéen, le samaritain, le syriaque,dialectes plus analysés, plus longs, plus clairs aussiquelquefois, lesquels vont à leur tour successivements'absorber dans l'arabe. Mais l'arabe, trop savantà son tour pour l'usage vulgaire d'étrangers,qui ne peuvent observer ses flexions délicates etvariées, voit le solécisme devenir de droit commun,et ainsi, à côté de la langue littérale, qui devientle partage exclusif des écoles, l'arabe vulgaire d'unsystème plus simple et moins riche en formesgrammaticales. Les langues de l'ouest et du centrede l'Asie présenteraient plusieurs phénomènesanalogues dans la superposition du chinois ancienet du chinois moderne, du tibétain ancien et dutibétain moderne ; et les langues malaises, danscette langue ancienne à laquelle Marsden etCrawfurd ont donné le nom de grand polynésien, quifut la langue de la civilisation de Java, et queBaldi appelle le sanskrit de l'Océanie.Mais que devient la langue ancienne ainsi expulsée del'usage vulgaire par le nouvel idiome ? Son rôle, pourêtre changé, n'en est pas moins remarquable. Si ellecesse d'être l'intermédiaire du commerce habituel dela vie, elle devient la langue savante et presquetoujours la langue sacrée du peuple qui l'adécomposée. Fixée d'ordinaire dans une littératureantique, dépositaire des traditions religieuses etnationales, elle reste le partage des savants, lalangue des choses de l'esprit, et il fautd'ordinaire des siècles avant que l'idiome moderne oseà son tour sortir de la vie vulgaire, pour se risquerdans l'ordre des choses intellectuelles. Elle devienten un mot classique, sacrée, liturgique, termescorrélatifs suivant les------------------------------------------------------------------------p208divers pays où le fait se vérifie, et désignant desemplois qui ne vont pas d'ordinaire l'un sans l'autre.Chez les nations orientales, par exemple, où lelivre antique ne tarde jamais à devenir sacré, c'est

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toujours à la garde de cette langue savante, obscure,à peine connue, que sont confiés les dogmes religieuxet la liturgie.C'est donc un fait général de l'histoire des languesque chaque peuple trouve sa langue classique dans lesconditions mêmes de son histoire, et que ce choix n'arien d'arbitraire. C'est un fait encore que, chez lesnations peu avancées, tout l'ordre intellectuel estconfié à cette langue, et que, chez les peuples oùune activité intellectuelle plus énergique s'estcréé un nouvel instrument mieux adapté à sesbesoins, la langue antique conserve un rôlegrave et religieux, celui de faire l'éducation de lapensée et de l'initier aux choses de l'esprit.La langue moderne, en effet, étant toute composée dedébris de l'ancienne, il est impossible de laposséder d'une manière scientifique, à moins derapporter ces fragments à l'édifice primitif, oùchacun d'eux avait sa valeur véritable. L'expérienceprouve combien est imparfaite la connaissance deslangues modernes chez ceux qui n'y donnent point pourbase la connaissance de la langue antique dont chaqueidiome moderne est sorti. Le secret des mécanismesgrammaticaux, des étymologies, et parconséquent de l'orthographe, étant tout entier dansle dialecte ancien, la raison logique des règles de lagrammaire est insaisissable pour ceux qui considèrentces règles isolément et indépendamment de leurorigine. La routine est alors le seul procédépossible, comme toutes les fois que la connaissancepratique est recherchée à l'exclusion de la raisonthéorique. On sait sa langue------------------------------------------------------------------------p209comme l'ouvrier qui emploie les procédés de lagéométrie sans les comprendre sait la géométrie.Formée, d'ailleurs, par dissolution, la languemoderne ne saurait donner quelque vie aux lambeauxqu'elle essaie d'assimiler, sans revenir àl'ancienne synthèse pour y chercher le cachet quidoit imprimer à ces éléments épars une nouvelleunité. De là son incapacité à se constituer parelle-même en langue littéraire, et l'utilité de ceshommes qui durent, à certaines époques, faire sonéducation par l'antique et présider, si on peut ledire, à ses humanités. Sans cette opérationnécessaire, la langue vulgaire reste toujours cequ'elle fut à l'origine, un jargon populaire, néde l'incapacité de synthèse et inapplicable auxchoses intellectuelles. Non que la synthèse soit pournous à regretter. L'analyse est quelque chose de plusavancé, et correspond à un état plus scientifique de

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l'esprit humain. Mais, seule, elle ne saurait riencréer. Habile à décomposer et à mettre à nu lesressorts secrets du langage, elle est impuissante àreconstruire l'ensemble qu'elle a détruit, si ellene recourt pour cela à l'ancien système, et ne puisedans le commerce avec l'antiquité l'esprit d'ensembleet d'organisation savante. Telle est la loiqu'ont suivie dans leur développement toutes leslangues modernes. Or, les procédés par lesquels lalangue vulgaire s'est élevée à la dignité de languelittéraire sont ceux-là mêmes par lesquels on peut enacquérir la parfaite intelligence. Le modèle del'éducation philologique est tracé dans chaque payspar l'éducation qu'a subie la langue vulgaire pourarriver à son ennoblissement.L'utilité historique de l'étude de la langue anciennene le cède point à son utilité philologique etlittéraire. Le livre sacré pour les nations antiquesétait le dépositaire------------------------------------------------------------------------p210de tous les souvenirs nationaux ; chacun devait yrecourir pour y trouver sa généalogie, la raison detous les actes de la vie civile, politique,religieuse. Les langues classiques sont, à beaucoupd'égards, le livre sacré des modernes. Là sont lesracines de la nation, ses titres, la raison de sesmots et par conséquent de ses institutions. Sanselle, une foule de choses restent inintelligibles ethistoriquement inexplicables. Chaque idée moderne estentée sur une tige antique ; tout développementactuel sort d'un précédent. Prendre l'humanité à unpoint isolé de son existence, c'est se condamner à nejamais la comprendre ; elle n'a de sens que dans sonensemble. Là est le prix de l'érudition, créant denouveau le passé, explorant toutes les parties del'humanité ; qu'elle en ait ou non la conscience,l'érudition prépare la base nécessaire de laphilosophie.L'éducation, plus modeste, obligée de se borner et nepouvant embrasser tout le passé, s'attache à laportion de l'antiquité qui, relativement à chaquenation, est classique. Or, ce choix, qui ne peutjamais être douteux, l'est pour nous moins que pourtout autre peuple. Notre civilisation, nosinstitutions, nos langues sont construites avec deséléments grecs et latins. Donc le grec et le latin,qu'on le veuille on qu'on ne le veuille pas, noussont imposés par les faits. Nulle loi, nul règlementne leur a donné, ne leur ôtera ce caractère qu'ilstiennent de l'histoire. De même que l'éducationchez les Chinois et les Arabes ne sera

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jamais d'apprendre l'arabe ou le chinois vulgaire,mais sera toujours d'apprendre l'arabe ou le chinoislittéral ; de même que la Grèce moderne ne reprendquelque vie littéraire que par l'étude du grecantique ; de même l'étude des nos languesclassiques, inséparables l'une de------------------------------------------------------------------------p211l'autre, sera toujours chez nous, par la force deschoses, la base de l'éducation. Que d'autrespeuples, même européens, les nations slaves parexemple, les peuples germaniques eux-mêmes, bien queconstitués plus tard dans des rapports si étroitsavec le latinisme, cherchent ailleurs leuréducation, ils pourront s'interdire une admirablesource de beauté et de vérité ; au moins ne sepriveront-ils pas du commerce direct avec leursancêtres ; mais, pour nous, ce serait renier nosorigines, ce serait rompre avec nos pères.L'éducation philologique ne saurait consister àapprendre la langue moderne, l'éducation morale etpolitique, à se nourrir exclusivement des idées etdes institutions actuelles ; il faut remonter à lasource et se mettre d'abord sur la voie du passé,pour arriver par la même route que l'humanité à lapleine intelligence du présent.chapitre XII :à mes yeux, le seul moyen de faire l'apologie dessciences philologiques, et en général de l'érudition,est donc de les grouper en un ensemble, auquel ondonnerait le nom de sciences de l'humanité,par opposition aux sciences de la nature. Sanscela, la philologie n'a pas d'objet, et elle prêteà toutes les objections que l'on dirige si souventcontre elle.L'humilité des moyens qu'elle emploie pour atteindreson but ne saurait être un reproche. Cuvierdisséquant des limaçons aurait provoqué le souriredes esprits légers, qui------------------------------------------------------------------------p212ne comprennent pas les procédés de la science. Lechimiste manipulant ses appareils ressemble fort à unmanoeuvre ; et pourtant il fait l'oeuvre la pluslibérale de toutes ; la recherche de ce qui est.M. de Maistre peint quelque part la sciencemoderne "les bras chargés de livres et d'instrumentsde toute espèce, pâle de veilles et de travaux, setraînant souillée d'encre et toute pantelantesur le chemin de la vérité, en baissant vers la terreson front sillonné d'algèbre." Un grand seigneur,comme M. de Maistre, devait se trouver en effethumilié d'aussi pénibles investigations, et la

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vérité était bien irrévérencieuse de se rendre pourlui si difficile. Il devait préférer la méthode pluscommode de la "science orientale, libre, isolée,volant plus qu'elle ne marche, présentantdans toute sa personne quelque chose d'aérien et desurnaturel, livrant au vent ses cheveux quis'échappent d'une mitre orientale, son pieddédaigneux ne semblant toucher la terre que pour laquitter." C'est le caractère et la gloire de lascience moderne d'arriver aux plus hauts résultatspar la plus scrupuleuse expérimentation, etd'atteindre les lois les plus élevées de la nature,la main posée sur ses appareils. Elle laisse au vieila priori le chimérique honneur de ne chercherqu'en lui-même son point d'appui ; elle se faitgloire de n'être que l'écho des faits, et de ne mêleren rien son invention propre dans ses découvertes.Les plus humbles procédés se trouvent ainsiennoblis par leurs résultats. Les lois les plusélevées des sciences physiques ont été constatées pardes manipulations fort peu différentes de cellesde l'artisan. Si les plus hautes vérités peuventsortir de l'alambic et du creuset, pourquoine pourraient-elles résulter également de l'étudedes restes------------------------------------------------------------------------p213poudreux du passé ? Le philologue sera-t-il plusdéshonoré en travaillant sur des mots et dessyllabes que le chimiste en travaillant dans sonlaboratoire ?Le peu de résultats qu'auront amené certainesbranches des études philologiques ne sera même pasune objection contre elles. Car, en abordant unordre de recherches, on ne peut deviner par avancece qui en sortira, pas plus qu'on ne sait au juste,en creusant une mine, les richesses qu'on ytrouvera. Les veines du métal précieux nese laissent pas deviner. Peut-être marche-t-on à ladécouverte d'un monde nouveau ; peut-être aussi leslaborieuses investigations auxquelles on se livren'amèneront-elles d'autre résultat que de savoir qu'iln'y a rien à en tirer. Et ne dites pas que celui quisera arrivé à ce résultat tout négatif aura perdu sapeine. Car, outre qu'il n'y a pas de rechercheabsolument stérile et qui n'amène directementou par accident quelque découverte, il épargnera àd'autres les peines inutiles qu'il s'est données.Bien des ordres de recherches resteront ainsi commedes mines exploitées jadis, mais depuis abandonnées,parce qu'elles ne récompensèrent pas assez lestravailleurs de leurs fatigues et qu'elles ne

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laissent plus d'espoir aux explorateurs futurs. Ilimporte, d'ailleurs, de considérer queles résultats qui paraissent à tel moment les plusinsignifiants peuvent devenir les plus importants,par suite de découvertes nouvelles et derapprochements nouveaux. La science se présentetoujours à l'homme comme une terre inconnue ; ilaborde souvent d'immenses régions par uncoin détourné et qui ne peut donner une idée del'ensemble. Les premiers navigateurs quidécouvrirent l'Amérique étaient loin de soupçonnerles formes exactes et les relations véritables desparties de ce nouveau monde.------------------------------------------------------------------------p214était-ce une île isolée, un groupe d'îles, un vastecontinent ou le prolongement d'un autre continent ?Les explorations ultérieures pouvaient seulesrépondre. De même dans la science, les plusimportantes découvertes sont souvent abordées d'unemanière détournée, oblique, si j'ose le dire. Bienpeu de choses ont été tout d'abord prisesà plein et par leur milieu. Ce fut par d'informestraductions qu'Anquetil-Duperron aborda lalittérature zende, comme au moyen âge, ce fut par desversions arabes très imparfaites que la plupart desauteurs scientifiques de la Grèce arrivèrentd'abord à la connaissance de l'Occident.Le célèbre passage de Clément d'Alexandrie sur lesécritures égyptiennes était resté insignifiant,jusqu'au jour où, par suite d'autres découvertes, ildevint la clef des études égyptiennes. L'accessoirepeut ainsi, par suite d'un changement de point de vue,devenir le principal. Les théologiens qui, au moyenâge, occupaient la scène principale sont pour nousdes personnages très secondaires. Les rares savantset penseurs, qui, à cette époque, ont cherchépar la vraie méthode, alors inaperçus oupersécutés, sont à nos yeux sur le premier plan ;car seuls, ils ont été continués ; seuls ils ont eude la postérité. Aucune recherche ne doit êtrecondamnée dès l'abord comme inutile ou puérile ;on ne sait ce qui en peut sortir, ni quelle valeurelle peut acquérir d'un point de vue plusavancé.Les sciences physiques offrent une foule d'exemplesde découvertes d'abord isolées, qui restèrent delongues années presque insignifiantes, etn'acquirent de l'importance que longtemps après,par l'accession de faits nouveaux. On a suivilongtemps une voie en apparence inféconde, puis onl'a abandonnée de désespoir, quand tout

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------------------------------------------------------------------------p215à coup apparaît une lumière inattendue ; sur deux outrois points à la fois, la découverte éclate, et cequi, auparavant, n'avait paru qu'un fait isolé etsans portée, devient, dans une combinaison nouvelle,la base de toute une théorie. Rien de plus difficileque de prédire l'importance que l'avenir attacheraà tel ordre de faits, les recherches qui serontcontinuées et celles qui seront abandonnées.L'attraction du succin n'était aux yeux desanciens physiciens qu'un fait curieux, jusqu'aujour où autour de ce premier atome vint se construiretoute une science. Il ne faut pas demander, dansl'ordre des investigations scientifiques, l'ordrerigoureux de la logique, pas plus qu'on ne peutdemander d'avance au voyageur le plan de sesdécouvertes. En cherchant une chose, on entrouve une autre ; en poursuivant une chimère, ondécouvre une magnifique réalité. Le hasard, de soncôté, vient réclamer sa part. Explorationuniverselle, battue générale, telle est donc la seuleméthode possible. "On doit considérer l'édifice dessciences, disait Cuvier, comme celui de lanature... Chaque fait a une place déterminéeet qui ne peut être remplie que par lui seul." Ce quin'a pas de valeur en soi-même peut en avoir commemoyen nécessaire.La critique est souvent plus sérieuse que son objet.On peut commenter sérieusement un madrigal ou unroman frivole ; d'austères érudits ont consacré leurvie à des productions dont les auteurs ne pensèrentqu'au plaisir. Tout ce qui est du passé est sérieux :un jour Béranger sera objet de science etrelèvera de l'Académie des Inscriptions. Molière,si enclin à se moquer des savants en us,ne serait-il pas quelque peu surpris de se voirtombé entre leurs mains ? Les profanes, etquelquefois même------------------------------------------------------------------------p216ceux qui s'appellent penseurs, se prennent à rire desminutieuses investigations de l'archéologie sur lesdébris du passé. De pareilles recherches, si ellesavaient leur but en elles-mêmes, ne seraient sansdoute que des fantaisies d'amateurs plus ou moinsintéressantes ; mais elles deviennent scientifiques,et en un sens sacrées, si on les rapporte à laconnaissance de l'antiquité, qui n'est possibleque par la connaissance des monuments. Il est unefoule d'études qui n'ont ainsi de valeur qu'en vued'un but ultérieur. Il serait peut-être assezdifficile de trouver quelque philosophie dans la

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théorie de l'accentuation grecque : est-ce une raisonpour la déclarer inutile ? Non certes, car sans elle,la connaissance approfondie de la langue grecque estimpossible. Un tel système d'exclusion mènerait àrenouveler le spirituel raisonnement par lequel,dans le conte de Voltaire, on réussit à simplifiersi fort l'éducation de Jeannot.Que de travaux d'ailleurs qui, bien que n'ayant aucunevaleur absolue, ont eu, de leur temps, et par suitedes préjugés établis, une sérieuse importance !L' Apologie de Naudé pour les grands hommesfaussement soupçonnés de magie ne nous apprendpas grand'chose, et cependant put de son tempsexercer une véritable influence. Combien de livresde notre siècle seront jugés de même parl'avenir ! Les écrits destinés à combattre uneerreur disparaissent avec l'erreur qu'ils ontcombattue. Quand un résultat est acquis, on ne sefigure pas ce qu'il a coûté de peine. Il a fallu ungénie pour conquérir ce qui devient ensuite ledomaine d'un enfant.Les recherches relatives aux écritures cunéiformes,qui forment un des objets les plus importants desétudes orientales dans l'état actuel de la science,offrent un des------------------------------------------------------------------------p217plus curieux exemples d'études dignes d'êtrepoursuivies avec le plus grand zèle, malgrél'incertitude des résultats auxquels ellesamèneront. Je ne parle pas des inscriptions persanes,qui sont toutes expliquées ; je parleseulement des inscriptions médiques, assyriennes etbabyloniennes, que ceux mêmes qui y ont consacré delaborieuses heures reconnaissent indéchiffrées.Jusqu'à quel point résisteront-elles toujours auxdoctes attaques des savants, il est impossible de ledire. Mais en prenant l'hypothèse la plusdéfavorable, en supposant qu'elles restent à jamaisune énigme, ceux qui y auront consacréleurs labeurs n'auront pas moins mérité de la scienceque si, comme Champollion, ils eussent restauré toutun monde ; car, même dans le cas où cet heureuxrésultat ne se serait pas réalisé, le succès n'étaitpas à la rigueur impossible, et il n'y avait pasmoyen de le savoir, si on ne l'eût essayé.Dans l'état actuel de la science, il n'y a pas detravail plus urgent qu'un catalogue critique desmanuscrits des diverses bibliothèques. Ceux qui sesont occupés de ces recherches savent combien ilssont tous insuffisants pour donner une idée exactedu contenu du manuscrit, combien ceux de la

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Bibliothèque nationale, par exemple, fourmillentde fautes et de lacunes. Voilà en apparence unebesogne bien humble, et à laquelle suffirait ledernier élève de l'école des Chartes.Détrompez-vous. Il n'y a pas de travail qui exigeun savoir plus étendu, et toutes nossommités scientifiques, examinant les manuscrits dansle cercle le plus borné de leur compétence,suffiraient à peine à le faire d'une manièreirréprochable. Et pourtant les recherches éruditesseront entravées et incomplètes, jusqu'à ce que cetravail soit fait d'une manière définitive.------------------------------------------------------------------------p218De l'aveu même des Israélites, la littératuretalmudicorabbinique ne sera plus étudiée de personnedans un siècle. Quand ces livres n'auront plusd'intérêt religieux, nul n'aura le courage d'aborderce chaos. Et pourtant il y a là des trésors pour lacritique et l'histoire de l'esprit humain. Neserait-il pas urgent de mettre à profit les cinqou six hommes de la génération actuelle qui seulsseraient compétents pour mettre en lumière cesprécieux documents ? Je vous affirme que les quelquescent mille francs qu'un ministre de l'instructionpublique y affecterait seraient mieux employés queles trois quarts de ceux que l'on consacre auxlettres. Mais ce ministre-là devrait aussi secuirasser d'avance contre les épigrammes desbadauds et même des gens de lettres, quin'imagineraient pas comment on peut employer à depareilles sottises l'argent des contribuables.C'est la loi de la science comme de toutes lesoeuvres humaines de s'esquisser largement et avec ungrand entourage de superflu. L'humanité nes'assimile définitivement qu'un bien petit nombredes éléments dont elle fait sa nourriture. Lesparties qui se sont trouvées éliminées ont-elles étéinutiles et n'ont-elles joué aucun rôle dansl'acte de sa nutrition ? Non certes ; elles ontservi à faire passer le reste, elles étaienttellement unies à la portion nutritive que celle-cin'aurait pu sans superflu être prise ni digérée.Ouvrez un recueil d'épigraphie antique. Surcent inscriptions, une ou deux peut-être offrent unvéritable intérêt. Mais si on n'avait déchiffré lesautres, comment aurait-on su que parmi elles il n'yen avait pas de plus importantes encore ? Ce n'estpas même un luxe superflu d'avoir publié celles quisemblent inutiles, car il se peut faire que tellequi nous paraît maintenant insignifiante------------------------------------------------------------------------p219

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devienne capitale dans une série de recherches quenous ne pouvons prévoir.Le dessin général des formes de l'humanité ressembleà ces colossales figures destinées à être vues deloin, et où chaque ligne n'est point accusée avec lanetteté que présente une statue ou un tableau. Lesformes y sont largement plâtrées, il y a du trop,et si l'on voulait réduire le dessin au strictnécessaire, il y aurait beaucoup à retrancher. Enhistoire, le trait est grossier ; chaquelinéament, au lieu d'être représenté par unindividu ou par un petit nombre d'hommes, l'estpar de grandes masses, par une nation, par unephilosophie, par une forme religieuse. Sur lesmonuments de Persépolis, on voit les différentesnations tributaires du roi de Perse représentéespar un individu portant le costume et tenant entreses mains les productions de son pays, pour en fairehommage au suzerain. Voilà l'humanité : chaquenation, chaque forme intellectuelle, religieuse,morale, laisse après elle un court résumé, qui enest comme l'extrait et la quintessence etqui se réduit souvent à un seul mot. Ce type abrégéet expressif demeure pour représenter les millionsd'hommes à jamais obscurs qui ont vécu et sont mortspour se grouper sous ce signe. Grèce, Perse, Inde,judaïsme, islamisme, stoïcisme, mysticisme, toutesces formes étaient nécessaires pour que la grandefigure fût complète ; or, pour qu'elles fussentdignement représentées, il ne suffisait pasde quelques individus, il fallait d'énormes masses.La peinture par masses est le grand procédé de laProvidence. Il y a une merveilleuse grandeur et uneprofonde philosophie dans la manière dont lesanciens Hébreux concevaient le gouvernement de Dieu,traitant les nations comme des individus établissantentre tous les membres d'une------------------------------------------------------------------------p220communauté une parfaite solidarité, et appliquantavec un majectueux à-peu-près sa justicedistributive. Dieu ne se propose que le grand dessingénéral. Chaque être trouve ensuite en lui desinstincts qui lui rendent son rôle aussi doux quepossible. C'est une pensée d'une effroyabletristesse que le peu de traces que laissent après euxles hommes, ceux-là même qui semblent jouer unrôle principal. Et quand on pense que des millionsde millions d'êtres sont nés et sont morts de lasorte, sans qu'il en reste de souvenir, on éprouve lemême effroi qu'en présence du néant ou de l'infini.Songez donc à ces misérables existences à peine

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caractérisées qui, chez les sauvages, apparaissent etdisparaissent comme les vagues images d'un rêve.Songez aux innombrables générations qui se sontentassées dans les cimetières de nos campagnes.Mortes, mortes à jamais ?... Non, elles vivent dansl'humanité ; elles ont servi à bâtir la grande Babelqui monte vers le ciel, et où chaque assise est unpeuple.Je vais dire le plus ravissant souvenir qui me restede ma première jeunesse ; je verse presque des larmesen y songeant. Un jour, ma mère et moi, en faisant unpetit voyage à travers ces sentiers pierreux des côtesde Bretagne qui laissent à tous ceux qui les ontfoulés de si doux souvenirs, nous arrivâmes à uneéglise de hameau, entourée, selon l'usage, ducimetière, et nous nous y reposâmes. Les murs del'église en granit à peine équarri et couvert demousse, les maisons d'alentour construites deblocs primitifs, les tombes serrées, les croixrenversées et effacées, les têtes nombreuses rangéessur les étages de la maisonnette qui sert d'ossuaire,attestaient que depuis les plus anciens jours où lessaints de Bretagne avaient paru sur ces flots, onavait enterré en ce lieu. Ce------------------------------------------------------------------------p221jour-là, j'éprouvai le sentiment de l'immensité del'oubli et du vaste silence où s'engloutit la viehumaine avec un effroi que je ressens encore, et quiest resté un des éléments de ma vie morale. Parmi tousces simples qui sont là, à l'ombre de ces vieuxarbres, pas un, pas un seul ne vivra dans l'avenir.Pas un seul n'a inséré son action dans le grandmouvement des choses ; pas un seul ne compteradans la statistique définitive de ceux qui ont pousséà l'éternelle roue. Je servais alors le Dieu de monenfance, et un regard élevé vers la croix de pierre,sur les marches de laquelle nous étions assis, et surle tabernacle, qu'on voyait à travers les vitraux del'église, m'expliquait tout cela. Et puis, on voyaità peu de distance la mer, les rochers, lesvagues blanchissantes, on respirait ce vent célestequi, pénétrant jusqu'au fond du cerveau, y éveille jene sais quelle vague sensation de largeur et deliberté. Et puis ma mère était à mes côtés ; il mesemblait que la plus humble vie pouvait refléter leciel grâce au pur amour et aux affectionsindividuelles. J'estimais heureux ceux qui reposaienten ce lieu. Depuis j'ai transporté ma tente, et jem'explique autrement cette grande nuit. Ils ne sontpas morts ces obscurs enfants du hameau ; car laBretagne vit encore, et ils ont contribué à faire

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la Bretagne ; ils n'ont pas eu de rôle dans le granddrame, mais ils ont fait partie de ce vaste choeur,sans lequel le drame serait froid et dépourvud'acteurs sympathiques. Et quand la Bretagne ne seraplus, la France sera ; et quand la France ne seraplus, l'humanité sera encore, et éternellement l'ondira : Autrefois, il y eut un noble pays,sympathique à toutes les belles choses, dont ladestinée fut de souffrir pour l'humanité et decombattre pour elle. Ce jour-là le plus humblepaysan qui n'a eu que deux pas à faire de sa cabaneau------------------------------------------------------------------------p222tombeau, vivra comme nous dans ce grand nomimmortel ; il aura fourni sa petite part à cettegrande résultante. Et quand l'humanité ne sera plus,Dieu sera, et l'humanité aura contribué à le faire,et dans son vaste sein se retrouvera toute vie, etalors il sera vrai à la lettre que pas un verre d'eau,pas une parole qui aura servi l'oeuvre divine duprogrès ne sera perdue.Voilà la loi de l'humanité : vaste prodigalité del'individu, dédaigneuses agglomérations d'hommes(je me figure le mouleur gâchant largement sa matièreet s'inquiétant peu que les trois quarts en tombentà terre) ; l'immense majorité destinée à fairetapisserie au grand bal mené par la destinée, ouplutôt à figurer dans un de ces personnagesmultiples que le drame ancien appelait le choeur.Sont-ils inutiles ? Non ; car ils ont fait figure ;sans eux les lignes auraient été maigres etmesquines ; ils ont servi à ce que la chose se fîtd'une façon luxuriante ; ce qui est plus originalet plus grand. Telle religieuse qui vit oubliéeau fond de son couvent semble bien perdue pourle tableau vivant de l'humanité. Nullement : car ellecontribue à esquisser la vie monastique ; elle entrecomme un atome dans la grande masse de couleur noirenécessaire pour cela. L'humanité n'eût point étécomplète sans la vie monastique ; la vie monastiquene pouvait d'ailleurs être représentée que par ungroupe innombrable : donc tous ceux qui sont entrésdans ce groupe, quelque oubliés qu'ils soient, ont euleur part à la représentation de l'une des formes lesplus essentielles de l'humanité. En résumé, il y adeux manières d'agir sur le monde, ou par sa forceindividuelle, ou par le corps dont on fait partie, parl'ensemble où l'on a sa place. Ici l'action del'individu paraît voilée ; mais en revanche elle estplus puissante, et la------------------------------------------------------------------------p223

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part proportionnelle qui en revient à chacun est bienplus forte que s'il était resté isolé. Ces pauvresfemmes, séparées, eussent été vulgaires, etn'eussent fait presque aucune figure dansl'humanité ; réunies, elles représentent avecénergie un de ses éléments les plus essentiels dumonde, la douce, timide et pensive piété.Personne n'est donc inutile dans l'humanité. Lesauvage, qui vit à peine la vie humaine, sert du moinscomme force perdue. Or, je l'ai déjà dit, il étaitconvenable qu'il y eût surabondance dans le dessindes formes de l'humanité. La croyance àl'immortalité n'implique pas autre chose que cetteinvincible confiance de l'humanité dans l'avenir.Aucune action ne meurt. Tel insecte qui n'aeu d'autre vocation que de grouper sous une formevivante un certain nombre de molécules et de mangerune feuille a fait une oeuvre qui aura desconséquences dans la série éternelle des causes.La science, comme toutes les autres faces de la viehumaine, doit être représentée de cette largemanière. Il ne faut pas que les résultatsscientifiques soient maigrement et isolémentatteints. Il faut que le résidu final qui resteradans le domaine de l'esprit humain soit extrait d'unvaste amas de choses. De même qu'aucun homme n'estinutile dans l'humanité, de même aucun travailleurn'est inutile dans le champ de la science. Ici, commepartout, il faut qu'il y ait une immense déperditionde force. Quand on songe au vaste engloutissement detravaux et d'activité intellectuelle qui s'est fait,depuis trois siècles et de nos jours, dans lesrecueils périodiques, les revues, etc., travauxdont il reste souvent si peu de chose, onéprouve le même sentiment qu'en voyant la rondeéternelle des générations s'engloutir dans latombe, en se tirant par la------------------------------------------------------------------------p224main. Mais il faut qu'il en soit ainsi : car, si toutce qui est dit et trouvé était assimilé du premiercoup, ce serait comme si l'homme s'astreignait à neprendre que du nutritif. Au bout de cent ans, ungénie de premier ordre est réduit à deux ou troispages. Les vingt volumes de ses oeuvres complètesrestent comme un développement nécessaire de sapensée fondamentale. Un volume pour une idée !Le XVIIIe siècle se résume pour nous en quelquespages exprimant ses tendances générales, sonesprit, sa méthode ; tout cela est perdu dans desmilliers de livres oubliés et criblés d'erreursgrossières. On remplirait la plus vaste bibliothèque

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des livres qu'a produits telle controverse, cellede la Réforme, celle du jansénisme, celle duthomisme. Toute cette dépense de force intellectuellen'est pas perdue, si ces controverses ont fourni unatome à l'édifice de la pensée moderne. Une fouled'existences littéraires, en apparence perdues, ontété en effet utiles et nécessaires. Qui songemaintenant à tel grammairien d'Alexandrie, illustrede son temps ? Et pourtant il n'est pas mort ; caril a servi à esquisser Alexandrie, et Alexandriedemeure un fait immense dans l'histoire del'humanité.On ne se fait pas d'idée de la largeur avec laquelledevrait se faire le travail de la science dansl'humanité savamment organisée. Je suppose qu'ilfallût mille existences laborieuses pour recueillirtoutes les variétés locales de telle légende, de celledu Juif errant par exemple. Il n'est pas bien sûrqu'un tel travail amenât aucun résultat sérieux ;n'importe ; la simple possibilité d'y trouverquelque fine induction, qui, entrant comme élémentdans un ensemble plus vaste, révélât un trait dusystème des choses suffirait pour hasarder cettedépense. Car rien n'est------------------------------------------------------------------------p225trop cher quand il s'agit de fournir un atome à lavérité. Tous les jours des milliers d'existences nesont-elles pas perdues, mais ce qui s'appelleabsolument perdues, à des arts de luxe, à fournir unaliment au plaisir des oisifs, etc. L'humanité atant de forces qui dépérissent faute d'emploi et dedirection ! Ne peut-on pas espérer qu'un jour toutecette énergie négligée ou dépensée en pure pertesera appliquée aux choses sérieuses et aux conquêtessuprasensibles ?On se fait souvent des conceptions très fausses surla vraie manière de vivre dans l'avenir ; ons'imagine que l'immortalité en littérature consisteà se faire lire des générations futures. C'est làune illusion à laquelle il faut renoncer. Nous neserons pas lus de l'avenir, nous le savons, nous nousen réjouissons, et nous en félicitons l'avenir.Mais nous aurons travaillé à avancer la manièred'envisager les choses, nous aurons conduit l'avenirà n'avoir pas besoin de nous lire, nous auronsavancé le jour où la connaissance égalera le monde,et où, le sujet et l'objet étant identifiés, le Dieusera complet. En hâtant le progrès, nous hâtons notremort. Nous ne sommes pas des écrivains qu'on étudiepour leur façon de dire et leur touche classique ;nous sommes des penseurs, et notre pensée est un

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acte scientifique. Lit-on encore les oeuvres deNewton, de Lavoisier, d'Euler ? Et pourtant quelsnoms sont plus acquis à l'immortalité ? Leurs livressont des faits ; ils ont eu leur place dans la sériedu développement de la science ; après quoi, leurmission est finie. Le nom seul de l'auteur reste dansles fastes de l'esprit humain comme le nom despolitiques et des grands capitaines. Lesavant proprement dit ne songe pas à l'immortalité deson livre, mais à l'immortalité de sa découverte.Nous, de------------------------------------------------------------------------p226même, nous chercherons à enrichir l'esprit humain parnos aperçus, bien plus qu'à faire lire l'expressionmême de nos pensées. Nous souhaitons que notre nomreste bien plus que notre livre. Notre immortalitéconsiste à insérer dans le mouvement de l'esprit unélément qui ne périra pas, et en ce sens nouspouvons dire comme autrefois : Exegi monumentumoere perennius, puisque un résultat, un acte dansl'humanité est immortel, par la modificationqu'il introduit à tout jamais dans la série deschoses. Les résultats de tel livre obscur et tombé enpoussière durent encore et dureront éternellement.L'histoire littéraire est destinée à remplacer engrande partie la lecture directe des oeuvres del'esprit humain. Qui est-ce qui lit aujourd'huiles oeuvres polémiques de Voltaire ? Et pourtantquels livres ont jamais exercé une influence plusprofonde ? La lecture des auteurs du XVIIe siècleest certes éminemment utile pour faire connaîtrel'état intellectuel de cette époque. Je regardepourtant comme à peu près perdu pour l'acquisitiondes données positives le temps qu'on donne àcette lecture. Il n'y a là rien à apprendre en faitde vues et d'idées philosophiques, et je ne conçoisguère, je l'avoue, que le résultat d'une éducationcomplète soit de savoir par coeur LA Bruyère,Massillon, Jean-Baptiste Rousseau, Boileau,qui n'ont plus grand'chose à faire avec nous, etqu'un jeune homme puisse avoir terminé sesclasses sans connaître Villemain, Guizot, Thiers,Cousin, Quinet, Michelet, Lamartine,Sainte-Beuve. Nul plus que moi n'admire leXVIIe siècle à sa place dans l'histoire de l'esprithumain ; mais je me révolte dès qu'on veutfaire de cette pensée lourde et sans critique lemodèle de la beauté absolue. Quel livre, grand Dieu !que l' Histoire universelle, objet d'uneadmiration conventionnelle, oeuvre------------------------------------------------------------------------p227

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d'un théologien arriéré, pour apprendre à notrejeunesse libérale la philosophie de l'histoire !La révolution qui a transformé la littérature enjournaux ou écrits périodiques, et fait de touteoeuvre d'esprit une oeuvre actuelle qui sera oubliéedans quelques jours, nous place tout naturellement àce point de vue. L'oeuvre intellectuelle cesse de lasorte d'être un monument pour devenir un fait, unlevier d'opinion. Chacun s'attelle au siècle pour letirer dans sa direction ; une fois le mouvement donné,il ne reste que le fait accompli. On conçoit d'aprèscela un état où écrire ne formerait plus un droità part, mais où des masses d'hommes ne songeraientqu'à faire entrer dans la circulation telles ou tellesidées, sans songer à y mettre l'étiquette de leurpersonnalité. La production périodique devient déjàchez nous tellement exubérante, que l'oubli s'yexerce sur d'immenses proportions et engloutit lesbelles choses comme les médiocres. Heureux lesclassiques, venus à l'époque où l'individualitélittéraire était si puissante ! Tel discours de nosparlements vaut assurément les meilleures haranguesde Démosthène ; tel plaidoyer deChaix-d'Est-Ange est comparable aux invectivesde Cicéron ; et pourtant Cicéron etDémosthène continueront d'être publiés, admirés,commentés en classiques ; tandis que le discours deM. Guizot, de M. de Lamartine, de M.Chaix-d'Est-Ange ne sortira pas des colonnes dujournal du lendemain.------------------------------------------------------------------------p228chapitre XIII :Il importe donc de bien comprendre le rôle destravaux du savant et la manière dont il exerce soninfluence. Son but n'est pas d'être lu, mais d'insérerune pierre dans le grand édifice. Les livresscientifiques sont un fait ; la vie du savant pourrase résumer en deux ou trois résultats, dontl'expression n'occupera peut-être que quelques lignesou disparaîtra complètement dans des formules plusavancées. Peut-être a-t-il consigné ses recherchesdans de gros volumes, que ceux-là seuls liront quiparcourent la même route spéciale que lui. Là n'estpas son immortalité ; elle est dans la brève formuleoù il a résumé sa vie, et qui, plus ou moins exacte,entrera comme élément dans la science de l'avenir.L'art seul, où la forme est inséparable du fond, passetout entier à la postérité. Or, il faut lereconnaître, ce n'est point par la forme que nousvalons. On lira peu les auteurs de notre siècle ;mais, qu'ils s'en consolent, on en parlera beaucoup

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dans l'histoire de l'esprit humain. Lesmonographes les liront, et feront sur eux decurieuses thèses, comme nous en faisons surd'Urfé, sur La Boétie, sur Bodin, etc. Nousn'en faisons pas sur Racine et Corneille ; carceux-là sont lus encore, et l'on ne décrit guèreque les livres qu'on ne lit plus.Quoi qu'il en soit, le progrès scientifique etphilosophique est assujetti à des conditions toutesdifférentes de celles de l'art. Il n'y a pasprécisément de progrès pour------------------------------------------------------------------------p229l'art ; il y a variation dans l'idéal. Presque toutesles littératures ont à leur origine le modèle de leurperfection. La science, au contraire, avance par desprocédés tout opposés. à côté de ses résultatsphilosophiques, qui ne tardent jamais à entrer encirculation, elle a sa partie technique et spéciale,qui n'a de sens que pour l'érudit. Plusieurs sciencesn'ont même encore que cette partie, et plusieursn'en auront jamais d'autre.Les spécialités scientifiques sont le grand scandaledes gens du monde, comme les généralités sont lescandale des savants. C'est une suite de ladéplorable habitude que l'on a parmi nous deregarder ce qui est général et philosophique commesuperficiel, et ce qui est érudit comme lourdet illisible. Prêcher la philosophie à certainssavants, c'est se faire regarder comme un espritléger et une pauvre tête. Prêcher la science auxgens du monde, c'est se ranger à leurs yeux parmi lespédants d'école. Préjugés bien absurdes sans doute,qui pourtant ont leur cause. Car la philosophie n'aguère été jusqu'ici que la fantaisie a priori,et la science n'a été qu'un insignifiant étalaged'érudition. La vérité est, ce me semble, que lesspécialités n'ont de sens qu'en vue des généralités,mais que les généralités à leur tour ne sont possiblesque par les spécialités ; la vérité, c'est qu'il y aune science vitale, qui est le tout de l'homme, etque cette science a besoin de s'asseoir sur toutesles sciences particulières, qui sont belles enelles-mêmes, mais belles surtout dans leurensemble. Les spéciaux (qu'on me permettel'expression) commettent souvent la faute de croireque leur travail peut avoir sa fin en lui-même, etprêtent par là au ridicule ; tout ce qui estrésultat les alarme et leur semble de nulle valeur.Certes s'ils se bornaient à faire la guerre------------------------------------------------------------------------p230aux généralités hasardées, aux aperçus superficiels,

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on ne pourrait qu'applaudir à leur sévérité. Maissouvent ils ont bien l'air de tenir aux détails poureux-mêmes. Je conçois à merveille qu'une dateheureusement rétablie, une circonstance d'un faitimportant retrouvée, une histoire obscure éclaircieaient plus de valeur que des volumes entiers dans legenre de ceux qui s'intitulent souventphilosophie de l'histoire. Mais en vérité,est-ce par elles-mêmes que de telles découvertesvalent quelque chose ? N'est-ce pas en tant quepouvant fonder dans l'avenir la vraie et sérieusephilosophie de l'histoire ? Que m'importequ'Alexandre soit mort en 324 ou 325, que labataille de Platées se soit livrée sur telle ou tellecolline, que la succession des rois grecs etindo-scythes de la Bactriane ait été telle ou telle ?En vérité, me voilà bien avancé, quand je sais queAsoka a succédé à Bindusaro, et Kanerkès à jene sais quel autre. Si l'érudition n'était que cela,si l'érudit était l'Hermagoras de La Bruyère quisait le nom des architectes de la tour de Babel et n'apas vu Versailles, tout le ridicule dont on la chargeserait de bon aloi, la vanité seule pourrait soutenirdans de telles recherches, les esprits médiocrespourraient seuls y consacrer leur vie.Du moment où il est bien convenu que l'érudition n'ade valeur qu'en vue de ses résultats, on ne peutpousser trop loin la division du travail scientifique.Dans l'état actuel de la science, et surtout dessciences philologiques, les travaux les plus utilessont ceux qui mettent au jour de nouvelles sourcesoriginales. Jusqu'à ce que toutes les parties de lascience soient élucidées par des monographiesspéciales, les travaux généraux seront prématurés.Or, les monographies ne sont possibles qu'à la------------------------------------------------------------------------p231condition de spécialités sévèrement limitées. Pouréclaircir un point donné, il faut avoir parcouru danstous les sens la région intellectuelle où il estsitué, il faut avoir pénétré tous les alentours etpouvoir se placer en connaissance de cause au milieudu sujet. Combien les travaux sur les littératuresorientales gagneraient, si leurs auteurs étaientaussi spéciaux que les philologues qui ont créépièce à pièce la science des littératures classiques !Les seuls ouvrages utiles à la science sont ceuxauxquels on peut accorder une entière confiance, etdont les auteurs ont acquis, par une longue habitude,sinon le privilège de l'infaillibilité, du moinscette étendue de connaissances qui fait l'assurancede l'écrivain et la sécurité du lecteur. Sans cela,

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rien n'est définitivement acquis ; tout est sanscesse à refaire. On peut le dire sans exagération,les deux tiers des travaux relatifs aux languesorientales ne méritent pas plus de confiance qu'untravail fait sur les langues classiques par un bonélève de rhétorique.Je serais fâché qu'on méconnût sur ce pointl'intention de ce livre. J'ai vanté la polymathie etla variété des connaissances comme méthodephilosophique ; mais je crois qu'en fait de travauxspéciaux on ne peut se tenir trop sévèrement dans sasphère. J'aime Leibnitz, réunissant sous le nomcommun de philosophie les mathématiques,les sciences naturelles, l'histoire, lalinguistique. Mais je ne peux approuver unWilliam Jones, qui, sans être philosophe,déverse son activité sur d'innombrables sujets,et, dans une vie de quarante-sept ans, écrit uneanthologie grecque, une Arcadia, un poème épiquesur la découverte de la Grande-Bretagne, traduit lesharangues d'Isée, les poésies persanes de Hafiz,le code sanskrit de Manou, le drame de Sacontala, undes poèmes arabes appelés------------------------------------------------------------------------p232Moallakat, en même temps qu'il écrit unMoyen pour empêcher les émeutes dans lesélections et plusieurs opuscules decirconstance, le tout sans préjudice de saprofession d'avocat.Encore moins puis-je pardonner ce coupablemorcellement de la vie scientifique qui faitenvisager la science comme un moyen pour arriveraux affaires, et prélève les moments les plusprécieux de la vie du savant. Faire du torchonavec de la dentelle est de toute manière un mauvaiscalcul. Cuvier ne perdait-il pas bien son tempsquand il consumait à des rapports et à des soinsd'administration, dont d'autres se fussent acquittésaussi bien que lui, des heures qu'il eût pu rendre sifructueuses ? Un homme ne fait bien qu'une seulechose ; je ne comprends pas comment on peut admettreainsi dans sa vie un principal et un accessoire. Leprincipal seul a du prix, l'existence n'a pas deuxbuts. Si je ne croyais que tout est saint, que toutimporte à la poursuite du beau et du vrai, jeregarderais comme perdu le temps donné à autrechose qu'à la recherche spéciale. Je conçois un cadrede vie très étendu, universel même. Que le penseur,le philosophe, le poète s'occupent des affaires deleur pays, non pas dans les menus détails del'administration, mais quant à la direction générale,

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rien de mieux. Mais que le savant spécial, aprèsquelques travaux ou quelques découvertes, vienneréclamer comme récompense qu'on le dispensed'en faire davantage et qu'on le laisse entrer dansle champ de la politique, c'est là l'indice d'unepetite âme, d'un homme qui n'a jamais compris lanoblesse de la science.Les vrais intérêts de la science réclament donc plusque jamais des spécialités et des monographies. Ilserait à désirer que chaque pavé eût son histoire.Il est encore------------------------------------------------------------------------p233très peu de branches dans la philologie et l'histoireoù les travaux généraux soient possibles avec unepleine sécurité. Presque toutes les sciences ontdéjà leur grande histoire : histoire de lamédecine, histoire de la philosophie, histoire de laphilologie. Eh bien ! on peut affirmer sanshésiter que pas une seule de ces histoires,excepté peut-être l'histoire de la philosophie,n'est possible, et que, si le travail desmonographies ne prend pas plus d'extension, aucunene sera possible avant un siècle. On ne peut,en effet, exiger de celui qui entreprend ces vasteshistoires une égale connaissance spéciale de toutesles parties de son sujet. Il faut qu'il se fie pourbien des choses aux travaux faits par d'autres. Or,sur plusieurs points importants, les monographiesmanquent encore, en sorte que l'auteur est réduit àrecueillir çà et là quelques notions éparses et deseconde main, souvent fort inexactes. Soit,par exemple, l'histoire de la médecine, une des pluscurieuses et des plus importantes pour l'histoire del'esprit humain. Je suppose qu'un savant entreprennede refaire dans son ensemble l'oeuvre si imparfaitede Sprengel. Au moyen de ses connaissancespersonnelles et des travaux déjà faits, il pourrapeut-être traiter d'une manière définitive la partieancienne. Mais la médecine arabe, la médecine dumoyen âge, la médecine indienne, la médecinechinoise ? En supposant même qu'il sût l'arabe, lechinois ou le sanskrit, et qu'il fût capable defaire dans une de ces langues d'utiles monographies,sa vie ne suffirait pas à parcourir superficiellementun seul de ces champs encore inexplorés. Ainsi donc,en se condamnant à être complet, il se condamne àêtre superficiel. Son livre ne vaudra que pour lesparties où il est spécial ; mais alors pourquoi nepas se borner à ces parties ? Pourquoi------------------------------------------------------------------------p234consacrer à des travaux sans valeur et destinés à

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devenir inutiles des moments qu'il pourrait employersi utilement à des recherches définitives ?Pourquoi faire de longs volumes, parmi lesquelsun seul peut-être aura une valeur réelle ? C'estpitié de voir un savant, pour ne pas perdre unchapitre de son livre, condamné à faire l'histoirede la médecine chinoise à peu près dans les mêmesconditions qu'un homme qui ferait l'histoire de lamédecine grecque d'après quelque mauvais ouvragearabe ou du moyen âge. Et voilà pourtant à quoi il secondamnerait fatalement par le cadre même de sonlivre.C'est une curieuse expérience que celle-ci, et jeparierais qu'on la ferait sans exception sur toutesles histoires générales. Présentez ces histoires àchacun des hommes spéciaux dans une des parties dontelles se composent, je mets en fait que chacun d'euxtrouvera sa partie détestablement traitée. Ceux quiont étudié Aristote trouvent que Ritter a malrésumé Aristote, ceux qui ont étudié le stoïcismetrouvent qu'il a parlé superficiellement dustoïcisme. Je présentai un jour à mon savant ami ledocteur Daremberg, l' Histoire de laPhilologie de Graefenhan, pour qu'il enexaminât la partie médicale. Il la trouva traitée sansaucune intelligence du sujet. N'est-il pas bienprobable que tel autre savant spécial eût jugé demême les parties relatives à l'objet de sesrecherches ? En sorte que, pour vouloir tropembrasser, on arrive à ne satisfaire personne, àmoins, je le répète, que l'auteur de l'histoiregénérale ne soit lui-même spécial dans unebranche, auquel cas il eût mieux fait de s'y borner.Des monographies sur tous les points de la science,telle devrait donc être l'oeuvre du XIXe siècle :oeuvre pénible, humble, laborieuse, exigeant ledévouement le------------------------------------------------------------------------p235plus désintéressé ; mais solide, durable, etd'ailleurs immensément relevée par l'élévation dubut final. Certes il serait plus doux et plusflatteur pour la vanité de cueillir de primeabord le fruit qui ne sera mûr peut-être que dansun avenir lointain. Il faut une vertu scientifiquebien profonde pour s'arrêter sur cette pentefatale et s'interdire la précipitation, quand lanature humaine tout entière réclame la solutiondéfinitive. Les héros de la science sont ceux qui,capables des vues les plus élevées, ont pu sedéfendre toute pensée philosophique anticipée, etse résigner à n'être que d'humbles monographes, quand

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tous les instincts de leur nature les eussent portésà voler aux hauts sommets. Pour plusieurs,pour la plupart, il faut le dire, c'est là un légersacrifice ; ils ont peu de mérite à se priver de vuesphilosophiques, auxquelles ils ne sont pas portéspar leur nature. Les vrais méritants sont ceux qui,tout en comprenant d'une manière élevée le butsuprême de la science, tout en ressentantd'énergiques besoins philosophiques et religieux,se dévouent pour le bien de l'avenir au rude métierde manoeuvres et se condamnent comme le cheval à nevoir que le sillon qu'il creuse. Cela s'appelle, dansle style de l'évangile perdre son âme pour la sauver.Se résoudre à ignorer, pour que l'avenir sache,c'est la première condition de la méthodescientifique. Longtemps encore la science aura besoinde ces patientes recherches qui s'intitulent oupourraient s'intituler : Mémoires pour servir...De hautes intelligences devront ainsi, en vuedu bien de l'avenir, se condamner àl' ergastulum, pour accumuler dans de savantespages des matériaux qu'un bien petit nombre pourralire. En apparence, ces patients investigateursperdent leur temps------------------------------------------------------------------------p236et leur peine. Il n'y a pas pour eux de public ; ilsseront lus de trois, quatre personnes, quelquefoisde celui-là seul qui fera la recension de leurouvrage dans une revue savante, ou de celui quireprendra le même travail, si tant est qu'il prennele soin de connaître ses devanciers. Eh bien !les monographies sont encore après tout cequi reste le plus. Un livre de généralités estnécessairement dépassé au bout de dix années ; unemonographie étant un fait dans la science, une pierreposée dans l'édifice, est en un sens éternelle parses résultats. On pourra négliger le nom de sonauteur ; elle-même pourra tomber dans l'oubli ; maisles résultats qu'elle a contribué à établirdemeurent. Une vie entière est suffisammentrécompensée, si elle a fourni quelques éléments ausymbole définitif, quelques transformations que ceséléments puissent subir. Ce sera là désormais lavéritable immortalité.On pourrait citer une foule de recherches qui pourl'avenir se résoudront ainsi en quelques lignes,lesquelles supposeront des vies entières de patienteapplication. Les royaumes grecs de la Bactriane etde la Pentapotamie ont été depuis quelques annéesl'objet de travaux qui formeraient déjà plusieursvolumes et sont loin d'être clos. Peut-on espérer

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que ces études demeurent avec tous leurs détailsdans la science de l'avenir ? Non certes. Et pourtantelles ont été nécessaires pour caractériserl'étendue, l'importance, la physionomie de cescolonies avancées de la Grèce ; sans ceslaborieuses recherches, on eût ignoré une des facesdes plus curieuses de l'histoire de l'hellénismeen Orient. Ces résultats acquis, les travaux qui ontservi à les acquérir peuvent disparaître sans tropd'inconvénient, comme l'échafaudage aprèsl'achèvement de l'édifice.------------------------------------------------------------------------p237Et en supposant même (ce qui est vrai) que lesdétails demeurent nécessaires pour l'intelligencedes résultats généraux, les moyens, les machines, sij'ose le dire, par lesquels les Prinsep et lesLassen ont déchiffré cette page de l'histoirehumaine, auront à peu près perdu leur valeur, ouseront tout au plus conservés comme bas-reliefs sur lepiédestal de l'obélisque qu'ils auront servi àélever. "Les érudits du XIXe siècle, dira-t-on, ontdémontré..." Et tout sera dit.Il faut se représenter la science comme un édificeséculaire, qui ne pourra s'élever que parl'accumulation de masses énormes. Une vie entièrede laborieux travaux ne sera qu'une pierre obscureet sans nom dans ces constructions gigantesques,peut-être même un de ces moellons ignorés cachésdans l'épaisseur des murs. N'importe : on a sa placedans le temple, on a contribué à la solidité de seslourdes assises. Les auteurs de monographies nepeuvent raisonnablement espérer de voir leurstravaux vivre dans leur propre forme ; lesrésultats qu'ils ont mis en circulation subiront deNOMBREUSES transformations, une digestion, si j'osele dire, et une assimilation intimes. Mais, à traverstoutes ces métamorphoses, ils auront l'honneurd'avoir fourni des éléments essentiels à la vie del'humanité. La gloire des premiers explorateurs estd'être dépassée et de donner à leurs successeurs lesmoyens par lesquels ceux-ci les dépasseront. "Maiscette gloire est immense, et elle doit être d'autantmoins contestée par celui qui vient le second, quelui-même n'aura vraisemblablement aux yeux de ceuxqui plus tard s'occuperont du même sujet,que le seul mérite de les avoir précédés."L'oubli occupe une large place dans l'éducationscientifique------------------------------------------------------------------------p238de l'individu. Une foule de données spéciales,apprises plus ou moins péniblement, tombent

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d'elles-mêmes de la mémoire ; il faut pourtant segarder de croire que pour cela elles soient perdues.Car la culture intellectuelle qui est résultée de cetravail, la marche que l'esprit a accomplie par cesétudes, demeurent ; et cela seul a du prix. Il enest de même dans l'éducation de l'humanité. Leséléments particuliers disparaissent, mais lemouvement accompli reste. Il y a des problèmesalgébriques pour lesquels on est obligé d'employerdes inconnues auxiliaires et de prendre de grandscircuits. Regrette-t-on, quand le problème est résolu,que tout ce bagage ait été éliminé pour faire place àune expression toute simple et définitive ?Loin donc que les savants spéciaux désertent l'arènevéritable de l'humanité, ce sont eux qui travaillentle plus efficacement aux progrès de l'esprit,puisqu'eux seuls peuvent lui fournir les matériauxde ses constructions. Mais leurs recherches, je lerépète, ne sauraient avoir leur but en elles-mêmes ;car elles ne servent pas à rendre l'auteur plusparfait, elles n'ont de valeur que du moment où ellessont introduites dans la grande circulation. Il fautreconnaître que les savants spéciaux ont contribuéà répandre sur ce point d'étranges malentendus.S'occupant exclusivement de leurs études, ilstiennent tout le reste pour inutile, et considèrentcomme profanes tous ceux qui ne s'occupent pas desmêmes recherches qu'eux. Leur spécialité devientainsi pour eux un petit monde, où ils se renfermentobstinément et dédaigneusement. Et pourtant, sil'objet spécial auquel on consacre sa vie devait êtrepris comme ayant une valeur absolue, tous devraients'appliquer au------------------------------------------------------------------------p239même objet, c'est-à-dire au plus excellent. Entre leslittératures anciennes, il faudrait exclusivementcultiver la littérature grecque ; entre celles del'Orient, la littérature sanskrite, et celui quiconsacrerait ses travaux à telle médiocrelittérature serait un maladroit. Chacunede ces études n'a de valeur que par sa place dans letout, et par ses relations avec la science del'esprit humain. Les études orientales, par exemple,se subdivisent en trois ou quatre branchesprincipales, à chacune desquelles un petit nombre desavants se consacrent d'une manière exclusive, desorte que les recherches relatives aux littératuresqui ne sont pas l'objet de leurs étudesn'ont pour eux aucun intérêt. Il résulte de là quecelui qui fait un travail spécial sur leslittératures chinoise, persane, tibétaine, peut

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espérer d'avoir en Europe une douzaine de lecteurs.Et encore ces lecteurs, étant occupés de leur côtéde leurs travaux spéciaux, n'ont pas le temps des'occuper de ceux des autres, et n'y jettent qu'uncoup d'oeil superficiel, de sorte qu'au résumédans ces études chacun travaille pour lui seul.étrange renversement ! Est-ce à dire qu'il fûtdésirable que chaque orientaliste s'occupât detoutes les langues de l'Asie ? Non certes. Mais cequi serait à désirer, c'est que les savants les plusspéciaux eussent le sentiment intime et vrai de leuroeuvre, et que les esprits philosophiquesne dédaignassent pas de s'adresser à l'éruditionpour lui demander la matière de la pensée. Car, jele répète, si le monographe seul lit sa monographie,à quoi bon la faire ? Il serait trop étrange que lascience n'eût d'autre but que de servir ainsid'aliment à la curiosité de tel ou tel. Lessciences diverses, d'ailleurs, ont des problèmescommuns ou analogues quant à la forme, lesquels sontsouvent------------------------------------------------------------------------p240beaucoup plus faciles à résoudre dans une scienceque dans une autre. Ainsi, je suis persuadé que lesnaturalistes tireraient de grandes lumières, pour leproblème si philosophique de la classification et dela réalité des espèces, de l'étude de la méthode deslinguistes et des caractères naturels qui leurservent à former les familles et les groupes,d'après la dégradation insensible des procédésgrammaticaux. Que les savants y prennent garde ; il ya dans cette manie de ne regarder comme de bon aloique les travaux de première main un peu de vanité. Cesystème, poussé à l'extrême, aboutirait à renfermerchacun en lui-même et à détruire tout commerceintellectuel et scientifique. à quoi serviraient lesmonographies, si pour chaque travail ultérieur on enétait sans cesse à recommencer. Ce défaut tientencore à une autre vanité des savants, qui tientelle-même de très près à l'esprit superficiel, contrelequel ils ont une si juste horreur : c'est defaire des livres non pour être lus, mais pour prouverleur érudition.On ne peut trop le répéter, les véritables travauxscientifiques sont les travaux de première main. Lesrésultats n'ont d'ordinaire toute leur pureté que dansles écrits de celui qui le premier les a découverts.Il est difficile de dire combien les chosesscientifiques en passant ainsi de main en main, ets'écartant de leur source première, s'altèrent et sedéfaçonnent, sans mauvaise volonté de la part de ceux

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qui les empruntent. Tel fait est pris sous un jourun peu différent de celui sous lequelon le vit d'abord ; on ajoute une réflexion quen'eût pas faite l'auteur des travaux originaux, maisqu'on croit pouvoir légitimement faire. On avanceune généralité que l'investigateur primitif ne se fûtpas formulée de la------------------------------------------------------------------------p241même manière. Un écrivain de troisième main procéderaainsi sur son prédécesseur, et ainsi, à moins de seretremper continuellement aux sources, la sciencehistorique est toujours inexacte et suspecte.La connaissance qu'eut le moyen âge de l'antiquitéclassique est l'exemple le plus frappant de cesmodifications insensibles des faits primitifs, quiamènent les plus étranges erreurs ou les façons lesplus absurdes de se représenter les faits. Le moyenâge connut beaucoup de choses de l'antiquité grecque,mais rien, absolument rien, de première main ; de làdes méprises incroyables. Ils croient pouvoircombiner à leur façon les notions éparses etincomplètes qu'ils possèdent, et multiplientainsi l'inexactitude, qui, au bout de trois ou quatresiècles, devint telle que, quand au XIVe siècle lavéritable antiquité grecque commença d'êtreimmédiatement connue, il sembla que ce fut larévélation d'un autre monde. Les encyclopédisteslatins, Martien Capella, Boèce, Isidore deSéville, ne font guère que compiler des cahiersd'école et mettre bout à bout des donnéestraditionnelles. Bède et Alcuin connaissentbien moins l'antiquité que Martien Capella ouIsidore. Vincent de Beauvais est encore bienplus loin de la vérité. Au XIVe siècle enfin (hors del'Italie), l'inexactitude atteint ses dernièreslimites ; la civilisation grecque n'est pas plusconnue que ne le serait l'inde si, pour rétablir lemonde indien, on n'avait que les notions que nous enont laissées les écrivains de l'antiquité classique.Plusieurs parties de l'histoire littéraire, qui nesont pas encore suffisamment vivifiées par l'étudeimmédiate des sources, offrent des inexactitudescomparables à celles que commettait le moyen âge.C'est certes un scrupuleux------------------------------------------------------------------------p242investigateur que Brucker ; et pourtant les livresqu'il a consacrés à la philosophie des Indiens, desChinois, ou même des Arabes, doivent être mis sur lemême rang que les chapitres relatifs à l'histoireancienne dans le Speculum historiale de Vincentde Beauvais. Que dire donc de ceux qui sont venus

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après lui et n'ont fait que le copier ou l'extrairearbitrairement, sans aucun sentiment de l'essentielet de l'accessoire ? Quand on est certain que lesmatériaux que l'on possède sont les seuls quiexistent, tout incomplets qu'ils sont, on peut sepermettre ces marqueteries ingénieuses où sontgroupées toutes les paillettes dont on dispose, àcondition toutefois que l'on fasse des réserves etque l'on se reconnaisse incapable de déterminer lesrelations mutuelles des parties, les proportionsde l'ensemble. Mais quand les sources originalesexistent et ne demandent qu'à être explorées, il ya quelque chose de grotesque dans cet ajustage delambeaux épars, inexacts, sans suite, que l'onsystématise à sa guise et sans aucun sens de lamanière dont le font les indigènes. De là le défautnécessaire de toutes les histoires de lalittérature et de la philosophie faites en dehors dessources originales, comme cela a été longtemps le caspour le moyen âge, comme cela l'est encore pourl'Orient. Ceux qui refont ces histoires les unsaprès les autres ne font que copier les mêmes erreurset les aggrave en y joignant leurs propresconjectures. Lisez, dans Tennemann, Tiedemann,Ritter, les chapitres relatifs à la philosophiearabe, vous n'y trouverez rien de plus que dansBrucker, c'est-à-dire rien que des à-peu-près. Ilfaut définitivement bannir de la science ces travauxde troisième et de quatrième main, où l'on ne fait quecopier les mêmes données, sans les compléter ni lescontrôler. Quiconque dans l'état------------------------------------------------------------------------p243actuel de la science entreprendrait une histoirecomplète de la philosophie ou de la médecine arabeperdrait à la lettre son temps et sa peine : car ilne ferait que répéter ce qui est déjà connu. Unetelle oeuvre ne sera possible que quand huit ou dixexistences d'hommes laborieux et du caractère le plusspécial auront publié, traduit ou analysé tous lesauteurs arabes dont nous avons les textes ou lestraductions rabbiniques. Jusque-là tous les travauxgénéraux seront sans base. De tout cela ne sortiraitpeut-être pas encore quelque chose de bienmerveilleux ; car je fais assez peu de cas de laphilosophie arabe ; mais n'en résultât-il qu'unatome pour l'histoire de l'esprit humain, mille vieshumaines seraient bien employées à l'acquérir.Dans l'état actuel de la science, on peut trouverregrettable que des intelligences distinguéesconsacrent leurs travaux à des objets en apparencesi peu dignes de les occuper. Mais si la science

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était, comme elle devrait l'être, cultivée par degrandes masses d'individus et exploitée dans degrands ateliers scientifiques, les points les moinsintéressants pourraient comme les autres recevoir leurélucidation. Dans l'état actuel, on peut dire qu'ily a des recherches inutiles, en ce sens qu'ellesabsorbent un temps qui serait mieux employé à dessujets plus sérieux. Mais, dans l'état normal, oùtant de forces maintenant dépensées à des objetsparfaitement futiles, seraient tournéesaux choses sérieuses, aucun travail ne serait àdédaigner. Car la science parfaite de tout ne serapossible que par l'exploration patiente etanalytique des parties. Tel philologue a consacréde longues dissertations à discuter le sensdes particules de la langue grecque ; tel érudit dela Renaissance écrit un ouvrage sur la conjonctionquanquam ;------------------------------------------------------------------------p244tel grammairien d'Alexandrie a fait un livre sur ladifférence de (...) et (...). Assurément, ilseussent pu se proposer de plus importants problèmes,et néanmoins on ne peut dire que de tels travauxsoient inutiles. Car ils font pour la connaissancedes langues anciennes, et la connaissance des languesanciennes fait pour la philosophie de l'esprithumain. La langue sanskrite, de même, ne seraparfaitement possédée que quand de patientsphilologues en auront monographié toutes lesparties et tous les procédés. Il existe un assezgros volume de Bynaeus De calceis Hebroeorum.Certes on peut regretter que les souliers des Hébreuxaient trouvé un monographe, avant que les Védas aienttrouvé un éditeur. Je suis persuadé néanmoins que celivre, que je me propose de lire, renferme deprécieuses lumières et doit former un utilecomplément aux travaux de Braun, Schroeder etHartmann sur les vêtements du grand prêtre et desfemmes hébraïques. Le mot de Pline est vrai à lalettre : il n'y a pas de livre si mauvais qu'iln'apprenne quelque chose. Toute exclusion esttéméraire : il n'y a pas de recherche qu'onpuisse déclarer par avance frappée de stérilité. àcombien de résultats inappréciables n'ont pas menéles études en apparence les plus vaines. N'est-ce pasle progrès de la grammaire qui a perfectionnél'interprétation des textes et par làl'intelligence du monde antique ? Lesquestions les plus importantes de l'exégèsebiblique, en particulier, lesquelles ne peuvent êtreindifférentes au philosophe, dépendent d'ordinaire

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des discussions grammaticales les plus humbleset les plus minutieuses. Nulle part leperfectionnement de la grammaire et de lalexicographie n'a opéré une réforme plus radicale.Il est une foule d'autres cas où les questions lesplus vitales pour------------------------------------------------------------------------p245l'esprit humain dépendent des plus menus détailsphilologiques.Bien loin donc que les travaux spéciaux soient lefait d'esprits peu philosophiques, ce sont les plusimportants pour la vraie science et ceux quisupposent le meilleur esprit. Qui pourrait mieuxque M. Eugène Burnouf écrire sur la littératureindienne de savantes généralités ! Eh bien ! il nele fait qu'à contre-coeur, comme accessoire etaccidentellement, parce qu'il considère avec raisonl'étude positive, la publication des textes, ladiscussion philologique comme l'oeuvre essentielleet la plus urgente. Dans sa préface duBhagavata-Purana, M. Eugène Burnouf, s'excusantauprès des savants de donner quelques aperçusgénéraux, proteste qu'il ne le fait que pour lelecteur français, et qu'il n'attache qu'uneimportance secondaire à un travail qui devra se faireplus tard, et qui, tel qu'il pourrait être faitaujourd'hui, serai nécessairement dépassé et rendu parla suite inutile. Est-ce humilité d'esprit, est-ceamour des humbles choses pour elles-mêmes ? Non :c'est saine méthode, et rectitude de jugement. Dansl'état actuel de la littérature sanskrite, en effet,la publication et la traduction des textes vaut mieuxque toutes les dissertations possibles, soit surl'histoire de l'Inde, soit sur l'authenticité etl'intégrité des ouvrages. Les esprits superficielsseraient tentés de croire qu'une intelligence élevéeferait oeuvre plus méritoire et plus honorable enécrivant une histoire littéraire de l'Inde, parexemple, qu'en se livrant au labeur ingrat del'édition des textes et de la traduction. C'est uneerreur. Il ne s'agit pas encore de disserter sur unelittérature dont on ne possède pas tous leséléments. C'est comme si Pétrarque, Boccace et lePogge avaient voulu faire la théorie de lalittérature------------------------------------------------------------------------p246grecque. Pétrarque et Boccace, en faisant connaîtreHomère ; Ambroise Traversari, en traduisantDiogène Laërte ; le Pogge, en découvrantQuintilien et traduisant Xénophon ; Aurispa, enapportant en Occident des manuscrits de Plotin, de

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Proclus, de Diodore de Sicile ; Laurent Valla,en traduisant Hérodote et Thucydide, ont rendu unplus grand service aux littératures classiques ques'ils eussent prématurément abordé les hautesquestions d'histoire et de critique. Sans doute, ilest des superstitions littéraires et des fautes decritique où tombaient fatalement ces premiershumanistes, et que nous, aiguisés que nous sommespar la comparaison d'autres littératures, nouspouvons éviter. De prime abord, nous pouvons fairesur ces littératures presque inconnues des tours deforce de critique qui n'ont été possibles pour leslittératures grecque et latine qu'au bout de deux outrois siècles. Les premiers qui ont étudié Manou oule Mahabharat y ont découvert ce qu'il a fallutrois ou quatre cents ans pour apercevoirdans Homère et Moïse. Il faut maintenir toutefois"que l'époque des dissertations et des mémoires n'estpas encore venue pour l'Inde, ou plutôt qu'elle estdéjà passée, et que les travaux des Colebrooke etdes Wilson, des Schlegel et des Lassen ont fermépour longtemps la carrière qu'avait ouverte avec tantd'éclat le talent de Sir William Jones."L'histoire littéraire de l'inde en effet ne serapossible qu'au bout de deux siècles de travauxcomme ceux que le XVIe et le XVIIe siècle ontconsacrés aux littératures classiques. Les travauxde cet ordre sont les seuls qui, dans l'état actuelde la science, aient une valeur réelle et durable.Toutefois, comme il est vrai de dire qu'un systèmeincomplet pourvu qu'on n'y tienne pas d'une façonétroite, vaut mieux que l'absence de------------------------------------------------------------------------p247système, il serait peut-être désirable que, sansprétendre faire une oeuvre définitivementscientifique, on esquissât, d'après l'état actueldes études sanskrites, une sorte de manuel oud'introduction à cette littérature. J'avoue quele plus grand obstacle que j'aie rencontré enabordant les études indiennes a été l'absence d'unlivre sommaire sur la littérature sanskrite, samarche, ses époques principales, les âges diversde la langue, la place et le rang des diversouvrages, quelque chose d'analogue en un mot àce que Gesenius a fait pour la langue et lalittérature des Hébreux. Un tel ouvrage serait, ilEST vrai, vieilli au bout de dix années ; mais ilaurait eu son utilité et aurait contribué àfaciliter l'étude immédiate des sources. Il seraitregrettable assurément qu'un homme éminent ydépensât des instants qui pourraient être mieux

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employés à le rendre inutile ; et pourtant quipourrait le faire, si ce n'est celui qui a la vuecomplète du champ déjà parcouru ?Que la plupart de ceux qui consacrent leur vie à destravaux d'érudition spéciale n'aient pas le grandesprit qui seul peut vivifier ces travaux, c'est uninconvénient sans doute, mais qui bien souvent nuitplus à la perfection morale des auteurs qu'àl'ouvrage lui-même. La perfection serait d'embrasserintimement la particule tout en se tenant dans legrand milieu par une habitude constante, quipénétrerait toute la vie scientifique. Vraiment, enquoi tant de recherches érudites, tant de collectionsfaites par des esprits faibles et sans portée,diffèrent-elles de l'oeuvre du curieux qui assemblesur ses cartons des papillons de toutes couleurs ?Oh ! Quand la vie est si courte et qu'il s'yprésente tant de choses sérieuses, ne vaudrait-ilpas mieux prêter l'oreille aux mille voix du------------------------------------------------------------------------p248coeur et de l'imagination et goûter les délices dusentiment religieux, que de gaspiller ainsi une viequi ne repasse plus, et qui, si on l'a perdue, estperdue pour l'éternité ?Le grand obstacle qui arrête les progrès des étudesphilologiques me semble être cette dispersion dutravail et cet isolement des recherches spéciales,qui fait que les travaux du philologue n'existentguère que pour lui seul et pour un petit nombre d'amisqui s'occupent du même sujet. Chaque savant,développant ainsi sa partie sans égard pour les autresbranches de la science, devient étroit, égoïste, etperd le sens élevé de sa mission. Une vie suffiraità peine pour épuiser ce qui serait à consultersur tel point spécial d'une science qui n'estelle-même que la moindre partie d'une science plusétendue. Les mêmes recherches se recommencent sanscesse, les monographies s'accumulent à un tel pointque leur nombre même les annule et les rend presqueinutiles. Il viendra, ce me semble, un âge où lesétudes philologiques se recueilleront de tous cestravaux épars, et où, les résultats étant acquis, lesmonographies devenues inutiles ne seront conservéesque comme souvenirs. Quand l'édifice est achevé, iln'y a pas d'inconvénient à enlever l'échafaudagequi fut nécessaire à sa construction. Ainsi lepratiquent les sciences physiques. Les travauxapprouvés par l'autorité compétente y sont faits unefois pour toutes et adoptés de confiance, sans quel'on s'impose de revenir, si ce n'est rarement et àde longs intervalles, sur les recherches

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des premiers expérimentateurs. C'est ainsi que desannées entières d'études assidues se sont parfoisrésumées en quelques lignes ou quelques chiffres, etque le vaste ensemble des sciences de la nature s'estfait pièce à pièce et avec une admirable solidaritéde la part de tous les travailleurs.------------------------------------------------------------------------p249La délicatesse beaucoup plus grande des sciencesphilologiques ne permettrait pas sans doutel'emploi rigoureux d'une telle méthode. J'imaginenéanmoins qu'on ne sortira de ce labyrinthe dutravail individuel et isolé que par une grandeorganisation scientifique, où tout sera fait sansépargne comme sans déperdition de forces, et avec uncaractère tellement définitif qu'on puisse accepterde confiance les résultats obtenus. On serait parfoistenté de croire que c'est la masse même des travauxscientifiques qui les écrase, et que tout irait mieuxsi la publicité était plus restreinte. Mais levéritable défaut, c'est le manque d'organisation etde contrôle. Dans un état scientifique bienordonné, il serait à souhaiter que le nombre destravailleurs fût encore bien plus considérable. Alorsle travail ne s'enfouirait pas et ne s'étoufferaitpas lui-même, comme un feu où l'aliment est troppressé. Il est triste de songer que les trois quartsdes choses de détail que l'on cherche sont déjàtrouvées, tandis que tant d'autres mines où l'ondécouvrirait des trésors restent sans ouvriers, parsuite de la mauvaise direction du travail. La scienceressemble de nos jours à une riche bibliothèquebouleversée. Tout y est ; mais avec si peu d'ordreet de classification que tout y est comme s'iln'était pas.Qu'on y réfléchisse, on verra qu'il est absolumentnécessaire de supposer dans l'avenir une granderéforme du travail scientifique. La matière del'érudition, en effet, va toujours croissant d'unemanière si rapide, soit par des découvertesnouvelles, soit par la multiplication des siècles,qu'elle finira par dépasser de beaucoup la capacitédes chercheurs. Dans cent ans, la France compteratrois ou quatre littératures superposées. Danscinq cents ans, il y aura deux histoires anciennes.Or si la première, que le------------------------------------------------------------------------p250temps et le manque d'imprimerie ont si énormémentsimplifiée pour nous, a suffi pour occuper tant delaborieuses vies, que sera-ce de la nôtre, qu'ilfaudra extraire d'une si prodigieuse masse dedocuments ? Même raisonnement pour nos

