Chapitre 2.
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L'intelligence économique: pour une posture offensive.
Section 1. Christian Harbulot, Philippe Baumard et la création de
l'"intelligence économique".Section 2. L'"intelligence économique": vision du réel et
propositions d'actions.
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L'indépendance nationale et l'autonomie stratégique ont été les principaux leviers
justifiant l'intervention exclusive de l'Etat dans le domaine de l'information. Le spectre
d'une désorganisation de la société et d'une remise en cause de la hiérarchie des
pouvoirs, en cas de dépendance vis-à-vis des sources d'information américaines et des
infrastructures permettant leur diffusion, conduisent l'Etat à engager des actions
ressemblant plus à des contre-mesures défensives qu'à un programme dynamique
d'adaptation. S'appuyant sur ces mêmes leviers, un petit groupe d'acteurs ambitionne
d'inverser cet état d'esprit. Perçue avant tout comme une "arme de domination" aux
mains de puissances étrangères, l'information doit désormais être appréhendée comme
un moyen de renforcer la cohésion nationale, condition préalable à l'influence d'un Etat
sur la scène internationale. Avec un vocable nouveau, plus agressif dans sa forme, ces
acteurs souhaitent provoquer une double évolution, celle des modes de pensée et celle
des modes d'action.
Cette nouvelle représentation est le résultat du croisement des réflexions de deux
acteurs, Christian Harbulot et Philippe Baumard. Pour Christian Harbulot, la scène
internationale est le théâtre d'une "guerre économique" dont les principaux acteurs sont
les Etats et les entreprises. A partir d'une analyse comparative des cultures nationales, il
s'attache à démontrer la supériorité que certaines nations ont acquise grâce à une culture
du renseignement et à une bonne gestion des échanges d'informations entre acteurs
publics et acteurs privés. Pour Philippe Baumard, les nouvelles formes de concurrence
appellent un renouvellement de l'approche des activités de "surveillance" et de "veille"
dans les entreprises, c'est-à-dire le passage d'une observation passive à l'"intelligence".
C'est de la fusion des travaux de ces deux auteurs que naît l'"intelligence économique".
Jean-Louis Levet, chef du service du développement industriel au Commissariat général
du Plan, leur permettra de finaliser leur représentation et de tenter de convaincre un
premier groupe de représentants des secteurs public et privé de la pertinence de leurs
réflexions, et de l'intérêt de formuler des propositions d'action à l'attention du
gouvernement.
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Section 1. Christian Harbulot, Philippe Baumard et la création de l'" intelligence
économique ".
L'objectif de Christian Harbulot est de convaincre les responsables politiques
qu'une exploitation offensive de l'information est un facteur clé de succès pour un pays.
"La culture du combat", "l'affrontement économique", "le renseignement économique",
"la guerre économique", "les actes subversifs" sont les principaux leviers de sa vision.
Sa rencontre avec un acteur issu de l'Université provoque un changement de ton et de
vocabulaire. Le "renseignement économique" et l'"affrontement économique" cèdent la
place à l'"intelligence économique".
I. "Affrontement économique" et "renseignement économique".
En 1990, les responsables du CPE et de l'Aditech financent une seconde étude
intégralement rédigée par Christian Harbulot. Ce qui faisait l'objet d'un seul chapitre
dans l'ouvrage corédigé avec Laurent Nodinot, et d'une partie unique dans l'étude du
CPE, se trouve désormais développé en détails dans Techniques offensives et guerre
économique389. Une analyse lexicale du texte390 montre l'utilisation quasi-exclusive du
vocabulaire de la stratégie et du combat391 comme support de l'analyse des relations
économiques inter étatiques et inter entreprises. Christian Harbulot présente ce travail
comme un essai sur la nature des "affrontements économiques" qui opposent les
différents modèles d'économie de marché. Son objectif est d'offrir une approche
méthodologique pluridisciplinaire mettant en parallèle les facteurs strictement
économiques avec les facteurs historiques, géopolitiques, et culturels inhérents à la
"guerre économique"392. Une telle approche tend à combler le vide laissé en France, par
l'existence d'un véritable tabou sur "les questions offensives dans la compétition
commerciale"393. Les débats américains sur une réorientation des missions des services
de renseignement servent de véritable tremplin à ses thèses.
389 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, Paris, Etudes Aditech-CPE n°131, 1990, 156 pages.390 Voir Tome 2, annexe n°1, Travaux de Christian HARBULOT, p.34.
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A. 1990 et le travail de Christian Harbulot "prend tout son sens".
Selon Christian Harbulot, l'avènement du capitalisme a fait passer à l'arrière plan
le débat sur les rapports de force entre économies nationales. Ainsi, les écoles de
commerce considèrent-elles encore le management américain comme la "bible de
l'économie de marché" et abordent-elles rarement les aspects conflictuels de l'économie
de marché sous l'angle de la réflexion stratégique. A l'image de ses précédentes
réflexions sur les modèles culturels du renseignement, Christian Harbulot se propose de
montrer pourquoi "certains peuples se mobilisent et d'autres pas"394 à travers une analyse
comparative des cultures nationales. L'état des lieux proposé donne, selon lui, "à
391 acquis offensif, acte subversif, action combinée, adversaire, affaiblissement, affrontement économique,agression, aire d'influence, alliance, alternatives stratégiques, antagonisme, arme offensive, arsenaldissuasif, attaque, attitude offensive, axe d'alliance, barrières, base d'appui, bataille commerciale,campagne de désinformation, flux d'information, capacité d'acquisition, capital informatif, capitalisation del'information, champ de batailles, champs de menace, climat de tension, coalition d'intérêts, combat,compétition économique, conflits commerciaux, conquête, contre-information, créativité combative,culture subversive, cycle infernal, danger, défaite stratégique, défense économique, défi, démarchesubversive, dépendance, déploiement offensif, désinformation, déstabilisation, destruction, diplomatie,dispositif d'attaque, dispositif de combat, dispositif offensif, dissusasion, économies nationales offensives,emploi dissuasif, ennemi, espionage, esprit offensif, expansionisme, fléau, force de frappe, forceéconomique, guerre économique offensive, guerre subversive, impact stratégique, impérialisme,incertitudes, indépendance économique, influence, information stratégique, ingénierie de l'information,instruments d'action, intentions offensives, intrusion économique, invasion économique, jeux d'influence,leader, levier stratégique, lien patriotique, lutte d'influence, lutter, machine de guerre, machine de guerreéconomique, manipulation, manœuvre souterraines, matrice, menace, méthodes d'action, milieu hostile,modèle offensif, montée en puissance, moyens d'actions, neutralisation, non-agression, offensivecommerciale, opération de renseignement, paix commerciale, parade défensive et offensive, paradestratégique, partenariat de combat, percée stratégique, perspective stratégique, piratage, plan défensif, plantactique, position défensive, praxis offensive, pression, procédés expansionistes, processus offensif,prospection stratégique, puissance commerciale, puissance diplomatique, puissance économique, puissancemilitaire, rapports de force, règle de combat, réglement des conflits économiques, relations stratégiques,renseignement économique, renseignement, réseau d'information, ressource vitale, retournementsd'alliance, riposte, risque, rivalité, rouage offensif, rupture d'équilibre, sanctions, savoir faire offensif,secret, secteur d'influence stratégique, secteur stratégique, solutions stratégiques, source d'affrontement,sous-information, stratégie commerciale, stratégie concertée, stratégie d'anticipation, stratégie économique,stratégie nationale, suprématie, sur-information, tactique de pénétration, tactique d'implantation,techniques de manipulation, techniques subversives, tension, tentatives souterraines, terrain, unitéstratégique, vaincre, verrouillage défensif, verrous stratégiques, victime, victoire décisive, zone grise,zones stratégiques. in HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, Paris, op.cit.Voir Tome 2, annexe n°1, Travaux de Christian Harbulot, p.40.392 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op.cit., p.2.393 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.135.394 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.40.
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l'information et à la culture du renseignement dans son ensemble une importance
stratégique incontournable. […] Le capital informatif est à la fois un facteur de
production mais aussi une arme offensive et dissuasive"395.
La montée en puissance du Japon et de la RFA aux dépens des Etats-Unis met
l'accent sur la relance des dynamiques nationales remettant en cause les principes
pacifiques des premiers théoriciens du libéralisme396. Défenseurs d'une vision pacifiée du
fonctionnement du marché mondial, les économistes libéraux ne peuvent comprendre les
mécanismes de cette montée en puissance.
395 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.11.396 En 1675 dans le Parfait Négociant de J. Savary apparaît la thèse du "doux commerce". En 1748, Dansl'Esprit des lois, Montesquieu asseoit cette doctrine "partout où il y a des mœurs douces, il y a ducommerce et partout où il y a du commerce il y a des mœurs douces […] l'effet naturel du commerce estde porter à la paix". En 1768, dans Tableau économique, Quesnay, fondateur de l'école des Physiocrates,écrit dans "La république commerciale universelle" que la liberté du commerce doit être entière car lecommerce est facteur de paix. D'Adam Smith à David Ricardo, la tradition économique conclut àl'harmonie des intérêts économiques internationaux dans le cadre de l'économie de marché. Ainsi, en 1776,dans Recherches sur la nature et les causes de la richesse des Nations, Adam Smith souligne-t-il que lecommerce international favorise la paix du monde en provoquant l'établissement de relationsdiplomatiques. Voir SCHMIDT Christian, Penser la guerre, penser l'économie, Paris, Editions OdileJacob, 1991, 348 pages.
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De plus les définitions de "l'affrontement économique" qui se réfèrent à la "guerre des
prix" pour les libéraux397 et à la "guerre impérialiste" pour les marxistes398 ont perdu
toute vertu explicative en 1990399. Toutefois, Christian Harbulot souligne que, dès 1967,
les Soviétiques ont considéré la problématique militaire comme une vision trop
réductrice de la dialectique des conflits: "En présentant la résolution d'un conflit comme
le résultat de l'étude approfondie des problèmes politiques, économiques et culturels, ils
ont fait de cette condition l'étape préliminaire à l'élaboration de toute stratégie. Cette
démarche intellectuelle a ouvert la voie à une nouvelle lecture des affrontements
stratégiques par rapport à la doctrine militaire"400.
Selon cette interprétation, la mondialisation a modifié la "guerre économique".
L'"ingénierie de l'information", le "renseignement économique" et les "techniques
subversives" constituent désormais le support permanent des pratiques commerciales des
"économies nationales offensives"401 sur le marché mondial. Les techniques subversives
inventées par les Vietnamiens ont révolutionné les pratiques militaires traditionnelles. La
guérilla a su démontrer que le rapport du faible au fort n'était pas toujours synonyme de
défaite. Dans la guerre idéologique, les techniques subversives, qui sont le fait de
révolutionnaires, visent à déstabiliser l'ordre établi, c'est-à-dire l'Etat et les entreprises.
Dans la guerre économique, les techniques subversives sont le fait des Etats et des
entreprises qui les commanditent. En tant que levier d'action commerciale, elles
déstabilisent une économie nationale ou une entreprise concurrente pour gagner des parts
de marché402: "Les coups portés en guerre économique sont souvent invisibles et
décisifs"403. Les "transferts subversifs dans la guérilla d'entreprises" ont pris des formes
très différentes selon les contextes nationaux: "les économies offensives sont régies par
397 Une situation de concurrence imparfaite peut déboucher sur une situation de luttes entre groupesorganisés. Ainsi, dans un marché oligopolistique, les baisses de prix peuvent engendrer une guerre desprix.398 Pour les marxistes, l'affrontement militaire entre grandes nations est inévitable. Les Etats impérialisteset capitalistes luttent pour la conquête de nouveaux débouchés nécessaires à leur survie et afin d'écouler laproduction. Voir FONTANEL Jacques, L'action économique de l'Etat, Paris, L'Harmattan, 2001, 166pages, p.143.399 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.45.400 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.135.401 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.119.402 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.12.403 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.16.
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un système de valeurs nationales qui a servi de cordon ombilical aux démarches
subversives de leurs entreprises"404.
Le Royaume-Uni, les Etats-Unis, l'Allemagne, la France et le Japon, ont chacun
développé un "modèle culturel" particulier d'économie de marché. Alors que le modèle
américain est en crise, le Japon doit sa réussite à sa manière stratégique de gérer
l'information et à sa maîtrise des flux d'informations405, au point de modifier à son profit
les règles du jeu de la guerre économique. Qualifiées d' "économies nationales
offensives", de "puissances économiques offensives" ou encore de "machines de guerre
économique", Christian Harbulot considère que l'Allemagne et le Japon mettent en
œuvre les politiques économiques les plus offensives et les plus efficaces sur l'échiquier
mondial car reposant sur des stratégies concertées entre les entreprises privées ou
publiques, les administrations et les réseaux bancaires406. Les "dynamiques d'action" de
ces deux pays mais, également celles des Etats-Unis, trouvent leur origine dans "leur
passé historique et leurs racines ethno-culturelles"407. Ils ont fait de l'information et du
renseignement des leviers d'action économique: "en démocratisant la notion de
renseignement économique, les pays expansionnistes ont optimisé sa rentabilité en
réduisant l'écart entre l'information et le renseignement, entre les pratiques ouvertes et
les pratiques fermées, entre ce qui est accessible à tout le monde et ce qui est secret.408
[…] la liaison dialectique qu'elles ont réalisée entre l'information et le renseignement
leur a donné les moyens de passer du stade de l'information-connaissance à
l'information-action". Christian Harbulot réfute ainsi ce qu'il appelle la "dissociation
moralisatrice entre pratiques illégales et moyens réguliers", particulièrement à l'œuvre
en France409. Les Japonais n'ont pas hésité à se servir des expériences étrangères du
renseignement. La culture anglaise du renseignement leur a appris la mobilisation des
élites. La culture soviétique du renseignement a théorisé les techniques de la
manipulation de l'information (désinformation, contre information, caisse de résonance).
404 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.139.405 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.87.406 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.20.407 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.139.408 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.148.409 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.148.
111
Accusant le pouvoir politique français de ne pas prendre la juste mesure de la
"guerre économique" à l'œuvre et de passer sous silence les "risques d'expansionnisme
économique en temps de paix"410, Christian Harbulot met en avant le risque pour le pays
"de perdre à terme la maîtrise de son indépendance économique"411. Par son manque
"d'esprit offensif", la France n'est pas en position de lutter contre la "levée en masse des
économies asiatiques" basée sur des "règles non-dites de guerre économique". Le
manque de compétitivité commerciale des entreprises françaises serait dû en partie à leur
complète méconnaissance des "potentialités offensives de l'ingénierie de l'information".
Les entreprises feraient du "pilotage à vue" en utilisant des instruments simples comme
l'observation de tendance du marché ou des études marketing. Quelques grandes
entreprises, telle Michelin, ont su mettre en œuvre une gamme de pratiques offensives.
Cependant pour cause de dispersion de ces expériences, aucun "bilan culturel" n'a pu en
être tiré. Il ajoute "Les entreprises françaises ont accumulé un savoir-faire réel en
matière de documentation technique mais elles ont le plus grand mal à capitaliser cet
acquis dans le sens de la veille active". Seul le concept de "défense économique" est
reconnu à travers l'ordonnance de 1959. Or, cette dernière s'avère inadaptée car elle
s'applique à une situation de crise au sens militaire du terme. L'échec des opérations de
diplomatie économique menées par la France n'est que la résultante de cette grave
défaillance. Contrairement à la France, les économies nationales offensives se sont
dotées d'organismes spécialisés distincts des structures de réflexions de leur système de
défense nationale, comme le MITI au Japon. Pour rattraper son retard, la France doit
mettre en œuvre une nouvelle forme de concertation entre l'Etat, le patronat et les
syndicats, qui passe par une meilleure "circulation de l'information stratégique au
niveau national". Les résultats de la campagne de sensibilisation des entreprises en
faveur de la "veille" s'étant révélés décevants, Christian Harbulot propose de lancer une
dynamique de formation dans le domaine du "renseignement économique", discipline de
la "guerre économique" rassemblant les activités ouvertes et fermées, les activités
légales et illégales, encore trop souvent considérées l'affaire de spécialistes. Cette
dynamique industrielle nationale est d'autant plus pressante qu'avec le marché unique la
concurrence sera de plus en plus vive: "La construction du grand marché de 1993 est
410 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.73.411 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.156.