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bibliothèques. Si la bibliothèque nationalecontinue à s'enrichir de toutes les productionsnouvelles, dans cent ans, elle sera absolumentimpraticable, et sa richesse même l'annulera. Il y adonc là une progression qui ne peut continuerindéfiniment sans amener une révolution dans lascience. Il serait puéril de se demander commentelle se fera. Y aura-t-il une grande simplificationcomme celle qui fut opérée par les barbares ? Desméthodes nouvelles faciliteront-elles lapolymathie ? Nous ne pouvons hasarder sur ce sujetaucune hypothèse raisonnable.Sans être partisan du communisme littéraire etscientifique, je crois pourtant qu'il est urgent decombattre la dispersion des forces et de concentrerle travail. L'allemagne pratique à cet égardplusieurs usages vraiment utiles. Il n'est pas rarede voir dans les journaux littéraires, dans les actesdes Congrès philologiques, etc., un savant prévenirses confrères qu'il a entrepris un travail spécialsur tel sujet, et les prier en conséquence delui envoyer tout ce que leurs études particulièresleur ont fait rencontrer sur ce point. Sans vouloirrien préciser, je concevrais que, dans uneorganisation sérieuse de la science, on ouvrît ainsides problèmes publics où chacun vînt apporter soncontingent de faits. Les académies, surtout lesacadémies à travaux communs, telles quel'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres,répondent au besoin que je signale ; mais pourqu'elles y satisfassent tout à fait, il faudraitleur faire subir de profondes transformations.------------------------------------------------------------------------p251chapitre XIV :Je sortirais de mon plan si je hasardais iciquelques idées d'une application pratique. Ausurplus, ma complète ignorance de la vie réellem'y rendrait tout à fait incompétent. L'organisation,exigeant l'expérience et le balancement desprincipes par les faits existants, ne saurait enaucune façon être l'oeuvre d'un jeune homme. Jene ferai donc que poser les principes.Que l'état ait le devoir de patronner la science,comme l'art, c'est ce qui ne saurait être contesté.L'état en effet représente la société et doitsuppléer les individus pour toutes les oeuvres oùles efforts isolés seraient insuffisants. Le butde la société est la réalisation large etcomplète de toutes les faces de la vie humaine. Or ilest quelques-unes de ces faces qui ne peuvent êtreréalisées que par la fortune collective. Les

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individus ne peuvent se bâtir des observatoires, secréer des bibliothèques, fonder de grandsétablissements scientifiques. L'état doit doncà la science des observatoires, des bibliothèques,des établissements scientifiques. Les individus nepourraient seuls entreprendre et publier certainstravaux. L'état leur doit des subventions.Certaines branches de la science (et ce sont les plusimportantes) ne sauraient procurer à ceux qui lescultivent le nécessaire de la vie : l'état doit sousune forme ou sous une autre offrir aux travailleursméritants les moyens nécessaires pour continuer------------------------------------------------------------------------p252paisiblement leurs travaux à l'abri du besoinimportun.Je dis que c'est là un devoir pour l'état, et jele dis sans aucune restriction. L'état n'est pas àmes yeux une simple institution de police et de bonordre. C'est la société elle-même, c'est-à-direl'homme dans son état normal. Il a par conséquent lesmêmes devoirs que l'individu, en ce qui touche auxchoses religieuses. Il ne doit pas seulement laisserfaire ; il doit fournir à l'homme les conditions deson perfectionnement. C'est une puissance plastiqueet bien réellement directrice. Car la société n'estpas la réunion atomistique des individus, forméepar la répétition de l'unité ; elle est une unitéconstituée ; elle est primitive.L'angleterre, je le sais, comme autrefois à quelqueségards l'ancienne France, suffit à presque tout pardes fondations particulières, et je conçois que, dansun pays où les fondations sont si respectées, onpuisse se passer d'un ministre de l'instructionpublique. L'état, je le répète, ne doit que suppléerà ce que ne peuvent faire ou ne font pas lesindividus ; il a donc un moindre rôle dans unpays où les particuliers peuvent et font beaucoup.L'Angleterre d'ailleurs ne réalise ces grandes chosesque par l'association, c'est-à-dire par de petitessociétés dans la grande, et je trouve pour ma partl'organisation française, issue de notrerévolution, bien plus conforme à l'esprit moderne.C'est surtout sous la forme religieuse que l'état aveillé jusqu'ici aux intérêts suprasensibles del'humanité. Mais du moment où la religiositéde l'homme en sera venue à s'exercer sous la formepurement scientifique et rationnelle, tout ce quel'état accordait autrefois à l'exercice------------------------------------------------------------------------p253religieux reviendra de droit à la science, seulereligion définitive. Il n'y aura plus de budget des

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cultes, il y aura budget de la science, budget desarts. L'état doit subvenir à la science comme à lareligion, puisque la science comme la religion estde la nature humaine. Il le doit même à un titre plusélevé ; car la religion, bien qu'éternelle dans sabase psychologique, a dans sa forme quelque chosede transitoire ; elle n'est pas comme la sciencetout entière de la nature humaine.La science n'existant qu'à la condition de la plusparfaite liberté, le patronage que lui doit l'étatne confère à l'état aucun droit de la contrôlerou de la réglementer, pas plus que la subventionaccordée aux cultes ne donne droit à l'état de fairedes articles de foi. L'état peut même moins,en un sens, sur la science que sur les religions ;car à celles-ci il peut du moins imposer quelquesrèglements de police ; au lieu qu'il ne peut rien,absolument rien, sur la science. La science, eneffet, se conduisant par la considération intrinsèqueet objective des choses, n'est pas libre elle-mêmed'obéir à qui veut bien lui commander : si elleétait libre dans ses opinions, on pourrait peut-êtrelui demander telle ou telle opinion. Mais elle nel'est pas ; rien de plus fatal que la raison et parconséquent que la science. Lui donner une direction,lui demander d'arriver à tel ou tel résultat, c'estune flagrante contradiction ; c'est supposer qu'elleest flexible à tous les sens, c'est supposer qu'ellen'est pas la science.Certains ordres religieux qui appliquaient à l'étudecette tranquillité d'esprit, l'un des meilleursfruits de la vie monastique, réalisaient autrefoisces grands ateliers de travail scientifique,dont la disparition est profondément à regretter.Sans doute il eût été bien préférable------------------------------------------------------------------------p254que ces travailleurs eussent été indépendants ; ilsn'eussent pas porté dans leur oeuvre autant depatience et d'abnégation ; mais ils y eussentcertainement porté plus de critique. Quoi qu'il ensoit, on ne peut nier que l'abolition des ordresreligieux qui se livraient à l'étude, etcelle des parlements, qui fournissaient à tantd'hommes lettrés de studieux loisirs, n'aientporté un coup fatal aux recherches savantes. Cettelacune ne sera réparée que quand l'état aurainstitué, sous une forme ou sous une autre,des chapitres laïcs, des bénéfices laïcs,où les grands travaux d'érudition seront repris pardes bénédictins profanes et critiques. à côté del'oeuvre savante de l'architecte, il y a dans la

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science l'oeuvre pénible du manoeuvre, qui exige uneobscure patience et des labeurs réunis. DomMabillon, dom Ruinard, dom Rivet, Montfauconn'eussent point accompli leurs oeuvres gigantesques,s'ils n'eussent eu sous leurs ordres toute unecommunauté de laborieux travailleurs, quidégrossissaient l'oeuvre à laquelle ils mettaientensuite la dernière main. La science ne ferade rapides conquêtes que quand des bénédictins laïcss'attelleront de nouveau au joug des recherchessavantes, et consacreront de laborieuses existencesà l'élucidation du passé. La récompense de cesmodestes travailleurs ne sera pas la gloire ; maisil est des natures douces et calmes, peu agitées depassions et de désirs, peu tourmentées de besoinsphilosophiques (gardez-vous de croire qu'elles soientpour cela froides et sèches ; au contraire elles ontsouvent une grande concentration et une sensibilitétrès délicate), qui se contenteraient de cettepaisible vie, et qui, au sein d'une honnête aisanceet d'une heureuse famille, trouveraient l'atmosphèrequ'il faut pour les modestes travaux. à vrai dire, laforme la plus naturelle de------------------------------------------------------------------------p255patronner ainsi la science est celle des sinécures.Les sinécures sont indispensables dans la science ;elles sont la forme la plus digne et la plusconvenable de pensionner le savant, outre qu'ellesont l'avantage de grouper autour des établissementsscientifiques des noms illustres et de hautescapacités. Il n'y a que des barbares ou des gens àcourte vue qui puissent se laisser prendre àdes objections superficielles comme celles que faitnaître au premier coup d'oeil la multiplicité desemplois scientifiques. Il est parfaitement évidentque le service de telle bibliothèque, qui comptedix ou douze employés, pourrait se faire tout aussibien avec deux ou trois personnes (et de fait iln'y a sur le nombre que deux ou trois employés quifassent quelque chose). Certaines gens enconcluraient qu'il faut supprimer tous les autres.Sans doute, si on ne se proposait que de satisfaireaux besoins matériels du service. Chose singulière !La science, la chose du monde la plus vraimentlibérale, n'est largement patronnée qu'en Russie !Certes il est regrettable qu'il faille descendre àde telles considérations. Mais, dans l'état actuelde l'humanité, l'argent est une puissanceintellectuelle, et mérite à ce titre quelqueconsidération. Un million vaut un ou deux hommesde génie, en ce sens qu'avec un million bien

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employé on peut faire autant pour le progrès del'esprit humain que feraient un ou deux hommes depremier ordre, réduits aux seules forces de l'esprit.Avec un million, je ferais pénétrer plus profondémentles idées modernes dans la masse que ne ferait unegénération de penseurs pauvres et sans influence.Avec un million, je ferais traduire le Talmud,publier les Védas, le Nyaya avec ses commentaires,et accomplir une foule de travaux------------------------------------------------------------------------p256qui contribueraient plus au progrès de la sciencequ'un siècle de réflexion métaphysique. Quelle ragede songer qu'avec les sommes que la sotte opulenceprodigue selon son caprice, on pourrait remuer leciel et la terre ! Il ne faut pas espérer que lesavant puisse sortir de la condition commune et sepasser du pain matériel. Il faut encore moinsespérer que les riches, qui sont exempts de cesouci, puissent jamais suffire aux besoins de lascience. Les grands instincts scientifiques sedéveloppent presque toujours chez des jeunes gensinstruits, mais pauvres. Les riches portent toujoursdans la science un ton d'amateur superficiel, d'assezmauvais aloi. On n'a jamais reproché à la religiond'avoir des ministres soumis comme les autreshommes aux besoins matériels et réclamantl'assistance de l'état. Quant à ceux qui ne voientdans la science que l'argent qu'elle procure, nousn'avons rien à en dire : ce sont des industriels,comme tant d'autres, mais non des savants. Quiconquea pu arrêter un instant sa pensée sur l'espoir dedevenir riche, quiconque a considéré les besoinsextérieurs autrement que comme une chaîne lourdeet fatale, à laquelle il faut malheureusement serésigner, ne mérite pas le nom de philosophe. Lesgrands traitements scientifiques et surtout le cumulauraient sous ce rapport un grave inconvénient,le même que les grandes richesses ont eu pour leclergé : ce serait d'attirer des âmes vénales, quine voient dans la science qu'un moyen comme un autrede faire fortune ; honteux simoniaques qui portentdans les choses saintes leurs grossières habitudeset leurs vues terrestres. Il faudrait qu'enembrassant la carrière scientifique, on fût assuré derester pauvre toute sa vie, mais aussi d'ytrouver le strict nécessaire ; il n'y aurait alorsque les belles------------------------------------------------------------------------p257âmes, poussées par un instinct puissant etirrésistible, qui s'y consacreraient, et la tourbedes intrigants porterait ailleurs ses prétentions.

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La première condition est déjà remplie ? Pourquoin'en est-il pas de même pour la seconde ?chapitre XV :Je dois, pour compléter ma pensée et bien fairecomprendre ce que j'entends par une philosophiescientifique, donner ici quelques exemples, desquelsil ressortira, ce me semble, que les étudesspéciales peuvent mener à des résultats tout aussiimportants pour la connaissance intime des chosesque la spéculation métaphysique ou psychologique.Je les emprunterai de préférence aux scienceshistoriques ou philologiques, qui me sontseules familières, et auxquelles est d'ailleursspécialement consacré cet essai.Ce n'est pas que les sciences de la nature nefournissent des données tout aussi philosophiques.Je ne crains pas d'exagérer en disant que les idéesles plus arrêtées que nous nous faisons sur lesystème des choses ont de près ou de loin leursracines dans les sciences physiques, et que lesdifférences les plus importantes qui distinguent lapensée moderne de la pensée antique tiennent à larévolution que ces études ont amenée dans la façonde considérer le monde. Notre idée des lois dela nature, laquelle a renversé à jamais l'ancienneconception du monde anthropomorphique, est le grandrésultat des sciences physiques,------------------------------------------------------------------------p258non pas de telle ou telle expérience, mais d'un moded'induction très général, résultant de laphysionomie générale des phénomènes. Il estincontestable que l'astronomie, en révélant àl'homme la structure de l'univers, le rang et laposition de la terre, l'ordre qu'elle occupedans le système du monde, a plus fait pour la vraiescience de l'homme que toutes les spéculationsimaginables fondées sur la considération exclusivede la nature humaine. Cette considération, en effet,mènerait ou à l'ancien finalisme, qui faisait del'homme le centre de l'univers, ou àl'hégélianisme pur, qui ne reconnaîtd'autre manifestation de la conscience divine quel'humanité. Mais l'étude du système du monde et de laplace que l'homme y occupe, sans renverser aucune deces deux conceptions, défend de les prendre d'unemanière trop absolue et trop exclusive. L'idée del'infini est une des plus fondamentales de la naturehumaine, si elle n'est pas toute la nature humaine ;et pourtant l'homme ne fût point arrivé à comprendredans sa réalité l'infini des choses, si l'étudeexpérimentale du monde ne l'y eût amené. Certes, ce

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n'est pas le télescope qui lui a révélé l'infini ;mais c'est le télescope qui l'a conduit aux limitesextrêmes, au delà desquelles est encore l'infini desmondes. La géologie, en apprenant à l'hommel'histoire de notre globe, l'époque de l'apparitionde l'humanité, les conditions de cette apparitionet des créations qui l'ont précédée, n'a-t-elle pasintroduit dans la philosophie un élément tout aussiessentiel ? La physique et la chimie ontplus fait pour la connaissance de la constitutionintime des corps que toutes les spéculations desanciens et modernes philosophes sur les qualitésabstraites de la matière, son essence, sadivisibilité. La physiologie et l'anatomie------------------------------------------------------------------------p259comparées, la zoologie, la botanique, sont à mes yeuxles sciences qui apprennent le plus de choses surl'essence de la vie, et c'est là que j'ai puisé leplus d'éléments pour ma manière d'envisagerl'individualité et le mode de conscience résultantde l'organisme. Les mathématiques elles-mêmes, bienque n'apprenant rien sur la réalité, fournissent desmoules précieux pour la pensée, et nous présentent,dans la raison pure en action, le modèle de la plusparfaite logique. Mais je ne veux pas insister pluslongtemps sur des choses que je ne connais pas d'unemanière spéciale, et je reviens à mon idéefondamentale d'une philosophie critique.Le plus haut degré de culture intellectuelle est, àmes yeux, de comprendre l'humanité. Le physiciencomprend la nature, non pas sans doute dans tous sesphénomènes, mais enfin dans ses lois générales, danssa physionomie vraie. Le physicien est le critiquede la nature ; le philosophe est le critique del'humanité. Là où le vulgaire voit fantaisie etmiracle, le physicien et le philosophe voient deslois et de la raison. Or cette intuition vraie del'humanité, qui n'est au fond que la critique, lascience historique et philologique peut seule ladonner. Le premier pas de la science de l'humanitéest de distinguer deux phases dans la pensée humaine :l'âge primitif, âge de spontanéité, où les facultés,dans leur fécondité créatrice, sans se regarderelles-mêmes, par leur tension intime, atteignaient unobjet qu'elles n'avaient pas visé ; et l'âge deréflexion, où l'homme se regarde et se possèdelui-même, âge de combinaison et de péniblesprocédés, de connaissance antithétique etcontroversée. Un des services que M. Cousin a rendusà la philosophie a été d'introduire parmi nous cettedistinction et de l'exposer

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------------------------------------------------------------------------p260avec son admirable lucidité. Mais ce sera la sciencequi la démontrera définitivement, et l'appliquera àla solution des plus beaux problèmes. L'histoireprimitive, les épopées et les poésies des âgesspontanés, les religions, les langues n'auront desens que quand cette grande distinction seradevenue monnaie courante. Les énormes fautes decritique que l'on commet d'ordinaire enappréciant les oeuvres des premiers âges viennentde l'ignorance de ce principe et de l'habitude oùl'on est de juger tous les âges de l'esprit humainsur la même mesure. Soit, par exemple, l'origine dulangage. Pourquoi débite-t-on sur cette importantequestion philosophique tant d'absurdesraisonnements ? Parce que l'on applique aux époquesprimitives des considérations qui n'ont de sens quepour notre âge de réflexion. Quand les plus grandsphilosophes, dit-on, sont impuissants à analyser lelangage, comment les premiers hommes auraient-ils pule créer ? L'objection ne porte que contre uneinvention réfléchie. L'action spontanée n'a pasbesoin d'être précédée de la vue analytique. Lemécanisme de l'intelligence est d'une analyse plusdifficile encore, et pourtant, sans connaître cetteanalyse, l'homme le plus simple sait en faire jouertous les ressorts. C'est que les mots facile etdifficile n'ont plus de sens appliqués auspontané. L'enfant qui apprend sa langue,l'humanité qui crée la science, n'éprouvent pasplus de difficulté que la plante qui germe, que lecorps organisé qui arrive à son completdéveloppement. Partout c'est le Dieu caché, laforce universelle, qui, agissant durant le sommeilou en l'absence de l'âme individuelle, produit cesmerveilleux effets, autant au-dessus de l'artificehumain, que la puissance infinie dépasse les forceslimitées.------------------------------------------------------------------------p261C'est pour n'avoir pas compris cette forcecréatrice de la raison spontanée qu'on s'est laisséaller à d'étranges hypothèses sur les origines del'esprit humain. Quand le Condillac catholique,M. de Bonald, conçoit l'homme primitif sur lemodèle d'une statue impuissante, sans originaliténi initiative, sur laquelle Dieu plaque, sij'ose le dire, le langage, la morale, la pensée(comme si on pouvait faire comprendre et parler unesouche inintelligente en lui parlant, comme si unetelle révélation ne supposait la capacitéintérieure de comprendre, comme si la faculté de

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recevoir n'était pas corrélative à celle deproduire), il n'a fait que continuer le XVIIIe siècleet nier l'originalité interne de l'esprit. Il estégalement faux de dire que l'homme a créé avecréflexion et délibération le langage, la religion,la morale, et de dire que ces attributs divins de sanature lui ont été révélés. Tout est l'oeuvre de laraison spontanée et de cette activité intime etcachée, qui, nous dérobant le moteur, ne nous laissevoir que les effets. à cette limite, il devientindifférent d'attribuer la causalité à Dieu ou àl'homme. Le spontané est à la fois divin et humain.Là est le point de conciliation des opinions enapparence contradictoires, mais qui ne sont quepartielles en leur expression, selon qu'elless'attachent à une face du phénomène plutôt qu'àl'autre.Les paralogismes que l'on commet sur l'histoire desreligions et sur leurs origines tiennent à la mêmecause. Les grandes apparitions religieuses présententune foule de faits inexplicables pour celui qui n'encherche pas la cause au-dessus de l'expériencevulgaire. La formation de la légende de Jésus ettous les faits primitifs du christianisme seraientinexplicables dans le milieu où nous vivons. Queceux qui se font des lois de l'esprit humain------------------------------------------------------------------------p262une idée étroite et mesquine, qui ne comprennent rienau delà de la vulgarité d'un salon ou des étroiteslimites du bon sens ordinaire ; que ceux qui n'ontpas compris la fière originalité des créationsspontanées de la nature humaine, que ceux-là segardent d'aborder un tel problème, ou se contententd'y jeter timidement la commode solution dusurnaturel. Pour comprendre ces apparitionsextraordinaires, il faut être endurci auxmiracles ; il faut s'élever au-dessus de notre âgede réflexion et de lente combinaison pour contemplerles facultés humaines dans leur originalitécréatrice, alors que, méprisant nos péniblesprocédés, elles tiraient de leur plénitude lesublime et le divin. Alors c'était l'âge desmiracles psychologiques. Supposer du surnaturel pourexpliquer ces merveilleux effets, c'est faire injureà la nature humaine, c'est prouver qu'on ignore lesforces cachées de l'âme, c'est faire comme levulgaire, qui voit des miracles dans les effetsextraordinaires, dont la science explique lemystère. Dans tous les ordres, le miracle n'estqu'apparent, le miracle n'est que l'inexpliqué. Pluson approfondira la haute psychologie de l'humanité

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primitive, plus on percera les origines de l'esprithumain, plus on trouvera de merveilles, merveillesd'autant plus admirables qu'il n'est pas besoin pourles produire d'un Dieu-machine toujours immiscédans la marche des choses, mais qu'elles sont ledéveloppement régulier de lois immuables comme laraison et le parfait.L'homme spontané voit la nature et l'histoire avecles yeux de l'enfance : l'enfant projette sur touteschoses le merveilleux qu'il trouve en son âme. Sacuriosité, le vif intérêt qu'il prend à toutecombinaison nouvelle viennent de sa foi aumerveilleux. Blasés par l'expérience, nousn'attendons rien de bien extraordinaire ; maisl'enfant ne------------------------------------------------------------------------p263sait ce qui va sortir. Il croit plus au possible,parce qu'il connaît moins le réel. Cette charmantepetite ivresse de la vie qu'il porte en lui-même luidonne le vertige ; il ne voit le monde qu'à traversune vapeur doucement colorée ; jetant sur touteschoses un curieux et joyeux regard, il sourit àtout, tout lui sourit. De là ses joies et aussi sesterreurs : il se fait un monde fantastique quil'enchante ou qui l'effraye ; il n'a pas cettedistinction qui, dans l'âge de la réflexion, séparesi nettement le moi et le non-moi, et nous pose enfroids observateurs vis-à-vis de la réalité.Il se mêle à tous ses récits : le narré simple etobjectif du fait lui est impossible ; il ne saitpoint l'isoler du jugement qu'il en a porté et del'impression personnelle qui lui en est restée.Il ne raconte pas les choses, mais lesimaginations qu'il s'est faites à propos deschoses, ou plutôt il se raconte lui-même.L'enfant se crée à son tour tous les mythes quel'humanité s'est créés : toute fable qui frappeson imagination est par lui acceptée ; lui-même s'enimprovise d'étranges, et puis se les affirme. Telest le procédé de l'esprit humain aux époquesmythiques. Le rêve pris pour une réalité et affirmécomme tel. Sans préméditation mensongère, la fablenaît d'elle-même ; aussitôt née, aussitôt acceptée,elle va se grossissant comme la boule de neige ;nulle critique n'est là pour l'arrêter. Et ce n'estpas seulement aux origines de l'esprit humainque l'âme se laisse jouer par cette aimableduperie : la fécondité du merveilleux dure jusqu'àl'avènement définitif de l'âge scientifique, seulementavec moins de spontanéité, et en s'assimilant plusd'éléments historiques.

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Voilà un principe susceptible de devenir la base detoute une philosophie de l'esprit humain, et autourduquel se groupent les résultats les plus importantsde------------------------------------------------------------------------p264la critique moderne. La chronologie n'est presquerien dans l'histoire de l'humanité. Un concours decauses peut obscurcir de nouveau la réflexion etfaire revivre les instincts des premiers jours.Voilà comment, à la veille des temps modernes, etaprès les grandes civilisations de l'antiquité, lemoyen âge a rappelé de nouveau les temps homériqueset l'âge de l'enfance de l'humanité. La théoriedu primitif de l'esprit humain, si indispensable pourla connaissance de l'esprit humain lui-même, est notregrande découverte, et a introduit dans la sciencephilosophique des données profondément nouvelles. Lavieille école cartésienne prenait l'homme d'unefaçon abstraite, générale, uniforme. On faisaitl'histoire de l'individu, comme quelques Allemandsfont encore l'histoire de l'humanité, a prioriet sans s'embarrasser des nuances que les faits seulspeuvent révéler. Que dis-je, son histoire ? il n'yavait pas d'histoire pour cet être sans génialitépropre, qui voyait tout en Dieu, comme les anges.Tout était dit quand on s'était demandé s'il pensetoujours, si les sens le trompent, si les corpsexistent, si les bêtes ont une âme. Et que pouvaientsavoir de l'homme vivant et sentant ces durspersonnages en robe longue des parlements, dePort-Royal, de l'Oratoire, coupant l'homme en deuxparties, le corps, l'âme, sans lieu nipassage entre les deux, se défendant par là d'étudierla vie dans sa parfaite naïveté ? On raconted'étranges choses de l'insensibilité et de la duretéde Malebranche, et cela devait être. Ce n'est pasdans le monde abstrait de la raison pure qu'ondevient sympathique à la vie ; tout ce qui touche etémeut tient toujours un peu au corps. Pour nous, nousavons transporté le champ de la science de l'homme.C'est sa vie que nous voulons savoir ;------------------------------------------------------------------------p265or, la vie, c'est le corps et l'âme, non pas posésvis-à-vis l'un de l'autre comme deux horloges quibattent ensemble, non pas soudés comme deux métauxdifférents, mais unifiés dans un grand phénomène àdeux faces, qu'on ne peut scinder sans le détruire.Notre science de l'homme n'est donc plus uneabstraction, quelque chose qui peut se fairea priori et par des considérations générales ;c'est l'expérimentation universelle de la vie

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humaine, et par conséquent l'étude de tous lesproduits de son activité, surtout de son activitéspontanée. Je préfère aux plus belles disquisitionscartésiennes la théorie de la poésie primitive et del'épopée nationale, telle que Wolf l'avaitentrevue, telle que l'étude comparée deslittératures l'a définitivement arrêtée. Si quelquechose peut faire comprendre la portée de lacritique et l'importance des découvertes qu'on doiten attendre, c'est assurément d'avoir expliqué parles mêmes lois Homère et le Ramayana, lesNiebelungen et le Schahnameh, les romances du Cid,nos chansons de Gestes, les chants héroïques del'écosse et de la Scandinavie ! Il y a des traitsde l'humanité susceptibles d'être fixés unefois pour toutes, et pour lesquels les peintures lesplus anciennes sont les meilleures. Homère, laBible et les Védas seront éternels. On les lira,lorsque les oeuvres intermédiaires seront tombéesdans l'oubli ; ce seront à jamais les livres sacrésde l'humanité. Aux deux phases de la pensée humainecorrespondent, en effet, deux sortes delittératures : - littératures primitives, jets naïfsde la spontanéité des peuples, fleurs rustiques maisnaturelles, expressions immédiates du génie et destraditions nationales ; - littératures réfléchies,bien plus individuelles, et pour lesquelles lesquestions d'authenticité et d'intégrité,------------------------------------------------------------------------p266impertinentes quand il s'agit des littératuresprimitives, ont leur pleine signification. Ainsi setrouvent placés aux deux pôles de la pensée despoèmes habitués autrefois à se trouver côte à côte,comme l'Iliade et l'énéide.La théorie générale des mythologies, telle queHeyne, Niebuhr, Ottfried Müller, Bauer,Strauss l'ont établie, se rattache au même ordrede recherches, et suppose le même principe. Lesmythologies ne sont plus pour nous des sériesde fables absurdes et parfois ridicules, mais degrands poèmes divins, où les nations primitives ontdéposé leurs rêves sur le monde suprasensible. Ellesvalent mieux en un sens que l'histoire ; car, dansl'histoire, il y a une portion fatale et fortuite,qui n'est pas l'oeuvre de l'humanité, au lieu que,dans les fables, tout lui appartient ; c'est sonportrait peint par elle-même. La fable est libre,l'histoire ne l'est pas. Le Livre des rois,de Firdousi, est sûrement une bien mauvaisehistoire de la Perse ; et pourtant ce beaupoème nous représente mieux le génie de la

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Perse que ne le ferait l'histoire la plus exacte ;il nous donne ses légendes et ses traditionsépiques, c'est-à-dire son âme. Les érudits regrettentfort que l'Inde ne nous ait laissé aucune histoire.Mais en vérité nous avons mieux que son histoire ;nous avons ses livres sacrés, sa philosophie. Cettehistoire ne serait sans doute, comme toutes leshistoires de l'Orient, qu'une sèche nomenclature derois, une série de faits insignifiants. Ne vaut-ilpas mieux posséder directement ce qu'il fautpéniblement extraire de l'histoire, ce qui seulen fait la valeur, l'esprit de la nation ?Les races les plus philosophiques sont aussi les plusmythologiques. L'Inde présente l'étonnant phénomènede la plus riche mythologie à côté d'undéveloppement métaphysique bien supérieur à celui dela Grèce, peut-être------------------------------------------------------------------------p267même à celui de l'Allemagne. Les trois caractèresqui distinguent les peuples indo-germaniques despeuples sémitiques sont que les peuples sémitiquesn'ont ni philosophie, - ni mythologie, - niépopée : trois choses au fond très connexes ettenant à une façon toute diverse d'envisager lemonde. Les Sémites n'ont jamais conçu le sexe enDieu ; le féminin du mot Dieu ferait en hébreule plus étrange barbarisme. Par là ils se sont coupéla possibilité de la mythologie et de l'épopéedivine : la variété d'intrigues ne pouvant avoirlieu sous un Dieu unique et souverain absolu. Sousun tel régime, la lutte n'est pas possible. Le Dieude Job, ne répondant à l'homme que par des coups detonnerre, est très poétique, mais nullement épique.Il est trop fort, il écrase du premier coup. Lesanges n'offrent aucune variété individuelle, et tousles efforts ultérieurs pour leur donner unephysionomie (archanges, séraphins, etc.) n'ontabouti à rien de caractérisé. Et puis quel intérêtprendre à des messagers, à des ministres,sans initiative, ni passion ? Sous le régime deJéhova, la création mythologique ne pouvait aboutirqu'à des exécuteurs de ses ordres. Aussi le rôle desanges est-il en général froid et monotone, commecelui des messagers et des confidents. La variétéest l'élément qui manque le plus radicalement auxpeuples d'origine sémitique : leurs poésies originalesne peuvent dépasser un volume. Les thèmes sont peunombreux et vite épuisés. Ce Dieu isolé de lanature, cette nature que Dieu a faite ne prêtentpoint à l'incident et à l'histoire. Quelle distancede cette vaste divinisation des forces naturelles,

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qui est le fond des grandes mythologies, à cetteétroite conception d'un monde façonné comme un vaseentre les mains du potier. Et c'est là que nousavons été------------------------------------------------------------------------p268nous égarer pour chercher notre théologie ! Certescette façon de concevoir les choses est simple etmajestueuse ; mais combien elle est pâle auprès deces grandes évolutions de Pan que la raceindo-germanique, à ses débuts poétiques comme à sonterme, a si bien su comprendre !Parmi les sciences secondaires qui doivent servir àconstituer la science de l'humanité, aucune n'aautant d'importance que la théorie philosophique etcomparée des langues. Quant on songe que cetteadmirable science ne compte guère encore qu'unegénération de travaux, et que déjà pourtant elle aamené de si précieuses découvertes, on ne peut assezs'étonner qu'elle soit si peu cultivée etsi peu comprise. Est-il croyable qu'il n'existe pasdans toute l'Europe une seule chaire de linguistiqueet que le collège de France, qui met sa gloire àreprésenter dans son enseignement l'ensemble del'esprit humain, n'ait pas de chaire pour une desbranches les plus importantes de la connaissancehumaine que le XIXe siècle ait créées ? Quelrésultat historique que la classification des languesen familles, et surtout la formation de ce groupe dontnous faisons partie et dont les rameaux s'étendentdepuis l'île de Ceylan jusqu'au fond de laBretagne ! Quelles lumières pour l'ethnographie,pour l'histoire primitive, pour les origines del'humanité ! Quel résultat philosophique quela reconnaissance des lois qui ont présidé audéveloppement du langage, à la transformation de sesmécanismes, aux décompositions et recompositionsperpétuelles qui forment son histoire ! Le progrèsanalytique de la pensée eût-il été scientifiquementreconnu, si les langues ne nous eussent montré, commedans un miroir, l'esprit humain marchant sans cessede la synthèse ou de la complexité------------------------------------------------------------------------p269primitive à l'analyse et à la clarté ? N'est-ce pasl'étude des langues primitives qui nous a révélé lescaractères primitifs de l'exercice de la pensée, laprédominance de la sensation, et cette sympathieprofonde qui unissait alors l'homme et la nature ?Quel tableau, enfin, de l'esprit humain vaut celuique fournit l'étude comparée des procédés parlesquels les races diverses ont exprimé les nexesdifférents de la pensée ? Je ne connais pas de plus

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beau chapitre de psychologie que les dissertations deM. de Humboldt sur le duel, sur les adverbes delieu, ou celles que l'on pourrait faire sur lacomparaison des conjugaisons sémitique etindo-germanique, sur la théorie générale despronoms, sur la formation des radicaux, sur ladégradation insensible et l'existence rudimentairedes procédés grammaticaux dans les diversesfamilles, etc. Ce qu'on ne peut trop répéter, c'estque, par les langues, nous touchons le primitif. Leslangues, en effet, ne se créent pas de procédésnouveaux, pas plus qu'elles ne se créent de racinesnouvelles. Tout progrès pour elles consiste àdévelopper tel ou tel procédé, à faire dévier lesens des radicaux, mais nullement à en ajouter denouveaux. Le peuple et les enfants seuls ont leprivilège de créer des mots et des tours sansantécédent, pour leur usage individuel. Jamaisl'homme réfléchi ne se met à combiner arbitrairementdes sons pour désigner une idée nouvelle, ni à créerune forme grammaticale pour exprimer un nexe nouveau.Il suit de là que toutes les racines des famillesdiverses ont eu leur raison dans la façon de sentirdes peuples primitifs, et que tous les procédésgrammaticaux proviennent directement de la manièredont chaque race traita la pensée ; que le langage,en un mot, par toute sa construction, remonte auxpremiers jours------------------------------------------------------------------------p270de l'homme, et nous fait toucher les origines. Je suisconvaincu, pour ma part, que la langue que parlèrentles premiers êtres pensants de la race sémitiquedifférait très peu du type commun de toutes ceslangues, tel qu'il se présente dans l'hébreu ou lesyriaque. Il est indubitable, au moins, que lesracines de ces idiomes, les racines qui forment encoreaujourd'hui le fond d'une langue parlée sur unegrande partie du globe, furent les premières quiretentirent dans les poitrines fortes et profondesdes pères de cette race. Et, quoiqu'il sembleparadoxal de soutenir la même chose pour nos languesmétaphysiques, tourmentées par tant de révolutions,on peut affirmer sans crainte qu'elles ne renfermentpas un mot, pas un procédé qu'on ne puisse rattacherpar une filiation directe aux premières impressionsdes premiers enfants de Dieu. Songeons donc,au nom du ciel, à ce que nous avons entre les mains,et travaillons à déchiffrer cette médaille desanciens jours.On se figure d'ordinaire les lois de l'évolution del'esprit humain comme beaucoup trop simples. Il y a

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un extrême danger à donner une valeur historique etchronologique aux évolutions que l'on conçoit commeayant dû être successives, à supposer, par exemple,que l'homme débute par l'anthropophagie, parce quecet état est conçu comme le plus grossier. Laréalité est autrement variée. Il n'y a pas depenseur qui en réfléchissant sur l'histoirede l'humanité n'arrive à sa formule ; ces formulesne coïncident pas, et pourtant ne sont pascontradictoires. C'est qu'en effet il n'y a pas dansl'humanité deux développements absolumentsidentiques. Il y a des lois, mais des lois trèsprofondes ; on n'en voit jamais l'actionsimple, le résultat est toujours compliqué decirconstances accidentelles. Les noms généraux parlesquels on------------------------------------------------------------------------p271désigne les phases diverses de l'esprit nes'appliquent jamais d'une manière parfaitementunivoque, comme disait l'école, à deux étatsdivers. "La ligne de l'humanité, dit Herder, n'estni droite, ni uniforme ; elle s'égare dans toutesles directions, présente toutes les courbures ettous les angles. Ni l'asymptote, ni l'ellipse, ni lacycloïde ne peuvent nous en représenter la loi." Lesrelations des choses ne sont pas sur un plan, maisdans l'espace. Il y a des dimensions dans la penséecomme dans l'étendue. De même qu'une classificationn'explique qu'une seule série linéaire des êtres, eten néglige forcément plusieurs tout aussi réellesqui croisent la première et exigeraient uneclassification à part, de même toutes les loisn'expriment qu'un seul système de relations, et enomettent nécessairement mille autres. C'est comme uncorps à trois dimensions projeté sur un plan.Certains traits seront conservés, d'autres altérés,d'autres complètement omis. Le moyen âge ressemblepar certains côtés aux temps homériques, et quivoudrait pourtant appliquer à des états sidivers la même dénomination ? Chacun saisit dans cevaste tableau un trait, une physionomie, un jet delumière ; nul ne saisit l'ensemble et lasignification du tout. Un voyageur a traversé laFrance du nord au sud ; un autre de l'est àl'ouest ; un autre suivant une autre ligne ; chacund'eux donne sa relation comme la description complètede la France ; voilà l'image exacte de ce qu'on faitjusqu'ici ceux qui ont tenté de présenter un systèmede philosophie de l'histoire. Une carte de géographien'est possible que quand le pays qu'il s'agit dereprésenter a été exploré dans tous les sens. Or,

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qu'on y songe, l'histoire est la vraie philosophie duXIXe siècle. Notre siècle n'est pas métaphysique. Ils'inquiète peu de la discussion------------------------------------------------------------------------p272intrinsèque des questions. Son grand souci, c'estl'histoire, et surtout l'histoire de l'esprit humain.C'est ici le point de séparation des écoles : on estphilosophe, on est croyant, selon la manière dont onenvisage l'histoire ; on croit à l'humanité, on n'ycroit pas selon le système qu'on s'est fait de sonhistoire. Si l'histoire de l'esprit humain n'estqu'une succession de systèmes qui se renversent, iln'y a qu'à se jeter dans le scepticisme ou dans lafoi. Si l'histoire de l'esprit humain est la marchevers le vrai, entre deux oscillations quirestreignent de plus en plus le champ de l'erreur,il faut bien espérer de la raison. Chacun, denos jours, est ce qu'il est par la façon dont ilentend l'histoire.L'étude comparée des religions, quand elle seradéfinitivement établie sur la base solide de lacritique, formera le plus beau chapitre de l'histoirede l'esprit humain, entre l'histoire desmythologies et l'histoire des philosophies.Comme les philosophies, les religions répondent auxbesoins spéculatifs de l'humanité. Comme lesmythologies, elles renferment une large partd'exercice spontané et irréfléchi des facultéshumaines. De là leur inappréciable valeur auxyeux du philosophe. De même qu'une cathédralegothique est le meilleur témoin du moyen âge, parceque les générations ont habité là en esprit ; demême les religions sont le meilleur moyen pourconnaître l'humanité ; car l'humanité y a demeuré ;ce sont des tentes abandonnées où tout décèle latrace de ceux qui y trouvèrent un abri. Malheurà qui passe indifférent auprès de ces masuresvénérables, à l'ombre desquelles l'humanité s'est silongtemps abritée, et où tant de belles âmes trouventencore des consolations et des terreurs ! Lors mêmeque le toit serait percé à jour et que l'eau du cielviendrait------------------------------------------------------------------------p273mouiller la face du croyant agenouillé, la scienceaimerait à étudier ces ruines, à décrire toutes lesstatuettes qui les ornent, à soulever les vitrauxqui n'y laissent entrer qu'un demi-jour mystérieux,pour y introduire le plein soleil, et étudier àloisir ces admirables pétrifications de la penséehumaine.L'histoire des religions est encore presque toute à

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créer. Mille causes de respect et de timiditéempêchent sur ce point la franchise, sans laquelleil n'y a pas de discussion rationnelle, et rendentau fond la position de ces grands systèmes plusdéfavorable qu'avantageuse aux yeux de lascience. Les religions semblent mises au ban del'humanité ; elles n'arrivent que bien tard àobtenir leur véritable valeur, celle qu'ellesméritent aux yeux de la critique, et le silence qu'ongarde à leur égard peut faire illusion surl'importance du rôle qu'elles ont joué dans ledéveloppement des idées. Une histoire de laphilosophie, où Platon occuperait un volume,devrait, ce semble, en consacrer deux à Jésus :et pourtant ce nom n'y sera peut-être pas une foisprononcé. Ce n'est pas la faute de l'historien ;c'est la conséquence de la position de Jésus. Telest le sort de tout ce qui est arrivé à uneconsécration religieuse. Combien la littératurehébraïque, par exemple, si admirable, sioriginale, n'a-t-elle pas souffert aux yeux de lascience et du goût en devenant la Bible !Soit mauvaise humeur, soit reste de superstition, lacritique scientifique et littéraire a quelque peineà envisager comme ses objets propres les oeuvres quiont ainsi été séquestrées du profane et du naturel,c'est-à-dire de ce qui est ; et pourtant est-ce lafaute de ces oeuvres ? L'auteur de ce charmant petitpoème, qu'on appelle le Cantique des Cantiques,pouvait-il se douter qu'un jour on le------------------------------------------------------------------------p274tirerait de la compagnie d'Anacréon et de Hafizpour en faire un inspiré qui n'a chanté que l'amourdivin ? Il est temps définitivement que la critiques'habitue à prendre son bien partout où elle letrouve, et à ne pas distinguer entre les oeuvres del'esprit humain, lorsqu'il s'agit d'induire etd'admirer. Il est temps que la raison cesse decritiquer les religions comme des oeuvresétrangères, élevées contre elle par une puissancerivale, et qu'elle se reconnaisse enfin dans tous lesproduits de l'humanité, sans distinction niantithèse. Il est temps que l'on proclame qu'uneseule cause a tout fait dans l'ordre del'intelligence, c'est l'esprit humain, agissanttoujours d'après des lois identiques, mais dans desmilieux divers. à entendre certains rationalistes,on serait tenté de croire que les religions sontvenues du ciel se poser en face de la raisonpour le plaisir de la contrecarrer ; comme si lanature humaine n'avait pas tout fait par des faces

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différentes d'elle-même ! Sans doute on peut opposerreligion et philosophie, comme on oppose deuxsystèmes, mais en reconnaissant qu'elles ont la mêmeorigine et posent sur le même terrain. La vieillepolémique semblait concéder que les religions sontd'une autre origine, et par là elle était amenéeà les injurier. En étant plus hardi, on seraplus respectueux.La haute placidité de la science n'est possible qu'àla condition de l'impartiale critique, qui, sansaucun égard pour les croyances d'une portion del'humanité, manie avec l'inflexibilité du géomètre,sans colère comme sans pitié, son imperturbableinstrument. Celui qui injurie n'est pas un critique.Quand nous en serons venus au point que l'histoirede Jésus soit aussi libre que l'histoire deBuddha et de Mahomet, on ne songera point àadresser------------------------------------------------------------------------p275de durs reproches à ceux que des circonstancesfatales ont privés du jour de la critique. Je suissûr que M. Eugène Burnouf ne s'est jamais pris decolère contre les auteurs de la vie fabuleuse deBuddha, et que ceux qui, parmi les Européens, ontécrit l'histoire de Mahomet, n'ont jamais ressentiun bien violent dépit contre Abulféda etles auteurs musulmans qui ont écrit en vraiscroyants la vie de leur prophète.Les apologistes soutiennent que ce sont les religionsqui ont fait toutes les grandes choses del'humanité, et ils ont raison. Les philosophescroient travailler pour l'honneur de la philosophieen abaissant les religions, et ils ont tort. Pournous autres, qui ne plaidons qu'une seule cause,la cause de l'esprit humain, notre admiration estbien plus libre. Nous croirions nous faire tort ànous-mêmes en n'admirant pas quelque chose de ce quel'esprit humain a fait. Il faut critiquer lesreligions comme on critique les poèmes primitifs.Est-on de mauvaise humeur contre Homère ou Valmiki,parce que leur manière n'est plus celle de notre âge ?Personne, grâce à Dieu, n'est plus tenté, de nosjours, d'aborder les religions avec cettedédaigneuse critique du XVIIIe siècle, qui croyaittout expliquer par des mots d'une clarté superficielle,superstition, crédulité, fanatisme. Aux yeux d'unecritique plus avancée, les religions sont lesphilosophies de la spontanéité, philosophiesamalgamées d'éléments hétérogènes, comme l'aliment,qui ne se compose pas seulement de parties nutritives.En apparence la fine fleur serait préférable,

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mais l'estomac ne pourrait la supporter. Des formulesexclusivement scientifiques ne fourniraient qu'unenourriture sèche, et cela est si vrai que toutegrande pensée------------------------------------------------------------------------p276philosophique se combine d'un peu de mysticisme,c'est-à-dire de fantaisie et de religionindividuelle.Les religions sont ainsi l'expression la plus pure etla plus complète de la nature humaine, le coquillageoù se moulent ses formes, le lit où elle se repose etlaisse empreintes les sinuosités de ses contours.Les religions et les langues devraient être lapremière étude du psychologue. Car l'humanité est bienplus facile à reconnaître dans ses produits que dansson essence abstraite, et dans ses produitsspontanés que dans ses produits réflexes. Lascience, étant tout objective, n'a rien d'individuelet de personnel : les religions, au contraire, sontpar leur essence individuelles, nationales,subjectives en un mot. Les religions ont été forméesà une époque où l'homme se mettait dans toutes sesoeuvres. Prenez un ouvrage de science moderne,l' Astronomie physique de M. Biot oula chimie de M. Regnault : c'est l'objectivitéla plus parfaite ; l'auteur est complètement absent ;l'oeuvre ne porte aucun cachet national niindividuel ; c'est une oeuvre intellectuelle, et nonune oeuvre humaine. La science populaire, et àbeaucoup d'égards la science ancienne, ne voyaientl'homme qu'à travers l'homme, et le teignaient decouleurs tout humaines. Longtemps encore après que lesmodernes se furent créé des moyens d'observation plusparfaits, il resta de nombreuses causes d'aberration,qui défaçonnaient et altéraient de couleursétrangères les contours des objets. La lunette, aucontraire, avec laquelle les modernes voient le mondeest du plus parfait achromatisme. S'il y a d'autresintelligences que celle de l'homme, nous ne concevonspas qu'elles puissent voir autrement. Les oeuvresscientifiques ne peuvent donc en aucune façon donnerune idée------------------------------------------------------------------------p277de l'originalité de la nature humaine ni de soncaractère propre, tandis qu'une oeuvre où la fantaisieet la sensibilité ont une large part est bien plushumaine, et par conséquent plus adaptée à l'étudeexpérimentale des instincts de la nature psychologique.De là l'immense intérêt de tout ce qui est religieuxet populaire, des récits primitifs, des fables, descroyances superstitieuses. Chaque nation y dépense de

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son âme, les crée de sa substance. Tacite, quel quesoit son talent pour peindre la nature humaine,renferme moins de vraie psychologie que la narrationnaïve et crédule des évangiles. C'est que la narrationde Tacite est objective ; il raconte ou cherche àraconter les choses et leurs causes telles qu'ellesfurent en effet ; la narration des évangélistes aucontraire est objective : ils ne racontent pas leschoses, mais le jugement qu'ils ont porté des choses,la façon dont ils les ont appréciées. Qu'on mepermette un exemple : En passant le soir auprès d'uncimetière, j'ai été poursuivi par un feu follet ; enracontant mon aventure, je m'exprimerai de la sorte :"Le soir en passant auprès du cimetière, j'ai étépoursuivi par un feu follet". Une paysanne aucontraire, qui a perdu son frère quelques joursauparavant, et à laquelle sera arrivée la mêmeaventure, s'exprimera ainsi : "Le soir en passantauprès du cimetière, j'ai été poursuivie par l'âme demon frère". Voilà deux narrations du même fait,parfaitement véraces. Qu'est-ce donc qui fait leurdifférence ? C'est que la première raconte le faitdans sa réalité toute nue, et que la seconde mêle àce récit un élément subjectif, une appréciation, unjugement, une manière de voir du narrateur. Lapremière narration était simple, la seconde estcomplexe et mêle à l'affirmation du fait un------------------------------------------------------------------------p278jugement de cause. Toutes les narrations des âgesprimitifs étaient subjectives : celles des âgesréfléchis sont objectives. La critique consiste àretrouver, dans la mesure du possible, la couleurréelle des faits d'après les couleurs réfractées àtravers le prisme de la nationalité ou del'individualité des narrateurs.La vraie histoire de la philosophie est doncl'histoire des religions. L'oeuvre la plus urgentepour le progrès des sciences de l'humanité serait doncune théorie philosophique des religions. Or commentune telle théorie serait-elle possible sansl'érudition ? L'islamisme est certes bien connudes arabisants : nulle religion ne se laissetoucher d'aussi près, et pourtant, dans les livresvulgaires, l'islamisme est encore l'objet des fablesles plus absurdes et des appréciations les plusfausses. L'islamisme, pourtant, bien qu'il soit laplus faible des religions au point de vue del'originalité créatrice (la sève était déjà épuisée),est d'une importance majeure dans cette étudecomparée, parce que nous avons des documentsauthentiques sur ses origines ; ce que nous n'avons

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pour aucune autre religion. Les faits primitifs del'apparition des religions se passant tous dans lespontané, ne laissant aucune trace. La religion necommence à avoir conscience d'elle-même que quandelle est déjà adulte et développée, c'est-à-direquand les faits primitifs ont disparu pour jamais.Les religions, non plus que l'homme individuel, ne serappellent leur enfance, et il est bien rare que desdocuments étrangers viennent lever l'obscurité quientoure leur berceau. L'islamisme seul fait exceptionà cet égard : il est né en pleine histoire ; lestraces des disputes qu'il dut traverser et del'incrédulité qu'il dut combattre existent encore.Le Coran n'est d'un bout à l'autre qu'une------------------------------------------------------------------------p279argumentation sophistique. Il y avait dans Mahometbeaucoup de réflexion et même un peu de ce qu'onpourrait à la rigueur appeler imposture. Lesfaits qui suivirent l'établissement de l'islamisme, etqui sont si propres à montrer comment les religions seconsolident, sont tous aussi du domaine de l'histoire.Le buddhisme n'a pas cet avantage. L'induction et laconjecture auront une large part dans l'histoire deses origines. Mais quelles inappréciables lumièresne fournira pas, pour découvrir les lois d'uneformation religieuse, ce vaste développement, sianalogue au christianisme, qui de l'inde a envahiune moitié de l'Asie, et envoyé des missionnairesdepuis les terres séleucides jusqu'au fondde la Chine. Le problème du christianisme primitifne sera parfaitement mûr que le jour où M. EugèneBurnouf aura terminé son Introduction à l'histoiredu buddhisme indien.Or le livre le plus important du XIXe siècle devraitavoir pour titre : Histoire critique des originesdu christianisme. Oeuvre admirable que j'envie àcelui qui la réalisera, et qui sera celle de mon âgemûr, si la mort et tant de fatalités extérieures quifont souvent dévier si fortement les existences neviennent m'en empêcher ! On s'obstine à répéter surce sujet des lieux communs pleins d'inexactitude.On croit avoir tout dit quand on a parléde fusion de judaïsme, du platonisme et del'orientalisme, sans qu'on sache ce que c'estqu'orientalisme, et sans qu'on puisse dire commentJésus et les apôtres avaient reçu quelque traditionde Platon. C'est qu'on n'a point encore songé àchercher les origines du christianisme là où ellessont en effet, dans les livres deutéro-canoniques,dans les apocryphes d'origine juive, dans la Mischna,------------------------------------------------------------------------p280

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dans le Pirké Avoth, dans les oeuvres desjudéo-chrétiens. On cherche le christianisme dans lesoeuvres des Pères platoniciens qui ne représententqu'un second moment de son existence. Lechristianisme est primitivement un fait juif,comme le buddhisme un fait indien, bien que lechristianisme, comme le buddhisme, se soit vu presqueexterminé des pays où il naquit, et que le mélange deséléments étrangers ait pu faire douter de sonorigine.Pour moi, si j'entreprenais jamais ce grand travail,je commencerais par un catalogue exact des sources,c'est-à-dire de tout ce qui a été écrit en Orientdepuis l'époque de la captivité des juifs àBabylone jusqu'au moment où le christianismeapparaît définitivement constitué, sans oublierle secours si important des monuments, pierresgravées, etc. Puis je consacrerais un volume à lacritique de ces sources. Je prendrais l'un aprèsl'autre les fragments de Daniel écrits au tempsdes Macchabées, le livre de la Sagesse, lesparaphrases chaldéennes, le Testament des douzepatriarches, les livres du Nouveau Testament, laMischna, les apocryphes, etc., et je chercherais àdéterminer, par la plus scrupuleuse critique, l'époqueprécise, le lieu, le milieu intellectuel où furentcomposés ces ouvrages. Cela fait, je me baseraisuniquement sur ces données pour former mes idées,en faisant abstraction complète de toutes lesimaginations qu'on s'est faites par induction et surde vagues analogies. Sans doute la connaissanceuniverselle de l'esprit humain serait nécessaire pourcette histoire. Mais il faut prendre garde detransformer les analogies en emprunts réciproques,quand l'histoire ne dit rien sur la réalité de cesemprunts. Nos critiques français, qui n'ont étudiéque le monde grec et latin, ont peine à comprendreque le christianisme------------------------------------------------------------------------p281ait été d'abord un fait exclusivement juif. Lechristianisme est à leurs yeux l'oeuvre del'humanité entière, Socrate y a préludé, Platony a travaillé, Térence et Virgile sont déjàchrétiens, Sénèque plus encore. Cela est vrai,parfaitement vrai, pourvu qu'on sache l'entendre.Le christianisme n'est réellement devenu ce qu'ilest que quand l'humanité l'a adopté commeexpression des besoins et des tendances qui latravaillaient depuis longtemps. Le christianisme,tel que nous l'avons, renferme en effet des élémentsde toute date et de tout pays. Mais ce qu'il importe

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de mettre en lumière, ce qui n'est pas suffisammentremarqué, c'est que le germe primitif est tout juif ;c'est qu'il y a simple simultanéité entrel'apparition de Jésus et le christianisme anticipédu monde gréco-latin ; c'est que l'évangile etsaint Paul doivent être expliqués par le Talmudet non par Platon. La terre où le christianismepuisa son suc et étendit ses racines, c'estl'humanité, et surtout le monde gréco-latin ; maisle noyau d'où l'arbre est sorti est tout juif. C'estl'histoire de cette curieuse embryogénie, l'histoiredes racines du christianisme, jusqu'au moment oùl'arbre sort de terre, tandis qu'il n'est encore quesecte juive, jusqu'au moment où il est adoptéou absorbé, si l'on veut, par les nations, que j'aivoulu indiquer ici. Elle est toute à deviner : nichrétiens, ni juifs, ni païens ne nous ont transmisrien d' historique sur cette première apparitionni sur le principal héros. Mais la critique peutretrouver l'histoire sous la légende, ou du moinsretracer la physionomie caractéristique de l'époqueet de ses oeuvres. La précision scolastique,ici comme toujours, exclut la critique. On peuts'adresser sur la résurrection, sur les miraclesévangéliques, sur------------------------------------------------------------------------p282le caractère de Jésus et des apôtres une foule dequestions auxquelles il est impossible de répondre,en jugeant le premier siècle d'après le nôtre. SiJésus n'est pas réellement ressuscité, comment lacroyance s'en est-elle répandue ? Les apôtres étaientdonc des imposteurs ? Les évangélistes des menteurs ?Comment les juifs n'ont-ils pas protesté ?Comment... ! etc. Toutes questions qui auraientun sens dans notre siècle de réflexion et depublicité, mais qui n'en avaient pas à une époque decrédulité, où ne s'élevait aucune pensée critique.Le premier pas dans l'étude comparée des religionssera, ce me semble, d'établir deux classes biendistinctes parmi ces curieux produits de l'esprithumain : religions organisées, ayant des livressacrés, des dogmes précis ; religions non organisées,n'ayant ni livres sacrés, ni dogmes, n'étant que desformes plus ou moins pures du culte de lanature, et ne se posant en aucune façon comme desrévélations. Dans la première classe rentrent lesgrandes religions asiatiques : judaïsme,christianisme, islamisme, parsisme, brahmanisme,buddhisme, auxquels on peut ajouter le manichéisme,qui n'est pas seulement une secte ou hérésiechrétienne, comme on se l'imagine souvent, mais

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une apparition religieuse entée, comme lechristianisme, l'islamisme et le buddhisme, sur unereligion antérieure. Dans la seconde, devraient êtrerangés les polythéismes mythologiques de la Grèce,des Scandinaves, des Gaulois, et en général toutes lesmythologies des peuples qui n'ont pas eu de livresacré. à vrai dire, ces cultes méritent à peine lenom de religions ; l'idée de révélation en estprofondément absente ; c'est le naturalisme pur,exprimé dans un poétique symbolisme. il seraitconvenable peut-être de réserver le nom de religionsaux grandes------------------------------------------------------------------------p283compositions dogmatiques de l'Asie occidentale etméridionale. Quoi qu'il en soit, il est certain quel'existence du livre sacré est le criterium quidoit servir à classer les religions, parce qu'il estl'indice d'un caractère plus profond, l'organisationdogmatique. Il est certain aussi que l'Orient nousapparaît comme le sol des grandes religionsorganisées. L'Orient a toujours vécu dans cet étatpsychologique où naissent les mythes. Jamais il n'estarrivé à cette clarté parfaite de la conscience quiest le rationalisme. L'Orient n'a jamais comprisla véritable grandeur philosophique, qui n'a pasbesoin de miracles. Il fait peu de cas d'un sage quin'est pas thaumaturge. Le livre sacré est uneproduction exclusivement asiatique. L'Europe n'ena pas créé un seul.Un autre caractère non moins essentiel, et qui peutservir aussi bien que le livre sacré à distinguerles religions organisées, c'est la tolérance oul'exclusivisme. Les vieux cultes mythologiques, ne sedonnant pas pour la forme absolue de religion, maisse posant comme formes locales, n'excluaient pasles autres cultes.J'ai mon Dieu, que je sers ; vous servirez levôtre ;Ce sont deux puissants dieux.Voilà la pure expression de cette forme religieuse.Chaque nation, chaque ville a ses dieux, plus oumoins puissants ; il est tout naturel qu'elle neserve pas ceux d'une autre ville. Jéhova lui-mêmen'est souvent que le Dieu de Jacob, ayant pour sonpeuple les mêmes sentiments de partialité nationaleque les autres déités locales. De là ces défis sur lapuissance respective des dieux, chaque nation tenantà ce que les siens soient les plus forts, mais quin'impliquent nullement qu'ils soient seuls------------------------------------------------------------------------p284dieux. Il en est tout autrement dans le judaïsme à

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l'époque des prophètes, et en général dans toutes lesgrandes religions organisées. Jéhova seul est Dieu ;tout le reste n'est qu'idole. De là l'idée d'unevraie religion, qui n'avait pas de sens dans lescultes mythologiques. Or, comme la vérité est conçueà ces époques comme une révélation de la Divinité,ce caractère se traduit en religion révélée.Enfin les religions organisées se distinguent descultes mythologiques par un plus grand caractère defixité et de durée. Il est vrai à la lettre qu'aucunegrande religion n'est morte jusqu'ici, et que lesplus maltraitées, parsisme, samaritanisme, etc.vivent encore dans la croyance de quelque tribu oureléguées dans quelque coin du globe.Ainsi d'une part : religions organisées, se posantcomme révélées, absolues, exclusivement vraies, ayantun livre sacré. - De l'autre : religions nonorganisées, locales, non exclusives, n'ayant pas delivre sacré.Les grandes religions asiatiques se grouperaientelles-mêmes en trois familles, ou plutôt serattacheraient à trois souches : 1e famille sémitique(judaïsme, christianisme, islamisme) ; 2e familleiranienne (parsisme, manichéisme) ; 3e familleindienne (brahmanisme, buddhisme). Dans l'intérieurde chaque famille, les réformes successives n'ontété que les développements d'un fond identique.On ne peut dire rigoureusement que les religionssoient une affaire de race, puisque des peuplesindo-germaniques ont créé des religions tout aussibien que les peuples sémitiques. On ne peut niertoutefois que les religions indo-germaniques n'aientun cachet à part. Il s'en faut peu que ce soient desphilosophies pures. Buddha ne fut qu'un philosophe ;le brahmanisme n'a guère des religions organiséesque le livre sacré, et n'est au fond que------------------------------------------------------------------------p285l'expression la plus simple du naturalisme. Différenceplus remarquable encore : toutes les religionssémitiques sont essentiellement monothéistes ; cetterace n'a jamais eu de mythologie développée. Toutesles religions indo-germaniques, au contraire, sont oule panthéisme ou le dualisme, et possèdent un vastedéveloppement mythologique ou symbolique. Il sembleque les facultés créatrices des religions aient étéchez les peuples en raison inverse des facultésphilosophiques. La recherche réfléchie, indépendante,sévère, courageuse, philosophique en un mot,de la vérité, semble avoir été le partage de cette raceindo-germanique, qui, du fond de l'inde jusqu'auxextrémités de l'Occident et du Nord, depuis les

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siècles les plus reculés jusqu'aux temps modernes, acherché à expliquer Dieu, l'homme et le monde au sensrationaliste, et a laissé derrière elle commeéchelonnés aux divers degrés de son histoire cessystèmes, ces créations philosophiques, toujourset partout soumis aux lois constantes et nécessairesd'un développement logique. Les Sémites, au contraire,qui n'offrent aucune tentative d'analyse, qui n'ontpas produit une seule école de philosophie indigène,sont par excellence la race des religions, destinée àleur donner naissance et à les propager. à eux cesélans hardis et spontanés d'âmes encore jeunes,pénétrant sans effort et comme d'un mouvement natureldans le sein de l'infini, descendant de là toutestrempées d'une rosée divine, puis exhalant leurenthousiasme par un culte, une doctrine mystique, unlivre révélé. L'école philosophique a sa patriesous le ciel de la Grèce et de l'Inde ; le temple etla science sacerdotale, s'expliquant en énigmes et ensymboles, voilant la vérité sous le mystère,atteignant souvent plus haut, parce qu'elle est moinsinquiète de regarder en------------------------------------------------------------------------p286arrière et de s'assurer de sa marche, tel est lecaractère de la race religieuse et théocratique desSémites. C'est par excellence le peuple de Dieu.Aussi tout culte leur est-il sacré, et le seul athéeest pour eux un non sens, une énigme, un monstre dansl'univers. Ils ont cet instinct moral, ce bon senspratique et sans grande profondeur d'analyse, maispopulaire et facile, qui fait le génie des religions,joint à ce don prophétique qui souvent sait parlerde Dieu plus éloquemment et surtout plus abondammentque la science et le rationalisme. Et en effetn'est-il pas remarquable que les trois religions quijusqu'ici ont joué le plus grand rôle dans l'histoirede la civilisation, les trois religions marquées d'uncaractère spécial de durée, de fécondité, deprosélytisme, et liées d'ailleurs entre elles par desrapports si étroits qu'elles semblent trois rameauxd'un même tronc, trois traductions inégalement belleset pures d'une même idée, sont nées toutesles trois en terre sémitique et de là se sontélancées à la conquête de hautes destinées ? Il n'y aque quelques lieues de Jérusalem au Sinaï et duSinaï à la Mecque.Toutefois, comme les races diffèrent non par desfacultés diverses, mais par l'extension diverse desmêmes facultés, comme ce qui fait le caractèredominant des unes se retrouve chez les autres àl'état rudimentaire, la Grèce présente des germes

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non équivoques des procédés qui ont créé en Orientdes révélateurs, des hommes-dieux et des prophètes.Mais toujours ils ont avorté avant de constituerune véritable tradition religieuse. L'institut dePythagore, avec ses degrés, ses initiations, sesépreuves, sa teinte prononcée d'ascétisme, rappelleles grands systèmes organisés de l'Asie. Pythagorelui-même ressemble fort à un théurge. Il estinfaillible (...) ; un disciple blâmé par------------------------------------------------------------------------p287lui se donne la mort. Il a visité les enfers, et sesouvient de ses transmigrations. Lui-même se prêtecomplaisamment ou même donne occasion à cescroyances : il reconnaît dans un temple de la Grèceles armes qu'il a portées au siège de Troie. EnOrient, Pythagore eût été Buddha. - Cette couleurest encore bien plus frappante dans Empédocle, quireprésente trait pour trait le théurge oriental.Prêtre et poète, comme Orphée, médecin etthaumaturge, toute la Sicile racontait ses miracles.Il ressuscitait les morts, arrêtait les vents,détournait la peste. Il ne paraissait en public qu'aumilieu d'un cortège de serviteurs, la couronne sacréesur la tête, les pieds ornés de crépides d'airainretentissantes, les cheveux flottants sur les épaules,une branche de laurier à la main. Sa divinité futreconnue dans toute la Sicile, il la proclamalui-même. "Amis, qui habitez les hauteurs de la grandeville baignée par le blond Acragas, écrit-il audébut d'un de ses poèmes, zélés observateurs de lajustice, salut ! Je ne suis pas un homme, je suis undieu. à mon entrée dans les villes florissantes,hommes et femmes se prosternent. La multitude suitmes pas. Les uns me demandent des oracles, les autresle remède des maladies cruelles dont ils sonttourmentés." Les procédés par lesquels se formesa légende miraculeuse rappellent trait pour traitceux de l'Orient. Une léthargie à laquelle il a misfin par son art devient une résurrection. Il arrêteles vents étésiens qui désolaient Agrigente, enfermant une ouverture entre deux montagnes ; de làle surnom de (...). Il assainit un marais voisinde Sélinonte ; ce qui suffit pour faire delui un égal d'Apollon. Voilà des analogues biencaractérisés des fondateurs religieux de l'Orient.Mais, hélas ! la Grèce était trop légère pours'arrêter longtemps à ces------------------------------------------------------------------------p288croyances et pour les constituer en traditionsreligieuses ; la divinité d'Empédocle allaéchouer contre le scepticisme des rieurs, et la

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malicieuse légende s'égaya de ses sandalestrouvées sur le mont Etna. L'Asie n'a jamais surire, et c'est pour cela qu'elle est religieuse.Quant aux cultes mythologiques sans organisation nilivre sacré, la variété en est bien plus grande, ouplutôt toute classification est ici impossible. C'estla pure fantaisie, c'est l'imagination humainebrodant sur un fond toujours identique, qui est lareligion naturelle. Poème pour poème, symbole poursymbole. La variété ici devient parfois presqueindividuelle, une simple affaire de famille. Toutce qu'on peut faire, c'est d'indiquer lesdegrés et les âges divers de ces curieux procédés. Auplus bas degré, apparaîtrait le fétichisme,c'est-à-dire les mythologies individuelles ou defamilles, les fables rêvées et affirmées avecl'arbitraire le plus complet, sans aucun antécédenttraditionnel, sans que l'idée de leur véritése présente un instant à l'esprit, pas plus que dansle rêve, la fable pour la fable. Puis viendraientles mythes plus réfléchis, où les instincts de lanature humaine s'expriment d'une façon plus distincte,c'est-à-dire déjà avec une certaine analyse, mais sansréflexion, ni aucune vue de symbolisme allégorique.Puis enfin le symbolisme réfléchi, l'allégorie crééeavec la conscience claire du double sens, lequeléchappait complètement aux premiers créateurs demythes.Au fond, toute créature mythologique, comme toutdéveloppement religieux traverse deux phases biendistinctes, l'âge créateur, où se tracent au fondde la conscience populaire les grands traits de lalégende, et l'âge de remaniement, d'ajustage,d'amplification verbeuse, où la------------------------------------------------------------------------p289grande veine poétique est perdue, où l'on ne fait queréchauffer les vieilles fables poétiques, d'après desprocédés donnés et qu'on ne dépasse plus. Hésioded'une part, les mythologues alexandrins de l'autre ;les Védas d'une part, les Pouranas de l'autre ; lesévangiles canoniques d'une part, les apocryphes del'autre, sont autant d'exemples de cettetransformation des mythologies. C'est une façonde prendre les mythes du vieux temps et deles amplifier, en fondant tous les traits originauxdans le nouveau récit, et en faisant en quelque sortela monographie de ce qui, dans la grande fableprimitive, n'était qu'un menu détail ; tout cela sansaucune invention, sans jamais s'écarter du thèmedonné. On ajoute ce qui a dû vraisemblablementarriver, on développe la situation, on fait des

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rapprochements. C'est en un mot une compositionréfléchie et en un sens littéraire, ayant pour baseune création spontanée. Cet âge est nécessairementfade et ennuyeux. Car le spontané, si vif, si gracieuxdans sa naïveté, ne souffre pas d'être remanié. Quedeviennent les idées naïves d'un enfant lourdementcommentées par des pédants, fleurs délicates qui seflétrissent en passant de main en main. Croyez-vousque Vénus, Pan et les Grâces n'avaient pas pourles hommes primitifs qui les créèrent en sensdifférent de celui qu'ils ont dans le parc deVersailles, réduits à un froid allégorisme par unsiècle réfléchi, qui va par fantaisie chercher unemythologie dans le passé pour s'en faire une langueconventionnelle ?Ces deux phases dans la création légendairecorrespondent aux deux âges de toute religion :l'âge primitif, où elle sort belle et pure de laconscience humaine, comme le rayon du soleil, âgede foi simple et naïve, sans retour,------------------------------------------------------------------------p290sans objection, ni réfutation ; et l'âge réfléchi, oùl'objection et l'apologétique se sont produites ; âgesubtil, où la réflexion devient exigeante, sanspouvoir se satisfaire ; où le merveilleux, autrefoissi facile, si bien imaginé, si suavement conçu, refletsi pur des instincts moraux de l'humanité, devienttimide, mesquin, parfois immoral, surnaturel au petitpied, miracles de coterie et de confréries, etc. Toutse resserre et se rapetisse ; les pratiques perdentleur sens et se matérialisent ; la prière devient unmécanisme, le culte une cérémonie, les formules unesorte de cabalisme, où les mots opèrent, non pluscomme autrefois par leur sens moral, mais par leur sonet leur articulation ; les prescriptions légales, àl'origine empreintes d'une si profonde moralité,deviennent de pures prohibitions incommodes que l'oncherche à éluder, jusqu'au jour où l'on trouvera unesubtilité pour s'en débarrasser. Dans le premier âge,la religion n'a pas besoin de symboles ; elle est unesprit nouveau, un feu qui va sans cesse dévorantdevant lui ; elle est libre et sans limites. Puis,quand l'enthousiasme est tombé, quand la forceoriginale et native s'est éteinte, on commence àdéfinir, à combiner, à spéculer ce que lespremiers croyants avaient embrassé de foi et d'amour.Ce jour-là naît la scolastique, et ce jour-là est poséle premier germe de l'incrédulité.Je ne puis dire tout ce que j'entrevois sur ce richesujet, ni les trésors de psychologie qu'on pourraittirer de l'étude de ces oeuvres admirables de la

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nature humaine. C'est, je le sais, une singulièreposition que la nôtre en face de cesoeuvres étranges. Pleines de vie et de vérité pour lespeuples qui les ont créées, elles ne sont pour nousqu'un objet d'analyse et de dissection. Positioninférieure, en------------------------------------------------------------------------p291un sens, qui ne nous permettra jamais d'en avoir laparfaite intelligence. Que de fois, en réfléchissantsur la mythologie de l'Inde par exemple, j'ai étéfrappé de l'impossibilité absolue où nous sommes d'encomprendre l'âme et la vie ! Nous sommes là enprésence d'oeuvres profondément expressives, richesde significations pour une portion de l'humanité, noussceptiques, nous analystes. Comment nous diraient-ellestout ce qu'elles leur disent ? Ceux-là peuventcomprendre le Christ qui y ont cru ; de même, pourcomprendre, dans toute leur portée, ces sublimescréations, il faudrait y avoir cru, ou plutôt(car le mot croire n'a pas de sens dans cemonde de la fantaisie) il faudrait avoir vécu avecelles. Ne serait-il pas possible de réaliser ceprodige par un progrès de l'esprit scientifique, quirendrait profondément sympathique à tout ce qu'a faitl'humanité ? Je ne sais : il est sûr au moins que,ces systèmes renfermant des atomes plus ou moinsprécieux de nature humaine, c'est-à-dire de vérité,celui qui saurait les entendre y trouverait unesolide nourriture. En général, on peut être assuréque, quand une oeuvre de l'esprit humain apparaîtcomme trop absurde ou trop bizarre, c'est qu'on ne lacomprend pas, ou qu'on la prend à faux. Si on seplaçait au vrai jour, on en verrait la raison.J'ai voulu montrer par quelques exemples à quelsrésultats philosophiques peuvent mener des sciencesde pure érudition et combien est injuste le mépris quecertains esprits, doués d'ailleurs du sensphilosophique, déversent sur ces études. Queserait-ce si, abordant la philosophie del'histoire, je montrais que cette sciencemerveilleuse, qui sera un jour la science maîtresse,n'arrivera à se constituer d'une manière sérieuseet digne que par le secours------------------------------------------------------------------------p292de la plus scrupuleuse érudition, que jusque-là ellerestera au point où en étaient les sciences physiquesavant Bacon, errant d'hypothèse en hypothèse, sansmarche arrêtée, ne sachant quelle forme donner à seslois et ne dépassant jamais la sphère des créationsartificielles et fantastiques ?Que serait-ce si je montrais que la critique