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l'unique voie de salut présentée à l'opinion publique pour résoudre les problèmes
endémiques de la société française[…]. La CEE n'est pour l'instant qu'une ligne
Maginot de plus dans la guerre économique mondiale. En misant tout sur la dynamique
communautaire, la France est à la merci d'un blocage toujours possible de la
construction européenne"412.
Dans la préface de cette seconde étude du CPE, Jean Pierre Quigniaux, secrétaire
général de l'Aditech, souligne que l'analyse faite par Christian Harbulot devrait permettre
d'offrir de nouveaux outils conceptuels nécessaires à la compréhension du monde de
l'après 1989 : "Lorsque fin 1988 fut décidé le lancement de cette étude, il n'y avait à l'Est
toujours rien de nouveau à l'exception d'un mot encore balbutiant: Perestroïka. Toutes
les analyses internationales vivaient à l'abri conceptuel, somme toute confortable d'un
Mur dont l'ombre masquait les conflits les plus dérangeants. […] La guerre
économique, si déséquilibrés pouvaient être certains échanges mondiaux, apparaissait
comme un abus de langage", or "Depuis l'automne 1989, l'Histoire s'est démultipliée,
laissant les observateurs, jumelles pendantes. […] Dès lors la géopolitique de notre
monde est à repenser et tous les conflits potentiels à analyser de nouveau. Parmi eux, au
premier rang, les affrontements économiques parce qu'aujourd'hui la paix apparaît
aussi comme la poursuite de la guerre par d'autres moyens. C'est donc dans ce nouvel
état du monde que prend son sens le travail de Christian Harbulot à qui nous avons
demandé d'analyser- avant qu'il n'y ait quelque chose de nouveau à l'Est- les
techniques offensives et mêmes subversives de la guerre économique. Son travail nous
alerte sur les impasses conceptuelles […]. Il nous démontre que les recherches doivent
être reprises dans ce domaine, pour pondérer les effets de l'actualité et permettre de
mieux anticiper notre futur".
Cette radicalisation du langage, choquante dans les années 1980, l'est beaucoup
moins en 1990. Outre-Atlantique, la résurgence et la multiplication d'analyses
nationalistes des relations économiques internationales semblent soudain donner raison à
ce qui aurait pu rester le fait d'un petit groupe d'acteurs à l'auditoire limité. Avec la Chute
de l'Union soviétique, le sentiment, déjà présent à la fin des années 1980, d'une
412 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.114.113
dépendance entre le niveau de vie d'un pays et la défense de ses structures économiques
et industrielles nationales, s'affirme nettement. Les termes du débat sur une intervention
ou non de l'Etat fédéral américain sont particulièrement virulents.
En effet, l'impression d'une accentuation des pressions concurrentielles provoque
le retour à une conception mercantiliste de l'échange où les gains de l'un trouvent leur
origine dans la perte de l'autre. L'industrie aurait un caractère entraînant et un excédent
de la balance commerciale serait un indicateur favorable de la bonne santé économique
d'un pays. Cet excédent doit devenir l'un des objectifs d'une politique économique et plus
précisément d'une politique industrielle413. La "théorie de la politique commerciale
stratégique"414 élaborée par Paul Krugman, professeur d'économie et de commerce
international au Massachussets Institute of Technology, offre aux responsables politiques
les éléments de justification d'une politique industrielle nouvelle version. Paul Krugman
refuse l'analyse classique qui prône le libre échange du fait de l'impossibilité pour les
firmes d'influencer les prix. Il soutient que la concurrence est imparfaite car dans de
nombreux secteurs, les échanges sont dominés par un nombre restreint de grandes firmes
qui agissent sur les prix du marché et prélèvent des "rentes". Un gouvernement qui
mettrait en œuvre une politique commerciale interventionniste pourrait alors obtenir
pour son économie une plus grande part de ces "rentes". Cette intervention peut prendre
différentes formes telles que la protection d'un secteur spécifique par des barrières
tarifaires, la mise à disposition d'infrastructures efficaces ou encore des investissements
en R&D. Une protection des firmes nationales contre le marché mondial permet
également de promouvoir les exportations.
Avant 1989, les multiples rapports sur le manque de productivité de l'industrie
américaine par rapport aux industries étrangères avaient alerté pouvoirs publics et
opinion publique sur un possible déclin américain sur la scène économique mondiale.
413 SIROEN Jean Marc, "Protectionisme et libre échange", Problèmes économiques, n°2.319-2.320, 31mars-7 avril 1993, pp.66-70.414 KRUGMAN Paul, HELPMAN Elhanan, Market structure and foreign trade : increasing returns,imperfect competition, and the international economy, Cambridge, Massachusets, 1985, 271 pages.KRUGMAN Paul, OBSTFELD Maurice, Economie internationale, De Boeck Universités, Bruxelles,1992, 891 pages.
114
L'ouvrage de Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances415, amplifie la
polémique. Le Japon devient la cible de toutes les critiques. Sa réussite économique
serait le résultat d'un non respect des règles du jeu économique, donc d'un
enrichissement au détriment des autres nations. De nombreux parlementaires prennent
pour preuve des pratiques déloyales japonaises, le déséquilibre bilatéral des échanges. Le
discours politique s'enflamme. A la "menace militaire" de l'Union Soviétique, succède la
"menace économique" du Japon. Sa politique protectionniste et ses pratiques déloyales
désavantageraient les entreprises américaines, et par voie de conséquence agiraient
négativement sur l'emploi et le niveau de vie de la population des Etats-Unis. La
définition de la "compétitivité" proposée par l'Office of Technology Assessment "le
degré par lequel une nation peut, dans des conditions de marché équitables et libres,
produire des biens et des services qui résistent au test des marchés internationaux et
cela tout en maintenant ou accroissant le revenu réel de ces citoyens"416 rend donc cette
situation intolérable, le niveau de vie des citoyens étant directement et officiellement lié
au maintien de la compétitivité des entreprises du pays.
Comme le souligne Peter G. Peterson, alors Secretary of Commerce, c'est avec
suspicion que les Etats-Unis observent la réussite économique du Japon: "le Japon
suscite une réelle admiration pour sa capacité de travail et ses réussites commerciales
et en matière de management. Mais d'un autre côté, la peur du Japon grandit ainsi que
le sentiment que leurs produits arrivent sur nos marchés par l'intermédiaire de
pratiques déloyales"417. Les interprétations sont nombreuses et changeantes suivant
l'époque et l'origine de leurs auteurs. Akira Tomioka classe les thèses construites sur ce
415 KENNEDY Paul, Naissance et déclin des grandes puissances. Transformations économiques etconflits militaires entre 1500-2000, Paris, Payot, 1989, 730 pages.416 Traduit par nos soins "the degree to which a nation can, under free and fair market conditions,produce goods and services that meet the test of international markets while simultaneously maintainingor expanding the real incomes of its citizens", Office of Technology Assessment (OTA), CompetingEconomies: America, Europe, and the Pacific Rim, Washington DC, U.S. Government Printing Office,OTA-ITE-498, 1991; D'ANDREA TYSON Laura reprend la définition "our ability to produce goods andservices that meet the test for international competition while our citizens enjoy a standard of living thatis both rising and sustainable" dans son livre, Who's bashing whom?, trade conflict in high technologyindustries, Washington, Institute for International Economics, 1992, 324 pages.417 Traduit par nos soins "there is a strong streak of genuine admiration for Japan's hard work,managerial and product achievements […].Yet, on the other hand, there is a growing fear of Japan and asuspicion that these better products have arrived in our markets on the backs of a closed market and anunfair business system in Japan", PETERSON Peter G., The 1990s: decade of reckoning or a decade of anew partnership, the Commision on US-Japan Relations for the twenty first century, 7 mars 1991, pp.6-7.
115
sujet en deux catégories. Au début des années 1980, les thèses "socioculturelles"418
dominent. C'est à travers le prisme de la culture et des relations sociales, que la réussite
japonaise peut s'expliquer419. L'homogénéité du pays, la recherche d'un consensus lors de
la prise de décision, l'investissement personnel des Japonais dans leur entreprise
caractérisent la culture unique du Japon, dite "collective". A partir du milieu des années
1980, les thèses dites de l'entente420 et du "complot" gouvernement/industrie prennent le
relais. Elles soutiennent que les responsables politiques, les hommes d'affaires, les
administrations et les grandes banques, s'accordent autour d'objectifs économiques
communs dans le but d'acquérir une supériorité économique mondiale. Le MITI et le
JETRO s'apparentent à des coordinateurs et des exécutants d'une politique industrielle
clairement définie au plus haut niveau. Le premier est accusé d'aider directement et
indirectement les entreprises et de protéger le marché domestique, et le second de
collecter et d'analyser des informations sur les concurrents et de les diffuser aux
entreprises japonaises. Ce partenariat est aussi surnommé "Japan Inc" ou "super
conglomérat".
Le succès du livre polémique de Pat Choate, Agent of Influence, est également un
indicateur des peurs américaines. Pat Choate tente en effet de démontrer l'efficacité de
l'influence des réseaux japonais sur les décisions des hommes politiques américains dans
le but de défendre leurs intérêts économiques: "Aujourd'hui, le Japon contrôle la
machine politico économique la plus sophistiquée et la plus performante des Etats-Unis.
[…] Le Japon dépense plus, pour ses 1000 lobbyistes à Washington DC, que les cinq
418 TOMIOKA Akira, "Corporate intelligence: the key to the strategic success of japanese organizations ininternational environments", in ROUKIS George S., CONWAY Hugh, CHARNOV Bruce H. (eds),Global corporate intelligence: opportunities, technologies, and threats in the 1990s, New York, QuorumBooks, 1990, 335 pages, pp.211-226, p.211.419 CHRISTOPHER Robert C., The japanese mind : the goliath explained, New York, Linden Press,Simon and Schuster, 1983, 280 pages ; SHIMADA Haruo, "The perceptions and the reality of japaneseindustrial relations", in THUROW Lester C.(ed), The management challenge: japanese views, Cambridge,MIT Press, 1985, pp.42-68; KOPROWSKI E. J., "Cultural myths: clues to effective management",Organizational dynamics, automne 1983, pp.39-51; NAKANE Chie, Japanese society, Berkeley,University of California Press, 157 pages; OHMAE Kenichi, Beyond national borders: reflections onJapan and the world, Homewood, Dow Jones Irwin, 1987, 128 pages; OUCHI William, Theory Z.,Reading, Addison-Wesley, 1982, 283 pages.420 GERLACK Michael, "Business alliance and the strategy of the japanese firm", California ManagementReview, fall 1987, pp.126-142; WOLF Marvin, The japanese conspiracy : the plot to dominate industryworld wide and how to deal with it, New York, Empire Books, 1983, 256 pages; ABEGGLEN James,STALK Georges, Kaisha: the japanese corporation, New York, Basic Books, 1985, 309 pages;DRUCKER Peter, "Behind Japan's success", Harvard Business Review, janv-fev 1981, pp.83-90.
116
plus grandes organisations américaines dans le même domaine"421. Leurs procédés
différent de ceux des autres Etats "Its foundation Japan's American political machine
rests on diplomacy, lobbying, politicking and propagandizing-each delicately crafted
and systematically integrated with the others"422. C'est une politique tous azimuts allant
du financement de lobbyistes, à celui de partis politiques et de projets locaux, de l'action
des réseaux de chambres de commerce et des associations de régions à celles des
bureaux exports. L'objectif principal est de diffuser six excuses permettant de justifier
leur protectionnisme: le Japon crée des emplois aux Etats-Unis, les problèmes
économiques américains ont une origine américaine, la globalisation a un fort impact, le
Japon est unique et doit être traité différemment des autres, le changement au Japon est
imminent, les critiques contre le Japon sont "racistes", d'où les expressions "japan
bashers, jab bashers, japanophobes". Ainsi, selon Pat Choate, à la place d'ouvrir son
marché, le Japon lance-t-il une vaste campagne de propagande: "Au lieu de faire des
réformes politiques internes et d'offrir une réelle réciprocité commerciale aux autres
nations, le Japon a lancé une propagande politique massive. Son but: détourner les
critiques étrangères, isoler le Japon des pressions extérieures, maintenir le délicat
équilibre de politique intérieure et renforcer le pouvoir et le prestige japonais à
l'extérieur. C'est la raison pour laquelle, le Japon dépense autant pour acheter la
meilleure expertise en droit et en lobbying aux Etats-Unis, pour donner des emplois sûrs
à ses amis politiques américains et pour financer un large réseau d'idéologues composé
d'universitaires, d'ex officiels […]"423. Il constate cependant que ce pays profite de la
tolérance des Etats-Unis puisque toutes ces techniques d'influence sont légales sur le sol
américain: "Cela se joue dans le respect des lois économiques américaines, des
tactiques adoptées pour les campagnes électorales et des règles de politique américaine.
421 Traduit par nos soins"Today Japan controls the most sophisticated and successfull political-economicmachine in the United-States. […] Japan spend more on its 1.000 person lobby in Washington Dc, thanthe five most influential american business organizations", CHOATE Pat, "Political advantages: Japan'scampaign for America", Harvard Business Review, septembre-octobre 1990, pp.87-103, p.87 et p.89.422 CHOATE Pat, Agent of influence, New York, Knopf, 1990, 320 pages, p.XVII.423 Traduit par nos soins "Instead of making internal political reforms and offering real trade reciprocityto other nations, Japan has launched a massive global political and propaganda offensive. The goal : todeflect foreign criticism, to insulate Japan from foreign pressures, to maintain the delicate domesticpolitical balance of power, and to strengthen japanese power and prestige abroad. […] this is why Japanis spending so much to buy the best legal and lobbying talent in America, to provide assured post-government employment for its American political friends and to finance a vast cadre of apologists-someideologues, some academics, some ex-officials, and some emply fast-guns-for-hire", CHOATE Pat, Agentof influence, op.cit., p.35.
117
[…] Le problème n'est pas à Tokyo mais à Washington. DC"424.
Les attaques contre le Japon atteignent un paroxysme dans un rapport corédigé
par la CIA et le Rochester Institute of Technology425 (RIT) et dont l'existence est révélée
en 1991 sous le nom de Japan2000. Quelques extraits parus dans les journaux
déclenchent une vive polémique. Aux erreurs de fond et aux naïvetés viendraient
s'ajouter des propos extrémistes et racistes, à tel point que le RIT, sous la pression des
étudiants et des professeurs, établit une commission d'enquête interne. D'après le texte,
Le principal objectif du Japon serait d'atteindre "an unequivocal economic dominance of
the world". Cette totale négation des autres proviendrait de leur culture: "la plupart des
Japonais sont des créatures appartenant à une culture sans âge, amorale,
manipulatrice, qui ne convient qu'à cette race et à ce pays"426. Le rapport souligne: "Ce
qui rend les Japonais si uniques c'est le choc de deux paradigmes: le paradigme
traditionnel de l'Ouest basé sur la liberté individuelle et le paradigme collectiviste
japonais fait de cette capacité si puissante d'uniformité et de cohésion interne, la
domination économique peut aller de pair avec l'imposition d'un système de valeurs
créées, ce qui est particulièrement troublant compte-tenu de l'absence totale
d'impératifs moraux dans le paradigme japonais".
Outre le Japon, ces critiques visent également la plupart des partenaires
commerciaux des Etats-Unis dont les services de renseignement d'Etat pratiqueraient
l'espionnage des industries américaines. Ces accusations interviennent au moment où le
fonctionnement, le budget et les thèmes de recherches de la CIA se trouvent vivement
424 Traduit par nos soins "it plays the american economic game by american rules. It uses of the campaigntactics and methods of American politics[…] It is the highest stakes political-economic game in the worldtoday[…] The problem is not in Tokyo but in Washington DC", CHOATE Pat, "Political advantages:Japan's campaign for America", op.cit., p.103.425 Une fois l'affaire rendue publique, la plupart des universitaires impliqués directement ou ayant étéamenés indirectement à participer à ces travaux se désengagent.426 Traduit pas nos soins "Mainstream Japanese[..] are creatures of an ageless, amoral, manipulative, andcontrolling culture suited only to this race, in this place", d'après Marshall WINDMILLER, "Theintelligence community and academia", Former Professor of International Relations San Francisco StateUniversity, Remarks delivered to the Bay Area Chapter of the Association of Former Intelligence Officers(AFIO) at the Fort Mason Officers Club, 26 février 1992.