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littéraire, qui est notre domaine propre, et dont noussommes à bon droit si fiers, ne peut être sérieuse etprofonde que par l'érudition ? Comment saisir laphysionomie et l'originalité des littératuresprimitives, si on ne pénètre la vie moraleet intime de la nation, si on ne se place au pointmême de l'humanité qu'elle occupa, afin de voir et desentir comme elle, si on ne la regarde vivre, ouplutôt si on ne vit un instant avec elle ? Rien deplus niais d'ordinaire que l'admiration que l'onvoue à l'antiquité. On n'y admire pas ce qu'elle ad'original et de véritablement admirable ; mais onrelève mesquinement dans les oeuvres antiques lestraits qui se rapprochent de notre manière ;on cherche à faire valoir des beautés qui chez nous,on est forcé de l'avouer, seraient de second ordre.L'embarras des esprits superficiels vis-à-vis desgrandes oeuvres des littératures classiques est desplus risibles. On part de ce principe qu'il faut àtout prix que ces oeuvres soient belles, puisque lesconnaisseurs l'ont décidé. Mais, commeon n'est pas capable, faute d'érudition, d'en saisirla haute originalité, la vérité, le prix dansl'histoire de l'esprit humain, on se relève par lesmenus détails ; on s'extasie devant de prétenduesbeautés, auxquelles l'auteur ne pensait pas ; ons'exagère à soi-même son admiration ; on se figureenthousiaste du beau antique, et on n'admireen effet que sa propre niaiserie. Admiration touteconventionnelle,------------------------------------------------------------------------p293qu'on excite en soi pour se conformer à l'usage,et parce qu'on se tiendrait pour un barbare si onn'admirait pas ce que les connaisseurs admirent. De làles tortures qu'on se donne pour s'exciter devant desoeuvres qu'il faut absolument trouver belles, et pourdécouvrir çà et là quelque menu détail, quelqueépithète quelque trait brillant, une phrase quitraduite en français donnerait quelque chose desonnant. Si l'on était de bonne foi, on mettraitSénèque au-dessus de Démosthène. Certaines personnesà qui on a dit que Rollin est beau s'étonnent de n'ytrouver que des phrases simples, et ne savent à quois'en prendre pour admirer, incapables qu'elles sontde concevoir la beauté qui résulte de ce caractèrede naïve et délicieuse probité. C'est l'homme qui estbeau ; ce sont les choses qui sont belles, et nonle tour dont on les dit. Mais il a si peu depersonnes capables d'avoir un jugement esthétique !On admire de confiance et pour ne pas resteren arrière. Combien y a-t-il de spectateurs qui,

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devant un tableau de Raphaël, sachent ce qui enfait la beauté, et ne préféreraient, s'ils étaientfrancs, un tableau moderne, d'un style clair et d'uncoloris éclatant ? Un des plaisirs les plus piquantsqu'on puisse se donner est de faire ainsi pataugerles esprits médiocres à propos d'oeuvres qu'on leur abien persuadé d'avance être belles. Fréron admireSophocle pour avoir respecté certaines convenances,auxquelles assurément ce poète ne pensait guère. Engénéral, les Grecs ne connaissaient pas les beautésde plan, et c'est bien gratuitement que nous leur enfaisons honneur. J'en ai vu qui trouvaient admirablel'entrée de l'OEdipe Roi, parce que le premier versrenferme une jolie antithèse et peut se traduire parun vers de Racine.------------------------------------------------------------------------p294Depuis qu'on a répété (et avec raison) que la Bibleest admirable, tout le monde prétend bien admirer laBible. Il est résulté de cette disposition favorablequ'on y a précisément admiré ce qui n'y est pas.Bossuet, que l'on croit si biblique, et qui l'est sipeu, s'extasie devant les contresens et lessolécismes de la Vulgate, et prétend y découvrirdes beautés dont il n'y a pas trace dans l'original.Le bon Rollin y va plus naïvement encore et relèvedans le Cantique de la Mer Rouge, l' exorde, lasuite des pensées, le plan, le style même. EnfinLowth, plus insipide que tous les autres, nous faitun traité de rhétorique aristotélicienne sur laPoésie des Hébreux, où l'on trouve un chapitre sur lesmétaphores de la Bible, un autre sur lescomparaisons, un autre sur les prosopopées,un autre sur le sublime de diction, etc., sanssoupçonner un instant ce qui fait la beauté de cesantiques poèmes, savoir l'inspiration spontanée,indépendante des formes artificielles et réfléchiesde l'esprit humain jeune et neuf dans le monde,portant partout le Dieu dont il conserve encore larécente impression.L'admiration, pour n'être point vaine et sans objet,doit donc être historique, c'est-à-dire érudite.Chaque oeuvre est belle dans son milieu, et non parcequ'elle rentre dans l'un des casiers que l'on s'estformé d'une manière plus ou moins arbitraire. Tracerdes divisions absolues dans la littérature,déclarer que toute oeuvre sera une épopée, ouune ode, ou un roman, et critiquer les oeuvres dupassé d'après les règles qu'on s'est posées pourchacun de ces genres, blâmer Dante d'avoir faitune oeuvre qui n'est ni une épopée, ni un drame, niun poème didactique, blâmer Klopstock d'avoir pris

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un héros trop parfait, c'est méconnaître la libertéde l'inspiration et le droit qu'a l'esprit de------------------------------------------------------------------------p295souffler où il veut. Toute manière de réaliser lebeau est légitime, et le génie a toujours le mêmedroit de créer. L'oeuvre belle est celle quireprésente, sous des traits finis et individuels,l'éternelle et infinie beauté de la naturehumaine.Le savant seul a le droit d'admirer. Non seulement lacritique et l'esthétique, qu'on considère commeopposées, ne s'excluent pas ; mais l'une ne va pas sansl'autre. Tout est à la fois admirable et critiquable,et celui-là seul sait admirer qui sait critiquer.Comment comprendre par exemple la beauté d'Homèresans être savant, sans connaître l'antique, sansavoir le sens du primitif ? Qu'admire-t-ond'ordinaire dans ces vieux poèmes ? De petitesnaïvetés, des traits qui font sourire, non ce qu'estvéritablement admirable, le tableau d'un âge del'humanité dans son inimitable vérité. L'admirationde Chateaubriand n'est si souvent défectueuse, queparce que le sens esthétique si éminent dont il étaitdoué ne reposait pas sur une solide instruction.C'est donc par des travaux de philosophiescientifique que l'on peut espérer d'ajouter, dansl'état actuel de l'esprit humain, au domaine desidées acquises. Quand on songe au rôle qu'ont jouédans l'histoire de l'esprit humain deshommes comme érasme, Bayle, Wolf, Niebuhr,Strauss, quand on songe aux idées qu'ils ont misesen circulation, ou dont ils ont hâté l'avènement, ons'étonne que le nom de philosophe, prodigué silibéralement à des pédants obscurs, à d'insignifiantsdisciples, ne puisse s'appliquer à de tels hommes.Les résultats de la haute science sont longtemps, jele sais, à entrer en circulation. Des immensestravaux déjà accomplis par les indianistesmodernes, quelques atomes à peine sont déjà devenus------------------------------------------------------------------------p296de droit commun. Un innombrable essaim dedoctes philologues a complètement réformé enAllemagne l'exégèse biblique, sans que la Franceconnaisse encore le premier mot de leurs travaux.Toutefois, pour la science comme pour laphilosophie, il y a des canaux secrets par lesquelss'infiltrent les résultats. Les idées de Wolf surl'épopée ou plutôt celles qu'il a amenées sontdevenues du domaine public. La grande poésiepanthéiste de Goethe, de Victor Hugo, deLamartine, suppose tout le travail de la

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critique moderne, dont le dernier mot est lepanthéisme littéraire. J'ai peine à croire que M.Hugo ait lu Heyne, Wolf, William Jones, etpourtant sa poésie les suppose. Il vient un certainjour où les résultats de la science se répandent dansl'air, si j'ose le dire, et forment le ton généralde la littérature. M. Fauriel n'était qu'un savantcritique ; le don de la production artistique lui futpresque refusé ; peu d'hommes ont pourtant exercésur la littérature productive une aussi profondeinfluence.Combien il s'en faut encore que les mines du passéaient rendu tous les trésors qu'elles renferment !L'oeuvre de l'érudition moderne ne sera accomplie quequand toutes les faces de l'humanité, c'est-à-diretoutes les nations auront été l'objet de travauxdéfinitifs, quand l'Inde, la Chine, la Judée,L'égypte seront restituées, quand on auradéfinitivement la parfaite compréhension de tout ledéveloppement humain. Alors seulement sera inauguréle règne de la critique. Car la critique ne marcheraavec une parfaite sécurité que quand elle verras'ouvrir devant elle le champ de la comparaisonuniverselle. La comparaison est le grand instrumentde la critique. Le XVIIe siècle n'a pas connu lacritique, parce que la comparaison des faces diversesde l'esprit humain lui------------------------------------------------------------------------p297était impossible. Hérodote et Tite-Live devaientêtre tenus pour des historiens sérieux, Homèredevait passer pour un poète individuel, avant quel'étude comparée des littératures eût révélé lesfaits si délicats du mythisme, de la légendeprimitive, de l'apocryphisme. Si le XVIIe siècleeût connu comme nous l'Inde, la Perse, la vieilleGermanie, il n'eût pas si lourdement admis lesfables des origines grecques et romaines. Bossuet,dont la gloire est de représenter dans unmerveilleux abrégé tout le XVIIe siècle, sagrandeur comme sa faiblesse, eût-il porté dans sonexégèse une si détestable critique, si, au lieude faire son éducation biblique danssaint Augustin, il l'eût faite dans Eichhorn ouDE Wette ?Le sens critique ne s'inocule pas en une heure :celui qui ne l'a point cultivé par une longueéducation scientifique et intellectuelle trouveratoujours des arguments à opposer aux plus délicatesinductions. Les thèses de la fine critique ne sontpas de celles qui se démontrent en quelques minutes,et sur lesquelles on peut forcer l'adversaire

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ignorant ou décidé à ne pas se prêter aux vuesqu'on lui propose. S'il y a parmi les oeuvres del'esprit humain des mythes évidents, ce sontassurément les premières pages de l'histoire romaine,les récits de la tour de Babel, de la femme de Loth,de Samson ; s'il y a un roman historique biencaractérisé, c'est celui de Xénophon ; s'il y a unhistorien conteur, c'est Hérodote. Ce serait pourtantpeine perdue que de chercher à le démontrer à ceuxqui refusent de se placer à ce point de vue. éleveret cultiver les esprits, vulgariser les grandsrésultats de la science est le seul moyen de fairecomprendre et accepter les idées nouvelles de lacritique. Ce qui convertit, c'est la science, c'estla philologie, c'est la vue------------------------------------------------------------------------p298étendue et comparée des choses, c'est l'espritmoderne en un mot. Il faut laisser aux espritsmédiocres la satisfaction de se croire invinciblesdans leurs lourds arguments. Il ne faut pas essayerde les réfuter. Les résultats de la critique ne seprouvent pas, ils s'aperçoivent ; ils exigentpour être compris un long exercice et toute uneculture de finesse. Il est impossible de réduirecelui qui les rejette obstinément, aussi bien qu'ilest impossible de prouver l'existence desanimalcules microscopiques à celui qui refuse de faireusage du microscope. Décidés à fermer les yeux auxconsidérations délicates, à ne tenir compte d'aucunenuance, ils vous portent à la figure leur motéternel : prouvez que c'est impossible. (Il y a sipeu de choses qui sont impossibles !) Le critique leslaissera triompher seuls, et, sans disputer avec desesprits bornés et décidés à rester tels, ilpoursuivra sa route, appuyé sur les mille inductionsque l'étude universelle des choses fait jaillir detoutes parts, et qui convergent si puissamment aupoint de vue rationaliste. La négation obstinéeest inabordable ; dans aucun ordre de choses, on nefera voir celui qui ne veut pas voir. C'estd'ailleurs faire tort aux résultats de la critiqueque de leur donner cette lourde forme syllogistiqueoù triomphent les esprits médiocres, et que lesconsidérations délicates ne sauraient revêtir.Qu'on me permette un exemple. Les quatre évangilescanoniques rapportent souvent un même fait avec desvariantes de circonstances assez considérables. Celas'explique dans toutes les hypothèses naturelles ;car il ne faut point être plus difficile pour lesévangiles que pour les autres récits historiques oulégendaires, lesquels offrent souvent des

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contradictions bien plus fortes. Mais------------------------------------------------------------------------p299cela forme, ce semble, une objection tout à fait sansréponse contre ceux qui s'obligent à trouver danschacun de ces récits une histoire vraie à la lettreet jusque dans ses moindres détails. Il n'en estpourtant pas ainsi. Car, si les circonstances sontseulement différentes et non absolumentinconciliables, ils diront que l'un des textesa conservé certains détails omis par l'autre, et ilsmettront bout à bout les circonstances diverses aurisque d'en faire le récit le plus grotesque. Siles circonstances sont décidément contradictoires,ils diront que le fait raconté est double ou triple,bien qu'aux yeux de la saine critique les diversnarrateurs aient évidemment en vue le mêmeévénement. C'est ainsi que les récits de Jean etdes synoptiques (on désigne sous ce nom collectifMatthieu, Marc et Luc) sur la dernière entrée deJésus à Jérusalem étant inconciliables, lesharmonistes supposent qu'il y entra deux fois coupsur coup. C'est ainsi que les trois reniements desaint Pierre, étant racontés diversement par lesquatre évangiles, constituent aux yeux de cescritiques huit ou neuf reniements différents, tandisque Jésus avait prédit qu'il ne renierait que troisfois. Les circonstances de la résurrection donnentlieu à des difficultés analogues, auxquelles onoppose des solutions semblables. Que dire d'unepareille explication ? Qu'elle renferme uneimpossibilité métaphysique ? Non. Il sera à jamaisimpossible de réduire au silence celui qui lasoutiendra obstinément ; mais quiconque a tant soitpeu d'éducation critique la repoussera comme contraireà toutes les lois d'une herméneutique raisonnable,surtout quand elle est souvent répétée. Il n'y a pasde difficulté dont on ne puisse sortir par unesubtilité, et au fond une subtilité peut quelquefoisêtre vraie. Mais ce qui est------------------------------------------------------------------------p300tout à fait impossible c'est que cent subtilitéssoient vraies à la fois. Il faut en dire autant de lafin de non-recevoir que certains exégètes opposentà ce qu'ils appellent argument négatif,c'est-à-dire aux inductions que l'on tire dusilence ou de l'absence des textes. Ainsi, de ce quel'histoire la plus ancienne de l'histoire des Juifsétablis en Palestine n'offre aucune trace del'accomplissement des prescriptions mosaïques, lacritique rationaliste en conclut que cesprescriptions n'existaient point encore. Que

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savez-vous, dit l'orthodoxe, si elles n'existaientpas sans qu'il en soit fait mention ? Le romand'Antar et les Moallacats ne supposent chez lesArabes avant l'islamisme aucune institutionjudiciaire, aucune pénalité. Que savez-vous, s'ilsn'avaient pas un jury sans qu'il en soit faitmention ? Pour satisfaire une telle critique, ilfaudrait un texte ainsi conçu : les Arabes à cetteépoque n'avaient pas de jury ; lequel, je l'avoue,serait difficile à trouver. Exigez donc aussi untexte semblable pour prouver que l'artillerie n'étaitpas connue aux temps homériques, et en général, pourtous les résultats de la critique exprimés sousforme de négation.Cette impossibilité d'imposer ses résultats et deréduire au silence ses adversaires, satisfaits deleurs lourds arguments, peut d'abord impatienter lecritique et le porter à descendre dans cette grossièrearène. Ce serait une faute impardonnable. Longtempsencore le critique sera solitaire, et devra se bornerà regretter que l'éducation nécessaire pour lecomprendre soit si peu répandue. Comment leserait-elle davantage, quand les premiersenseignements que l'on reçoit dans l'enfance, et quidemeurent trop souvent la seule doctrinephilosophique de la vie, sont la négation même de lacritique ? La superstition------------------------------------------------------------------------p301poétique et vague a son charme ; mais lasuperstition réaliste n'est que grossière. Sil'esprit critique est beaucoup plus répandu dansl'Allemagne du Nord qu'en France, la cause en estsans doute dans la différence de l'enseignementreligieux, ici positif et dur, là indécis et purementhumain.chapitre XVI :Ai-je bien fait comprendre la possibilité d'unephilosophie scientifique, d'une philosophie quine serait plus une vaine et creuse spéculation, neportant sur aucun objet réel, d'une science qui neserait plus sèche, aride, exclusive, mais qui, endevenant complète, deviendrait religieuse etpoétique ? Le mot nous manque pour exprimer cet étatintellectuel, où tous les éléments de la naturehumaine se réuniraient dans une harmonie supérieure,et qui, réalisé dans un être humain, constitueraitl'homme parfait. Je l'appelle volontierssynthèse, dans le sens spécial que je vaisexpliquer.De même que le fait le plus simple de la connaissancehumaine s'appliquant à un objet complexe se compose de

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trois actes : 1e vue générale et confuse du tout ;2e vue distincte et analytique des parties ;3e recomposition synthétique du tout avec laconnaissance que l'on a des parties ; de même l'esprithumain, dans sa marche, traverse trois états qu'onpeut désigner sous les trois noms de syncrétisme,d'analyse, de synthèse, et qui correspondent à cestrois phases de la connaissance.------------------------------------------------------------------------p302le premier âge de l'esprit humain, qu'on sereprésente trop souvent comme celui de la simplicité,était celui de la complexité et de la confusion. Onse figure trop facilement que la simplicité, que nousconcevons comme logiquement antérieure à lacomplexité, l'est aussi chronologiquement ; commesi ce qui, relativement à nos procédés analytiquesest plus simple, avait dû précéder dans l'existencele tout dont il fait partie. La langue de l'enfant, enapparence plus simple, est en effet pluscompréhensive et plus resserrée que celle oùs'explique terme à terme la pensée plus analysée del'âge mûr. Les plus profonds linguistes ont étéétonnés de trouver, à l'origine et chez les peuplesqu'on appelle enfants, des langues riches etcompliquées. L'homme primitif ne divise pas ; il voitles choses dans leur état naturel, c'est-à-direorganique et vivant. Pour lui rien n'est abstrait ;car l'abstraction, c'est le morcellement de la vie ;tout est concret et vivant. La distinction n'est pasà l'origine ; la première vue est générale,compréhensive, mais obscure, inexacte ; tout y estentassé et sans distinction. Comme les êtresdestinés à vivre, l'esprit humain fut, dès sespremiers instants, complet, mais non développé :rien ne s'y est depuis ajouté ; mais tout s'estépanoui dans ses proportions naturelles, touts'est mis à sa place respective. De là cetteextrême complexité des oeuvres primitives de l'esprithumain. Tout était dans une seule oeuvre, tous leséléments de l'humanité s'y recueillaient en uneunité, qui était bien loin sans doute de la clartémoderne, mais qui avait, il faut l'avouer, uneincomparable majesté. Le livre sacré estl'expression de ce premier état de l'esprit humain.Prenez les livres sacrés des anciens peuples, qu'ytrouverez-vous ? Toute la vie suprasensible, toutel'âme d'une nation.------------------------------------------------------------------------p303Là est sa poésie ; là sont ses souvenirs héroïques ;là est sa législation, sa politique, sa morale ; làest son histoire ; là est sa philosophie et sa

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science ; là, en un mot, est sa religion. Cartout ce premier développement de l'esprit humains'opère sous forme religieuse. La religion, le livresacré des peuples primitifs, est l'amas syncrétiquede tous les éléments humains de la nation. Tout yest dans une confuse mais belle unité. De là vientla haute placidité de ces oeuvres admirables :l'antithèse, l'opposition, la distinction en étantbannies, la paix et l'harmonie y règnent, sans êtrejamais troublées. La lutte est le caractère del'état d'analyse. Comment, dans ces grandes oeuvresprimitives, la religion et la philosophie, la poésieet la science, la morale et la politique seseraient-elles combattues, puisqu'elles reposentcôte à côte dans la même page, souvent dans la mêmeligne ? La religion était la philosophie, la poésieétait la science, la législation était la morale ;toute l'humanité était dans chacun de ses actes, ouplutôt la force humaine s'exhalait tout entièredans chacune de ses exertions.Voilà le secret de l'incomparable beauté de ceslivres primitifs, qui sont encore lesreprésentations les plus adéquates de l'humanitécomplète. C'est folie que d'y chercher spécialementde la science ; notre science vaut incontestablementbien mieux que celle qu'on peut y trouver.C'est folie d'y chercher de la philosophie ; noussommes incontestablement meilleurs analystes. C'estfolie que d'y chercher de la législation et du droitpublic ; nos publicistes s'y entendent mieux et c'estpeu dire. Ce qu'il y faut chercher, c'estl'humanité simultanée, c'est la grandeharmonie de la nature humaine, c'est le portrait denotre belle enfance. De là encore la superbe poésiede ces types------------------------------------------------------------------------p304primitifs où s'incarnait la doctrine, de cesdemi-dieux qui servent d'ancêtres religieux à tousles peuples, Orphée, Thoth, Moïse, Zoroastre,Vyasa, Fohi, à la fois savants, poètes,législateurs, organisateurs sociaux et, commerésumé de tout cela, prêtres et mystagogues. Ce typeadmirable se continue encore quelque temps dans lespremiers âges de la réflexion analytique ; ilproduit alors ces sages primitifs, qui ne sontdéjà plus des mystagogues, mais ne sont pas encoredes philosophes, et qui ont aussi leur légende(biographie fabuleuse), mais bien moins créée quecelle des initiateurs (mythe pur). Tels sontConfucius, Lao-Tseu, Salomon, Locman,Pythagore, Empédocle, qui confinent aux

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premiers philosophes par les types encoreplus adoucis de Solon, Zaleucus, Numa, etc.Tel est l'esprit humain des âges primitifs. Il a sabeauté, dont n'approche pas notre timide analyse.C'est la vie divine de l'enfance, où Dieu serévèle de si près à ceux qui savent adorer. J'aimetout autant que M. de Maistre cette sagesseantique, portant la couronne du sage et larobe sacerdotale. Je la regrette ; mais jen'injurie pas pour cela les siècles dévoués àl'oeuvre pénible de l'analyse, lesquels, toutinférieurs qu'ils sont par certaines faces,représentent après tout un progrès nécessaire del'esprit humain.L'esprit humain, en effet, ne peut demeurer en cetteunité primitive. La pensée, en s'appliquant plusattentivement aux objets, reconnaît leurcomplexité et la nécessité de les étudier partie parpartie. La pensée primitive n'avait vu qu'un seulmonde ; la pensée à son second âge aperçoit millemondes, ou plutôt elle voit un monde en toute chose.Sa vue, au lieu de s'étendre, perce et plonge ; aulieu de se diriger horizontalement, elle se------------------------------------------------------------------------p305dirige verticalement ; au lieu de se perdre dans unhorizon sans bornes, elle se fixe à terre et surelle-même. C'est l'âge de la vue partielle, del'exactitude, de la précision, de la distinction ;on ne crée plus, on analyse. La pensée se morcelleet se découpe. Le style primitif ne connaissait nidivision de phrase, ni division de mots. Lestyle analytique appelle à son secours une ponctuationcompliquée, destinée à disséquer les membres divers.Il y a des poètes, des savants, des philosophes, desmoralistes, des politiques ; il y a même encore desthéologiens et des prêtres. Chose étrange, car, lathéologie et le sacerdoce étant la forme complète dudéveloppement primitif, il semble qu'ils devraientdisparaître avec cet état. Cela serait sil'humanité marchait avec un complet ensemble et d'unemanière parfaitement rigoureuse. Comme il n'en estpas ainsi, la théologie et le sacerdoce surviventà ce qui aurait dû les tuer ; elles restent unespécialité entre beaucoup d'autres. Contradiction ;car comment faire une spécialité de ce qui n'estquelque chose qu'à la condition d'être tout ? Mais,la science analytique s'imposant comme un besoin, lestimides cherchent à concilier ce besoin avec desrestes d'institutions contradictoires à l'analyse, etcroient y réussir en maintenant les deux choses en facel'une de l'autre. Je le répète, si la théologie

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devait être conservée, il faudrait la faire primertoute chose et ne donner de valeur à tout le restequ'en tant que s'y rapportant. Le point de vuethéologique est contradictoire au point de vueanalytique ; l'âge analytique devrait être athée etirréligieux. Mais heureusement l'humanité aime mieuxse contredire que de laisser sans aliment un desbesoins essentiels de son être.Ce n'est pas par son propre choix, c'est par lafatalité------------------------------------------------------------------------p306de sa nature que l'homme quitte ainsi les délicesdu jardin primitif, si riant, si poétique, pours'enfoncer dans les broussailles de la critiqueet de la science. On peut regretter ces premièresdélices, comme, au fort de la vie, on regrettesouvent les rêves et les joies de l'enfance ;mais il faut virilement marcher, et, au lieu deregarder en arrière, poursuivre le rude sentier quimènera sans doute à un état mille fois supérieur.L'état analytique que nous traversons, fût-ilabsolument inférieur à l'état primitif (et il ne l'estqu'à quelques égards), l'analyse seraitencore plus avancée que le syncrétisme, parce qu'elleest un intermédiaire nécessaire pour arriver à unétat supérieur. Le véritable progrès semble parfoisun recul et puis un retour. Les rétrogradationsde l'humanité sont comme celles des planètes. Vuesde la terre, ce sont des rétrogradations ; maisabsolument ce n'en sont pas. La rétrogradationn'a lieu qu'aux yeux qui n'envisagent qu'une portionlimitée de la courbe. Cercle ou spirale, commeGoethe le voulait, la marche de l'humanité se faitsuivant une ligne dont les deux extrêmes se touchent.Un vaisseau qui naviguerait de la côte occidentaleet sauvage des états-Unis pour arriver à la côteorientale et civilisée, serait, en apparence, bienplus près de son but à son point de départ,que quand il luttera contre les tempêtes et lesneiges du cap Horn. Et pourtant, à bien prendre leschoses, ce navire est au cap Horn plus près de sonbut qu'il ne l'était sur les bords de l'Orégon ! Cecircuit fatal était inévitable. De même l'esprithumain aura dû traverser des déserts pour arriver à laterre promise.L'analyse, c'est la guerre. Dans la synthèseprimitive, les esprits différant à peine, l'harmonieétait facile. Mais dans l'état d'individualisme, laliberté devient ombrageuse ;------------------------------------------------------------------------p307chacun prétend dire ce qu'il veut et ne voit pas de

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raison pour soumettre sa volonté et sa pensée àcelles des autres. L'analyse, c'est la révolution,la négation de la loi unique et absolue. Ceux quirêvent la paix en cet état rêvent la mort. Larévolution y est nécessaire, et, quoi qu'on fasse,elle va son chemin. La paix n'est pas le partagede l'état d'analyse, et l'état d'analyse estnécessaire pour le progrès de l'esprit humain. Lapaix ne reparaîtra qu'avec la grande synthèse, lejour où de nouveau les hommes s'embrasseront dans laraison et la nature humaine convenablement cultivée.Durant cette fatale transition, la grande associationest impossible. Chacun existe trop vigoureusement ;des individualités aussi caractérisées ne se laissentpas lier en gerbe. Créer aujourd'hui ces grandesunités religieuses, ces grandes agglomérations d'âmesen une même doctrine qui s'appellent les religions,ces ordres militaires du moyen âge, où tantd'individualités nulles en elles-mêmes se fondaienten vue d'une même oeuvre, serait maintenantimpossible. On lie facilement les épis quand ilssont coupés ou abattus par l'orage, mais nontant qu'ils vivent. Pour s'absorber ainsi dans ungrand corps, par lequel on vit, dont on fait siennela gloire ou la prospérité, il faut avoir peud'individualité, peu de vues propres seulement ungrand fond, d'énergie non réfléchie, prête à semettre au service d'une grande idée commune. Laréflexion ne saurait opérer l'unité ; la diversitéest le caractère essentiel des époquesphilosophiques ; toute grande fondation dogmatiquey est impossible. L'état primitif était l'âge de lasolidarité. Le crime même n'y était pas conçu commeindividuel ; la substitution de l'innocent aucoupable paraissait toute naturelle ; la faute setransmettait et devenait héréditaire. Dans l'âgeréfléchi au------------------------------------------------------------------------p308contraire, de tels dogmes semblent absurdes ; chacunne paie que pour lui, chacun est le fils de sesoeuvres. Chez nous, toute connaissance estantithétique : en face du bien, nous voyons le mal ;en face du beau, le laid ; quand nous affirmons, nousnions, nous voyons l'objection, nous nous roidissons,nous argumentons. Dans l'âge primitif, au contraire,l'affirmation était simple et sans retour.Certes, si l'analyse n'avait pas un but ultérieur,elle serait décidément inférieure au syncrétismeprimitif. Car celui-ci saisissait la vie complète,et l'analyse ne la saisit pas. Mais l'analyse est lacondition nécessaire de la synthèse véritable : cette

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diversité se résoudra de nouveau en unité ; lascience parfaite n'est possible qu'à la condition des'appuyer préalablement sur l'analyse et la vuedistincte des parties. Les conditions de la sciencesont pour l'humanité les mêmes que pour l'individu :l'individu ne sait bien que l'ensemble dont ilconnaît séparément les éléments divers, en mêmetemps qu'il perçoit le rôle de ces éléments dans letout. L'humanité ne sera savante que quand la scienceaura tout exploré jusqu'au dernier détail etreconstruit l'être vivant après l'avoir disséqué. Neraillez donc point le savant qui s'enfonce de plus enplus dans ces épines. Sans doute, si ce pénibledépouillement était son but à lui-même, la sciencene serait qu'un labeur ingrat et avilissant. Maistout est noble en vue de la grande sciencedéfinitive, où la poésie, la religion, lascience, la morale retrouveront leur harmonie dans laréflexion complète. L'âge primitif était religieux,mais non scientifique ; l'âge intermédiaire aura étéirréligieux mais scientifique ; l'âge ultérieursera à la fois religieux et scientifique. Alors il yaura de nouveau des Orphée et des Trismégiste, nonplus pour chanter à des peuples enfants------------------------------------------------------------------------p309leurs rêves ingénieux, mais pour enseigner àl'humanité devenue sage les merveilles de la réalité.Alors il y aura encore des sages, poètes etorganisateurs, législateurs et prêtres, non plus pourgouverner l'humanité au nom d'un vague instinct, maispour la conduire rationnellement dans ses voies, quisont celles de la perfection. Alors apparaîtront denouveau de superbes types du caractère humain, quirappelleront les merveilles des premiers jours.Un tel état semblera un retour à l'âge primitif :mais entre les deux il y aura eu l'abîme de l'analyse,il y aura eu des siècles d'étude patiente etattentive ; il y aura la possibilité, en embrassantle tout, d'avoir simultanément la conscience desparties. Rien ne se ressemble plus que le syncrétismeet la synthèse ; rien n'est plus divers : car lasynthèse conserve virtuellement dans son sein tout letravail analytique ; elle le suppose et s'y appuie.Toutes les phases de l'humanité sont donc bonnes,puisqu'elles tendent au parfait : elles peuventseulement être incomplètes, parce que l'humanitéaccomplit son oeuvre partiellement et esquisse sesformes l'une après l'autre, toutes en vue du grandtableau définitif, et de l'époque ultérieure,où, après avoir traversé le syncrétisme et l'analyse,elle fermera par la synthèse le cercle des choses. Un

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peu de réflexion a pu rendre impossibles lescréations merveilleuses de l'instinct ; mais laréflexion complète fera revivre les mêmes oeuvresavec un degré supérieur de clarté et dedétermination.L'analyse ne sait pas créer. Un homme simple,synthétique, sans critique, est plus puissant pourchanger le monde et faire des prosélytes que lephilosophe inaccessible et sévère. C'est un grandmalheur que d'avoir découvert en soi les ressorts del'âme ; on craint toujours------------------------------------------------------------------------p310d'être dupe de soi-même ; on est en suspicion de sessentiments, de ses joies, de ses instincts. Le simplemarche devant lui en ligne droite et avec unepuissante énergie. Le siècle où la critique est leplus avancée n'est nullement le plus apte àréaliser le beau. L'Allemagne est le seul paysoù la littérature se laisse influencer par lesthéories préconçues de la critique. Chaque nouvellesève de production littéraire y est déterminée par unnouveau système d'esthétique ; de là, dans salittérature, tant de manière et d'artificiel. Ledéfaut du développement intellectuel de l'Allemagne,c'est l'abus de la réflexion, je veux direl'application, faite avec conscience etdélibération, à la production spontanée des loisreconnues dans les phases antérieures de la pensée.Le grand résultat de la critique historique du XIXesiècle, appliquée à l'histoire de l'esprit humain,est d'avoir reconnu le flux nécessaire des systèmes,d'avoir entrevu quelques-unes des lois d'aprèslesquelles ils se superposent, et la manière dont ilsoscillent sans cesse vers la vérité, lorsqu'ilssuivent leur cours naturel. C'est là une véritéspéculative de premier ordre, mais qui devient trèsdangereuse dès qu'on veut l'appliquer. Car conclurede ce principe : "le système ultérieur est toujoursle meilleur," que tel esprit léger et superficiel quiviendra bavarder ou radoter après un hommede génie, lui est préférable, parce qu'il lui estchronologiquement postérieur, c'est, en vérité, fairela part trop belle à la médiocrité. Et voilà pourtantce qui arrive trop souvent en Allemagne. Aprèsl'apparition d'une grande oeuvre de philosophie ou decritique, on est sûr de voir éclore tout un essaim depenseurs soi-disant avancés qui prétendent ladépasser et ne font souvent que la contredire.On ne peut assez le répéter : la loi du progrès des------------------------------------------------------------------------p311systèmes n'a lieu qu'autant que leur production est

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parfaitement spontanée, et que leurs auteurs, sanssonger à se devancer les uns les autres, ne sontattentifs qu'à la considération intrinsèque etobjective des choses. Négliger cette importantecondition, c'est livrer le développement de l'esprithumain au hasard ou aux ridicules prétentionsde quelques hommes présomptueux et vains.La critique ne sait pas assimiler. L'éclectismedogmatique n'est possible qu'à la condition del'à-peu-près. Nos tentatives de fusion entre lesdoctrines échouent, parce que nous les savons tropbien. Les premiers chrétiens, les Alexandrins, lesArabes, le moyen âge, Mahomet pouvaient pratiquer unéclectisme bien plus puissant que le nôtre, car ilétait plus grossier. Ils savaient moinsexactement que nous, et ils avaient moins decritique ; ces éléments qu'ils mêlaient, ils nesavaient d'où ils venaient. On amalgame alors sansscrupule, on mélange le tout sans y regarder de siprès, on y met son originalité sans le savoir. Lacritique, au contraire, ne sait pas digérer ; lesmorceaux restent entiers ; on voit trop bien lesdifférences. Le dogme de la Trinité ne se serait pasformé si les docteurs chrétiens eussent tenu comptedes mille nuances que nous voyons. L'éclectismemoderne est excellent comme principe de critique,stérile comme tentative de fusion dogmatique ; il nesera jamais qu'une marqueterie, une juxtaposition demorceaux distincts. Autrefois, un esprit nouveau oudes institutions nouvelles se formaient par unmélange intime de disparates, comme nosplus grossiers aliments transformés par la cuisson.On prenait tant bien que mal les institutions ou lesdogmes du passé, et on se les accommodait à sa guise.Le moyen âge se faisait un Empire avec de vieuxet très inexacts------------------------------------------------------------------------p312souvenirs. S'il avait su l'histoire aussi bien quenous, il ne se fût pas permis cette belle fantaisie.Le contresens avait une large part dans cesétranges créations, et j'espère montrer un jour lerôle qu'il a joué dans la formation de nos dogmesles plus essentiels ; ou plutôt l'esprit sanscritique voulait à tout prix retrouver sa penséedans le passé, et arrangeait pour cela le passé à saguise. Certes, voilà une science grossière s'il enfut jamais. Eh bien ! elle créait plus que la nôtre,grâce à sa grossièreté même. La vue nette et fine nesert qu'à distinguer ; l'analyse n'est jamais quel'analyse.Et pourtant l'analyse est, à sa manière, un progrès.

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Dans le syncrétisme, tous les éléments étaiententassés sans cette exacte distinction quicaractérise l'analyse, sans cette belle unité quirésulte de la parfaite synthèse. Ce n'est qu'au seconddegré que les parties commencent à se dessiner avecnetteté, et cela, il faut l'avouer, aux dépens del'unité, dont l'état primitif offrait au moinsquelque apparence. Alors, c'est la multiplicité,c'est la division qui domine, jusqu'à ce que lasynthèse, venant ressaisir ces parties isolées,lesquelles ayant vécu à part ont désormais laconscience d'elles-mêmes, les fonde de nouveaudans une unité supérieure.Au fond, cette grande loi n'est pas seulement la loide l'intelligence humaine. évolution d'un germeprimitif et syncrétique par l'analyse de sesmembres, et nouvelle unité résultant de cetteanalyse, telle est la loi de tout ce qui vit. Ungerme est posé, renfermant en puissance, sansdistinction, tout ce que l'être sera un jour ; legerme se développe, les formes se constituent dansleurs proportions régulières, ce qui était enpuissance devient un acte ; mais rien ne se crée,rien ne s'ajoute. Je me suis------------------------------------------------------------------------p313souvent servi avec succès de la comparaison suivantepour faire comprendre cette vue. Soit une masse dechanvre homogène, que l'on tire en cordellesdistinctes ; la masse représentera le syncrétisme,où coexistent confusément tous les instincts ; lescordelles représenteront l'analyse. Si l'on supposeque les cordelles, tout en restant distinctes, soientensuite entrelacées pour former une corde, on aura lasynthèse, qui diffère du syncrétisme primitif, en ceque les individualités bien que nouées enunité y restent distinctes.Dans une hypothèse que je suis loin de prendre d'unemanière dogmatique, mais seulement comme une belleépopée sur le système des choses, la loi de Dieu neserait pas autre. L'unité primitive était sans vie,car la vie n'existe qu'à la condition de l'analyseet de l'opposition des parties. L'être était commes'il n'était pas ; car rien n'y était distinct ; touty était sans individualisation ni existence séparée.La vie ne commença qu'au moment où l'unité obscureet confuse se développa en multiplicité et devintunivers. Mais l'univers à son tour n'est pas laforme complète ; l'unité n'y est pas assez sensible.Le retour à l'unité s'y opère par l'esprit ; carl'esprit n'est que la résultante unique d'un certainnombre d'éléments multiples. L'histoire de l'être ne

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sera complète qu'au moment où la multiplicité seratoute convertie en unité, et où, de tout ce qui estsortira une résultante unique qui sera Dieu, commedans l'homme l'âme est la résultante de tous leséléments qui le composent. Dieu sera alors l'âmede l'univers, et l'univers sera le corps deDieu, et la vie sera complète ; car toutes lesparties de ce qui est auront vécu à part et serontmûres pour l'unité. Le cercle alors sera fermé, etl'être, après avoir traversé le------------------------------------------------------------------------p314multiple, se reposera de nouveau dans l'unité. Maispourquoi, direz-vous, en sortir pour y rentrer ? àquoi a servi le voyage à travers le multiple ? Il aservi à ce que tout ait vécu de sa vie propre, il aservi à introduire l'analyse dans l'unité. Car la vien'est pas l'unité absolue ni la multiplicité, c'estla multiplicité dans l'unité, ou plutôt lamultiplicité se résolvant en unité.La perfection de la vie dans l'animal est en raisondirecte de la distinction des organes. L'animalinférieur, en apparence plus homogène, est en effetinférieur au vertébré, parce qu'une grande viecentrale résulte chez celui-ci de plusieurs élémentsparfaitement distincts. La France est la première desnations, parce qu'elle est le concert unique résultantd'une infinité de sons divers. La perfection del'humanité ne sera pas l'extinction, mais l'harmoniedes nationalités : les nationalités vont bienplutôt se fortifiant que s'affaiblissant ; détruireune nationalité, c'est détruire un son dansl'humanité. "Le génie, dit M. Michelet, n'est legénie qu'en ce qu'il est à la fois simple etanalyste, à la fois enfant et mûr, homme etfemme, barbare et civilisé." La science, de même,ne sera parfaite que quand elle sera à la foisanalytique et synthétique ; exclusivement analytique,elle est étroite, sèche, étriquée ; exclusivementsynthétique, elle est chimérique et gratuite.L'homme ne saura réellement que quand, en affirmantla loi générale, il aura la vue claire de tous lesfaits particuliers qu'elle suppose.Toutes les sciences particulières débutent parl'affirmation de l'unité, et ne commencent àdistinguer que quand l'analyse a révélé denombreuses différences là où on n'avait vuqu'uniformité. Lisez les psychologues écossais :ils répètent à chaque page que la première règle de la------------------------------------------------------------------------p315méthode philosophique est de maintenir distinct ce quiest distinct, de ne pas devancer les faits par une

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réduction précipitée à l'unité, de ne pas reculerdevant la multiplicité des causes. Rien de mieux,à condition pourtant que, par une vue ultérieure, onse tienne assuré que cette réduction à l'unité, quin'est point mûre encore, se fera un jour. Certes, ilserait bien étrange qu'il y eût dans la naturesoixante et un corps simples, ni plus ni moins, qu'ily eût dans l'homme huit ou dix facultés, ni plus nimoins. L'unité est au fond des choses ; mais lascience doit attendre qu'elle apparaisse, tout en setenant assurée qu'elle apparaîtra. On a tort dereprocher à la science de se reposer ainsi dans ladiversité ; mais la science aurait tort, de son côté,si elle ne faisait ses réserves et ne reconnaissaitcette diversité provisoire comme devant disparaîtreun jour devant une investigation plus profonde dela nature.L'état actuel est critiquable et incomplet. La bellescience, la science complète et sentie sera pourl'avenir, si la civilisation n'est pas une fois encorearrêtée dans sa marche par la superstition aveugleet l'invasion de la barbarie, sous une forme ou sousune autre. Mais, quoi qu'il arrive, lors même qu'uneRenaissance redeviendrait nécessaire, il estindubitable qu'elle aurait lieu, que les barbaress'appuieraient sur nous comme sur des anciens pouraller plus loin que nous, et ouvrir à leur tour despoints de vue nouveaux. On nous plaindra alors, nous,les hommes de l'âge d'analyse, réduits à ne voirqu'un coin des choses ; mais on nous honorera d'avoirpréféré l'humanité à nous-mêmes, de nous être privésDE LA DOUCEUR DES résultats généraux, afin demettre l'avenir en état de les tirer aveccertitude, bien différents de ces égoïstes------------------------------------------------------------------------p316penseurs des premiers âges, qui cherchaient àimproviser pour eux un système des choses plutôt qu'àrecueillir pour l'avenir les éléments de la solution.Notre méthode est par excellence la méthodedésintéressée ; nous ne travaillons pas pour nous ;nous consentons à ignorer, afin que l'avenir sache ;nous travaillons pour l'humanité.Cette patiente et sévère méthode me semble convenir àla France, celui de tous les pays qui a pratiquéavec le plus de fermeté la méthode positive, maisaussi celui de tous où la haute spéculation a étéle plus stérile. Sans accepter dans toute sonétendue le reproche que l'Allemagne adresse à notrepatrie, de n'entendre absolument rien en religionni en métaphysique, je reconnais que lesens religieux est très faible en France, et c'est

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précisément pour cela que nous tenons plus qued'autres en religion à d'étroites formules excluanttout idéal. C'est pour cela que la France ne verrajamais de milieu entre le catholicisme le plussévère et l'incrédulité ; c'est pour cela qu'on atant de peine à y faire comprendre que, pour n'êtrepas catholique, l'on n'est pas voltairien. Lesspéculations métaphysiques de l'école française(j'excepterai, si vous voulez, Malebranche) onttoujours été mesquines et timides. La vraiephilosophie française est la philosophiescientifique des Dalembert, des Cuvier, desGeoffroy SAINT-Hilaire. Le développementthéologique y a été complètement nul ; il n'y a pas depays en Europe où la pensée religieuse ait moinstravaillé. Chose étrange ! ces hommes si fins, sidélicats, si habiles à saisir dans la vie pratiqueles nuances les plus déliées, sont de vrais badaudspour les choses métaphysiques, et y admettent desénormités à faire bondir le sens critique. Ils lesentent et ne s'en occupent pas. Comme pourtant lebesoin d'une religion------------------------------------------------------------------------p317est de l'humanité, ils trouvent commode de prendretout fait le système qu'ils rencontrent sous la main,sans examiner s'il est acceptable. La religion atoujours été en France une sorte de roue à part, unpréambule stéréotypé, comme Louis par la grâce deDieu, n'ayant aucun rapport avec tout le resteet qu'on ne lit pas, une formule morte. Nos guerres dereligion ne sont en réalité que des guerres civilesou des guerres de parti. Si la France eût eudavantage le sentiment religieux, elle fût devenueprotestante comme l'Allemagne. Mais n'ayant pas lesentiment du mouvement théologique, elle n'a pas vude milieu entre un système donné et la répudiationmoqueuse de ce système. La France est en religionce que l'Orient est en politique. L'Orientn'imagine d'autre gouvernement que celui del'absolutisme. Seulement quand l'absolutisme devientintolérable, on poignarde le souverain. Voilà le seultempérament politique que l'on y connaisse. LaFrance est le pays du monde le plus orthodoxe, carc'est le pays du monde le moins religieux et le pluspositif. Les types à la Franklin, les hommesd'ici-bas (tout ce qu'il y a au monde de plus athée)sont souvent les plus étroitement attachésaux formules. Que si les gens d'esprit y regardentparfois d'un peu près, ou bien ils se rabattent avecune facilité caractéristique sur notre incompétenceà juger de ces sortes de choses, ou bien ils se mettent

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franchement à en rire. Il y a en France, jusque chezles incrédules, un fond de catholicisme. La purereligion idéale, qui, en Allemagne, a tant deprosélytes, y est profondément inconnue. Un systèmetout fait, qu'il ne soit pas nécessaire decomprendre et qui nous épargne la peine de chercher,voilà bien ce que la France demande en religion,parce qu'elle sent fort bien qu'elle n'a pas le sensdélicat des choses------------------------------------------------------------------------p318de cet ordre. La France représente éminemment lapériode analytique, révolutionnaire, profane,irréligieuse de l'humanité, et c'est à cause de sonimpuissance même en religion qu'elle se rattache aveccette indifférence sceptique aux formules du passé.Il se peut qu'un jour la France, ayant accompli sonrôle, devienne un obstacle au progrès de l'humanitéet disparaisse ; car les rôles sont profondémentdistincts ; celui qui a fait l'analyse ne faitpas la synthèse. à chacun son oeuvre, telle est la loide l'histoire. La France aura été le grandinstrument révolutionnaire ; sera-t-elle puissantepour la reédification religieuse ? L'avenir le saura.Quoi qu'il en soit, il aura suffi, pour sa gloire,d'esquisser une face de l'humanité.

------------------------------------------------------------------------p318CHAPITRE XVIIplût à Dieu que j' eusse fait comprendre à quelquesbelles âmes qu' il y a dans le culte pur des facultéshumaines et des objets divins qu' elles atteignentune religion tout aussi suave, tout aussi riche endélices, que les cultes les plus vénérables. J' aigoûté dans mon enfance et dans ma première jeunesseles plus pures joies du croyant, et, je ledis du fond de mon âme, ces joies n' étaient riencomparées à celles que j' ai senties dans la purecontemplation du beau et la recherche passionnée duvrai. Je souhaite à tous mes frères restés dansl' orthodoxie une paix comparable à celle où je visdepuis que ma lutte a pris fin et que la tempêteapaisée m' a laissé au milieu de ce grand océanpacifique, mer sans vagues et sans rivages, où l' onn' a d' autre étoile que la raison, ni d' autreboussole que son coeur.------------------------------------------------------------------------p319Un scrupule cependant s' élève parfois en mon âme, etla pensée que j' ai cherché à exprimer dans ces pagesserait incomplète, si je n' en présentais ici lasolution. Aussi bien c' est la grande objection quel' on répète sans cesse contre le rationalisme ;

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j' éprouve le besoin de dire mon sentiment sur cepoint.La science et l' humanisme, peut-on me dire, vousoffrent un aliment religieux suffisant. Mais cettereligion peut-elle être celle de tous ? L' homme dupeuple, courbé sous le poids d' un travail de toutesles heures, l' intelligence bornée, fermée à jamaisaux secrets de la vie supérieure, peut-il espérerd' avoir part à ce culte des parfaits ? Que si votrereligion est pour un petit nombre, que si elleexclut les pauvres et les humbles, elle n' est pas lavraie ; bien plus elle est barbare et immorale,puisqu' elle bannit du royaume du ciel ceux qui sontdéjà déshérités des joies de la terre.Ces objections sont d' autant plus sérieuses que jereconnais tout le premier que la science, pourarriver à ce degré où elle offre à l' âme un alimentreligieux et moral, doit s' élever au-dessus duniveau vulgaire, que l' éducation scientifiqueordinaire est ici complètement insuffisante,qu' il faut, pour réaliser cet idéal, une vie entièreconsacrée à l' étude, un ascétisme scientifique de tousles instants et le plus complet renoncement auxplaisirs, aux affaires et aux intérêts de ce monde,que non seulement l' homme ignorant est radicalementincapable de comprendre le premier mot de ce systèmede vie, mais que même l' immense majorité de ceuxqu' on regarde comme instruits et cultivés est dansl' incapacité absolue d' y atteindre.Oui, je l' avoue, la religion rationnelle et puren' est accessible qu' au petit nombre. Le nombre desphilosophes a------------------------------------------------------------------------p320été comme imperceptible dans l' humanité. La plusmodeste des religions a eu mille fois plus desectateurs et a plus influé sur les destinées dugenre humain que toutes les écoles réunies. Laphilosophie à notre manière suppose une longueculture et des habitudes d' esprit dont très peusont capables. Je ne sais si hors de Paris il estpossible en France de se mettre bien délicatementà ce point de vue, et je craindrais de trop dire enavançant qu' il y a actuellement au monde deux ou troismilliers de personnes capables d' adorer de cettemanière. Mais les humbles ne sont pas pour celaexclus de l' idéal. Leurs formules, quoiqueinférieures, suffisent pour leur faire mener unenoble vie, et le peuple surtout a dans ses grandsinstincts et sa puissante spontanéité une amplecompensation de ce qui lui est refusé en fait descience et de réflexion. Celui qui peut

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comprendre la prédication d' un Jocelyn de village,et ces paraboles,où le maître, abaissé jusqu' au sens des humains,faisait toucher le ciel aux plus petites mains.est-il donc déshérité de la vie céleste ? Touthomme, par le seul fait de sa participation à lanature humaine, a son droit à l' idéal ; mais ceserait aller contre l' évidence que de prétendreque tous sont également aptes à en goûter lesdélices. Tout en disant avec M. Michelet : " oh !Qui me soulagera de la dure inégalité ! " tout enreconnaissant qu' en fait d' intelligence, l' inégalitéest plus pénible au privilégié qu' à l' inférieur, ilfaut avouer que cette inégalité est dans la natureet que la formule théologique conserve ici saparfaite vérité : tous ont la grâce suffisante pourfaire leur salut, mais tous ne sont pas appelés à lamême perfection. Marie a la meilleure part qui nelui sera point------------------------------------------------------------------------p321enlevée. Ce qu' il y a de sûr, c' est que sil' humanité était aussi cultivée que nous, elle auraitla même religion que nous.Si donc vous reprochez au philosophe l' excellenceexceptionnelle de sa religion, reprochez aussi àcelui qui cherche dans la vie ascétique une plushaute perfection d' être appelé à un étatexceptionnel ; reprochez à celui qui cultive sonesprit de sortir de la ligne vulgaire del' humanité. Il faut le reconnaître, quelquedouloureux que soit cet aveu, la perfection, dansl' état actuel de la société, n' est possible qu' àtrès peu d' hommes. Faut-il en conclure quela perfection est mauvaise et injurieuse àl' humanité ? Non, certes ; il faut seulementregretter qu' elle soit assujettie à des conditionssi étroites. C' est un intolérable orgueil de lapart du philosophe de croire qu' il a le monopole dela vie supérieure ; ce serait chez lui un égoïsmetout à fait coupable de se réjouir de son isolementet de prolonger à dessein l' abrutissement de sessemblables pour ne point avoir d' égaux. Mais on nepeut lui faire un crime de s' élever au-dessus de ladépression commune, et de s' écrier avec saint Paul :cupio omnes fieri qualis et ego sum. ne ditesdonc plus : l' infériorité de la philosophie estd' être accessible à un petit nombre ; car c' est aucontraire son titre de gloire. La seule conclusionpratique à tirer de cette triste vérité, c' est qu' ilfaut travailler à avancer l' heureux jour où tous leshommes auront place au soleil de l' intelligence

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et seront appelés à la vraie lumière des enfants deDieu.Ce serait un bien doux mais bien chimériqueoptimisme d' espérer que ce jour est près de nous.Mais c' est le propre de la foi d' espérer contrel' espérance, et il n' est rien après tout que le passéne nous autorise à attendre de l' avenir------------------------------------------------------------------------p322de l' humanité. Combien en effet les conditions de laculture intellectuelle étaient dans l' antiquitégrecque différentes de ce qu' elles sontaujourd' hui ! Aujourd' hui la science et laphilosophie sont une profession. " on nepasse point dans le monde, dit Pascal, pour seconnaître en vers, si l' on n' a mis l' enseigne depoète, ni pour être habile en mathématiques, sil' on n' a mis celle de mathématicien. " dans les beauxsiècles de l' antiquité, on était philosophe ou poète,comme on est honnête homme dans toutes les positionsde la vie. Nul intérêt pratique, nulle institutionofficielle n' étaient nécessaires pour exciterle zèle de la recherche ou la production poétique.La curiosité spontanée, l' instinct des belles chosesy suffisaient. Ammonius Saccas, le fondateur de laplus haute et de la plus savante école philosophiquede l' antiquité, était un portefaix. imaginez doncun fort de la halle créant chez nous un ordre despéculation analogue à la philosophie deSchelling ou de Hegel ! Quand je pense à ce noblepeuple d' Athènes, où tous sentaient et vivaientde la vie de la nation, à ce peuple quiapplaudissait aux pièces de Sophocle, à ce peuplequi critiquait Isocrate, où les femmes disaient :c' est là ce Démosthène ! Où une marchanded' herbes reconnaissait Théophraste pour étranger,où tous avaient fait leur éducation au mêmegymnase et dans les mêmes chants, où tous savaientet comprenaient Homère de la même manière, je nepuis m' empêcher de concevoir quelque humeur contrenotre société si profondément divisée en hommescultivés et en barbares. Là tous avaientpart aux mêmes souvenirs, tous se glorifiaient desmêmes trophées, tous avaient contemplé la mêmeMinerve et le même Jupiter. Que sont, pour notrepeuple, Racine, Bossuet, Buffon, Fléchier ? Quelui disent les héros de------------------------------------------------------------------------p323Louis Xiv, Condé, Turenne ? Que lui disentNordlingue et Fontenoy ? Le peuple est chez nousdéshérité de la vie intellectuelle ; il n' y a paspour lui de littérature. Immense malheur pour le

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peuple, malheur plus grand encore pour lalittérature ! Il n' y avait qu' un seul goût àAthènes, le goût du peuple, le bon goût. Il y achez nous le goût du peuple et le goût des hommesd' esprit, le genre distingué et le petit genre. Pourapprécier notre littérature, il faut être lettré,critique, bel esprit. Le vulgaire admirede confiance et n' ose hasarder de lui-même unjugement sur ces oeuvres qui le dépassent.L' Allemagne ne connaît pas le goût provincial, parcequ' elle n' a pas le goût de la capitale ; l' antiquiténe connaissait pas le genre niais et populacier,parce qu' elle n' avait pas de littératurearistocratique.Je ne conçois pas qu' une âme élevée puisse resterindifférente à un tel spectacle et ne souffre pas envoyant la plus grande partie de l' humanité excluedu bien qu' elle possède et qui ne demanderait qu' àse partager. Il y a des gens qui ne conçoivent pasle bonheur sans faveur exceptionnelle, et quin' apprécieraient plus la fortune, l' éducation,l' esprit, si tout le monde en avait. Ceux-làn' aiment pas la perfection en elle-même, mais lasupériorité relative ; ce sont des orgueilleuxet des égoïstes. Pour moi, je ne comprends le parfaitbonheur que quand tous seront parfaits. Jen' imagine pas comment l' opulent peut jouir de pleincoeur de son opulence, tandis qu' il est obligéde se voiler la face devant la misère d' une portionde ses semblables. Ma plus vive peine est de songerque tous ne peuvent partager mon bonheur. Il n' y aurade bonheur que quand tous seront égaux, mais il n' yaura d' égalité que quand tous seront parfaits. Quelledouleur pour le savant et------------------------------------------------------------------------p324le penseur de se voir par leur excellence mêmeisolés de l' humanité, ayant leur monde à part, leurcroyance à part ! Et vous vous étonnez qu' avec celails soient parfois tristes et solitaires ! Mais ilsposséderaient l' infini, la vérité absolue, qu' ilsdevraient souffrir de le posséder seuls, etregretter les rêves vulgaires qu' ils savouraientau moins en commun avec tous. Il y a des âmes qui nepeuvent souffrir cet isolement et qui aiment mieux serattacher à des fables que de faire bande à part dansl' humanité. Je les aime... toutefois le savant ne peutprendre ce parti, quand il le voudrait, car ce qui luia été démontré faux est pour lui désormaisinacceptable. C' est sans doute un lamentablespectacle que celui des souffrances physiques dupauvre. J' avoue pourtant qu' elles me touchent

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infiniment moins que de voir l' immense majorité del' humanité condamnée à l' ilotisme intellectuel, devoir des hommes semblables à moi, ayant peut-être desfacultés intellectuelles et morales supérieuresaux miennes, réduits à l' abrutissement, infortunéstraversant la vie, naissant, vivant et mourant sansavoir un seul instant levé les yeux du servileinstrument qui leur donne du pain, sans avoir un seulmoment respiré Dieu.Un des lieux communs le plus souvent répétés par lesesprits vulgaires est celui-ci : initier les classesdéshéritées de la fortune à une cultureintellectuelle réservée d' ordinaire aux classessupérieures de la société, c' est leur ouvrir unesource de peines et de souffrances. Leur instructionne servira qu' à leur faire sentir la disproportionsociale et à leur rendre leur condition intolérable.C' est là, dis-je, une considération toute bourgeoise,n' envisageant la culture intellectuelle que comme uncomplément de la fortune et non comme un bien moral.Oui, je l' avoue, les------------------------------------------------------------------------p325simples sont les plus heureux ; est-ce une raisonpour ne pas s' élever ? Oui, ces pauvres gensseront plus malheureux, quand leurs yeux serontouverts. Mais il ne s' agit pas d' être heureux, ils' agit d' être parfait. Ils ont droit commeles autres à la noble souffrance. Songez donc qu' ils' agit de la vraie religion, de la seule chosesérieuse et sainte.Je comprends la plus radicale divergence sur lesmeilleurs moyens pour opérer le plus grand bien del' humanité ; mais je ne comprends pas que des âmeshonnêtes diffèrent sur le but, et substituent desfins égoïstes à la grande fin divine : perfectionet vie pour tous. Sur cette première question, il n' ya que deux classes d' hommes : les hommes honnêtes quise subordonnent à la grande fin sociale, et leshommes immoraux qui veulent jouir et se soucientpeu que ce soit aux dépens des autres. S' il étaitvrai que l' humanité fût constituée de telle sortequ' il n' y eût rien à faire pour le bien général, s' ilétait vrai que la politique consistât à étouffer lescris des malheureux et à se croiser les bras sur desmaux irrémédiables, rien ne pourrait décider lesbelles âmes à supporter la vie. Si le monde étaitfait comme cela, il faudrait maudire Dieu etpuis se suicider.Il ne suffit pas pour le progrès de l' esprit humainque quelques penseurs isolés arrivent à des pointsde vue fort avancés, et que quelques têtes s' élèvent

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comme des folles avoines au-dessus du niveaucommun. Que sert telle magnifique découverte, si toutau plus une centaine de personnes en profitent ? Enquoi l' humanité est-elle plus avancée, si sept ouhuit personnes ont aperçu la haute raisondes choses ? Un résultat n' est acquis que quand ilest entré dans la grande circulation. Or lesrésultats de la haute science ne sont pas de ceuxqu' il suffit d' énoncer. Il faut------------------------------------------------------------------------p326y élever les esprits. Kant et Hegel auraient beauavoir raison ; leur science dans l' état actueldemeurerait incommunicable. Serait-ce leur faute ?Non ; ce serait la faute des barbares qui ne lespeuvent comprendre, ou plutôt la faute de la sociétéqui suppose fatalement des barbares. Une civilisationn' est réellement forte que quand elle a une baseétendue. L' antiquité eut des penseurs presqueaussi avancés que les nôtres ; et pourtant lacivilisation antique périt par sa paucité, sous lamultitude des barbares. Elle ne portait pas surassez d' hommes ; elle a disparu, non fauted' intensité, mais faute d' extension. Il devienttout à fait urgent, ce me semble, d' élargir letourbillon de l' humanité ; autrement des individuspourraient atteindre le ciel quand la masse setraînerait encore sur terre. Ce progrès-là ne seraitpas de bon aloi, et demeurerait comme non accompli.Si la culture intellectuelle n' était qu' unejouissance, il ne faudrait pas trouver mauvais queplusieurs n' y eussent point de part, car l' hommen' a pas de droit à la jouissance. Mais du momentoù elle est une religion, et la religion la plusparfaite, il devient barbare d' en priver uneseule âme. Autrefois, au temps du christianisme, celan' était pas si révoltant : au contraire, le sort dumalheureux et du simple était en un sens digned' envie, puisqu' ils étaient plus près du royaumede Dieu. Mais on a détruit le charme, il n' y a plusde retour possible. De là une affreuse, une horriblesituation ; des hommes condamnés à souffrir sans unepensée morale, sans une idée élevée, sans unsentiment noble, retenus par la force seule commedes brutes en cage. Oh ! Cela est intolérable !Que faire ? Lâcher les brutes sur les hommes ? Oh !Non, non ; car il faut sauver l' humanité et lacivilisation------------------------------------------------------------------------p327à tout prix. Garder sévèrement les brutes et lesassommer quand elles se ruent ? Cela est horribleà dire. Non ! Il faut en faire des hommes, il faut

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leur donner part aux délices de l' idéal, il fautles élever, les ennoblir, les rendre dignes de laliberté. Jusque-là, prêcher la liberté sera prêcherla destruction, à peu près comme si, par respectpour le droit des ours et des lions, on allaitouvrir les barreaux d' une ménagerie. Jusque-là, lesdéchirements sont nécessaires, et, bien quecondamnables dans l' appréciation analytique des faits,ils sont légitimes en somme. L' avenir les absoudra,en les blâmant, comme nous absolvons la granderévolution, tout en déplorant ses actes coupableset en stigmatisant ceux qui les ont provoqués.Mon dieu ! C' est perdre son temps que de setourmenter sur ces problèmes. Ils sontspéculativement insolubles : ils seront résolus par labrutalité. C' est raisonner sur le cratère d' unvolcan, ou au pied d' une digue, quand le flot monte.Bien des fois l' humanité dans sa marche s' estainsi trouvée arrêtée comme une armée devant unprécipice infranchissable. Les habiles alors perdentla tête, la prudence humaine est aux abois. Les sagesvoudraient qu' on reculât et qu' on tournât leprécipice. Mais le flot de derrière pousse toujours ;les premiers rangs tombent dans le gouffre, et quandleurs cadavres ont comblé l' abîme, les derniersvenus passent du plain-pied par-dessus. Dieu soitbéni ! L' abîme est franchi ! On plante une croix àl' endroit, et les bons coeurs viennent y pleurer.Ou bien c' est comme une armée qui doit traverser unfleuve large et profond. Les sages veulent construireun pont ou des bateaux : les impatients lancent à lahâte------------------------------------------------------------------------p328les escadrons à la nage ; les trois quarts ypérissent ; mais enfin le fleuve est passé.L' humanité ayant à sa disposition des forces infiniesne s' en montre pas économe.Ces terribles problèmes sont insolubles à la pensée.Il n' y a qu' à croiser les bras avec désespoir.L' humanité sautera l' obstacle et fera tout pour lemieux. Absolution pour les vivants, et eau bénitepour les morts !Ah ! Qu' il est heureux que la passion se charge deces cruelles exécutions ! Les belles âmes seraienttrop timides et iraient trop mollement ! Quand ils' agit de fonder l' avenir en frappant le passé, ilfaut de ces redoutables sapeurs, qui ne se laissentpas amollir aux pleurs de femmes et ne ménagent pasles coups de hache. Les révolutions seules saventdétruire les institutions depuis longtempscondamnées. En temps de calme, on ne peut se résoudre

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à frapper, lors même que ce qu' on frappe n' a plusde raison d' être. Ceux qui croient que la rénovationqui avait été nécessitée par tout le travailintellectuel du xviiie siècle eût pu se fairepacifiquement se trompent. On eût cherché àpactiser, on se fût arrêté à mille considérationspersonnelles, qui en temps de calme sont fortprisées ; on n' eût osé détruire franchement ni lesprivilèges ni les ordres religieux, ni tant d' autresabus. La tempête s' en charge. Le pouvoir temporel despapes est assurément périmé. Eh bien ! Tout le mondeen serait persuadé qu' on ne se déciderait pointencore à balayer cette ruine. Il faudrait attendrepour cela le prochain tremblement de terre. Rien nese fait par le calme : on n' ose qu' en révolution.On doit toujours essayer de mener l' humanité par lesvoies pacifiques et de faire glisser les révolutionssur les pentes------------------------------------------------------------------------p329douces du temps ; mais, si l' on est tant soit peucritique, on est obligé de se dire en même temps quecela est impossible, que la chose ne se fera pasainsi. Mais enfin elle se fera de manière ou d' autre.C' est peine perdue de calculer et de ménagersavamment les moyens ; car la brutalité s' en mêlera,et on ne calcule pas avec la brutalité. Il y a là uneantinomie et un équilibre instable comme dans tantd' autres questions relatives à l' humanité, quand onles envisage exclusivement dans le présent. Ily a des hommes nécessairement détestés et maudits deleur siècle ; l' avenir les explique et arrive à direfroidement. Il a fallu qu' il y eût aussi de cesgens-là. Du reste cette réhabilitation d' outre-tomben' est pas pour eux de vigoureuse justice ; car commeils sont presque toujours immoraux, ils ont trouvéleur récompense dans la satisfaction de leursbrutales passions. Je conçois idéalement unrévolutionnaire vertueux, qui agiraitrévolutionnairement par le sentiment du devoir et envue du bien calculé de l' humanité, de telle sorte queles circonstances seules seraient coupables de sesviolences. Mais je mets en fait qu' il n' y en a pasencore eu un seul de la sorte, et peut-être mêmece caractère est-il en dehors des conditions del' humanité. Car de tels actes ne vont pas sans quela passion s' en mêle, et réciproquement de tellespassions ne vont pas sans éveiller quelque vuedésintéressée. Le caractère des révolutionnaires esttrès complexe, et les explications trop simples qu' onen donne sont arguées de fausseté par leursimplicité même.

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Théophylacte raconte que Philippicus, général deMaurice, étant sur le point de donner une bataille,se mit à pleurer en songeant au grand nombred' hommes qui allaient être tués. Montesquieuappelle cela de la bigoterie.------------------------------------------------------------------------p330Mais ce ne fut peut-être en effet que du bon coeur.Il est bien de pleurer sur ces redoutablesnécessités, pourvu que les pleurs n' empêchent pas demarcher en avant. Dure alternative des belles âmes !S' allier aux méchants, se faire maudire par ceuxqu' on aime, ou sacrifier l' avenir !Malheur à qui fait les révolutions ; heureux qui enhérite ! Heureux surtout ceux qui, nés dans un âgemeilleur, n' auront plus besoin pour faire triompherla raison, des moyens les plus irrationnels et lesplus absurdes ! Le point de vue moral est tropétroit pour expliquer l' histoire. Il fauts' élever à l' humanité, ou, pour mieux dire, il fautdépasser l' humanité et s' élever à l' être suprême,où tout est raison et où tout se concilie. Là est lalumière blanche, qui plus bas est réfractée en millenuances séparées par d' indiscernables limites.M. Pierre Leroux a raison. Nous avons détruit leparadis et l' enfer. Avons-nous bien fait, avons-nousmal fait, je ne sais. Ce qu' il y a de sûr, c' est quela chose est faite. On ne replante pas un paradis, onne rallume pas un enfer. Il ne faut pas rester enchemin. Il faut faire descendre le paradis ici-baspour tous. Or le paradis sera ici-bas quand tousauront part à la lumière, à la perfection, à labeauté, et par là au bonheur. Quand le prêtre, aumilieu d' une assemblée de croyants, prêchait larésignation et la soumission, parce qu' il nes' agissait après tout que de souffrir quelques jours,après quoi viendrait l' éternité, où toutes cessouffrances seraient comptées pour des mérites, à labonne heure. Mais nous avons détruit l' influence duprêtre, et il ne dépend pas de nous de la rétablir.Nous n' en voulons plus pour nous ; il seraitpar trop étrange que nous en voulussions pour lesautres.------------------------------------------------------------------------p331Supposé que nous eussions encore quelque influence surle peuple, supposé que notre recommandation fût dequelque prix à ses yeux, et n' excitât pas plutôt sesdéfiances, imaginez de quel air, nous, incrédules,nous irions prêcher le christianisme, dont nousreconnaissons n' avoir plus besoin, à des gens qui enont besoin pour notre repos. De quel nom appelerun tel rôle ? Et quand il ne serait pas immoral, ne

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serait-il pas, de tous les rôles, le plus gauche,le plus ridicule, le plus impossible ? Car, depuis lecommencement du monde, où a-t-on vu un seul exemplede ce miracle : l' incrédulité menteuse et hypocritefaisant des croyants. La conviction seule opère laconviction. J' ai lu, je ne sais où, une histoire debronzes qui garantissaient en bonne forme à unevieille femme le paradis dans l' autre monde, si ellevoulait leur donner sa fortune en celui-ci. Maisle sceptique qui prêche le paradis et l' enfer,auxquels il ne croit pas, au peuple qui n' y croitpas davantage, ne joue-t-il pas un rôle mille foisplus équivoque. " amis, laissez-moi la jouissancede ce monde-ci, et je vous promets la jouissance del' autre. " voilà certes une bonne scène de comédie.Le peuple, qui a un instinct très délicat du comique,en rira.Dieu me garde de dire que la croyance àl' immortalité ne soit pas en un sens nécessaire etsacrée. Mais je maintiens que quand un sceptiqueprêche au pauvre ce dogme consolateur sans y croire,afin de le faire tenir tranquille, cela doits' appeler une escroquerie ; c' est payer en billetsqu' on sait faux, c' est détourner le simple par unechimère de la poursuite du réel. On ne peut nier quela trop grande préoccupation de la vie future ne soità quelques égards nuisible au bien-être del' humanité. Quand on pense que toute chose seretrouvera là-haut rétablie, ce------------------------------------------------------------------------p332n' est plus tant la peine de poursuivre l' ordre etl' équité ici-bas. Notre principe, à nous, c' estqu' il faut régler la vie présente comme si la viefuture n' existait pas, qu' il n' est jamais permispour justifier un état ou un acte social de s' enréférer à l' au-delà. En appeler incessamment àla vie future, c' est endormir l' esprit de réforme,c' est ralentir le zèle pour l' organisationrationnelle de l' humanité. Tout le travail de réformesociale accompli par la bourgeoisie française depuisle xviiie siècle repose sur ce principeimplicitement reconnu, qu' il faut organiser la vieprésente sans égard pour la vie future. C' estle plus sûr moyen de ne duper personne.Au moins, dira-t-on, laissez faire le prêtre, quicroit, lui, et qui, par conséquent, peut opérerla conviction. -à la bonne heure ; mais necomptez pas trop sur cet apostolat improvisé aumoment de la peur : le peuple sentira que vous êtesbien aises qu' on lui prêche ainsi, et puis il vousverra incrédules. Stipendiez des missionnaires pour

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prêcher des missions dans tous les villages ;votre incrédulité sera une prédication pluséloquente que la leur.-eh bien ! Nous allons nous convertir ! Pour fairecroire le peuple, il faut que nous croyions ; nousallons croire. -de tous les partis, c' est ici leplus impossible ; les religions ne ressuscitent pas ;ne se convertit pas qui veut. Vous croirez au momentde la peur, vous chercherez à croire. Oh ! Lesétranges chrétiens que les chrétiens de la peur ! Aupremier beau soleil, vous redeviendrez incrédules.Vous avez pu chasser Voltaire de votrebibliothèque, vous ne le chasserez pas de votresouvenir ; car Voltaire, c' est vous-même.Il faut donc renoncer à contenir le peuple avec les------------------------------------------------------------------------p333vieilles idées. Reste la force ; faites bonnegarde. -oh ! Ne vous y fiez pas : les ilotes enminorité sont encore les plus forts. Il suffirad' une maladresse, d' un faux pas, pour qu' ils vouspoussent, vous renversent et vous écrasent. êtes-vousbien sûrs de ne pas faire un faux pas en vingt ans ?Songez qu' ils sont là, derrière vous, attendant lemoment. Et puis, cela est immoral et intolérable,quand on y songe. Le bonheur que je goûte n' est qu' àla condition de la dépression d' une partie de messemblables. Si un moment les dogues qui font la gardeà la porte de l' ergastulum se relâchaient de leurviolence, malheur ! Ce serait fini. Je n' ai jamaiscompris la sécurité dans un pays toujours menacéde l' invasion des eaux, ni le bonheur moral dans unesociété qui suppose l' avilissement d' une partie de larace humaine.Remarquez, je vous prie, la fatalité qui a conduitles choses à ce point, et qui a rivé chacun desanneaux de la chaîne, et ne croyez pas avoir tout ditquand vous avez déclamé contre tel ou tel. C' estfatalement que l' humanité cultivée a brisé le jougdes anciennes croyances ; elle a été amenée à lestrouver inacceptables ; est-ce sa faute ? Peut-oncroire ce que l' on veut ? Il n' y a rien deplus fatal que la raison. C' est fatalement, et sansque les philosophes l' aient cherché, que le peupleest devenu à son tour incrédule. à qui la faute encore,puisqu' il n' a pas dépendu des premiers incrédules derester croyants, et qu' ils eussent été hypocrites ensimulant des croyances qu' ils n' avaient pas, ce quid' ailleurs eût été peu efficace ; car le mensongene peut rien dans l' histoire de l' humanité. C' estfatalement enfin que le peuple incrédule s' estélevé contre ses maîtres en incrédulité et leur a

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dit : donnez-moi une part ici-bas, puisque vousm' enlevez la------------------------------------------------------------------------p334part du ciel. Tout est donc nécessaire dans cedéveloppement de l' esprit moderne ; toute la marchede l' Europe depuis quatre siècles se résume en cetteconclusion pratique : élever et ennoblir le peuple,donner part à tous aux délices de l' esprit. Qu' ontourne le problème sous toutes ses faces, on enreviendra là. à mes yeux, c' est la question capitaledu xixe siècle : toutes les autres réformes sontsecondaires et prématurées ; car elles supposentcelle-là. Maintenir une portion de l' humanité dans labrutalité, est immoral et dangereux ; lui rendre lachaîne des anciennes croyances religieuses, qui lamoralisaient suffisamment, est impossible. Il restedonc un seul parti, c' est d' élargir la grandefamille, de donner place à tous au banquet de lalumière. Rome n' échappa aux guerres sociales qu' enouvrant ses rangs aux alliés, après les avoirvaincus. Grâce à Dieu, nous aussi nous avonsvaincu. Hâtons-nous donc d' ouvrir nos rangs.La société n' est pas, à mes yeux, un simple lien deconvention, une institution extérieure et de police.la société a charge d' âme, elle a des devoirsenvers l' individu ; elle ne lui doit pas la vie, maisla possibilité de la vie, c' est-à-dire le premierfond qui, fécondé par le travail de chacun, doitdevenir l' aliment de sa vie physique, intellectuelleet morale. La société n' est pas la réunion atomistiqueet fortuite des individus, comme est, par exemple,le lien qui réunit les passagers à bord d' un mêmevaisseau. Elle est primitive. Si l' individu étaitantérieur à la société, il faudrait son acceptationpour qu' il fût considéré comme membre de la sociétéet assujetti à ses lois, et on concevrait, à larigueur, qu' il peut refuser de participer àses charges et à ses avantages. Mais du moment quel' homme naît dans la société, comme il naît dans laraison,------------------------------------------------------------------------p335il n' est pas plus libre de récuser les lois de lasociété que de récuser les lois de la raison.L' homme ne naît pas libre, sauf ensuite à embrasserla servitude volontaire. Il naît partie de lasociété, il naît sous la loi. Il n' est pas plusrecevable à se plaindre d' être soumis à une loiqu' il n' a pas acceptée, qu' il n' est recevable à seplaindre d' être né homme. Les vieilles sociétésavaient leurs livres sacrés, leurs épopées, leursrits nationaux, leurs traditions, qui étaient comme

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le dépôt de l' éducation et de la culture nationale.Chaque individu, venant au monde, trouvait, outrela famille, qui ne suffit pas pour faire l' homme,la nation, dépositaire d' une autre vie plus élevée.Le christianisme, qui a détruit la conceptionantique de la nation et de la patrie, s' estsubstitué chez les peuples modernes à cette grandeculture nationale, et longtemps il y a suffi. Ainsi,toujours l' homme a trouvé ouverte devant lui unegrande école de vie supérieure. L' homme, comme laplante, est sauvage de sa nature : on n' est pashomme pour avoir la figure humaine ou pour raisonnersur quelques sujets grossiers à la façon des autres.On n' est homme qu' à la condition de la cultureintellectuelle et morale.Je crois, comme les catholiques, que notre sociétéprofane et irréligieuse, uniquement attentive àl' ordre et à la discipline, se souciant peu del' immoralité et de l' abrutissement des masses,pourvu qu' elles continuent à tourner la meule ensilence, repose sur une impossibilité. L' état doitau peuple la religion, c' est-à-dire la cultureintellectuelle et morale, il lui doit l' école,encore plus que le temple. L' individu n' estcomplètement responsable de ses actes que s' il areçu sa part à l' éducation qui fait homme.De quoi punissez-vous ce misérable, qui, resté------------------------------------------------------------------------p336fermé depuis son enfance aux idées morales, ayant àpeine le discernement du bien et du mal, pousséd' ailleurs par de grossiers appétits qui sont toutesa loi, et peut-être aussi par de pressants besoins,a forfait contre la société ? Vous le punissezd' être brute ; mais est-ce sa faute, granddieu ! Si nul ne l' a reçu à son enfance pour le fairenaître à la vie morale ? Est-ce sa faute, si sonéducation n' a été que l' exemple du vice ? Et, pourremédier à ces crimes que vous n' avez pas suempêcher, vous n' avez que le bagne et l' échafaud.Le vrai coupable en tout cela, c' est la société quin' a pas élevé et ennobli ce misérable. Quel étrangehasard, je vous prie, que presque tous lescriminels naissent dans la même classe ! Lanature, dirai-je avec Pascal, n' est pas siuniforme. N' est-il pas évident que, si lesdix-neuf vingtièmes des crimes punis par la sociétésont commis par des gens privés de toute éducationet pressés par la misère, la cause en estdans ce manque d' éducation et dans cette misère ?Dieu me garde de songer jamais à excuser le crimeou à désarmer la société contre ses ennemis ! Mais

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le crime n' est crime que quand il est commis avec uneparfaite conscience. Croyez-vous que ce misérablen' eût pas été, comme vous, honnête et bon, s' ilavait été comme vous cultivé par une longueéducation et amélioré par les salutairesinfluences de la famille ? Il faut partir de ceprincipe que l' homme ne naît pas actuellement bon,mais avec la puissance de devenir bon, pasplus qu' il ne naît savant, mais avec la puissance dedevenir savant, qu' il ne s' agit que de développerles germes de vertu qui sont en lui, que l' homme nese porte pas au mal par son propre choix, mais parbesoin, par de fatales circonstances, et surtoutfaute de------------------------------------------------------------------------p337culture morale. Certes, dans l' état présent, où lasociété ne peut exercer sur tous ses membres uneaction civilisatrice, il importe de maintenir lechâtiment pour effrayer ceux que l' éducation n' a pudétourner du crime. Mais tel n' est pas l' étatnormal de l' humanité ; car, je le répète, on nepunit pas un homme d' être sauvage, bien que, si l' ona des sauvages à gouverner, on puisse, pourles maintenir, recourir à la sanction pénale. Alors cen' est plus un châtiment moral, c' est un exemple, riende plus.Je reconnais volontiers que, pour qu' un homme arriveaux dernières limites de la misère, là où lamoralité expire devant le besoin, il faut qu' à uneépoque ou à une autre de sa vie il y ait eu de safaute (j' excepte bien entendu les infirmes et lesfemmes), qu' avec de la moralité et del' intelligence on peut toujours trouver une issue etdes ressources. Mais cette moralité et cetteintelligence, est-ce la faute des misérables, s' ils nel' ont pas, puisque ces facultés ont besoin d' êtrecultivées, et que nul n' a pris soin de lesdévelopper en eux ?Tout le mal qui est dans l' humanité vient à mes yeuxdu manque de culture, et la société n' est pasrecevable à s' en plaindre, puisqu' elle en est,jusqu' à un certain point, responsable. En appelantdémocratie et aristocratie les deux partis qui sedisputent le monde, on peut dire que l' un et l' autresont, dans l' état actuel de l' humanité, égalementimpossibles. Car les masses étant aveugles etinintelligentes, n' en appeler qu' à elles, c' est enappeler de la civilisation à la barbarie. D' autrepart, l' aristocratie constitue un odieux monopole,si elle ne se propose pas pour but la tutelle desmasses, c' est-à-dire leur exaltation progressive.

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------------------------------------------------------------------------p338J' ai été spectateur de ces fatales journées dont ilfaudra dire :excidat illa dies aevo, nec postera credantsaecula, nos etiam taceamus, et oblita multanocte tegi nostrae patiamur crimina gentis.Dieu sait si un moment j' ai souhaité le triomphedes barbares. Et pourtant je souffrais quandj' entendais des hommes honnêtes déverser le rire,le mépris ou la colère sur ces lamentables folies ;je m' irritais quand j' entendais applaudir à desanglantes vengeances ou regretter qu' onn' en eût pas fait assez. Car enfin, ces insenséssavaient-ils ce qu' ils faisaient, et était-ce leurfaute si la société les avait laissés dans cet étatd' imbécillité où ils devaient, au premier jourd' épreuve, devenir le jouet des insensés et despervers ?Plus que personne, je gémis des folies populaires, etje veux qu' on les réprime. Mais ces foliesn' excitent en moi qu' un regret, c' est qu' une moitié del' humanité soit ainsi abandonnée à sa bestialiténative, et je ne comprends pas comment toute âmehonnête et clairvoyante n' en tire pas immédiatementcette conséquence : de ces bêtes, faisons deshommes. Ceux qui rient cruellement de ces foliesm' irritent ; car ces folies sont, en partie, leurouvrage.On disait naguère, à propos de cette lamentableItalie : " voyez, je vous prie, si ce peuple estdigne de sa liberté ; voyez comme il en use et commeil sait la défendre. " -ah ! Sans doute ; mais à quila faute ? à ceux qu' on a condamnés à la nullité,et qui, vieillards, se réveillent enfants ; ou àceux qui les ont tenus dans la dépression, etqui viennent après cela reprocher à un grand paysl' immoralité qu' ils ont faite ? Cette indignationrestera une------------------------------------------------------------------------p339des plus vigoureuses de ma jeunesse. Un tuteur arendu son pupille idiot pour conserver la gestion deses biens. Un hasard remet un instant au pupillel' usage de sa fortune, et, bien entendu, il fait desfolies ; d' où le tuteur tire un bon argument pourqu' on lui rende le soin de son pupille !Il ne s' agit donc plus de dire : à la porte lesbarbares ! Mais : plus de barbares ! Tandis qu' il yen aura, on pourra craindre une invasion. S' il yavait en face l' une de l' autre deux races d' hommes,l' une civilisée, l' autre incivilisable, la seulepolitique devrait être d' anéantir la race

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incivilisable, ou de l' assujettir rigoureusementà l' autre. S' il était vrai, comme le penseAristote, que, de même que l' âme est destinée àcommander et le corps à obéir, de même il y a dansla société des hommes qui ont leur raison eneux-mêmes, et d' autres qui, ayant leur raison horsd' eux-mêmes, ne sont bons qu' à exécuter la volonté desautres, ceux-ci seraient naturellementesclaves ; il serait juste et utile pour euxd' obéir, leur révolte serait un malheur et un crimeaussi grand que si le corps se révoltait contrel' âme. à ce point de vue, les conquêtes de ladémocratie seraient les conquêtes de l' esprit du mal,le triomphe de la chair sur l' esprit. Mais c' estce point de vue même qui est décevant : un progrèsirrécusable a banni cette aristocratique théorie,et posé l' inviolabilité du droit des faibles decorps et d' esprit vis-à-vis des forts. Tous leshommes portent en eux les mêmes principes demoralité. Il est impossible d' aimer le peuple telqu' il est, et il n' y a que des méchants quiveuillent le conserver tel, pour le faire jouer àleur guise. Mais qu' ils y prennent garde ; un jourla bête pourra bien se jeter sur eux. Jesuis intimement convaincu pour ma part que, si l' on ne------------------------------------------------------------------------p340se hâte d' élever le peuple, nous sommes à la veilled' une affreuse barbarie. Car, si le peuple triomphetel qu' il est, ce sera pis que les francs et lesvandales. Il détruira lui-même l' instrument quiaurait pu servir à l' élever ; il faudra attendreque la civilisation sorte de nouveau spontanément dufond de sa nature. Il faudra traverser unautre moyen âge, pour renouer le fil brisé de latradition savante.La morale, comme la politique, se résume donc en cegrand mot : élever le peuple. La morale aurait dûle prescrire, en tout temps ; la politique leprescrit plus impérieusement que jamais, depuis quele peuple a été admis à la participation aux droitspolitiques. Le suffrage universel ne sera légitimeque quand tous auront cette part d' intelligence sanslaquelle on ne mérite pas le titre d' homme, et si,avant ce temps, il doit être conservé, c' estuniquement comme pouvant servir puissamment àl' avancer. La stupidité n' a pas le droit degouverner le monde. Comment, je vous prie, confierles destinées de l' humanité à des malheureux, ouvertspar leur ignorance à toutes les captations ducharlatanisme, ayant à peine le droit de compterpour des personnes morales ? état déplorable

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que celui où, pour obtenir les suffrages d' unemultitude omnipotente, il ne s' agit pas d' êtrevrai, savant, habile, vertueux, mais d' avoir un nomou d' être un audacieux charlatan !Je suppose un savant et laborieux chercheur, qui aittrouvé, sinon la solution définitive, du moins lasolution la plus avancée du grand problème social.Il est incontestable que cette solution serait sicompliquée qu' il y aurait au plus vingt personnesau monde capables de la comprendre. Souhaitons-luide la patience, s' il est obligé------------------------------------------------------------------------p341d' attendre, pour faire prévaloir sa découverte,l' adhésion du suffrage universel. Un empirique quicrie bien haut qu' il a trouvé la solution, qu' elleest claire comme le jour, qu' il faut avoir lamauvaise foi de gens intéressés pour s' y refuser, quirépète tous les jours dans les colonnes d' unjournal de banales déclamations : celui-là,incontestablement, fera plus vite fortune que celuiqui attend le succès de la science et de la raison.Qu' il soit donc bien reconnu que ceux qui serefusent à éclairer le peuple sont des gens quiveulent l' exploiter, et qui ont besoin de sonaveuglement pour réussir. Honte à ceux qui, enparlant d' appel au peuple, savent bien qu' ilsne font appel qu' à l' imbécillité ! Honte à ceuxqui fondent leurs espérances sur la stupidité, qui seréjouissent de la multitude des sots comme de lamultitude de leurs partisans, et croient triompherquand, grâce à une ignorance qu' ils ont faite etqu' ils entretiennent, ils peuvent dire : vous voyezbien que le peuple ne veut pas de vosidées modernes. S' il n' y avait plus d' imbéciles àjouer, le métier des sycophantes et des flatteursdu peuple tomberait bien vite. Les moyens immorauxde gouvernement, police machiavélique, restrictionsà certaines libertés naturelles, etc., ont étéjusqu' ici nécessaires et légitimes. Ilscesseront de l' être, quand l' état sera composéd' hommes intelligents et cultivés. La question de laréforme gouvernementale n' est donc plus politique ;elle est morale et religieuse ; le ministère del' instruction publique est le plus sérieux, ou,pour mieux dire, le seul sérieux des ministères. Quel' on parcoure toutes les antinomies nécessairesde la politique actuelle, on reconnaîtra, ce mesemble, que la réhabilitation intellectuelle dupeuple est le remède à toutes, et que lesinstitutions les plus libérales seront------------------------------------------------------------------------p342

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les plus dangereuses, tant que durera ce qu' on a sibien appelé l' esclavage de l' ignorance.jusque-là le gouvernement a priori sera le plusdétestable des gouvernements. Au premier réveildu libéralisme moderne, on put croire un instantque l' absolutisme ne reposait que sur la force desgouvernements. Mais il nous a été révélé qu' ilrepose bien plus encore sur la sottise etl' ignorance des gouvernés, puisque nous avons vu lespeuples délivrés regretter leurs chaînes et lesredemander. Détruire une tyrannie n' est pasgrand' chose, cela s' est vu mille fois dansl' histoire. Mais s' en passer... au yeux dequelques-uns, cela est la plus belle apologie desgouvernants ; à mes yeux, c' est leur plus grandcrime. Leur crime est de s' être rendus nécessaires,et d' avoir maintenu des hommes dans un telavilissement qu' ils appellent d' eux-mêmes lesfers et la honte. M. De Falloux s' étonne que letiers état de 89 ait songé à venger des pèresqui ne s' étaient pas trouvés offensés. cela estvrai ; et ce qu' il y a de plus révoltant, ce quiappelait surtout la vengeance, c' est que ces pères,en effet, ne se soient pas trouvés offensés.Le plus grand bien de l' humanité devant être le butde tout gouvernement, il s' ensuit que l' opinion de lamajorité n' a réellement droit de s' imposer que quandcette majorité représente la raison et l' opinion laplus éclairée. Quoi ! Pour complaire à des massesignorantes, vous irez porter un préjudice, peut-êtreirréparable, à l' humanité ? Jamais je ne reconnaîtraila souveraineté de la déraison. Le seul souverain dedroit divin, c' est la raison ; la majorité n' a depouvoir qu' en tant qu' elle est censée représenter laraison. Dans l' état normal des choses, la majoritésera en effet le criterium le plus direct pourreconnaître le parti qui a raison. S' il y avait unmeilleur------------------------------------------------------------------------p343moyen pour reconnaître le vrai, il faudrait yrecourir et ne pas tenir compte de la majorité.à entendre certains politiques, qui se disentlibéraux, le gouvernement n' a autre chose à fairequ' à obéir à l' opinion, sans se permettre jamaisde diriger le mouvement. C' est une intolérabletyrannie, disent-ils, que le pouvoir central imposeaux provinces des institutions, des hommes, desécoles, peu en harmonie avec les préjugés de cesprovinces. Ils trouvent mauvais que lesadministrateurs et les instituteurs des provincesviennent puiser à Paris une éducation qui les rendra

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supérieurs à leurs administrés. C' est là un étrangescrupule ! Paris ayant une supériorité d' initiativeet représentant un état plus avancé de civilisation,a bien réellement droit de s' imposer et d' entraînervers le parfait les masses plus lourdes. Honte àceux qui n' ont d' autre appui que l' ignorance et lasottise, et s' efforcent de les maintenir comme leursmeilleurs auxiliaires ! La question de l' éducationde l' humanité et du progrès de la civilisation primetoutes les autres. On ne fait pas tort à un enfant,en sollicitant sa nonchalance native, pour le plusgrand bien de sa culture intellectuelle et morale.Longtemps encore l' humanité aura besoin qu' onlui fasse du bien malgré elle. Gouverner pour leprogrès, c' est gouverner de droit divin.Le suffrage universel suppose deux choses :1 que tous sont compétents pour juger les questionsgouvernementales ; 2 qu' il n' y a pas, à l' époqueoù il est établi, de dogme absolu ; que l' humanité,à ce moment, est sans foi et dans cet état queM. Jouffroy a appelé le scepticisme de fait.ces époques sont des époques de libéralisme et detolérance. L' un ne possédant pas plus que l' autrela vérité, ce qu' il y a de plus simple, c' est de secompter ;------------------------------------------------------------------------p344le nombre fait la raison, du moins une raisonextérieure et pratique, qui peut très bien ne pasconvertir la minorité, mais qui s' impose à elle.Au fond, cela est peu logique. Car le nombre n' étantpas un indice de vérité intrinsèque, la minoritépourrait dire : " vous vous imposez à nous, non pasparce que vous avez raison, mais parce que vous êtesplus nombreux ; cela serait juste, si lenombre représentait la force ; car alors, au lieude se battre, il serait plus raisonnable de secompter pour s' épargner un mal inutile. Mais, bienque moins nombreux que vous, nous avons de meilleursbras et nous sommes plus braves ; battons-nous. Nousn' avons pas plus raison les uns que les autres ; vousêtes plus nombreux, nous sommes plus forts,essayons. " c' est qu' un tel milieu n' est pas normalpour l' humanité ; c' est que la raison seule,c' est-à-dire le dogme établi, donne le droit des' imposer, c' est que le nombre est en effet uncaractère tout aussi superficiel que la force ;c' est que rien ne peut s' établir que sur la basede la raison.Je le dis avec timidité, et avec la certitude queceux qui liront ces pages ne me prendront pas pourun séditieux, je le dis comme critique pur, en me

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posant devant les révolutions du présent comme noussommes devant les révolutions de Rome, par exemple,comme on sera dans cinq cents ans vis-à-vis desnôtres : l' insurrection triomphante est parfoisun meilleur criterium du parti qui a raisonque la majorité numérique. Car la majorité est souventformée ou du moins appuyée de gens fort nuls,inertes, soucieux de leur seul repos, qui neméritent pas d' être comptés dans l' humanité ; aulieu qu' une opinion capable de soulever les masseset surtout de les faire triompher, témoigne par làde sa force. Le scrutin de la bataille en------------------------------------------------------------------------p345vaut bien un autre ; car, à celui-là, on ne compteque les forces vives, ou plutôt on soupèsel' énergie que l' opinion prête à ses partisans :excellent criterium ! on ne se bat pas pour lamort ; ce qui passionne le plus est le plusvivant et le plus vrai. Ceux qui aiment l' absolu etles solutions claires en appellent volontiers aunombre ; car rien de plus clair que le nombre :il n' y a qu' à compter. Mais ce serait trop commode.L' humanité n' y va pas d' une façon aussi simple. Onaura beau faire, on ne trouvera d' autre baseabsolue que la raison, et, avant que l' humanité soitarrivée à un âge définitivement scientifique, onn' aura d' autre criterium de la raison que lefait définitif. le fait ne constitue pas la raison,mais l' indique. La meilleure preuve quel' insurrection de juin était illégitime, c' estqu' elle n' a pas réussi.Il y a là une antinomie nécessaire, insoluble, et quidurera jusqu' à ce qu' une grande forme dogmatique aitde nouveau englobé l' humanité. Aux époques descepticisme, quand les voeux aspirent à une nouvelleforme qui n' est pas encore éclose, personne n' ayantle mot de la situation, ne possédant la vraiereligion, il serait abominable que tel ou tel, de sonautorité individuelle, vînt imposer sa croyance auxautres. On ne déclare toutes les religions égalementbonnes que quand aucune n' est suffisante. S' ily avait une religion qui fut réellement vivante, quicorrespondît aux besoins de l' époque, soyez sûrqu' elle saurait se faire sa place et que la nationne marchanderait pas avec elle. L' indifférence est enpolitique ce que le scepticisme est en philosophie,une halte entre deux dogmatismes, l' un mort, l' autreen germe. Pendant cet interrègne, libre à chacunde s' attacher à toute doctrine, d' être suivant songoût pythagoricien ou platonicien, stoïque------------------------------------------------------------------------p346

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ou péripatétique. Toutes les formes sont égalementinoffensives, et la seule tâche du pouvoir est demaintenir entre elles la police, pour les empêcherde se dévorer. Il n' en est pas ainsi dans les étatsdogmatiques, où il y a une raison vivante etactuelle, une doctrine hors de laquelle il n' y apoint de salut. Forte de toute la vie de la nation,elle en est le premier besoin et le premier droit.Elle est en un sens supérieure à la loi politique,puisque celle-ci a en elle sa raison et sa sanction.Le gouvernement est alors absolu, et se fait au nomde la doctrine acceptée de tous. Tout fléchit devantelle, et le pouvoir spirituel, qui la représente, estautant au-dessus du pouvoir temporel que les besoinssupérieurs de l' homme sont au-dessus des intérêtsmatériels, ou, comme on disait autrefois, quel' esprit est au-dessus de la chair. Et ce règneabsolu n' est pas la tyrannie. La tyrannie ne commenceque le jour où la chaîne est sentie, où l' anciendogme a vieilli, et emploie les mêmes coupsd' autorité pour se maintenir. On est parfois injustepour les persécutions de l' église au moyen âge. Elledevait être alors intolérante ; car du momentqu' une société entière accepte un dogme et proclameque ce dogme est la vérité absolue, et cela sansopposition, on est charitable en persécutant. C' estdéfendre la société. Les guerres des albigeois, lespersécutions contre les vaudois, les cathares, lesbogomiles, les pauvres de Lyon, ne me choquent pasplus que les croisades : c' étaient là réellementdes errants, sortant de la grande forme del' humanité, et quant aux hommes vraiment avancésdu moyen âge, comme Scot érigène, ArnaudDe Bresse, Abélard, Frédéric Ii, ilssubissaient la juste peine d' être en avant deleur siècle. Ce qui fait que ces actes del' inquisition du moyen âge nous indignent, c' est quenous les jugeons au------------------------------------------------------------------------p347point de vue de notre âge sceptique ; il est tropclair, en effet, que de nos jours où il n' y a plusde dogme, de tels faits seraient exécrables.Massacrer les autres pour son opinion est horrible.Mais pour le dogme de l' humanité ? ...la question est tout autre. Qu' un homme soit violent,cruel même, pour défendre sa croyance désintéressée,c' est fâcheux, mais toujours excusable. Lapersécution ne devient odieuse que quand elle estexercée par des intéressés, qui sacrifient à leurbien-être la pensée des autres. C' est pour cela qu' ilfaut juger tout autrement les persécutions de

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l' église au moyen âge et dans les temps modernes.Car, dans les temps modernes, elle a cessé d' êtrece qu' elle était au moyen âge ; ce n' est plus qu' unevieille domination, usée, gênante, illégitime ; toutce qu' elle fait pour se maintenir est odieux ; carelle n' a plus de raison d' être. La mort de JeanHus m' indigne déjà ; car Jean Hus représentaitl' avenir ; la mort de Vanini et de GiordanoBruno me révolte ; car l' esprit moderne était déjàdéfinitivement émancipé. Et quant aux absurdespersécutions religieuses de Louis Xiv, il n' y avaitqu' une femme étroite et dure, des jésuites etBossuet qui fussent capables de les conseillerà un roi fatigué. Quand l' église était ladomination légitime, elle avait beaucoup moins àpersécuter que depuis qu' elle eut cessé de l' être.La grande et odieuse persécution, l' inquisition,n' est devenue quelque chose de monstrueux qu' auxvie siècle, c' est-à-dire quand l' église estdéfinitivement battue par la réforme. Louis Xivn' a pas eu, que je me rappelle, un seul actede sévérité à faire pour maintenir sasouveraineté absolue, et cela devait être ; cettesouveraineté était légitime, acceptée ; nul hommene fut plus absolu et moins tyran. La restauration,au contraire, fut toujours en batailles et en------------------------------------------------------------------------p348tiraillements pour un pouvoir assurément beaucoupmoindre ; et de sa part la moindre violencerévoltait, car elle s' imposait. La mesure desviolences qu' un pouvoir est obligé de déployerpour se maintenir, et surtout l' indignationqu' excitent ses violences, est la mesure de sonillégitimité. Nous sommes légitimistes à notremanière. Le gouvernement légitime est celui qui sefonde sur la raison du temps ; le gouvernementillégitime est celui qui emploie la force ou lacorruption pour se maintenir malgré les faits.C' est pour n' avoir pas compris la différence de cesdeux âges de l' humanité que l' on fait tant desophismes sur les rapports de l' église et de l' état.Dans le premier âge, celui où il y a une religionvraie, qui est la forme de la société, l' état et lareligion sont une même chose, et, bien loin quel' état salarie la religion, la religion sesoutient par elle-même, et c' est plutôt l' état qui,à certains jours, fait appel à l' église. Elle estmême supérieure à l' état, puisque l' état y puise sonprincipe. Mais aux époques où l' état n' ayant aucunecroyance dit à tout le monde : " je n' entends rienen théologie, croyez ce qu' il vous plaira " , il ne

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doit salarier (alors seulement naît ce motignoble) aucun culte, ou, ce qui revient à peu près aumême, il doit les salarier tous. Ce qu' il donne auxreligions n' est qu' une aumône ; elles doivent rougiren le recevant, et je comprends bien l' indignation desultramontains ardents, quand ils voient Dieufigurer sur le budget de l' état comme unfonctionnaire public. à ces époques, il n' y a plusque des opinions. Or, pourquoi l' état salarierait-ilune opinion ? Je conçois l' état reconnaissant un seulculte ; je le conçois ne reconnaissant aucun culte ;mais je ne le conçois pas reconnaissant tous lescultes. La théorie libérale de l' indifférentismeest superficielle. Il faut------------------------------------------------------------------------p349de la doctrine à l' humanité. Si le catholicisme estle vrai, les prétentions les plus extrêmes desultramontains sont légitimes, l' inquisition est uneinstitution bienfaisante. En effet, comme de ce pointde vue la saine croyance est le plus grand bienauquel tout le reste doit être sacrifié, lesouverain fait acte de père en séparant le bon grainde l' ivraie et brûlant celle-ci. Rien ne tient devantla seule chose nécessaire, sauver les âmes. Lecompelle intrare est légitime par ses résultats.Si, en sacrifiant mille âmes gangrenées, on peutespérer en sauver une, l' orthodoxie les trouverasuffisamment compensées. J' en suis bien fâché, maisrien ne dispense de la question dogmatique.Nos délicats qui maintiennent toujours cette questionen dehors, s' interdisent en toute chose lessolutions logiques. Il est d' un petit esprit desupposer un ordre absolument légal, contre lequel iln' y a pas d' objection et qui s' impose absolument.L' état d' une société n' est jamais tout à fait légal,ni tout à fait illégal. Tout état social estforcément illégal, en tant qu' imparfait, et tendtoujours à plus de légalité, c' est-à-dire à plus deperfection. Il n' est pas moins superficiel de supposerque le gouvernement n' est que l' expression de lavolonté du plus grand nombre, en sorte que lesuffrage universel serait de droit naturel et que,ce suffrage étant acquis, il n' y aurait qu' à laisserla volonté du peuple s' exprimer. Cela serait tropsimple. Il n' y a que des pédants de collège, desesprits clairs et superficiels qui aient pu se laisserprendre à l' apparente évidence de la théoriereprésentative. la masse n' a droit de gouvernerque si l' on suppose qu' elle sait mieux que personnece qui est le meilleur. Le gouvernementreprésente la raison, Dieu, si l' on veut,

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l' humanité dans le sens élevé (c' est-à-dire leshautes tendances de la------------------------------------------------------------------------p350nature humaine), mais non un chiffre. Le principereprésentatif a été bon à soutenir contre lesvieux despotismes personnels, où le souveraincroyait commander de son droit propre, ce qui estbien plus absurde encore. Mais, de fait, lesuffrage universel n' est légitime que s' il peuthâter l' amélioration sociale. Un despote quiréaliserait cette amélioration contre la volonté duplus grand nombre serait parfaitement dans son droit.Vienne le Napoléon qu' il nous faut, le grandorganisateur politique, et il pourra se passer de labénédiction papale et de la sanction populaire.L' idéal d' un gouvernement serait un gouvernementscientifique, où des hommes compétents et spéciauxtraiteraient les questions gouvernementales commedes questions scientifiques, et en chercheraientrationnellement la solution. Jusqu' ici c' est lanaissance, l' intrigue ou le privilège du premieroccupant qui ont généralement conféré les grades auxgouvernants ; le premier intrigant qui réussità s' installer devant une table verte est qualifiéhomme d' état. je ne sais si un jour, sous uneforme ou sous une autre, il ne se produira pasquelque chose d' analogue à l' institution des lettréschinois, et si le gouvernement ne deviendra pas lepartage naturel des hommes compétents, d' une sorted' académie des sciences morales et politiques.La politique est une science comme une autre, etexige apparemment autant d' études et deconnaissances qu' une autre. Dans les sociétésprimitives, le collège des prêtres gouvernait au nomdes dieux ; dans les sociétés de l' avenir, lessavants gouverneront au nom de la rechercherationnelle du meilleur. Dieu merci ! Cette académieaurait de nos jours une rude tâche, s' il lui fallaitdémontrer à la présomption ignorante et contrôleusela légitimité de sa------------------------------------------------------------------------p351conduite ! Cette manie qu' ont les sots de vouloirqu' on leur donne la raison de ce qu' ils ne peuventcomprendre et de se fâcher quand ils ne comprennentpas, est un des plus grands obstacles au progrès. Lessages de l' avenir la mépriseront.Mais comment, direz-vous, imposer à la majorité cequi est le meilleur, si elle s' y refuse ? -ah ! Làest le grand art. Les sages anciens avaient pour celades moyens fort commodes, des oracles, des augures,des égéries, etc. D' autres ont eu des armées. Tous

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ces moyens sont devenus impossibles. La religion del' avenir tranchera la difficulté de sa lourde épée.Apprenons au moins à n' être pas si sévères contreceux qui ont employé un peu de duperie et ce qu' onest convenu d' appeler corruption, siréellement (condition essentielle) ils n' ont eu pourbut que le plus grand bien de l' humanité. S' ilsn' ont eu en vue, au contraire, que desconsidérations égoïstes, ce sont des tyranset des infâmes.C' est rendre un mauvais service à un pupille que delui remettre trop tôt la disposition de ses biens.Mais c' est un crime de le tenir dans l' idiotismepour le garder indéfiniment en tutelle. Mieux vautencore une émancipation prématurée ; car, aprèsquelques folies, elle peut contribuer à ramener lasagesse.Jusqu' à ce que le peuple soit initié à la vieintellectuelle, l' intrigue et le mensonge sontévidemment mis aux enchères. Il s' agit de capterle vieillard aveugle, et pour cela de mentir, deflatter. Les tableaux si vivants d' Aristophanen' ont rien d' exagéré. Le suffrage du peuple nonéclairé ne peut amener que la démagogie oul' aristocratie nobiliaire, jamais le gouvernement dela raison. Les philosophes, qui sont les souverainsde droit divin, agacent------------------------------------------------------------------------p352le peuple et ont sur lui peu d' influence. Voyez àAthènes le sort de tous les sages (...), Miltiade,Thémistocle, Socrate, Phocion. Ils n' ont pasd' éclat extérieur, ils ne flattent pas, ils sontsérieux et sévères, ils ne rient pas, ils parlentun langage difficile et que la multituden' entend pas, celui de la raison. Comment voulez-vousque de telles gens, s' ils se mêlent de parler à lamultitude, n' encourent pas sa disgrâce. Ceux-là seulsparlent au peuple un langage intelligible quis' adressent à ses passions, ou qui s' intitulent ducsou comtes. Ces deux langues-là sont facilesà comprendre.Ainsi s' explique la mauvaise humeur que le peuple amontrée de tout temps contre les philosophes,surtout quand ils ont eu la maladresse de se mêlerdes affaires publiques. Placé entre le charlatanet le médecin sérieux, le peuple va toujours aucharlatan. Le peuple veut qu' on ne lui dise que deschoses claires, faciles à comprendre, et le malheurest qu' en rien la vérité n' est à la surface. Lepeuple aime qu' on plaisante. Les vues les plussuperficielles et les plus rebattues présentées sur

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un ton de grossière plaisanterie, qui fait grincerles dents à tout esprit délicat, font battre desmains aux ignorants. Les véritables intérêts dupeuple ne sont presque jamais dans ce qui en al' apparence. Les sages qui vont à la réalité ontl' air d' être ses ennemis ; et les charlatans qui s' entiennent aux lieux communs sont de droit ses amis. Etpuis, il y a dans les sages je ne sais quoid' orgueilleux, quelque soin qu' ils mettent à se fairehumbles et condescendants. Ce n' est pas leurfaute ; l' orgueil (et ce mot ici n' a rien decondamnable) est dans ce qu' ils sont. Le grandseigneur est orgueilleux aussi ; mais son orgueilchoque moins le peuple. Celui-ci se console------------------------------------------------------------------------p353de n' avoir pas l' or et les cordons du grandseigneur ; mais il ne pardonne pas au penseur de luiêtre supérieur en intelligence, et il se croit aumoins aussi compétent que lui en politique. Le peupleest bien plus indulgent pour les grands que pour lesgens de classe moyenne qui sont instruits etéclairés. Ceux-ci lui paraissent sur lemême niveau que lui, et il voit leur supériorité demauvais oeil. Le roi, la famille royale sont dieuxpour lui, et il a la bonhomie de les aimer. Mais pourdes bourgeois simples, que leurs talents ont portésau pouvoir, il faut que ce soient des voleurs, desintrigants. Les grands sont placés trop haut pourqu' il leur porte envie : la jalousie n' a lieuqu' entre égaux. Un gouvernement d' hommes sans nomest fatalement condamné à être soupçonné, calomnié." comment cet homme qui est mon égal a-t-il fait pourparvenir ? Il faut nécessairement que ce soit unmalhonnête homme, autrement il me serait supérieur,ce qui ne peut pas être. Il a touché de près lesdeniers de l' état ; il doit y avoir pris quelquechose ; car si j' y étais, moi, je sais bien que j' enserais tenté " , ainsi parle la vulgaire envie. Cessoupçons n' atteignent jamais ceux qu' on regarde commed' une autre espèce et avec lesquels on adéfinitivement renoncé à se comparer. Me trouvant unjour avec des paysans, je remarquai qu' ils étaienttrès préoccupés de la légère indemnité accordée auxreprésentants ; ils marchandaient, chicanaient,trouvaient mauvais qu' ils la touchassent pendantleurs congés, alors, disaient-ils, qu' ils netravaillent pas ; et ces bonnes gens ne faisaient pasune observation sur les millions de la listecivile.Certes, si tous étaient comme nous, non seulement legouvernement serait plus facile, mais il serait à

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peine------------------------------------------------------------------------p354besoin d' un gouvernement. Les restrictionsgouvernementales sont en raison inverse de laperfection des individus. Or tous seraient commenous, si tous avaient notre culture, si touspossédaient comme nous l' idée complète del' humanité. Pourquoi toute liberté est-elleaccompagnée d' un danger parallèle et a-t-elle besoind' un correctif ? C' est que la liberté est pour lessages comme pour les fous. Mais quand tous serontsages, ou quand la raison publique sera assez fortepour faire justice des insensés, nulle restrictionne sera nécessaire.Fichte a osé concevoir un état social si parfait quela pensée même du mal fût bannie de l' esprit del' homme. Je crois comme lui que le mal moral n' aurasignalé qu' un âge de l' humanité, l' âge où l' hommeétait délaissé par la société et ne recevait pasd' elle l' héritage religieux auquel il a droit. " ily a des hommes, dit M. Guizot, qui ont pleineconfiance dans la nature humaine. Selon eux,laissée à elle-même, elle va au bien. Tous les mauxde la société viennent des gouvernements, quicorrompent l' homme en le violentant ou en letrompant. " je suis de ceux qui ont cette confiance.Mais je crois que le mal ne vient pas de ce que lesgouvernements violentent et trompent, maisde ce qu' ils n' élèvent pas. moi qui suiscultivé, je ne trouve pas de mal en moi, etspontanément en toute chose je me porte à ce qui mesemble le plus beau. Si tous étaient aussi cultivésque moi, tous seraient comme moi dans l' heureuseimpossibilité de mal faire. Alors il serait vrai dedire : vous êtes des dieux et les fils dutrès-haut. La morale a été conçue jusqu' ici d' unemanière fort étroite, comme une obéissance à uneloi, comme une lutte intérieure entre des loisopposées. Pour moi, je déclare que quand je faisbien, je n' obéis à------------------------------------------------------------------------p355personne, je ne livre aucune bataille et ne remporteaucune victoire, que je fais un acte aussiindépendant et aussi spontané que celui de l' artistequi tire du fond de son âme la beauté pour laréaliser au dehors, que je n' ai qu' à suivre avecravissement et parfait acquiescement l' inspirationmorale qui sort du fond de mon coeur. L' hommeélevé n' a qu' à suivre la délicieuse pente de sonimpulsion intime ; il pourrait adopter la devise desaint Augustin et de l' abbaye de Thélème : " fais

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ce que tu voudras " ; car il ne peut vouloir quede belles choses. L' homme vertueux est un artistequi réalise le beau dans une vie humaine comme lestatuaire le réalise sur le marbre, comme lemusicien par des sons. Y a-t-il obéissance etlutte dans l' acte du statuaire et du musicien ?C' est là de l' orgueil, direz-vous. Il fauts' entendre. Si l' on entend par humilité le peude cas que l' homme ferait de sa nature, la petiteestime dans laquelle il tiendrait sa condition, jerefuse complètement à un tel sentiment le titre devertu, et je reproche au christianisme d' avoirparfois pris la chose de cette manière. La base denotre morale, c' est l' excellence, l' autonomieparfaite de la nature humaine ; le fond de toutnotre système philosophique et littéraire, c' estl' absolution de tout ce qui est humain.Ennoblissement et émancipation de tous les hommespar l' action civilisatrice de la société, tel estdonc le devoir le plus pressant du gouvernement dansla situation présente. Tout ce que l' on fait sanscela est inutile ou prématuré. On parle sans cessede liberté, de droit de réunion, de droitd' association. Rien de mieux, si les intelligencesétaient dans l' état normal ; mais jusque-là riende plus frivole. Des imbéciles ou des ignorantsauront------------------------------------------------------------------------p356beau se réunir, il ne sortira rien de bon de leurréunion. Les sectaires et les hommes de partis' imaginent que la compression seule empêche leursidées de parvenir, et s' irritent contre cettecompression. Ils se trompent. Ce n' est pas le mauvaisvouloir des gouvernements qui étouffe leurs idées ;c' est que leurs idées ne sont pas mûres ; de mêmeque ce n' est pas la force des gouvernementsabsolus mais la dépression des sujets qui maintientles peuples dans l' assujettissement. Pensez-vous doncque, s' ils étaient mûrs pour la liberté, il ne se laferaient pas à l' heure même ? Notre libéralismefrançais, croyant tout expliquer par le despotisme,préoccupé exclusivement de liberté, considérantle gouvernement et les sujets comme des ennemisnaturels, est en vérité bien superficiel.Persuadons-nous bien qu' il ne s' agit pas de liberté,mais de faire, de créer, de travailler. Le vraitrouve toujours assez de liberté pour se faire jour,et la liberté ne peut être que préjudiciable,quand ce sont des insensés qui la réclament. Ellen' aboutit qu' à favoriser l' anarchie, et n' estd' aucun usage pour le progrès réel de l' humanité.

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Qu' un commissaire de police s' introduise dans unesalle où quelques têtes faibles et vides échauffentréciproquement leurs passions instinctives, nousjetons les hauts cris, la liberté est violée.Croyez-vous donc que ce seront ces pauvres gens quirésoudront le problème ? Nous usons la force pourconserver à tous le droit de radoter à leur aise ;ne vaudrait-il pas mieux chercher à parler raisonet enseigner à tous à parler et à comprendre celangage ? Fermez les clubs, ouvrez des écoles,et vous servirez vraiment la cause populaire.La liberté de tout dire suppose que ceux à qui l' ons' adresse ont l' intelligence et le discernementnécessaires pour faire la critique de ce qu' on leurdit, l' accepter s' il est------------------------------------------------------------------------p357bon, le rejeter s' il est mauvais. S' il y avait uneclasse légalement définissable de gens qui ne pussentfaire ce discernement, il faudrait surveiller ce qu' onleur dit ; car la liberté n' est tolérable qu' avec legrand correctif du bon sens public, qui fait justicedes erreurs. C' est pour cela que la liberté del' enseignement est une absurdité, au pointde vue de l' enfant. Car l' enfant, acceptant ce qu' onlui dit sans pouvoir en faire la critique, prenantson maître non comme un homme qui dit son avis à sessemblables afin que ceux-ci l' examinent, mais commeune autorité, il est évident qu' unesurveillance doit être exercée sur ce qu' on luienseigne et qu' une autre liberté doit êtresubstituée à la sienne pour opérer le discernement.Comme il est impossible de tracer des catégoriesentre les adultes, la liberté devient, en ce quiles concerne, le seul parti possible. Mais il estcertain qu' avant l' éducation du peuple toutes leslibertés sont dangereuses et exigent desrestrictions. En effet, dans les questions relativesà la liberté d' exprimer sa pensée, il ne faut passeulement considérer le droit qu' a celui qui parle,droit qui est naturel et n' est limité que par ledroit d' autrui, mais encore la position de celuiqui écoute, lequel n' ayant pas toujours lediscernement nécessaire est comme placé sous latutelle de l' état. C' est au point de vue de celuiqui écoute et non au point de vue de celui qui parleque les restrictions sont permises et légitimes. Laliberté de tout dire ne pourra avoir lieu quelorsque tous auront le discernement nécessaire, etque la meilleure punition des fous sera lemépris du public.Que ne puis-je faire comprendre comme je le sens que

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toute notre agitation politique et libérale estvaine et creuse, qu' elle serait bonne dans un étatoù les esprits------------------------------------------------------------------------p358seraient généralement cultivés et où beaucoupd' idées scientifiques se produiraient (car la sciencene saurait exister sans liberté) ; mais que, dans unesociété composée en grande majorité d' ignorantsouverts à toutes les séductions, et où la forceintellectuelle est évidemment en décadence, se bornerà défendre ces formes vides, c' est négligerl' essentiel pour s' attacher à des textes de lois àpeu près insignifiants, puisque l' autorité peuttoujours les tourner et les interpréter à son gré.M. Jouffroy a dit cela d' une façon merveilleusedans cet admirable discours sur le scepticismeactuel, que je devrais transcrire ici toutentier, si je voulais exprimer sur ce sujet ma penséecomplète : " chacune de nos libertés nous a paru tourà tour le bien après lequel nous soupirions, et sonabsence la cause de tous nos maux.Et cependant, nous les avons conquises ces libertés,et nous n' en sommes pas plus avancés, et lelendemain de chaque révolution nous nous hâtons derédiger le vague programme de la suivante. C' est quenous nous méprenons ; c' est que chacune de ceslibertés que nous avons tant désirées, c' est que laliberté elle-même n' est pas et ne saurait être le butoù une société comme la nôtre aspire... prenezl' une après l' autre toutes nos libertés, et voyez sielles sont autre chose que des garanties et desmoyens : garanties contre ce qui pourrait empêcherla révolution morale, qui seule peut nous guérir,moyens de hâter cette révolution... etc. "ce n' est pas beaucoup dire que d' avancer que leslibertés publiques sont maintenant mieux garantiesqu' à l' époque où apparut le christianisme : etpourtant je mets en fait qu' une grande idéetrouverait de nos jours pour se répandre plusd' obstacles que n' en rencontra le christianisme------------------------------------------------------------------------p359naissant. Si Jésus paraissait de nos jours, on letraduirait en police correctionnelle ; ce qui estpis que d' être crucifié. Imaginez une mort vulgairepour couronner la vie de Jésus, quelledifférence ! On se figure trop facilementque la liberté est favorable au développementd' idées vraiment originales. Comme on a remarqué que,dans le passé, tout système nouveau est né et agrandi hors la loi, jusqu' au jour où il est devenuloi à son tour, on a pu penser qu' en reconnaissant

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et légalisant le droit des idées nouvelles à seproduire, les choses en iraient beaucoup mieux.Or c' est le contraire qui est arrivé. Jamais on n' apensé avec moins d' originalité que depuis qu' on a étélibre de le faire. L' idée vraie et originale nedemande pas la permission de se produire, et sesoucie peu que son droit soit ou non reconnu ; elletrouve toujours assez de liberté, car elle se faittoute la liberté dont elle a besoin. Lechristianisme n' a pas eu besoin de la liberté de lapresse ni de la liberté de réunion pour conquérir lemonde. Une liberté reconnue légalement doit êtreréglée. Or, une liberté réglée constitue en effet unechaîne plus étroite que l' absence de la loi. EnJudée, sous Ponce-Pilate, le droit de réunionn' était pas reconnu, et de fait on n' en étaitque plus libre de se réunir : car, par là-même quele droit n' était pas reconnu, il n' était pas limité.Mieux vaut, je le répète, pour l' originalité,l' arbitraire et les inconvénients qu' il entraîneque l' inextricable toile d' araignée où nousenserrent des milliers d' articles de lois, arsenal quifournit des armes à toute fin. Notre libéralismeformaliste ne profite réellement qu' aux agitateurs età la petite originalité, si fatale en ce qu' elledéprécie la grande, mais sert très peu le progrèsvéritable de l' esprit humain. Nous usons nos forcesà défendre nos libertés, sans songer que------------------------------------------------------------------------p360ces libertés ne sont qu' un moyen, qu' elles n' ont deprix qu' en tant qu' elles peuvent faciliterl' avènement des idées vraies. Nous tenons par dessustout à être libres de produire, et de fait nous neproduisons pas.Nous avons horreur de la chaîne extérieure, je ne saisquelle fanfaronnade de libéralisme, et nous necomprenons pas la grande hardiesse de la pensée.L' ombre de l' inquisition effraie jusqu' à noscatholiques, et à l' intérieur nous sommes timideset sans élan, nous nous subjuguons avec unedéplorable résignation à l' opinion, à l' habitude,nous y sacrifions notre originalité ; tout ce quisort de la banalité habituée est déclaré absurde.Sans doute l' Allemagne, à la fin du dernier siècleet au commencement de celui-ci, avait moins deliberté extérieure que nous n' en avons. Eh bien !Je mets en fait que tous les libres penseurs denotre république n' ont pas le quart de la hardiesseet de la liberté qui respire dans les écrits deLessing, de Herder, de Goethe, de Kant. De faiton a pensé plus librement il y a un demi-siècle à la

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cour de Weimar, sous un gouvernement absolu, quedans notre pays qui a livré tant de combats pour laliberté. Goethe, l' ami d' un grand-duc, aurait pu sevoir en France poursuivi devant les tribunaux ;le traducteur de Feuerbach n' a pas trouvéd' éditeur qui osât publier son livre. C' est làun peu notre manière ; nous sommes une nationextérieure et superficielle, plus jalouse des formesque des réalités. Les grandes et larges idées surDieu ont été et sont, en Allemagne, la doctrine detout esprit cultivé philosophiquement ; enFrance, nul n' a encore osé les avouer, et celui quioserait le faire trouverait plus d' obstacles qu' iln' en eût trouvé à Tubingue ou à Iéna sous desgouvernements absolus. D' où viendrait l' obstacle ?De la timidité intellectuelle, qui nous------------------------------------------------------------------------p361ferme à toute idée, et trace autour de nous l' étroithorizon du fini. Je le répète, la France n' acompris que la liberté extérieure, mais nullement laliberté de la pensée. L' Espagne, au fond tout aussilibre et aussi philosophique qu' aucune autre nation,n' a pas éprouvé le besoin d' une émancipationextérieure, et croyez-vous que, si elle l' eûtsérieusement voulue, elle ne l' eût pas conquise ?La liberté y est toute au dedans ; elle a aimé àpenser librement dans les cachots et sur le bûcher.Ces mystiques, sainte Thérèse, d' Avila, Grenade,ces infatigables théologiens, Soto, Banez,Suarez, étaient au fond d' aussi hardis spéculateursque Descartes ou Diderot.Occupons-nous donc de penser un peu plus librementet savamment, et un peu moins d' être libresd' exprimer notre pensée. L' homme qui a raison esttoujours assez libre. Ah ! N' est-il pas bienprobable que ceux qui crient à la liberté violéene sont pas tant de gens qui, possédés parle vrai, souffrent de ne pouvoir le divulguer, quedes gens qui, n' ayant aucune idée, exploitent à leurprofit cette liberté qui ne devrait servir que pourle progrès rationnel de l' esprit humain ? Lesnovateurs qui ont eu raison aux yeux de l' aveniront pu être persécutés ; mais la persécution n' apas retardé d' une année peut-être le triomphede leurs idées, et leur a plus servi par ailleursque n' eût fait un avènement immédiat.Sans doute nous devons soigneusement maintenir leslibertés que nous avons conquises avec tantd' efforts ; mais ce qui importe bien plus encore,c' est de nous convaincre que ce n' est là qu' unepremière condition avantageuse, si l' on a des idées,

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funeste, si l' on n' en a pas. Car à quoi sert d' êtrelibre de se réunir, si l' on n' a pas de bonneschoses à se communiquer ? à quoi sert d' être libre de------------------------------------------------------------------------p362parler et d' écrire, si l' on n' a rien de vrai et deneuf à dire ? à chacun son rôle : persécutés etpersécuteurs poussent également à l' éternelle roue ;et après tout les persécutés doivent beaucoup dereconnaissance aux persécuteurs ; car sans eux ils neseraient pas parfaitement beaux !La persécution a le grand avantage d' écarter lapetite originalité qui cherche son profit dans unemesquine opposition. Quand on joue sa tête pour sapensée, il n' y a que les possédés de Dieu, leshommes entraînés par une conviction puissante et lebesoin invincible de parler qui se mettent en avant.Nos demi-libertés garanties font la partie trop belleà l' intrigue : car on ne risque pas beaucoup, et lestracasseries auxquelles on peut s' exposer ne sontaprès tout qu' un fonds bien placé pour l' avenir.C' est trop commode. Autrefois, sur dix novateurs,neuf étaient violemment étouffés, aussi le dixièmeétait bien vraiment et franchement original. Laserpe qui émonde les rameaux faibles ne fait quedonner aux autres plus de force. Aujourd' hui, plusde serpe ; mais aussi plus de sève. En somme, toutcela est assez indifférent, et l' humanité ferason chemin sans les libéraux et malgré lesrétrogrades. L' esprit n' est jamais plus hardi et plusfier que quand il sent un peu la main qui pèse surlui. Laissez-lui carte blanche, il court àl' aventure, et est si content de sa liberté qu' ilne songe qu' à la défendre, sans penser à enprofiter.L' histoire de l' esprit humain nous montre toutes lesidées naissant hors la loi et grandissantsubrepticement. Qu' on remonte à l' origine de toutesles réformes, elles sembleront régulièrementinexécutables. Plaçons-nous par exemple en 1520,demandons-nous comment l' idée nouvelle fera pourpercer cette mer de glace. C' est impossible,------------------------------------------------------------------------p363la chaîne est trop forte : le pape, l' empereur, lesrois, les ordres religieux, les universités : et poursoulever tout cela, un pauvre moine. C' estimpossible ! C' est impossible ! Plaçons-nous encoreà l' origine du rationalisme moderne. Le siècle estenlacé par les jésuites, l' oratoire, les rois, lesprêtres. Les jésuites ont fait de l' éducation unemachine à rétrécir les têtes et aplatir les esprits,selon l' expression de M. Michelet. Et vis-à-vis de

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tout cela, quelques obscurs savants, pauvres, sansappui dans les masses, Galilée, Descartes. Queprétendent-ils faire ? Comment soulever un telpoids d' autorité ? Cent cinquante ans après, c' étaitfait.Ainsi toutes les réformes eussent été empêchées, sila loi eût été observée à la rigueur ; mais la loin' est jamais assez prévoyante, et l' esprit est sisubtil qu' il lui suffit de la moindre issue. Ilimporte donc assez peu que la loi laisse ou refusela liberté aux idées nouvelles ; car ellesvont leur chemin sans cela, elles se font sans la loiet malgré la loi, et elles gagnent infiniment plusà se faire ainsi que si elles avaient grandi en toutelégalité. Quand un fleuve débordé s' avance, on peutélever des digues pour arrêter sa marche, mais leflot monte toujours ; on travaille, on s' empresse,des ouvriers actifs réparent toutes les fissures,mais le flot monte toujours jusqu' à ce que letorrent surmonte l' obstacle, ou bien que, tournantla digue, il revienne par une autre voie inonder leschamps qu' on voulait lui défendre.------------------------------------------------------------------------p364CHAPITRE XVIIIla fin de l' humanité, et par conséquent le but quedoit se proposer la politique, c' est de réaliser laplus haute culture humaine possible, c' est-à-dire laplus parfaite religion, par la science, laphilosophie, l' art, la morale, en un mot par toutesles façons d' atteindre l' idéal qui sont de lanature de l' homme.Cette haute culture de l' humanité ne saurait avoir desolidité qu' en tant que réalisée par les individus.Par conséquent, le but serait manqué si unecivilisation, quelque élevée qu' elle fût, n' étaitaccessible qu' à un petit nombre, et surtout si elleconstituait une jouissance personnelle et sanstradition. Le but ne sera atteint que quand tous leshommes auront accès à cette véritable religion, et quel' humanité entière sera cultivée.Tout homme a droit à la vraie religion, à ce qui faitl' homme parfait ; c' est-à-dire que tout homme doittrouver dans la société où il naît les moyensd' atteindre la perfection de sa nature, suivant laformule du temps ; en d' autres termes, tout hommedoit trouver dans la société, en ce qui concernel' intelligence, ce que la mère lui fournit en ce quiconcerne le corps, le lait, l' aliment primordial, lefond premier qu' il ne peut se procurer lui-même.Cette perfection ne saurait aller sans un certaindegré de bien-être matériel. Dans une société

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normale, l' homme aurait donc droit aussi au premierfond nécessaire pour se procurer cette vie.------------------------------------------------------------------------p365En un mot, la société doit à l' homme lapossibilité de la vie, de cette vie que l' hommeà son tour doit, s' il en est besoin, sacrifier à lasociété.Si le socialisme était la conséquence logique del' esprit moderne, il faudrait être socialiste ; carl' esprit moderne, c' est l' indubitable. Plusieurs, eneffet, dans des intentions opposées, soutiennent quele socialisme est la filiation directe de laphilosophie moderne. D' où les uns concluent qu' ilfaut admettre le socialisme, et les autres qu' il fautrejeter la philosophie moderne.Rien ne cause plus de malentendus dans les sciencesmorales que l' usage absolu des noms par lesquels ondésigne les systèmes. Les sages n' acceptent jamaisaucun de ces noms ; car un nom est une limite. Ilscritiquent les doctrines, mais ne les prennent jamaisde toute pièce. Quel est l' homme de quelque valeurqui voudrait de nos jours s' affubler de ces noms depanthéiste, matérialiste, sceptique, etc ?Donnez-moi dix lignes d' un auteur, je vous prouveraiqu' il est panthéiste, et avec dix autres, jeprouverai qu' il ne l' est pas. Ces mots ne désignentpas une nuance unique et constante : ils varientsuivant les aspects.Il est de même du socialisme. Pour moi j' adopteraisvolontiers comme formule de mon opinion à cet égardce que dit M. Guizot : " le socialisme puise sonambition et sa force à des sources que personne nepeut tarir. Mais, dominé par les forces d' ensemble etd' ordre de la société, il sera incessammentcombattu et vaincu dans ce qu' il a d' absurde et depervers, tout en prenant progressivement sa place etsa part dans cet immense et redoutable développementde l' humanité tout entière qui s' accomplit denos jours. "ce qui fait la force du socialisme, c' est qu' ilcorrespond------------------------------------------------------------------------p366à une tendance parfaitement légitime de l' espritmoderne, et en ce sens il en est bien ledéveloppement naturel. Il faut être aveugle pour nepas voir que l' oeuvre commencée il y a quatre centsans dans l' ordre littéraire, scientifique, politique,c' est l' exaltation successive de toute la racehumaine, la réalisation de ce cri intime de notrenature : plus de lumière ! Plus de lumière !à l' état où en sont venues les choses, le problème est

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posé dans des termes excessivement difficiles. Car,d' une part il faut conserver les conquêtes de lacivilisation déjà faites ; d' autre part, il faut quetous aient part aux bienfaits de cette civilisation.Or cela semble contradictoire ; car il semble, aupremier coup d' oeil, que l' abjection dequelques-uns et même de la plupart soit une conditionnécessaire de la société telle que l' on faite lestemps modernes, et spécialement le xviiie siècle.Je n' hésite pas à dire que jamais, depuis l' originedes choses, l' esprit humain ne s' est posé un siterrible problème. Celui de l' esclavage dansl' antiquité l' était beaucoup moins, et il a falludes siècles pour arriver à concevoir la possibilitéd' une société sans esclaves.à mesure que l' humanité avance dans sa marche, leproblème de sa destinée devient plus compliqué : caril faut combiner plus de données, balancer plus demotifs, concilier plus d' antinomies. L' humanité vaainsi, d' une main serrant dans les plis de sa robeles conquêtes du passé, de l' autre tenant l' épée pourdes conquêtes nouvelles. Autrefois, la question étaitbien simple : l' opinion la plus avancée, par celaseul qu' elle était la plus avancée, pouvaitêtre jugée la meilleure. Il n' en est plus de lasorte. Sans doute il faut toujours prendre le pluscourt chemin, et je n' approuve nullement ceux quisoutiennent qu' il------------------------------------------------------------------------p367faut marcher, mais non courir. Il faut toujours fairele meilleur, et le faire le plus vite possible. Maisl' essentiel est de découvrir le meilleur, et ce n' estpas chose facile. Il y a à peine cinquante ans quel' humanité a aperçu le but qu' elle avait jusque-làpoursuivi sans conscience. C' est un immenseprogrès, mais aussi un incontestable danger. Levoyageur qui ne regarde que l' horizon de la plainerisque de ne pas voir le précipice ou la fondrièrequi est à ses pieds. De même l' humanité, en neconsidérant que le but éloigné, est comme tentée d' ysauter, sans égard pour les obstacles intermédiaires,contre lesquels elle pourrait se briser. Le plusremarquable caractère des utopistes est de n' être pashistoriques, de ne pas tenir compte de ce à quoinous avons été amenés par les faits. En supposant quela société qu' ils rêvent fût possible, en supposantmême qu' elle fût absolument la meilleure, ce ne seraitpas encore la société véritable, celle qui a étécréée par tous les antécédents de l' humanité. Leproblème est donc plus compliqué qu' on ne pense ; lasolution ne peut être obtenue que par le balancement

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de deux ordres de considérations d' une part, le butà atteindre, de l' autre l' état actuel, le terrainqu' on foule aux pieds. Quand l' humanité seconduisait instinctivement, on pouvait se fier augénie divin qui la dirige ; mais on frémit en pensantaux redoutables alternatives qu' elle porte dans sesmains, depuis qu' elle est arrivée à l' âge de laconscience, et aux incalculables conséquences quepourrait avoir désormais une bévue, un caprice.En face de ces grands problèmes, les philosophespensent et attendent ; parmi ceux qui ne sont pasphilosophes, les uns nient le problème et prétendentqu' il faut maintenir à tout prix l' état actuel, lesautres s' imaginent y satisfaire------------------------------------------------------------------------p368par des solutions trop simples et trop apparentes.Inutile de dire qu' ils ont facilement raison les unsdes autres : car les novateurs opposent auxconservateurs des misères évidentes, auxquelles ilfaut absolument un remède, et les conservateurs n' ontpas de peine à démontrer aux novateurs qu' avec leursystème il n' y aurait plus de société. Or, mieuxvaut une société défectueuse qu' une société nulle.J' ai souvent fait réflexion qu' un païen du tempsd' Auguste aurait pu faire valoir pour laconservation de l' ancienne société tout ce que l' ondit de nos jours pour prouver qu' on ne doit rienchanger à la société actuelle. Que veut cette religionsombre et triste ? Quelles gens que ces chrétiens,gens qui fuient la lumière, insociables, plèbe,rebut du peuple. Je m' étonnerais fort si quelqu' undes satisfaits du temps n' a pas dit comme ceux dunôtre : " il faut non pas réfuter le christianisme ;ce qu' il faut, c' est le supprimer. La société est enprésence du christianisme comme en présence d' unennemi implacable ; il faut que la sociétél' anéantisse ou qu' elle soit anéantie. Dans cestermes, toute discussion se réduit à une lutte,et toute raison à une arme. que fait-onvis-à-vis d' un ennemi irréconciliable ? Fait-on de lacontroverse ? Non, on fait de la guerre. ainsila société doit se défendre contre le christianisme,non par des raisonnements, mais par la force. elledoit, non pas discuter ou réfuter ses doctrines,mais les supprimer. " je suppose Sénèque, tombantpar hasard sur ce passage de saint Paul :non est judaeus, neque graecus ; non est servusneque liber ; non est masculus neque femina ;omnes enim vos unum estis in christo." assurément, aurait-il dit, voilà un utopiste. Commentvoulez-vous qu' une société se passe d' esclaves ?

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Faudra-t-il donc que je cultive mes terres de mespropres mains ?------------------------------------------------------------------------p369C' est renverser l' ordre public. Et puis, quel est cechristus, qui joue là un rôle si étrange ? Ces genssont dangereux. J' en parlerai à Néron. " certes, siles esclaves, prenant à la lettre et commeimmédiatement applicable la parole de saint Paul,avaient établi leur domination sur les ruinesfumantes de Rome et de l' Italie et privé le mondedes bienfaits qu' il devait retirer de la dominationromaine, Sénèque aurait eu quelque raison. Mais siun esclave chrétien eût dit au philosophe : " ôAnnaeus, je connais l' homme qui a écrit ces paroles ;il ne prêche que soumission et patience. Ce qu' il aécrit s' accomplira, sans révolte et par les maîtreseux-mêmes. Un jour viendra où la société sera possiblesans esclave, bien que vous, philosophe, ne puissiezl' imaginer, " Sénèque n' aurait pas cru sans doute ;peut-être pourtant aurait-il consenti à ne pas fairebattre de verges cet innocent rêveur.Le socialisme a donc raison, en ce qu' il voit leproblème ; mais il le résout mal, ou plutôt leproblème n' est pas encore possible à résoudre. Laliberté individuelle, en effet, est la première causedu mal. Or, l' émancipation de l' individu est conquise,définitivement conquise, et doit être conservée àjamais. " la société, disait Enfantin, ne se composeque d' oisifs et de travailleurs ; la politiquedoit avoir pour but l' amélioration morale, physique etintellectuelle du sort des travailleurs et ladéchéance progressive des oisifs. " voilà un problèmenettement défini. écoutez maintenant la solution :" les moyens sont, quant aux oisifs, la destruction detous les privilèges de naissance, et, quant auxtravailleurs, le classement selon les capacités et larétribution selon les oeuvres. " voilà unremède pire que le mal. Il est dans la nécessité del' esprit humain que, lorsqu' un problème est ainsiposé pour la------------------------------------------------------------------------p370première fois, certaines âmes naïves, généreuses, maisn' ayant pas assez de critique rationnelle ni uneexpérience suffisante de l' histoire, ni l' idée del' extrême complexité de la nature humaine, rêvent unesociété trop simple, et s' imaginent avoir trouvé lasolution dans quelque idée apparente ou superficielle,qui, si elle était réalisée, irait directement contreleur but. Aucun problème social n' est abordablede face ; du moment où une solution paraît claireet facile, il faut s' en défier. La vérité en cet ordre

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de choses est savante et cachée. Mais les espritslourds, qui ne voient pas ces nuances, vont toutdroit à travers marais et fondrières. C' est là unégarement inévitable et sans remède. Persuadéesqu' elles possèdent le fin mot de l' énigme, cesbonnes âmes sont importunes, empressées ; ellesveulent qu' on les laisse faire, elles s' imaginentqu' il n' y a que le vil intérêt et le mauvais vouloirqui empêchent d' adopter leurs systèmes. Ceux qui rientde ces naïfs croyants ou qui les injurient sont bienmoins excusables encore ; car ils n' en savent pasplus qu' eux, et ils sont moins avancés peut-être,car ils n' ont pas aperçu le problème. Ma convictionest qu' un jour l' on dira du socialisme comme detoutes les réformes : il a atteint son but, non pascomme le voulaient les sectaires, mais pour le plusgrand bien de l' humanité. Les réformes ne triomphentjamais directement ; elles triomphent en forçantleurs adversaires, pour les vaincre, à se rapprocherd' elles. C' est une tempête qui entraîne à reculonsceux qui essaient de lui faire face, un fleuve quiemporte ceux qui le refluent, un noeud qu' on serreen voulant le délier, un feu qu' on allume ensoufflant dessus pour l' éteindre. L' humanité, commele Dieu biblique, fait sa volonté par les efforts deses ennemis. Examinez l' histoire------------------------------------------------------------------------p371de toutes les grandes réformes. Il semble au premiercoup d' oeil qu' elles ont été vaincues. Mais de faitla réaction qui leur a résisté n' en a triomphéqu' en leur cédant ce qu' elles renfermaient de justeet de légitime. On pourrait dire des réformes commedes croisades : aucune n' a réussi ; toutes ontréussi. Leur défaite est leur victoire, ou plutôtnul ne triomphe absolument dans ces grandes luttes,si ce n' est l' humanité, qui fait son profit et del' énergique initiative des novateurs, et de laréaction, qui sans le vouloir corrige et améliorece qu' elle voulait étouffer.Il faut, à mon sens, savoir bon gré à ceux quitentent un problème, lors même qu' ils sont fatalementcondamnés à ne pas le résoudre. Car, avant d' arriverà la bonne solution, il faut en essayer beaucoup demauvaises, il faut rêver la panacée et la pierrephilosophale. Je ne puis faire grand cas de cettesagesse toute négative, si en faveur parmi nous, quiconsiste à critiquer les chercheurs et à se tenirimmobile dans sa nullité pour rester possible et nepas être subversif. C' est un petit mérite de ne pastomber quand on ne fait aucun mouvement. Les premiersqui abordent un nouvel ordre d' idées sont condamnés à

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être des charlatans de plus ou moins bonne foi. Ilnous est facile aujourd' hui de railler Paracelse,Agrippa, Cardan, van Helmont, et pourtant sans euxnous ne serions pas ce que nous sommes. L' humanitén' arrive à la vérité que par des erreurs successives.C' est le vieux Balaam qui tombe et ses yeuxs' ouvrent. à voir les flots rouler sur la plage leursmontagnes toujours croulantes, le sentiment qu' onéprouve est celui de l' impuissance. Cette vaguevenait si fière, et elle s' est brisée au grain desable, et elle expire en caressant faiblement la rivequ' elle semblait------------------------------------------------------------------------p372vouloir dévorer. Mais en y songeant, on trouve quece travail n' est pas si vain qu' il semble ; car chaquevague, en expirant, gagne toujours quelque chose, ettoutes les vagues réunies font la marée montante,contre laquelle le ciel et l' enfer seraientimpuissants.Les nations étrangères se moquent souvent des pas declercs que fait la France en fait de révolutions, etdes déconvenues qui la font revenir tout bonnement aupoint d' où elle était partie, après avoir payéchèrement sa promenade. Il leur est facile, à eux quine tentent rien, et nous laissent faire lesexpériences à nos dépens, de rire quand nous faisonsun faux pas sur ce terrain inconnu. Mais qu' ilsessaient aussi quelque chose, et nous verrons...l' Angleterre, par exemple, se repose obstinément surles plus flagrantes contradictions. Son systèmereligieux est de tous le plus absurde, et elle s' yrattache avec frénésie. Elle refuse de voir.Son repos et sa prospérité font sa honte et arguent sanullité.Telle est donc la situation de l' esprit humain. Unimmense problème est là devant lui ; la solution esturgente, il la faut à l' heure même ; et la solutionest impossible, elle ne sera peut-être mûre que dansun siècle. Alors viennent les empiriques avec leurtriste naïveté ; chacun d' eux a trouvé du premiercoup ce qui embarrasse si fort les sages, chacund' eux promet de pacifier toute chose, ne mettantqu' une condition au salut de la société, c' est qu' onles laisse faire. Les sages qui savent combien leproblème est difficile, haussent les épaules. Mais lepeuple n' a pas le sentiment de la difficulté desproblèmes, et la raison en est évidente : il se lesfigure d' une manière trop simple, et il ne tient pascompte de tous les éléments.------------------------------------------------------------------------p373Chercher l' équilibre stable et le repos à une

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pareille époque, c' est chercher l' impossible ; on estfatalement dans le provisoire et l' instable. Lecalme n' est qu' un armistice, un point d' arrêt pourprendre haleine. L' humanité, quand elle est fatiguée,consent à surseoir ; mais surseoir n' estpas se reposer. Il est impossible à la société detrouver le calme dans un état où elle souffre d' uneplaie réelle, comme celle qu' elle porte de nosjours. La conscience seule du mal empêche le repos.On ne fait que sommeiller entre deux accès. à unetelle époque nul n' a raison, si ce n' est le critiquequi ne prononce pas. Car le siècle est sous le coupd' un problème à la fois inévitable et insoluble. àces époques, l' embarras et l' indécision sont levrai ; celui qui n' est pas embarrassé est un petitesprit ou un charlatan. La vie de l' humanité, commela vie de l' individu, pose sur des contradictionsnécessaires. La vie n' est qu' une transition, unintolérable longtemps continué. Il n' y a pas demoment où l' on puisse dire qu' on repose sur lestable ; on espère y arriver, et ainsi l' on vatoujours.Il ne faut donc pas s' étonner de ces antinomiesinsolubles. Il n' y a que les esprits étroits quipuissent se faire à chaque moment un système net,arrondi, et s' imaginer qu' avec une constitutiona priori on pourra combler ce vide infini.L' homme de parti a besoin de croire qu' il aabsolument raison, qu' il combat pour la saintecause, que ceux qu' il a en face de lui sont desscélérats et des pervers. L' homme de parti veutimposer ses colères à l' avenir, sans songer quel' avenir n' a de colère contre personne, queSpartacus et Jean De Leyde ne sont pournous qu' intéressants. Chose étrange ! On estimpartial et critique pour les fanatismes du passé,et on est soi-même------------------------------------------------------------------------p374fanatique. On se barricade dans son parti pour ne pasvoir les raisons du parti contraire. Le sage n' a decolère contre personne, car il sait que la naturehumaine ne se passionne que pour la véritéincomplète. Il sait que tous les partis ont à la foistort et raison. Les conservateurs ont tort ; carl' état qu' ils défendent comme bon et qu' ils ontraison de défendre, est mauvais et intolérable. Lesrévolutionnaires ont tort ; car, s' ils voient lemal, ils n' ont pas plus que les autres l' idéeorganisatrice. Or il est absurde de détruire, quandon n' a rien à mettre en place. La révolution seralégitime et sainte, quand, l' idée régénératrice,

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c' est-à-dire la religion nouvelle, ayant étédécouverte, il ne s' agira plus que de renverserl' état vieilli pour lui faire sa place légitime ;ou plutôt alors la révolution n' aura pasbesoin d' être faite ; elle se fera d' elle-même.Toute constitution serait par elle immédiatementabrogée ; car elle serait souveraine absolue.Il en fut ainsi en 89. La révolution était mûrealors ; elle était déjà faite dans les moeurs ;tout le monde voyait une flagrante contradictionentre les idées nouvelles, créées par le xviiiesiècle, et les institutions existantes. Il en fut demême en 1830 : la révolution libérale avait précédé,les principes étaient acceptés d' avance. En fut-ilainsi en 1848 ? L' avenir le dira ; toujours est-ilremarquable que les plus embarrassés au lendemainde la victoire ont été les vainqueurs. La révolutionde 1848 n' est rien en tant que révolution politique ;comparez les hommes et la politique d' aujourd' huiaux hommes et à la politique d' avant février, voustrouverez la plus parfaite identité. Elle ne signifiequ' en tant que révolution sociale. Or comme telle,elle était certainement prématurée, puisqu' elle aavorté. Les révolutions doivent se faire pour desprincipes acquis, et non pour des tendances,------------------------------------------------------------------------p375qui ne sont point encore arrivées à se formulerd' une manière pratique.Là est donc le secret de notre situation. L' étatactuel étant défectueux et senti défectueux,quiconque se propose comme pouvant y apporterle remède est le bienvenu. Le lendemain d' unerévolution se pose le germe d' une autre révolution.De là la faveur assurée à tout parti qui n' a pasencore fait ses preuves. Mais aussitôt qu' il atriomphé, il est aussi embarrassé que les autres ;car il n' en sait pas davantage. De là,l' impopularité nécessaire de tout pouvoir, et laposition fatale faite à tout gouvernement. Car onexige de lui sur l' heure ce qu' il ne peut donner, etce que personne ne possède, la solution du problème dumoment. Tout gouvernement devient ainsi, par la forcedes choses, un point de mire exposé à tous les coups,et est fatalement condamné à ne pouvoir remplir satâche. C' est une tactique déloyale de rappeler auxgouvernants ce qu' ils ont dit et promis durant leurpériode d' opposition, et de les mettre encontradiction avec eux-mêmes ; car cettecontradiction est nécessaire, et ceux qui déclarentsi fermement qu' ils feraient autrement s' ils étaientau pouvoir, mentent ou se trompent. S' ils étaient au

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pouvoir, ils subiraient les mêmes nécessités etferaient de même. Depuis soixante ans, il n' y a paseu un chef de l' état qui ne soit mort surl' échafaud ou dans l' exil, et cela est nécessaire.L' échafaud ou dans l' exil, et cela était nécessaire.Tout autre aura le même sort, si une loi périodique,qui lui serait au fond plus favorable qu' on ne pense,ne vient à temps le délivrer du pouvoir.Comment voulez-vous qu' on ne succombe pas sous unetâche impossible ? Au fond, cela fait honneur à laFrance ; cela prouve qu' elle s' est fait une hauteidée du parfait. C' est notre gloire d' êtredifficiles et mécontents. La médiocrité------------------------------------------------------------------------p376est facilement satisfaite ; les grandes âmes sonttoujours inquiètes, agitées, car elles aspirent sanscesse au meilleur. L' infini seul pourrait lesrassasier.L' humanité est ainsi dans la position d' un malade, quisouffre dans toutes les positions, et pourtant selaisse toujours leurrer par l' espérance qu' il seramieux en changeant de côté. Les révolutions sont lesébranlements de cet éternel Encelade se retournantsur lui-même quand l' Etna pèse trop fort. Il estsuperficiel d' envisager l' histoire comme composéede périodes de stabilité et de périodes de transition.C' est la transition qui est l' état habituel. Sansdoute l' humanité demeure plus ou moins longtempssur certaines idées ; mais c' est comme l' oiseau deparadis de la légende, qui couve en volant. Tout estbut, tout est moyen. Dans la vie humaine, l' âge mûrn' est pas le but de la jeunesse, la vieillesse n' estpas le but de l' âge mûr. Le but, c' est la vieentière prise dans son unité.Il y a une illusion d' optique à laquelle nous autres,nés de 1815 à 1830, nous sommes sujets. Nous n' avonspas vu de grandes choses ; alors nous nous reportonspour tout à la révolution : c' est là notre horizon,la colline de notre enfance, notre bout du monde ;or, il se trouve que cet horizon est une montagne ;nous mesurons tout sur cette mesure. Ceci esttrompeur, et ne peut pas fournir d' induction pourl' avenir. Car, depuis l' invasion qui fait lalimite de l' histoire ancienne et de l' histoiremoderne, il n' y a pas de fait comme celui-là, etpeut-être n' y en aura-t-il pas avant des siècles.Or, sitôt qu' il est question de révolution,s' agirait-il d' un enfantillage, nous nousreportons à cette gigantesque cataracte, et jamaisaux changements bien plus lents que présentel' histoire antérieure, le xvie et le xviie siècle,

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par exemple.------------------------------------------------------------------------p377Je me garderai de suivre l' économie politique dansses déductions ; les économistes attribueraient sansdoute à mon incompétence les défiances que cesdéductions m' inspirent ; mais je suis compétent enmorale et en philosophie de l' humanité. Je nem' occupe pas des moyens ; je dis ce qui doit êtreet par conséquent ce qui sera. Eh bien, j' ai lacertitude que l' humanité arrivera avant un siècleà réaliser ce à quoi elle tend actuellement, sauf,bien entendu, à obéir alors à de nouveaux besoins.Alors on sera critique pour tous les partis, et pourceux qui résistèrent, et pour ceux quis' imaginèrent reconstruire la société comme on bâtitun château de cartes. Chacun aura son rôle, et nous,les critiques, comme les autres. Ce qu' il y a de sûr,c' est que personne n' aura absolument raison niabsolument tort. Barbès lui-même, le révolutionnaireirrationnel, aura ce jour-là sa légitimité ; onse l' expliquera et on s' y intéressera.L' erreur commune des socialistes et de leursadversaires est de supposer que la question del' humanité est une question de bien-être et dejouissance. Si cela était, Fourier et Cabetauraient parfaitement raison. Il est horriblequ' un homme soit sacrifié à la jouissance d' unautre. L' inégalité n' est concevable et juste qu' aupoint de vue de la société morale. S' il ne s' agissaitque de jouir, mieux vaudrait pour tous le brouet noirque pour les uns les délices, pour les autres lafaim. En vérité, serait-ce la peine de sacrifier savie et son bonheur au bien de la société, si tout sebornait à procurer de fades jouissances à quelquesniais et insipides satisfaits, qui se sontmis eux-mêmes au ban de l' humanité, pour vivre plus àleur aise ? Je le répète, si le but de la vie n' étaitque de jouir, il ne faudrait pas trouver mauvais quechacun------------------------------------------------------------------------p378réclamât sa part, et, à ce point de vue, toutejouissance qu' on se procurerait aux dépens des autresserait bien réellement une injustice et un vol. Lesfolies communistes sont donc la conséquence duhonteux hédonisme des dernières années. Quand lessocialistes disent : le but de la société est lebonheur de tous ; quand leurs adversaires disent :le but de la société est le bonheur de quelques-uns,tous se trompent ; mais les premiers moins que lesseconds. Il faut dire : le but de la société est laplus grande perfection possible de tous, et

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le bien-être matériel n' a de valeur qu' en tant qu' ilest dans une certaine mesure la conditionindispensable de la perfection intellectuelle. L' étatn' est ni une institution de police, comme le voulaitSmith, ni un bureau de bienfaisance ou un hôpital,comme le voudraient les socialistes. C' est unemachine de progrès. Tout sacrifice de l' individuqui n' est pas une injustice, c' est-à-dire laspoliation d' un droit naturel, est permis pouratteindre cette fin ; car dans ce cas le sacrificen' est pas fait à la jouissance d' un autre, il est faità la société tout entière. C' est l' idée du sacrificeantique, l' homme pour la nation : expedit unumhominem mori pro populo.l' inégalité est légitime toutes les fois quel' inégalité est nécessaire au bien de l' humanité. Unesociété a droit à ce qui est nécessaire à sonexistence, quelque apparente injustice qui en résultepour l' individu.Le principe : il n' y a que des individus, est vraicomme fait physique, mais non comme propositiontéléologique. Dans le plan des choses, l' individudisparaît ; la grande forme esquissée par lesindividus est seule considérable. Les socialistes nesont réellement pas conséquents, quand ils prêchentl' égalité. Car l' égalité ressort surtout de la------------------------------------------------------------------------p379considération de l' individu, et l' inégalité ne seconçoit qu' au point de vue de la société. Lapossibilité et les besoins de la société, lesintérêts de la civilisation priment tout lereste. Ainsi, la liberté individuelle, l' émulation,la concurrence, étant la condition de toutecivilisation, mieux vaut l' iniquité actuelle que lestravaux forcés du socialisme. Ainsi, la culturesavante et lettrée étant absolument indispensabledans le sein de l' humanité, lors même qu' elle nepourrait être le partage que d' un très petitnombre, ce privilège flagrant serait excusé par lanécessité. Il n' y a pas en effet de tradition pour lebonheur, et il y a tradition pour la science. Je vaisjusqu' à dire que, si jamais l' esclavage a pu êtrenécessaire à l' existence de la société, l' esclavage aété légitime ; car alors les esclaves ont étéesclaves de l' humanité, esclaves de l' oeuvre divine,ce qui ne répugne pas plus que l' existence de tantd' êtres attachés fatalement au joug d' uneidée qui leur est supérieure et qu' ils ne comprennentpas. S' il venait un jour où l' humanité eût de nouveaubesoin d' être gouvernée à la vieille manière, desubir un code à la Lycurgue, cela serait de droit.