118
remis en question427. Le sénateur démocrate Daniel Patrick Moynihan n'hésite pas à
proposer428 une dissolution pure et simple de l'organisation. Face à ses détracteurs et
devant le risque d'amputation de leur budget, les responsables des services de
renseignement américains, soutenus par des élus conservateurs, montent au créneau et se
lancent dans une campagne d'explications des nouvelles menaces qui pèsent sur
l'économie des Etats-Unis et par répercussion sur le niveau de vie de la population. Dans
leur argumentaire, les entreprises américaines deviennent désormais la cible privilégiée
des services de renseignement des pays alliés, principalement de la France, de
l'Allemagne et du Japon. Ces activités d'espionnage économique se dérouleraient sur le
sol américain comme sur les marchés extérieurs, occasionnant d'importantes pertes pour
l'économie américaine. Selon le directeur du FBI: "Aujourd'hui, comme demain, les
stratégies des adversaires et des alliés ne se focalisent pas seulement sur des sujets
d'intérêt défense mais incluent également du renseignement économique, scientifique,
technologique et politique"429. Pour le sénateur David L. Boren (D-Okla), président du
Senate Intelligence Committee: "Les actes d'espionnage agressifs perpétrés par les
gouvernements étrangers par le vol de secrets commerciaux privés dans le but de servir
leurs propres intérêts nationaux sont un signe évident de cette menace"430. Désormais,
selon le sénateur John Danforth du Missouri, membre du Senate Intelligence Committee,
l'espionnage économique prend de plus en plus d'ampleur aux Etats-Unis431. Un ancien
directeur de la CIA déclare ainsi "Si nous espionnons pour la sécurité militaire,
pourquoi n'espionnerions-nous pas pour la sécurité économique ? "432. Robert Gates433,
Director of Central Intelligence, détaille la contribution de la CIA: "Environ 40% des
nouveaux besoins sont de nature économique. Les politiciens les plus expérimentés du427 Voir FOLEY Timothy D., "The role of the CIA in economic and technological intelligence", TheFletcher Forum, Automne-hiver 1994, pp.135-145, et Ernst Maurice C., "Economic intelligence in CIA",in Westerfield Bradford H., Inside the CIA's private world. Declassified articles from the agency'sinternal journal 1955-1992, New Heaven, Yale University Press, 489 pages, pp.305-329428 MOYNIHAN, Daniel, "Do we still need the CIA? The State department can do the job", New YorkTimes, 19 mai 1991, p. E17 et BERNSTEIN Jonas, "Spy Agency may have to come in from cold war",Insight Magazine, vol7, n°41, 14 octobre 1991, p.19.429 GERTZ Bill, "Friends, Foes Said to Employ Business Spies" Washington Times, April 30, 1992, p. A3430 Traduit par nos soins "Aggressive acts of espionage pursued by foreign governments to steal privateamerican commercial secrets to serve their own national interests are a clear indication of this threat",OSTROW Ronald J., RICHTER Paul, "Economic espionage poses major peril to US interests - Spying:but officials are reluctant to use intelligence resources to help american firms compete globally", LosAngeles Times, 28 septembre 1991, p.1. 431 Traduit par nos soins "Economic intelligence is going to be increasingly important to our country",SEIB Gerald B., "Business secrets : some urge CIA to go - Further in gathering", 4 août 1992, The WallStreet Journal, p.A1.
119
gouvernement voient clairement que les défis et les opportunités les plus importants de
la fin de cette décade sont dans la sphère de l'économie internationale"434. Dans le
domaine économique, la CIA aura pour missionl'analyse des tendances économiques
mondiales et des évolutions technologiques, le suivi des négociations internationales, la
dénonciation d'actes de corruption permettant l'acquisition de positions avantageuses sur
des marchés étrangers et la lutte contre l'espionnage économique menée par les services
de renseignement étrangers. Robert Gates se propose ainsi de moraliser le commerce
international: "la CIA pourrait aider à nettoyer le terrain de jeu du commerce mondial
en dénonçant ceux qui n'appliquent pas les règles internationales, ou ceux qui font
collusion avec leurs industries lésant ainsi injustement l'industrie américaine" 435.
Quelques voix s'élèvent cependant pour relativiser les accusations prononcées
contre les pays alliés: "le DCI n'a pas fourni de preuve de son assertion publique selon
laquelle nous aurions été victimes d'espionnage industriel"436. De plus, pour les partisans
du free trade, impliquer ainsi la CIA dans les affaires économiques mondiales est une
erreur grave étayant ce fameux principe mercantiliste selon lequel l'économie bénéficie
d'abord aux producteurs, puis secondairement aux consommateurs. La CIA n'aurait pas
les compétences requises. Leurs prévisions sur l'évolution économique et politique
mondiale de la fin des années 1980 et du début des années 1990 en sont la meilleure
preuve: "le gouvernement américain ne devrait pas essayer de définir "des règles du
jeu" qui ne feraient qu'augmenter les coûts pour les consommateurs américains,
diminuant d'autant leur niveau de vie. Dans ses relations commerciales, le
gouvernement des Etats-Unis ne devrait avoir qu'un seul objectif: développer la libre
432 Traduit par nos soins "Aggressive acts of espionage pursued by foreign governments to steal privateamerican commercial secrets to serve their own national interests are a clear indication of this threat",OSTROW Ronald J., RICHTER Paul, "Economic espionage poses major peril to US interests - Spying:but officials are reluctant to use intelligence resources to help american firms compete globally", LosAngeles Times, 28 septembre 1991, p.1.433 Director of Central Intelligence du 6 novembre 1991 au 20 janvier 1993.434 Discours de Robert GATES à l'Economic Club of Detroit, 13 avril 1992, transcription, p.7 et p.8, inSEIB Gerald B., op.cit., p.A1. Voir aussi GATES Robert, "Testimony: the threat of foreign economicespionnage to US corporations", Hearings, Subcommittee on Economic and Commercial Law, Housecommittee on the judiciary, 102 congress, 2nd session, 19 avril et 7 mai 1992.435 Allocution de Robert GATES devant le Congrès, in BERNSTEIN Jonas, "Spy Agency may have tocome in from cold war", Insight Magazine, vol7, n°41, p.19, 14 octobre 1991.436 Traduit par nos soins" the DCI has not substantiated his public assertion that we have been victims ofindustrial espionage", BRADLEY Bill, Statement on the Intelligence Authorization Act for 1991,Congressional Record, 4 août 1990, p.S12459.
120
concurrence. Et tant qu'il s'en tiendra à cet objectif, il n'aura pas besoin de l'aide de la
CIA […] Les organisations de sécurité nationale sont là pour défendre les Etats-Unis
contre les agressions militaires extérieures ou les attaques terroristes. En suggérant que
la CIA s'intéresse à la technologie de pointe ayant un impact économique direct, Gates
élargit l'agenda sécuritaire considérablement. Il est évident que la technologie de pointe
a des implications militaires, mais nous ne devrions pas tomber dans le piège de dire
que l'économie entière a des implications en matière de sécurité nationale […] parce
qu'un appareil de défense avancé ne peut exister sans un appareil économique avancé.
Bien que cette dernière affirmation soit exacte, la défense n'est pas la raison d'être de
notre économie avancée. L'objectif de l'économie américaine est de fournir aux
Américains et aux consommateurs étrangers les biens et les services dont ils ont besoin.
Si nous perdons cela de vue, si nous concluons que le but de l'économie et de soutenir
un grand nombre d'industries clés et de technologies essentielles à la sécurité nationale,
nous courrons le risque de militariser l'économie et de l'attirer dans le champs militaire
121
comme l'ont fait les Soviétiques"437. Une telle politique irait à l'encontre des
principes américains de libre concurrence et de non intervention étatique. Une entreprise
qui recevrait des renseignements de la CIA bénéficierait d'un avantage sur ses
concurrentes américaines: "Si le renseignement doit être utilisé pour soutenir une
politique industrielle nationale, ce renseignement bénéficiera nécessairement à
certaines entreprises plutôt qu'à d'autres" 438.
Ces quelques critiques se retrouvent rapidement noyées sous un flot d'articles de
presse et de publications sur les actes d'espionnage orchestrés par les Etats européens,
France439 en tête. La DGSE se voit accuser d'espionner Texas Instrument pour avantager
la compagnie nationale Bull, et Air France d'avoir posé des micros dans ses sièges
"classe affaire". Dans son ouvrage Friendly Spies, le journaliste Peter Schweizer, n'hésite
pas à parler d'un "pillage" des entreprises américaines par les services secrets des Etats
alliés des Etats-Unis (Japon, Allemagne, France). Il fonde son accusation sur les propos
de Pierre Marion, ancien directeur de la DGSE: "Les Américains croient rarement s'ils y
songent jamais que les pays traditionnellement rangés dans le camp occidental comme
par exemple le Japon, la Corée du Sud, l'Allemagne, la France ou Israël puissent les
437 Traduit par nos soins" The US governement should not be attempting to define "rules of the game" thatwill raise costs for American consumers and thereby lower their standard of living. In its tradenegociations, the US government should have only one objective: expanding free trade. And as long as itsticks to that objective, there will be no need for support from the CIA […] The national securityestablishment exists to defend the United States from the threat of military or terrorist attacks. Bysuggesting that the CIA is interested in advanced technology that has merely economic impact, Gates isbroadening the security agenda considerably. To be sure, much advanced technology has militaryimplications, but we should avoid the temptation of saying the entire economy has national securityimplications because an advanced defense establishment cannot exist without an advanced economy.Although that statement is true, defense is not the raison d'être of our advanced economy. The purpose ofthe American economy is to provide American and foreign consumers with the goods and services theywant. If we lose sight of that, if we conclude that the purpose of the economy is to support a large numberof key industries and technologies deemed essential to national security, we run the risk of militarizing theeconomy and thereby driving it into the ground just as the Soviets did theirs", KOBER Stanley, "Whyspy? The uses and misuses of intelligence", Cato Policy Analysis, n°265, 12 décembre 1996, 24 pages,p.12.438 Traduit par nos soins "if the intelligence is to be used to support a national industrial policy, itsintelligence will necessarily benefit some companies more than others", KOBER Stanley, "Why spy? Theuses and misuses of intelligence", op.cit., p.12.439 PETERZELL Jay, "When friends become moles", Time, 28 mai 1990, p.50; WINES Michael, "Frenchsaid to spy on US computer companies", in New York Times, 18 novembre 1990, p.4 ; REIBSTEIN Larry,"Parlez vous Espionage?", Newsweek, 23 septembre 1991, p.40; "France's bull denies press report ofspying against us firms", Wall Street Journal, 18 mai 1990, p.A8; GERTZ Bill, "French spooks scarefirms", Washington Times, 9 février 1992.
122
espionner. […] C'est un fait acquis avoue avec franchise Pierre Marion440.[…] sur le
front économique, nous sommes adversaires et non pas alliés"441. L'auteur cite également
le Comte de Marenches, directeur du SDECE de 1970 à 1981. Ce dernier souligne dans
ses Mémoires que l'espionnage économique et industriel est très rentable car il permet de
limiter les investissement de recherche et de développement. Il reprend les accusations
d'un ancien ambassadeur américain: "il est indubitable que les pays amis et leurs
entreprises ont fondu sur nous pour nous dévaliser, proclame-t-il. Les pays d'Europe
tout comme le Japon se sont infiltrés partout chez nous pour se procurer des
renseignements technologiques"442. Des passages entiers extraits d'un ouvrage de
Herbert Meyer, ancien assistant du Director of Central Intelligence et vice-président du
National Intelligence Council, donnent des explications particulièrement caricaturales et
manichéennes: "presque tous les services de renseignement des principaux concurrents
économiques de l'Amérique ont reçu de leur pays un mandat en bonne et due forme qui
les autorise à pratiquer l'espionnage économique. Nos alliés "ne semblent guère avoir
de scrupules" déclare Herbert Meyer. Ils n'éprouvent aucune gêne morale à espionner
les Américains ou à exploiter les secrets industriels et technologiques ainsi dérobés. Ce
comportement qui, aux yeux de la plupart des Américains passerait pour répréhensible
ou immoral est tenu pour normal presque partout dans le monde"443. Selon Herbert
Meyer "appelons cela du puritanisme ou tout ce que vous voulez, mais les entreprises
américaines ont tendance à jouer franc jeu. Accepter de pratiquer l'espionnage est
contraire à nos instincts"444.
Pour Christian Harbulot, le Japon détient la suprématie mondiale dans l'usage de
pratiques subversives. Il appelle la France à se mettre au diapason. Aux Etats-Unis, un
discours moralisateur sur les bonnes pratiques semble vouloir indiquer le juste chemin
440 Entretien de Peter SCHWEITZER avec Pierre MARION en date du 14 mars 1992, in SCHWEIZERPeter, Les nouveaux espions. Le pillage technologique des Etats-Unis par leurs alliés, Paris, Grasset,octobre 1993, 345 pages, p.11.441 SCHWEIZER Peter, Les nouveaux espions. Le pillage technologique des Etats-Unis par leurs alliés,op. cit., p.12.442 SCHWEIZER Peter, Les nouveaux espions. Le pillage technologique des Etats-Unis par leurs alliés,op.cit., p.12.443 SCHWEIZER Peter, Les nouveaux espions. Le pillage technologique des Etats-Unis par leurs alliés,op.cit., p.22.444 SCHWEIZER Peter, Les nouveaux espions. Le pillage technologique des Etats-Unis par leurs alliés,op.cit., p.280.
123
aux Etats déviants. Le pays doit se montrer offensif afin de maintenir sa place de leader.
Si le contenu est différent, la forme n'en reste pas moins identique. Les développements
relatifs à la "géoéconomie" en donnent un excellent exemple. Cependant, en 1991,
Bernard Esambert propose une nouvelle version de la "guerre économique".
B. "Géoéconomie" et "guerre économique positive": première écoute du
gouvernement.
Selon Edward Luttwak445, les Etats-Unis se trouveraient dans des conditions
défavorables si le pays souhaite "lutter à armes égales". Dès le début des années 1990,
l'auteur applique les préceptes de la stratégie aux questions économiques. Suite à la
"pacification" des échanges internationaux, les priorités économiques ont pris le pas sur
les menaces militaires et les alliances. La puissance militaire et la diplomatie classique
ont perdu leur importance traditionnelle et l'ancienne rivalité entre les Etats se
transforme en ce qu'il nomme "géo-économie": "Ce néologisme traduit parfaitement
l'amalgame qui existe entre la logique propre aux conflits et les méthodes propres au
commerce"446. Aux logiques de l'affrontement militaire succéderaient celles de
l'affrontement économique dont les Etats seraient les principaux protagonistes. Aux
armes militaires, s'ajoute l'arsenal de la "géo-économie" toute entière mise en œuvre par
les Etats afin de garantir le plus d'emplois possible à sa population, tels que les barrières
commerciales, les barrières douanières, les subventions, les aides pour pénétrer les
marchés, etc. A ses yeux, l'économie se présente tel un jeu à somme nulle "win-lose
competition", le gain de l'un représentant une perte pour l'autre. La cohésion d'une
Nation ne naît plus de la peur d'une menace militaire mais d'une "menace économique":
"Dans la mesure ou la cohésion nationale prévalait sur les dissensions sociales et les
tensions économiques compte tenu de l'impératif d'être uni face aux antagonismes
externes, ce sont bien les conflits armés ou les menaces de conflits armés et non les
tensions commerciales qui ont servi de ciment aux nations. Dans un contexte,445 Docteur de l'Université Johns Hopkins, ancien conseiller auprès du Secretary of Defense, du NationalSecurity Council, et du Department of State, membre du Center for Strategic and International Studies.446 Traduit par nos soins "This neologism is the best term I can think to describe the admixture fo the logicof conflict with the methods of commerce", LUTTWAK Edward N., "From geopolitics to geo-economics.Logic of conflict, Grammar of commerce", The National Interest, Summer 1990, pp.17-23, p.19.