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Réciproquement, il se peut qu' un jour le droitinternational s' étende à ce point que chaque nationsoit sensible comme un membre à tout ce qui se ferachez les autres. Avec une moralité plus parfaite,des droits qui sont maintenant faux et dangereuxseront incontestés ; car la condition de ces droitssera posée, et elle ne l' est pas encore. Cela seconçoit du moment que l' on attribue à l' humanitéune fin objective (c' est-à-dire indépendante dubien-être des individus) la réalisation du parfait,la grande déification. La subordination des animauxà l' homme, celle des sexes entre eux ne choquepersonne, parce qu' elle est------------------------------------------------------------------------p380l' oeuvre de la nature et de l' organisation fataledes choses. Au fond, la hiérarchie des hommes selonleur degré de perfection n' est pas plus choquante.Ce qui est horrible, c' est que l' individu, de sondroit propre et pour sa jouissance personnelle,enchaîne son semblable pour jouir de son travail.L' inégalité est révoltante, quand on considèreuniquement l' avantage personnel et l' égoïste quele supérieur tire de l' inférieur ; elle est naturelleet juste, si on la considère comme la loi fatale de lasociété, la condition au moins transitoire de saperfection.Ceux qui envisagent les droits, aussi bien que lereste, comme étant toujours les mêmes d' unemanière absolue, ont des anathèmes contre les faitsles plus nécessaires de l' histoire. Mais cettemanière de voir a vieilli ; l' esprit humain a passéde l' absolu à l' historique ; il envisage désormaistoute chose sous la catégorie du devenir.les droits se font comme toute chose ; ils sefont, non pas par des lois positives, bien entendu,mais par l' exaltation successive de l' humanité,laquelle se manifeste en la conquête qu' elle fait deces droits. Le fait ne constitue pas le droit, maismanifeste le droit. Tous les droits doivent êtreconquis, et ceux qui ne peuvent pas les conquérirprouvent qu' ils ne sont pas mûrs pour cesdroits, que ces droits n' existent pas pour eux, sice n' est en puissance. L' affranchissement des noirsn' a été ni conquis ni mérité par les noirs, mais parles progrès de la civilisation de leurs maîtres. Cen' est pas parce qu' on a prouvé à une nation qu' ellea droit à son indépendance qu' elle se lève : le jeunelion se lève pour la chasse, quand il se sent assezfort, sans qu' on le lui dise. La volonté del' humanité ne fait pas le droit, comme le voulaitJurieu ; mais elle est, dans sa tendance générale

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------------------------------------------------------------------------p381et ses grands résultats, l' indice du droit. Lesdéfenseurs du droit absolu, comme les juristes, etdu fait aveugle, comme Calliclès, ont tort les unset les autres. Le fait est le criterium du droit.La révolution française n' est pas légitime, parcequ' elle s' est accomplie : mais elle s' est accomplieparce qu' elle était légitime. Le droit, c' est leprogrès de l' humanité : il n' y a pas de droitcontre ce progrès ; et réciproquement, le progrèssuffit pour tout légitimer. Tout ce qui sert à avancerDieu est permis.Nous autres, français, qui avons l' esprit absolu etexclusif, nous tombons ici en d' étranges illusions,et nous faisons fort souvent ce raisonnement, qui sentencore sa scolastique : " tel système d' institutionserait intolérable chez nous, au point où nous ensommes : donc il doit l' être partout, et il a dûl' être toujours. " les simples portent cela jusqu' àdes naïvetés adorables. Ne voulaient-ils pas, il y aquelques mois, rendre toute l' Europe républicainemalgré elle ? Nous voulons établir partout legouvernement qui nous convient et auquel nous avonsdroit. Nous croirions faire une merveille enétablissant le régime constitutionnel parmi lessauvages de l' Océanie, et bientôt nous enverrons desnotes diplomatiques au grand turc, pour l' engager àconvoquer son parlement. Nous raisonnons de la mêmemanière relativement à l' émancipation des noirs.Certes, s' il y a une réforme urgente etmûre, c' est celle-là. Mais nous en concluons qu' ilfaut sans transition appliquer aux noirs le régimede liberté individuelle qui nous convient à nousautres civilisés, sans songer qu' il faut avant toutfaire l' éducation de ces malheureux, et que cerégime n' est pas bon pour cela. Le meilleur systèmeque l' on puisse suivre pour faire l' éducation------------------------------------------------------------------------p382des races sauvages, c' est celui que la providencea suivi dans l' éducation de l' humanité ; car ce n' estpas au hasard apparemment qu' elle l' a choisi. Or,voyez par combien d' étapes les peuples ont passé. Ilest certain que la civilisation ne s' improvise pas,qu' elle exige une longue discipline, et que c' estrendre un mauvais service aux races incultes que deles émanciper du premier coup. J' imagine qu' ilfaudrait leur faire traverser un état analogue auxthéocraties anciennes. L' esclavage n' élève pas le noir,ni la liberté non plus. Libre, il dormira tout lejour, ou il ira comme l' enfant courir les bois. Il ya dans l' abolitionnisme à outrance une profonde

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ignorance de la psychologie de l' humanité. J' imagine,du reste, que l' étude scientifique et expérimentalede l' éducation des races sauvages deviendra undes plus beaux problèmes proposés à l' espriteuropéen, lorsque l' attention de l' Europe pourraun instant se détourner d' elle-même.L' histoire de l' humanité n' est pas seulementl' histoire de son affranchissement, c' est surtoutl' histoire de son éducation. que seraitl' humanité si elle n' avait traversé les théocratiesanciennes et les sévères législations à laLycurgue ? Le fouet a été nécessaire dansl' éducation de l' humanité. Nous n' envisageons plusces formes que comme des obstacles, quel' humanité a dû briser. Elle a dû les brisersans doute, mais après en avoir fait son profit. Etn' était-ce pas elle après tout qui se les étaitcréés ? L' effort que l' on a fait pour les détruireaveugle sur leur utilité antérieure. Les histoiresrévolutionnaires ont le tort de présenter ladestruction des formes anciennes comme legrand résultat du progrès de l' humanité. Détruiren' est pas un but. L' humanité a vécu dans les formesanciennes jusqu' à ce qu' elles soient devenues tropétroites ; alors------------------------------------------------------------------------p383elle les a fait éclater ; mais croyez-vous que cefût par colère contre ces formes ? Croyez-vous quequand l' oiseau brise son oeuf, son but soit de lebriser ? Non ; son but est de passer à une vienouvelle. Tout au plus, si l' oeuf résistait,pourrait-il y déployer un peu de colère. De même, lesformes de l' humanité s' étant durcies et commepétrifiées, il a fallu un grand effort pour lesrompre ; l' humanité a dû recueillir ses forces et seproposer la destruction pour elle-même. Il est dans laloi des choses que les formes de l' humanitéacquièrent une certaine solidité, que toutepensée aspire à se stéréotyper et à se poser commeéternelle. Cela devient par la suite un obstacle,quand il faut briser ; mais dites donc aussi qu' on nedevrait bâtir que des chaumières de boue ou destentes susceptibles d' être enlevées en une heure etqui ne laissent pas de ruines, parce qu' enbâtissant des palais, on aura beaucoup de peinequand il faudra les démolir.Hélas ! Nous ne sommes que trop portés à cetétablissement éphémère. L' humanité est, de nosjours, campée sous la tente. Nous avons perdu le longespoir et les vastes pensées. L' idée de démolitionnous préoccupe et nous aveugle. Le christianisme, par

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exemple, n' est plus aujourd' hui qu' un barrage, unepyramide en travers du chemin, une montagne depierres qui entrave les constructions nouvelles.A-t-on mal fait pour cela de bâtir la pyramide ?Le moule, en acquérant de la dureté, devientune prison. N' importe ; car il est essentiel que,pour bien imprimer ses formes, il soit dur.Il ne devient prison que du moment où l' objetmoulé aspire à sortir. Alors luttes etmalédictions, car on ne le voit plus que commeobstacle. Toujours la vue fatalement partielle etrendue telle par le but pratique qu' on se propose.Celui qui détruit ne------------------------------------------------------------------------p384peut être juste pour ce qu' il détruit ; car il nel' envisage que comme une borne, une sottise, uneabsurdité. -mais songez donc que c' et l' humanitéqui l' a fait. Prenez l' institution la plus odieuse,l' inquisition. L' Espagne l' a faite, l' a soufferte,et apparemment s' en serait débarrassée, si ellel' avait voulu. Ah ! Si nous nous mettions au pointde vue espagnol, nous la comprendrions sans doute.Le spéculatif seul peut être critique ; les libérauxne le sont pas ; ils sont superficiels. L' humanitéa tout fait. On ne déclame que parce que l' on sefigure la chaîne comme imposée par une forceétrangère à l' humanité. Or, l' humanité seule s' estdonnée des chaînes.Il y a dans l' humanité des éléments qui semblentuniquement destinés à arrêter ou modérer sa marche.Il ne faut pas les juger pour cela inutiles. Laréaction a sa place dans le plan providentiel ; elletravaille sans le savoir au bien de l' ensemble. Il ya des pentes où le rôle de la traction se borne àretenir. Ceux qui veulent arrêter un mouvement luirendent un double service : ils l' accélèrent et ilsle règlent. Le but de l' humanité est d' approfondirsuccessivement tous les modes de vie, de lescouver, de les digérer, pour ainsi dire, pours' assimiler ce qu' ils contiennent de vrai et rejeterle mauvais ou l' inutile. Il est donc essentiel qu' elleles garde quelque temps, pour opérer à loisir cetteanalyse ; autrement la digestion trop hâtéen' aboutirait qu' à l' affaiblir ; l' assimilation d' unefoule d' éléments vraiment nutritifs serait empêchée.Si les hommes qui jouent ce rôle étaientdésintéressés, c' est-à-dire s' ils ne se proposaientque le plus grand progrès de l' humanité, ce seraientdes héros ; car c' est un vilain rôle que celui deréagisseur, et peu apprécié. L' essentiel pourl' humanité est de bien faire ce qu' elle fait, de telle

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sorte------------------------------------------------------------------------p385qu' il n' y ait plus à y revenir. Ce n' est pas encourant çà et là, en engouffrant et rejetant toutesles idées avec une effrayante voracité, sans lesmastiquer ni les digérer, qu' une oeuvre aussisérieuse s' accomplira.Je le répète, si l' on n' envisageait dans lacivilisation que le bien personnel qui en résultepour les civilisés, peut-être faudrait-il hésiterà sacrifier pour le bien de la civilisation uneportion de l' humanité à l' autre. Mais il s' agitde réaliser une forme plus ou moins belle del' humanité ; pour cela, le sacrifice des individusest permis. Combien de générations il a fallusacrifier pour élever les gigantesques terrasses deNinive et de Babylone. Les esprits positifstrouvent cela tout simplement absurde. Sans doute,s' il s' était agi de procurer des jouissancesd' orgueil à quelque tyran imbécile. Mais ils' agissait d' esquisser en pierre un des états del' humanité. Allez, les générations ensevelies sousces masses ont plus vécu que si elles avaient végétéheureuses sous leur vigne et sous leur figuier.J' ai sous les yeux en écrivant ces lignes la grandemerveille de la France royale, Versailles. Jerepeuple en esprit ces déserts de tout le siècle quis' est envolé. le roi au centre ; ici Condéet les princes ; là-bas, dans cette allée, Bossuetet les évêques ; ici au théâtre, Racine, Lulli,Molière et déjà quelques libertins ; sur lesbalustres de l' orangerie, Madame De Sévigné etles grandes dames ; là-bas, dans ces tristes mursde Saint-Cyr, Madame De Maintenon et l' ennui.Voilà une civilisation très critiquable assurément,mais parfaitement une et complète ; c' est uneforme de l' humanité, comme telle autre. Ce seraitbien dommage après tout qu' elle n' eût pas étéreprésentée. Eh bien, elle ne pouvait l' être qu' auprix de terribles------------------------------------------------------------------------p386sacrifices. L' abrutissement du peuple, l' arbitraireet le caprice, les intrigues de cour et les lettresde cachet, la bastille, la potence et lesgrands-jours sont des pièces essentielles de cetédifice, de sorte que si vous récusez les abus,récusez aussi l' édifice ; car ils entrent commeparties intégrantes dans sa construction. Jepréférerais pour ma part le siècle de Louis Xiv,bien qu' il soit très antipathique à mon goûtindividuel et que je regarde comme assez niais

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l' engouement dont on s' était pris pour ce temps dansles dernières années de l' ancien régime, jele préférerais, dis-je, à un état parfaitementrégulier, où tous les intérêts seraient assurés,toutes les libertés respectées, où chacun vivraità son aise, ne créant rien, ne fondant rien, neproduisant rien. Car le but de l' humanité n' est pasque les individus vivent à l' aise, maisque les formes belles et caractérisées soientreprésentées, et que la perfection se fasse chair.Au point de vue de l' individu, la liberté, l' égalitéabsolues semblent de droit naturel. Au point de vue del' espèce, le gouvernement et l' inégalité secomprennent. Mieux vaut quelque brillantepersonnification de l' humanité, le roi, la cour,qu' une médiocrité générale. Il faut que la noblevie se mène par quelques-uns, puisqu' elle nepeut se mener par tous. Ce privilège serait odieux,si l' on n' envisageait que la jouissance del' individu privilégié ; il cesse de l' être si l' ony voit la réalisation d' une forme humanitaire. Notrepetit système de gouvernement bourgeois, aspirantpar-dessus tout à garantir les droits et à procurerle bien-être de chacun, est conçu au point devue de l' individu, et n' a pu rien produire de grand.Louis Xiv eût-il bâti Versailles, s' il eût eu desdéputés grincheux pour lui rogner ses budgets ?L' avènement du------------------------------------------------------------------------p387peuple pourra seul faire revivre ces hautesaspirations du vieux monde aristocratique. Ilvaudrait mieux sans doute que tous fussent grands etnobles. Mais, tandis que cela sera impossible, il estimportant que la tradition de la belle vie humainese maintienne dans l' élite. Les petitsseraient-ils plus grands, parce que les grandsseraient de leur taille ? L' égalité ne sera de droitque quand tous pourront être parfaits dans leurmesure. je dis dans leur mesure ; carl' égalité absolue est aussi impossible dansl' humanité que le serait l' égalité absolue desespèces dans le règne animal. L' humanité, en effet,n' existerait pas comme unité, si elle était forméed' unités parfaitement égales et sans rapport desubordination entre elles. L' unité n' existe qu' àcondition que des fonctions diverses concourentà une même fin ; elle suppose la hiérarchie desparties. Mais chaque partie est parfaite quand elleest tout ce qu' elle peut être, et qu' elle faitexcellemment tout ce qu' elle doit faire. Chaqueindividu ne sera jamais parfait ; mais l' humanité

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sera parfaite et tous participeront à saperfection.Rien n' est explicable dans le monde moral au point devue de l' individu. Tout est confusion, chaos,iniquité révoltante, si on n' envisage la résultantetranscendentale où tout s' harmonise et se justifie.La nature nous montre sur une immense échelle lesacrifice de l' espèce inférieure à la réalisationd' un plan supérieur. Il en est de même dansl' humanité. Peut-être même faudrait-il dépasserencore cet horizon trop étroit et ne chercher lajustice, la grande paix, la solution définitive,la complète harmonie, que dans un plus vasteensemble, auquel l' humanité elle-même seraitsubordonnée, dans ce (...) mystérieux,qui sera encore, quand l' humanité aura disparu.------------------------------------------------------------------------p388CHAPITRE XIXon se figure volontiers que la civilisation modernedoit avoir un destin analogue à la civilisationancienne, et subir comme elle une invasion debarbares. On oublie que l' humanité ne se répètejamais et n' emploie pas deux fois le même procédé.Tout porte à croire, au contraire, que ce fait d' unecivilisation étouffée par la barbarie sera uniquedans l' histoire, et que la civilisation moderne estdestinée à se propager indéfiniment. Il en eût étéainsi vraisemblablement de la civilisationgréco-romaine, sans le grand cataclysme qui l' emporte.Le IVe et le Ve siècle ne sont si maigres et sisuperstitieux dans le monde latin qu' à cause descalamités des temps. Si les barbares n' étaient pasvenus, il est probable que le Ve ou le VIe sièclenous eût présenté une grande civilisation, analogueà celle de Louis Xiv, un christianisme grave etsévère, tempéré de philosophie.Certaines personnes se plaisent à relever les traitsqui, dans notre littérature et notre philosophie,rappellent la décadence grecque et romaine, et entirent cette conclusion, que l' esprit moderne, aprèsavoir eu (disent-elles) son époque brillante auxviie siècle, déchoit et va s' éteignant peu à peu.Nos poètes leur rappellent Stace et SiliusItalicus ; nos philosophes, Porphyre et Proclus ;l' éclectisme, des deux côtés, clot la série. Noséditeurs, compilateurs, abréviateurs, philologues,critiques répondraient aux rhéteurs, grammairiens,scoliastes d' Alexandrie, de Rhodes,------------------------------------------------------------------------p389de Pergame. Nos politiques lettrés seraient lessophistes hommes d' état, Dion Chrysostôme,

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Themistius, Libanius. Nos jolies imitations dustyle classique, nos pastiches de couleur exotiquesont bien du Lucien. Mais les vrais critiquesn' emploient qu' avec une extrême réserve ce mot sitrompeur de décadence. les rhéteurs quivoudraient nous faire croire que Tacite, comparéà Tite-Live, est un auteur de décadence,prétendront aussi sans doute que Mm. Thierry etMichelet sont des décadences de Rollin etd' Anquetil. L' esprit humain n' a pas une marche aussisimple. Expliquez donc par une décadence ceprodigieux développement de la littératureallemande, qui, à la fin du xviiie siècle, a ouvertpour l' Europe une vie nouvelle. Dites quesaint Augustin, saint Jean Chrysostôme, saintBasile sont des génies de l' âge de fer. L' esprithumain ne voit pâlir une de ses faces que pour faireéclater par une autre de plus éblouissantesmerveilles. La décadence n' a lieu que selon lesesprits étroits qui se tiennent obstinément à unmême point de vue en littérature, en art, enphilosophie, en science. Certes le littérateur trouvesaint Augustin et saint Ambroise inférieurs àCicéron et à Sénèque, le savant rationalistetrouve les légendaires du moyen âge crédules etsuperstitieux auprès de Lucrèce ou d' évhémère.Mais celui qui envisage la totalité de l' esprithumain, ne sait pas ce que c' est que décadence. Lexviiie siècle n' a ni Racine ni Bossuet ; etpourtant il est bien supérieur au xviie ; salittérature, c' est sa science, c' est sa critique,c' est la préface de l' encyclopédie, ce sont leslumineux essais de Voltaire. Il n' y avait qu' unevie pour les états antiques. Renverser les vieillesinstitutions de Sparte, c' était renverser Sparteelle-même. Il fallait alors, pour être bonpatriote, être conservateur à tout prix : le sage------------------------------------------------------------------------p390antique est obstinément attaché aux usages nationaux.Il n' en est pas de même chez nous, puisque le jouroù la France a détruit son vieil établissement a étéle jour où a commencé son épopée. Pour moi, j' imagineque, dans cinq cents ans, l' histoire de Francecommencera au jeu de paume et que ce qui précèdesera traité en arrière-plan, comme une intéressantepréface, à peu près comme ces notions sur laGaule antique, dont on fait aujourd' hui précédernos histoires de France.C' est un facile lieu commun que de parler à toutpropos de palingénésie sociale, de rénovation.Il ne s' agit pas de renaître, mais de continuer à

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vivre : l' esprit moderne, la civilisation, est fondéeà jamais, et les plus terribles révolutions ne ferontque signaler les phases infiniment variées de cedéveloppement.En prenant comme nécessaire le grand fait del' invasion des barbares, et le critiquanta priori, on trouve qu' il eût pu se passer dedeux manières. Dans la première manière (celle qui aeu lieu en effet), les barbares, plus forts queRome, ont détruit l' édifice romain, puis,durant de longs siècles, ont cherché à rebâtirquelque chose sur le modèle de cet édifice et avecdes matériaux romains. Mais une autre manière eût étéégalement possible. Rome était parvenue às' assimiler parfaitement les provinces, et à lesfaire vivre de sa civilisation ; mais elle n' avaitpu agir de même sur les barbares qui se précipitèrentau IVe et au Ve siècle. On ne peut croire que celaeût été à la rigueur impossible, quand on voitl' empressement avec lequel les barbares, dès leurentrée dans l' empire, embrassent les formes romaines,et se parent des oripeaux romains, des titres deconsuls, de patrices, des costumes et des insignesromains. Nos mérovingiens,------------------------------------------------------------------------p391entre autres, embrassèrent la vie romaineavec une naïveté tout à fait aimable, et, quant auxdeux civilisations ostrogothes et visigothes, ellessont si bien la prolongation immédiate de lacivilisation romaine qu' elles ajoutèrent un chapitreimportant, quoique peu original, à l' histoire deslittératures classiques. Les barbares ne changèrentrien d' abord à ce qu' ils trouvèrent établi.Indifférents à la culture savante, ils la regardaientsans attention et par conséquent sans colère.Quelques-uns même (Théodoric, Chilpéric, etc.) yprirent goût avec une facilité et une promptitudequi étonnent. Je crois que, si l' empire eût eu auIVe siècle des grands hommes comme au second siècle,et surtout si le christianisme eût été aussifortement centralisé à Rome qu' il le fut dans lessiècles suivants, il eût été possible de rendreromains les barbares, avant leur entrée ou dès leurentrée, et de sauver ainsi la continuité de lamachine. Il n' a tenu qu' à un fil qu' il n' y eût pasde moyen âge et que la civilisation romaine secontinuât de plain-pied. Si les écoles gallo-romaineseussent été assez fortes pour faire en un sièclel' éducation des francs, l' humanité eût fait uneépargne de dix siècles. Si cela ne se fit pas, ce futla faute des écoles et des institutions, non la faute

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des francs ; l' esprit romain était trop affaiblipour opérer sur le champ cette oeuvre immense. Laquestion, en un mot, était de savoir si le vieilédifice, où tant de matériaux nouveaux demandaientà entrer, se renouvellerait par une lentesubstitution de parties qui n' interrompît pasun instant son identité, ou s' il subirait unedémolition complète pour être rebâti ensuite aveccombinaison des nouveaux et des anciens matériaux,mais toujours sur l' ancien plan.------------------------------------------------------------------------p392Comme Rome était trop faible pour s' assimilerimmédiatement ces éléments nouveaux et violents, leschoses se passèrent de cette seconde manière. Lesbarbares renversèrent l' empire ; mais, au fond, quandils essayèrent de reconstruire, ils revinrent au plande la société romaine, qui les avait frappés dès lepremier moment par sa beauté, et le seul d' ailleursqu' ils connussent. Leur conversion au christianisme,qu' était-ce, sinon leur affiliation à Rome, parles évêques, continuateurs directs de l' habit, de lalangue et des moeurs romaines ? L' empire, dont ilsreprirent l' idée pour leur compte, qu' était-il, sinonune façon de se rattacher à Rome, source uniquede toute autorité légitime ? Et la papauté, quelleest son origine, si ce n' est cette même idée, que toutvient de Rome, que Rome est la capitale du monde ?L' empire romain ne doit pas tant être considérécomme un état qui a été renversé pour faire placeà d' autres, que comme le premier essai de lacivilisation universelle, se continuant à traversune extinction momentanée de la réflexion (qui est lemoyen âge) dans la civilisation moderne. L' invasionet le moyen âge ne sont réellement que la criseprovoquée par l' intrusion violente des élémentsnouveaux qui venaient vivifier et élargir l' anciencercle de vie. Ce ne sont que des accidents dans legrand voyage, accidents qui ont pu causer de fâcheuxretards, bien compensés par les inappréciablesavantages que l' humanité en a retirés.Tout ceci peut être appliqué trait pour trait àl' avenir de la civilisation moderne. Dansl' hypothèse, infiniment peu probable, où les barbares(et ces barbares, bien entendu, ne doivent êtrecherchés que parmi nous), la renverseraientbrusquement, et sans qu' elle eût eu le temps------------------------------------------------------------------------p393de se les assimiler, il est indubitable qu' aprèsl' avoir renversée, ils retourneraient à ses ruinespour y chercher les matériaux de l' édifice futur,que nous deviendrions à leur égard des classiques

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et des éducateurs, que ce seraient des rhéteurs dela vieille société qui les initieraient à la vieintellectuelle et seraient l' occasion d' une autrerenaissance, qu' il y aurait encore des MartienCapella, des Boèce, des Cassiodore, des IsidoreDe Séville, bouclant en un viatique portatif etfacilement maniable les données civilisatrices del' ancienne culture, pour en former l' alimentintellectuel de la nouvelle société. Mais il estinfiniment plus probable que la civilisation modernesera assez vivace pour s' assimiler ces nouveauxbarbares qui demandent à y entrer, et pourcontinuer sa marche avec eux. Voyez en effet commeles barbares aiment cette civilisation, comme ilss' empressent autour d' elle, comme ils cherchent àla comprendre avec leur sens naïf et délicat, commeils l' étudient curieusement, comme ils sontcontents de l' avoir devinée. Qui ne serait profondémenttouché en voyant l' intérêt que nos classesignorantes prennent à cette civilisation qui est làau milieu d' eux, non pour eux ? Ils me rappellentle naïf étonnement des barbares devant ces évêques,qui parlaient latin, et devant toute cette grandemachine de l' organisation romaine. Certes il eût étédifficile à Sidoine Apollinaire et à cesbeaux esprits des Gaules de crier : " vive lesbarbares ! " et pourtant ils l' auraient dû, s' ilsavaient eu le sentiment de l' avenir. Nous qui voyonsbien les choses, après quatorze siècles, nous sommespour les barbares. Que demandaient-ils ? Deschamps, un beau soleil, la civilisation. Ah !Bienvenu soit celui qui ne demande qu' à augmenterla famille des fils de la lumière ! Les barbares sont------------------------------------------------------------------------p394ceux qui reçoivent ces nouveaux hôtes à coups depique, de peur que leur part ne soit moindre.Mais, dira-t-on, vos espérances reposent sur unecontradiction. Vous reconnaissez que la cultureintellectuelle, pour devenir civilisatrice, exigeune vie entière d' application et d' étude. L' immensemajorité du genre humain, condamnée à un travailmanuel, ne pourra donc jamais en goûter les fruits ?Sans doute, si la culture intellectuelle devaittoujours rester ce qu' elle est parmi nous, uneprofession à part, une spécialité, il faudraitdésespérer de la voir devenir universelle. Un étatoù tous n' auraient d' autre profession que celle depoète, de littérateur, de philosophe, serait laplus étrange des caricatures. La culture intellectuelleest pour l' humanité comme si elle n' était pas,lorsqu' on n' étudie que pour écrire. La

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littérature sérieuse n' est pas celle du rhéteur, quifait de la littérature pour la littérature,qui s' intéresse aux choses dites ou écrites, et nonaux choses en elles-mêmes, qui n' aime pas la nature,mais aime une description, qui, froid devant unsentiment moral, ne le comprend qu' exprimé dans unvers sonore. La beauté est dans les choses ; lalittérature est image et parabole. étrangepersonnage que ce lettré, qui ne s' occupe pas demorale ou de philosophie parce que cela est de lanature humaine, mais parce qu' il y a des ouvragessur ce sujet, de même que l' érudit ne s' occuped' agriculture ou de guerre, que parce qu' il y a despoèmes sur l' agriculture et des ouvrages sur laguerre ! La chose dite ou racontée est donc plussérieuse que la chose qui est ? L' art, lalittérature, l' éloquence ne sont vrais qu' en tantqu' ils ne sont pas des formes vides, mais qu' ilsservent et expriment une cause humaine. Si le poète------------------------------------------------------------------------p395n' était, comme l' entendait Malherbe, qu' unarrangeur de syllabes, si la littérature n' étaitqu' un exercice, une tentative pour faireartificiellement ce que les anciens ontfait naturellement, oh ! Je l' avoue, ce serait un bienléger malheur que tous ne pussent y être initiés.Il faut donc arriver à concevoir la possibilité d' unevie intellectuelle pour tous, non pas en ce sens quetous participent au travail scientifique, mais en cesens que tous participent aux résultats du travailscientifique. Il faut, par conséquent, concevoirla possibilité d' associer la philosophie et la cultured' esprit à un art mécanique.C' est ce que réalisait merveilleusement la sociétégrecque, si vraie, si peu artificielle. La Grèceignorait nos préjugés aristocratiques, qui frappentd' ignominie quiconque exerce une professionmanuelle, et l' excluent de ce qu' on peut appelerle monde distingué. on pouvait arriver à la viela plus noble et la plus élevée, tout en étantpauvre et en travaillant de ses mains ; ou plutôtla moralité de la personne effaçait tellement saprofession, qu' on ne voyait d' abord que la personne,tandis que maintenant on voit d' abord la profession.Ammonius n' était pas un portefaix qui étaitphilosophe, c' était un philosophe qui par hasardétait portefaix. Ne peut-on pas espérer quel' humanité reviendra un jour à cette belle et vraieconception de la vie, où l' esprit est tout, oùpersonne ne se définit par son métier, où laprofession manuelle ne serait qu' un accessoire

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auquel on songerait à peine, à peu près ce qu' étaitpour Spinoza le métier de polisseur de verres delunettes, un hors-d' oeuvre qu' on ferait par la partieinfime de soi-même, sans y penser et sans que lesautres y pensent davantage ? Une telle oeuvre neserait point alors plus servile qu' il------------------------------------------------------------------------p396n' est servile qu' en écrivant ces lignes je remue maplume et mes doigts.Ce qui fait qu' un métier manuel est maintenantabrutissant, c' est qu' il absorbe l' individu etdevient son être, son tout. La définition(sermo explicans essentiam rei) de ce misérable,c' est en effet cordonnier, menuisier. ce motdit sa nature, son essence ; il n' est que cela, unemachine humaine qui fait des meubles, des souliers.Essayez donc de définir pareillement Spinoza, unfabricant de verres de lunettes, ou Mendelssohn, uncommis de boutique ! L' individualité professionnellen' efface l' individualité morale et intellectuelle quequand celle-ci est en effet bien peu de chose.Supposez un homme instruit et noble de coeurexerçant un de ces métiers qui n' exigent que quelquesheures de travail, bien loin que la vie supérieuresoit fermée pour cet homme, il se trouve dans unesituation mille fois plus favorable audéveloppement philosophique que les trois quarts deceux qui occupent des positions dites libérales. Laplupart des positions libérales, en effet, absorbenttous les instants, et, qui pis est, toutes lespensées ; au lieu que le métier, n' exigeant aucuneréflexion, aucune attention, laisse celui quil' exerce vivre dans le monde des purs esprits. Pourma part, j' ai souvent songé que, si l' on m' offrait unmétier manuel qui, au moyen de quatre ou cinq heuresd' occupation par jour, pût me suffire, jerenoncerais pour ce métier à mon titre d' agrégéde philosophie ; car, ce métier n' occupant que mesmains, détournerait moins ma pensée que lanécessité de parler pendant deux heures de ce quin' est pas l' objet actuel de mes réflexions. Ceseraient quatre ou cinq heures de délicieusepromenade, et j' aurais le reste du temps pourles exercices de l' esprit qui excluent touteoccupation manuelle.------------------------------------------------------------------------p397J' acquerrais pendant ces heures de loisir lesconnaissances positives, je ruminerais pendant lesautres ce que j' aurais acquis. Il y a certainsmétiers qui devraient être les métiers réservés desphilosophes, comme labourer la terre, scier les

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pierres, pousser la navette du tisserand, et autresfonctions qui ne demandent absolument que lemouvement de la main. Toute complication, toutechose qui exigerait la moindre attention, serait unvol fait à sa pensée. Le travail des manufacturesserait même à cet égard bien moins avantageux.Croyez-vous qu' un homme, dans cette position, neserait pas plus libre pour philosopher qu' unavocat, un médecin, un banquier, un fonctionnaire ?Toute position officielle est un moule plus oumoins étroit ; pour y entrer, il faut briser etplier de force toute originalité.L' enseignement est maintenant le recours presqueunique de ceux qui, ayant la vocation des travaux del' esprit, sont réduits par des nécessités de fortune,à prendre une profession extérieure ; orl' enseignement est très préjudiciable aux grandesqualités de l' esprit ; l' enseignement absorbe, use,occupe infiniment plus que ne ferait un métiermanuel. On se rappelle les lollards du moyen âge, cestisserands mystiques, qui, en travaillant,lollaient en cadence, et mêlaient le rythme ducoeur au rythme de la navette. Les béguards deFlandre, les humiliati d' Italie, arrivèrentaussi à une grande exaltation mystique et poétique,sous la pression vive de cet archet mystérieux, quifait vibrer si puissamment les âmes neuves et naïves.Si la plupart de ceux qui exercent les fonctionsréputées serviles sont réellement abrutis, c' estqu' ils ont la tête vide, c' est qu' on ne lesapplique à ces nullités que parce qu' ils sontincapables du reste, c' est que cette fonction------------------------------------------------------------------------p398purement animale, quelque insignifiante qu' elle soit,les absorbe et les abâtardit encore davantage. Mais,s' ils avaient la tête pleine de littérature,d' histoire, de philosophie, d' humanisme, en un mot,s' ils pouvaient, en travaillant, causer entre euxdes choses supérieures, quelle différence !Plusieurs hommes dévoués aux travaux de l' esprits' imposent journellement un nombre d' heuresd' exercices hygiéniques, quelquefois assez peudifférents de ceux que les ouvriers accomplissentpar besoin, ce qui, apparemment, ne les abrutit pas.Dans cet état que je rêve, le métier manuel seraitla récréation du travail de l' esprit. Que si l' onm' objecte qu' il n' est aucun métier auquel on puissesuffire avec quatre ou cinq heures d' occupation parjour, je répondrai que, dans une société savammentorganisée, où les pertes de temps inutiles et lessuperfluités improductives seraient éliminées, où

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tout le monde travaillerait efficacement, et surtoutoù les machines seraient employées non pour se passerde l' ouvrier, mais pour soulager ses bras etabréger ses heures de travail ; dans une tellesociété, dis-je, je suis persuadé (bien que je nesois nullement compétent en ces matières), qu' un trèspetit nombre d' heures de travail suffiraient pour lebien de la société, et pour les besoins del' individu ; le reste serait à l' esprit. " si chaqueinstrument, dit Aristote, pouvait, sur un ordrereçu ou même deviné, travailler de lui-même, commeles statues de Dédale ou les trépieds de Vulcain,qui se rendaient seuls, dit le poète, aux réunions desdieux, si les navettes tissaient toutes seules, sil' archet jouait tout seul de la cithare, lesentrepreneurs se passeraient d' ouvriers et lesmaîtres d' esclaves. "cette simultanéité de deux vies, n' ayant rien decommun l' une avec l' autre, à cause de l' infini quiles sépare------------------------------------------------------------------------p399n' est nullement sans exemple. J' ai souvent éprouvéque je ne vivais jamais plus énergiquement parl' imagination et la sensibilité que quand jem' appliquais à ce que la science a de plus techniqueet en apparence de plus aride. Quand l' objetscientifique a par lui-même quelque intérêtesthétique ou moral, il occupe tout entier celuiqui s' y applique ; quand, au contraire, il ne ditabsolument rien à l' imagination et au coeur, il laisseces deux facultés libres de vaguer à leur aise. Jeconçois, dans l' érudit, une vie de coeur trèsactive, et d' autant plus active que l' objet deson érudition offrira moins d' aliment à lasensibilité : ce sont alors comme deux rouagesparfaitement indépendants l' un de l' autre. Ce quitue, c' est le partage. Le philosophe est possibledans un état qui ne réclame que la coopération de lamain, comme le travail des champs. Il estimpossible, dans une position où il faut dépenser deson esprit et s' occuper sérieusement de chosesmesquines, comme le négoce, la banque, etc.Effectivement, ces professions n' ont pas produit unseul homme qui marque dans l' histoire de l' esprithumain.Dieu me garde de croire qu' un tel système de sociétésoit actuellement applicable, ni même que,actuellement appliqué, il servît la cause del' esprit. Il faut bien se figurer que l' immensemajorité de l' humanité est encore à l' école, et quelui donner congé trop tôt serait favoriser sa

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paresse. Le besoin, dit Herder, est le poids del' horloge, qui en fait tourner toutes les roues.L' humanité n' est ce qu' elle est que par la puissantegymnastique qu' elle a traversée, et la liberté neserait pour elle qu' une décadence si la libertédevait aboutir à diminuer son activité. Je tenaisseulement à faire comprendre la possibilité d' unétat où la plus haute culture intellectuelle etmorale, c' est-à-dire------------------------------------------------------------------------p400la vraie religion, fussent accessibles aux classesmaintenant réputées les dernières de la société.Ah ! Si l' ouvrier avait de l' éducation, del' intelligence, de la morale, une culture douce etbienfaisante, croyez-vous qu' il maudirait soninfériorité extérieure ? Non ; car, outre que lamoralité et l' intelligence amèneraient pour luiimmanquablement l' ordre et l' aisance, cette culturele ferait considérer, aimer, estimer, le placeraitdans ce joli monde des âmes polies, où l' on sentfinement, et d' où il souffre de se voir exilé.Le paysan ne souffre pas de son abjection morale etintellectuelle ; mais l' ouvrier des villes voitnotre monde distingué, il sent que nous sommes plusparfaits que lui, il se voit condamné à vivre dansune fétide atmosphère de dépression intellectuelleet d' immoralité, lui qui a senti la bonne odeurdu monde civilisé ; il est condamné à chercher sajouissance (car l' homme ne peut vivre sansjouissance de quelque sorte, le trappiste a lessiennes) dans d' ignobles lieux qui lui répugnent,repoussé qu' il est par son manque de culture plusencore que par l' opinion, des joies plus délicates.Oh ! Comment ne se révolterait-il pas ?Quelque chimérique qu' elle puisse paraître au pointde vue de nos moeurs actuelles, je maintiens commepossible cette simultanéité de la vie intellectuelleet du travail professionnel. La Grèce m' en est unillustre exemple ; je ne parle pas de sociétés plusnaïves, comme la société indienne, la sociétéhébraïque, où toute idée de décorumextérieur et le respect humain était complètementabsente. Le brahmane dans la forêt, vêtu de quelquesguenilles, se nourrissant de feuilles souventsèches, arrive à un degré de spéculationintellectuelle, à une hauteur de conception, à unenoblesse de vie, inconnus à l' immensemajorité de ceux qui parmi nous s' appellentcivilisés.------------------------------------------------------------------------p401Il y a des hommes éminemment doués par la nature,

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mais peu favorisés par la fortune, qui deviennentfiers et presque intraitables, et mourraient plutôtque d' accepter pour vivre ce que l' opinion regardecomme une humiliation extérieure. Werther quitteson ambassadeur parce qu' il trouve dans son salondes sots et des impertinents ; Chatterton se suicideparce que le lord maire lui a offert uneplace de valet de chambre. Cette extrême sensibilitépour l' extérieur prouve une certaine humilitéd' âme et témoigne que ceux qui l' éprouvent n' ont pasencore atteint les hauts sommets philosophiques.Ils sont même à la limite d' un suprême ridicule,car, s' ils ne sont pas en effet des génies(et qui les en assure ! Combien d' autres l' ont crucomme eux sans l' être ? ), ils risquent deressembler aux plus sots, aux plus ridicules, auxplus fats de tous les hommes, à ces Chattertonmanqués, à ces jeunes gens de génie méconnus,qui trouvent tout au-dessous d' eux, etanathématisent la société, parce que la sociéténe fait pas un douaire convenable à ceux qui selivrent à de sublimes pensées. Le génie n' estnullement humilié pour travailler de ses mains.Certes, on ne peut exiger de lui qu' il se donnede toute âme à son métier, qu' il s' absorbe dans sonbureau ou son atelier. Mais rêver n' est pas uneprofession, et c' est une erreur de croire que lesgrands écrivains eussent pensé beaucoup plus s' ilsn' avaient eu autre chose à faire qu' à penser. Legénie est patient et vivace, je dirai presquerobuste et paysan. " la force de vivre faitessentiellement partie du génie. " c' est à traversles luttes d' une situation extérieure que lesgrands génies se sont développés, et, s' ilsn' avaient pas eu d' autre profession que cellede penseurs, peut-être n' eussent-ils pas étési grands. Béranger a bien été expéditionnaire.L' homme------------------------------------------------------------------------p402vraiment élevé a toute sa fierté au dedans. Tenircompte de l' humiliation extérieure, c' esttémoigner qu' on fait encore quelque cas de ce quin' est pas l' âme. L' esclave abruti, qui se sentaitinférieur à son maître, supportait les coupscomme venant de la fatalité, sans songer à réagirpar la colère. L' esclave cultivé, qui se sentaitl' égal de son maître, devait le haïr et le maudire,mais l' esclave philosophe, qui se sentait supérieurà son maître, ne devait se trouver en aucune façonhumilié de le servir. S' irriter contre luieût été s' égaler à lui ; mieux valait le mépriser

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intérieurement et se taire. Marchander les respectset les soumissions, c' eût été les prendre ausérieux. On n' est sensible qu' aux offenses de seségaux ; les injures d' un goujat touchent sessemblables, mais ne nous atteignent pas. De même ceuxque leur excellence intérieure rend susceptibles,irritables, jaloux d' une dignité extérieureproportionnée à leur valeur, n' ont point encoredépassé un certain niveau, ni compris la vraieroyauté des hommes de l' esprit.L' idéal de la vie humaine serait un état, oùl' homme aurait tellement dompté la nature que lebesoin matériel ne fût plus un mobile, où ce besoinfût satisfait aussitôt que senti, où l' homme, roidu monde, eût à peine à dépenser quelque travailpour le maintenir sous sa dépendance, et celapresque sans y penser, et par la partie sacrifiéede sa vie, où toute l' activité humaine en un motse tournât vers l' esprit, et où l' homme n' eût plusà vivre que de la vie céleste. Alors ce seraitréellement le règne de l' esprit, la religionparfaite, le culte du Dieu esprit et vérité.L' humanité a encore besoin d' un stimulantmatériel, et maintenant un tel état seraitpréjudiciable ; car il n' engendrerait que laparesse. Mais cet inconvénient est tout relatif.Pour nous autres, hommes de l' esprit, le travail------------------------------------------------------------------------p403de la vie et les nécessités matérielles ne sontabsolument qu' un obstacle : c' est une portion dutemps que nous donnons pour racheter l' autre. Sinous étions délivrés du souci des besoinsmatériels, comme les ordres religieuxou comme le brahmane, qui s' enfonce tout nu dans laforêt, nous voguerions à pleines voiles, nousconquerrions l' infini...la vie patriarcale réalisait cette hauteindépendance de l' homme, mais c' était en sacrifiantdes éléments non moins essentiels : la civilisation,en effet, n' existe qu' à la condition dudéveloppement parallèle de l' intelligence, dela morale et du bien-être. La vie antique arrivaitau même résultat par l' esclavage : l' homme libreétait vraiment dans une belle et noble position,dispensé des soins terrestres et libre pourl' esprit. La savante organisation de l' humanitéramènera cet état, mais avec des relations bienplus compliquées que n' en comportait la viepatriarcale, et sans avoir besoin de l' esclavage.L' oeuvre du xixe siècle aura été la conquête de cebien-être matériel, qui, au premier abord, peut

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paraître profane, mais qui devient chose sainte, sil' on considère qu' il est la condition del' affranchissement de l' esprit. Nul plus que moin' est opposé à ceux qui ont prêché la réhabilitationde la chair, et je crois pourtant que lechristianisme a eu tort de prêcher la lutte,la révolte des sens, la mortification. Cela a puêtre bon pour l' éducation de l' humanité, mais il y aquelque chose de plus parfait encore. C' est qu' onne pense plus à la chair, c' est qu' on vive siénergiquement de la vie de l' esprit que cestentations des hommes grossiers n' aient plus de sens.L' abstinence et la mortification sont des vertus debarbares et d' hommes matériels, qui, sujets à degrossiers appétits, ne------------------------------------------------------------------------p404conçoivent rien de plus héroïque que d' y résister :aussi sont-elles surtout prisées dans les payssensuels. Aux yeux d' hommes grossiers, un homme quijeûne, qui se flagelle, qui est chaste, qui passe savie sur une colonne, est l' idéal de la vertu. Carlui, le barbare, est gourmand, et il sent fort bienqu' il lui en coûterait beaucoup s' il fallait vivrede la sorte. Mais pour nous, un tel homme n' est pasvertueux : car, ces jouissances de la bouche etdes sens n' étant rien pour nous, nous ne trouvonspas qu' il ait de mérite à s' en priver.L' abstinence affectée prouve qu' on fait beaucoupde cas des choses dont on se prive. Platon étaitmoins mortifié que Dominique Loricat, etapparemment plus spiritualiste. Les catholiquesprétendent quelquefois que la désuétude où sonttombées les abstinences du moyen âge accusent notresensualité : mais tout au contraire, c' est par suitedes progrès de l' esprit que ces pratiques sontdevenues insignifiantes et surannées. Il fautdétruire l' antagonisme du corps et de l' esprit,non pas en égalant les deux termes, mais enportant l' un des termes à l' infini, de sorte quel' autre s' anéantisse et devienne comme zéro. Celafait, accordez au corps ses jouissances ; car leslui refuser, ce serait supposer que ces misères ontquelque valeur. La devise des saint-simoniens :" sanctifiez-vous par le plaisir " , est abominable ;c' est le pur gnosticisme. Celle du christianisme :" sanctifiez-vous en vous abstenant du plaisir " ,est encore imparfaite. Nous disons, nous autresspiritualistes : " sanctifiez-vous, et le plaisirdeviendra pour vous insignifiant, et vous nesongerez pas au plaisir. " la sainteté, c' est de vivrede l' esprit, non du corps. Des esprits grossiers ont

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pu s' imaginer qu' en s' interdisant la vie du corps,ils se rendaient plus aptes à la vie de l' esprit------------------------------------------------------------------------p405je me demande même si, un jour, on n' arrivera pas àune conception plus élevée encore. Ce qui fait que leplaisir est pour nous une chose tout à fait profane,c' est que nous le prenons comme une jouissancepersonnelle ; or la jouissance personnelle n' aabsolument aucune valeur suprasensible. Mais, si onprenait la volupté avec les idées mystiques que lesanciens y attachaient, quand ils l' associaient auxtemples, aux fêtes, si on réussissait à en éliminertoute idée de jouissance, pour n' y voir que leperfectionnement qui en résulte pour notre être,l' union mystique avec la nature, la sympathie qu' elleétablit entre nous et les choses, je ne sais si on nepourrait l' élever au rang d' une chose sacrée. Dansma chambre nue et froide, abstème et vêtu pauvrement,je comprends, ce me semble, la beauté d' une manièreassez élevée. Mais je me demande si je ne lacomprendrais pas mieux encore, la tête excitée parune liqueur généreuse, paré, parfumé, seul à seulavec la Béatrix que je n' ai vue que dans mesrêves ? Si ma pensée était là incarnée à côté demoi, ne l' aimerais-je pas, ne l' adorerais-je pasdavantage ? Certes, s' il y a quelque chose d' horrible,c' est de chercher du plaisir dans l' ivresse. Maissi on ne cherche qu' à aider l' extase par un élémentmatériel très noble, et qui a suscité de si nobleschants, c' est tout autre chose. J' ai lu quelquepart qu' un poète ou philosophe (allemand, je crois)s' enivrait régulièrement et par conscience une foispar mois, afin de se procurer cet état mystique, oùl' on touche de plus près l' infini. En vérité, je nesais si tous les plaisirs ne pourraient subir cetteépuration, et devenir des exercices de piété, oùl' on ne songerait plus à la jouissance.L' imperfection de l' état actuel, c' est quel' occupation extérieure absorbe toute la vie, ensorte qu' on est d' abord d' une------------------------------------------------------------------------p406profession, sauf ensuite à cultiver son esprit s' ilreste du temps ou si l' on a ce goût. L' accidenteldevient ainsi la vie même, et la partie vraimenthumaine et religieuse disparaît presque. à regarderde près le spectacle de l' activité humaine, onreconnaît que la plus grande partie de cetteactivité est dépensée en pure perte. élevez-vous enesprit au-dessus de Paris, et cherchez à analyserles mobiles qui dirigent les pas empressés de tant demilliers d' hommes. Vous trouverez que le gain, les

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affaires ou les besoins matériels dirigent les neufdixièmes au moins de ces mouvements, que le plaisirsert de motif à un vingtième peut-être de cetteagitation, qu' un centième à peu près de cette fouleobéit à des affections douces, et qu' un millièmeau plus est guidé par des motifs religieux ouscientifiques. Il semble que les affaires extérieuressoient le but premier de la vie, que la fin de laplus grande partie du genre humain soit de vivresous l' empire pressant et continu de lapréoccupation du pain du jour, en sorte que la vien' aurait d' autre but que de s' alimenter elle-même.étrange cercle vicieux ! Dans un état meilleur de lasociété humaine, on serait d' abord homme,c' est-à-dire que le premier soin de chacun seraitla perfection de sa nature. Puis, par un côtéinférieur, auquel on songerait à peine, onappartiendrait à telle ou telle profession. Ce seraitl' idylle antique, la vie pastorale rêvée par tous lespoètes bucoliques, vie où l' occupation matérielleest si peu de chose qu' on n' y pense pas, et qu' on estexclusivement libre pour la poésie et les belleschoses. Ce serait l' Astrée, où tout le soin étaitd' aimer. Alors l' on dira : " nos pères eurent besoinde placer le paradis au ciel. Mais nous, nous tenonsDieu quitte de son paradis, puisque la vie célesteest transportée ici-bas ! "------------------------------------------------------------------------p407un tel état de perfection n' exclurait pas lavariété intellectuelle ; au contraire, lesoriginalités y seraient bien plus caractérisées, parsuite du libre développement des individualités. Quesi ultérieurement la variété des esprits devaitdisparaître devant une culture plus avancée, ce neserait plus un mal. Mais hâtons-nous de dire quel' uniformité serait maintenant l' extinction del' humanité. La ruche n' a jamais été une officinede progrès. Nous traversons l' âge d' analyse,c' est-à-dire de vue partielle, âge durant lequella diversité des esprits est nécessaire. QuandPlaton voulait que, dans sa république, tousvissent par les mêmes yeux et entendissent par lesmêmes oreilles, il faisait sciemment abstraction del' un des éléments les plus essentiels del' humanité. L' humanité, en effet, n' est ce qu' elleest que par la variété. Quand deux oiseaux serépondent, en quoi leurs accents diffèrent-ils d' uneélégie ? Par la seule variété. Bien loin de prêcherle communisme dans l' état actuel de l' esprit humain,il faudrait prêcher l' individualisme, l' originalité.Il faudrait que deux hommes ne se ressemblent pas ;

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car tous ceux qui se ressemblent ne comptent quepour un.Dans le syncrétisme primitif, tous les hommes d' unemême race se ressemblaient comme les poissons d' unemême espèce. Il n' y a pas de caractèresindividuels dans les épopées primitives ; ce que lavieille critique débitait sur les caractèresd' Homère est fort exagéré, et encore lemonde grec, si vivant, si varié, si multiplea-t-il atteint sur ce point, du premier coup, de trèsfines nuances. La vieille littérature hébraïquen' offre guère d' autre catégorie d' hommes que le bonet le méchant ; et dans la littérature indienne,c' est à peine si cette catégorie existe. Toussont présentés comme à peu près également bons------------------------------------------------------------------------p408nos types si délicats ne se dessinent que bien plustard. Comme c' est l' éducation, la variété des objetsd' étude qui font la variété des esprits, tout ce quitend à faire passer tous les esprits par un mouleofficiel est préjudiciable au progrès de l' esprithumain. Les esprits, en effet, diffèrent beaucoupplus par ce qu' ils ont appris, par lesfaits sur lesquels ils appuient leurs jugements, quepar leur nature même. Les habitudes de la sociétéfrançaise, si sévères pour toute originalité, sontà ce point de vue tout à fait regrettables. " ce quifait l' existence individuelle, dit Madame DeStaël, étant toujours une singularité quelconque,cette singularité prête à la plaisanterie : aussil' homme qui la craint avant tout cherche-t-il,autant que possible, à faire disparaître en lui ce quipourrait le signaler de quelque manière, soit enbien, soit en mal " . Les natures vraiment belles etriches ne sont pas celles où des éléments opposésse neutralisent et s' anéantissent ; ce sont cellesoù les extrêmes se réunissent, non passimultanément, mais successivement, et selon laface des choses qu' il s' agit d' esquisser. L' hommeparfait serait celui qui serait tout à tourinflexible comme le philosophe, faible comme unefemme, rude comme un paysan breton, naïf et doux commeun enfant. Ces natures effacées, formées par unesorte de moyenne proportionnelle entre les extrêmes,sont de nulle valeur à une époque d' analyse.L' analyse, en effet, n' existe que par la diversitédes points de vue, et à condition que la sciencecomplète soit épuisée par ses faces diverses ; àchacun sa tâche, à chacun son atome à explorer,telle est sa maxime. Ce qu' il faut dansun tel état, c' est la plus grande variété possible

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entre les individus ; car chaque originalité c' estl' esquisse d' un aspect------------------------------------------------------------------------p409des choses ; c' est une façon de prendre le monde.Mais il se peut qu' un jour l' humanité arrive à untel état de perfection intellectuelle, à unesynthèse si complète, que tous soient placés aupoint le plus légitimement gagné par les tempsantérieurs, et que tous partent de là d' uncommun effort pour s' élancer vers l' avenir. Et cetteharmonie se réalisera, non par la théocratie, nonpar la suppression des individus, non par cepère-roi des saint-simoniens qui réglait la croyancecomme tout le reste, mais par l' aspiration communeet libre, comme cela a lieu pour les élus dans leciel. Lier des gerbes coupées est facile. Mais lierdes gerbes vivantes chacune de leur vie propre ! ...maintenant tous sont attelés au même char ; mais lesuns tirent en avant, les autres en arrière, lesautres en sens divers, et de ces efforts balancés,à peine sort-il une résultante caractérisée. Alorstous tireront dans le même sens ; alors la sciencemaintenant cultivée par un petit nombre d' hommesobscurs et perdus dans la foule sera poursuivie pardes millions d' hommes, cherchant ensemble la solutiondes problèmes qui se poseront. ô jour où il n' y auraplus de grands hommes, car tous seront grands, et oùl' humanité revenue à l' unité marchera comme un seulêtre à la conquête de l' idéal et du secret deschoses ! Qu' est-ce qui résistera à la science,quand l' humanité elle-même sera savante, et marcheratout d' un corps à l' assaut de la vérité ?Pourquoi, dira-t-on, s' occuper de ces chimères ?Laissez là l' avenir et soyez du présent. -rien degrand, répondrai-je, ne se fait sans chimères.L' homme a besoin, pour déployer toute son activité,de placer en avant de lui un but capable del' exciter. à quoi bon travailler pour l' avenir,si l' avenir devait être pâle et médiocre ? Nevaudrait-il------------------------------------------------------------------------p410pas mieux songer à son bien-être et à son plaisirdans la vie présente que de se sacrifier pour levide ? Les premiers musulmans auraient-ils marchéjusqu' au bout du monde, si Aboubekr ne leur eûtdit : allez, le paradis est en avant. Lesconquistadores eussent-ils entrepris leursaventureuses expéditions s' ils n' eussent espérétrouver l' Eldorado, la fontaine de Jouvence,Cipangu aux toits d' or ? Alexandre poursuivaitles Griffons et les Arimaspes. Colomb, en rêvant

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les îles de Saint-Brandon et le paradis terrestre,trouva l' Amérique. Avec l' idée que le paradisest par delà, on marche toujours et on trouvemieux que le paradis. " le coeur, dit Herder, nebat que pour ce qui est loin. " les espérances,d' ailleurs, chimériques peut-être dans leurforme, ne le sont pas envisagées comme symbolede l' avenir de l' humanité. Les juifs onteu le messie parce qu' ils l' ont fermement espéré.Aucune idée n' aboutit sans la grande gestation de lafoi et l' espérance. Les premiers chrétienss' attendaient tous les jours à voir descendredu ciel la Jérusalem nouvelle et le Christ venantpour régner. C' étaient des fous, n' est-ce pas,messieurs ? Ah ! L' espérance ne trompe jamais,et j' ai confiance que toutes les espérances ducroyant seront accomplies et dépassées. L' humanitéréalise la perfection en la désirant et enl' espérant, comme la femme imprime, dit-on, àl' enfant qu' elle porte, la ressemblance des objetsqui frappent ses sens. Ces espérances sont si loind' être indifférentes, que seules elles expliquentet rendent possible la grande vie de sacrifice et dedévouement. à quoi bon se dévouer, en effet, poursoulager des misères qui n' existent qu' au momentoù elles sont senties ? Pourquoi sacrifier sonbien-être à celui des autres, s' il ne s' agitaprès tout que d' une mesquine et insignifiantequestion------------------------------------------------------------------------p411de jouissance ? Mon bonheur est aussi précieux quecelui des autres, et je serais bien bon de leur enfaire le sacrifice. Si je ne croyais quel' humanité est appelée à une fin divine, laréalisation du parfait, je me ferais épicurien, sij' en étais capable, et sinon, je me suiciderais.CHAPITRE XXce serait bien mal comprendre ma pensée que decroire que, dans ce qui précède, j' aie eul' intention d' engager la science à descendrede ses hauteurs pour se mettre au niveau du peuple.La science populaire m' est profondémentantipathique, parce que la science populaire nesaurait être la vraie science. On lisait sur lefronton de telle école antique : que nul n' entreici s' il ne sait la géométrie. L' écolephilosophique des modernes porterait pourdevise : que nul n' entre ici s' il ne sait l' esprithumain, l' histoire, les littératures, etc. Lascience perd toute sa dignité quand elles' abaisse à ces cadres enfantins et à ce langage

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qui n' est pas le sien. Pour rendre intelligiblesau vulgaire les hautes théories philosophiques,on est obligé de les dépouiller de leur formevéritable, de les assujettir à l' étroite mesuredu bon sens, de les fausser. Il serait infinimentdésirable que la masse du genre humain s' élevât àl' intelligence de la science ; mais il ne faut pasque la science s' abaisse pour se faire comprendre.Il faut qu' elle reste dans ses hauteurs et qu' elley attire l' humanité. Je ne suis pas hostile à lalittérature ouvrière. Je crois, au contraire, avecM. Michelet,------------------------------------------------------------------------p412qu' il y a chez le peuple une sève vraie etsupérieure en un sens à celle de la plupart despoètes aristocratiques. Les poésies des ouvrierssont peut-être les plus originales depuisque Lamartine et Victor Hugo ne chantent plus.Cela est surtout méritoire, si l' on considère quel' instrument que nous leur mettons entre les mainsest tout ce qu' il y a au monde de plusaristocratique, de plus inflexible, de moinsanalogue à la pensée populaire.Quant aux écrits sociaux et philosophiques, où laforme est moins exigeante qu' en littérature, lesouvriers y déploient souvent une intelligencesupérieure à celle de la plupart des lettrés.L' homme qui n' a que l' instruction primaire est plusprès du positivisme, de la négation du surnaturel,que le bourgeois qui a fait ses classes ; carl' éducation classique porte souvent à se contenterdes mots. Mais les ouvriers commettent souvent unefaute vraiment impardonnable : c' est d' abandonnerle genre où ils pourraient exceller pour traiterdes sujets où ils ne sont pas compétents et quiexigent une toute autre culture que celle despetits livres d' école. M. Agricol Perdiguierétait original tant qu' il ne fut qu' ouvrier. Onaimait en lui l' expression vraie de la façon desentir d' une classe de la société, et le naïfeffort du demi-lettré pour créer un instrumentà sa pensée. Mais un beau jour, M. AgricolPerdiguier s' est mis à vouloir faire unehistoire universelle. une histoire universelle,grand dieu ! Mais Bossuet y a échoué, et je neconnais pas un seul homme capable de l' entreprendre.M. Perdiguier a beau nous dire que sonhistoire est pour les ouvriers ; que tous sesdevanciers ont traité l' histoire en hommesclassiques, en pédants de collège ; je ne sache pasqu' il y ait deux histoires, une pour les lettrés,

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une pour les illettrés ; et je ne connais------------------------------------------------------------------------p413qu' une seule classe d' hommes capables de l' écrire :ce sont les savants brisés par une longue cultureintellectuelle à toutes les finesses de la critique.La science et la philosophie doivent conserver leurhaute indépendance, c' est-à-dire ne poursuivre quele vrai dans toute son objectivité, sanss' embarrasser d' aucune forme populaire ou mondaine.La science de salon est tout aussi peu la vraiescience que la science des petits traités pourle peuple. La science se dégrade, du moment où elles' abaisse à plaire, à amuser, à intéresser, dumoment où elle cesse de correspondre directement,comme la poésie, la musique, la religion, à unbesoin désintéressé de la nature humaine. Combienest rare, parmi nous, ce culte pur de toutes lesparties de l' âme humaine ? Groupant à part etcomme en une gerbe inutile les soins religieux,nous faisons l' essentiel de la vie des intérêtsvulgaires. Savoir, dit-on, ne sert point à faireson salut ; savoir ne sert point à faire safortune, donc, savoir est inutile.Le grand malheur de la société contemporaine est quela culture intellectuelle n' y est point comprisecomme une chose religieuse ; que la poésie, lascience, la littérature, y sont envisagées comme unart de luxe qui ne s' adresse guère qu' aux classesprivilégiées de la fortune. L' art grec produisaitpour la patrie, pour la pensée nationale ; l' artau xviie siècle produisait pour le roi, ce quiétait aussi, en un sens, produire pour la nation.L' art, de nos jours, ne produit guère que sur lacommande expresse ou supposée des individus.L' artiste correspond à l' amateur, comme lecuisinier au gastronome. Situation déplorableà une époque surtout où, sauf de rares exceptions,le morcellement de la propriété rend impossibleles grandes choses aux particuliers.------------------------------------------------------------------------p414La Grèce tirait des poèmes, des temples, desstatues de son intime spontanéité, pour épuisersa propre fécondité et satisfaire à un besoin de lanature humaine. Chez nous, on accorde à l' artquelques subventions péniblement marchandées, nonpar le besoin qu' on éprouve de voir la penséenationale traduite en grandes oeuvres, non parl' impulsion intime qui porte l' homme à réaliser labeauté, mais par une vue réfléchie et critique,parce qu' on reconnaît, on ne sait trop pourquoi,que l' art doit avoir sa place, et qu' on ne veut pas

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rester en arrière du passé. Mais si l' onn' obéissait qu' à l' amour pur et spontané desbelles choses, que ferait-on ? Une des raisons quel' on faisait valoir tout récemment en faveur duprojet pour l' achèvement du louvre, c' est que ceserait un moyen d' occuper les artistes. jevoudrais bien savoir si Périclès fit valoir cemotif aux athéniens, quand il s' agit de bâtir leParthénon.Réfléchissez aux conséquences de ce déplorablerégime qui soumet l' art, et plus ou moins lalittérature ou la poésie, au goût des individus.Dans l' ordre des productions de l' esprit, commedans tous les autres, on ne reproduit que sur lademande expresse ou supposée, et par la forcedes choses il arrive que c' est la richesse qui faitla demande. Celui donc qui songe à vivre de laproduction intellectuelle doit songer avant toutà deviner la demande du riche pour s' y conformer.Or, que demande le riche en fait de productionsintellectuelles ? Est-ce de la littératuresérieuse ? Est-ce de la haute philosophie, ou,dans l' art, des productions pures et sévères, dehautes créations morales ? Nullement. C' est de lalittérature amusante ; ce sont des feuilletons, desromans, des pièces spirituelles où l' on flatteses opinions, des beautés appétissantes. Ainsi, leriche réglant plus ou moins la production littéraireet artistique------------------------------------------------------------------------p415par son goût suffisamment connu, et ce goût étantgénéralement (il y a de nobles exceptions) vers lalittérature frivole et l' art indigne de ce nom,il devait fatalement arriver qu' un tel état dechoses avilît la littérature, l' art et la science.Le goût du riche, en effet, faisant le prix deschoses, un jockey, une danseuse qui correspondentà ce goût sont des personnages de plus de valeurque le savant ou le philosophe, dont il nedemande pas les oeuvres. Voilà pourquoi unfabricant de romans-feuilletons peut faire unebrillante fortune et arriver à ce qu' on appelleune position dans le monde, tandis qu' un savantsérieux, eût-il fait d' aussi beaux travaux queBopp ou Lassen, ne pourrait en aucune manièrevivre du produit vénal de ses oeuvres.J' appelle ploutocratie un état de société où larichesse est le nerf principal des choses, où l' onne peut rien faire sans être riche, où l' objetprincipal de l' ambition est de devenir riche, où lacapacité et la moralité s' évaluent généralement

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(et avec plus ou moins de justesse) par la fortune,de telle sorte, par exemple, que le meilleurcritérium pour prendre l' élite de la nation soit lecens. On ne me contestera pas, je pense, que notresociété ne réunisse ces divers caractères. Celaposé, je soutiens que tous les vices de notredéveloppement intellectuel viennent de laploutocratie, et que c' est par là surtout que nossociétés modernes sont inférieures à la sociétégrecque. En effet, du moment que la fortune devientle but principal à la vie humaine, ou du moinsla condition nécessaire de toutes les autresambitions, voyons quelle direction vont prendreles intelligences. Que faut-il pour devenir riche ?être savant, sage, philosophe ? Nullement ;ce sont là bien plutôt des obstacles. Celui quiconsacre sa------------------------------------------------------------------------p416vie à la science peut se tenir assuré de mourirdans la misère, s' il n' a du patrimoine, ou s' il nepeut trouver à utiliser sa science,c' est-à-dire s' il ne peut trouver à vivreen dehors de la science pure. Remarquez, en effet,que quand un homme vit de son travail intellectuel,ce n' est pas généralement sa vraie science qu' ilfait valoir, mais ses qualités inférieures. M.Letronne a plus gagné en faisant des livresélémentaires médiocres que par les admirablestravaux qui ont illustré son nom. Vico gagnaitsa vie en composant des pièces de vers et de prosede la plus détestable rhétorique pour des princeset seigneurs, et ne trouva pas d' éditeur pour sascience nouvelle. tant il est vrai quece n' est pas la valeur intrinsèque des chosesqui en fait le prix, mais le rapport qu' elles ontavec ceux qui tiennent l' argent. Je puis sansorgueil me croire autant de capacité que telcommis ou tel employé. Eh bien ! Le commis peut,en servant des intérêts tout matériels, vivrehonorablement. Et moi, qui vais à l' âme, moi,le prêtre de la vraie religion, je ne sais envérité ce qui, l' an prochain, me donnera du pain.La profonde vérité de l' esprit grec vient, ce mesemble, de ce que la richesse ne constituait, danscette belle civilisation, qu' un mobile à part,mais non une condition nécessaire de toute autreambition. De là la plus parfaite spontanéité dans ledéveloppement des caractères. On était poète ouphilosophe, parce que cela est de la nature humaineet qu' on était soi-même spécialement doué dansce sens. Chez nous, au contraire, il y a une

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tendance imposée à quiconque veut se faire uneplace dans la vie extérieure. Les facultés qu' ildoit cultiver sont celles qui servent à larichesse, l' esprit industriel, l' intelligencepratique. Or ces facultés sont de très peu devaleur : elles------------------------------------------------------------------------p417ne rendent ni meilleur, ni plus élevé, ni plusclairvoyant dans les choses divines ; tout aucontraire. Un homme sans valeur, sans morale,égoïste, paresseux, fera mieux sa fortune, enjouant à la bourse, que celui qui s' occupe dechoses sérieuses. Cela n' est pas juste ; donc celadisparaîtra.La ploutocratie est donc peu favorable au légitimedéveloppement de l' intelligence. L' Angleterre, lepays de la richesse, est de tous les payscivilisés le plus nul pour le développementphilosophique de l' intelligence. Les noblesd' autrefois croyaient forligner en s' occupant delittérature. Les riches ont généralement des goûtsgrossiers et attachent l' idée de bon ton à deschoses ridicules ou de pure convention. Ungentleman rider, fût-il un hommecomplètement nul, peut passer pour un modèle defashion. moi, je dis tout bonnement que c' estun sot.La ploutocratie, dans un autre ordre d' idées, est lasource de tous nos maux, par les mauvais sentimentsqu' elle donne à ceux que le sort a faits pauvres.Ceux-ci, en effet, voyant qu' ils ne sont rien parcequ' ils ne possèdent pas, tournent toute leuractivité vers ce but unique ; et, comme pourplusieurs cela est lent, difficile ou impossible,alors naissent les abominables pensées : jalousie,haine du riche, idée de le spolier. Le remède aumal n' est pas de faire que le pauvre puisse devenirriche, ni d' exciter en lui ce désir, mais de faireen sorte que la richesse soit chose insignifianteet secondaire ; que sans elle on puisse êtretrès heureux, très grand, très noble et très beau ;que sans elle on puisse être influent et considérédans l' état. Le remède, en un mot, n' est pasd' exciter chez tous un appétit que tous ne pourrontsatisfaire, mais de détruire cet appétit ou d' enchanger l' objet, puisque aussi bien cet------------------------------------------------------------------------p418objet ne tient pas à l' essence de la naturehumaine, qu' au contraire il en entrave le beaudéveloppement.CHAPITRE XXI

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la science étant un des éléments vrais del' humanité, elle est indépendante de toute formesociale et éternelle comme la nature humaine.Aucune révolution ne la détruira, car aucunerévolution ne changera les instincts profonds del' homme. Sans doute, tout en lui vouant son culte,on peut trouver des instants pour d' autres devoirs :mais il faut que ce soit une suspension et nonune démission. Il faut maintenir la haute etidéale valeur de la science, alors même qu' on vaqueà des devoirs actuellement plus pressants. Il y a,je l' avoue, des sciences qu' on pourrait appelerumbratiles, qui aiment la sécurité et la paix.Il fallait être M. De Sacy pour publier en1793, à l' imprimerie du louvre, un ouvrage sur lesantiquités de la Perse et les médailles desrois sassanides. Mais, en prenant l' esprit humaindans son ensemble, en évaluant le progrès parle mouvement accompli dans les idées, on estamené à dire : que la volonté de Dieu soit faite !Et l' on reconnaît qu' une révolution de trois joursfait plus pour le progrès de l' esprit humain qu' unegénération de l' académie des inscriptions.S' il est un lieu commun démenti par les faits,c' est que le temps des révolutions est peufavorable au travail de l' esprit, que lalittérature, pour produire des chefs-d' oeuvre, abesoin de calme et de loisir, et que les artsméritent en------------------------------------------------------------------------p419effet l' épithète classique d' amis de la paix.l' histoire démontre, au contraire, que lemouvement, la guerre, les alarmes sont le vraimilieu où l' humanité se développe, que le géniene végète puissamment que sous l' orage, et quetoutes les grandes créations de la pensée sontapparues dans des situations troublées. De tousles siècles, le xvie est sans doute celui oùl' esprit humain a déployé le plus d' énergie etd' activité en tous sens : c' est le siècle créateurpar excellence. La règle lui manque, il est vrai :c' est un taillis épais et luxuriant, où l' artn' a point encore dessiné des allées. Mais quellefécondité ! Quel siècle que celui de Luther etde Raphaël, de Michel-Ange et del' Arioste, de Montaigne et d' érasme, deGalilée et de Copernic, de Cardan et deVanini ! Tout s' y fonde : philologie,mathématiques, astronomie, sciences physiques,philosophies. Eh bien ! Ce siècle admirable, oùse constitue définitivement l' esprit moderne, est

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le siècle de la lutte de tous contre tous : luttesreligieuses, luttes politiques, luttes littéraires,luttes scientifiques. Cette Italie, qui devançaitalors l' Europe dans les voies de lacivilisation, était le théâtre de guerres barbares,telles que l' avenir, il faut l' espérer, n' enverra plus. Le sac de Rome ne troublait pas lepinceau de Michel-Ange ; orphelin à six ans,mutilé à Brescia, Tartaglia devinait seul lesmathématiques. Il n' y a que les rhéteurs quipuissent préférer l' oeuvre calme et artificiellede l' écrivain à l' oeuvre brûlante et vraie quifut un acte, et apparut à son jour comme lecri spontané d' une âme héroïque ou passionnée.Eschyle avait été soldat de Salamine, avantd' en être le poète. Ce fut dans les camps et aumilieu des hasards d' une vie aventureuse queDescartes médita sa méthode. Dante aurait-ilcomposé au sein d' un studieux loisir ces chants,------------------------------------------------------------------------p420les plus originaux d' une période de dix siècles ?Les souffrances du poète, ses colères, sespassions, son exil ne sont-ils pas une moitiédu poème ? Ne sent-on pas dans Milton le blessédes luttes politiques ? Chateaubriand aurait-ilété ce qu' il est, si le xixe siècle eût continuéde plain-pied le xviiie ?L' état habituel d' Athènes, c' était la terreur.jamais moeurs politiques ne furent plus violentes,jamais la sécurité des personnes ne fut moindre.L' ennemi était toujours à dix lieues ; tous lesans on le voyait paraître, tous les ans il fallaitaller guerroyer contre lui. Et à l' intérieur,quelle série interminable de péripéties et derévolutions ! Aujourd' hui exilé, demain venducomme esclave, ou condamné à boire la ciguë ; puisregretté, honoré comme un dieu, exposé tous lesjours à se voir traduit à la barre du plusimpitoyable tribunal révolutionnaire,l' athénien qui, au milieu de cette vie accidentéeà l' infini, n' était jamais sûr du lendemain,produisait avec une spontanéité qui nous étonne.Concevons-nous que le Parthénon et les propylées,les statues de Phidias, les dialogues dePlaton, les sanglantes satires d' Aristophaneaient été l' oeuvre d' une époque fort ressemblanteà 1793, d' un état politique qui entraînait,proportion gardée, plus de morts violentes quenotre première révolution à son paroxysme ? Oùest dans ces chefs-d' oeuvre la trace de laterreur ? Je ne sais quelle timidité s' est

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emparée chez nous des esprits. Sitôt que lemoindre nuage paraît à l' horizon, chacun serenferme, se flétrit sous la peur : " que faireen des temps comme ceux-ci ? Il faudrait de lasécurité. On n' a goût à rien produire, quand toutest mis en question. " mais songez donc que,depuis le commencement du monde, tout est ainsien question,------------------------------------------------------------------------p421et que si les grands hommes dont les travaux nousont faits ce que nous sommes eussent raisonnéde la sorte, l' esprit humain serait restééternellement stérile. Montaigne courait lerisque d' être assassiné en faisant le tour de sonchâteau, et n' en écrivait pas moins ses essais.la littérature romaine produisait ses oeuvres lesplus originales à l' époque des proscriptions etdes guerres civiles. Ce fatal besoin de reposnous est venu de la longue paix que nous avonstraversée, et qui a si puissamment influé sur letour de nos idées. La forte génération qui a prisla robe virile en 1815 a eu le bonheur d' êtrebercée au milieu des grandes choses et des grandspérils, et d' avoir eu pour exercer sa jeunesseune lutte généreuse. Mais nous, qui avons commencéà penser en 1830, nés sous les influences deMercure, le monde nous est apparu comme une machinerégulièrement organisée ; la paix nous a sembléle milieu naturel de l' esprit humain, la lutte nes' est montrée à nous que sous les mesquinesproportions d' une opposition toute personnelle. Lemoindre orage nous étonne. Conserver timidementce que nos pères ont fait, voilà tout l' horizonqu' on nous a proposé. Malheur à la génération quin' a eu sous les yeux qu' une police régulière, quia conçu la vie comme un repos et l' art comme unejouissance ! Les grandes choses n' apparaissentjamais dans ces tièdes milieux. Il ne faut pasrefuser toute valeur aux productions des époquesde calme et de régularité. Elles sont fines,sensées, raisonnables, pleines d' une délicatecritique ; elles se lisent avec agrément auxheures de loisir, mais elles n' ont rien de fermeet d' original, rien qui sente l' humanité militante,rien qui approche des oeuvres hardies de cesâges extraordinaires où tous les éléments del' humanité en ébullition apparaissent tour à tourà la surface. L' univers------------------------------------------------------------------------p422ne créa qu' aux périodes primitives et sous lerègne du chaos. Les monstres ne sauraient

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naître sous le paisible régime d' équilibre qui asuccédé aux tempêtes des premiers âges.Ce n' est donc ni le bien-être ni même la libertéqui contribuent beaucoup à l' originalité et àl' énergie du développement intellectuel ; c' estle milieu des grandes choses, c' est l' activitéuniverselle, c' est le spectacle des révolutions,c' est la passion développée par le combat. Letravail de l' esprit ne serait sérieusement menacéque le jour où l' humanité serait trop à l' aise.Grâce à Dieu, nous n' avons pas à craindre quece jour soit près de nous.Un journal sommait, il y a quelques mois,l' assemblée nationale de proclamer le droitau repos ; ingénieuse métaphore dont le sensn' échappait à personne. Certes, s' il ne fallaitvoir dans la vie que repos et plaisir, on devraitmaudire l' agitation de la pensée, et traiter depervers ceux qui viennent, pour satisfaire leurinquiétude, troubler ce doux sommeil. Lesrévolutions ne peuvent être que d' odieuses etabsurdes perturbations aux yeux de ceux qui necroient point au progrès. Sans l' idée du progrèson ne saurait rien comprendre aux mouvements del' humanité. Si la vie humaine n' avait d' autrehorizon que de végéter d' une façon ou d' une autre ;si la société n' était qu' une agrégation d' êtresvivant chacun pour soi et subissant invariablementles mêmes vicissitudes ; s' il ne s' agissait que denaître, de vivre et de mourir d' une manière plus oumoins semblable, le seul parti à prendre seraitd' endormir l' humanité et de subir patiemment cettevulgaire monotonie. Il y en a qui se félicitentque le temps des controverses religieuses soitpassé. Pour moi, je les regrette. Je regrettecette bienheureuse controverse protestante qui,------------------------------------------------------------------------p423durant plus de deux siècles, a aiguisé et tenuen éveil tous les esprits de l' Europe civilisée ;je regrette le temps où Lesdiguières et Turenneétaient controversistes, où un livre de Claudeou Jurieu était un événement, où Coton etTurretin, en champ clos, tenaient l' Europeattentive. Les guerres de religion sont après toutles plus raisonnables, et il n' y en aura plusdésormais que de telles.Il faut être juste : jamais on n' a vécu plus àl' aise que de 1830 à 1848, et nous attendronslongtemps peut-être un régime qui puisse permettreune aussi honnête part de liberté. Peut-on direcependant que, pendant cette période, l' humanité

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se soit enrichie de beaucoup d' idées nouvelles,que la moralité, l' intelligence, la vraiereligion aient fait de sensibles progrès ? Demême que la vie monastique, où tout est prévu etréglé dans ses moindres détails d' une manièreinvariable, détruit le pittoresque de la vie etefface toute originalité, de même une civilisationrégulière, en traçant à l' existence un trop étroitchemin, et en imposant à la liberté individuellede continuelles entraves, nuit plus à laspontanéité que le régime de l' arbitraire (172)." cette liberté formaliste, a dit M Villemain,fait naître plus de tracasseries que de grandesluttes, plus d' intrigues que de grandes passions. "l' esprit humain a infiniment plus travaillé sousles années de compression de la restauration quesous les années de liberté raisonnable qui ontsuivi 1830. La poésie devint égoïste et n' eutplus de valeur que comme accompagnement délicatdu plaisir, l' originalité fut déplacée. Onl' admira et on la rechercha curieusement dans lepassé ; on la honnit dans le présent. On sepassionna pour les figures caractérisées queprésente l' histoire, et on fut impitoyable pourceux des contemporains que l' avenir envisagera------------------------------------------------------------------------p424avec le même intérêt. Ainsi un régime qui réalisal' idéal de l' éclectisme passera, dans l' histoirede l' esprit humain, pour une période assezinféconde.Au contraire, une époque, pourvu qu' elle sorte dumilieu vulgaire, peut donner naissance auxapparitions les plus originales et les pluscontradictoires. La même révolution n' a-t-elle pasproduit parallèlement d' une part la vraie formuledes droits de l' homme et le symbole nouveau deliberté, d' égalité, de fraternité ; d' autre partdes massacres et l' échafaud en permanence ? Unmême siècle n' a-t-il pas porté à la fois dans sonsein le talmud et l' évangile, le plus effrayantmonument de la dépression intellectuelle et laplus haute création du sens moral, Jésus d' unepart, de l' autre Hillel et Schammaï ? Il fauts' attendre à tout dans ces grandes crises del' esprit humain, aux sublimités comme aux folies.Il n' y a que les pâles productions des époques derepos qui soient conséquentes avec elles-mêmes.L' apparition du Christ serait inexplicable dansun milieu logique et régulier ; elle s' expliquedans cet étrange orage que subissait alors laraison en Judée. Ces moments solennels où la

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nature humaine exaltée, poussée à bout, rend lessons les plus extrêmes sont les moments desgrandes révélations. Si les circonstancesrenaissaient, les phénomènes reparaîtraient, etnous verrions encore des christs, non plusprobablement représentés par des individus, maispar un esprit nouveau, qui surgira spontanément,sans peut-être se personnifier aussi exclusivementen tel ou tel.Il ne faut pas se figurer la nature humaine commequelque chose de si bien délimité qu' elle ne puisseatteindre au delà d' un horizon vulgaire. Il y a destrouées dans cet horizon, par lesquelles l' oeilperce l' infini ; il y a------------------------------------------------------------------------p425des vues qui vont comme un trait au delà du but.Il peut naître chez les races fortes et auxépoques de crise des monstres dans l' ordreintellectuel, lesquels, tout en participant àla nature humaine, l' exagèrent si fort en un sensqu' ils passent presque sous la loi d' autresesprits, et aperçoivent des mondes inconnus. Cesêtres ont été moins rares qu' on ne pense auxépoques primitives. Il se peut qu' un jour ilapparaisse encore de ces natures étranges, placéessur la limite de l' homme et ouvertes à d' autrescombinaisons. Mais assurément ces monstres nenaîtront pas dans notre petit train ordinaire. Uneconception étroite et régulière de la vie affaiblitles facultés créatrices. La civilisation, parl' extrême délimitation des droits qu' elleintroduit dans la société, et par les entravesqu' elle impose à la liberté individuelle, devientà la longue une chaîne fort pénible, et ôtebeaucoup à l' homme du sentiment vif de sonindépendance. Je comprends que des écrivainsallemands aient regretté à ce point de vue lavieille vie germanique, et maudit l' influenceromaine et chrétienne qui en altéra la rudesincérité. Comparez l' homme moderne emmaillotéde milliers d' articles de loi, ne pouvant faireun pas sans rencontrer un sergent ou uneconsigne, à Antar dans son désert, sans autre loique le feu de sa race, ne dépendant que delui-même, dans un monde où n' existe aucune idéede pénalité ni de coercition exercée au nom de lasociété.Tout est fécond excepté le bon sens. Leprophète, l' apôtre, le poète des premiers âgespasseraient pour des fous au milieu de la ternemédiocrité où s' est renfermée la vie humaine.

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Qu' un homme répande des larmes sans objet, qu' ilpleure sur l' universelle douleur, qu' il rie d' unrire long et mystérieux, on l' enferme àBicêtre, parce------------------------------------------------------------------------p426qu' il ne cadre pas sa pensée dans nos mouleshabituels. Et je vous demande pourtant si cethomme n' est pas plus près de Dieu qu' un petitbourgeois bien positif, tout racorni au fond desa boutique. Qu' elle est touchante cette coutumede l' Inde et de l' Arabie : le fou honoré commeun favori de Dieu, comme un homme qui voit dansle monde d' au-delà ! Le soufi et le corybantecroyaient, en s' égarant la raison, toucher ladivinité ; l' instinct des différents peuples ademandé des révélations à l' état sacré dusommeil. Les prophètes et les inspirés des âgesantiques eussent été classés par nos médecins aurang des hallucinés. Tant il est vrai qu' uneligne indécise sépare l' exercice légitime etl' exercice exorbitant des facultés humaines, etqu' elles parcourent une gamme sériaire, dont lemilieu seul est attingible. Un même instinct,ici normal, là perverti, a inspiré Dante et lemarquis de Sade. La plus grande des religions avu son berceau signalé par les faits du plus purenthousiasme et par des farces deconvulsionnaires telles qu' on en voit à peinechez les sectaires les plus exaltés.Il faut donc s' y résigner : les belles chosesnaissent dans les larmes ; ce n' est pas achetertrop cher la beauté que de l' acheter au prix dela douleur. La foi nouvelle ne naîtra que sousd' effroyables orages, et quand l' esprit humainaura été maté, déraillé, si j' ose le dire, pardes événements jusqu' à présent inouïs. Nousn' avons pas encore assez souffert, pour voir leroyaume du ciel. Quand quelques millions d' hommesseront morts de faim, quand des milliers se serontdévorés les uns les autres, quand la tête des autreségarée par ces funèbres scènes sera lancée horsdes voies de l' ordinaire, alors on recommencera àvivre. La souffrance a été pour l' homme lamaîtresse et------------------------------------------------------------------------p427le révélatrice des grandes choses. L' ordre est unefin, non un commencement.Cela est si vrai que les institutions portent leursplus beaux fruits, avant qu' elles soient devenuestrop officielles. Il faudrait être bien naïf pourcroire que, depuis qu' il y a une conférence du

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quai d' Orsay, il y aura de plus grands orateurspolitiques. La première école normale était certesmoins réglée que le nôtre, et n' avait pas demaîtres comparables à ceux d' aujourd' hui. Etpourtant elle a produit une admirable génération ;et la nôtre, qu' a-t-elle produit ? Une institutionn' a sa force que quand elle correspond au besoinvrai et actuellement senti qui l' a fait établir.Au premier moment, elle est en apparence imparfaite,et on s' imagine trop facilement que, quand viendrala période de calme et d' organisation paisible,elle produira des merveilles. Erreur : les petitsperfectionnements gâtent l' oeuvre ; la forcenative disparaît ; tout se pétrifie. Lesrèglements officiels ne donnent pas la vie, et jesuis convaincu pour ma part qu' une éducation commela nôtre aura toujours les défauts qu' on luireproche, le mécanisme, l' artificiel. Laprétention du règlement est de suppléer à l' âme,de faire avec des hommes sans dévouement et sansmorale ce qu' on ferait avec des hommes dévoués etreligieux : tentative impossible ; on ne simulepas la vie ; des rouages si bien combinés qu' ilssoient ne feront jamais qu' un automate. Ce malne se corrige pas par des règlements, puisque lemal est précisément le règlement lui-même. Larègle existait bien à l' origine, mais vivifiéepar l' esprit, à peu près comme les cérémonieschrétiennes, devenues pure série de mouvementsréglés, étaient dans l' origine vraies et sincères.Quelle différence entre chanter un bout de latinqu' on appelle l' épître et lire en société lacorrespondance des------------------------------------------------------------------------p428confrères, entre un morceau de pain bénit quin' a plus de sens et l' agape des origines ? Laséance primitive, l' agape n' avait pasbesoin d' être réglée, car elle était spontanée.La peinture a produit des chefs-d' oeuvre, avantqu' il y eût des expositions annuelles. Donc elleen produira de plus beaux, quand il y aura desexpositions. Les hommes de lettres et lesartistes ne jouissaient pas, au xviie et au xviiiesiècle, de la dignité convenable. Donc ilsproduiront beaucoup plus quand ils auront conquisla place qui leur est due. Conclusions erronées ;car elles supposent que la régularisation desconditions extérieures de la productionintellectuelle est favorable à cette production,tandis que cette production dépend uniquement del' abondance de la sève interne et vivante de

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l' humanité.Quelqu' un disait en parlant de la quiétude béateoù vivait l' Autriche avant 1848 : " quevoulez-vous ? Ce sont des gens qui ont la bêtised' être heureux. " cela n' est pas bien exact : êtreheureux n' est pas chose vulgaire ; il n' y a queles belles âmes qui sachent l' être. Mais être àl' aise est en effet un souhait du dernierbourgeois. Il n' y a que des niais qui puissentprôner si fort le régime de la poule au pot.Sitôt qu' un pays s' agite, nous sommes portés àenvisager son état comme fâcheux. S' il jouit aucontraire d' un calme plat, nous disons, et cettefois avec plus de raison : ce pays s' ennuie.L' agitation semble une regrettable transition ;le repos semble le but ; et le repos ne vientjamais, et s' il venait, ce serait le derniermalheur. Certes l' ordre est désirable et il fauty tendre ; mais l' ordre lui-même n' est désirablequ' en vue du progrès. Quand l' humanité seraarrivée à son état rationnel, mais alors seulement,les révolutions paraîtront détestables, et ondevra plaindre le siècle qui en aura eu besoin.------------------------------------------------------------------------p429Le but de l' humanité n' est pas le repos ; c' estla perfection intellectuelle et morale. Il s' agitbien de se reposer, grand dieu ! Quand on al' infini à parcourir et le parfait à atteindre.L' humanité ne se reposera que dans le parfait.Il serait par trop étrange que quelques profanes,par des considérations de bourse ou de boutique,arrêtassent le mouvement de l' esprit, le vraimouvement religieux. L' état le plus dangereuxpour l' humanité serait celui où la majorité setrouvant à l' aise et ne voulant pas être dérangée,maintiendrait son repos aux dépens de la penséeet d' une minorité opprimée. Ce jour-là il n' yaurait plus de salut que dans les instincts morauxde la nature humaine, lesquels sans doute neferaient pas défaut.La force de traction de l' humanité a résidéjusqu' ici dans la minorité. Ceux qui se trouventbien du monde tel qu' il est ne peuvent aimer lemouvement, à moins qu' ils ne s' élèventau-dessus des vues d' intérêt personnel. Ainsiplus s' accroît le nombre des satisfaits de lavie, plus l' humanité devient lourde et difficileà remuer ; il faut la traîner. Le bien del' humanité étant la fin suprême, la minorité nedoit nullement se faire scrupule de mener contreson gré, s' il le faut, la majorité sotte ou

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égoïste. Mais pour cela il faut qu' elle aitraison. Sans cela, c' est une abominable tyrannie.L' essentiel n' est pas que la volonté du plus grandnombre se fasse, mais que le bien se fasse. Quoi !Des gens qui, pour gagner quelques sous de plus,sacrifieraient l' humanité et la patrie, auraientle droit de dire à l' esprit : tu n' iras pas plusloin ; n' enseigne pas ceci ; car cela pourraitremuer les esprits et faire tort à notrecommerce ! La seule portion de l' humanité quimérite d' être prise en considération, c' est lapartie active------------------------------------------------------------------------p430et vivante, c' est-à-dire celle qui ne se trouvepas à l' aise.Ce sera donc bien vainement que nos pères, devenussages, nous prieront de ne plus penser et denous tenir immobiles, de peur de déranger lafrêle machine. Nous réclamons pour nous la libertéqu' ils ont prise pour eux. Nous les laisserons seconvertir, et nous en appellerons de Voltairemalade à Voltaire en santé.Réfléchissez donc un instant à ce que vous voulezfaire, et songez que c' est la chose impossiblepar excellence, celle que depuis le commencementdu monde tous les conservateurs intelligents onttentée sans y réussir ; arrêter l' esprit humain,assoupir l' activité intellectuelle, persuaderà la jeunesse que toute pensée est dangereuse ettourne à mal. Vous avez pensé librement, nouspenserons de même ; ces grands hommes du passéque vous nous avez appris à admirer, ces illustrespromoteurs de la pensée que vous répudiezaujourd' hui nous les admirerons, comme vous. Nousvous rappellerons vos leçons, nous vous défendronscontre vous-mêmes. Vous êtes vieux et malades,convertissez-vous ; mais nous, vos élèves enlibéralisme, nous, jeunes et pleins de vie,nous à qui appartient l' avenir, pourquoiaccepterions-nous la communauté de vos terreurs ?Comment voulez-vous qu' une génération naissantese condamne à sécher de dépit et de frayeur ?L' espérance est de notre âge, et nous aimonsmieux succomber dans la lutte que de mourir defroid ou de peur.Il y a quelque chose de vraiment comique danscette mauvaise humeur qui s' est tout à couprévélée contre les libres penseurs, comme siaprès tout le résultat de leurs spéculations leurétait imputable, comme s' ils avaient pu faireautrement, comme s' il eût dépendu d' eux de voir

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les choses autrement qu' elles ne sont. On diraitque c' est par------------------------------------------------------------------------p431caprice et fantaisie pure qu' ils se sont attaquésun beau jour aux croyances du passé, et qu' ileût dépendu de leur bon vouloir ou de la sévéritéde la censure que l' univers fût resté croyant. Unlivre n' a de succès que quand il répond à lapensée secrète de tous ; un auteur ne détruit pasde croyances ; si elles tombent en apparence sousses coups, c' est qu' elles étaient déjà bienébranlées. J' en ai vu qui, s' imaginant que le malvenait de l' Allemagne, regrettaient qu' il n' yeût pas eu une inquisition contre Kant, Hegelet Strauss. Fatalité ! Fatalité ! Vous admirezLuther, Descartes, Voltaire et vousanathématisez ceux qui, sans songer à les imiter,continuent leur oeuvre, et, s' il y avait de nosjours des Luther, des Descartes, des Voltaire,vous les traiteriez d' hommes antisociaux, dedangereux novateurs. Vous blâmez le xviiie siècle,qu' autrefois vous aimiez ; blâmez donc aussi larenaissance, blâmez tout l' esprit moderne, blâmezl' esprit humain, blâmez la fatalité. Maudissez,sceptiques, maudissez à votre aise. Mais, quoi quevous fassiez, je vous défie de croire ; je vousdéfie d' engourdir l' esprit humain sous un charmeéternel, je vous défie de lui persuader de ne rienfaire, de rester immobile pour ne rien risquer ;car cela c' est la mort. Nous ne le supporteronspas ; nous crierons plutôt au peuple : " c' estfaux, c' est faux ; on vous ment ! " que de tolérercette irrévérencieuse façon de traiter la véritécomme chose inférieure en valeur au repos dequelques peureux.Tout le secret de la situation intellectuelle dumoment est donc dans cette fatale vérité : letravail intellectuel a été abaissé au rang desjouissances, et, au jour des choses sérieuses,il est devenu insignifiant comme les jouissanceselles-mêmes. La faute n' en est donc pas auxévénements------------------------------------------------------------------------p432qui auraient dû plutôt éveiller les esprits etexciter la pensée ; elle est tout entière à ladépression générale amenée par la considérationexclusive du repos ; honteux hédonisme dont nousrecueillons les fruits, et dont les foliescommunistes ne sont après tout que la dernièreconséquence. Il y a des jours où s' amuser est uncrime ou tout au moins une impossibilité. La

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niaise littérature des coteries et des salons, lascience des curieux et des amateurs est biendépréciée par ces terribles spectacles ; leroman-feuilleton perd beaucoup de son intérêt aubas des colonnes d' un journal qui offre le récit dudrame réel et passionné de chaque jour ; l' amateurdoit bien craindre de voir ses collectionsemportées ou dérangées par le vent de l' orage.Pour prendre goût à ces paisibles jouissances,il faut n' avoir rien à faire ni rien à craindre ;pour rechercher d' aussi innocentes diversions,il faut avoir le temps de s' ennuyer. Mais rien dece qui contribue à donner l' éveil à l' humanitén' est perdu pour le progrès véritable de l' esprit ;jamais la pensée philosophique n' est plus librequ' aux grands jours de l' histoire. L' exerciceintellectuel est plus pur alors, car il est moinsentaché d' amusement. Il faut définitivements' habituer à maintenir, au milieu de tous lesbouleversements, le prix de la cultureintellectuelle, de la science, de l' art, de laphilosophie. Ce qui est bon est toujours bon, etsi nous attendons le calme, nous attendronslongtemps peut-être. Si nos pères eussent ainsiraisonné, ils se fussent croisé les bras, et nousne jouirions pas de leur héritage. Et qu' importeaprès tout que la journée de demain soit sûre ouincertaine ? Qu' importe que l' avenir nousappartienne ou ne nous appartienne pas ? Le cielest-il moins bleu, Béatrix est-elle moins belle,et Dieu est-il moins grand ?------------------------------------------------------------------------p433Le monde croulerait, qu' il faudrait philosopherencore, et j' ai la confiance que si jamais notreplanète est victime d' un nouveau cataclysme, àce moment redoutable, il se trouvera encore desâmes d' hommes qui, au milieu du bouleversement etdu chaos, auront une pensée désintéressée etscientifique, et qui, oubliant leur mortprochaine, discuteront le phénomène, et chercherontà en tirer des conséquences pour le système généraldes choses (173).CHAPITRE XXIIje demande pardon au lecteur pour mille aperçuspartiellement exagérés qu' il ne manquera pas dedécouvrir dans ce qui précède, et je le suppliede juger ce livre, non par une page isolée, maispar l' esprit général. Un esprit ne peuts' exprimer que par l' esquisse successive depoints de vue divers, dont chacun n' est vrai quedans l' ensemble. Une page est nécessairement

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fausse ; car elle ne dit qu' une chose, et lavérité n' est que le compromis entre une infinitéde choses. Or ce que j' ai voulu inculquer avanttout en ce livre, c' est la foi à la raison, lafoi à la nature humaine. " je voudrais qu' ilservît à combattre l' espèce d' affaissement moralqui est la maladie de la génération nouvelle ;qu' il pût ramener dans le droit chemin de la viequelqu' une de ces âmes énervées qui se plaignentde manquer de foi, qui ne savent où se prendre etvont cherchant partout sans le rencontrer nullepart un objet de culte et de dévouement. Pourquoise dire avec tant d' amertume que dans le mondeconstitué comme il------------------------------------------------------------------------p434est, il n' y a pas d' air pour toutes les poitrines,pas d' emploi pour toutes les intelligences ?L' étude sérieuse et calme n' est-elle pas là ?Et n' y a-t-il pas en elle un refuge, une espérance,une carrière à la portée de chacun de nous ? Avecelle, on traverse les mauvais jours, sans ensentir le poids, on se fait à soi-même sadestinée, on use noblement sa vie " . " voilà ce quej' ai fait, ajoutait le noble martyr de lascience à qui j' emprunte cette page, et ce que jeferais encore ; si j' avais à recommencer ma route,je prendrais celle qui m' a conduit où je suis.Aveugle et souffrant sans espoir, presque sansrelâche, je puis rendre ce témoignage, qui de mapart ne sera pas suspect : il y a au monde quelquechose qui vaut mieux que les jouissancesmatérielles, mieux que la fortune, mieux que lasanté même, c' est le dévouement à la science. "je sais qu' aux yeux de plusieurs, cette foi à lascience et à l' esprit humain semblera un bienlourd béotisme, et qu' elle n' aura pas l' avantagede plaire à ceux qui, trop fins pour croire auvrai, trouvent le scepticisme lui-mêmebeaucoup trop doctrinaire, et, sans plus insistersur ces pesantes catégories de vérité et d' erreur,bornent le sérieux de la vie aux jouissances del' égoïsme et aux calculs de l' intrigue. On seraille de ceux qui s' enquièrent encore de laréalité des choses, et qui, pour se former uneopinion sur la morale, la religion, les questionssociales et philosophiques, ont la bonhomie deréfléchir sur les raisons objectives, au lieude s' adresser au criterium plus facile desintérêts et du bon ton. Le tour d' esprit est seulprisé ; la considération intrinsèque des chosesest tenue pour inutile et de mauvais genre ; on

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fait le dégoûté, l' homme supérieur, qui ne selaisse pas prendre à ces------------------------------------------------------------------------p435pédanteries ; ou bien, si l' on trouve qu' il estdistingué de faire le croyant, on accepte unsystème tout fait, dont on voit très bien lesabsurdités, précisément par ce qu' on trouve plaisantd' admettre des absurdités, comme pour faire enragerla raison. Ainsi, l' on devient d' autant plus lourddans l' objet de la croyance qu' on a été plussceptique et plus léger quant aux motifs del' accepter. Il serait de mauvais ton de se demanderun instant si c' est vrai ; on l' accepte commeon accepte telle forme d' habits ou de chapeaux ;on se fait à plaisir superstitieux, parce qu' onest sceptique, que dis-je, léger et frivole. Legrand scepticisme a toujours été peu caractériséen France ; à commencer par Montaigne etPascal, nos sceptiques ont été ou des gensd' esprit ou des croyants, deux scepticismestrès voisins l' un de l' autre, et qui s' appuientréciproquement. Pascal voulait emprunter àMontaigne ses arguments sceptiques et leurdonner une place de premier ordre dans sonapologétique. " on ne peut voir sans joie, dit-il,dans cet auteur, la superbe raison siinvinciblement froissée par ses propres armes...et on aimerait de tout son coeur le ministred' une si grande vengeance, si... " .Quand le scepticisme est devenu de mode, il nesuppose ni pénétration d' esprit ni finesse decritique, mais bien plutôt hébétude et incapacitéde comprendre le vrai. " il est commode, ditFichte, de couvrir du nom ronflant descepticisme le manque d' intelligence. Il estagréable de faire passer aux yeux des hommes cemanque d' intelligence qui nous empêche de saisirla vérité pour une pénétration merveilleused' esprit, qui nous révèle des motifs de douteinconnus et inaccessibles au reste des hommes. "en se posant au delà de tout dogme, on peut àbon marché jouer l' homme avancé, qui a dépassé son------------------------------------------------------------------------p436siècle, et les sots, qui ne craignent rien tantque de paraître dupes, renchérissent sur ce tonfacile. De même qu' au xviiie siècle il était demode de ne pas croire à l' honneur des femmes, demême il n' est pas de provincial quelque peu lestequi, de nos jours, ne se fasse un genre de n' avoiraucune foi politique et de ne pas se laisserprendre à la probité des gouvernants. C' est une

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manière de prendre sa revanche, et aussi de fairecroire qu' il est initié aux hauts secrets.L' honneur de la philosophie est d' avoir eu toujourspour ennemis les hommes frivoles et immoraux,qui, ne trouvant point en eux l' instinct des belleschoses, déclarent hardiment que la nature humaineest laide et mauvaise, et embrassent avec unesorte de frénésie toute doctrine qui humiliel' homme et le tient fortement sous la dépendance.Là est le secret de la foi de cette jeunessecatholique dorée, profondément sceptique, dureet méprisante, qui trouve plaisant de se direcatholique, car c' est une manière de plusd' insulter les idées modernes. Cela dispense desentir noblement ; à force de se dire que lanature humaine est sale et corrompue, on finitpar s' y résigner et par prendre la chose debonne grâce. L' église aura des indulgences pourles égarements du coeur, et puis il est si commodeà la fatuité aristocratique de croire que la massedu genre humain est absurde et méchante, et d' avoirsous la main une lourde autorité pour couper courtaux raisonnements de ces impertinents philosophes,qui osent croire à la vérité et à la beauté.ô vilaines âmes, qu' il fait nuit en vous, que vousaimez peu de choses ! Et on nous appellera lesimpies, et on vous appellera les croyants !Cela n' est pas tolérable.Dieu me garde d' insulter jamais ceux qui, dénués de------------------------------------------------------------------------p437sens critique et dominés par des besoinsreligieux très puissants, s' attachent à un desgrands systèmes de croyance établis. J' aime lafoi simple du paysan, la conviction sérieuse duprêtre. Je suis convaincu, pour l' honneur de lanature humaine, que le christianisme n' est chezl' immense majorité de ceux qui le professentqu' une noble forme de vie. Mais je ne puism' empêcher de dire que, pour une grande partiede la jeunesse aristocratique, le catholicismen' est qu' une forme du scepticisme et de lafrivolité. La première base de ce catholicisme-là,c' est le mépris, la malédiction, l' ironie :malédiction contre tout ce qui a fait marcherl' esprit humain et brisé la vieille chaîne. Obligésde haïr tout ce qui a aidé l' esprit moderne àsortir du catholicisme, ces frénétiques s' engagentà haïr toute chose : Louis Xiv, qui, enconstituant l' unité centrale de la France,travaillait si efficacement au triomphe de l' espritmoderne, comme Luther, la science comme l' esprit

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industriel, l' humanité en un mot. Ils croient fairel' apologie du christianisme en riant de tout ce quiest sérieux et philosophique.Il m' est impossible d' exprimer l' effet physiologiqueet psychologique que produit sur moi ce genre deparodie niaise devenu si fort à la mode en provincedepuis quelques années. C' est l' agacement, c' estl' irritation, c' est l' enfer. Il est si facile detourner ainsi toute chose sérieuse et originale.Ah ! Barbares, oubliez-vous que nous avons euVoltaire, et que nous pourrions encore vous jeterà la face le père Nicodème, Abraham Chaumeix,Sabathier et Nonotte ? Nous ne le faisons pas ;car vous nous avez dit que c' était déloyal. Maispourquoi donc employer contre nous une arme quevous nous avez reprochée ? Croyez-vous que si nousvoulions nous moquer des théologiens,------------------------------------------------------------------------p438nous n' aurions pas aussi beau jeu que vous, quand,pour amuser les badauds, vous faites plaisammentdéraisonner les philosophes ? Il m' est tombé parhasard sous la main une brochure, contrel' éclectisme, où Descartes est présenté comme unimbécile qui, pour tout problème philosophique,s' est demandé " si la raison n' est pas une chosequi déraisonne, " Kant comme un sot qui ne sait pass' il existe, ni si le monde existe, Fichte commeun impertinent qui prétend " que lui, Fichte, est àla fois Dieu, la nature et l' humanité, " tous lesphilosophes, enfin, comme des fous pires que lesmagiciens, les alchimistes et les astrologues. Jepense au rire délicat qu' aura excité dans quelquecoterie de province la lecture de ces jolieschoses. Voilà un homme qui ne peut manquer de fairefortune, mieux que nous autres lourdauds qui avonsla sottise de prendre les choses au sérieux...il est temps que tous les partis qui ont à coeur lavérité renoncent à ce moyen si peu scientifique. Ily a, je le sais, un rire philosophique, qui nesaurait être banni sans porter atteinte à la naturehumaine ; c' est le rire des grecs, qui aimaient àpleurer et à rire sur le même sujet, à voir lacomédie après la tragédie, et souvent la parodiede la pièce même à laquelle ils venaient d' assister.Mais la plaisanterie, en matière scientifique, esttoujours fausse ; car elle est l' exclusion de la hautecritique. Rien n' est ridicule parmi les oeuvresde l' humanité ; pour donner ce tour aux chosessérieuses, il faut les prendre par un côté étroitet négliger ce qu' il y a en elles de majestueuxet de vrai. Voltaire se moque de la bible, par ce

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qu' il n' a pas le sens des oeuvres primitives del' esprit humain. Il se serait moqué de même desVédas, et aurait dû se moquer d' Homère. Laplaisanterie oblige à n' envisager les choses que------------------------------------------------------------------------p439par leur grossière apparence ; elle s' interdit lesnuances délicates. Le premier pas dans la carrièrephilosophique est de se cuirasser contre leridicule. Si l' on s' assujettit à la tyrannie desrieurs vulgaires, si l' on tient compte de leursfadaises, l' on se défend toute beauté morale, toutehaute aspiration, toute élévation de caractère ;car tout cela peut être ridiculisé. Le rieur al' immense avantage d' être dispensé de fournir sespreuves : il peut, selon son humeur, déverser leridicule sur ce qui lui plaît, et cela sans appel,dans les pays du moins où, comme en France, satyrannie est acceptée pour une autorité légitime.Les seules choses qui échappent au ridicule sontles choses médiocres et vulgaires, en sorte quecelui qui a la faiblesse de s' interdire tout cequi peut y prêter, s' interdit par là même toutce qui est élevé. Les siècles de réflexion sontexposés à voir les plus nobles sentiments et lesétats les plus sublimes de l' âme contrefaits parde sots plagiaires, dont le ridicule retombeparfois sur les types qu' ils prétendent imiter. Ilfaut un certain courage pour résister à laréaction que ces fats provoquent chez les espritsdroits. C' est trop de condescendance que de serésigner à la vulgarité bourgeoise, parce qu' enpoursuivant un type élevé, on risque deressembler aux grands hommes manqués et auxaspirants malheureux du génie. On peut regretter letemps où le grand homme se formait sans y penseret sans se regarder lui-même ; mais lesdéportements ridicules de quelques faibles têtes nesauraient faire condamner la volonté réfléchie etdélibérée de viser à quelque chose de grand et debeau. Les faux René et les faux Werther ne doiventpas faire condamner les Werther et les Renésincères. Combien d' âmes timides et pudiques lacrainte de leur ressembler a reculées du beau !Vive le penseur------------------------------------------------------------------------p440olympien qui, poursuivant en toute chose la véritécritique, n' a pas besoin de se faire rêveur pouréchapper à la platitude de la vie bourgeoise, nide se faire bourgeois pour éviter le ridiculedes rêveurs.Je regrette parfois que Molière, en stigmatisant

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les ridicules issus de l' hôtel de Rambouillet, aitsemblé proposer pour modèles des types inférieurspar un côté à ceux qu' il ridiculise. L' amour purd' Armande et de Bélise dans les femmessavantes, celui même de Cathos et de Madelondans les précieuses ridicules n' ont d' autredéfaut que d' être affectés et de couvrir le néantsous un pathos ridicule. S' il était vrai, ilserait préférable à l' amour ordinaire deClitandre et d' Henriette. J' aime mieuxl' affectation de l' élevé que le banal. Boileause moque de Clélie, " cette admirable fille, quivivait de façon qu' elle n' avait pas un amant quine fût obligé de se cacher sous le nom d' ami ;car autrement, ils eussent été chassés de chezelle. " certes la subtilité n' est pas le vrai :mieux vaut pourtant être ridicule que vulgaire,et c' est un moyen trop commode pour échapper auridicule que de se réfugier dans la banalité. Ilserait trop exorbitant que des rieurs superficielseussent le pouvoir de rendre suspect, suivant leurcaprice, tout ce qu' il y a de noble, de pur etd' élevé, de traiter l' enthousiasme d' extravaganceet la morale de duperie. Une seule chose ne prêtepoint à rire ; c' est l' atroce. Parcourez l' échelledes caractères moraux : on a pu rire de Socrate,de Platon, de Jésus-Christ, de Dieu. On peutse moquer des savants, des poètes, desphilosophes, des hommes religieux, des politiques,des plébéiens, des nobles, des riches bourgeois.On ne se moquera jamais de Néron, ni deRobespierre. Le rire ne saurait donc être uncriterium. l' action------------------------------------------------------------------------p441paraît à plusieurs un moyen d' éviter la duperieoù la frivolité suppose que se laissent tomberles hommes de pensée et de sentiment. Il sembleque l' homme de guerre, le politique, l' homme definances soient plus inattaquables que lephilosophe ou le poète. Mais c' est une erreur.Tout est également risible, tout porte égalementsur une appréciation, et s' il y a quelque chosede sérieux, c' est le penseur critique, qui sepose dans l' objectivité des choses : car leschoses sont sérieuses. Qui n' a senti, en faced' une fleur qui s' épanouit, d' un ruisseau quimurmure, d' un oiseau qui veille sur sa couvée,d' un rocher au milieu de la mer, que cela estsincère et vrai ? Qui n' a senti, à certainsmoments de calme, que les doutes qu' on élève surla moralité humaine ne sont que façons de

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s' agacer soi-même, de chercher au delà de laraison ce qui est en deçà, et de se placer dansune fausse hypothèse, pour le plaisir de setorturer ? Le scepticisme seul a le droit derire, car il n' a pas à craindre les représailles.Par quoi le prendrait-on, puisqu' il rit le premierde toutes choses ? Mais comment un croyant qui semoque d' un autre croyant ne voit-il pas qu' ils' expose, par ce qu' il croit, au même ridicule ?Laissons donc à la négation et à la frivolité letriste privilège d' être inattaquable, etglorifions-nous de prêter, par notre convictionet notre sérieux, au rire des sceptiques.L' extrême réflexion amène ainsi fatalement unesorte d' affadissement et de scepticisme léger,qui serait la mort de l' humanité, si elle ytrempait tout entière. De tous les étatsintellectuels, c' est le plus dangereux et le plusincurable. Ceux qui en sont atteints n' ont qu' àmourir. Comment en sortiraient-ils, en effet, cesmisérables qui doutent du sérieux, et qui, àchaque effort qu' ils feraient------------------------------------------------------------------------p442pour sortir de cette paralysie intellectuelle,seraient arrêtés par l' arrière-pensée qu' eux aussivont se mettre au nombre de ces badauds dont ilsont ri jadis ? On ne guérit pas du raffinement.Mais l' humanité a des procédés de rajeunissementet d' oubli impossibles aux individus. Desgénérations jeunes et vives, et parfois desraces nouvelles viennent sans cesse lui donner dela sève, et d' ailleurs ce mal, par sa nature même,ne saurait durer plus de quelques années commemal social. Car, son essence étant de prendre leschoses par des points de vue tout arbitraires,ceux qui viennent les seconds ne se croient pasobligés par les vues des premiers ; au contraire,tout ce qui est conventionnel provoque uneréaction en sens contraire : il est impossiblequ' une mode soit durable. le sérieux etle frivole vont ainsi s' étageant dans les fastesde la mode ; la frivolité ne tarde pas à devenirniaise, et le ridicule est pliable à tous sens.On ne tardera donc pas à rire de ces rieurs et àretrouver le goût de la vie sérieuse. Alorsviendra un siècle dogmatique par la science ;on recommencera à croire au certain et à poser àdeux pieds sur les choses, quand on saura qu' onest sur le solide.La religion, la philosophie, la morale, lapolitique, trouvent de nombreux sceptiques ; les

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sciences physiques n' en trouvent pas (au moinsquant à leur partie définitivement acquise etquant à leur méthode). La méthode de ces sciencesest ainsi devenue le criterium de certitudepratique des modernes ; cela leur paraît certainet scientifique, qui est acquis d' une manièreanalogue aux résultats des sciences physiques, etsi les sciences morales leur paraissent fournir desrésultats moins positifs, c' est qu' elles nerépondent pas à ce modèle de certitude scientifique------------------------------------------------------------------------p443qu' ils se sont formé. C' est là la planche de salutqui sauvera le siècle du scepticisme : on admet lacertitude scientifique ; on trouve seulement quel' on possède cette certitude sur trop peu de sujets.L' effort doit tendre à élargir ce cercle ; maisenfin l' instrument est admis, on croit à lapossibilité de croire. Ma conviction est qu' onarrivera, dans les sciences morales, à desrésultats tout aussi définitifs, bien que formulésautrement et acquis par des procédés différents.Il y a des natures qui aiment à se torturer àplaisir et à se proposer l' insoluble. La moraleet le sérieux de la vie n' ont pas d' autre preuveque notre nature. Chercher au delà et douter desbases de la nature humaine, c' est s' agacer àdessein, c' est s' irriter la fibre sensible pourle plaisir équivoque qu' on trouve à se gratter.Mauvais jeu que celui-là !Les rieurs ne régneront jamais. Le jour n' est pasloin où tous ces prétendus délicats se trouverontsi nuls devant l' immensité des événements, siincapables de produire, qu' ils tomberont commeune bourse vide. L' éternel seul a du prix ; orces frivoles ne s' attachent qu' aux floraisonssuccessives, sachant bien qu' ils passeront commeelles. Semblables aux estomacs usés qui sedégoûtent vite et pour lesquels il faut tentersans cesse de nouvelles combinaisons culinaires,ils attachent tout leur intérêt à la successiondes manières qui toutes les dix années sesupplantent les unes les autres. Littératured' épicuriens, bien faite pour plaire à une classeriche et sans idéal, mais qui ne sera jamais celledu peuple : car le peuple est franc, fort et vrai ;littérature au petit pied, renonçant de gaietéde coeur à la grande manière de traiter la naturehumaine, où tout consiste en un certain mirage depensées et d' arrière-pensées : nulle assise, unmiroitement continuel.------------------------------------------------------------------------p444

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Il ne s' agit plus de vérité, mais de bon goût etde bon ton. Il ne s' agit plus de dire ce qui est,mais ce qu' il convient de dire. " qui ne croit rienne vaut rien " , a dit M De Maistre. La vieillefoi est impossible : reste donc la foi par lascience, la foi critique.La critique n' est pas le scepticisme, encore moinsla légèreté. La critique est fine et délicate,subtile et ailée, sans être frivole. L' Allemagnea été durant un siècle le pays de la critique, etpourtant étaient-ce des hommes frivoles queLessing, Kant, Hegel ? En France, on a peineà concevoir un milieu entre la lourde érudition duxviie siècle et la spirituelle et sceptique manièredes critiques modernes. Quand on parle de sérieux,on se reporte au bon petit esprit de Rollin,qui n' est certainement pas ce qu' il nous faut.Ce qu' il nous faut, ce n' est pas la bonhomie quiexcite la défiance, parce qu' elle suppose courtevue. C' est la critique complète, à la fois élevéeet savante, indulgente et impitoyable. Le bonesprit étroit est en France très dangereux, parle soupçon qu' il fait naître, et qu' on ne manquepas d' étendre à tout ce qui est dogmatique etmoral. Ce dont on a le plus horreur en France,c' est d' être dupe. On aime mieux passer pour lesteet dégagé que pour un honnête nigaud, et, du momentque l' on associe à la morale quelque idée depesanteur d' esprit, c' est assez pour qu' on latienne en suspicion. De là l' extrême rabais où esttombé le titre de bon esprit. Ce titre, qui devraitêtre le plus beau des éloges est devenu presquesynonyme d' esprit faible, et est accordé avec uneétrange libéralité ; on accorde, en effet,volontiers aux autres les qualités auxquelles onne tient pas pour soi-même, et on pense qu' enaccordant aux autres le bon esprit, on feraentendre qu' on est soi-même------------------------------------------------------------------------p445un grand ou brillant esprit. Nous craignons tantde nous laisser jouer que nous suspectons partoutdes attrapes, et nous sommes portés à croire que,si nos pères avaient été plus fins, ils n' eussentpas été si sérieux ni si honnêtes. Et pourtant,si la morale n' était qu' une illusion, oh ! Qu' ilserait beau de s' être laissé duper par elle !domine, si error est, a te decepti sumus.ô toi qui t' es joué de ma simplicité, je teremercie encore de m' avoir volé la vertu.Nous rejetons également le scepticisme frivole etle dogmatisme scolastique : nous sommes dogmatiques

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critiques. Nous croyons à la vérité, bien que nousne prétendions pas posséder la vérité absolue. Nousne voulons pas enfermer à jamais l' humanité dansnos formules ; mais nous sommes religieux, en cesens que nous nous attachons fermement à lacroyance du présent et que nous sommes prêts àsouffrir pour elle en vue de l' avenir.L' enthousiasme et la critique sont loin de s' exclure.Nous ne nous imposons pas à l' avenir, pas plus quenous n' acceptons sans contrôle l' héritage du passé.Nous aspirons à cette haute impartialitéphilosophique, qui ne s' attache exclusivement àaucun parti, non parce qu' elle leur estindifférente, mais parce qu' elle voit dans chacund' eux une part de vérité à côté d' une partd' erreur ; qui n' a pour personne ni exclusion,ni haine, parce qu' elle voit la nécessité de tousces groupements divers et le droit qu' a chacund' eux, en vertu de la vérité qu' il possède de faireson apparition dans le monde. L' erreur n' est passympathique à l' homme ; une erreur dangereuse estune contradiction comme une vérité dangereuse. Leraisonnement de Gamaliel est invincible. Si unedoctrine est vraie, il ne faut pas la craindre ;si elle est fausse, encore------------------------------------------------------------------------p446moins, car elle tombera d' elle-même. Ceux quiparlent de doctrines dangereuses devraient toujoursajouter dangereuses pour moi. Cabet n' a, j' ensuis sûr, provoqué la colère de personne. L' erreurpure ne provoquerait dans la nature humaine, quiaprès tout est bien faite, que le dégoût ou lesentiment du ridicule.Ce qui fait le prosélytisme, ce qui entraîne lemonde, ce sont des vérités incomplètes. La véritécomplète serait si quintessenciée, si pondéréequ' elle n' exciterait pas assez les passions, etressemblerait au scepticisme. Cette largeur d' esprit,qui éliminerait dans son affirmation toute limiteet toute exclusion, paraîtrait folie. La têtetourne quand on s' approche trop de l' identité ;l' esprit humain ne s' exerce qu' à la condition d' uncadre fini et de la négation antithétique. Lapassion, en même temps qu' elle adore son objet, abesoin de haïr son contraire. La France serait-ellesi bien la France, si elle n' avait pour exaltersa personnalité l' antithèse de l' Angleterre ?On se serre, on se concentre en soi-même contre ledehors. La passion suppose exclusion, antagonisme,partialité. Toute doctrine, comme toute institution,porte en elle le germe de vie et le germe de mort.

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Appelée à vivre par sa vérité, elle développeparallèlement un principe de mort qui devient avecle temps intolérable et la tue. Le fruit, dès sespremiers jours, porte en lui le principe de sapourriture ; étouffé d' abord durant la période decroissance par les forces organisatrices, ceprincipe se démasque à la maturité et prend dèslors le dessus, jusqu' à l' entière décomposition.Ce qu' un système affirme, c' est sa part de vérité,ce qu' il nie, c' est sa part d' erreur. Il n' erreque parce qu' il exclut tout ce qui n' est pas lui,parce qu' il participe de la faiblesse humaine,qui ne peut------------------------------------------------------------------------p447tout embrasser à la fois et crée la science d' unefaçon analytique et successive. Le critique estcelui qui prend toutes les affirmations, etaperçoit la raison de toute chose. Le critique,parcourt tous les systèmes, non comme lesceptique, pour les trouver faux, mais pour lestrouver vrais à quelques égards. Et c' est pourcela que le critique est peu fait pour leprosélytisme. Car ce qui est partiel est plusfort ; les hommes ne se passionnent que pour cequi est incomplet, ou, pour mieux dire, lapassion, les attachant exclusivement à un objet,leur ferme les yeux sur tout le reste. C' estl' éternelle duperie de l' amour qui ne voit aumonde que son objet. Amour exclusif est parallèlede haine et d' anathème. Le critique voit trop bienles nuances pour être énergique dans l' action.Lors même qu' il adopte un parti, il sait que sesadversaires n' ont pas tout à fait tort. Or, pouragir avec vigueur, il faut être un peu brutal,croire qu' on a absolument raison, et que ceuxqu' on a en tête sont des aveugles ou des méchants.Si M. Cavaignac ou M. Changarnier eussent étéaussi critiques que moi, ils ne nous eussent pasrendu le service de nous sauver en juin ; carj' avoue que, depuis février, la question ne s' estjamais posée assez nettement à mes yeux pour quej' eusse voulu me hasarder d' un côté ou de l' autre.Car, disais-je, peut-être mon frère est-il de cecôté ; peut-être serai-je tué par celui qui veutce que je veux.Le scepticisme s' échelonne ainsi aux divers degrésde l' intelligence humaine, alternant avec ledogmatisme selon le développement plus ou moinsgrand des facultés intellectuelles. Au plus humbledegré, est le dogmatisme absolu des ignorants etdes simples, qui affirment et croient par nature

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et n' ont pas aperçu les motifs de------------------------------------------------------------------------p448douter. -quand l' esprit, longtemps bercé danscette foi naïve, commence à découvrir qu' il a puêtre le jouet de sa croyance, il entre ensuspicion, et s' imagine que le plus sûr moyen pourne pas être trompé, c' est de rejeter toute chose :premier scepticisme qui a aussi sa naïveté(sophistes, Montaigne, etc.). -un savoir plusétendu, prenant la nature humaine par son milieu,sans s' inquiéter des problèmes radicaux, essaieensuite de fonder sur le bon sens un dogmatismeraisonnable, mais sans profondeur (Socrate,Th Reid). -plus de vigueur d' esprit montrebientôt le peu de fondement de cette nouvelletentative ; on s' attaque à l' instrument même :de là un grand, terrible, sublime scepticismeKant, Jouffroy, Pascal). -enfin, la vuecomplète de l' esprit humain, la considération del' humanité aspirant au vrai et s' enrichissantindéfiniment par l' élimination de l' erreur, amènele dogmatisme critique, qui ne redoute plus lescepticisme, car il l' a traversé, il sait ce qu' ilvaut, et, bien différent du dogmatisme des premiersâges, qui n' avait pas entrevu les motifs du doute,il est assez fort pour vivre face à face avec sonennemi. Comme tous les enfants du siècle, j' ai eumes accès de scepticisme ; autant que Sténio j' aiaimé Lélia ; mais par la critique j' ai touché laterre, et, lors même que telle croyance ne paraîtpas aussi scientifique qu' on pourrait le désirer,je dis encore sans hésiter : il y a là du vrai,bien que je ne possède pas la formule pourl' extraire. Aux yeux des scolastiques, Goethe estun sceptique : mais celui qui se passionne pourtoutes les fleurs qu' il trouve sur son chemin etles prend pour vraies et bonnes à leur manière,ne saurait être confondu avec celui qui passedédaigneux sans se pencher vers elles. Goetheembrasse------------------------------------------------------------------------p449l' univers dans la vaste affirmation de l' amour :le sceptique n' a pour toute chose que l' étroitenégation.En faisant au scepticisme moral la plus largepart, -en supposant que la vie et l' univers nesoient qu' une série de phénomènes de même ordre,et dont on ne puisse dire autre chose, sinon qu' ilen est ainsi ; -en accordant que pensée,sentiment, passion, beauté, vertu, ne soient quedes faits, excitant en nous des sentiments divers,

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comme les fleurs diverses d' un jardin ou les arbresd' une forêt (d' où il résulterait, comme Goetheet Byron le pensaient, que tout est poétique) ; -enadmettant que, parvenu à l' atome final, on puisse,librement et à son choix, rire ou adorer, en sorteque l' option dépende du caractère individuel dechacun, -même à ce point de vue, dis-je, où lamorale n' a plus de sens, la science en auraitencore. Car ce qu' il y a de certain, c' est que cesphénomènes sont curieux ; c' est que ce monde demouvements divers nous intéresse et nous sollicite.La morale est aussi absente du monde d' insectesqui s' agite dans une pièce d' eau, et pourtant quelravissant intérêt à voir ces gyrins dorés, quitournent au soleil, ces salamandres qui courentau fond, ces petits vers qui s' enfoncent dans lavase pour y chercher leur proie. C' est la vie,toujours la vie. Ceci explique comment la scienceformait une partie essentielle du systèmeintellectuel de Goethe. Chercher, discuter,regarder, spéculer, en un mot, aura toujoursété la plus douce chose, quoi qu' il en soit de laréalité. Quelque Werther qu' on puisse être, ily a tant de plaisir à décrire tout cela que lavie en redevient colorée ! Goethe, j' en suis sûr,n' a jamais été tenté de se tirer un coup depistolet. Il n' est pas impossible que l' humanitéfinisse, et qu' un jour nous n' ayons travaillé quepour la mer ou les------------------------------------------------------------------------p450volcans, pour les glaces ou les flammes. Mais cequ' il y a de sûr, c' est que la connaissance et laréalisation du beau auront eu leur prix, et que lascience, comme la vertu, pose dans le monde desfaits d' une indiscutable valeur.Les mystiques chrétiens ont développé sous toutesles formes ce thème favori que Marie, symbolede la contemplation, a dès ce monde la meilleurepart, et que celui qui a embrassé la vie parfaitetrouve ici-bas une récompense suffisante. Celaest vrai à la lettre de la science. Une des plusnobles âmes des temps modernes, Fichte, nousassure qu' il était arrivé au bonheur parfait etque par moments il goûtait de telles jouissances,qu' il en avait presque peur. Le pauvre homme !En même temps il mourait de misère. Que de fois,dans ma pauvre chambre, au milieu de mes livres,j' ai goûté la plénitude du bonheur, et j' ai défiéle monde entier de procurer à qui que ce soit desjoies plus pures que celles que je trouvais dansl' exercice calme et désintéressé de ma pensée !

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Que de fois, laissant tomber ma plume, etabandonnant mon âme à ces mille sentiments qui,en se croisant, produisent un soulèvementinstantané de tout notre être, j' ai dit au ciel :donne-moi seulement la vie, je me charge du reste !Plût à Dieu que toutes les âmes vives et puresfussent convaincues que la question de l' avenirde l' humanité est tout entière une question dedoctrine et de croyance, et que la philosophie seule,c' est-à-dire la recherche rationnelle, estcompétente pour la résoudre ! La révolutionréellement efficace, celle qui donnera la formeà l' avenir, ne sera pas une révolution politique,ce sera une révolution religieuse et morale. Lapolitique a fourni tout ce qu' elle pouvait fournir ;c' est désormais un champ aride et épuisé, unelutte de passions et d' intrigues, fort indifférentes------------------------------------------------------------------------p451pour l' humanité, intéressantes seulement pour ceuxqui y prennent une action. Il y a des époques oùtoute la question est dans la politique : ainsi,par exemple, à la limite du moyen âge et destemps modernes, à l' époque de Philippe Le Bel,de Louis Xi, les docteurs et les penseurs étaientpeu de chose, ou n' avaient de valeur réelle qu' entant qu' ils servaient la politique. Il en a étéde même au commencement de ce siècle. La politiquealors a mené le train du monde ; les gens d' espritqui aspiraient à autre chose qu' à amuser leurscontemporains, devaient se faire hommes d' état,pour exercer sur leur époque leur légitime partd' influence. Un penseur sous l' empire n' avaitqu' à se taire. Ce n' est pas une blâmable ambitionqui a entraîné dans ce tourbillon toutes lessommités intellectuelles de la première moitiéde ce siècle ; ces hommes éminents ont fait cequ' ils devaient faire pour servir la sociétéde leur temps. Mais cet âge touche à son terme ;le rôle principal va de plus en plus, ce me semble,passer aux hommes de la pensée. à côté des sièclesoù la politique a occupé le centre du mouvementde l' humanité, il en est d' autres où elle s' estvue acculée dans le petit monde de l' intrigue, etoù le grand intérêt s' est porté sur les hommesde l' esprit. Soit, par exemple, le xviiie siècle :qui a tenu la haute main de l' humanité durant cegrand siècle ? Quels sont les noms qui frappentà la première vue jetée sur l' histoire de cetteépoque ? Est-ce Choiseul ? Est-ce Richelieu ?Est-ce Maupeou ? Est-ce Fleury ? Non ; c' estVoltaire, c' est Rousseau, c' est Montesquieu,

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c' est toute une grande école de penseurs quitient puissamment le siècle, le façonne et créel' avenir. Que sont la guerre de la successiond' Autriche, la guerre de sept ans, le pacte de------------------------------------------------------------------------p452famille, comparés comme événements aucontrat social ou a l' esprit des lois ?les affaires étaient entre les mains d' un roiincapable, de courtisans oubliés, de grandsseigneurs sans vues ni portée. Les vraispersonnages historiques du temps sont desécrivains, des philosophes, des hommes d' espritou de génie. Et ces penseurs se mettent-ilsactivement aux affaires d' état, comme le feraplus tard la première génération du xixe siècle ?Nullement ; ils restent écrivains, philosophes,moralistes, et c' est par là qu' ils agissent surle monde. J' imagine de même que ceux qui nousrendront la grande originalité ne seront pas despolitiques, mais des penseurs. Ils grandiront endehors du monde officiel, ne songeant même pas àlui faire opposition, le laissant mourir dans soncercle épuisé.Dans les maigres pâturages des îles de laBretagne, chaque brebis du troupeau, attachéeà un pieu central, ne peut brouter une herbe rareque dans l' étroit rayon de la corde qui la retient.Telle me paraît la condition actuelle de lapolitique ; elle a épuisé ses ressources pourrésoudre le problème de l' humanité. La morale, laphilosophie, la vraie religion ne sont pas à saportée ; elle tourne dans une fatale impuissance.De bonne foi, si le salut du siècle présent devaitvenir de l' habileté, espérons-nous trouverdes hommes plus habiles que M. Guizot, queM. Thiers ? Qui ne hausserait les épaules envoyant la naïve inexpérience prétendre mieux fairedu premier coup que de tels hommes ? Non, on neles dépassera pas en faisant comme eux, mais enfaisant autrement qu' eux. Si de tels hommes ontété frappés d' incapacité, est-ce leur faute ? Oune serait-ce pas plutôt qu' aucune habileté n' estégale à la situation ?------------------------------------------------------------------------p453Prenons encore les trois premiers siècles de l' èrechrétienne. Où se passaient alors les grandeschoses ? Où se fondait l' avenir ? Quels étaient lesnoms désignés aux respects des générations futures ?étaient-ce Tibère et Séjan ? étaient-ce Galba,Othon, Vitellius, qui occupaient vraiment lecentre de l' humanité, comme on le croyait sans

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doute de leur temps ? Le centre du monde, c' étaitle coin de terre le plus méprisé de l' Orient. Lesgrands hommes marqués pour l' apothéose étaient descroyants enthousiastes fort étrangers aux secretsde la grande politique. Cinq siècles plus tard,on ne nommera entre les hommes illustres de cesiècle que Pierre, Paul, Jean, Matthieu,pauvres gens qui, assurément, faisaient peu figure.Qu' aurait dit Tacite, si on lui eût annoncé quetous ces personnages qu' il fait jouer sisavamment seraient alors complètement effacésdevant les chefs de ces chrétiens qu' il traiteavec tant de mépris ; que le nom d' Auguste neserait sauvé de l' oubli que parce qu' en tête desfastes de l' année chrétienne on lirait :imperante caesare augusto, christus natus estin bethlehem juda ; qu' on ne se souviendraitde Néron que parce que, sous son règne, souffrirent,dit-on, Pierre et Paul, maîtres futurs de Rome ;que le nom de Trajan se retrouverait encore dansquelques légendes, non pour avoir vaincu lesdaces et poussé jusqu' au Tigre les limites del' empire, mais parce qu' un crédule évêque de Romedu vie siècle, eut un jour la fantaisie de prierpour lui ? Voilà donc un immense développement,sourdement préparé durant trois siècles en dehorsde la politique, grandissant parallèlement à lasociété officielle, persécuté par elle, et qui,à un certain jour, étouffe la politique, ouplutôt reste vivant et fort, quand le mondeofficiel se meurt d' épuisement. Si------------------------------------------------------------------------p454saint Ambroise fût resté gouverneur de Ligurie,en supposant même qu' il eût eu del' avancement, et fût devenu, comme son père,préfet des gaules, il serait maintenantparfaitement oublié. Il a bien mieux fait dedevenir évêque. Dites donc encore qu' il n' y amoyen de servir l' humanité qu' en se jetant dansla mêlée. Je dis, moi, au contraire, que celuiqui embrasse de toute âme cet humiliant labeur,prouve par là même qu' il n' est pas appelé à lagrande oeuvre. Qu' est-ce que la politique de nosjours ? Une agitation sans principe et sans loi,un combat d' ambitions rivales, un vaste théâtrede cabales, de luttes toutes personnelles. Quefaut-il pour y réussir, pour être possible,comme l' on dit ? Une vive originalité ? Unepensée ardente et forte ? Une convictionimpétueuse ? Ce sont là au succès d' invinciblesobstacles ; il faut ne pas penser ou ne pas dire

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sa pensée ; il faut user tellement sa personnalité,qu' on n' existe plus ; songer toujours à dire, nonpas ce qui est, mais ce qu' il convient de dire ;s' enfermer en un mot dans un cercle mort deconventions et de mensonges officiels. Et vouscroyez que ce sera de là que sortira ce dont nousavons besoin, une sève originale, une nouvellemanière de sentir, un dogme capable de passionnerde nouveau l' humanité ? Autant vaudrait espérerque le scepticisme engendrera la foi, et qu' unereligion nouvelle sortira des bureaux d' unministère ou des couloirs d' une assemblée.La plus haute question de la politique est celle-ci :qui sera ministre ? Mais l' humanité sera-t-elleplus avancée, je vous prie, si c' estM ou M qui tient le portefeuille ? Je vous affirmeque M sait tout aussi peu que M le fin mot deschoses, que le problème ne sera pas plus près desa solution qu' il ne l' était auparavant,------------------------------------------------------------------------p455que tout cela est aussi insignifiant que quandon se demandait à Rome si ce serait Didius Julienou Flavius Sulpicianus qui l' emporterait àl' enchère, et que les sept cent cinquantepersonnes intelligentes qui sont là attentivesautour de cette arène, saisissant avidement toutesles péripéties du combat, perdent leur temps etleur peine. Là n' est pas le lieu des grandes choses.Ce qu' il faut à l' humanité, c' est une moraleet une foi ; ce sera des profondeurs de lanature humaine qu' elle sortira, et non deschemins battus et inféconds du monde officiel.Considérez combien est humiliant, aux époquescomme la nôtre, le rôle de l' homme politique. Bannides hautes régions de la pensée, déshérité del' idéal, il passe sa vie à des labeurs ingratset sans fruit, soucis d' administration,complications bureaucratiques, mines et contreminesd' intrigues. Est-ce la place d' un philosophe ? Lepolitique est le goujat de l' humanité et non soninspirateur. Quel est l' homme amoureux de saperfection qui voudra s' engager dans cet étouffoir ?M De Chateaubriand a, je crois, soutenu quelquepart que l' intrusion des hommes de lettres dans lapolitique active signale l' affaiblissement del' esprit politique chez une nation. C' est uneerreur ; cela prouve un affaiblissement de l' espritphilosophique, de la spéculation, de la littérature ;cela prouve que l' on ne comprend plus la valeuret la dignité de l' intelligence, puisqu' elle nesuffit plus à occuper les esprits distingués :

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cela prouve enfin que le règne a passé de l' espritet de la doctrine à l' intrigue et à la petiteactivité. Mais cette activité ne tardera pas àse proclamer elle-même impuissante, et l' oncomprendra alors que la grande révolution neviendra------------------------------------------------------------------------p456pas des hommes d' action, mais des hommes depensée et de sentiment, et on laissera ce vulgairelabeur aux esprits inquiets, et toutes les âmesnobles et élevées, abandonnant la terre à ceux quien ont le goût, tenant pour choses indifférentesles formes de gouvernement, les noms des gouvernantset leurs actes, se réfugieront sur les hauteursde la nature humaine, et, brûlant del' enthousiasme du beau et du vrai, créeront cetteforce nouvelle qui, descendant bientôt sur laterre, renversera les frêles abris de la politique,et deviendra à son tour la loi de l' humanité. Ilne faut pas demander aux gouvernements plus qu' ilsne peuvent donner. Ce n' est pas à eux de révélerà l' humanité la loi qu' elle cherche. Tout ce qu' onpeut leur demander, aux époques comme la nôtre,c' est de maintenir tant bien que mal les conditionsde la vie extérieure, de manière qu' elle soittolérable. Il faut souhaiter aussi, sans l' espérer,qu' ils ne persécutent pas trop les efforts dans lesens nouveau. L' humanité fera le reste, sansdemander permission à personne.Nul ne peut dire de quel point du cielapparaîtra l' astre de cette rédemption nouvelle.Ce qu' il y a de sûr, c' est que les bergers et lesmages l' apercevront encore les premiers, c' estque le germe est déjà posé, et que, si nous savionsvoir le présent avec les yeux de l' avenir, nousdémêlerions dans la complication de l' actuel lafibre imperceptible qui portera la vie à l' avenir.C' est au sein de la putréfaction que se développele germe de la vie future, et personne n' a droitde dire : celle-ci est une pierre réprouvée ; carpeut-être sera-ce la pierre angulaire de l' édificefutur. Un sage des premiers siècles eût-il jamaispu croire que l' avenir était à cette secteméprisée, insociable, convaincue de la haine dugenre humain, qui ne se présentait à------------------------------------------------------------------------p457l' imagination qu' avec de nocturnes mystères etd' odieuses orgies ? Nos beaux esprits eussent eucontre la doctrine nouvelle toute l' antipathiequ' ils ont contre les novateurs de nos jours. Ceschrétiens leur eussent semblé une plèbe vile,

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ignorante et superstitieuse. Il est certain queplusieurs sectes chrétiennes justifiaient lescalomnies des païens. La ligne que depuis on atirée entre l' église orthodoxe et les sectesgnostiques était alors bien indécise ; tout celafaisait corps, et il y avait solidarité des unsaux autres. Dans la secte orthodoxe elle-même,que de taches à nos yeux. Les médecins ont un nompour désigner ceux qui croient posséder le don deslangues, de prédication, de prophétie. Que direde ceux qui attendent tous les jours la fin du mondeet la venue d' un corps humain qui descendra duciel pour régner ? Les extravagances de nos fous duphalanstère ne sont rien auprès de celles de cespremiers enthousiastes. Jean Journet, de nosjours, a été mis à Bicêtre ; or Jean Journetne croit pas faire de miracles, parler des languesqu' il n' a pas apprises, avoir été au troisièmeciel, etc. Notre journal des débats eût faitgorge chaude de ces gens-là, et cependant ils ontvaincu, et quatre siècles après, les plus beauxgénies se sont fait gloire d' être leurs disciples,et, au xixe siècle encore, des intelligencesdistinguées les tiennent pour des inspirés. Lamauvaise couleur d' un mouvement n' est jamais unargument décisif. Je verrais un mouvement populairedu plus odieux caractère, une vraie jacquerie,l' égoïsme disant à l' égoïsme : la bourse ou lavie, que je m' écrierais : vive l' humanité ! Voilàde belles choses qui se fondent pour l' avenir. Lesgrandes apparitions sont toujours accompagnéesd' extravagances ; elles n' arrivent à une grandepuissance que quand des------------------------------------------------------------------------p458esprits philosophiques leur ont donné la forme.Qui sait si le phalanstère n' aura pas été la gnose,l' aberration folle du mouvement nouveau ? Il estindubitable au moins que la région est suffisammentdésignée, et que, pour savoir d' où viendra lareligion de l' avenir, il faut toujours regarderdu côté de liberté, égalité, fraternité.c' est donc à l' âme, à la pensée, qu' il fautrevenir. Or la pensée désormais ne pourrasérieusement s' exercer que sous la forme de sciencerationnelle. Il semble, au premier coup d' oeil,que la science a peu influé jusqu' ici sur ledéveloppement des choses. Faites le tableau deshommes d' intelligence qui ont puissamment pousséà la roue, vous aurez des penseurs et des écrivains,comme Luther, Voltaire, Rousseau, Chateaubriand,Lamartine, mais très peu de savants ou de

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philosophes techniques. Les quatre mots queVoltaire savait de Locke ont fait plus pourla direction de l' esprit humain que le livre deLocke. Les quelques bribes de philosophieallemande qui ont passé le Rhin, combinées d' unefaçon claire et superficielle, ont fait unemeilleure fortune que les doctrines elles-mêmes.Telle est la manière française ; on prend troisou quatre mots d' un système, suffisants pourindiquer un esprit ; on devine le reste, et celava son chemin. L' humanité, il faut le reconnaître,n' a pas marché jusqu' ici d' une manière assezsavante, et bien des choses ont été (passez-moi lemot) bâclées, dans la marche de l' esprit humain.Mais ce qu' il y a de certain, c' est que si le genrehumain était sérieux comme il devrait l' être, laraison éclairée et compétente en chaque ordre dechoses gouvernerait le monde. Or, la raison éclairéeet spécialement compétente, qu' est-ce autre choseque la science ? En supposant même que l' érudit nedût jamais figurer dans la grande histoire------------------------------------------------------------------------p459de l' humanité, son travail et ses résultats,assimilés par d' autres et élevés à leur secondepuissance, y trouveront leur place par cetteinfluence secrète et cette intime infiltrationqui fait qu' aucune partie de l' humanité n' estfermée pour l' autre.L' Allemagne contemporaine nous offre un des raresexemples des effets directs de la science sur lamarche des événements politiques. L' idée de l' unitéallemande est venue par la science et la littérature.Ce peuple semblait résigné à la mort, il avaitperdu toute conscience et ne comptait plus commeindividualité dans le monde, quand un groupeincomparable de génies, Goethe, Schiller, Kant,Beethoven sont venus le révéler à lui-même. Cesont là les vrais fondateurs de l' unité allemande ;du moment où toutes les parties de ce beau paysse sont retrouvées dans la langue, la gloire et legénie de ces grands hommes, elles ont senti le lienqui les unissait, et elles ont dû tendre à leréaliser politiquement. De là vient un faitcaractéristique, la couleur savante, poétique,littéraire de ce mouvement, depuis Arndt, Kleist,Sand, jusqu' à cette assemblée de docteurs, dont lamaladresse et la gaucherie ont pu faire sourirel' Europe et compromettre, mais non perdre, uneidée désormais fondée.CHAPITRE XXIIIje visitais un jour ce palais transformé en musée,