124
aujourd'hui où ces menaces et l'importance donnée aux alliances militaires diminuent,
les priorités géo-économiques dominent dans l'action des Etats. […] Et si la cohésion
interne doit être préservée par une menace qui unit, cette menace doit être, aujourd'hui,
de nature économique"447. La scène économique mondiale n'est plus qu'un "champ de
bataille" dans lequel les grands blocs économiques s'opposent, l'Asie autour du Japon,
l'Europe et les Etats-Unis448. Pour Selig Harrison449 et Clyde Prestowitz450, si les Etats-
Unis n'adoptent pas rapidement cette nouvelle grille de lecture de la scène internationale,
le pays se verra dans l'impossibilité de répondre aux attaques de ses anciens alliés,
devenus ses "adversaires": "les alliés militaires des USA sont ses ennemis économiques,
le refus d'admettre l'existence d'une telle rivalité commerciale empêche les Etats-Unis
de faire face de façon efficace aux défis concurrentiels"451.
Si le vocable est radical et particulièrement virulent, l'équivalent de l'expression
"guerre économique", en anglais "economic war", est très peu utilisé aux Etats-Unis. En
France en 1991, dans son ouvrage La guerre économique mondiale452, Bernard Esambert
propose une version de la "guerre économique" différente de celle proposée par
Christian Habulot. Bernard Esambert453, ingénieur des Mines, haut responsable dans le
447 Traduit par nos soins"Internally, in so far as national cohesion was sustained against divisive socialand economic tensions by the unifying urgencies of external antagonisms, il was armed conflict or thethreat of it - not commercial animosities- that best served to unite nations. Now, as the relevance ofmilitary threats and military alliances wanes, geo-economic priorities are becoming dominant in stateaction. […] and if internal cohesion must be preserved by a unifying threat, that threat must now beeconomic", LUTTWAK Edward N., ., "From geopolitics to geo-economics. Logic of conflict, Grammarof commerce", op.cit., p.20.448 DIETRICH William, S., In the Shadow of the Rising Sun : the Political Roots of American EconomicDecline, University Park, Pennsylvania State University Press, 1991, 343 pages; GARTEN Jeffrey E., ACold Peace : America, Japan, Germany and the Struggle for Supremacy, New York, Times Books, 1992,277 pages; THUROW Lester C., Head to Head : the Coming Economic Battle among Japan, Europe andAmerica, New York, Morrow, 1992, 336 pages; SANDHOLTZ Wayne, The Highhest Stakes: TheEconomic Foundations of the Next Security System, Berkeley Roundtable on the International Economy,Oxfors University Press, 1992, 262 pages; D'ANDREA TYSON Laura, Who's Bashing Whom?, TradeConflict in High Technoly Industries, Washington, Institute for international Economics, 1992, 324 pages.449 Carnegie Endowment for International Peace.450 Président de l'Economic Strategy Institute.451 Traduit par nos soins "America's military allies are economic adversaries[…] Refusal to acknowledgethat an adversarial trade relationship exists […] prevents the United States from responding effectively tothe competitive challenge", HARRISON Selig S., PRESTOWITZ Clyde V., "Pacific agenda: Defense oreconomics?", Foreign Policy 79, été 1990, p.60 .452 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, Paris, Olivier Orban, 1991, 297 pages.453 Ingénieur des Mines, Président de l'Institut Pasteur et de sociétés, ancien conseiller industriel deGeorges POMPIDOU. Auteur de ESAMBERT Bernard, Le troisième conflit mondial, Paris, Plon, 1977,330 pages et La guerre économique mondiale, Paris, Olivier Orban, 1991, 297 pages.
125
secteur industriel et bancaire, emploie, dès 1971454, la métaphore de la "guerre
économique" afin de mettre en évidence l'âpreté de la compétition dans laquelle se
trouve plongée l'industrie française à cette époque. En 1991, il définit le terme455 comme
un "conflit par lequel les nations essaient de s'enrichir et de créer emplois et richesse
sur leur territoire au détriment des voisins", tout en justifiant l'utilisation de la
métaphore militaire: cette "métaphore militaire n'est pas trop forte. Quand les
entreprises ferment, quand le champ de bataille est jonché d'usines désaffectées, quand
le chômage s'accroît, quand le niveau de vie baisse, quand la misère apparaît, le
désastre ne ressemble-t-il pas aux conséquences d'une guerre non moins impitoyable
que la guerre tout court"456. Il situe le début de la "guerre économique" au début des
années 1960 au moment de l'accélération du commerce mondial, la croissance de ce
dernier étant beaucoup plus rapide en volume que la richesse mondiale, avec entre 1970
et 1980 , une progression plus irrégulière. Depuis cette date "l'international commande
le national".
Ainsi, la rapidité du développement se mesure-t-elle à la compétitivité et à la
créativité liées l'une et l'autre à la capacité scientifique et au niveau d'éducation. "Les
combattants de la guerre économique" sont les nations, les "armées" sont formées des
entreprises: "L'industrie est l'armée de la compétition mondiale internationale, ses
cadres, les officiers de la guerre économique et ses responsables sont devenus les
officiers des temps nouveaux457. […] il y a les troupes au "front" que sont les entreprises
exportatrices, les troupes de l'arrière qui n'occupent qu'un marché régional ou local, et
les commandos de choc qui débarquent à l'étranger, les fameuses sociétés454 Bernard ESAMBERT fait remonter à l'année 1900 l'utilisation de l'expression "guerre économique"même si celle-ci n'a pas le même sens: PAUL Louis, La guerre économique, Revue Blanche, 1900, puisCharles MAURRAS, Louis RENAULT dans les Cahiers de la Régie vers 1920, en 1935 le PrésidentROOSEVELT dans un discours à Atlanta dit "faisons nous la guerre commerciale, la guerre qui nousenrichira tous, plutôt que la guerre qui meurtrit les chairs"; en 1941 HITLER utilise l'expression dans undiscours lors du 21ème anniversaire du parti nazi "il n'y a plus de guerre économique en Allemagne carl'Allemagne est unifiée".455 Pour lui, "l'expression "guerre économique" ne signifie pas nécessairement "l'existence d'agresseursdont nous serions les malheureuses victimes. C'est grâce à ses forces vives qu'une Nation peut combattreau mieux sur le plan économique comme dans les conflits du passé. Les attitudes individuelles etcollectives d'un peuple, son degré de mobilisation et son niveau d'éducation permettent le sursaut et lareconquête des marchés. Avec l'appui de la diplomatie. Que politique économique et politique étrangèresoient liées par une dynamique particulièrement spectaculaire est évident", in ESAMBERT Bernard,op.cit., p.23).456 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.17.457 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.32.
126
multinationales"458. Exporter est l'objectif premier de cette "guerre économique"459.
L'investissement et l'argent sont le "nerf de la guerre économique", et les "aliments
essentiels" sont l'innovation et l'invention technique. Enfin, la connaissance est la clé du
succès460 car "la nouvelle révolution industrielle est celle de l'intelligence"461. Parmi les
principales "armes de la guerre économique" figurent au premier rang, l'innovation, la
productivité, le taux d'épargne, le consensus social et culturel et le degré d'éducation
d'une nation. La "veille technologique"462 est une des principales "armes des combattants
de la guerre économique". Le Japon est cité en exemple. Des structures publiques
existent. 1,5% du Chiffre d'affaires des entreprises nipponnes est consacré à la "veille
technologique". Aux Etats-Unis, elle fait partie du "credo du management américain"463.
En France, pour Bernard Esambert , le CPE est la seule structure publique à agir dans ce
domaine.
Son argumentation est proche de celle de Christian Harbulot quand il souligne
que la culture représente une "arme" qui conditionne la survie et la cohésion de toute
communauté. Elle est la "base du partage du savoir qu'impose la compétition
économique". Ainsi aux Etats-Unis, "la recherche du profit est fondée sur les
comportements individuels tandis qu'au Japon le désir de revanche s'adosse à la
communauté"464. C'est sur sa "force culturelle" que le Japon fonde sa puissance
économique et c'est "l'armée industrielle japonaise qui débarque sur notre continent"465
depuis quelques années. Nier ce facteur comme le font "les marxistes et certains
libéraux c'est prendre le risque de bloquer l'économie"466. Pour faire face à cette guerre,
les "Etats combattants" se protègent grâce à une "cuirasse" formée par les droits de
douanes, les protections monétaires, les protections de nature non tarifaires. Les morts
sont les chômeurs467.
458 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.31.459 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.207.460 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.22.461 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.216.462 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., pp.220-221.463 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.221.464 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.241.465 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.31.466 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.241.467 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.24.
127
Devant le dynamisme économique du Japon, les Etats-Unis contre-attaquent
aujourd'hui. Pour Bernard Esambert, ce pays détient les principaux attributs de la
puissance: le dynamisme des entrepreneurs, la maîtrise des nombreuses technologies de
pointe, la confiance des milieux financiers468. En Europe, l'Allemagne reste le premier de
la classe européenne, car l'exportation est un véritable état d'esprit469 pour les entreprises
allemandes. La France, quant à elle, est une "économie sur la défensive". Elle doit se
doter d'un "chef de guerre" capable de mobiliser: "il peut se situer à l'Elysée. Il pourrait
être à Matignon.[…] Mais on peut aussi imaginer la création d'un super ministère
auquel seraient confiés tous les moyens économiques et attributions qui peuvent
contribuer à dynamiser la monde des entreprises"470. Une telle proposition rappelle
fortement le MITI japonais.
Cependant, la "guerre économique n'est pas un mal en soi, elle a ses vertus. Elle
stimule, elle créée une dynamique qui entraîne l'accroissement du niveau de vie des pays
occidentaux". Les adversaires peuvent devenir des partenaires. De plus, "l'on doit peut
être cependant à la guerre économique qui a canalisé les pulsions guerrières des
peuples vers une forme de combat plus pacifique une limitation des autres conflits[…]
Souhaitons donc longue vie à la guerre économique à condition qu'elle s'assagisse un
peu et qu'elle apporte aux combattants d'autres satisfactions que celles purement
matérielles sur lesquelles elle a débouché jusqu'à présent"471. Car si le capitalisme
triomphe, le "marché n'est pas une divinité"472. Reprenant la question de François
Perroux "comment l'économie peut-elle contribuer au meilleur développement de
l'homme ?"473, Bernard Esambert en appelle à une voie intermédiaire entre "le système
libéral qui met l'accent sur l'efficacité au détriment du social" et "le système socialiste
qui insiste sur la solidarité en écrasant les motivations individuelles"474. "Grâce à leurs
activités les chefs d'entreprises modèlent notre monde"475, les multinationales servent
leur pays, il faut donc que l'Etat crée le meilleur environnement possible à leurs actions.
468 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.81.469 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.95.470 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.195.471 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.56.472 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.288.473 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.288.474 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.289.475 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.174.
128
Pour trouver le plein emploi, il faut pratiquer l'ouverture sur l'extérieur et la rigueur dans
la gestion économique par la maîtrise de l'inflation et un taux d'épargne élevé, mettre en
œuvre une fiscalité qui encourage l'initiative, réformer le système éducatif, adapter le
système de protection sociale et promouvoir l'innovation476. Enfin, une politique
industrielle au niveau national puis européen s'impose, afin de rivaliser avec les Etats-
Unis et le Japon. Si les résultats de la "guerre économique" conditionnent le niveau de
l'emploi et les conditions de vie des habitants, "la guerre économique aura-t-elle le
pouvoir de faire surgir un ordre mondial harmonieux"477, s'interroge Bernard Esambert
dans sa conclusion. En France, la priorité des priorités réside donc dans la
reconnaissance par les gouvernements français de l'existence de cette "guerre
économique" et dans la "mobilisation des élites du pays"478.
L'ouvrage de Bernard Esambert est diffusé dans le cadre d'une édition grand
public. Quant à l'étude du CPE rédigée par Christian Harbulot fait l'objet d'une synthèse
centrée sur les "actions subversives"479 dans un numéro de la Revue politique et
parlementaire. Leur audience s'élargit dans le contexte des débats polémiques
américains. Christian Harbulot rejoint l'Aditech en tant que directeur des travaux des
conseillers des ambassades de France et directeur des relations avec les entreprises480. Il
trouve l'écoute de hauts responsables politiques, parmi lesquels Edith Cresson, alors
Premier ministre après avoir été ministre des Affaires européennes auprès de Michel
Rocard, et son ministre des Affaires étrangères, Roland Dumas. Les échéances de la
construction européenne soulèvent d'importants problèmes. L'impératif de la
concurrence dans la perspective du marché unique européen appelle une évolution des
modalités des politiques industrielles. En effet, l'instauration du marché unique en 1993
traduit les options libérales de l'Union européenne. La libre circulation des biens, des
services et des facteurs de production commande la libéralisation des politiques
476 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.99.477 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.297.478 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.43.479 HARBULOT Christian, "Techniques offensives et guerre économique", Revue politique etparlementaire, 1990, pp.61-72. L'accent est mis sur l'action subversive : les éléments de culture subversivedans la guerre économique, l'acte subversif comme levier commercial, les règles dialectiques de l'actionsubversive, le traitement subversif de l'information.480 De son côté, Bernard Nadoulek rédige une seconde étude financée par le ministère de la Recherche etpublié par l'Aditech, NADOULEK Bernard, Base de connaissances sur la mondialisation des cultures,Paris, Aditech, 1992, 287 pages.
129
structurelles. Les textes sont explicites. La politique industrielle de l'UE "se fonde sur le
modèle de l'économie de marché qui fonctionne correctement. Cela signifie que
l'initiative et la responsabilité en matière d'adaptation structurelle incombent également
avant tout aux acteurs économiques. […] La Commission ne peut pas prendre les
décisions à la place des entreprises"481. Même si le Traité de Maastricht retient le
principe de subsidiarité, les règles communautaires affectent les politiques industrielles
des Etats membres, ces derniers ne pouvant déroger aux principes édictés par la
Commission européenne: compatibilité des concentrations avec la préservation de la
concurrence, interdiction des aides nationales, aides sous condition aux entreprises
publiques, promotion des aides à la recherche développement et à la formation. Tout en
affirmant la primauté d'un "système de marchés ouverts et concurrentiels", le Traité sur
l'Union européenne intègre la compétitivité industrielle dans les objectifs de la
construction communautaire. Un des articles dispose "que la Communauté et les Etats-
membres veillent à ce que les conditions nécessaires à la compétitivité de l'industrie de
la Communauté soient assurées"482. Cette orientation libérale ne signifie donc pas un
désengagement complet de l'Etat mais une redéfinition de son rôle dans un sens moins
interventioniste et un véritable effort d'acculturation de l'administration. Dans ce cadre,
le Premier ministre Edith Cresson organise une réflexion sur l'adaptation de l'action de
administration allant dans le sens d'un décloisonnement et d'un meilleur échange
d'informations entre le secteur public et le secteur privé. En charge des Affaires
européennes dans le gouvernement de Michel Rocard, Edith Cresson avait déjà constaté
l'absence d'une "stratégie d'influence" de la France au sein des institutions européennes.
Des groupes d'experts de haut niveau, les "Groupes d'étude et de mobilisation", se
réunissent afin de débattre de ces problématiques. Composés d'experts du secteur public
et du secteur privé, ces groupes représentent également une première réponse au
problème de cloisonnement de l'administration. Christian Harbulot et Bernard Esambert
sont invités à participer aux réunions.
481 L'unification européenne, OPOCE, Luxembourg 1995.482 Article 130 alinéa 1 du Traité de Maastricht. Il fait suite à la communication de la Commissioneuropéenne: La politique industrielle dans un environnement concurrentiel et ouvert, Commissioneuropéenne, Bruxelles, 1990, (site internet Europa).
130
Le vocable relatif à la "culture du combat", "l'affrontement économique", "le
renseignement économique" et "la guerre économique", prôné par Christian Harbulot ne
fait pas l'unanimité. Sa rencontre avec un acteur issu de l'université, Philippe Baumard,
modifiera "la donne" marquant ainsi la naissance de l'"intelligence économique".
131
II. De "l'affrontement économique" à "l'intelligence économique".
Philippe Baumard483, alors en doctorat de science de gestion se propose de
renouveler les travaux sur la "surveillance" et la "veille" à partir d'une approche
interdisciplinaire, à la croisée de l'économie industrielle, de la sociologie des
organisations, de l'économie de l'information, de la stratégie et du management. Il écarte
ces deux termes pour les remplacer par le terme "intelligence" dont la définition est le
résultat du croisement des définitions françaises de la "surveillance" et de la "veille" et
des définitions anglosaxonnes et suédoises du concept "intelligence". Il propose une
méthodologie pour la création d'un "système d'intelligence de l'entreprise" puis, dans un
second temps, construit avec Christian Harbulot, une lecture commune des enjeux liés
aux nouvelles formes de concurrence s'appuyant sur des approches offensives de
l'information.
A. Philippe Baumard et l' "intelligence" au sens anglo-saxon.
Dans un ouvrage paru en 1991, Stratégie et surveillance des environnements
concurrentiels484, Philippe Baumard schématise sa démarche de construction d'un cadre
conceptuel pour la "surveillance", par l'entrecroisement des trois sphères, stratégie,
sociologie, et économie industrielle, qui se recouvrent toutes en un secteur unique, celui
du "business intelligence". Respectueux des canons académiques, sa démonstration se
nourrit des travaux d'économistes, de gestionnaires, de politologues et de sociologues de
renom. Parmi ses références bibliographiques, sous l'intitulé "surveillance de
l'environnement de la firme", apparaissent les principaux articles et ouvrages d'origine
anglo-saxonnes485 sur "l'environmental scanning", la "competitive intelligence", et dans
une moindre mesure l'espionnage industriel486, ainsi que les principaux travaux français
sur la "veille"487. Son travail s'inspire également des écrits, très peu connus en France, de
Stevan Dedijer sur le concept "social intelligence".
483 En 1991, Philippe BAUMARD se trouve en cours de doctorat en sciences de gestion au sein du centrede recherche "Dauphine Marketing Stratégie Prospective" (DMSP) de l'Université Paris-Dauphine.484 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, Paris, Masson,1991, 181 pages. Voir Tome 2, Annexe Travaux de Philippe Baumard, p.58.485 Parmi lesquels, AAKER D. A. (1983), AGuilar F. J. (1967), ANSOFF I; (1975), FULD Leonard(19888.1985), GHOSHAL Sumantra (1985), GILAD B. et T (1986,1988), PRESCOTT J.E. (1989).
132
Aborder la problématique de la "surveillance" nécessite selon l'auteur que l'on
s'éloigne des schémas néoclassiques de la concurrence. Dans la lignée des travaux de
Donald J. Teece488 et d' Olivier Williamson489, Philippe Baumard part de l'hypothèse de
l'absence de circulation libre de l'information sur le marché et entre les firmes, et donc
d'une "disponibilité limitée et coûteuse" de l'information. Cette dernière doit
s'appréhender avant tout comme un "élément de connaissance" et non comme un prix.
Ainsi, la "compétition" s'organise-t-elle autour de l'acquisition, du transfert et de la
protection d'une information490. Dans ce contexte, surveiller a une "utilité tactique" et
permet de réduire ou d'augmenter l'asymétrie des niveaux d'information entre les firmes.
L'entreprise peut alors sortir de son état de domination par rapport à celle qui possède le
savoir-faire et qui maîtrise une technologie. La "surveillance" est "une des forces
motrices de l'innovation".
Selon Philippe Baumard, "veille" et "surveillance" sont synonymes même si
l'entreprise préfére le premier au second. En effet, "surveillance" rappelle l'univers
carcéral et policier, la délation et la coercition. De plus, "surveiller" c'est également
prendre des risques pour son image: "Pour une firme surveiller c'est s'exposer à la
critique. La firme qui surveille va être soupçonnée de vouloir agrandir son pouvoir, de
prévoir des punitions, d'utiliser des délations"491. Contrairement à la distinction en
486 BEQUAI August "Management can prevent Industrial Espionage", SAM Advanced ManagementJournal, New York, Hiver 1985; DUMAINE B. "Corporate Spies snoop to conquer", Magazine Fortune,7 novembre 1988; EELLS Richard, NEHEMEKIS Peter, Corporate Intelligence and Espionage,Macmillan, New York, 1986, 267 pages; GIBSON Ray, "Competitive espionage", Small BusinessReporter, pp.32-33, Mai 1986; GREENE Richard, Business Intelligence and Espionage, Dow Jones IrwinEds, Homewood, Illinois, 1966, 312 pages.487 DOU H. (1988), JAKOBIAK F. (1988), LESCA H. (1986), MARTINET B., RIBAULT J.M. (1989),VILLAIN J. (1989), HARBULOT C. (1989).488 TEECE Donald J., "Innovations , trade and economic welfare : contrast between petrochemicals andsemiconductors", University of California, Berkeley, Colloque du North American Economics and FinanceAssociation, 1985; TEECE Donald J., "Technology Transfer by multinational firms : The ressource cost ofInternational Technology Transfer", Economic Journal, juin 1977, pp.242-261 (cité dans BAUMARDPhilippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.2, p.9, p.30, p.33, p.115,p.116).489 WILLIAMSON O., Markets and Hierarchies: Analysis and Antitrust Implications, The Free Press,New York, 1975, 286 pages; WILLIAMSON O., The Economic Institution of Capitalism, The Free Press,New York, 1985, 450 pages; WILLIAMSON O., The Firm as a Nexus of Treaties, Sage Publications,Londres, 1990, 358 pages (cité dans BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnementsconcurrentiels, op.cit., p.2, p.32, p.114).490 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.3.491 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.24.
133
différents types de "veille" décrits par Bruno Martinet et Jean-Michel Ribault492,
Philippe Baumard considère que l'expression "veille globale" correspond mieux à la
réalité de l'entreprise. A partir des écrits de François Perroux493, Jeremy Bentham494,
Stanley Milgram495, Michel Foucault496, Michel Crozier497 et Ehrard Friedberg, l'auteur
offre un éclairage historique et politique de la "surveillance", conçue comme une relation
de pouvoir dont le but est de recueillir l'information pour l'autorité qui gouverne. Ainsi,
montre-t-il que la "surveillance" passe d'une "fonction de maintenance du pouvoir" à
celle de "dynamique de la compétitivité"498. La mission du "veilleur" est liée à celle du
"surveillant" "pris dans un contexte historique de geôlier ou d'inquisiteur" : "sa mission
est la même : il recueille l'information pour l'autorité qui le gouverne.[…] on ne
surveille plus, on "veille". Il n'y a plus de surveillant mais des "veilleurs". Ils ne font
plus du renseignement mais "recueillent l'information". Ils ne font plus partie des
services d'espionnage et de contre espionnage industriels, mais "de l'observatoire de
l'environnement". La surveillance s'est adaptée à son nouvel habitat social. Elle a pris
une forme plus douce et n'utilise pas les termes qui rappellent les temps éloignés de
l'autoritarisme. La veille est un phénomène social de la firme. Elle est révélatrice d'un
comportement qui s'adapte à la fois à des impératifs économiques et à des impératifs
sociaux"499. Le métier de "veilleur" n'est donc pas une nouvelle profession. Il redéfinit la492 MARTINET Bruno, RIBAULT Jean-Michel, La veille technologique, concurrentielle et commerciale,Paris, Editions d'Organisation, 1989 (cité dans BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance desenvironnements concurrentiels, op.cit., p.6, p.226).493 PERROUX François, La pensée économique de J. Schumpeter: les dynamiques du capitalisme, DrozGenève, 1965, 250 pages; PERROUX François, Pouvoir et économie, Paris, Dunod, 1974, 139 pages(cités dans BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.9,p.31, p.128).494 BENTHAM Jeremy, Le panoptique, mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisonsd'inspection, imprimé par ordre de l'Assemblée nationale, Paris, Imprimerie nationale, Secours publics, n°1, 56 pages; BENTHAM Jeremy, "Le panoptique", in Théories des peines et des récompenses, Genève,Editions Dumont, 1811 (cités dans BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnementsconcurrentiels, op.cit., p.1, p.19, p.28, p.42, p.90, p.07, p.109, p.111, p.153).495 MILGRAM Stanley, Soumission à l'autorité, Paris, Calman Lévy, 1982 (cité dans BAUMARDPhilippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.60, p.64, p.80, p.96).496 FOUCAULT Michel, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, 318 pages; FOUCAULT Michel,L'archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, 275 pages; FOUCAULT Michel, Les mots et les choses,Paris, Gallimard, 1966, 405 pages (cités dans BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance desenvironnements concurrentiels, op.cit., p.3, p.18, p.24, p.44, p.75, p.83, p.86, p.91, p.95, p.97, p.100,p.101, p.103, p.120, p.153).497 CROZIER Michel, Le phénomène bureaucratique, Paris, Editions du Seuil, 1963, 413 pages;CROZIER Michel et EHRARD Frieberg, L'acteur et le système , Paris, Editions du Seuil, 1981, 500 pages(cités dans BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.9,p.14, p.23, p.31, p.59, p.67, p.73p.79, p.84, p.90, p.95, p.99).498 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.154.499 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.26.
134
"surveillance" à l'époque contemporaine, replacée dans le cadre de la gestion d'entreprise
comme: "l'ensemble des activités mises en œuvre pour appréhender les dimensions
historiques, juridiques, politiques, sociales, culturelles, économiques, et technologiques
des espaces de compétition de la firme"500, elle "joue le rôle défensif de protection du
savoir-faire et le rôle offensif d'acquisition de connaissances sur l'environnement"501.
Le "panoptique"502 de Jeremy Bentham lui paraît ouvrir la voie à une meilleure
compréhension du phénomène de la "surveillance": "le panoptique peut être traduit
comme une approche spatiale et économique de la surveillance de l'environnement au
sens strict"503. Le principe du "panoptique" est d'agir sur l'environnement des hommes en
modifiant la totalité de leur cadre de référence dans le but de mieux les contrôler.
Véritable "technologie du pouvoir"504, il fonctionne sur le principe "Voir sans être vu".
Pour Philippe Baumard, ce principe est applicable à l'information de la firme, à cette
différence prêt, qu'en constante interrelation avec l'environnement, la firme doit savoir
mener de front une démarche de protection, d'acquisition et en même temps de partage
de l'information505. La firme peut donc se trouver déstabilisée suite à une modification de
son cadre de référence (acquis culturels, sociaux, technologiques, historiques, juridiques)
à partir duquel elle perçoit son environnement: "La connaissance puis la modification de
façon indirecte de ce cadre par la firme concurrente permet de déstabiliser,
d'augmenter le climat d'incertitudes et ainsi d'augmenter son pouvoir"506, il s'agit d'une
"économie de la dissuasion". L'auteur introduit la notion de "néopanoptisme" pour
caractériser le fait que le "système de surveillance" de l'entreprise utilise comme
principal support les technologies de l'information: "faculté pour la firme de mettre en500 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.29.501 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.3.502 "Panoptique: modèle architectural de maison d'inspection créé par Jeremy Bentham en 1787 : "à lapériphérie, un bâtiment en anneau; au centre, une tour; celle-ci est percée de larges fenêtres qui ouvrentsur la face intérieure de l'anneau; le bâtiment périphérique est divisé en cellules dont chacune traversetoute l'épaisseur du bâtiment; elles ont deux fenêtres, l'une vers l'intérieur, correspondant aux fenêtres dela tour: l'autre, donnant sur l'extérieur, permet à la lumière de traverser la cellule de part en part. ilsuffit alors de placer le surveillant dans la tour centrale, et dans chaque cellule d'enfermer un fou, unmalade, un condamné, un ouvrier ou un écolier. Par l'effet de contre jour, on peut saisir de la tour, sedécoupant exactement sur la lumière, les petites silhouettes captives dans les cellules de la périphérie"(FOUCAULT Michel, Surveiller et punir, op.cit., p.201)" cité dans BAUMARD Philippe, Stratégie etsurveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.172.503 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.120.504 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.28.505 Par exemple dans le cadre de "partenariats stratégiques".506 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.17.
135
œuvre un ensemble de nouvelles technologies de l'information, dites panoptiques pour
appréhender son environnement"507. La firme étant un "réseau de compétences"508, la
"surveillance" s'organise en réseau.
Philippe Baumard met en évidence les différences d'approche de la
"surveillance" et des "manières de surveiller"509 dans une étude comparative sur le
Japon, l'URSS, l'Allemagne510, les Etats-Unis. Ses développements s'avèrent très proches
de ceux de Christian Harbulot. Au Japon, "surveiller" est naturel, et s'accompagne "d'un
grand dessein et d'un réflexe culturel"511. Citant Sun Tzu512, Philippe Baumard souligne
que les Japonais misent tout sur le facteur humain et la pratique des réseaux. La force de
ce pays résiderait donc dans le "maniement stratégique de la désinformation" mais
également dans la "disponibilité d'un réel potentiel de surveillance". Il considère que les
Etats-Unis ont franchi une étape avec les travaux du professeur Michael Porter513 sur le
"business intelligence", l'ouvrage de Leonard Fuld514 sur le "monitoring" et la
communication de l'expérience de l'entreprise américaine Motorola. La description de la
situation française s'inspire fortement de l'étude de Christian Harbulot515, Techniques
offensives et guerre économique. Il l'entérine et l'approuve sur l'importance de "passer
de l'information connaissance à l'information action, c'est-à-dire faire de l'information
507 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.20.508 L'auteur fait ainsi référence aux travaux de COASE Ronald H., "The nature of the firm", RevueEconomica, vol.4, Londres, novembre 1937, pp.386-405 (cité dans BAUMARD Philippe, Stratégie etsurveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.14, p.32, p.115); THORELLI Hans, "Networks :between markets and hierarchies", Strategic Management Journal, vol.7, 1986 (cité dans BAUMARDPhilippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.9, p.32, p.112);MATTSON G., JOHANSON J., "Interorganizational relations in industrial systems: a network approachcompared with the transaction cost approach", International Journal of Management and Organization,1987 (cité dans BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit.,p.32).509 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., pp.35-56.510 Référence à HAUSER Henri, Les méthodes allemandes d'expansion économique, Paris, Armand Colin,1917 (cité dans BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels,op.cit., p.42).511 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.26-27.512 SUN TZU, L'art de la guerre, Paris, Presse Pocket, 1993, 149 pages, article XIII "de l'utilisation desespions" (cité dans BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels,op.cit., p.10, p.55, p.65, p.105).513 PORTER Michael, Choix stratégiques et concurrences, Paris, Economica, 1982, 426 pages (cité dansBAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.9, p.107).514 FULD Leonard, Monitoring the Competition, New York, John Wiley&Sons, 1988, 204 pages (cité dansBAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.39).515 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.42
136
utile et rentable à l'intelligence"516. Une des sous-parties intitulée "Impasse occidentale
en matière d'information stratégique", reprend dans ses grandes lignes le chapitre de
Christian Harbulot intitulé "L'impasse occidentale sur la stratégie de l'information".
Du concept de "surveillance de l'environnement", Philippe Baumard glisse vers
celui d' "intelligence de l'environnement". La distinction entre ces deux concepts réside
principalement dans la différence entre "l'observation passive et l'interaction"517:
"l'intelligence discerne les liens, identifie les chemins possibles et suscite des idées.
C'est ensuite à la stratégie de bâtir des plans, en développant ces idées […].Veiller n'a
de sens que dans la perspective de l'action, et c'est dans cette perspective que la veille
doit se structurer, en "intelligence" avec un environnement toujours en mouvance"518. Il
définit "intelligence" comme "l'art de l'utilisation de l'information environnementale
dans une perspective de gestion tactique et stratégique de l'information". Cette
définition permet "de considérer l'intelligence non seulement comme la collecte,
l'évaluation et la diffusion de l'information, mais également comme une approche
globale de l'environnement mêlant des stratégies relationnelles à la gestion des
ressources technologiques et humaines de la firme"519. L'étape de la mise en place d'un
"système expert dédié à l'intelligence"520, qu'il nomme également "système de veille
stratégique", doit ainsi passer par la participation de l'ensemble du personnel et
l'utilisation du système de communication521 de l'entreprise.
Pour opérer ce changement de vocable et intégrer cette nouvelle définition de
"l'intelligence", Philippe Baumard s'inspire des travaux de Stevan Dedijer522 de
l'Université de Lünd et de l'expérience suédoise. Stevan Dedijer rédige la préface de son
ouvrage. A plusieurs reprises, Philippe Baumard le cite directement dans le texte.
L'objectif est de susciter une "pratique réfléchie de l'information, […] ce que Stevan
Dedijer de l'Université de Lünd appelle une "science de l'intelligence""523. Il souligne
516 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.45.517 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.128.518 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., pp.125-126.519 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.130.520 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.123.521 Fait référence aux travaux d'Humbert LESCA (1986), (cité dans BAUMARD Philippe, Stratégie etsurveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.37, p.99, p.111).