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sur le front duquel une pensée de large éclectismea fait écrire : à toutes les gloires de laFrance. j' avais parcouru la------------------------------------------------------------------------p460galerie des batailles, la salle des maréchaux, cellesdes diverses campagnes ; j' avais vu des sacres derois ou d' empereurs, des cérémonies royales, desprises de villes, des généraux, des princes, desgrands seigneurs, des figures sottes ou insolentes,quand tout à coup je me pris à me demander : oùest donc la place de l' esprit ? Voilà les grandsde chair, des fats, des gens sans idée, sansmorale, qui ont bien peu fait pour l' humanité. Maisoù est donc la galerie des saints, la galerie desphilosophes, la galerie des poètes, la galeriedes savants, la galerie des penseurs ? Je voisLouis Xiv fondant je ne sais quel ordre nobiliaire,et je ne vois pas Vincent de Paul fondant lacharité moderne ; je vois des scènes de cour plusou moins insignifiantes, et je ne vois pas Abélard,au milieu de ses disciples, discutant les problèmesdu temps sur la montagne Sainte-Geneviève ; jevois le serment du jeu de paume, et je ne vois pasDescartes, enfermé dans son poêle, jurant de nepas lâcher prise qu' il n' ait découvert la philosophie.Je vois des physionomies brutales, grossières, sansidéal, et je ne vois pas Gerson, Calvin, Molière,Rousseau, Voltaire, Montesquieu, Condorcet,Lavoisier, Laplace, Chénier, Bossuet etFénelon y sont plutôt à titre de courtisans qu' àtitre d' hommes de l' esprit. Serait-ce queRousseau et Montesquieu auraient moins fait pourla gloire de la France et le progrès del' humanité que tel général obscur ou tel courtisanoublié ? C' en est fait, me disais-je, l' espritest déshérité... mais non. Au-dessus desuniformes terrasses du palais-musée, voyez s' éleverce majestueux édifice que couronne le signe duChrist. Entrez, et dites-moi si aucune gloirevaut la gloire de celui qui siège là-bas.Napoléon, dont le nom a fait des miracles, netrône pas sur un autel. Dieu soit loué ! La------------------------------------------------------------------------p461plus belle place est encore à l' esprit. Les autresont le palais, lui a le temple.Aux yeux du philosophe, la gloire de l' esprit estla seule véritable, et il est permis de croirequ' un jour les philosophes et les savantshériteront de la gloire que, durant sa périoded' antagonisme et de brutalité, l' humanité auradû décerner aux exploits militaires. Je ne saurais

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approuver les lieux communs que l' on a coutume dedébiter contre les conquérants ; il faut être biensuperficiel pour ne voir dans Alexandre qu' unécervelé, qui mit l' Asie en cendres. la guerreet la conquête ont pu être, dans le passé, uninstrument de progrès ; c' était une manière, àdéfaut d' autre, de mettre les peuples en contactet de réaliser l' unité de l' humanité. Où en seraitl' humanité sans la conquête d' Alexandre, sans laconquête romaine ? Mais quand le monde serarationaliste, le plus grand homme sera celui quiaura le plus fait pour les idées, qui aura le pluscherché, le plus découvert. La bataille ne sera pasgastrosophique, comme le voulait Fourier ; ellesera philosophique. Depuis l' origine c' est l' espritqui a mené les choses (christianisme, croisade,réforme, révolution, etc.), et pourtant l' esprit estresté humble, méconnu, persécuté. Napoléon n' apas remué le monde aussi profondément que Luther,et pourtant que fut Luther toute sa vie ? Unpauvre moine défroqué, qui n' échappa à ses ennemisque parce qu' il plut à quelques petits princes dele prendre sous leur protection ? Si quelque choseprouve la force intime de spéculation qui estdans la nature humaine, c' est que, malgré la tristepart faite jusqu' ici aux penseurs, il y ait eu deshommes capables de dévouer leur vie aux injures,à la persécution, à la pauvreté, pour la recherchedésintéressée du vrai.------------------------------------------------------------------------p462Quand on songe que tout le mouvement intellectuelaccompli jusqu' ici a été réalisé par des hommesmalheureux, souffrants, harcelés de peinesintérieures et extérieures, et que nous-mêmes nousen recueillons la tradition, d' un coeur agité,au milieu des craintes et des angoisses, on prenden meilleure estime cette nature humaine, capablede poursuivre si énergiquement un objet idéal.Il est temps, définitivement, de revenir à lavérité de la vie, et de renoncer à tout cetartifice de convention, reste de nos distinctionsaristocratiques et de la société artificielle duxviie siècle ; il est temps de revenir à la véritédes moeurs antiques. Prenez Platon, Socrate,Alcibiade, Aspasie ; imaginez-les vivant,agissant d' après les ravissants tableaux que nousen a laissés l' antiquité, Platon surtout. Ont-ilscette morgue froide, insignifiante et tirant sonprix de son insignifiance, qui est le ton dessalons aristocratiques ? Ont-ils ce ton niais,ce rire sans délicatesse, cette face plate et

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prosaïque, cette manière de prendre la vie commeune affaire, qui est celle de la bourgeoisie ?Ont-ils cette grossièreté, ce regard émoussé,cette face dégradée qui, je le dis avec tristesseet sans l' idée d' un reproche, est la manière dupeuple ? Non. Ils sont vrais, ils sont hommes.Les âmes honnêtes des siècles raffinés, Rousseau,par exemple, Tacite peut-être, par réactioncontre l' artificiel et le mensonge de la sociétéde leur temps, se reportent souvent aveccomplaisance vers l' état sauvage, qu' ils appellentl' état de nature. Innocente illusion qui neconvertit personne, et n' inspire aux raffinésqu' une très facile résignation. On lit avec plaisirces éloquentes déclamations ; on les accepte commedes thèmes donnés, mais quoi qu' en dise Voltaire,il ne prend envie à personne en lisant Rousseau------------------------------------------------------------------------p463de marcher à quatre pieds. Il est puéril d' enappeler contre la civilisation raffinée à l' étatsauvage ; il faut en appeler à la civilisationvraie, dont la Grèce nous offre un incomparableexemple. Ce qu' il nous faut, en fait de moeurs,c' est la Grèce moins l' esclavage. Où trouver uneplus large part faite à l' individu, plusd' originalité personnelle, plus de spontanéité,plus de dignité ? Nous ne comprenons, nous autres,que la majesté royale ou aristocratique. Lamajesté de l' idéal se confond pour nous avec cellede la religion, que nous reléguons par delàl' humanité, et quant à la majesté du peuple, nousne la comprenons pas, parce qu' elle n' existe pas.Athènes, au contraire, c' est l' humanité pure.M De Maistre a dit que la majesté est touteromaine. Non certes. Le Jupiter olympien et laPallas grecque, Salamine et le Pirée, le Pnyxet l' acropole ont leur majesté ; mais cette majestéest vraie et populaire ; au lieu que la majestéromaine est montée, machinée. Il n' y avait pasdeux tons à Athènes ; au contraire, les finesmoeurs du temps d' Auguste étaient à peu près cellesde notre aristocratie, et à côté de cela se trouvaitun peuple ridicule.Il n' y a de majesté que celle de l' humanité vraie,celle de la poésie, celle de la religion, celle dela morale. Les autres prestiges à un certain jourdeviennent ridicules. Il est dans la force deschoses que tout ce qui n' a été imposé que parsurprise, excite le rire, dès que le prestige estdétruit. On veut se venger de ses respects passés,sitôt que l' échafaudage est dépouillé de sa

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tenture. Il faut, pour les grossières illusionsdu respect extérieur, une simplicité que nousn' avons plus ; nous sommes trop fins pour ne passoulever le voile. Nous avons abattu la vieilleidole du respect : une idole ne se relève pas.Comment, je vous------------------------------------------------------------------------p464prie, se donner du respect ? Comment faire revivrepar la réflexion ce qui avait pour conditionessentielle l' absence de la réflexion ? L' enfantpeut avoir peur de la figure qu' il a barbouillée ;mais, une fois qu' il en a ri, ne serappellera-t-il pas toujours qu' il a barbouilléce visage pour se faire peur à lui-même !La condition essentielle d' un spectacle demarionnettes, c' est de ne pas apercevoir le fil.Les simples prennent la chose au sérieux, à peuprès comme si ces pantins étaient des personnesréelles ; les habiles s' en amusent, lors mêmequ' ils verraient un peu le fil ; car après tout,ils savent fort bien qu' il y en a un. Mais si lesdemi-habiles ont le malheur de l' apercevoir, ilsont bien soin de se moquer du spectacle, pourprouver qu' ils ne sont pas dupes. Il en est ainsidu respect : le respect est naturel chez lessimples ; les superficiels s' en défendent avecune fatuité très comique ; il renaît chez les sagespar une vue supérieure. Les sages savent qu' il ya un fil sous tout cela, mais que ce n' est pas lapeine de faire tant de fracas d' une découverteaussi simple. Les superficiels, au contraire,crient, tempêtent qu' il faut à tout prix délivrerl' humanité de ces préjugés. " il faut avoir unepensée de derrière, dit Pascal, et juger du toutpar là, en parlant cependant comme le peuple. "mais, quand le nombre des finassiers est tropconsidérable, toute piperie devient impossible :car il devient alors de bon ton de faire le malinet de dire aux simples : " ah ! Que vous êtes bonsde vous y laisser prendre. " alors il faut y allersimplement, et ne réclamer de respect que pour leschoses réellement respectables.L' avènement de la bourgeoisie a opéré, il fautl' avouer, une grande simplification dans nos moeurs.Notre costume est bien étroit et bien artificielcomparé à l' ampleur------------------------------------------------------------------------p465simple et noble du costume antique : mais enfince n' est plus un mensonge comme celui de l' anciennearistocratie. Il y a encore beaucoup à faire : ilfaut simplifier et ennoblir. La bourgeoisie

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d' ailleurs a eu parfois le tort de chercher àrevenir aux vieux airs de la noblesse ; à quoi ellen' a nullement réussi, et par là elle s' est rendueridicule. Car rien de plus ridicule qu' uneimitation manquée de la majesté. Ce qu' il nous faut,c' est la vraie politesse, la vraie douceur, la vieprise à plein et dans sa vérité, la vertu setraduisant dans les manières par l' aménité et lagrâce. Les républicains prétendus austères se fontune étrange illusion, en croyant qu' on peut bannirde l' humanité l' idée de majesté. Mieux vaudraitl' ancienne idolâtrie, entourant de splendeurquelques individus, que cette pâle vie où lamajesté de l' humanité ne serait pas représentée.Mais il vaut mieux encore revenir à la vérité, etne reconnaître d' autre majesté que celle de lanation et de l' idéal.Ces moeurs, je les appellerais volontiers desmoeurs démocratiques, en ce sens qu' elles nereposent sur aucune distinction artificielle, maisseulement sur les relations naturelles et moralesdes hommes entre eux. On s' imagine souvent que desmoeurs démocratiques sont des moeurs de cabaret,et c' est un peu la faute de ceux qui ont confisquéce nom à leur profit. Mais les vraies moeursdémocratiques seraient les plus charmantes, les plusdouces, les plus aimables. Elles ne seraient quela morale elle-même, plus ou moins belle, plus oumoins harmonieuse, selon que les individus seraientplus ou moins heureusement doués. Ce seraient lesmoeurs des poèmes et des romans idéaux, où lessentiments humains se feraient jour dans touteleur naïveté première, sans air bourgeois niraffiné.------------------------------------------------------------------------p466Les vraies moeurs démocratiques supposeraient,d' une part, l' abolition du salon aristocratiqueet du café, d' autre part, l' extension desrelations de famille et des réunions publiques.Il est vrai qu' à ce dernier égard notre sociétéoffre une lacune difficile à combler. Nous n' avonsrien d' analogue à l' école antique. Notreécole est exclusivement destinée à l' enfance etpar là vouée à un demi-ridicule, comme tout ce quiest pédagogique ; notre club est tout politique,et pourtant il faut à l' homme des réunionsspirituelles. L' école ancienne était pour tous lesâges le gymnase de l' esprit. Le sage, commeSocrate, Stilpon, Antisthène, Pirrhon,n' écrivant pas, mais parlant à des disciples ouhabitués (...), est maintenant impossible.

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L' entretien philosophique, tel que Platon nousl' a conservé dans ses dialogues, lasympasie antique, ne se conçoivent plus de nosjours. L' église et la presse ont tué l' école.Maintenant que l' église n' est plus rien pour lepeuple, qui la remplacera ?Ce qu' on appelle la société est loin d' êtrefavorable au développement des jolies moeurs etdes beaux caractères. Je n' oserais pas dire, siM. Michelet ne l' avait dit avant moi : " aprèsla conversation des hommes de génie et des savantstrès spéciaux, celle du peuple est certainement laplus instructive. Si l' on ne peut causer avecBéranger, Lamennais ou Lamartine, il faut s' enaller dans les champs et causer avec un paysan.Qu' apprendre avec ceux du milieu ? Pour les salons,je n' en suis sorti jamais sans trouver mon coeurdiminué et refroidi. " l' impression qui me reste ensortant d' un salon, c' est le désespoir de lacivilisation. Si la civilisation devait fatalementaboutir à cet avortement, si le peuple à son tour,devait s' user de la sorte, et, au bout de quelquessiècles, s' affadir au------------------------------------------------------------------------p467sein de la vanité et du plaisir, Caton auraitraison, il faudrait envisager comme des instrumentsde mollesse et briser sagement tout ce qui est ànos yeux instrument de culture et de perfectionnement,mais qui, dans cette hypothèse, ne servirait qu' àfaire des générations avides de servitude pour vivreà l' aise. Rien n' égale, en province surtout, lanullité de la vie bourgeoise, et, je ne vois jamaissans tristesse et sans une sorte d' effroil' affaiblissement physique et moral de la générationqui s' élève ; et pourtant ce sont les petits-filsdes héros de la grande épopée ! Je m' entends mieuxavec les simples, avec un paysan, un ouvrier, unvieux soldat. Nous parlons à quelques égards lamême langue, je peux au besoin causer avec eux :cela m' est radicalement impossible avec unbourgeois vulgaire : nous ne sommes pas de la mêmeespèce.Hermann n' a vécu qu' avec lui-même, sa famille etquelques amis. Avec eux il est naïf, vrai, pleinde verve ; il touche le ciel. En société, il estd' une insoutenable bêtise, et condamné au mutismepar le tour entier de la conversation qui ne luipermet pas d' y insérer un mot. S' il s' avise del' essayer, le ton insolite de sa voix fait dressertoutes les têtes ; c' est une discordance. Il nesait pas rendre de monnaie ; veut-il riposter, il

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tire de sa poche de l' or et pas de sous. àl' académie ou au portique, il eût bien tenu sa place ;il eût été des disciples favoris, il eût figuré dansun dialogue de Platon comme Lysis et Charmide.S' il eût vu Dorothée belle, courageuse et fière aubord de la fontaine, il eût osé lui dire : laisse-moiboire. Si, comme Dante, il eût vu Béatrix sortantles yeux baissés de l' église de Florence, peut-êtreun rayon eût traversé sa vie, et peut-être la fillede Falco Portinari eût-elle souri de sa peine.Eh bien ! En face d' une------------------------------------------------------------------------p468demoiselle, il n' éprouve et ne fait éprouver quel' embarras. -votre Hermann, dira-t-on, est uncampagnard, qu' il aille au village. -nullement.Au village, il trouvera la grossièreté,l' ignorance, l' inintelligence des choses fines etbelles. Or, Hermann est poli et cultivé, plusraffiné même que les hommes de salon, mais nond' un raffinement artificiel et factice. Il y a enlui un monde de pensée et de sentiment, que nesauraient comprendre ni la grossière stupidité nile scepticisme frivole. C' est l' homme vrai etsincère, prenant au sérieux sa nature et adorantles inspirations de Dieu dans celles de son coeur.Le travail intellectuel n' a donc toute sa valeurque quand il est purement humain, c' est-à-direquand il correspond à ce fait de la nature humaine :l' homme ne vit pas seulement de pain. Le grand sensscientifique et religieux ne renaîtra que quand onreviendra à une conception de la vie aussi vraie etaussi peu mêlée de factice, que celle qu' on doit sefaire, ce me semble, seul au milieu des forêts del' Amérique, ou que celle du brahmane, quand, trouvantqu' il a assez vécu, il se dispose au grand départ,jette son pagne, remonte le Gange, et va mourir surles sommets de l' Himalaya. Qui n' a éprouvé de cesmoments de solitude intérieure, où l' âme descendantde couche en couche, et cherchant à se joindreelle-même, perce les unes après les autres toutesles surfaces superposées, jusqu' à ce qu' ellearrive au fond vrai, où toute convention expire,où l' on est en face de soi-même sans fiction niartifice ? Ces moments sont rares et fugitifs ;habituellement nous vivons en face d' une tiercepersonne, qui empêche l' effrayant contact du moicontre lui-même. La franchise de la vie n' est qu' àla condition de percer ce voile intermédiaire, etde poser incessamment sur le------------------------------------------------------------------------p469fond vrai de notre nature pour y écouter les

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instincts désintéressés, qui nous portent à savoir,à adorer et à aimer.Voilà pourquoi l' homme sincère se passionne si fortet s' épuise en adorations devant la vie naïve,devant l' enfant qui croit et sourit à toute chose,devant la jeune fille qui ne sait pas qu' elle estbelle, devant l' oiseau qui chante sur la brancheuniquement pour chanter, devant la poule quimarche fière au milieu de ses petits. C' est que làle Dieu est tout nu. L' homme raffiné trouveniaises les choses auxquelles le peuple et l' hommede génie prennent le plus d' intérêt, les animauxet les enfants. Le génie, c' est d' avoir à la foisla faculté critique et les dons du simple. Legénie est enfant ; le génie est peuple, le génieest simple.la vie brahmanique offre le plus puissant modèle dela vie possédée exclusivement par la conceptionreligieuse, ou pour mieux dire sérieuse, del' existence. Je ne sais si le tableau de la viedes premiers solitaires chrétiens de laThébaïde, si admirablement tracé par Fleury,offre une telle auréole d' idéalisme. La viebrahmanique d' ailleurs a sur la vie cénobitiqueet érémitique cette supériorité, qu' elle est enmême temps la vie humaine, c' est-à-dire la vie defamille, et qu' elle s' allie aux soins de la viepositive, sans prêter à ceux-ci une valeur qu' ilsn' ont pas : l' ascète chrétien reçoit sa nourritured' un corbeau céleste ; le brahmane va lui-mêmecouper du bois à la forêt ; il doit posséder unehache et un panier pour recueillir les fruitssauvages. Les fils de Pandou, pendant leur séjourà la forêt, vont à la chasse, et leur femmeDraupadi offre aux étrangers qu' elle reçoit dansson ermitage du gibier que ses époux ont tué. Lesvies des pères du désert------------------------------------------------------------------------p470n' offrent rien à comparer au tableau suivant,extrait du mahabharata : " le roi s' avança vers lebosquet sacré, image des régions célestes ; larivière était remplie de troupes de pèlerins, tandisque l' air retentissait des voix des hommes pieuxqui répétaient chacun des fragments des livres sacrés.Le roi, suivi par son ministre et son grand prêtre,s' avança vers l' ermitage, animé du désir de voir lesaint homme, trésor inépuisable de sciencereligieuse ; il regardait le solitaire asile,pareil à la région de Brahma ; il entendit lessentences mystérieuses, extraites des Védas,prononcées sur un rythme cadencé... ce lieu

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rayonnait de gloire par la présence d' un certainnombre de brahmanes... dont les uns chantaient lesamavéda, pendant qu' une autre troupe chantait lebharoundasama... tous étaient des hommes d' unesprit cultivé et d' un extérieur imposant... ceslieux ressemblaient à la demeure de Brahma. Leroi entendit de tous côtés la voix de ces hommesinstruits par une longue expérience des rits dusacrifice, de ceux qui possèdent les principes dela morale et la science des facultés de l' âme,de ceux qui sont habiles à concilier les textesqui ne s' accordent pas ensemble, ou quiconnaissent tous les devoirs particuliers de lareligion ; mortels dont l' esprit tendait àsoustraire leur âme à la nécessité de larenaissance dans ce monde. Il entendit aussi lavoix de ceux qui, par des preuves indubitables,avaient acquis la connaissance de l' être suprême,de ceux qui possédaient la grammaire, la poésieet la logique, et étaient versés dans lachronologie ; qui avaient pénétré l' essence de lamatière, du mouvement et de la qualité ; quiconnaissaient les causes et les effets, quiavaient étudié le langage des oiseaux et celuides abeilles (les bons et les mauvais présages),qui faisaient reposer------------------------------------------------------------------------p471leur croyance sur les ouvrages de Vyasa, quioffraient des modèles de l' étude des livresd' origine sacrée et des principaux personnagesqui recherchent les peines et les troubles dumonde. " l' Inde me représente du reste la formela plus vraie et la plus objective de la viehumaine, celle où l' homme, épris de la beautédes choses, les poursuit sans retour personnel,et par la seule fascination qu' elles exercentsur sa nature.religion est le mot sous lequel s' est résuméejusqu' ici la vie de l' esprit. Prenez le chrétiendes premiers siècles ; la religion est bien toutesa vie spirituelle. Pas une pensée, pas unsentiment qui ne s' y rattache : la vie matérielleelle-même est presque absorbée dans ce grandmouvement d' idéalisme. sive manducatis, sivebibitis, dit saint Paul. Voilà un superbesystème de vie, tout idéal, tout divin, et vraimentdigne de la liberté des enfants de Dieu. Il n' ya pas là d' exclusion, la chaîne n' est pas sentie ;car, bien que la limite soit étroite, le besoinne s' élance point au delà. La loi, toute sévèrequ' elle est, est l' expression de l' homme tout

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entier. Au moyen âge, cette grande équationsubsiste encore. Les foires, les réunionsd' affaires ou de plaisir sont des fêtesreligieuses ; les représentations scéniques sontdes mystères ; les voyages sont des pèlerinages ;les guerres sont des croisades. Prenez, aucontraire, un chrétien, même des plus sévères,du temps de Louis Xiv, Montausier,Beauvilliers, Arnauld, vous trouverez deux partsdans sa vie : la part religieuse qui, touteprincipale qu' elle est, n' a plus la force des' assimiler tout le reste ; la part profane, àlaquelle on ne peut refuser quelque prix. Alors,mais non point auparavant, les ascètes commencentà prêcher le renoncement. Le premier chrétienn' avait besoin de renoncer à rien ; car------------------------------------------------------------------------p472sa vie était complète, sa loi était adéquate à sesbesoins. Par la suite, la religion, n' étant pluscapable de tout contenir, maudit ce qui luiéchappe. Je suis sûr que Beauvilliers prenaitun plaisir très délicat aux tragédies de Racine,peut-être même aux comédies de Molière ; etpourtant il est bien certain qu' en y assistant,il ne pensait pas faire une oeuvre religieuse,peut-être même croyait-il faire un péché. Cepartage était dans la nécessité des choses. Lareligion était reçue à cette époque comme unelettre close et cachetée, qu' il ne fallait pasouvrir, mais qu' on devait recevoir et transmettre,et pourtant, la vie humaine s' élargissanttoujours, il était nécessaire que les besoinsnouveaux forçassent tous les scrupules, et que, nepouvant se faire une place dans la religion, ils seconstituassent vis-à-vis d' elle. De là un systèmede vie pâle et médiocre. On respecte la religion,mais on se tient en garde contre sesenvahissements ; on lui fait sa part, à ellequi n' est quelque chose qu' à condition d' être tout.De là ces mesquines théories de la séparation desdeux pouvoirs, des droits respectifs de la raisonet de la foi.Il devait résulter de là que la religion, étantisolée, interceptée du coeur de l' humanité, nerecevant plus rien de la grande circulation, commeun membre lié, se desséchât et devînt unappendice d' importance secondaire, qu' au contrairela vie profane où l' on plaçait tous lessentiments vivants et actuels, toutes lesdécouvertes, toutes les idées nouvelles, devîntla maîtresse partie. Sans doute ces grands hommes

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du xviiie siècle étaient plus religieux qu' ils nepensaient ; ce qu' ils bannissaient sous le nomde religion, c' étaient le despotisme clérical, lasuperstition, la forme étroite. La réactiontoutefois les entraîna trop------------------------------------------------------------------------p473loin ; la couleur religieuse manqua profondément àce siècle. Les philosophes se plaçaient sans lesavoir au point de vue de leurs adversaires, et,sous l' empire d' associations d' idées opiniâtres,semblaient supposer que la sécularisation de lavie entraînait l' élimination de toute habitudereligieuse. Je pense, comme les catholiques, quenos sociétés, fondées sur un pacte supposé, notreloi athée sont des anomalies provisoires, et quejusqu' à ce qu' on en vienne à dire : notresainte constitution, la stabilité ne sera pasconquise. Or le retour à la religion ne sauraitêtre que le retour à la grande unité de la vie,à la religion de l' esprit, sans exclusion, sanslimites. Le sage n' a pas besoin de prier à sesheures ; car toute sa vie est une prière. Si lareligion devait avoir dans la vie une place distincte,elle devrait absorber la vie tout entière ; le plusrigoureux ascétisme serait seul conséquent. Il n' ya que des esprits superficiels ou des coeurs faibles,qui, le christianisme étant admis, puissent prendreintérêt à la vie, à la science, à la poésie, auxchoses de ce monde. Les mystiques regardent enpitié cette faiblesse, et ils ont raison. La vraiereligion philosophique ne réduirait pas à quelquesrameaux ce grand arbre qui a ses racines dansl' âme de l' homme, elle ne serait qu' une façon deprendre la vie entière en voyant sous toute chosele sens idéal et divin, et en sanctifiant toute lavie par la pureté de l' âme et l' élévation du coeur.La religion, telle que je l' entends, est fortéloignée de ce que les philosophes appellentreligion naturelle, sorte de théologiemesquine, sans poésie, sans action sur l' humanité.Toutes les tentatives en ce sens ont été etseront infructueuses. La théodicée n' a pas de sens,envisagée comme une science particulière.Y a-t-il encore un homme------------------------------------------------------------------------p474sensé qui puisse espérer de faire des découvertesdans un tel ordre de spéculations ? La vraiethéodicée, c' est la science des choses, la physique,la physiologie, l' histoire, prise d' une façonreligieuse. La religion, c' est savoir et aimer lavérité des choses. Une proposition ne vaut qu' en

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tant qu' elle est comprise et sentie. Que signifiecette formule scellée, en langue inconnue, ceta plus b théologique, que vous présentez àl' humanité en lui disant : " ceci gardera ton âmepour la vie éternelle : mange et tu seras guéri " ,pilule qu' il ne faut pas presser entre ses dents,sous peine de ressentir une cruelle amertume ?Eh ! Que m' importe à moi, si je n' en sens pas legoût ? Faites-moi avaler une balle de plomb, celaopérera tout de même. Que me font des phrasesstéréotypées qui n' ont pas de sens pour moi,semblables aux formules de l' alchimiste et dumagicien qui opèrent d' elles-mêmes, ex opereoperato, comme disent les théologiens.Docteurs noirs et scolastiques, soigneux seulementde votre incarnation et de votre présence réelle,le temps est venu où l' on n' adorera le père ni surcette montagne ni à Jérusalem, mais en esprit eten vérité.M. Proudhon est certainement une intelligencephilosophique très distinguée. Mais je ne puislui pardonner ses airs d' athéisme et d' irréligion.C' est se suicider que d' écrire des phrases commecelle-ci : " l' homme est destiné à vivre sansreligion : une foule de symptômes démontrentque la société, par un travail intérieur, tendincessamment à se dépouiller de cette enveloppedésormais inutile. " que si vous pratiquez le cultedu beau et du vrai, si la sainteté de la moraleparle à votre coeur, si toute beauté, toutevérité, toute bonté vous reporte au foyer de lavie sainte, à l' esprit, que si, arrivé------------------------------------------------------------------------p475là, vous renoncez à la parole, vous enveloppezvotre tête, vous confondez à dessein votrepensée et votre langage pour ne rien dire delimité en face de l' infini, comment osez-vousparler d' athéisme ? Que si vos facultés,résonnant simultanément, n' ont jamais rendu cegrand son unique, que nous appelons Dieu, jen' ai plus rien à dire ; vous manquez del' élément essentiel et caractéristique de notrenature.L' humanité ne se convertit qu' éprise par l' attraitdivin de la beauté. Or la beauté dans l' ordremoral, c' est la religion. Voilà pourquoi unereligion morte et dépassée est encore plusefficace que toutes les institutions purementprofanes ; voilà pourquoi le christianisme estencore plus créateur, soulage plus de souffrances,agit plus vigoureusement sur l' humanité que tous

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les principes acquis des temps modernes. Les hommesqui feront l' avenir ne seront pas de petits hommesdisputeurs, raisonneurs, insulteurs, hommes departi, intrigants, sans idéal. Ils seront beaux,ils seront aimables, ils seront poétiques. Moi,critique inflexible, je ne serai pas suspect deflatterie pour un homme qui cherche la trinitéen toute chose, et qui croit, Dieu me pardonne !à l' efficacité du nom de Jéhova ; eh bien ! Jepréfère Pierre Leroux, tout égaré qu' il est, àces prétendus philosophes qui voudraient refairel' humanité sur l' étroite mesure de leur scolastiqueet avoir raison avec de la politique des instinctsdivins du coeur de l' homme.Le mot Dieu étant en possession du respect del' humanité, ce mot ayant pour lui une longueprescription, et ayant été employé dans les bellespoésies, ce serait dérouter l' humanité que de lesupprimer. Bien qu' il ne soit pas très univoque,comme disent les scolastiques, il------------------------------------------------------------------------p476correspond à une idée suffisamment délimitée : lesummum et l' ultimum, la limite oùl' esprit s' arrête dans l' échelle de l' infini.Supposé même que, nous autres philosophes, nouspréférassions un autre mot, raison parexemple, outre que ces mots sont trop abstraitset n' expriment pas assez la réelle existence, ily aurait un immense inconvénient à nous couperainsi toutes les sources poétiques du passé, età nous séparer par notre langage des simples quiadorent si bien à leur manière. Dites aux simplesde vivre d' aspiration à la vérité et à la beauté,ces mots n' auront pour eux aucun sens. Dites-leurd' aimer Dieu, de ne pas offenser Dieu, ils vouscomprendront à merveille. Dieu, providence, âme,autant de bons vieux mots, un peu lourds, maisexpressifs et respectables, que la science expliquera,mais ne remplacera jamais avec avantage. Qu' est-ceque Dieu pour l' humanité, si ce n' est le résumétranscendant de ses besoins suprasensibles, lacatégorie de l' idéal, c' est-à-dire la formesous laquelle nous concevons l' idéal, commel' espace et le temps sont les catégories,c' est-à-dire les formes sous lesquelles nousconcevons les corps ? Tout se réduit à ce fait dela nature humaine : l' homme en face du divin sortde lui-même, se suspend à un charme céleste,anéantit sa chétive personnalité, s' exalte,s' absorbe. Qu' est-ce que cela si ce n' est adorer ?Si l' on se place au point de vue de la substance,

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et que l' on se demande : ce Dieu est-il oun' est-il pas ? -oh, Dieu ! Répondrai-je, c' estlui qui est, et tout le reste qui paraît être. Sile mot être a quelque sens, c' est assurémentappliqué à l' idéal. Quoi, vous admettriez que lamatière est, parce que vos yeux et vos mains vousle disent, et vous douteriez de l' être divin,que toute votre nature------------------------------------------------------------------------p477proclame dès son premier fait ? Eh ! Que signifiecette phrase : " la matière est " ? Que laisserait-elleentre les mains d' une analyse rigoureuse ? Je nesais, et à vrai dire, je crois la questionimpertinente ; car il faut s' arrêter aux notionssimples. Au delà est le gouffre. La raison neporte qu' à une certaine région moyenne ; au-dessuset au-dessous, elle se confond, comme un son qui,à force de devenir grave ou aigu, cesse d' être unson ou du moins d' être perçu. J' aime, pour monusage particulier, à comparer l' objet de laraison à ces substances mousseuses ou écumeuses, oùla substance est très peu de chose, et qui n' ontd' être que par la bouffissure. Si l' on poursuitde trop près le fond substantiel, il ne reste rienque l' unité décharnée ; comme les formulesmathématiques trop pressées rendent toutesl' identité fondamentale, et ne signifient quelquechose qu' à condition de n' être pas tropsimplifiées. Tout acte intellectuel, comme touteéquation, se réduit au fond à a égal a. Or, àcette limite, il n' y a plus de connaissance, iln' y a plus d' acte intellectuel. La science necommence qu' avec les détails. Pour qu' il y aitexercice de l' esprit, il faut de la superficie,il faut du variable, du divers, autrement on senoie dans l' un infini. L' un n' existe et n' estperceptible qu' en se développant en diversité,c' est-à-dire en phénomènes. Au delà, c' est lerepos, c' est la mort. La connaissance, c' estl' infini versé dans un moule fini. Le noeudseul a du prix. Les faces de l' unité sont seulesobjet de science.Il n' est pas de mot dans le langage philosophiquequi ne puisse donner lieu à de fortes erreurs,si on l' entend ainsi dans un sens substantiel etgrossier, au lieu de lui faire désigner desclasses de phénomènes. Le réalisme------------------------------------------------------------------------p478et l' abstraction se touchent ; le christianismea pu être tour à tour et à bon droit accusé deréalisme et d' abstraction. Le phénoménalisme seul

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est véritable. J' espère bien que personne nem' accusera jamais d' être matérialiste, et pourtantje regarde l' hypothèse de deux substances accoléespour former l' homme comme une des plus grossièresimaginations qu' on se soit faites en philosophie.Les mots de corps et d' âme restent parfaitementdistincts, en tant que représentant des ordresde phénomènes irréductibles ; mais faire cettediversité toute phénoménale synonyme d' unedistinction ontologique, c' est tomber dans unpesant réalisme, et imiter les anciennes hypothèsesdes sciences physiques, qui supposaient autantde causes que de faits divers, et expliquaient pardes fluides réels et substantiels les faits oùune science plus avancée n' a vu que des ordresdivers de phénomènes. Certes il est bien plusabsurde encore de dire avec exclusion : l' hommeest un corps ; le vrai est qu' il y a une substanceunique, qui n' est ni corps ni esprit, mais qui semanifeste par deux ordres de phénomènes, qui sontle corps et l' esprit, que ces deux mots n' ont desens que par leur opposition, et que cette oppositionn' est que dans les faits. Le spiritualiste n' estpas celui qui croit à deux substances grossièrementaccouplées ; c' est celui qui est persuadé que lesfaits de l' esprit ont seuls une valeurtranscendantale. L' homme est ; il est matière,c' est-à-dire étendu, tangible, doué de propriétésphysiques ; il est esprit, c' est-à-dire pensant,sentant, adorant. L' esprit est le but, comme lebut de la plante est la fleur ; sans racines, sansfeuilles, il n' y a pas de fleurs.L' acte le plus simple de l' intelligence renfermela perception------------------------------------------------------------------------p479de Dieu ; car il renferme la perception de l' êtreet la perception de l' infini. L' infini est danstoutes nos facultés et constitue, à vrai dire,le trait distinctif de l' humanité, la catégorieunique de la raison pure qui distingue l' homme del' animal. Cet élément peut s' effacer dans lesfaits vulgaires de l' intelligence ; mais comme ilse trouve indubitablement dans les faits de l' âmeexaltée, c' est une raison pour conclure qu' il setrouve en tous ses actes ; car ce qui est à undegré est à tous les autres ; et d' ailleurs,l' infini se manifeste bien plus énergiquementdans les faits de l' humanité primitive, danscette vie vague et sans conscience, dans cetétat spontané, dans cet enthousiasme natif, dansces temples et ces pyramides, que dans notre âge

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de réflexion finie et de vue analytique. Voilàle Dieu dont l' idée est innée et qui n' a pasbesoin de démonstration. Contre celui-làl' athéisme est impossible ; car on l' affirme enle niant. Partout l' homme a dépassé la nature ;partout, au delà du visible, il a supposél' invisible. Voilà le seul trait vraiment universel,le fond identique sur lequel les instinctsdivers ont brodé des variétés infinies, depuis lesforces multiples des sauvages jusqu' à Jéhova,depuis Jéhova jusqu' à l' Oum indien. Chercherun consentement universel de l' humanité sur autrechose que sur ce fait psychologique, c' est abuserdes termes. L' humanité a toujours cru à quelquechose qui dépasse le fini ; ce quelque chose, ilest convenable de l' appeler Dieu. Donc l' humanitéentière a cru à Dieu. à la bonne heure. Maisn' allez pas, abusant d' une définition de mots,prétendre que l' humanité a cru à tel ou tel Dieu,au Dieu moral et personnel, formé par l' analogieanthropomorphique. Ce Dieu-là est si peu inné quela moitié au moins de l' humanité n' y a pas cru,et qu' il a------------------------------------------------------------------------p480fallu des siècles pour arriver à formuler cesystème d' une manière complète, en ordonnant àl' homme d' aimer Dieu. Ce n' est pas que je blâmeentièrement la méthode d' anthropomorphismepsychologique. Dieu étant l' idéal de chacun,il convient que chacun le façonne à sa manière etsur son propre modèle. Il ne faut donc pas craindred' y mettre tout ce qu' on peut imaginer de bonté etde beauté. Mais c' est une faute contre toutecritique que de prétendre ériger une telle méthodeen méthode scientifique, et de faire d' uneconstruction idéale une discussion objectivesur les qualités d' un être. Disons que l' êtresuprême possède éminemment tout ce qui estperfection, disons qu' il y a en lui quelque chosed' analogue à l' intelligence, à la liberté ; maisne disons pas qu' il est intelligent, qu' il estlibre : car c' est essayer de limiter l' infini, denommer l' ineffable.On s' est accoutumé à considérer le monothéismecomme une conquête définitive et absolue, au delàde laquelle il n' y a plus de progrès ultérieur.à mes yeux, le monothéisme n' est, comme lepolythéisme, qu' un âge de la religion del' humanité. Ce mot d' ailleurs est loin dedésigner une doctrine absolument identique. Notremonothéisme n' est qu' un système comme un autre,

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supposant il est vrai des notions très avancées,mais relatif comme tout autre. C' est le systèmejuif, c' est Jéhova. Ni le polythéisme ancien,qui renfermait aussi une si grande part de vérité ;ni l' Inde, si savante sur Dieu, ne comprirent leschoses de cette manière. Le déva de l' Inde est unêtre supérieur à l' homme, nullement notre Dieu.Quoique le système juif soit entré dans toutes noshabitudes intellectuelles, il ne doit pas nous faireoublier ce qu' il y avait dans les autres systèmesde profond et de------------------------------------------------------------------------p481poétique. Sans doute, si les anciens eussent entendupar Dieu ce que nous entendons nous-mêmes, l' êtreabsolu qui n' est qu' à la condition d' être seul, lepolythéisme eut été une contradiction dans les termes.Mais leur terminologie à cet égard reposait sur desnotions toutes différentes des nôtres sur legouvernement du monde.Ils n' étaient pas encore arrivés à concevoir l' unitéde gouvernement dans l' univers. Le culte grec,représentant au fond le culte de la nature humaineet de la beauté des choses, et cela sans aucuneprétention d' orthodoxie, sans aucune organisationdogmatique, n' est qu' une forme poétique de lareligion universelle, peut-être assez peu éloignéede celle à laquelle ramènera la philosophie.Cela est si vrai que quand les modernes ont voulufaire quelques essais de culte naturel, ils ontété obligés de s' en rapprocher. La grandesupériorité morale du christianisme nous faittrop facilement oublier ce qu' il y avait dans lemythologisme grec de largeur, de tolérance, derespect pour tout ce qui est naturel. L' originedes jugements sévères que nous en portons est dansla ridicule manière dont la mythologie nous estprésentée. On se la figure comme un corps dereligion, que nous faisons entrer de force dans nosconceptions. Une religion qui a un Dieu pour lesvoleurs, un autre pour les ivrognes, nous semblele comble de l' absurde. Or, comme l' humanité n' ajamais perdu le sens commun, il faut bien sepersuader que, jusqu' à ce qu' on soit arrivé àconcevoir naturellement ces fables, on n' a pas lemot de l' énigme. Le polythéisme ne nous paraîtabsurde que parce que nous ne le comprenons pas.L' humanité n' est jamais absurde. Les religionsqui ne prétendent pas s' appuyer sur une révélation,si inférieures comme machines d' action auxreligions organisées------------------------------------------------------------------------p482

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dogmatiquement, sont, en un sens, plus philosophiques,ou plutôt elles ne diffèrent de la religion vraimentphilosophique que par une expression plus ou moinssymbolique. Ces religions ne sont, au fond, quel' état, la famille, l' art, la morale, élevés àune haute et poétique expression. Elles nescindent pas la vie ; elles n' ont pas la distinctiondu sacré et du profane. Elles ne connaissent pasle mystère, le renoncement, le sacrifice,puisqu' elles acceptent et sanctifient de primeabord la nature. C' étaient des liens, mais desliens de fleurs. Là est le secret de leur faiblessedans l' oeuvre de l' humanité ; elles sont moins fortes,mais aussi moins dangereuses. Elles n' ont pas cetteprodigieuse subtilité psychologique, cet esprit delimite, d' intolérance, de particularisme, sij' osais dire, cette force d' abstraction, vraivampire qui est allé absorbant tout ce qu' il yavait dans l' humanité de suave et de doux, depuisqu' il a été donné à la maigre image du crucifiéde fasciner la conscience humaine. Elle suça toutjusqu' à la dernière goutte dans la pauvre humanité :suc et force, sang et vie, nature et art, famille,peuple, patrie ; tout y passa, et sur les ruinesdu monde épuisé, il ne resta plus que le fantômedu moi, chancelant et mal sûr de lui-même.On a fait jusqu' ici deux catégories parmi leshommes au point de vue de la religion : les hommesreligieux, croyant à un dogme positif, et leshommes irréligieux, se plaçant en dehors de toutecroyance révélée. Cela n' est pas supportable :désormais il faut classer ainsi : les hommesreligieux, prenant la vie au sérieux et croyantà la sainteté des choses ; les hommes frivoles,sans foi, sans sérieux, sans morale. Tous ceuxqui adorent quelque chose sont frères, ou certesmoins ennemis que ceux qui n' adorent que l' intérêtet le plaisir. Il est indubitable que je ressemble------------------------------------------------------------------------p483plus à un catholique ou à un buddhiste qu' à unrieur sceptique, et j' en ai pour preuve messympathies intérieures. J' aime l' un, je détestel' autre. Je puis même me dire chrétien, en cesens que je reconnais devoir au christianisme laplupart des éléments de ma foi, à peu près commeM Cousin a pu se dire platonicien ou cartésien,sans accepter tout l' héritage de Platon et deDescartes, et surtout sans s' obliger à lesregarder comme des prophètes. Et ne dites pas quec' est abuser des mots que de m' arroger ainsi unnom dont j' altère profondément l' acception. Sans

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doute, si l' on entend par religion un ensemblede dogmes imposés et de pratiques extérieures,alors je l' avoue, je ne suis pas religieux ; maisje maintiens aussi que l' humanité ne l' est pasessentiellement et ne le sera pas toujours en cesens. Ce qui est de l' humanité, ce qui parconséquent sera éternel comme elle, c' est le besoinreligieux, la faculté religieuse, à laquelle ontcorrespondu jusqu' ici de grands ensembles dedoctrine et de cérémonies, mais qui serasuffisamment satisfaite par le culte pur desbonnes et belles choses. Nous avons donc droitde parler de religion, puisque nous avonsl' analogue, sinon la chose même, puisque le besoinqui autrefois était satisfait par les religionspositives l' est chez nous par quelque chosed' équivalent, qui peut à bon droit s' appeler dumême nom. Que si l' on s' obstinait absolument àprendre ce mot dans un sens plus restreint, nousne disputerions pas sur cette libre définition,nous dirions seulement que la religion ainsientendue n' est pas chose essentielle et qu' elledisparaîtra de l' humanité, laissant vide uneplace qui sera remplie par quelque chose d' analogue.On a beaucoup parlé depuis quelques années deretour religieux, et je reconnais volontiersque ce retour s' est généralement------------------------------------------------------------------------p484traduit sous forme de retour au catholicisme.Cela devait être. L' humanité, sentant impérieusementle besoin d' une religion, se rattachera toujoursà celle qu' elle trouvera toute faite. Ce n' est pasau catholicisme, en tant que catholicisme, que lesiècle est revenu, mais au catholicisme, en tantque religion. Il faut avouer aussi que lecatholicisme, avec ses formes dures, absolues, saréglementation rigoureuse, sa centralisationparfaite, devait plaire à la nation qui y voyaitle plus parfait modèle de son gouvernement. LaFrance, qui trouve tout simple qu' une loiémanée de Paris devienne à l' instant applicableau paysan breton, à l' ouvrier alsacien, au pasteurnomade des Landes, devait trouver tout naturelaussi qu' il y eût à Rome un infaillible quiréglât la croyance du monde. Cela est fort commode.Débarrassé du soin de se faire son symbole et mêmede le comprendre, on peut, après cela, vaquer entoute sécurité à ses affaires, en disant : cela neme regarde pas ; dites-moi ce qu' il faut croire ;je le crois. étrange non-sens, car, les formulesn' ayant de valeur que par le sens qu' elles

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renferment, il n' avance à rien de dire : " je merepose sur le pape ; il sait, lui, ce qu' il fautcroire, et je crois comme lui. " on s' imagine quela foi est comme un talisman qui sauve par savertu propre ; qu' on sera sauvé si l' on croittelle proposition inintelligible, sanss' embarrasser de la comprendre ; on ne sent pasque ces choses ne valent que par le bien qu' ellesfont à l' âme par leur application personnelle aucroyant.S' il s' est opéré un retour vers le catholicisme,ce n' est donc nullement parce qu' un progrès de lacritique y a ramené, c' est parce que le besoind' une religion s' est plus vivement fait sentir, etque le catholicisme seul s' est trouvé sous la main.Le catholicisme, pour l' immense------------------------------------------------------------------------p485majorité de ceux qui le professent, n' est plus lecatholicisme ; c' est la religion. il répugnede passer sa vie comme la brute, de naître, decontracter mariage, de mourir sans que quelquecérémonie religieuse vienne consacrer ces actessaints. Le catholicisme est là, satisfaisant àce besoin ; passe pour le catholicisme. On n' yregarde pas de plus près ; on n' entre pas dans ledétail des dogmes, on plaint ceux qui s' imposentce labeur ingrat, on est cent fois hérétique sanss' en douter. Ce qui a fait la fortune ducatholicisme de nos jours, c' est qu' on le connaîttrès peu. On ne le voit que par certains dehorsimposants, on ne considère que ce qu' il a dans sesdogmes d' élevé et de moral, on n' entre pas dansles broussailles ; il y a plus, on rejettebravement ou on explique complaisamment ceux deses dogmes qui contredisent trop ouvertementl' esprit moderne. S' il fallait faire en particulierun acte de foi sur chaque verset de l' écriture ousur chaque décret du concile de trente, ce seraitbien autre chose ; on serait surpris de se trouverincrédule. Ceux que des circonstances particulièresont amenés à soutenir sur ce terrain un duel à lavie à la mort, ont des raisons pour n' être pas sicommodes.Telle est donc l' explication de ce retour aucatholicisme, qui a l' air d' être une si forteobjection contre la philosophie. Le xviiie siècle,ayant eu pour mission de détruire, y trouvait leplaisir que tout être rencontre à accomplir sa fin.Le scepticisme et l' impiété lui plaisaient poureux-mêmes. Mais nous qui ne sommes plus enivrés decette joie du premier emportement, nous qui,

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revenus à l' âme, y avons trouvé l' éternel besoinde religion, qui est au fond de la nature humaine,nous avons cherché autour de nous, et, plutôt quede rester dans cette pénurie devenue------------------------------------------------------------------------p486intolérable, nous sommes revenus au passé, et nousavons accepté telle quelle la doctrine qu' il nousléguait. Quand on ne sait plus créer de cathédrales,on les gratte, on les imite. Car on peut se passerd' originalité religieuse ; mais on ne peut sepasser de religion.Les individus traversent dans leur vie intérieuredes phases analogues. En l' âge de la force, quandl' esprit critique est encore dans sa vigueur, quela vie apparaît comme une proie appétissante, etque le plein soleil de la jeunesse verse sesrayons d' or sur toute chose, les instinctsreligieux se contentent à peu de frais ; on vitavec joie sans doctrine positive ; le charme del' exercice intellectuel adoucit toute chose, mêmele doute. Mais quand l' horizon se rapproche, quandle vieillard cherche à dissiper les froidesterreurs qui l' assiègent, quand la maladie a épuiséla force généreuse qui fait penser hardiment, alorsil n' est pas de si ferme rationaliste qui ne setourne vers le Dieu des femmes et des enfants,et ne demande au prêtre de le rassurer et de ledélivrer des fantômes qui l' obsèdent sous ce pâlesoleil. Ainsi s' expliquent les faiblesses detant de philosophes en leurs derniers jours. Ilfaut une religion autour du lit de mort ;laquelle ? N' importe ; mais il en faut une. Ilme semble bien en ce moment que je mourraiscontent dans la communion de l' humanité et dansla religion de l' avenir. Hélas ! Je ne jureraisrien, si je tombais malade. Chaque fois que jeme sens affaibli, j' éprouve une exaltation de lasensibilité et une sorte de retour pieux.mole sua stat : telle est de nos jours laraison d' être du christianisme. Qui ne s' estarrêté, en parcourant nos anciennes villesdevenues modernes, au pied de ces gigantesquesmonuments de la foi des vieux âges ? Tout s' est------------------------------------------------------------------------p487renouvelé alentour ; plus un vestige des demeureset des habitudes d' autrefois ; la cathédrale estrestée, un peu dégradée peut-être à hauteur demain d' homme, mais profondément enracinée dans lesol ; elle a résisté au déluge qui a tout balayéautour d' elle, et la famille de corbeaux, qui aplacé son nid dans sa flèche, n' a pas encore été

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dérangée. Sa masse est son droit. étrangeprescription ! Ces barbares convertis, cesbâtisseurs d' églises, Clovis, Rollon,Guillaume Le Conquérant, nous dominent toujours.Nous sommes chrétiens, parce qu' il leur a plu del' être. Nous avons réformé leurs institutionspolitiques devenues surannées ; nous n' avons osétoucher à leur établissement religieux. On trouvemauvais que nous autres civilisés nous touchionsau dogme que des barbares ont créé. Et quel droitavaient-ils que nous n' ayons ? Pierre, Paul,Augustin nous font la loi, à peu près comme sinous nous assujettissions encore à la loi saliqueou à la loi Gombette. Tant il est vrai qu' en faitde création religieuse les siècles sont portésà se calomnier eux-mêmes, et à se refuser leprivilège qu' ils accordent libéralement aux âgesreculés !De là l' immense disproportion qui peut, à certainesépoques, exister entre la religion et l' état moral,social et politique. Les religions sont pétrifiéeset les moeurs se modifient sans cesse. Semblableà ces roches granitiques qui se sont prises enenglobant dans leur masse encore liquide dessubstances étrangères, qui éternellement ferontcorps avec elles, le catholicisme s' est solidifiéune fois pour toutes, et nulle épuration n' estdésormais possible. Je sais qu' il est uncatholicisme plus adouci qui a su pactiser avecles nécessités du temps, et jeter un voile surde trop rudes vérités. Mais de tous les systèmes,celui-là est le------------------------------------------------------------------------p488plus inconséquent. Je conçois les orthodoxes, jeconçois les incrédules ; mais non lesnéo-catholiques. L' ignorance profonde où l' on esten France, en dehors du clergé, de l' exégèsebiblique et de la théologie, a seule pu donnernaissance à cette école superficielle et pleinede contradictions. C' est dans les pères, c' est dansles conciles qu' il faut chercher le vraichristianisme, et non chez des esprits à la foisfaibles et légers qui l' ont faussé enl' adoucissant, sans le rendre plus acceptable.Pour la grande majorité des hommes, le culteétabli n' est que la part de l' idéal dans la viehumaine, et à ce titre il est souverainementrespectable. Quel charme de voir dans deschaumières ou dans des maisons vulgaires, où toutsemble écrasé sous la préoccupation de l' utile,des images ne représentant rien de réel, des saints,

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des anges ! Quelle consolation, au milieu deslarmes de notre état de souffrance, de voir desmalheureux, courbés sous le travail de sixjournées, venir au septième jour se reposer àgenoux, regarder de hautes colonnes, une voûte,des arceaux, un autel, entendre et savourer deschants, écouter une parole morale et consolante.Oh ! Barbares, ceux qui appellent cela du tempsperdu, et spéculent sur le gain des dimancheset des fêtes supprimées ! Nous autres, qui avonsl' art, la science, la philosophie, nous n' avonsplus besoin de l' église. Mais le peuple, le templeest sa littérature, sa science, son art. Ce qu' ily a dans le christianisme de dangereux et defuneste, le peuple ne le voit pas. L' esprit quiaspire à une haute culture réfléchie doitpréalablement s' affranchir du catholicisme ; caril y a dans le catholicisme des dogmes et destendances inconciliables avec la culture moderne.Mais qu' importe au simple tout cela ? Il necueille que la fleur : que lui importe que les------------------------------------------------------------------------p489racines soient amères ? Je m' indigne de voir unhomme tant soit peu initié à la culture du xixesiècle conserver encore les croyances et lespratiques du passé. Au contraire, quand je parcoursles campagnes et que je vois à chaque angle dechemin et dans chaque chaumière les signes du plussuperstitieux catholicisme, je m' attendris, etj' aimerais mieux me taire toute ma vie que descandaliser un seul de ces enfants. Unesainte-vierge chez un homme réfléchi et chez unpaysan, quelle différence ! Chez l' homme réfléchi,elle m' apparaît comme une révoltante absurdité, lesigne d' un art épuisé, l' amulette d' uneavilissante dévotion ; chez le paysan, ellem' apparaît comme le rayon de l' idéal qui pénètrejusque sous ce toit de chaume. J' aime cette foisimple, comme j' aime la foi du moyen âge, commej' aime l' indien prosterné devant Kali ouKrischna, ou présentant sa tête aux roues duchar de Jagatnata. J' adore le sacrifice antique ;je n' ai que du dégoût pour le niais taurobole deJulien. Le paysan sans religion est la plus laidedes brutes, ne portant plus le signe distinctifde l' humanité (animal religiosum). hélas !Un jour viendra où ils devront subir la loicommune et traverser la vilaine période del' impiété. Ce sera pour le plus grand bien del' humanité ; mais, Dieu ! Que je ne voudraispour rien au monde travailler à cette oeuvre-là.

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Que les laids s' en chargent ! Ces bonnes gensn' étant pas du xixe siècle il ne faut pas trouvermauvais qu' ils soient de la religion du passé.Telle est ma manière : au village, je vais à lamesse ; à la ville, je ris de ceux qui y vont.Je suis quelquefois tenté de verser des larmesquand je songe que, par la supériorité de mareligion, je m' isole, en apparence de la grandefamille religieuse où sont tous ceux que j' aime,quand je pense que les plus belles âmes------------------------------------------------------------------------p490du monde doivent me considérer comme un impie,un méchant, un damné, le doivent, remarquez bien,par la nécessité même de leur foi. Fataleorthodoxie, toi qui autrefois faisais la paixdu monde, tu n' es plus bonne que pour séparer.L' homme mûr ne peut plus croire ce que croitl' enfant ; l' homme ne peut plus croire ce quecroit la femme ; et ce qu' il y a de terrible,c' est que la femme et l' enfant joignent leursmains pour vous dire : au nom du ciel, croyezcomme nous, ou vous êtes damné. Ah ! Pour ne pasles croire, il faut être bien savant ou bienmauvais coeur !Un souvenir me remonte dans l' âme, il m' attriste,sans me faire rougir. Un jour, au pied del' autel, et sous la main de l' évêque, j' ai ditau Dieu des chrétiens : dominus pars haereditatismeae et calicis mei ; tu es qui restitueshaereditatem meam mihi. j' étais bien jeune alors,et pourtant j' avais déjà beaucoup pensé. à chaquepas que je faisais vers l' autel, le doute mesuivait ; c' était la science, et, enfant quej' étais, je l' appelais le démon. Assailli depensées contraires, chancelant à vingt ans surles bases de ma vie, une pensée lumineuse s' élevadans mon âme et y rétablit pour un temps le calmeet la douceur : qui que tu sois, m' écriai-je dansmon coeur, ô Dieu des nobles âmes, je te prendspour la portion de mon sort. Jusqu' ici je t' aiappelé d' un nom d' homme ; j' ai cru sur parolecelui qui dit : je suis la vérité et la vie. Jelui serai fidèle en suivant la vérité partoutoù elle me mènera. Je serai le véritable nazaréen,tandis que, renonçant aux vanités et auxsuperfluités de la terre, je n' aurai d' amourque pour les belles choses, et ne proposerai àmon activité d' autre objet ici-bas. Eh bien !Aujourd' hui je ne me repens pas de cette parole,et je redis volontiers : dominus------------------------------------------------------------------------p491

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pars haereditatis meae, et j' aime à songerque je l' ai prononcée dans une cérémonie religieuse.Les cheveux ont repoussé sur ma tête ; maistoujours je fais partie de la sainte milice desdéshérités de la terre. Je ne me tiendrai pourapostat que le jour où des intérêts usurperaientdans mon âme la place des choses saintes, le jouroù, en pensant au Christ de l' évangile, je neme sentirais plus son ami, le jour où jeprostituerais ma vie à des choses inférieures,et où je deviendrais le compagnon des joyeux de laterre.funes ceciderunt mihi in praeclaris ! mon lotsera toujours avec les déshérités ; je serai de laligue des pauvres en esprit. Que tous ceux quiadorent encore quelque chose s' unissent parl' objet qu' ils adorent. Le temps des petits hommeset des petites choses est passé ; le temps dessaints est venu. L' athée, c' est l' homme frivole ;les impies, les païens, ce sont les profanes, leségoïstes, ceux qui n' entendent rien aux chosesde Dieu ; âmes flétries qui affectent la finesseet rient de ceux qui croient ; âmes basses etterrestres, destinées à jaunir d' égoïsme et à mourirde nullité. Comment, ô disciples du Christ,faites-vous alliance avec ces hommes ? Oh ! Nevaudrait-il pas mieux nous asseoir les uns et lesautres à côté de la pauvre humanité, assise morneet silencieuse sur le bord du chemin poudreux, pourrelever ses yeux vers le doux ciel qu' elle neregarde plus ? Pour nous, le sort en est jeté ;et quand même la superstition et la frivolité,désormais inséparables et auxiliaires l' une del' autre, parviendraient à engourdir pour un tempsla conscience humaine, il sera dit qu' en cexixe siècle, le siècle de la peur, il y eut encorequelques hommes qui, nonobstant le mépris vulgaire,aimèrent à être appelés des hommes de l' autre monde ;------------------------------------------------------------------------p492des hommes qui crurent à la vérité, et sepassionnèrent à sa recherche, au milieu d' un sièclefrivole, parce qu' il était sans foi, etsuperstitieux parce qu' il était frivole.J' ai été formé par l' église, je lui dois ce que jesuis, et ne l' oublierai jamais. L' église m' a séparédu profane, et je l' en remercie. Celui que Dieu atouché sera toujours un être à part : il est, quoiqu' il fasse, déplacé parmi les hommes, on leremarque à un signe. Pour lui les jeunes gens n' ontpas d' offres joyeuses, et les jeunes filles n' ontpoint de sourire. Depuis qu' il a vu Dieu, sa

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langue est embarrassée ; il ne sait plus parlerdes choses terrestres. ô Dieu de ma jeunesse, j' ailongtemps espéré revenir à toi enseignes déployéeset avec la fierté de la raison, et peut-être tereviendrai-je humble et vaincu comme une faiblefemme. Autrefois tu m' écoutais ; j' espérais voirquelque jour ton visage ; car je t' entendaisrépondre à ma voix. Et j' ai vu ton temple s' écroulerpierre à pierre, et le sanctuaire n' a plus d' écho,et, au lieu d' un autel paré de lumières et de fleurs,j' ai vu se dresser devant moi un autel d' airain,contre lequel va se briser la prière, sévère, nu,sans images, sans tabernacle, ensanglanté par lafatalité. Est-ce ma faute ? Est-ce la tienne ?Ah ! Que je frapperais volontiers ma poitrine,si j' espérais entendre cette voix chérie quiautrefois me faisait tressaillir. Mais non, iln' y a que l' inflexible nature ; quand je chercheton oeil de père, je ne trouve que l' orbite videet sans fond de l' infini, quand je cherche tonfront céleste, je vais me heurter contre la voûted' airain, qui me renvoie froidement mon amour.Adieu donc, ô Dieu de ma jeunesse ! Peut-êtreseras-tu celui de mon lit de mort. Adieu ; quoiquetu m' aies trompé, je t' aime encore !

NOTES AVENIR DE LA SCIENCE------------------------------------------------------------------------p493Cette tendance à placer l' idéal dans le passéest particulière aux siècles qui reposent sur undogme inattaqué et traditionnel. Au contraire,les siècles ébranlés et sans doctrine, comme lenôtre, doivent nécessairement en appeler à l' avenir,puisque le passé n' est plus pour eux qu' une erreur.Tous les peuples anciens plaçaient l' idéal de leurnation à l' origine ; les ancêtres étaient plusque des hommes (héros, demi-dieux). Voyez aucontraire, à l' époque d' Auguste, quand le mondeancien commence à se dissoudre, ces aspirationsvers l' avenir, si éloquemment exprimées par lepoète incomparable dans l' âme duquel les deux mondess' embrassèrent. Les nations opprimées font de même :Arthur n' est pas mort, Arthur reviendra. Le pluspuissant cri qu' une nation ait poussé vers l' avenir,la croyance de la nation juive au messie, cettecroyance, dis-je, naquit et grandit sous l' étreintede la persécution étrangère. L' embryon se formeà Babylone ; il se fortifie et se caractérise sousles persécutions des rois de Syrie ; il aboutitsous la pression romaine.

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J' ai vu des hommes du peuple plongés dans une vraieextase à la vue des évolutions des cygnes d' unbassin. Il est impossible de calculer à quelleprofondeur ces deux simples vies se pénétraient.évidemment le peuple, en face de l' animal, leprend comme son frère, comme vivant d' une vieanalogue à la sienne. Les esprits élevés, quiredeviennent peuple, éprouvent le même sentiment.Quelle bonhomie, par exemple, que celle de savantssouvent éminents, déclarant en tête de leursouvrages qu' ils n' ont pas eu l' intention d' empiétersur le terrain de la religion, qu' ils ne sont pasthéologiens et que les théologiens ne peuvent pastrouver mauvaises leurs tentatives d' humblephilosophie naturelle. Il y a en France des hommesqui admirent beaucoup l' établissement religieuxde l' Angleterre, parce que c' est de tous le plusconservateur. à mes yeux, ce système est le plusillogique et le plus irrévérencieux envers les chosesdivines.------------------------------------------------------------------------p494Telle me paraît être la vraie définition du hasarddans l' histoire, bien mieux que : et quia saepelatent causae, fortuna vocatur.Gustave-Adolphe est atteint d' un boulet à Lutzen,et sa mort change la face des affaires en Europe.Voilà un fait dont la cause n' est nullementignorée, mais qui peut néanmoins s' appelerhasard ou part irrationnelle de l' histoire,parce que la direction d' un boulet à quelquescentimètres près n' est pas un fait proportionné auximmenses conséquences qui en sortirent.La vie n' est pas autre chose : aspiration de l' êtreà être tout ce qu' il peut être ; tendance à passerde la puissance à l' acte. Dante, qui, dans sonlivre de Monarchia, a eu sur l' humanité desidées presque aussi avancées que les plus hardishumanitaires, a supérieurement vu cela : propriumopus humani generis totaliter accepti estactuare semper totam potentiam intellectuspossibilis (de Monarchia, I). Herder dit demême : " la perfection d' une chose consiste en cequ' elle soit tout ce qu' elle doit et peut être.La perfection de l' individu est donc qu' il soitlui-même dans toute la suite de son existence. "(ueber den charakter der Menschheit.)l' année 1789 sera dans l' histoire de l' humanitéune année sainte, comme ayant vu la première sedessiner, avec une merveilleuse originalité et unincomparable entraînement, ce fait auparavantinconnu. Le lieu où l' humanité s' est proclamée, le

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jeu de paume, sera un jour un temple ; on y viendracomme à Jérusalem, quand l' éloignement aurasanctifié et caractérisé les faits particuliers ensymbole des faits généraux. Le Golgotha ne devintsacré que deux ou trois siècles après Jésus.Voir comme éminemment caractéristique la déclarationdes droits dans la constitution de 91. C' est lexviiie siècle tout entier ; le contrôle de lanature et de ce qui est établi, l' analyse, la soifde clarté et de raison apparente.Que dire, par exemple, de notre éducationuniversitaire, réduite à une pure disciplineextérieure ? Rien pour l' âme et pour la culturemorale. Est-il étonnant, du reste, que Napoléonait conçu un collège comme une caserne ou unrégiment ? Notre système d' éducation, sans quenous nous en doutions, est encore trait pourtrait celle des jésuites : idée que l' on stylel' homme par le dehors, oubli profond de l' âmequi vivifie, machinisme intellectuel.Les langues offrent un curieux exemple de ceci.Les langues maniées, tourmentées, refaites demain d' homme, comme le français, en portentl' empreinte ineffaçable dans leur manque deflexibilité, leur construction pénible, leurdéfaut d' harmonie. La langue française, faitepar des logiciens, est mille fois moins logiqueque l' hébreu ou le sanskri,------------------------------------------------------------------------p495créés par les instincts d' hommes primitifs. J' aidéveloppé ce point dans un essai sur l' originedu langage, inséré dans la liberté depenser, revue philosophique (15 septembre et15 décembre 1848).Voir, par exemple, les considérations sur laFrance, de M De Maistre. L' ingénieuxpubliciste a vu le défaut des réformateurs,l' artificiel, le formalisme, la fureur d' écrireet de rédiger ce qui est plus fort quand il n' estpas écrit. Mais il n' a pas vu que ces défautsétaient nécessaires comme condition d' un progrèsultérieur.Voltaire n' a pas prétendu dire autre chose dansses nombreuses attaques contre l' optimisme : cesont de justes satires des absurdités de son siècle.de la démocratie en France, p. 76. Un peuplus loin on établit que la propriété territorialeest supérieure à toute autre, parce que le fruiten dépend moins de l' homme et plus des causesaveugles.L' extension plus ou moins grande qu' un peuple donne

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à la fatalité est la mesure de sa civilisation. Lecosaque n' en veut à personne des coups de fouetqu' il reçoit : c' est la fatalité ; le raïa turcn' en veut à personne des exactions qu' il souffre :c' est la fatalité. L' anglais pauvre n' en veutà personne, s' il meurt de faim : c' est la fatalité.Le français se révolte s' il peut soupçonner quesa misère est la conséquence d' une organisationsociale réformable.Par la raison, je n' entends pas seulement laraison humaine, mais la réflexion de tout êtrepensant, existant ou à venir. Si je pouvais croirel' humanité éternelle, je conclurais sans hésiterqu' elle atteindrait le parfait. Mais il estphysiquement possible que l' humanité soit destinéeà périr ou à s' épuiser, et que l' espèce humaineelle-même s' atrophie, quand la source des forcesvives et des races nouvelles sera tarie.(Lucrèce a là-dessus de sérieux arguments, liv. V,v. 381 et suiv.) dès lors, elle n' aura été qu' uneforme transitoire du progrès divin de toute chose,et du fieri de la conscience divine. Carlors même que l' humanité n' influerait pas directementsur les formes qui lui succéderont, elle aura euson rôle dans le progrès gradué, comme rameaunécessaire pour l' apparition des rameaux plusélevés. Bien que ceux-ci ne soient pas greffés surle premier rameau ils le seront sur le même tronc.Hegel est insoutenable dans le rôle exclusif qu' ilattribue à l' humanité, laquelle n' est pas sans doutela seule forme consciente du divin, bien que cesoit la plus avancée que nous connaissions. Pourtrouver le parfait et l' éternel, il faut dépasserl' humanité et plonger dans la grande mer ! Si jeme disculpais ici de panthéisme, j' aurais l' airde le faire par condescendance pour une timiditésoupçonneuse et de reconnaître à quelqu' un le droitd' exiger des------------------------------------------------------------------------p496protestations d' orthodoxie ; je ne le ferai doncpas. Qu' il me suffise de dire que je crois à uneraison vivante de toute chose, et que j' admetsla liberté et la personnalité humaine comme desfaits évidents ; que par conséquent toute doctrinequi serait amenée logiquement à les nierserait fausse à mes yeux. J' ajouterai que lepanthéisme ne paraît si absurde à la plupart queparce qu' ils ne le comprennent pas, et parce qu' ilsentendent le principe : tout est Dieu, dansun sens distributif, et non dans uncollectif. Tout n' est point ici synonyme de

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chaque, pas plus que dans cette phrase :tous les départements de France forment unespace de tant de lieues carrées. Il y auraitpeu d' absurdités comparables à celle-ci : chaqueobjet est Dieu. Hegel a fort bien expliqué ceci.( cours d' esthétique, t. Ii, p. 108, trad.Bénard.)qu' est-ce que la science du moyen âge, si ce n' estune dispute ? La dispute est si chère auxscolastiques, qu' ils se la réservent, se laménagent, et disposent leurs canons de façon àn' en pas supprimer la matière. Il y a despropositions reconnues fausses que l' on necondamne pas, pour que l' on puisse en disputer.Lisez le traité que les théologiens appellentdes lieux théologiques, vous aurez une idéede cette étrange méthode. Il ne s' agit pas du vrai,mais du controversable ; savoir n' est rien,disputer est tout.Voulez-vous un type de cette manièreirrévérencieuse de traiter la science, de laprendre comme un jeu d' esprit, bon à délasserd' une vie défleurie ou à faire naître ce rire inepte,si recherché de ceux à qui est interdit le rire debon aloi, lisez le journal de Trévoux et engénéral les ouvrages scientifiques sortis de lamême compagnie, laquelle, pour le dire en passant,n' a pu produire un seul savant sérieux(Kircher peut-être excepté, lequel a bien aussises folies ; mais ces folies étaient celles de sonsiècle), et a produit par contre quelques typesincomparables du charlatanisme scientifique,Bougeant, Hardouin, etc. Tout cela est du mêmeordre que le petit genre tout innocent et paternedes poètes de la société, du Cerceau, Commire,Rapin, etc. -les travaux des bénédictins sontd' un tout autre ordre, mais ne prouvent pas contrema thèse. Le besoin de remplir une vie calme etretirée par d' utiles travaux, des goûts studieux,l' instinct de la compilation et des collections,peuvent rendre à l' érudition d' immenses services,mais ne constituent pas l' amour pur de la science.Supposé que les égards de Descartes pour lathéologie ne fussent pas purement politiques ; ceque je ne pense pas. Descartes était un espritabsolu, tout à fait dépourvu de critique ; il abien pu croire à plein au christianisme.Cela est si vrai que les esprits à demi critiquesne se résignent------------------------------------------------------------------------p497à admettre le miracle que dans l' antiquité. Des

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récits qui feraient sourire, si on les donnaitcomme contemporains, passent grâce à lafantasmagorie de l' éloignement. Il semble qu' onadmette tacitement que l' humanité primitivevivait sous d' autres lois que les nôtres.Cette chose merveilleuse comme chaque nation sereflète naïvement dans la physionomie de sesmiracles. Comparez le miracle des hébreux grave,sévère, sans variété comme Jehova ; le miracleévangélique bienfaisant et moral, le miracletalmudique dégoûtant de vulgarité, le miraclebyzantin terne et sans poésie, le miracle dumoyen âge gracieux et sentimental ; le miracleespagnol et jésuitique, matérialiste, amollissant,immoral. Cela n' est pas étonnant, puisque chaquepeuple ne fait que mettre en scène dans sesmiracles les agents surnaturels du gouvernementde l' univers, tels qu' il les entend ; or cesagents, chaque race les façonne sur son propremodèle.Déjà l' étude de la science et de la philosophiegrecques, avait produit chez les musulmans aumoyen âge un résultat analogue. La plupart desphilosophes arabes étaient hétérodoxes ouincroyants. Averroès peut être considéré commeun rationaliste pur. Mais ce beau mouvement futcomprimé par la persécution des musulmans rigides.Le nombre et l' influence des philosophes ne furentpas assez grands pour emporter la balance, commecela a eu lieu en Europe.Voir l' admirable peinture de la réaction dévote ducommencement du xviie siècle, dans Michelet,du prêtre, de la femme, de la famille, chap. I,et en général tout ce livre, peinture si vive et sioriginale des faits les plus délicats et les plusindescriptibles. Il y a là tout un monde quepersonne n' ose dire. Voir encore la fine analysepsychologique que M Sainte-Beuve a simalheureusement intitulée volupté. ne pasoublier das ewig weibliche à la fin de Faust,et Méphistophélès vaincu par des roses tout enblasphémant, et l' admirable épisode deDorothée et d' Agnès dans la pucelle :et se sentant quelque componction,elle comptait s' en aller à confesse ;car de l' amour à la dévotionil n' est qu' un pas ; l' une et l' autre estfaiblesse.une rigoureuse analyse psychologique classeraitl' instinct religieux inné chez les femmes dans lamême catégorie que l' instinct sexuel. Tout cela

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apparaît pour la première fois au moyen âge d' unemanière caractérisée dans les lollards, béguards,fraticelles, pauvres de Lyon, humiliati,flagellants, etc.------------------------------------------------------------------------p498Cette opposition produit quelquefois d' étrangeseffets. Certaines faiblesses des plus fiersrationalistes ne s' expliquent que par là. Il vientde moments de dégel, où tout se couvre d' humidité,devient flasque et sans tenue. J' ai souvent songéque ce type (haute fierté intellectuelle, jointeaux faiblesses les plus féminines) pourrait servirde sujet à un roman psychologique. Faust necorrespond qu' à une partie de ce que j' imagine. Lesanciens, par une de ces distinctions que bannitnotre physique, parce qu' elles ne s' appuient passur des faits assez précis, et qui pourtant avaienttant de vérité, distinguaient chaleur sèche etchaleur humide. Cette distinction est juste, dumoins en psychologie.J' ai entendu un homme, excellent du reste, seréjouir du choléra ; car, disait-il, ces calamitésopèrent un retour aux idées religieuses. Cela,du reste, est conséquent. Qu' importe, pourvu queles âmes soient sauvées ?Au fond, les différences entre les sectes religieusesne sont pas moindres. Mais elles ne frappent pasautant, parce qu' on ne les voit pas existersimultanément dans un même pays, tandis que laphilosophie est toujours envisagée synoptiquementet comme solidaire dans toutes ses parties. Aussidans les pays où plusieurs sectes sont enprésence, le scepticisme religieux ne tarde pasà se produire.Dans l' impossibilité d' exposer avec précision detelles idées, je renvoie à l' hymne où, dès mapremière jeunesse, je cherchai à exprimer mapensée religieuse, à la fin du volume.(on l' a supprimée.)soient, par exemple, les preuves de l' existencede Dieu de Descartes. Jamais esprit de quelquefinesse ne les a prises au sérieux, et jeplaindrais fort celui dont la foi religieuse neserait étayée que sur ce scolastique échafaudage.Et pourtant elles sont vraies au fond, touteségalement vraies, mais étroitement exprimées.C' est en cela qu' excelle l' Allemagne. Sesaperçus sont complètement individuels etintraduisibles. Si l' on en change tant soi peu letour, ils disparaissent, comme des essences quis' évaporent si on les fait passer d' un vase à un

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autre. Tel ouvrage allemand de premier ordre estlourd et insupportable en français ; ôtez à l' eaude rose sa senteur, elle ne vaut pas de l' eauordinaire. Soit, par exemple, l' admirableintroduction de G De Humboldt à son essai surle kawi, où se trouvent réunies les plus fines vuesde l' Allemagne sur la science des langues, cetessai serait traduit en français qu' il n' auraitaucun sens et paraîtrait d' une insigne platitude :et c' est là ce qui en fait l' éloge ; cela prouvela délicatesse du trait.------------------------------------------------------------------------p499Fichte, par exemple, répète sans cesse dans saméthode pour arriver à la vie bienheureuse :" ceci n' est-il pas parfaitement évident, plus clairque le soleil ? Aucun esprit bien fait ne peut ne pasle comprendre. " quand un homme sincère parle sur ceton, je le crois toujours. Car comment un espritdroit, appliqué sérieusement à son objet, verrait-ilfaux ? Il est donc certain que le système de Fichteétait parfaitement vrai pour lui, au point de vue oùil se plaçait.Ainsi les hypothèses sur l' électricité, lemagnétisme, expliquent les phénomènes ; ellessont un lien commode entre les faits ; mais onne les prend pas comme ayant une valeur absolue etcorrespondant à des réalités physiques." je vois la mer, des rochers, des îles, " dit celuiqui regarde par les fenêtres au nord du château." je vois, des arbres, des champs, des prés, " ditcelui qui regarde par les fenêtres du sud. Ilsauraient bien tort de se disputer ; ils ont raisontous les deux.Le type de cet esprit, c' est bienJoseph De Maistre, un grand seigneur impatientdes lentes discussions de la philosophie : pourdieu ! Une décision, et que ce soit fini ! Vraieou fausse, n' importe. L' essentiel est que je soisen repos. Un pape infaillible, c' est bien pluscourt. Infaillible ! ... oh ! C' est faire tropd' honneur à ces vils mortels. Non, un pape sansappel !Je ne connais rien de plus touchant et de plusnaïf que les efforts que font les croyants,emportés forcément par le mouvement scientifiquede l' esprit moderne, pour concilier leurs vieillesdoctrines avec cette formidable puissance, qui lescommande quoi qu' ils fassent. Si l' on ouvraittelle conscience, on trouverait là des trésorsde pieuses subtilités, vraiment édifiants et indicesd' une bien aimable moralité.