137
qu'au sein de la culture suédoise existe un véritable "réflexe d'information"524. C'est
également le seul pays qui enseigne aux étudiants "l'intelligence" compris au sens d'un
"système de jugement favorisant […] l'appréhension globale des problèmes de
compréhension des hommes, des entreprises et des nations". Cette "vision holiste de la
surveillance" est défendue par Stevan Dedijer qui considère l'émergence dans les années
1920 "d'une intelligence sociale et organisée". Pour Philippe Baumard, "c'est un peu le
point fort et l'ambiguïté recherchée de cette approche suédoise: les frontières entre
l'intelligence comme faculté de comprendre et "l'intelligence" comme activité de
surveillance de l'environnement sont délibérément imprécises et confondues dans une
interrelation dynamique. Le message suédois semble vouloir donner une "conscience
globale" à la surveillance"525. Ainsi, Stevan Dedijer encourage-t-il toutes le
organisations humaines à pratiquer "l'intelligence"526 et à entrer dans "une révolution de
l'intelligence qui permettrait à l'homme de résoudre l'ensemble de ses problèmes sans
recourir à l'affrontement ou à la guerre". Cette "révolution de l'intelligence" serait "un
522 Biographie de DEDIJER cité par Philippe BAUMARD : "Né à Sarajevo en 1911, le Dr Dedijer […]entre au Collegio Internazionale de Rome en 1924, le quitte en 1929 pour entrer à la Taft School auxEtats-Unis. De 1930 à 1934, il obtient un diplôme de physique théorique à Princeton. De 1934 à 1943 ilentre aux laboratoires Chase Brass & Cooper, devient journaliste scientifique pour Newsweek, puiséditeur de Slobodna Rech à Pittsburgh. Il rejoint le Parti Communiste et se porte volontaire pourcombattre le fascisme lors de la guerre d'Espagne. Devinant l'imminence de la Seconde guerre mondiale,il se porte volontaire pour l'American Office of Strategic Services en 1943. Il défend la Yougoslavie où ilest né et le général Tito. Il est exclu de l'OSS et s'engage dans le 101ème Airborne pour les opérations destroupes parachutistes en Hollande et dans les Ardennes françaises. Le général Eisenhower le transfertalors en Yougoslavie en février 1945 pour aider Tito. Il est déçu par la découverte de Belgrade et ducommunisme. Il devient secrétaire du vice président Kardelj. A partir de 1949, il occupe successivement,le poste de vice directeur de l'agence de presse Tanjug, (il y organise les relations publiques de laYougoslavie), puis celui de délégué de la commission socio économique aux Nations Unies. Il fonde etdirige la division de physique des neutrons à l'Institut nucléaire Boris Kidrich. En 1956, il démissionnepour rejoindre le TAIT Institute à Edimbourg. En 1961, il rejoint le Niels Bohr Institute of TheoreticalPhysics à Copenhague, puis de 1962 à 1966, gagne la Suède pour enseigner la politique scientifique ettechnique à Lünd, où il fondera en 1966, le Research Policy Institute. Il enseigne à Harvard, Yale,Stanford dans les années 1960. Il conseille l'Inde, la Grèce, l'Australie et le Vénézuela, ainsi que laCommunauté européenne, et l'OCDE. En 1990, il se dit défenseur de la démocratie et du "socialisme-capitalisme" selon ses propres termes. Il dirige depuis un département de recherche sur l'intelligenced'entreprise à l'Université de Lund en Suède" : Synthèse des biographies de Stevan DEDIJER présentéesdans le livre de Philippe BAUMARD, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit.,p.46 et Prospective à l'usage du manager, Paris, Litec, 1996, 230 pages, pp.26-27.523 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.126.524 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.46.525 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.46.526 "La surveillance a pour objectif d'apporter des solutions à ce que DEDIJER décrit comme lesarbitrages décisifs de cette fin de XXème siècle: la défaillance de la bureaucratie comme système social,le développement de l'économie mondiale au détriment des écosystèmes, la montée de la violence entemps de paix, le ré-équilibrage des échanges socio-économiques Nord-Sud, le manque de capacité àrésoudre des problèmes globaux, le manque de perception des limites humaines" in BAUMARD Philippe,Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., pp.46-47.
138
prélude à l'avènement d'un "cerveau planétaire"527.
Dans l'ouvrage de Philippe Baumard, l'expression "système d'intelligence"
englobe aussi bien la "veille", la "surveillance", que le "business intelligence" ou
l"environmental scanning". Tout abus risque de dériver vers "l'espionnage".
"Intelligence" semble donc être pris dans cette double acceptation introduite par Stevan
Dedijer: la faculté de comprendre et l'activité de "surveillance". Le problème principal
réside dans l'ambiguïté du terme, problème d'ailleurs soulevé par Stevan Dedijer dans la
Préface: "Baumard envisage notre société comme celle de la mobilisation de toutes les
intelligences.[…] Ce livre suscite nombre d'interrogations et d'idées originales
concernant l'évolution actuelle de l'intelligence et en particulier de l'intelligence en
entreprise.[…] l'un des points abordés a trait à la nécessité d'un consensus
international sur certains concepts novateurs. Par exemple: à quels termes dans
d'autres langues correspondent les contenus désignés par les vocables "intelligence" en
anglais ou "renseignement", "surveillance" ou "veille" en français?"528.
Avant la parution du livre de Philippe Baumard, les travaux de Stevan Dedijer
sur l'"intelligence"529 et sur la "social intelligence" sont très mal connus en France, alors
qu'ils inspirent de nombreux auteurs à l'étranger. Le parcours de cet auteur est très
original. Sollicité par l'Université de Lund en Suède en 1962 pour initier une recherche
et un enseignement sur la politique de recherche scientifique et technologique et sur les
interactions entre la science et la société, au sein du département de sociologie de
l'Université, Stevan Dedijer est nommé professeur associé en sociologie dans le domaine
"recherche sur la recherche". Intéressé par les activités des services spéciaux de
renseignement, il débute un enseignement inédit sur le "social intelligence" à l'Université
de Lund en 1972. Dans son cours, il enseigne les différentes manières d'aborder le
concept "intelligence"530. Selon Blaise Cronin et Elisabeth Davenport, Stevan Dedijer est
le premier à tenter une approche intégrée et holistique de "l'intelligence": "Il parle avec
confiance d'une révolution de l'intelligence et de l'émergence d'une science de
527 Préface, in BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit.,p.V.528 Préface, in BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit.,p.VI.
139
l'intelligence qui intégrerait les recherches sur tous les aspects de l'intelligence,
biologique, individuelle, artificielle, gouvernementale"531. Son programme de recherche
est à l'origine de la création en 1978 du Research Policy Institute, dirigé par Jon
Sigurdson, professor of Research Policy. Les cours de Stevan Dedijer suscitent
l'attention et la curiosité de nombreux responsables des services de renseignement en
Suède et à l'étranger, tel William Colby, alors à la tête de la CIA. Ses travaux identifient
l'information, la technologie et la connaissance532, comme des sources de puissance pour
les pays développés, au même niveau que les ressources naturelles, le territoire ou la
production nationale. Sa théorie unifiée de "l'intelligence" met en scène un processus
complexe de transformation d'une "donnée" en "information" en "connaissance" puis en
529 DEDIJER Stevan,"Scientific RD, a comparative study", Nature, 6 août 1960; DEDIJER Stevan, "Whydid Daedalus Leave?", Science, 16 novembre 1962; DEDIJER Stevan, "Measuring the Growth of science",Science, 16 novembre 1962; DEDIJER Stevan, Social Intelligence: a comparative social sciencesapproach to an emerging social problem, Darmouth, New Hampshire, 20 avril 1975; DEDIJER Stevan,Intelligence Sciences Matrix, Lund University, 1977; DEDIJER Stevan, "Watching the watchmen",Bulletin of Atomic Scientists, juin 1978, pp.40-43.; DEDIJER Dedijer Stevan "The IQ of the Undevelopedcountries and the Jones Intelligence Doctrine", Technology and Society, volume 1, New York, PergamonPress, 1979, pp-239-253; DEDIJER Stevan, "Social Engineering of Intelligence development", Meetingon the knowledge and the process of developement, OCDE, 12 juin 1980; DEDIJER Stevan, "TheRainbow scheme, British Secret Service and Pax Britanica", in WILHEM Agrell, BO Huldt (eds), Cliogoes spying: Eight essays on the history of intelligence, Malmö, Scandinavian University Books, 1983;DEDIJER Stevan, "The 1984 global system. Intelligent systems, development stability and internationalsecurity", Futures, 1984, 16(1/February):18-38; DEDIJER Stevan, Sweden's national intelligence 2000,Institut d'études économiques de Lund, projet de recherche FOA-IUA-IVA, 24 octobre 1984; DEDIJERStevan, "British Intelligence : the Rainbow Enigma", Journal of Intelligence and Counter Intelligence,vol1, n°2, 1987; DEDIJER Stevan, DEDIJER Nicolas, Intelligence for Economic Development: anInquiry into the Role of Knowledge Industry, Oxford, Bergamon, 1987, 264 pages; DEDIJER Stevan, Aselected business intelligence & security bibliography, Lund University, 1988; DEDIJER Stevan, "Shouldwe keep the KGB?", Université de Lund, Institute of Economic Research, Researcher Paper # 7, 1989;DEDIJER Stevan, "Self-deception in governing: learning to think the impossible", Université de Lund,Institute of Economic Research, Researcher Paper # 8, 1989; DEDIJER Stevan, "After the cold war:trends in intelligence and security", in The intelligent Enterprise, septembre 1991; DEDIJER Stevan,"Development and Management by Intelligence: Japan", University of Lund (Suède), Institute ofEconomic Research, Researcher Papers n°15, 1991; DEDIJER Stevan, "Does IBM know what Business itis in? emergence of intelligence revolution and science" Université de Lund, Institute of EconomicResearch, Researcher Paper # 9, 1991 et Social Intelligence, 1991, vol.1 n°2, pp.121-136; DEDIJERStevan, "After the cold war: trends in intelligence and security", in The intelligent Enterprise, septembre1991.530 "The History of intelligence, Intelligence problems of less-developed countries, Industrial intelligence,social insight and control, secrecy and privacy, Nature benefits and costs of the intelligence function,Computers and intelligence, journalism and intelligence, national intelligence organizations, a futureoriented theory of social intelligence", cités dans CRONIN Blaise, DAVENPORT Elisabeth, "SocialIntelligence", Annual Review of information science and technology, volume 28, chapitre 1, 1993, pp.3-44.531 Traduit par nos soins "he speaks confidently in terms of an intelligence revolution and the emergenceof an intelligence science that will integrate the research of all aspects of intelligence, from biologicaland individual to machine and governing intelligence", CRONIN Blaise, DAVENPORT Elisabeth,"Social Intelligence", op.cit., p.8.532 En anglais : information, knowledge, technology.
140
"intelligence", ce qu'il schématise sous la forme d'une pyramide à quatre étages: "Le
degré le plus élevé de la complexité est l'intelligence au sens psychologique du terme,
c'est-à-dire la capacité d'un individu et par extension d'une organisation sociale comme
une entreprise ou un pays, à acquérir de nouvelles informations et connaissances,
porter des jugements, s'adapter à l'environnement, développer de nouveaux concepts et
stratégies et agir de façon rationnelle et efficace sur la base d'informations ainsi
acquises […] Le terme intelligence à son tour peut être compris de trois façons
différentes. Il peut faire référence à la plus haute couche dans la pyramide de
l'information, en un mot, la capacité à juger et à s'adapter à l'environnement de façon
efficace ou bien il peut faire référence à la collecte de l'information et de données de
l'Agence Nationale de sécurité et par extension (essentiellement un sens utilisé par les
britanniques) d'une entreprise industrielle ou de toute autre organisation sociale. Dans
cette seconde acceptation, l'intelligence est essentiellement un processus d'acquisition
de l'information, de stockage, d'analyse et d'évaluation. La troisième acception du terme
est une synthèse des deux premières. Elle inclut les activités de renseignement définies
au sens le plus large aussi bien que la capacité à porter des jugements, des évaluations,
des inférences et à utiliser cette connaissance pour l'action"533. Stevan Dedijer utilise
principalement le terme dans son troisième sens: "l'intelligence se définit comme le
processus d'acquisition de l'information au sens le plus large, par une société ou une
organisation, qui la traite, l'évalue, la stocke et l'utilise pour l'action." Il donne les
caractéristiques de ce qu'il nomme un "système intelligent", composé de différentes
fonctions ou activités: "identification, acquisition, evaluation, stockage, application". Il
distingue quatre types d'information: l'information secrète à hauteur de 0.9 % de
533 Traduit par nos soins, "the final level of complexity is intelligence in the psychological sense of theterm, namely the ability of an individual-any by extension of a social organisation such as an industrialfirm or a country- to acquire new information and knowledge, make judgements, adapt to theenvironment, develop new concepts and strategies, and act in a rational and effective way on the basis ofthe information thus acquired […] the term intelligence in turn can be understood in three different ways.It can refer exclusively to the upper layer in our information pyramid, namely the ability to makejudgements and adapt to the environment in a coherent way, or it can refer to the information and datagathering activities of a national security agency, and by extension (essentially in british usage), of anindustrial firm or any other social organisation. In this second sense, intelligence is essentially a processof information acquisition, storage, analysis and evaluation. The third conception is a synthesis of thefirst two : it includes intelligence-gathering activities defined in the widest sense, as well as the higherability to make judgements, evaluations, inferences, and use this knowledge for action", DEDIJER Stevan,JEQUIER Nicolas, Intelligence for Economic Development: an Inquiry into the Role of KnowledgeIndustry, Oxford, Bergamon, 1987, p.13. Nicolas JÉQUIER est aussi auteur de l'ouvrage JÉQUIERNicolas, Le Défi industriel japonais, Centre de recherches européennes, Lausanne, 1970, 192 pages.
141
l'information récoltée, l'information grise à hauteur de 9%534, l'information ouverte535 à
hauteur de 90% de l'information récoltée par une entreprise, une agence nationale ou un
Etat. Si l'"intelligence" recouvre l'ensemble des activités traditionnelles des services de
renseignement d'Etat menées dans les pays industrialisés pour des questions de priorités
politiques, d'objectifs de sécurité ou d'impératifs sociaux, elle est également un
instrument de développement pour les pays en voie de développement. L'expression
"social intelligence" recouvre cette "forme large d'activités d'intelligence, baptisée par
d'autres auteurs tels Harold Wilenski536 par "organisational intelligence". Stevan Dedijer
détaille l'origine de cette expression, dans un article537 de 1984 et dans une étude538 de
1985. Historiquement, le psychologue E. Thorndyke539 en 1920, le philosphe J. Dewey540
dans les années 1930, le "social planer" B. Gross en 1967, ainsi que les étudiants en
stratégie d'entreprise H. Mendel et A. Mueller en 1972, seraient les premiers à l'avoir
utilisée. Ainsi constate-t-il dans le monde actuel l'émergence de la "social intelligence",
pris dans le sens "the overall intelligence-related activites of a society"541: "Les agences
gouvernementales, les industries, les partis politiques, les syndicats, les armées et les
groupes de pression politiques sont tous impliqués dans les travaux d'intelligence. Ces
activités, qui consistent à identifier des problèmes, des menaces, des opportunités et des
défis, à rassembler de vastes quantités d'informations et à les utiliser pour atteindre les
buts fixés par les organisations sont rarement reconnues comme du travail de
l'intelligence. Les agences de sécurité nationale ne représentent que la partie immergée
de l'iceberg de l'intelligence dans une société". Il souligne que cette infime partie reste la
plus étudiée: "La forte visibilité des agences de sécurité nationale a eu tendance à
détourner l'attention des chercheurs, des journalistes et des historiens de ce qui est plus
important et représente une part plus large des activités d'intelligence menées par les
534 "Which is not published or widely diffused, but to which access can nevertheless be gained, providedone knows that it exists and has the adequate channels of communication: xeroxed documents, preprintsof scientific articles, rumours in business circles, project proposaks submitted to a research-fundingagency and discussions with well-informed specialists".535 "Which is openly available in print or from individuals".536 DEDIJER Stevan, JEQUIER Nicolas, Intelligence for Economic Development, op.cit., p.2.537 DEDIJER Stevan, "The 1984 global system. Intelligent systems, development stability and internationalsecurity", Futures, 16/1, février 1984, pp.18-38.538 DEDIJER Stevan, "Social Intelligence for self reliant Development", Mars 1985, University of Lund.539 THORNDYKE Edward L., "Intelligence and its uses", Harper's Magazine, janvier 1920, n°140,pp.227-235.540 Voir GOUINLOCK James, Excellence in Public discourse: John Stewart Mill, John Dewey, and socialintelligence, New York, Teachers College Press, 1986, 173 pages.541 DEDIJER Stevan, JEQUIER Nicolas, Intelligence for Economic Development, op.cit., p.3.
142
entreprises, les groupes sociaux, les institutions privées et les agences
gouvernementales. L'intelligence est une activité importante de toute société, quel que
soit son niveau de développement. Au niveau de la société, ce terme est quelquefois
équivalent à l'intelligence (au sens psychologique du terme) d'un être humain. De la
même façon, dont les psychologues et les neurologues parlent d'intelligence humaine,
on pourrait parler de l'intelligence d'une société ou d'intelligence sociale. Pour le
moment, c'est plus une approche qu'une théorie générale ou un système complexe"542.
Cependant, Stevan Dedijer n'hésite pas à soulever l'un des principaux problèmes
inhérents à cette recherche: l'ambiguité du terme "intelligence": "Qu'entend-on par
intelligence, politique de l'intelligence ou activités de l'intelligence ? En quoi ces termes
sont-ils reliés à ceux de connaissance, information, données, industrie du savoir ou
systèmes d'information ? Certains termes de bases ont de nombreuses connotions. Dans
l'usage britannique le mot intelligence, par exemple, a un sens plus large que le mot
intelligence au sens américain. Les difficultés de traduction ajoutent à cette confusion.
Le mot français intelligence fait presque exclusivement référence à l'intelligence d'un
individu, et non aux activités de recueil d'information d'une agence gouvernementale ou
d'une entreprise industrielle tandis que le mot renseignement s'applique aux activités
des agences de sécurité nationale et non à celles des entreprises privées ou d'un groupe
social" 543.
542 Traduit par nos soins "Government agencies, industrial firms, political parties, trade unions, armies,and political pressure groupes are all involved in intelligence works. These activities, which consist inidentifying problems, threats, opportunities or challenges, gathering vast amounts of information, andusing it to achieve the organisation's goals are seldom consciously recognised as intelligence work. […]National security agencies represent only the tip of the intelligence iceberg in any society "The highvisibility of national security agencies has tended to divert the attention of scholars, journalists, andhistorians from the ultimately much more important and far wider range of intelligence activities carriedout by corporations, social groupes, private institutions and governement agencies""Intelligence is animportant activity of any society, whatever its level of development. At the societal level, it is somewhatsimilar to the intelligence (in the psychological meaning of the word) of a human being. In the same waythat psychologists or neurologists speak of a human intelligence, one could speak of the intelligence of asociety, or "social intelligence", DEDIJER Stevan, JEQUIER Nicolas, Intelligence for EconomicDevelopment, op.cit., p.23.543 Traduit par nos soins "What does one mean by "intelligence", "intelligence policy", or "intelligenceactivities" ? How do these concepts relate to "knowledge", "information", "data", "the knowledgeindustry" or "information systems"? […] several basic terms have various conotations : in British usagethe word "intelligence", for instance, has a somewhat broader meaning than "intelligence" in Americanusage. Translation difficulties only add to the confusion. The french word "intelligence" refers almostexclusively to the intelligence of an individual, not to the information-gathering activities of a governmentagency or an industrial firm, while the term "renseignement" is applied to the intelligence-gatheringactivities of national security agencies, and not those of a private corporation or a social group",DEDIJER Stevan, JEQUIER Nicolas, op.cit., p.3.
143
A plusieurs reprises, il publiera des études dans les cahiers de recherches de
l'Institut de recherche économique de l'Université de Lünd et essaimera en Yougoslavie,
en Suède mais également en Angleterre et aux Etats-Unis. Dans son sillage, quelques
chercheurs de l'Université de Lünd abordent les liens science et société,
culture/connaissance et société. En 1988, deux chercheurs spécialisés sur la théorie
sociale de la science au sein du Research Policy Institute de l'Université de Lünd
publient l'ouvrage, From Research Policy to Social Intelligence: Essays for Stevan
Dedijer544, qui rassemble les principaux auteurs du domaine. En Croatie, à l'Université
de Dubrovnik, Slavo Radosevic et Neva Tudor Silovic écrivent sur le même sujet. En
1991, au Royaume-Uni, les universitaires Blaise Cronin545 et Elisabeth Davenport546, tout
deux chercheurs en sciences de l'information, lancent la publication Social
Intelligence547, qui accueillent les contributions de ce nouveau domaine de recherche
alors en quête d'unification. Ils définissent l'expression Social intelligence comme suit:
"processus par lequel la société, l'organisation ou l'individu scanne l'environnement,
l'interprète et construit une version des événements qui aboutit à des avantages
compétitifs"548.
Philippe Baumard situe ses travaux dans le cadre de ce courant. Il intervient à
l'Université de Lund549, publie quelques articles550 et présente des communications au
sein de colloques551 en France et lors de missions d'études à l'étranger. Aux Etats-Unis,
544ANNERSTEDT Jan, JAMISON Andrew, (ed) From Research Policy to Social Intelligence: Essays forStevan Dedijer, London, Mac Millan, décembre 1988, 181 pages.545 Professor of Information Science and Head of Department of Information Science à l'Université deStrathclyde à Glasgow puis professeur à l'Université d'Indiana.546 Lecturer, Department of Information Science de 1987 à 1992, University of Strathclyde, StrathclydeBusiness School, puis à l'université d'Indiana.547 Renommé Journal of economic and social Intelligence, Londres.548 Traduit par nos soins "as the process by which a society, organization, or individual scans theenvironment, interprets what is there and constructs versions of events that may afford competitiveadvantage", CRONIN Blaise, DAVENPORT Elisabeth, "Social Intelligence", op.cit., p.8.549 "Comparing Organizational and Governmental Intelligence", Lund University, School of Economics,Lund, 4 avril 1991.550 BAUMARD Philippe, "Veille Technologique: renseignements pris", Le Courrier des Cadres, Paris,APEC, Juillet 1991; BAUMARD Philippe, "Entreprises et intelligence économique", Almanach JulesVerne, Paris, Publication du ministère de l’Industrie, septembre 1991.551 "A comparative analysis of European, Japanese and American business intelligence thinking", Dharhan,King Fahad University of Petroleum and Minerals, Saudi Arabia, Arabo-Japanese Industrial ManagementConference, 14 décembre 1991; "Intelligence and Strategic Intents", IBM Corporate Planning, Paris, 15octobre 1991; "Intelligence économique et stratégique", AFPLANE, Club France-Amérique, Paris, 3octobre 1991; "Organizational Intelligence and Strategic Development", STE annual conference, 17septembre 1991.
144
l'association américaine Society for Competitive Intelligence Professionals (SCIP)
l'invite dans ses forums annuels552. En 1986, suite aux publications de Michael Porter,
Bob Margulies, All Gaier, et Jan P. Herring, tous trois responsables d'activités de
"competitive intelligence" dans de grandes entreprises (Motorola, 3M, KODAK,
Colgate) décident de fonder une association dont la mission est de contribuer à l'échange
d'expériences sur les pratiques de la "competitive intelligence" et d'animer des débats sur
l'éthique de la profession. D'autres associations américaines, telles l'Information Industry
Association, le Planning Forum, l'American Marketing Association, et la Special
Library Association s'intéressent à la fonction de l'information dans l'entreprise et aux
besoins des décideurs mais sous un angle différent. En 1990, SCIP USA compte plus de
4.000 adhérents, issus des entreprises, des cabinets de consultants, des universités, ainsi
que des services de renseignement. L'association possède des antennes dans de
nombreux pays étrangers. Le résultat des travaux de l'assocation et des réflexions de ses
membres fait l'objet d'une revue, Competitive intelligencer (renommée Competitive
intelligence review) et de publication d'ouvrages grand public553. Leonard Fuld,
Benjamin Gilad, Herbert Meyer, John Prescott, forment le groupe d'auteurs le plus connu
sur ce sujet. Parmi eux et les fondateurs, figurent de nombreux anciens membres des
services de renseignement. Ainsi, Jan P. Herring554 a-t-il passé vingt ans de sa vie à la
CIA avant de se reconvertir dans le secteur privé. Il en est de même pour Benjamin
Gilad, ex membre des services de renseignement israëlien555 et pour Herbert Meyer
ancien vice–président du National Intelligence Council sous la présidence de Ronald
Reagan. Devenu responsable d'un cabinet de consultant, ce dernier publie en 1987 et552 "A Global Matrix for Competitive Intelligence", Sixth Annual Conference of the Society of CompetitiveIntelligence Professionals, New Orleans, 8 mars 1991.553 FULD Leonard M., Competitor Intelligence, New York, John Wiley and sons, 1985, 479 pages; FULDLeonard M., Monitoring the Competition, New York, John Wiley and sons, 1988, 204 pages; GILADBenjamin, GILAD Tamar, The Business Intelligence System : a New Tool for Competitive Advantage,New York, Amacom, 1988, 242 pages; MEYER Herbert E., Real world intelligence : organizedinformation for executives, New York, Weidenfeld & Nicolson, 1987, 102 pages; PRESCOTT John E.,GIBBONS Patrick, Global Perspective on Competitive Intelligence, Society of Competitive IntelligenceProfessionnals, 1993, 388 pages.554 Il a pour fonction National Intelligence Officer for Science and Technology. Il se spécialise sur ledomaine scientifique et technologique, le transfert de technologie, sur la zone soviétique et asiatique. Il aprésidé le Technology Transfer Intelligence Committee, chargé de réfléchir à la manière d'endiguer lepassage de technologies américainesà l'Union soviétique. Avant 1987, il occupait le poste de Director ofAnalytical Research dans l'entreprise Motorola, où il développa un "business intelligence system" inspirédes méthodes utilisées par les services de renseignement. Entre 1987 et 1996, il a en charge le Businessintelligence consultancy dans la société The Futures Group (TFG).555 Il devient consultant et professeur associé de Strategic Management à la Rutgers University's School ofManagement.
145
réédite en 1991, l'ouvrage Real World Intelligence556 dans lequel il explique comment se
servir du renseignement comme outil de management et de planification stratégique, et
ce, à partir de son expérience acquise dans les services de renseignement d'Etat. Au-delà
des aspects méthodologiques, SCIP participe à l'animation de réflexions sur la gestion et
le management des entreprises dans différents pays; le cas japonais étant abordé à
maintes reprises557. Ainsi, Philippe Baumard participe-t-il aux forums SCIP aux Etats-
Unis et en Asie, le plus souvent en présence de Stevan Dedijer558. En février 1992, il
devient vice-président de la branche SCIP Japon. En avril 1992, avec Robert Guillaumot,
PDG de la société Inforama559 et Bruno Martinet, Philippe Baumard fonde SCIP-
France560, association professionnelle et savante à but non lucratif, dont il devient vice-
président. L'objectif de SCIP France est similaire à celui de SCIP USA créé 7 ans plus
tôt: promouvoir les activités liées au "business intelligence" et rassembler les
professionnels du secteur.
556 MEYER Herbert E., Real World Intelligence, Washington, Storm King Press, 1987, 102 pages.557 HERRING Jan P., "The governement role in Japanese competititve intelligence", CompetitiveIntelligencer, v.3, issue 4, février 1989 ; HIMELFARB Daniel, "Japanese Intelligence in the USA: TwoDriving Forces", Competitive Intelligencer, Vol. 3, n° 4, février 1989; FAHEY Liam, "Observations onhow japanese firms conduct competitor analysis", Competitive Intelligencer, Vol. 3 n° 4, février 1989;KOTLER Mindy, "Foreign intelligence briefing: japanese information and Mexico", CompetitiveIntelligence Review, vol.2, n°1, spring 1991; KOTLER Mindy, "Information perception : strategic gap",Competitive Intelligence Review, vol.2, n°2, fall 1991; HERRING Jan P., "Business intelligence in Japanand Swaden: lessons for the united states", Journal of Business Strategy, vol13, n°2, mars/avril 1992;NAGAJARAN Nandu, "The role of cost information in competitive strategy: a comparison of US andjapanese approaches", Competitive Intelligence Review, vol.2, n°3, winter 1992.
558 "The strengthening of open business intelligence communities: applications for China", People Republicof China, Academy of Sciences - Institute of Scientific and Technical Information of Shanghai,International Marketing and Technology Conference, Shanghai, 29/31 octobre 1991.DEDIJER Stevan, "Development and management by intelligence: Japan", People Republic of China,Academy of Sciences - Institute of Scientific and Technical Information of Shanghai, InternationalMarketing and Technology Conference, 29/31 octobre 1991; Tokyo, 12 février 1992, "CompetitiveIntelligence in Europe, Japan and United States", Society of Competitive Intelligence Professionals ofJapan, Tokyo, Japan.559 Cette dernière est l'une des plus anciennes sociétés françaises de services spécialisés dans la recherched'information pour les entreprises, la "veille technologique et commerciale" et les bases de données.Fondée par Robert GUILLAUMOT en 1968, Inforama dispose d'une filiale internationale "Inforamainternational" depuis 1989.560 SCIP France n'est pas une antenne officielle de SCIP, ses fondateurs français souhaitent former un pôlefrançais et européen de promotion du "Business Intelligence" tout en restant autonome et indépendant parrapport à SCIP USA qui ne dispose pas de bureaux en Europe.
146
Philippe Baumard participe à un ouvrage collectif, The intelligent corporation:
the privatization of intelligence561, dirigé par Jon Sigurdson562 du Research Policy
Institute de l'Université de Lünd, illustrant ainsi son intégration au sein de cette
communauté de chercheurs et d'opérationnels. Son nom figure au milieu de chercheurs
scandinaves et anglo saxons, de responsables d'entreprise (tels le vice-président de
Nutrasweet, de Volvo ou de Nichimen Corporation), d'anciens membres des services du
renseignement américains tels que William Colby ou Jan P. Herring. Le titre s'inspire
des propos tenus par William Colby, alors directeur de la CIA dans les années 1970. A
cette époque, il avait soulevé le problème de l'utilisation par le secteur privé
d'informations collectées par les services de renseignement, en parlant de "privatization
of intelligence" (privatisation du renseignement). La biographie de Stevan Dedijer y
figure en bonne place.
L' "intelligence" est abordée sous toutes ses formes et dans tous les contextes:
"the intelligent university", "the intelligent bank", "the corporate intelligence",
"intelligence as an academic discipline", "business intelligence", "financial
intelligence". Dans son article "Shifting intelligence needs"563, Philippe Baumard traite
des problèmes sémantiques et des difficultés de compréhension et d'utilisation du terme
en France par rapport à celui de "veille" et de "renseignement": "In France, the common
sense of intelligence is a human faculty. It is rarely understood as a product or the
process of gathering, interpretating and disseminating information. The word "veille" is
used in order to express the intelligence process. The word "renseignement" expresses
the product: the intelligence that has been gathered in the environment. But the term
"veille" has a very passive connotation, which does not imply involvement of the
intelligence gatherer; and the term "renseignement" tacity refers to the secret services.
Intelligence as a compilation, analysis, and dissemination of information about the
intentions, capabilities, weaknesses and strenghts of internal and external actors of a
561 SIGURDSON Jon, TAGERUD Yael, The Intelligent Corporation, the Privatisation of Intelligence,Londres, Taylor Graham, 1992, 280 pages.562 SIGURDSON John, "Japan's pursuit of knowledge: reversing the flow of information", inANNERSTEDT Jan, JAMISON Andrew, (ed) From Research Policy to Social Intelligence: Essays forStevan Dedijer, London, Mac Millan, décembre 1988, 191 pages.563 BAUMARD Philippe, "Shifting Intelligence Needs", in SIGURDSON Jon, TAGERUD Yaël, TheIntelligent Corporation, the Privatisation of Intelligence, op.cit., pp.83-99.