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L' un des hommes qui ont le plus vigoureusementinsulté la nature humaine au profit de larévélation, a dit quelque part (voirl' univers du 26 mars 1849) qu' il préférait debeaucoup Rabelais, Parny et Pigault-Lebrun àLamartine. Je le crois sans peine. Voltaire aussitrouvait mieux son affaire avec le curé deVersailles, qui caressait tour à tour et volaitses ouailles, qu' avec saint Vincent De Paul ousaint François De Sales.Il y aurait une curieuse recherche à faire sur leprix plus ou moins élevé de la vie humaine auxdiverses phases du développement de l' humanité. Ontrouverait que ce prix a toujours été estimé sur savaleur réelle, c' est-à-dire qu' on a beaucoup plusrespecté la vie humaine aux époques où elle aréellement le plus de valeur. La conscience sefaisant peu à peu et traversant des degrés divers, une------------------------------------------------------------------------p500conscience a d' autant plus de valeur qu' elle estplus faite, plus avancée. L' homme civilisé quise possède si énergiquement est bien plus homme,si j' ose le dire, que le sauvage qui se sent àpeine, et dont la vie n' est qu' un petitphénomène sans valeur. Voilà pourquoi le sauvagetient très peu à la vie ; il l' abandonne avec unefacilité étrange, et l' ôte aux autres comme en sejouant. Chez lui, la personnalité est à peinenouée. L' animal, et jusqu' à un certain pointl' enfant, voient la mort d' un de leurs semblablessans effroi. Le prix qu' on fait de la vie pour soiest toujours celui qu' on en fait pour les autres.Plusieurs faits de notre révolution ne s' expliquentque par là. La vie était tombée à un effrayant bonmarché.Le christianisme, par ses tendances universelleset catholiques, a contribué à affaiblir le culteantique de la patrie. Le chrétien fait partied' une société bien plus étendue et plus sainte,qu' il doit au besoin préférer à son pays.Dieu me garde d' insulter un esprit aussidistingué que Franklin. Mais comment un homme dequelque sens moral et philosophique a-t-il puécrire des chapitres intitulés : conseils pourfaire fortune. -avis nécessaire à ceux quiveulent être riches. -moyens d' avoir toujoursde l' argent dans sa poche. " grâce à ces moyens,ajoute-t-il, le ciel brillera pour vous d' un éclatplus vif, et le plaisir fera battre votre coeur.Hâtez-vous donc d' embrasser ces règles et d' êtreheureux. " voilà un charmant moyen pour ennoblir

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la nature humaine.La libation est de tous les usages de l' antiquitécelui qui me semble le plus religieux et le pluspoétique : sacrifice (perte sèche, comme diraientles gens positifs) des prémices à l' invisible.La même application irrationnelle, mais énergiqueet belle, d' un principe de la nature humaine seremarque dans les idées des religions surl' expiation. Le besoin d' expiation, après une vieimmorale ou frivole, est très légitime ; l' erreurest d' avoir cru qu' il s' agissait de se punir. Laseule pénitence raisonnable, c' est le repentir etle retour avec plus d' amour à la vie sérieuse etbelle.Les petits esprits qui conçoivent la perfectioncomme une médiocrité, résultant de la neutralisationréciproque des extrêmes, appellent cela des excès ;mais c' est là une étroite et mesquine manièred' expliquer de pareils faits. Ce qu' il y fautblâmer, ce n' est pas le trop d' énergie, c' est lamauvaise direction donnée à de puissants instincts.Ces harmonieuses plaintes sont devenues un desthèmes les------------------------------------------------------------------------p501plus féconds de la poésie moderne. Après celle deJouffroy, je n' en connais pas de plus vraies quecelles de Louis Feuerbach, un des représentantsles plus avancés de l' école ultra-hégélienne( souvenirs de ma vie religieuse, à la suitede la religion de l' avenir ). Ce regret ne seremarque pas chez les premiers sceptiques (lesphilosophes du xviiie siècle par exemple) lesquelsdétruisaient avec une joie merveilleuse et sanséprouver le besoin d' aucune croyance, préoccupésqu' ils étaient de leur oeuvre de destruction etdu vif sentiment de l' exertion de leur force.Héraclite concevait les astres comme desmétéores s' allumant à temps dans des réceptaclespréparés à cette fin, sortes de chaudrons, qui,en nous tournant leur partie obscure, produisentles phases, les éclipses, etc. Anaxagore croitque la voûte du ciel est de pierre, et conçoit lesoleil et les astres comme des pierres enflammées.Cosmas Indicopleustès imagine le monde comme uncoffre oblong ; la terre forme le fond ; aux quatrecôtés s' élèvent de fortes murailles, et le cielforme le couvercle cintré. Les hébreux supposaientle ciel semblable à un miroir d' airain (Job, xxxvii,18), soutenu par des colonnes (Job, xxvi, 11) ;au-dessus sont les eaux supérieures, qui en tombentpar des soupapes ou fenêtres munies de barreaux,

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pour former la pluie (ps. Lxxviii, 23 ; gen., vii,11 ; viii. 2). Strepsiade se faisait un systèmede météorologie analogue, quoique un peu plusburlesque (Aristoph., nuées, v. 372).Dirai-je que l' on peut déjà en soupçonner quelquechose ? En effet, le terme du progrès universelétant un état où il n' y aura plus au monde qu' unseul être, un état où toute la matière existanteengendrera une résultante unique, qui sera Dieu ;où Dieu sera l' âme de l' univers, et l' universle corps de Dieu, et où, la périoded' individualité étant traversée, l' unité, qui n' estpas l' exclusion de l' individualité, mais l' harmonieet la conspiration des individualités, régneraseule ; on conçoit, dis-je, que dans un pareil état,qui sera le résultat des efforts aveugles de toutce qui a vécu, où chaque individualité, jusqu' àcelle du dernier insecte, aura eu sa part, touteindividualité se retrouve, comme dans le sonlointain d' un immense concert. C' est ainsi, dumoins, que j' aime à l' entendre. Voir d' admirablespages de Spiridion, présentées cependant sousdes formes trop substantielles.Admirable expression de Schiller.Je parle surtout ici de la France. Les succèsde M Ronge et des catholiques allemandsprouvent qu' un mouvement religieux n' est pas------------------------------------------------------------------------p502tout à fait impossible en Allemagne. L' apparitionincessante de nouvelles sectes, que les catholiquesreprochent aux protestants comme une marque defaiblesse, prouve, au contraire, que le sentimentreligieux vit encore parmi eux, puisqu' il y estencore créateur. En France, il n' y a pas de dangerque cela arrive : tout est figé. Rien de plus mortque ce qui ne bouge pas. Plusieurs faits témoignentaussi que la fécondité religieuse n' est pas éteinteen Angleterre. Quant à l' Orient, les arabes fontobserver que la liste des prophètes n' est pas close,et les succès des wahhabites prouvent qu' un nouveaumahomet n' est pas impossible. J' ai souvent faitréflexion qu' un européen habile, sachant l' arabe,présentant une légende par laquelle il serattacherait de façon ou d' autre à une branchede la famille du prophète, et prêchant avec celales doctrines d' égalité ou de fraternité, sisusceptibles d' être bien comprises par les arabes,pourrait, avec huit ou dix mille hommes, faire laconquête de l' Orient musulman, et y exciter unmouvement comparable à celui de l' islamisme.Fichte, dans l' ouvrage où se révèle le mieux son

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admirable sens moral, a merveilleusement expriméce sacerdoce de la science ( de la destinéedu savant et de l' homme de lettres, 4e leçon.Voyez aussi méth. Pour arriver à la viebienheureuse, 4e leçon).Cela est si vrai que des peuples entiers ontmanqué d' un tel système religieux ; ainsi leschinois qui n' ont jamais connu que la moralenaturelle, sans aucune croyance mythique. Le cultede Fo ou Buddha est, on le sait, étranger à laChine.Comment ne pas exprimer aussi un regret sur cettedéplorable nullité à laquelle est condamnée laprovince, faute de grandes institutions et demouvement littéraire ! Quand on songe que chaquepetite ville d' Italie au xvie siècle avait songrand maître en peinture et en musique, et quechaque ville de 3, 000 âmes en Allemagne est uncentre littéraire, avec imprimerie savante,bibliothèque et souvent université, on est affligédu peu de spontanéité d' un grand pays, réduit àrépéter servilement sa capitale. La distinction dubon goût parisien et du mauvais goût provincialest la conséquence de la même organisationintellectuelle ; or, cette distinction est aussimauvaise pour la capitale que pour la province ;elle donne à la question de goût une importanceexagérée. Tout cela prouve aussi une chose asseztriste, c' est que l' art, la science et lalittérature ne fleurissent pas chez nous par suited' un besoin intime et spontané, comme dans l' ancienneGrèce, comme dans l' Italie du xve siècle ; puisque,là où il n' y a pas d' excitation extérieure, rienne se produit.------------------------------------------------------------------------p503Les allemands qui ont étudié notre systèmed' instruction publique prétendent que certainscours des lycées, ceux de philosophie, par exemple,rappellent seuls l' enseignement des universitésallemandes. Voir l. Hahn, das unterrichtswesenin frankreich, Breslau, 1848, 2e partie.Voici le programme d' une fête universitairede Koenigsberg " conditi prussiarum regnimemoriam anniversariam die xviii jan. Mdcccxlin auditorio maximo celebrandam indicunt,prorector, director, cancellarius et senatusacademiae albertinae. Inest dissertatio denominum tertiae declinationis vicissitudine...G. -B. Winer défraya une douzaine de solennitésacadémiques avec une série de dissertations surl' usage des verbes composés d' une préposition

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dans le nouveau testament.voir les actes des congrès annuels des philologuesallemands : verhandlungen der versammlungendeutscher philologen und schulmoenner.Malebranche, dans son admirable quoique tropsévère chapitre sur Montaigne, l' avait déjàappelé un pédant à la cavalière. Pascal,les logiciens de Port-Royal et Malebrancheavaient saisi très finement cette petiteprétention de l' auteur des essais.cela est si vrai qu' un même sentiment peut fournirde la poésie, de l' éloquence, de la philosophie,selon qu' on le fait diversement vibrer ; à peu prèscomme les vibrations diverses d' un même fluideproduisent chaleur et lumière.Stobée, Apophth., 8. Ii. P. 44, édit.Gaisford.Quintilien avait bien raison de dire :grammatica plus habet in recessu quam frontepromittit.voir l' histoire de la philologie classique dansl' antiquité (geschichte der klassischen philologieim alterthum), par M Graefenhan, Bonn,1843-46. Voici les objets divers qu' il y a faitrentrer : 1 grammaire, et ses diverses parties ;rhétorique, lexilogie (étymologie, synonymique,lexicographie, glossographie, onomatologie,dialectographie). -2 exégèse, allégorique, verbale,commentaires des rhéteurs, des grammairiens, dessophistes, scholies, paraphrases, traductions,imitations. -3 critique des textes, critiquelittéraire (authenticité, etc.), critique,esthétique. -4 érudition, théologie, mythographie,politique, chronologie, géographie, littérature(compilateurs, abréviateurs, bibliographie,biographie, histoire littéraire), histoire etthéorie des beaux-arts. -M Haase, dans lejournal d' Iéna, critique------------------------------------------------------------------------p504vivement l' emploi d' une acception aussi vaste( neue jenaische literatur-zeitung, febr 1845,numéro 35-37). -l' école de Heyne et de Wolfentendait par philologie la connaissance approfondiedu monde antique (grec et romain) sous toutes sesfaces, en tant qu' elle est nécessaire à laparfaite intelligence de ces deux littératures.Ainsi l' entendait l' antiquité. La grammaire,c' était l' encyclopédie, non pour la science positiveelle-même, mais comme moyen nécessaire pourl' intelligence des auteurs. Tout était rapporté à cebut littéraire. Le tableau le plus complet de tout

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ce que devait savoir le grammairien ancien, setrouve dans l' éloge que Stace fait de son père(Sylv).mot de Cratès de Mallos : " le grammairien, c' estle manoeuvre ; le critique, c' est l' architecte. "Wegener, de aula attalica, recueil desfragments de Cratès.Je parle seulement du moyen âge scolastique, duxie au xve siècle. Les rhéteurs de l' époquecarlovingienne sont bien les successeurs desgrammairiens romains, et ne sont que tropphilologues dans le sens étroit et verbal.Roger Bacon, en qui se remarquent les premièresétincelles de l' esprit moderne, et qui presqueseul, en un espace de dix siècles, comprit lascience comme nous la comprenons, avait déjàdeviné la philologie. Il consacre la troisièmepartie de l' opus majus à l' utilité de l' étudedes langues anciennes (grec, arabe, hébreu) etporte en ce sujet délicat la plus parfaitejustesse de vues. L' étude des langues n' est pluspour lui un moyen pour exercer le métierd' interprète ou de traducteur, comme cela avaitlieu presque toujours au moyen âge ; c' est uninstrument de critique littéraire et scientifique.Il faut en dire autant de la connaissance que lessyriens, les arabes et les autres orientaux (lesarméniens peut-être exceptés) eurent de lalittérature grecque. Elle fut des plus grossières,parce qu' elle ne fut pas philologique.J' ai placé, dit-il, le prince des poètes à côtéde Platon, le prince des philosophes, et je suisobligé de me contenter de les regarder, puisqueSergius est absent et que Barlaam, mon ancienmaître, m' a été enlevé par la mort. Tantôt je meconsole en jetant un regard sur ce chef-d' oeuvre ;tantôt je l' embrasse, et je m' écrie en soupirant :grand homme ! Avec quel bonheur je t' entendrais, sila mort n' avait fermé l' une de mes oreilles(Barlaam) et si l' éloignement ne rendait l' autreimpuissante (Sergius) ! ( epist var, xx,Opp. p. 998, 999).Pour bien comprendre le caractère de la critiqueancienne, voir l' excellent article de M Eggersur Aristarque ( revue des deux mondes,1er février 1846).------------------------------------------------------------------------p505aristarchus homeri versum negat quem non probat.il serait à désirer que Porson, Brunck, et biend' autres critiques allemands n' eussent pas choisicet étrange moyen de devenir des aristarques.

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C' est ainsi que les arabisants européens croientsans témérité mieux entendre certains passages duCoran que les arabes. C' est ainsi encore que leshébraïsants modernes corrigent plusieursexplications de textes anciens donnés dans les livreshébreux d' une composition plus moderne, dans leschroniques ou paralipomènes par exemple,et relèvent même dans les livres anciens desétymologies plus que hasardées. Nul de nosphilologues ne prétend mieux savoir le grec quePlaton, le latin que Varron ; et pourtant nuld' entre eux ne se fait scrupule de corriger lesétymologies de Platon et de Varron.Les vrais manuels de l' antiquité sont lescompilations du Ve et du VIe siècle, celles deMarcien Capella, d' Isidore De Séville, deBoèce, etc. Le déluge des livres élémentaires estaussi chez nous un fait assez récent et netémoigne certainement pas d' un progrès. Dansl' éducation vive, l' enfant fait pour lui le travailqu' on lui épargne par ces moyens artificiels, cequi est d' un grand avantage pour l' originalité. Lexviie siècle apprenait mieux le latin dans lesauteurs, ou même dans Despautères, que nous nel' avons appris dans Lhomond, et qu' on nel' apprendra dans des grammaires bien meilleures.Ici, comme en tant d' autres choses, on s' estlaissé prendre à ce sophisme : nos pères ont faitmerveille avec des méthodes médiocrement régulières.Que ne feront pas nos enfants quand tout seraréglé et perfectionné ? Dans les exercices degymnastique, la perfection de l' outil n' importe pas.Polybe consacre un livre de son histoire auxnotions les plus élémentaires de géographie ets' arrête à expliquer les points cardinaux, etc.,comme des curiosités d' un très grand intérêt.Strabon ( géogr., liv viii, init ) nousapprend qu' éphore et plusieurs autres firent demême. Supposez un moment M Thiers commençantson histoire de la révolution par un petit coursde cosmographie. Un bachelier ès lettres souritmaintenant de la controverse animée que Cicéronsoutint contre Tiron pour savoir si toutes lesvilles du Péloponèse sont maritimes, et s' il ya des ports en Arcadie ( lettres à Atticus,liv IV, 2).Jamais les anciens ne sont bien nettement sortisdu point de vue étroit où l' esthétique est censéedonner des règles à la production littéraire ;comme si toute oeuvre devait être appréciée parsa conformité avec un type donné, et non par la

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quantité de beauté positive qu' elle présente. Uneseule règle peut être donnée pour produire lebeau : " élevez votre âme, sentez noblement et ditesce------------------------------------------------------------------------p506que vous sentez. " la beauté d' une oeuvre, c' estla philosophie qu' elle renferme.Les réformateurs du xvie siècle sont desphilologues. Au xviiie siècle, l' oeuvre s' accomplitsurtout au nom des sciences positives.D' Alembert et l' encyclopédie caractérisentce nouvel esprit.Que serait-ce donc, si à l' expérimentationscientifique on pouvait joindre l' expérimentationpratique de la vie ? Saint-Simon mena, commeintroduction à la philosophie, la vie la plusactive possible, essayant toutes les positions,toutes les jouissances, toutes les façons de voiret de sentir, et se créant même des relationsfactices, qui n' existent pas ou se présententrarement dans la réalité. Il est certain quel' habitude de la vie apprend, autant que leslivres, et constitue une culture pour ceux quin' en ont pas d' autre. Le seul homme inculte(inhumanus) est celui qui n' a pu participerni à la culture pratique ni à la culturescientifique.Je dois répéter, pour éviter un étrange malentendu,que dans tout ce qui précède j' ai pris le mot dephilologie dans le sens des anciens, commesynonyme de polymathie : (...) (Platon, legg. I,641, e). - quae quidem erant (...) etdignitatis meae, dit Cicéron en parlant dequelques demandes qu' il avait adressées àCléopâtre ( ad atticum, liv xv, ép xv).Ainsi (t v, p 47-48) M Comte prophétise apriori que l' étude comparée des langues amèneraà en reconnaître l' unité comme fait historique, car,dit-il, chaque espèce d' animal n' a qu' un cri. Or,c' est tout le contraire qui est arrivé.Les visions pseudo-daniéliques sont à mes yeux leplus ancien essai de philosophie de l' histoire,et reste fort intéressant à cet égard.La peine que se donne M Jouffroy pour attribuerun sens spécial au mot philosophie vient de cequ' il n' a pas assez remarqué le sens conventionnelqu' on prête à ce mot en France. (voir son mémoiresur l' organisation des sciences philosophiques. )Cicéron, Tuscul., v, 3. Cité comme dePythagore.M Villemain écrivait à Geoffroy Saint-Hilaire,

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après avoir lu la partie générale de son courssur les mammifères : " l' histoire naturelleainsi entendue est la première des philosophies " .On pourrait en dire autant de toutes les sciences,si elles étaient traitées par desGeoffroy Saint-Hilaire.Cela doit même être admis dans les idées duthéisme ancien, puisque, suivant cette manière deconcevoir le système des choses,------------------------------------------------------------------------p507Dieu est regardé comme ne créant plus dans letemps, mais ayant tout créé à l' origine.La vraie psychologie, c' est la poésie, le roman,la comédie. Une foule de choses ne peuvent s' exprimerqu' ainsi. Ce qu' on appelle psychologie, celle desécossais par exemple, n' est qu' une façon lourde etabstraite, qui n' a nul avantage, d' exprimer ce queles esprits fins ont senti bien avant que lesthéoriciens ne le missent en formules." entourons, dit M Michelet, écoutons ce jeunemaître des vieux temps ; il n' a nullement besoinpour nous instruire de pénétrer ce qu' il dit ;mais c' est comme un témoin vivant : il y était, ilen sait mieux le conte. " ( du peuple, p 212.)M Ozanam a montré d' une façon non subtile queDante a conçu l' unité de l' humanité d' une façonpresque aussi avancée que les modernes. Lechristianisme par sa catholicité était unpuissant acheminement vers cette idée. Ce n' esttoutefois que vers la fin du xviiie sièclequ' elle nous apparaît parfaitement dessinée. Lavieille humanité française était une vertuou une qualité morale, mais avec bien des nuancesqui expliquent la transition. " je te le donneau nom de l' humanité, " dit Don Juan dansMolière. Je ne sache pas qu' au xviie siècle on aitécrit un mot plus avancé.M De Maistre pousse le paradoxe jusqu' à nierl' existence même de la nature humaine et sonunité. Je connais des français, des anglais,des allemands, dit-il, je ne connais pasd' hommes. nous autres nous pensons que le butde la nature est l' homme éclairé, qu' il soitfrançais, anglais, allemand.L' analyse psychologique des facultés telle que lafont les philosophes indiens est profondémentdifférente de la nôtre. Les noms de leurs facultéssont intraduisibles pour nous ; tantôt leursfacultés renferment plusieurs des nôtres sous unnom commun, tantôt elles subdivisent les nôtres. J' aientendu M Burnouf comparer cette divergence aux

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coupes que ferait un emporte-pièce sur une mêmesurface, ou mieux à deux cartes de la même région àdes époques diverses superposées l' une à l' autre.Posez une carte de l' Europe d' après les traitésde 1815 sur une carte de l' Europe au vie siècle :les fleuves, les mers et les montagnes coïncideront,mais non les divisions ethnographiques et politiques,bien que là encore certains groupes se rappellent.a dissertation on the theology of the chinese,with a view to the elucidation of the mostappropriate term for expressing the deity in thechinese language, by M H Medhurst, 1847, in-8.Voir------------------------------------------------------------------------p508le rapport de M Mohl, dans le journal asiatique,août 1848, page 160.cours de littérature dramatique, t. Ier,chap. Xvii.K (...) dans le sens grec.Le défaut de la plupart de nos grammairesélémentaires est de substituer le tour de règleset de procédés à l' histoire raisonnée desmécanismes de la langue. Ceci est surtout choquant,quand il s' agit des langues anciennes, lesquellesn' avaient pas de règles à proprement parler,mais une organisation vivante, dont on avait encorela conscience actuelle." quand on a une fois trouvé le commode et le beau,dit Fleury, on ne devrait jamais changer. " il ya encore des gens qui regrettent qu' on n' écriveplus de la même manière que sous Louis Xiv,comme si ce style convenait à notre manière depenser.Le même progrès a eu lieu en mathématiques. Lesanciens envisageaient la quantité dans son êtreactuel, les modernes la prennent dans sagénération, dans son élément infinitésimal. C' estl' immense révolution du calcul différentiel.L' Inde seule mérite à quelques égards d' être priseau sérieux et comme fournissant des documentspositifs à la science. Nous avons à apprendre dansla métaphysique indienne. Les idées les plusavancées de la philosophie moderne, qui ne sontencore le domaine que d' un petit nombre, sont làdoctrines officielles. L' Inde aurait presque autantde droits que la Grèce à fournir des thèmes à nosarts. Je ne désespère pas qu' un jour nos peintresn' empruntent des sujets à la mythologie indienne,comme à la mythologie grecque. Narayana étendusur son lit de lotus, contemplant Brahma quis' épanouit de son nombril, Lachmi reposant sous ses

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yeux, n' offrirait-il pas un tableau comparable auxplus belles images grecques. Les mathématicienstrouveraient aussi dans la théorie indienne desnombres des algorithmes fort originaux.L' Orient moderne est un cadavre. Il n' y a pas eud' éducation pour l' Orient ; il est aujourd' hui aussipeu mûr pour les institutions libérales qu' auxpremiers jours de l' histoire. L' Asie a eu pourdestinée d' avoir une ravissante et poétiqueenfance, et de mourir avant la virilité. On croitrêver quand on songe que la poésie hébraïque, lesmoallacat et l' admirable littérature indienne ontgermé sur ce sol aujourd' hui si mort, si calciné.La vue d' un levantin excite en moi un sentimentdes plus pénibles, quand je songe que cettetriste personnification de la stupidité ou de l' astucenous vient de la patrie------------------------------------------------------------------------p509d' Isaïe et d' Antara, du pays où l' on pleuraitThammuz, où l' on adorait Jéhova, où apparurentle mosaïsme et l' islamisme, où prêcha Jésus !De là l' aversion ou la défiance qu' il est de bongoût de professer en France contre les littératuresde l' Orient, aversion qui tient sans doute à lamauvaise critique avec laquelle on a trop souventtraité ces littératures, mais plus encore à nosfaçons trop exclusivement littéraires et trop peuscientifiques. " on a beau faire, ditM Sainte-Beuve, nous n' aimons en France à sortirde l' horizon hellénique qu' à bon escient. " à labonne heure ; mais, devant des méthodes offranttoutes les garanties, pourquoi ces défiancesincurables ? Dugald Stewart, dans saphilosophie de l' esprit humain (1827) croitencore que le sanskrit est un mauvais jargoncomposé à plaisir de grec et de latin.Voltaire ne faisait d' ailleurs que suivre lestraces des apologistes. Ceux-ci prenaient labible comme une oeuvre absolue, en dehors du tempset de l' espace ; Voltaire la critique comme il eûtfait un livre du xviiie siècle, et, de ce point devue, il y trouve bien entendu des absurdités.De là le pédantisme de toute prétention classique.Il faut laisser chaque siècle se créer sa forme etson expression originale. La littérature vadévorant ses formes à mesure qu' elle les épuise ;elle doit toujours être contemporaine à la nation.M. Guizot fait observer avec raison que la vraielittérature du Ve et du VIe siècle, ce ne sont pasles pâles essais des derniers rhéteurs des écolesromaines, c' est le travail populaire de la légende

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chrétienne.discours de M Burnouf, à la séance des cinqacadémies, le 25 octobre 1848.le grand progrès que l' histoire littéraire a faitde nos jours a été de porter l' attention principalesur les origines et les décadences. Ce qui nouspréoccupe le plus, c' est ce à quoi Laharpe nepensait pas.verhandlungen der versammlungen deutscherphilologen und schulmanner, Bonn 1841. -voirun discours de M Creuzer sur le même sujet, aucongrès de Mannheim, 1839.Dans les écrits anciens, ce qui nous intéresse leplus est précisément ce à quoi les contemporains nesongeaient pas : particularités de moeurs, traitshistoriques, faits de linguistique, etc.C' est un usage en Bretagne de renfermer les têtesde morts dans une boîte de bois en forme de petitechapelle, au-devant de laquelle est------------------------------------------------------------------------p510une ouverture en forme de coeur, et c' est par làque la tête voit le jour. On a soin qu' elle soittellement disposée à l' intérieur que l' oeil seulse montre à la lucarne. De temps en temps, onenterre ces reliques, et la procession passe àl' entour tous les dimanches.C' est pour cela que l' homme du peuple est bien plussensible à la gloire patriotique que l' homme plusréfléchi, qui a une individualité prononcée.Celui-ci peut se relever par lui-même, par sestalents, ses titres, ses richesses. L' homme du peuple,au contraire, qui n' a rien de tout cela, s' attribuecomme un patrimoine la gloire nationale ets' identifie avec la masse qui a fait ces grandeschoses. C' est son bien, son titre de noblesse, à lui.Là est le secret de cette puissante adoption deNapoléon par le peuple. La gloire de Napoléonest la gloire de ceux qui n' en ont pas d' autres.Et encore ceux qui savent comment se font laplupart de ces recensions sont d' avis que, dansbeaucoup de cas, le monographe ne saurait comptersur un seul lecteur. Le grand art des recensions,n' est plus, comme du temps de Fréron, dejuger du tout par la préface ; c' estmaintenant d' après le titre qu' on se met àdisserter à tort et à travers sur le même sujetque l' auteur.Les historiens du xviie siècle qui ont prétenduécrire et se faire lire, Mézerai, Velly, Daniel,sont aujourd' hui parfaitement délaissés, tandisque les travaux de Du Cange, de Baluze, de

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Duchesne et des bénédictins, qui n' ont prétenduque recueillir des matériaux, sont aujourd' huiaussi frais que le jour où ils parurent.La perfection du Parthénon consiste surtout ence que les parties non destinées à être vues sontaussi soignées que les parties destinées à êtrevues. Ainsi dans la science.Eugène Burnouf, comment. Sur le yaçna,préf., p. V. -voyez dans le journal des savants,avril 1848, quelques excellentes pensées deM Biot sur le respect qui est dû aux travauxantérieurs.Il faut en dire autant de la connaissance que lesarabes du moyen âge eurent de la littératuregrecque.En voici un exemple qui n' intéressera pas seulementles théologiens. à propos du célèbre passageregnum meum non est de hoc mundo... nunc autemregnum meum non est hinc (Joann., xviii, 36),plusieurs écoles, dans des intentions trèsdifférentes, ont insisté sur le (...,) et, letraduisant par maintenant, en ont tiré diversesconséquences. Cette remarque inexacte n' eût pasété si souvent répétée, si l' on eût su que cetidiotisme (...) est la traduction littérale d' unelocution hébraïque (ve-atta), qui sert deconjonction adversative,------------------------------------------------------------------------p511sans aucune notion de temps. La même locutions' emploie, d' ailleurs, en grec et en latin poursignifier : or, d' ailleurs, mais. il faut doncsimplement traduire : " mais mon royaume n' estpas de ce monde. " -une autre discussion des plusimportantes et des plus vives de toute l' exégèsebiblique (Isaïe, ch. Liii) roule tout entière surl' emploi d' un pronom (lamo).traduction du bhagavata-purana deM Eugène Burnouf, t. Ier, préf., p. Iv, clxii,clxiii.M Auguste Comte a beaucoup arrêté son attentionsur ce difficile problème, et propose de remédierà la dispersion des spécialités en créant unespécialité de plus, celle des savants qui, sans êtrespéciaux dans aucune branche, s' occuperaient desgénéralités de toutes les sciences. (voircours de philosophie positive, t. Ier, 1 èreleçon, p. 30, 31, etc.Pour le dire en passant, je ne conçois qu' un moyende sauver cette précieuse collection et de laconserver maniable, c' est de la clore, et dedéclarer, par exemple, qu' il n' y sera plus admis

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aucun livre postérieur à 1850. Un dépôt séparéserait ouvert pour les publications plus récentes.Il y a évidemment une limite où la richesse d' unebibliothèque devient un obstacle et un véritableappauvrissement, par l' impossibilité de s' yretrouver. Cette limite, je la crois atteinte.Les charges qu' on impose au contribuable pour cesfins spiritualistes sont au fond un service qu' onlui rend. Il bénéficie d' un emploi de ses écus qu' iln' était pas assez éclairé pour vouloir directement.On fournit ainsi au contribuable, souvent matérialisteendurci, l' occasion, rare en sa vie, de faire un acteidéaliste. Le jour où il paie ses contributions estle meilleur de sa vie. Cela expie son égoïsme etsanctifie son bien souvent mal acquis et dont il faitmauvais usage. En général, l' impôt est la partiela mieux employée de la fortune du laïque, et ellesanctifie le reste. C' est l' analogue de ce qu' étaitdans les moeurs antiques, la libation, acte de hautidéalisme, prélèvement touchant fait pour l' invisible,l' inutile, l' inconnu, et qui d' un acte vulgaire faitun acte idéal. L' impôt presque tout employé à desfins civilisatrices, est, de la sorte, par sasignification suprasensible, ce qui légitime lafortune du paysan et du bourgeois ; c' en est, entout cas, la partie la mieux employée. De profanequ' elle est, la richesse devient ainsi quelquechose de sacré. L' impôt est de notre temps cequ' était, dans les anciens usages, la part que chacunfaisait " pour sa pauvre âme " à l' église et auxoeuvres pies. Il faut, pour le bien même ducontribuable, tâcher de faire cette part aussigrosse que------------------------------------------------------------------------p512possible, mais non en donnant au contribuable lesvraies raisons qu' il ne comprendrait pas.Il faut dire qu' alors ils n' eussent pas existé.L' homme spirituel ne vit jamais de l' esprit.Copernic ne vécut pas de ses découvertes ; ilvécut de son exactitude au choeur comme chanoinede Thorn. Les bénédictins du xviie sièclevécurent d' anciennes fondations n' ayant en vue queles pratiques monacales. De nos jours, le penseuret le savant vivent de l' enseignement, emploisocial qui n' a presque rien de commun avec la science.Le type de cette science de grand seigneur à coupsde cravache, est M De Maistre. On ferait unecollection des amusantes bévues qu' il débite avecson infaillibilité de gentilhomme. oratio, nousapprend-il, vient de os et ratio (raisonde la bouche, ce qui lui paraît d' une admirable

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profondeur), caecutire, caecus ut ire ; sortir,sehorstir ; maison est un mot celtique ;sopha vient de l' hébreu, de la racinesaphan, laquelle, dit-il, signifie élever,d' où vient le mot sofetim, juge, les éleveursdes peuples (encore un sens profond) ! Le malheurest que la racine saphan n' est connue d' aucunhébraïsant et que la racine shafat, d' où vientle nom des " juges " , ne signifie en aucune façonélever. Mais c' est égal ; cela fait des éclairs degénie.Voir une belle page de Laplace, à la fin dusystème du monde, 1 ère édition.Voyez dans l' ouvrage d' un missionnaire anglais,Robert Moffat (vingt-trois ans de séjour dansle sud de l' Afrique), p. 84, 157, 158), decurieux exemples du mythe improvisé sur place. Jevis un jour un enfant quelque temps pensif, puistout à coup affirmer sérieusement et avec unétrange caractère d' insistance, qu' il avait vuquelques jours auparavant une tête humaine dansle soleil. Or il était évident que cette penséevenait d' éclore en son cerveau, en se combinantpeut-être de quelque souvenir d' almanach. Telest le procédé qui préside à la formation desmythes les plus anciens : le rêve affirmé.où la vie est-elle plus naïve que dans l' animal ?Malebranche donne un coup de pied à une chiennequi était pleine, Fontenelle en est touché : ehquoi ! Reprend le dur cartésien, ne savez-vouspas bien que cela ne sent point ? Le père Poirsonprouve ainsi que les bêtes n' ont pas d' âme : lasouffrance est une punition du péché ; or les bêtesn' ont pas péché ; donc elles ne peuvent souffrir,donc elles sont de pures machines. Le p. Bougeantéchappait à l' argument, en supposant que les bêtesétaient des démons ; que, par conséquent, ellesavaient péché.------------------------------------------------------------------------p513Nul n' a mieux exposé ces lois que M Fauriel.Voir l' analyse de son cours de 1836, faite parM Egger dans une série d' articles du journalde l' instruction publique de cette année, etl' excellente notice de M. Ozanam sur son illustreprédécesseur ( correspondant, 10 mai 1845).Antar, bien qu' il soit devenu centre d' uncycle bien caractérisé, n' est pas une épopée. Touty est individuel, et, bien que l' orgueil nationalde l' Arabie soit le fond de la texture, aucunecause suffisamment nationale n' est mise en jeupour que cette belle composition dépasse la sphère

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du roman.En revanche, les sémites ont conçu en Dieu avecune remarquable facilité d' autres relations, cellesde père, de fils, des distinctions de puissances,d' attributs (cabbale, etc.).Les efforts que l' on a faits pour retrouver la loide la succession des systèmes grecs dans laphilosophie indienne sont à peu près chimériques.On ne peut dire que la loi du développement deslangues sémitiques soit de la synthèse à l' analyse,comme cela a lieu dans les languesindo-germaniques. De même l' arménien moderne sembleavoir beaucoup plus de syntaxe et de constructionsynthétique que l' arménien antique, qui pousse trèsloin la dissection de la pensée. On ne peut direaussi que le chinois moderne soit plus analytiqueque le chinois ancien, puisque au contraire lesflexions y sont plus riches, et que l' expressiondes rapports y est plus rigoureuse. Les loissont analogues de ces différents côtés, mais nonles mêmes, quoique toujours parfaitementrationnelles, à cause de l' élément individuel dechaque race qui modifie le résultat. Toute formuleest partielle, parce qu' elle n' est moulée que surquelques cas particuliers.M Auguste Comte, par exemple, prétend avoirtrouvé la loi définitive de l' esprit humain dansla succession des trois états théologique,métaphysique, scientifique. voilà, certes, uneformule qui renferme une très grande part devérité ; mais comment croire qu' elle expliquetoute chose ? M Comte commence par déclarer qu' ilne s' occupe que de l' Europe occidentale( philosophie positive, t. V, p. 4-5). Tout lereste n' est que pure sottise et ne mérite pas qu' ons' en occupe. Et en Europe, il ne s' occupe que dudéveloppement scientifique. Poésie, religion,fantaisie, tout cela est méconnu.En entendant l' histoire de la philosophie commel' histoire de l' esprit humain, et non commel' histoire d' un certain nombre de spéculations.La plupart des jugements et des proverbespopulaires sont de cette espèce, et expriment unfait vrai compliqué d' une cause fictive. La------------------------------------------------------------------------p514simple énonciation du fait est ce qu' il y a deplus difficile pour le peuple ; il y mêle toujoursquelque explication apparente. Quand les nourricesdisent : il y a un ange pour les petits enfants,elles expriment un fait vrai, savoir que lespetits enfants ne se font aucun mal dans des

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circonstances où des grandes personnes seblesseraient ; mais n' en voyant pas la cause,elles trouvent tout simple d' en appeler à un ange.L' explication des maladies par des démons, qui semontre si naïvement dans l' évangile, tient au mêmeprocédé intellectuel.L' islamisme ne se fortifia qu' un ou deux sièclesaprès la mort du prophète, et depuis, il esttoujours allé se consolidant par la force dudogme établi. Il est prouvé que l' immense majoritéde ceux qui suivirent le hardi koreischite n' avaienten lui aucune foi religieuse. Après sa mort, onmit sérieusement en délibération si onn' abandonnerait pas son oeuvre religieuse pourcontinuer seulement son oeuvre politique.Ceci ne nuit pas, bien entendu, à l' originalitéde ce produit divin. Les savants israélitescherchent souvent à prouver par des rapprochementsde textes que Jésus a volé toute sa doctrineà Moïse et aux prophètes, et que ce qu' on a appeléla morale chrétienne n' est au fond que lamorale juive. cela serait vrai, si unereligion consistait en un certain nombre depropositions dogmatiques, et une morale en quelquesaphorismes. Ces aphorismes étant pour la plupartsimples et de tous les temps, il n' y a pas dedécouverte à faire en morale ; l' originalité s' yréduit à une touche indéfinissable et à une façonnouvelle de sentir. Or, que l' on mette en facel' évangile et le recueil des apophthegmes morauxdes rabbins contemporains de Jésus, le pirkéavoth, et que l' on compare l' impression moralequi résulte de ces deux livres !Voir dans le dictionnaire philosophique deVoltaire le charmant article Gargantua, oùil est prouvé par des arguments tout semblables àceux des apologistes que les faits merveilleuxde l' histoire de Gargantua sont indubitables.Rabelais les atteste ; aucun historien ne les acontredits ; le sceptique Lamothe Le Vayer lesa si fort respectés qu' il n' en dit pas un mot. Cesprodiges ont été opérés à la vue de toute la terre.Rabelais dit en avoir été témoin ; il n' était nitrompé ni trompeur. S' il se fût écarté de lavérité, les journaux auraient réclamé. Et si cettehistoire n' était pas vraie, qui aurait osél' imaginer ? La grande preuve qu' il faut y croire,c' est qu' elle est incroyable, etc. Le défautde la critique des supernaturalistes est en effetde juger toutes les époques de l' esprit humain surla même mesure.

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quand les arabes eurent adopté Aristote commegrand maître de la science, ils lui firent unelégende miraculeuse comme à un prophète.------------------------------------------------------------------------p515on prétendait qu' il avait été enlevé au ciel surune colonne de feu, etc.Il est étrange que l' Europe ait adopté pour basede sa vie spirituelle les livres qui sont les moinsfaits pour elle, la littérature des hébreux,ouvrage d' une autre race et d' un autre esprit.Aussi ne se les accommode-t-elle qu' à force decontresens. Les védas auraient beaucoup plus dedroit que la bible à être le livre sacré del' Europe. Ceux-là sont bien l' oeuvre de nos pères.En Orient, un livre ancien est toujoursinspiré, quel qu' en soit le contenu. Il n' ya pas d' autre criterium pour la canonicité d' unlivre. Quant aux époques primitives, tout livre,par cela seul qu' il était livre écrit, étaitsacré. eh quoi ! Ne parlait-il pas des chosesdivines ? Son auteur n' était-il pas un prêtre, enrelation avec les dieux ? Ce n' est que plus tardqu' on arrive à concevoir le livre profane, oeuvreindividuelle, bonne ou mauvaise, de tel ou tel.J' entendais, il y a quelques mois, un orateuradmiré classer ainsi les religions du haut de lachaire de notre-dame : il y a trois religions : lechristianisme, le mahométisme et le paganisme.C' est exactement comme si l' on classifiait ainsi lerègle animal : il y a trois sortes d' animaux : leshommes, les chevaux et les plantes.Je ne parle pas de la Chine. Cette curieuse nationest de toutes peut-être la moins religieuse et lamoins supernaturaliste. Ses livres sacrés ne sontque des livres classiques, à peu près ce que lesanciens sont pour nous, ou du moins ce qu' ilsétaient pour nos humanistes. Là est peut-être lesecret de sa médiocrité. Il est beau, non de rêvertoujours, comme l' Inde, mais d' avoir rêvé dansson enfance : il en reste un beau parfum durant laveille, et toute une tradition de poésie, quidéfraie l' âge où l' on n' imagine plus.La religion des sémites nomades est extrêmementsimple. C' est le culte patriarcal du Dieu unique,pur, chaste, sans symboles, sans mystères, sansorgies. Tous ces grands systèmes de symbolismeassyrien, persan, égyptien, ne sont pas d' originesémitique, et révèlent un tout autre esprit, bienplus profond, plus hardi, plus chercheur. Ce n' estqu' au vie siècle environ avant l' ère chrétienne queces sortes d' idées s' introduisirent chez les

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sémites. Il y a un monde entre le Dieu monarqueet solitaire de Job, d' Abraham, des arabes, etces grands poèmes panthéistes que nous révèlentles monuments de l' égypte et de l' Assyrie. Ilparaît, du reste, que le culte primitif de l' égyptese rapprochait de la simplicité sémitique, et quele symbolisme polythéiste y fut une importationétrangère.------------------------------------------------------------------------p516Les arabes, à s' en tenir aux mots reçus, ontoffert un développement philosophique etscientifique ; mais leur science est tout entièreempruntée à la Grèce. Il faut d' ailleurs observerque la science gréco-arabe n' a nullement fleurien Arabie ; elle a fleuri dans les pays nonsémitiques soumis à l' islamisme et ayant adoptél' arabe comme langue savante, en Perse, dans lesprovinces de l' Oxus, dans le Maroc, enEspagne. La presqu' île est toujours restée pured' hellénisme, et n' a jamais compris que le Coranet les vieilles poésies.La vraie mythologie des modernes serait lechristianisme, dont les monuments sont encorevivants parmi nous. Mais le siècle de Louis Xiv,qui prenait dogmatiquement cette mythologie commeune théologie, n' en pouvait faire une machinepoétique. Boileau a raison : donner l' air dela fable à de saintes vérités, c' est un péché.Un jour que je visitai M Michelet, il me fitadmirer autour de son salon les plus beaux sujetschrétiens des grands maîtres, le saint-Pauld' Albert Dürer, les prophètes et lessibylles de Michel-Ange, la dispute dusaint-sacrement, etc., et il se prit à meles commenter. Je suis sûr que Racine, qui croyait,lui, avait dans son salon, des images païennes. S' ilavait eu des gravures chrétiennes, il les eûttraitées comme des images de dévotion.Syracuse ne voyait nulle bigoterie à fairefigurer sur ses médailles la belle tête d' Aréthuse,ni Athènes celle de Minerve. Pourquoi donccrierait-on à l' envahissement si nous mettions surnos monnaies saint Martin ou saint Remi ? Onn' a pu commencer à voir dans le christianismeune poétique que quand on a cessé d' y voir unethéologie, et je me suis souvent demandé siChateaubriand a voulu faire autre chose qu' unerévolution littéraire.les prescriptions mosaïques, par exemple, surl' abstinence d' animaux tués d' une certaine façon,si respectables quand on les envisage comme moyen

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d' éducation de l' humanité, et qui avaient toutesune raison très morale et très politique chez uneancienne tribu de l' Orient, que deviennent-ellestransportées dans nos états modernes ? De simplesincommodités, qui obligent certains religionnairesà avoir des bouchers particuliers, se pourvoyantde bêtes d' après certaines règles ; pure affaired' abattoir et de cuisine.Les auteurs latins de la décadence, les tragédiesde Sénèque, par exemple, ont souvent meilleur air,quand elles sont traduites en français, que leschefs-d' oeuvre de la grande époque.Comme type de cette sotte admiration, voyezla préface de la traduction des psaumes deLa Harpe. M De Maistre a dit trèsnaïvement : " pour sentir les beautés de lavulgate, faites choix d' un ami qui ne soit pashébraïsant, et vous verrez comment une syllabe,un------------------------------------------------------------------------p517mot, et je ne sais quelle aile légère donnée à laphrase, feront jaillir sous vos yeux desbeautés de premier ordre. " ( soirées deSaint-Pét., 7e entretien.) avec ce système-là,et surtout avec le secours d' un ami qui ne soit pashelléniste, je me charge de trouver des beautésde premier ordre dans la plus mauvaise traductiond' Homère ou de Pindare, -indépendamment decelles qui y sont. Cela rappelleMadame Dacier s' extasiant sur tel passaged' Homère, parce qu' il peut fournir cinq à sixsens, tous également beaux.Je ne relèverai qu' un trait entre plusieurs. Nousn' ôterons rien à la gloire de l' illustre auteurdu génie du christianisme en lui refusant letitre d' helléniste. Il admire ( génie du christ.,liv. V, ch. I ou II), la simplicité d' Homère nedécrivant la grotte de Calypso que par cettesimple épithète " tapissée de lilas " . Or voicile passage : (...,...). ( odyssée, I, 15.) jecrois, Dieu me pardonne ! Qu' il a vu des lilas dans(...).On ne peut se figurer, à moins d' avoir lu lesoeuvres exégétiques de ce grand homme, à quel pointil manquait radicalement de critique. Il estexactement au niveau de saint Augustin, son maître.Pour n' en citer qu' un exemple, n' a-t-il pas faitun livre pour justifier la politique de Louis Xivpar la bible ? La mauvaise humeur avec laquelleBossuet accueillit les travaux par lesquelsEllies Dupin, Richard Simon, le docteur

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Lannoy préludaient à la grande critique, et lespersécutions qu' il suscita contre ces hommesintelligents sont, après la révocation de l' éditde Nantes, le plus triste épisode de l' histoirede l' église gallicane, au xviie siècle." les simples, dit M Michelet, rapprochent etlient volontiers, divisent, analysent peu. Nonseulement toute division coûte à leur esprit, maiselle leur fait peine, leur semble un démembrement.Ils n' aiment pas à scinder la vie, et tout leurparaît avoir vie. Non seulement ils ne divisentpas, mais, dès qu' ils trouvent une chose divisée,partielle, ou ils la négligent, ou ils larejoignent en esprit au tout dont elle estséparée... c' est en cela qu' ils existent commesimples. " voir tout cet admirable passage( du peuple, p. 242-243). Une conséquence decette manière simple de prendre la vie, c' estd' apercevoir la physionomie des choses, ce quine font jamais les savants analystes, qui ne voientque l' élément inanimé. La plupart des catégoriesde la science ancienne exclues par les modernescorrespondaient à des caractères extérieurs de lanature, qu' on ne considère plus, et avaient bienleur part de vérité.La poésie elle-même présente une marche analogue.Dans la poésie primitive, tous les genres étaientconfondus ; l' élément lyrique,------------------------------------------------------------------------p518élégiaque, didactique, épique, y coexistaient dansune confuse harmonie. Puis est venue l' époque de ladistinction des genres, durant laquelle on eûtblâmé l' introduction du lyrisme dans le drame oude l' élégie dans l' épopée. Puis la forme supérieuredans la grande poésie de Goethe, de Byron, deLamartine, admettant simultanément tous les genres.Faust, Don Juan, Jocelyn ne rentrent dansaucune catégorie littéraire.Ce tour, particulier au génie allemand, expliquela marche singulière des idées en ce pays depuisun quart de siècle environ, et comment, aprèsles hautes et idéales spéculations de la grandeécole, l' Allemagne fait maintenant son xviiiesiècle à la française ; dure, acariâtre, négative,moqueuse, dominée par l' instinct du fini. Pourl' Allemagne, Voltaire est venu après Herder,Kant, Fichte, Hegel. Les écrits de la jeuneécole sont nets, cassants, réels, matérialistes.Ils nient hardiment l' au-delà (das jenseits),c' est-à-dire le suprasensible, le religieux soustoutes ses formes, déclarant que c' est abuser

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l' homme que de le faire vivre dans ce mondefantastique. Voilà ce qui a succédé audéveloppement littéraire le plus idéaliste queprésente l' histoire de l' esprit humain, et cela,non par une déduction logique ou une conséquencenécessaire, mais par contradiction réfléchie eten vertu de cette vue prédécidée : la grande écolea été idéaliste ; nous allons réagir vers le réel.Les langues présentent un développement analogue.Prenons une famille de langues, qui renferme plusieursdialectes, la famille sémitique par exemple.Certains linguistes supposent qu' à l' origine, il yavait une seule langue sémitique, dont tous lesdialectes sont dérivés par altération ; d' autressupposent tous les dialectes également primitifs.Le vrai, ce semble, est qu' à l' origine les diverscaractères qui, en se groupant, ont formé plustard le syriaque, l' hébreu, etc., existaientsyncrétiquement et sans constituer encore desdialectes indépendants. Ainsi : 1 existence confuseet simultanée des variétés dialectales ; 2 existenceisolée des dialectes ; 3 fusion des dialectes enune unité plus étendue.Le divin Sphérus d' Empédocle, où tout existed' abord à l' état syncrétique sous l' empire de la(...,) avant de passer sous celui de la discorde,(...) (analyse), offre une belle image de cettegrande loi de l' évolution divine.le peuple, p. 251.Le plus curieux exemple de cela, c' estM De Talleyrand, se convertissant en sesderniers jours. Il avait été assez fin pour jouertous les diplomates de l' Europe, assez hardi pourcélébrer la messe de la liberté et seconstituer schismatique ; mais, quand il s' agit d' une------------------------------------------------------------------------p519question théorique, il est un esprit faible, ettrouve tout simple que Nabuchodonosor ait étéchangé en bête, que l' âne de Balaam ait converséavec son maître, et que les diplomates du concilede Trente aient été assistés du saint-esprit.Talleyrand, me direz-vous, n' admit point toutcela. Non ; mais il aurait dû l' admettre, s' il avaitété conséquent.Fichte, qu' en France, bien entendu, on eûtappelé un impie, faisait tous les soirs la prièreen famille ; puis on chantait quelques versetsavec accompagnement de piano ; puis le philosophefaisait à la famille une petite homélie sur quelquespages de l' évangile de saint Jean, et, selonl' occasion, y ajoutait des paroles de consolation

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ou de pieuses exhortations.Un chiffonnier passant devant les tuileriespeut-il dire : c' est là mon oeuvre ? Pouvons-nousconcevoir le sentiment des artisans, descultivateurs de l' Attique devant ces monumentsqui leur appartenaient, qu' ils comprenaient, quiétaient bien réellement l' expression de leur pensée ?C' est un des bienfaits de l' empire d' avoir donné aupeuple des souvenirs héroïques et un nom facile àcomprendre et à idolâtrer. Napoléon, si franchementadopté par l' imagination populaire, en lui offrantun grand sujet d' enthousiasme national, aurapuissamment contribué à l' exaltation intellectuelledes classes ignorantes, et est devenu pour ellesce qu' Homère était pour la Grèce, l' initiateurdes grandes choses, celui qui fait tressaillir lafibre et étinceler l' oeil.Il va sans dire que cette excuse, si c' en est une,ne s' applique jamais aux imbéciles plagiaires, quiviennent à froid imiter les fureurs d' un autre âge.Je suis bien aise de dire une fois pour toutes quecelui qui me supposerait des sympathies avec aucunparti politique, mais surtout avec celui-là,méconnaîtrait bien profondément ma pensée. Je suispour la France et la raison, voilà tout.Comment, au milieu du xixe siècle, un membre del' académie des sciences morales et politiques a-t-ilpu écrire des axiomes comme ceux-ci : " lasociété n' est pas les hommes, elle n' est que leurunion. les hommes vivent pour eux et non pourcette chimère, cette vaine abstraction que l' onnomme humanité... le destin d' un état librene saurait être subordonné à aucun autre destin. "( l' homme et la société p. 53, 81). Cela,cinquante ans après que Herder avait dit :" l' homme, quand il le voudrait, ne pourrait vivrepour lui seul. L' influence bienfaisante de l' hommesur ses semblables est le but de toute sociétéhumaine. Outre le fond individuel, que chacunfait valoir, il y a le cens du capital, qui,s' accumulant toujours, forme le fonds commun de------------------------------------------------------------------------p520l' espèce, etc. " (voir l' admirable fragment intitulé :ueber den charakter der Menschheit .) la cellulede l' abeille ne saurait exister sans la ruche.La ruche a donc une reprise à exercer sur l' abeille.Quelle folie de s' intéresser à des créatures aussidégradées ! Dit toujours le maître en parlant desnoirs, quand c' est lui-même qui les tient dansla dégradation.( polit., 1. I, ch. Ii. Paragraphe 8 et suiv.)

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Aristote va jusqu' à dire que, si la beauté étaitun indice de la valeur individuelle, les moinsbeaux devraient être les esclaves des plus beaux.Si ce n' est par politique, et pour des raisonsextérieures, comme de surveiller de si importantesmachines. à la bonne heure ! Mais c' est là uneautre question. Ajoutons qu' il est assez étrange devoir la politique moderne et indifférente salarierses plus mortels ennemis, ceux qui l' ont combattueà outrance, ceux qui ne l' embrassent que pourl' étouffer ou en faire leur profit.L' inquisition est la conséquence logique de toutle système orthodoxe. L' église, quand elle lepourra, devra ramener l' inquisition, et, sielle ne le fait pas, c' est qu' elle ne le peutpas. car enfin pourquoi cette répressionserait-elle aujourd' hui moins nécessairequ' autrefois ? Est-ce que notre opposition estmoins dangereuse ? Non, certes. C' est donc quel' église est plus faible. On nous souffre parcequ' on ne peut nous étouffer. Si l' égliseredevenait ce qu' elle a été au moyen âge, souveraineabsolue, elle devrait reprendre ses maximes dumoyen âge, puisqu' on avoue que ces maximes étaientbonnes et bienfaisantes. Le pouvoir a toujours étéla mesure de la tolérance de l' église. En véritéceci n' est point un reproche : cela devait être. Ona tort de tourmenter les orthodoxes sur l' articlede la tolérance. Demandez-leur de renoncer àl' orthodoxie, à la bonne heure ; mais ne leurdemandez pas, en restant orthodoxes, de supporterl' hétérodoxie. Il s' agit là pour eux d' être ou den' être pas.Voir l' admirable sermon de Bossuet sur laprofession de Mademoiselle De La Vallièreet pour la fête de la présentation.La première impression que produisait lechristianisme sur les peuples barbares, dominés par despréjugés aristocratiques et grossiers, était larépulsion à cause de ce qu' il y avait dans sespréceptes de spiritualiste et de démocratique. Leslégendes irlandaises aiment à opposer Ossian,chantant les héros, les guerres, les chassesmagnifiques, etc., à saint Patrice et à sontroupeau psalmodiant. Mihir Nerseh, dans uneproclamation adressée aux arméniens pour lesdétourner du christianisme, leur demande commentils peuvent croire des gueux------------------------------------------------------------------------p521mal habillés, qui préfèrent les gens de petit étataux gens de bonne maison, et sont assez absurdes

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pour faire peu de cas de la fortune.Ce revirement s' opère ordinairement de la manièreque voici. Il vient un jour où le parti rétrogradeest obligé de se poser en persécuté et de réclamerpour lui les principes qu' il avait combattus.Soient, par exemple, les principes de lasouveraineté du peuple et de la liberté. Ceuxmêmes qui les avaient si vivement niés quand ilsleur étaient contraires se sont trouvés par laforce des choses amenés à les invoquer et àexiger qu' on pousse à leurs dernières conséquencesles hérésies qui les avaient détrônés. Les idéesnouvelles ne peuvent être vaincues que parelles-mêmes, ou plutôt ce sont elles qui vainquentleurs adversaires en les obligeant à recourir àelles pour les vaincre. Enfants qui croyez tireren arrière le char de l' humanité, ne voyez-vouspas que c' est le char qui vous traîne ?Cadit et sic aperiuntur oculi ejus ( num.,xxiv, 4.)chose curieuse ! Un mois après que la constitutiona commencé à fonctionner, elle a besoin d' êtreinterprétée. -elle est violée, disent lesuns. -non, disent les autres. Qui décidera ?M De Maistre a raison : pour couper la racinedes disputes, il faudrait l' infaillibilité.le malheur est que l' infaillibilité n' est pas. Lesprincipes ne portent que dans une certaine région.Il faut donc renoncer à trouver en quoi que ce soitl' ultérieur définitif, et maintenir la raisonsavante comme la dernière autorité. Il est sicommode pourtant de se reposer sur l' absolu,d' embrasser de toute son âme une petite formuleétroite et finie ! L' immensité de l' humanitéeffraie : la tête tourne sur ce gouffre.Il résulterait de là une situation très poétiqueet inconnue jusqu' ici : un esclavage senti etsupporté avec délicatesse et résignation. L' esclaveancien n' était pas poétique, parce qu' il n' étaitpas considéré comme une personne morale. L' esclavedes comédies antiques est crapuleux et infâme ;il n' a que la bassesse pour se consoler ; il n' estpas susceptible de vertu. Le nôtre serait supérieurà son maître, parce qu' il sentirait mieux le divin,et échapperait par l' amour à l' affreuse réalité.On est parfois tenté de se demander si l' humanitén' a pas été trop tôt émancipée. Les consciencesfortes et individuelles comme les nôtres sont bienplus difficiles à atteler à une grande oeuvre. Ontient trop à sa volonté et aussi à la vie. Commentfera l' humanité, avec une liberté individuelle

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aussi développée que la nôtre, pour conquérir lesdéserts. Sera-t-il dit que l' homme sera devenuincapable de dompter tout l' univers, parce qu' ilest devenu trop tôt libre ? Toute------------------------------------------------------------------------p522grande entreprise de cette sorte demande une premièreassise d' hommes. Songez à ce qu' ont coûté lescolonies anglaises, celles des presbytériens etdes méthodistes aux états-Unis, par exemple. Detels sacrifices sont devenus impossibles maintenant ;car le prix de la vie humaine s' est élevé : on esttrop regardant. Qu' une vingtaine de colons tombentmalades au début d' une colonie, on jette les hautscris. Mais songez donc que les premièresgénérations de colonisateurs ont presque partoutété sacrifiées. L' Icarie de M Cabet eût pu réussiril y a deux cents ans ; de nos jours, et surtoutavec des français, c' était une folie. Les grandeschoses ne se font pas sans sacrifice, et lareligion, conseillère des sacrifices, n' est plus !Je me berce parfois de l' espoir que les machineset les progrès de la science appliquée compenserontun jour ce que l' humanité aura perdu d' aptitudeau sacrifice par le progrès de la réflexion. L' hommeaccepte toujours le risque ; il va moins au-devantde la mort à coup sûr.Je suppose, par exemple, que la chimie découvrîtà l' heure qu' il est un moyen pour rendrel' acquisition de l' aliment si facile qu' il suffitpresque d' étendre la main pour l' avoir ; il estcertain que les trois quarts du genre humain seréfugieraient dans la paresse, c' est-à-dire dans labarbarie. On pourrait employer le fouet pour lesforcer à bâtir de grands monuments sociaux, despyramides, etc. ; il serait permis d' être tyranpour procurer le triomphe de l' esprit.Nous sommes indignés de la manière dont l' homme esttraité en Orient et dans les états barbares, et dupeu de prix que l' on y fait de la vie humaine. Celan' est pas si révoltant, quand on considère que lebarbare se possède peu et a, en effet, infinimentmoins de valeur que l' homme civilisé. La mort d' unfrançais est un événement dans le monde moral ;celle d' un cosaque n' est guère qu' un faitphysiologique : une machine fonctionnait qui nefonctionne plus. Et quant à la mort d' un sauvage,ce n' est guère un fait plus considérable dansl' ensemble des choses que quand le ressort d' unemontre se casse, et même ce dernier fait peut avoirde plus graves conséquences, par cela seul que lamontre en question fixe la pensée et excite

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l' activité d' hommes civilisés. Ce qui est déplorable,c' est qu' une portion de l' humanité soit à ce pointdégradée qu' elle ne compte guère plus que l' animal ;car tous les hommes sont appelés à une valeur morale.Exemple : il a été essentiel pour l' humanité quela nation juive existât, et fût dure, indestructible,toute d' airain comme elle a été. Passé le iie oule iiie siècle, le tour était joué ; l' humanitén' avait plus que faire des juifs. Les juifssubsistent pourtant comme une branche morte. C' estqu' il fallait que les juifs fussent durs, vivaces,ce qui------------------------------------------------------------------------p523entraînait bien un inconvénient ; c' était qu' ilsvécussent au delà du jour où ils étaient utiles.Mais, si on y regarde de près, on voit encore quecette branche morte n' a pas été aussi inutile qu' onle pense.On ne tient pas assez compte du pittoresquedans la direction de l' humanité. Or cela est aumoins aussi sérieux que le bonheur. J' ai entenduparler d' un ingénieur qui, dans la direction desroutes, cherchait à procurer aux voyageurs de jolissites, même aux dépens de la commodité et de lapromptitude. J' aurais aimé cet homme-là.Je n' admets pas comme rigoureuse la preuvede l' immortalité tirée de la nécessité où seraitla justice divine de réparer, dans une vieultérieure, les injustices que l' ordre général del' univers entraîne ici-bas. Cette preuve est conçueau point de vue de l' individu. Nos pères ontsouffert, et nous héritons du fruit de leurssouffrances. Nous souffrons, l' avenir enprofitera. Qui sait si un jour on ne dira pas :" en ce temps-là, on devait croire ainsi, carl' humanité fondait alors par ses souffrances l' étatmeilleur dont nous jouissons. Sans cela nos pèresn' eussent point eu le courage de supporter lachaleur du jour. Mais maintenant nous avons laclef de l' énigme, et Dieu est justifié par leplus grand bien de l' espèce. " pendant que lacroyance à l' immortalité aura été nécessaire pourrendre la vie supportable, on y aura cru.En général, les barbares furent reçus à brasouverts. Les évêques, et tout ce qu' il y avaitd' éclairé, saint Augustin, Salvien, leur tendaientles bras. Au contraire, les derniers représentantsde la vieille société polie, corrompue, affadie,Sidoine Apollinaire, Aurélius Victor lesinsultent obstinément, et se cramponnent aux abusdu vieil empire, sans voir qu' il était

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décidément condamné.Mendelssohn déjà célèbre, déjà l' un des premierscritiques de l' Allemagne, était encore facteurdans une boutique de soieries. Lessing, venu exprèspour le voir, le trouva au comptoir, occupé àauner de la soie.Le caractère sordide ou prétendu bas de certainesoccupations pourrait aussi les désigner pour lespersonnes vouées aux travaux de l' esprit ; car cecaractère de bassesse devrait correspondre ou àune paye supérieure ou, ce qui revient au même,à une moindre durée des heures de travail. Labassesse, selon les idées mondaines, n' existe paspour l' homme placé à un point de vue moral.La gymnastique, par exemple, est considérée parplusieurs comme une utile diversion au travailintérieur. Or ne serait-il pas plus utile et plusagréable d' exercer durant deux ou trois heures le------------------------------------------------------------------------p524métier de menuisier ou de jardinier, en le prenantau sérieux, c' est-à-dire avec un intérêt réel, quede se fatiguer ainsi à des mouvementsinsignifiants et sans but ?Aristote, polit. 1. I, ch. Ii, 5. (traduct.Barthélemy Saint-Hilaire).Je me représente l' esprit comme un arbre dont lesbranches seraient garnies de crocs de fer. L' étudeest comme une corne d' abondance versant d' en hautsur cet arbre des choses de mille couleurs et demille formes. Les crocs ne retiennent pas tout,ni pour toujours. Tel objet, après y avoir penduquelque temps tombe, et c' est le tour d' un autre.Ainsi l' esprit, à ses différentes époques, estcomme garni d' un assortiment divers de choses, etcela, joint aux modifications intimes de son être,fait la diversité de ses aspects.Je pousse si loin le respect de l' individualitéque je voudrais voir les femmes introduites pourune part dans le travail critique et scientifique,persuadé qu' elles y ouvriraient des aperçusnouveaux, que nous ne soupçonnons pas. Si nous sommesmeilleurs critiques que les savants du xviie siècle,ce n' est pas que nous sachions davantage, maisc' est que nous voyons de plus fines choses. Eh bien,je suis persuadé que les femmes porteraient làleur individualité, et réfracteraient l' objet encouleurs nouvelles. Les socialistes se trompentgrossièrement sur le rôle intellectuel de la femme :ils voudraient en faire un homme. Or, la femme nesera jamais qu' un homme très médiocre. Il fautqu' elle reste ce qu' elle est, mais qu' elle soit

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éminemment ce qu' elle est. Elle est diverse del' homme, mais non inférieure à l' homme. Une femmeparfaite vaut un homme parfait. Mais elle doitêtre parfaite à sa manière, et non en ressemblantà l' homme. Elle en diffère comme l' électriciténégative et l' électricité positive, c' est-à-direpar le sens et la direction, non par l' essence.Le négatif n' est pas inférieur au positif, mais ilva en sens contraire ; toute quantité peut êtreindifféremment considérée comme négative ou positive.Le négatif et le positif réunis forment le complet,ce qui ne désire plus rien. Toute chose désireson complément ; le positif attire nécessairementle négatif, l' angle rentrant appelle l' anglesaillant. Ainsi la vie est partagée, tous ont lameilleure part, et il y a place pour l' amour.Dans sa belle pièce du crépuscule." nous saurons tout cela dans le paradis. "réponse spirituelle que faisaient les religieuseshospitalières un peu impatientées, à un toquéscientifique, qui, échoué dans un hospice,assommait les pauvres filles qui le soignaient deses élucubrations déplacées.Parcourez nos villes, nos promenades publiques,partout des------------------------------------------------------------------------p525barrières, des consignes nécessaires il est vraipour l' ordre, mais défendant toute fantaisie. Chacuna éprouvé l' effet humiliant et désagréable queproduit toute consigne prohibitive, lors même qu' onla sait générale : c' est une limite. Quand je mepromène dans les allées du parc de Versailles,toujours entre deux haies, je ne suis jamaissatisfait. C' est là que je voudrais aller, dans lemassif, et il m' est défendu. Combien nos routesgrandes et nettes sont ennuyeuses ! J' aime cent foismieux les chemins raboteux de Bretagne, au borddesquels paissent les moutons. Quoi de plushorrible qu' un grand chemin ? Quoi de pluscharmant qu' un sentier ?Une des plus nobles morts qui se puissent imaginerest celle du curieux, indifférent à sa fin pourn' être attentif qu' à la levée de rideau qui va sefaire et aux grands problèmes qui vont se dénouerpour lui." quand il croit avoir avancé quelque chosed' exagéré, dit Goethe en parlant d' Albert, detrop général ou de douteux, il ne cesse de limiter,de modifier, d' ajouter ou de retrancher jusqu' àce qu' il ne reste plus rien de sa proposition. "plusieurs fausseront sans doute ma pensée, parce

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que je n' ai pas suivi cette sotte manière-là.Augustin Thierry, dix années d' étudeshistoriques, préf.étudier les personnages de Polus et de Calliclèsdans le gorgias de Platon.Voir la curieuse conversation avecLe Maistre De Sacy conservée par Fontaine.méthode pour arriver à la vie bienheureuse,dern. Leçon. Toute cette leçon est admirable.Jamais la sainte colère des âmes honnêtes contrele scepticisme ne s' est exprimée avec plusd' éloquence.Un des traits caractéristique des hommes dont jeparle est d' affecter un profond mépris pour l' artidéal, la passion noble et pure. Ils s' en moquentet diraient volontiers avec Byron : " ô Platon,tu n' étais qu' un entremetteur ! " ils traitentl' idéalisme de niaiserie, et déclarent préférer debeaucoup l' épicuréisme franchement avoué.Ou bien encore l' érudition spirituelle deBarthélemy, qui, pour être d' un ordre plus élevé,n' est pourtant pas encore la grande manièrephilosophique et scientifique.actes des apôtres, v, 38-39.Je vis un jour dans un bois un essaim de vilainspetits insectes, qui avaient entouré de leursfilets une jeune plante et suçaient------------------------------------------------------------------------p526ses pousses vertes avec un si laid caractère deparasitisme, que cela faisait répugnance. J' eusun instant l' idée de les détruire. Puis je me dis :ce n' est pas leur faute s' ils sont laids ; c' estune façon de vivre. Il est d' un petit esprit, medisais-je, de moraliser la nature et de lui imposernos jugements. Mais maintenant je vois que j' eustort ; j' aurais dû les tuer ; car la mission del' homme dans la nature c' est de réformer le laidet l' immoral.La science la plus vide d' objet, les mathématiques,est précisément celle qui passionne le plus, nonpas tant par sa vérité que par le jeu des facultéset la force de combinaison qu' elle suppose. Lajouissance que procurent les mathématiques est demême ordre que celle du jeu d' échecs. Aucune n' estplus tyrannique. Quand Archimède était appliquéà son tableau de démonstration, il fallait que sesesclaves l' en arrachassent pour le frotter d' huile ;mais lui, il traçait des figures géométriques surson corps ainsi frotté.méthode pour arriver à la vie bienheureuse,dernière leçon.

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" aucuns, voyants la place du gouvernement politiquesaisie par des hommes incapables, s' en sont reculés.Et celuy qui demanda à Cratès jusques à quand ilfaudrait philosopher, en receut cette response :jusques à tant que ce ne soient plus des asniersqui conduisent nos armées. " (Montaigne, livre i,c. Xxiv.)les guerres de géants de la révolution nous onttous faits nobles. Nous sommes les fils d' une racede héros. Chacun de nos pères a pu dire : " je suisun ancêtre, moi. " vous êtes arrière-petit-filsde croisés ; moi, je suis fils d' un soldat de larépublique. Nous nous valons.J' imagine qu' un dialogue de Platon nous représenteréellement une conversation d' Athènes, biendifférent des compositions analogues de Cicéron, deLucien et de tant d' autres, qui ne prennent ledialogue que comme une forme factice pour revêtirleurs idées, sans aspirer à rendre aucune scènede la vie réelle.La présence et le rôle essentiel de la femme dansnos sociétés modernes en est sans doute la cause.Comme il ne faut rien dire qui dépasse la portéede cette portion de l' auditoire, le cercle desdiscours est assez restreint. Si les sept sages,dans leur banquet, avaient été assujettis àcette condition, je doute qu' ils eussent sihautement disserté.nouveau journal asiat., vol. I, p. 345. -comparez, dans le poème de Saint-Brandon, lapeinture de cette île merveilleuse, où les moinesne vieillissent pas et reçoivent leur pain du ciel,où les lampes------------------------------------------------------------------------p527s' allument d' elles-mêmes pour les fêter ; vie desilence, de liberté, de calme, idéal de la viemonastique au milieu des flots.Chateaubriand s' est profondément trompé encherchant de la poésie dans l' état actuel duchristianisme. Son oeuvre a été de révéler à lacritique une veine de beauté inaperçue dans lesdogmes et le culte chrétiens ; mais il aurait dûs' en tenir au passé, et ne pas chercher de poésiedans des platitudes jésuitiques. On aura beau faire,ces pratiques modernes ne seront jamais que niaises.Le christianisme a perdu sa poésie depuis lexvie siècle. Ceci a faussé toute la poétique de cegrand homme. Admirable quand il touche la grandecorde religieuse, il tombe dans les petitesses duprédicateur et de l' apologiste, quand il veutrelever des détails de sacristie. En cela

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Madame De Staël lui est bien supérieure.Je prendrais volontiers la formule de Malebranche :Dieu est le lien des esprits comme l' espace estle lien des corps, si elle n' était trop conçueau point de vue de la substance, ce qui lui donnequelque chose de grossier et de faux. Dieu, esprit,corps, comme il les entend, sont des mots tropobjectifs et trop pleins.On dit, par exemple, Dieu est un esprit, il a tousles attributs des esprits. Esprit signifiantseulement tout ce qui n' est pas corps, ceraisonnement équivaut à celui-ci : il y a deuxclasses d' animaux, les chevaux et les non-chevaux.L' oiseau est un non-cheval. Le poisson est aussiun non-cheval. Donc l' oiseau et le poisson sontde la même espèce, et ce qui se dit de l' oiseaupeut se dire du poisson.Le christianisme n' a reçu tout son développementqu' entre les mains des grecs. Aussi fut-il peusympathique, dans sa forme définitive, aux peuplesorientaux. S' il fût resté, au contraire, tel qu' ilétait pour les premiers judéo-chrétiens, pour saintJacques par exemple, il eût conquis l' Orient, etil n' y aurait pas eu d' islam ; mais, en revanche,il n' aurait eu aucune influence sur l' Europe.

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