147
given environment is widely ignored by french public opinion"564. Il y souligne l'apport
que représente dans ses travaux les réflexions sur le "social intelligence" et sa volonté de
participer à l'élaboration d'une théorie générale souhaitée par Stevan Dedijer: "The
creative Social intelligence - the forthcoming intelligence of society - has been this
piece that I was maiting for without even being aware of it […] there is at last a place
today for a general theory of intelligence".
Philippe Baumard nourrit ses réflexions des échanges avec des chercheurs
étrangers. Il tente de renouveler l'image de la "veille" et de la "surveillance" dans les
entreprises en exploitant le concept anglo-saxon "intelligence". La rencontre de Christian
Harbulot et de Philippe Baumard se traduit par l'intégration de l'expression "intelligence
économique" en 1992 au débat sur l'adaptation des actions publiques dans le domaine de
l'information.
B. Du "renseignement" au "social inteligence".
En 1991, Christian Harbulot et Philippe Baumard rédigent un article-synthèse de
leurs travaux en langue anglaise pour le premier volume de la revue Social
Intelligence565. Au début de l'année 1992, Philippe Baumard présente à un plus large
public français l'objet de ces réflexions. Prenant comme levier les questions relatives à la
"guerre économique" et au "renseignement" introduites par Bernard Esambert et
Christian Harbulot, il introduit ses analyses sur l' ''intelligence d'entreprise" et sur
l'"intelligence de la nation". La Revue politique et parlementaire accueille son article
"Guerre économique et communauté d'intelligence"566, lequel succède à celui de
Christian Harbulot sur les "Techniques subversives de la guerre économique". Bien que
l'expression "guerre économique" ne fasse pas l'unanimité en France, Philippe Baumard
justifie ainsi son usage: "bien qu'elles soient dangereuses et réductrices, les mauvaises
analogies n'en sont pas moins stimulantes. […] Les images fortes sont d'excellents564 BAUMARD Philippe, "Shifting Intelligence Needs", op.cit., pp.83-84. 565 BAUMARD Philippe, "Must one see without being seen?", Social Intelligence, Vol. 1 , n° 2, 1991 etBAUMARD Philippe, " Toward less deceptive intelligence", Social Intelligence, Vol.1 n°3, 1991, pp.179-190; HARBULOT Christian, "Competitive Confrontations and Information Strategies", SocialIntelligence, vol. 1 n° 1, 1991, pp.43-55.566 BAUMARD Philippe, "Guerre Economique et Communauté d’Intelligence", La Revue Politique etParlementaire, janvier 1992, pp.51-57.
148
leviers du discours. Elles véhiculent un message d'action […] cette analogie guerrière
n'est pas si mauvaise, elle a dans la vie des affaires une zone de pertinence: celle de
l'information"567. Contrairement à Christian Harbulot, il écarte le terme "renseignement"
au profit de celui d'"intelligence" nouvellement défini: "Au terme "renseignement", il est
peut être préférable d'utiliser celui "d'intelligence". […] Faire preuve d'intelligence
c'est montrer sa capacité à s'adapter de façon appropriée à la mouvance de son
environnement: l'activité qui englobe le renseignement et son utilisation. Les systèmes
sociaux d'une façon générale, qu'ils soient entreprises, Etats ou nations, ont tous une
fonction d'intelligence. […] Elle comprend pour une grande part la transformation de
l'information environnementale en décisions d'actions. Avant, elle servait des objectifs
militaires, aujourd'hui l'intelligence est "plus globale". Elle vise des objectifs
économiques, culturels, et sociaux. Elle sert l'entreprise"568. Il introduit également les
expressions "communauté d'intelligence" et "communauté nationale d'intelligence",
laquelle en américain "intelligence community" désigne l'ensemble des agences fédérales
dédié au renseignement. Il considère que cette communauté composée pendant la guerre
froide d'hommes des services de renseignement, s'élargit depuis le début des années
1990 aux responsables d'entreprises impliqués dans un "processus national de veille
stratégique", aux chercheurs spécialistes des méthodes de "veille" et de renseignement,
aux enseignants et aux formateurs. Cette "communauté d'intelligence" devra faire l'objet
d'une "reconnaissance statutaire et publique accordée à un organisme neutre
exclusivement chargé de développer la communauté d'intelligence nationale"569 et sera
intégrée à la "communauté professionnelle mondiale de l'intelligence"570. A travers la
réalisation de travaux communs dont les conclusions seront présentées annuellement à la
Nation, la "communauté d'intelligence nationale" réfléchira au "déploiement de
stratégies de connaissance de la nation". Tandis que les Etats-Unis, la Chine, la Suède,
et le Japon ont initié des réflexions dans ce domaine, la France, est dans le règne du
"laisser-faire", "l'anti ingénierie de l'information": "A l'heure où l'on s'inquiète de
"créer un dispositif français de veille stratégique", il serait peut être fondé de s'inquiéter
567 BAUMARD Philippe, "Guerre Economique et Communauté d’Intelligence", op.cit., p.51.568 BAUMARD Philippe, "Guerre Economique et Communauté d’Intelligence", op.cit., p.52.569 BAUMARD Philippe, "Guerre Economique et Communauté d’Intelligence", op.cit., p.54. Il base cetteidée sur des recherches et des applications déjà nombreuses avec les travaux de LIPMAN et DEWEY en1920, SIMON, ACKOFF, MINTZBERG et GORSKI; JONES et WILENSKY.570 BAUMARD Philippe, "Guerre Economique et Communauté d’Intelligence", op.cit., p.54.
149
également de la concertation des acteurs de l'intelligence et du renseignement, tant
publics que privés qui formeront sans doute ce dispositif"571. Il fait référence à Stevan
Dedijer en parlant d'intelligences "gouvernementales, individuelles, artificielles,
biologiques", et de "matrice de développement des sciences de l'intelligence" selon
laquelle "le stade ultime du développement d'une nation est la maîtrise des ingénieries
artificielles, humaines, gouvernementales et biologiques". Christian Harbulot a introduit
la problématique des "modèles culturels de renseignement" à la fin des années 1980.
Philippe Baumard identifie les "modèles d'intelligence" et les "communautés
d'intelligence" dans les pays étrangers, plus particulièrement au Japon, pays qui donne le
meilleur exemple de développement de "l'intelligence d'une nation". Pour ce faire, il
prône une sensibilisation à ce qu'il dénomme l"intelligence économique", en lieu et place
de celle relative à "l'affrontement économique", prônée par Christian Harbulot. Il
souligne que cette notion doit être comprise "comme une culture de la compétition et de
la coopération fondée sur l'ingénierie offensive de l'information", et conclut que le
besoin d' "intelligence économique" n'est pas une utopie572.
En février 1992, Christian Harbulot présente l' "intelligence économique"573 dans
le Bulletin de veille du Centre de prospective et d'évaluation. Dans sa première étude de
1989, la "méconnaissance des potentialités offensives de l'ingénierie de l'information" et
les faiblesses françaises dans le domaine du "renseignement économique" trouvaient leur
origine dans les contradictions profondes de la société française : "pas de culture écrite
du renseignement", "clivages politiques", "sectarisme social", "antagonismes culturels",
"corporatisme des grands corps et crise du système universitaire", "absence de
consensus national", "état de dépendance culturel". En février 1992, les propos et le
vocabulaire ont évolué. Les métaphores militaires et le terme "renseignement" passent au
second plan, suivant en cela le souhait de Philippe Baumard de s'éloigner de la
problématique de "l'affrontement". L'expression "intelligence économique" évince celle
de "renseignement économique", laquelle avait auparavant évincé celle de "veille".
Ainsi, Christian Harbulot évoque-t-il d'une manière différente les faiblesses françaises
571 BAUMARD Philippe, "Guerre Economique et Communauté d’Intelligence", op.cit., p.53.572 BAUMARD Philippe, "Guerre Economique et Communauté d’Intelligence", op.cit., p.57.573 HARBULOT Christian, "Le prix de l'information dans la compétitivité des entreprises", in VTS, n°19,février 1992, 4 pages.
150
dans "le domaine de l'ingénierie de l'information" et désormais de "l'intelligence
économique": absence de "culture écrite de l'intelligence économique", absence d'une
"stabilité infrastructurelle des appareils de veille", absence d'un "marché inter-
entreprises de l'information", d'une "concertation stratégique entre les réseaux
d'information administratifs et industriels", de l'"identification d'une communauté
nationale de l'intelligence économique", d'un "cycle de formation universitaire sur
l'intelligence économique", et d'une "vision globale de l'évolution des systèmes
techniques et de leurs conséquences économiques, culturelles et organisationnelles"574.
Le style est modéré et plus proche du lexique utilisé par les administrations et les
représentants de l'Etat.
En avril 1992, une étape supplémentaire est franchie avec la publication par les
Annales de l'Ecole des Mines d'un dossier spécial sur l'information. Depuis le rapport de
René Mayer sur le thème "information et compétitivité" et la présentation d'une politique
nationale en faveur de l'information scientifique et technique par le ministre de la
Recherche, Hubert Curien, ces thématiques ne faisaient plus guère l'objet d'interventions
publiques ni d'écrits. Ainsi, le dossier examine-t-il l'information et son organisation
comme une question d'importance nationale, nécessaire à la compétitivité de l'Etat et des
entreprises. Les articles ont pour objectif d'éclairer les décideurs publics et privés afin
que l'information fasse l'objet d'une politique: "L'organisation de l'information devient
une question d'importance stratégique, voire une nécessité vitale […] ce besoin n'est
malheureusement pas ressenti par tous les dirigeants". Face au "déficit culturel vis-à-vis
de l'information", une politique nationale doit voir le jour. L'Etat aurait un rôle central à
jouer dans la sensibilisation de l'administration et des entreprises à la "fonction
information" : "Les articles réunis ici sont des témoignages sur la gravité de la
situation, ils permettent d'établir un constat peu réjouissant. […]Aucune politique
nationale ne semble exister aujourd'hui"575[…] "Au niveau de la Nation, il s'agit
d'organiser un système d'information plus efficace au sein duquel l'Etat et ses structures
ont un rôle majeur à jouer. […] Au sein de l'entreprise, il s'agit d'abord de susciter
l'intérêt des dirigeants et de les aider à définir et mettre en place une fonction
574 HARBULOT Christian, "Le prix de l'information dans la compétitivité des entreprises", op.cit.575 Dossier sur l'information, Réalités industrielles, Annales des Mines, avril 1992, p.5.
151
information"576. Seule une petite communauté de personnes semble convaincue en
France, d'où l'interrogation suivante: "Mais que peuvent quelques spécialistes face à
l'inertie générale?"577.
Pour la première fois, ce dossier rassemble la majorité des représentants du
secteur public578, privé579, et de l'Université, ayant pris part au débat et aux premières
actions publiques relatives à la documentation, à l'information scientifique et technique,
et à la veille, engagées depuis le début des années 1980. S'y adjoignent des représentants
du milieu de la défense et de la sécurité et des "spécialistes de l'information" du secteur
privé. Alors qu'un représentant du ministère de l'Intérieur aborde la question de la
"culture du renseignement", Philippe Baumard580 et Robert Guillaumot581 présentent la
problématique de l'"intelligence". Le premier démontre l'avantage décisif pour une
entreprise de collaborer avec un "conseiller en intelligence"582.Le second souligne
l'importance des "nouveaux besoins en intelligence" et de la constitution d'une
"communauté d'intelligence". Philippe Baumard emploie une large gamme de
qualificatifs: "intelligence économique", "intelligence économique et sociale",
"communauté d'intelligence", "communauté d'intelligence économique et culturelle",
"révolution de l'intelligence", "intelligence d'entreprise", "business intelligence",
"renseignement ouvert, "veille ouverte". Pour une meilleure compréhension du terme en
France, il indique qu' "intelligence" s'entend au sens anglo-saxon du terme, c'est-à-dire
de recueil, d'analyse et de diffusion de l'information et au sens universel de capacité de
comprendre. Ainsi, l' "intelligence économique"583 est-elle l'équivalent direct de
576 Dossier sur l'information, Réalités industrielles, Annales des Mines, avril 1992, p.90.577 Dossier sur l'information, Réalités industrielles, Annales des Mines, avril 1992, p.5.578 SGDN, DIST du ministère de la Recherche et de la Technologie, ministère de l'Intérieur, Chambre decommerce d'industrie, ARIST.579 Grandes entreprises, consultants.580 BAUMARD Philippe, "Concertation et culture collective de l'information", op.cit., pp.80-83.581 GUILLAUMOT Robert, "L'intelligence c'est l'information juste, juste à temps", Dossier surl'information, Réalités industrielles, Annales des Mines, op.cit., pp.63-64.582 "L'avantage décisif qu''un conseiller en "intelligence" doit apporter au patron pour qui il travaille,c'était de lui permettre de comprendre comment les autres -amis ou adversaires- pensent ou se préparentà agir" in GUILLAUMOT Robert, "L'intelligence c'est l'information juste, juste à temps", Dossier surl'information, Réalités industrielles, Annales des Mines, avril 1992, p.63.583 Déjà utilisé dans l'article BAUMARD Philippe, "Intelligence économique et stratégique : vers uneculture collective de l’information", Revue de l'AFPLANE, Paris, Association Française de la Planificationd’Entreprise, n° 6, Février 1992, pp. 25-28.
152
"business intelligence"584. Il affine sa définition de "communauté d'intelligence" : "A
cette nouvelle forme d'intelligence plus orientée vers l'économique, la confrontation et
la coopération des Etats-Nations, a correspondu la naissance de nouvelles
communautés d'hommes d'affaires, de professeurs, de chercheurs, d'hommes politiques
réunis par ce qui pourrait être appelé un "patriotisme économique" et partageant un
savoir de l'information concurrentielle et une vision des relations entre Etats-Nations
qui leur sont communes"585. Philippe Baumard souligne l'avance des Etats-Unis sur ce
thème. Les écrits sur ce sujet y sont pluriels586. La "communauté d'intelligence
économique américaine" est structurée autour des anciens des services de renseignement
rassemblés dans l'association SCIP. l'Université s'intéresse au sujet. Les journalistes
confondent moins le "business intelligence" avec l'espionnage. Selon lui, Leonard Fuld
et Benjamin Gilad "ont réussi le pari de systématiser, de réduire la complexité de
l'intelligence pour sa meilleure diffusion dans le monde du management; tandis que
progressent en tant que disciplines, l'histoire d'entreprise, la veille technologique avec
de nombreux ouvrages français, des journaux587 entièrement consacrés à la discipline
sont nés en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, au Japon…"588; Quant à Stevan Dedijer et
à Christian Harbulot, ils ont "montré l'importance d'une recherche historique et d'un
processus cumulatif sur l'intelligence économique et sociale"589. Il conclut, comme
l'avait fait Bernard Esambert en 1991, à la nécessité de trouver une voie intermédiaire
entre le libéralisme et le socialisme:"l'émergence du Japon comme puissance
économique rivale des Etats-Unis n'a pas seulement révélé la puissance d'une culture
groupale et nationale: elle montre également l'urgence d'un nouveau chemin entre un
libéralisme n'apportant aucune réponse satisfaisante aux crises sociales de cette fin du
XXème siècle et un socialisme, qui se définissant par une opposition trop mécanique et
exacerbée à ce libéralisme est mort de trop de bureaucratie et d'inconscience
584 "L'intelligence économique n'intéresse pas seulement l'Europe, les Etats-Unis, et le Japon. La Chine aorganisé en octobre 1991 une conférence ouverte sur le thème "Business intelligence and InformationSystems" in BAUMARD Philippe, "Concertation et culture collective de l'information", op.cit., p.81.585 BAUMARD Philippe, "Concertation et culture collective de l'information", op.cit., p. 82.586 Il cite des auteurs américains spécialistes de l'entreprise et du renseignement tels que GREENE,WILENSKY, RANSOM, AGUILAR.587 Il cite les périodiques The Intelligent Enterprise, Social Intelligence, Competitor Intelligence Review deSCIP USA, Business Intelligence.588 BAUMARD Philippe, "Concertation et culture collective de l'information", op.cit., p. 83.589 BAUMARD Philippe, "Concertation et culture collective de l'information", op.cit., pp. 82-83.
153
économique"590.
La rencontre de Christian Harbulot et de Philippe Baumard dans les années 1991-
1992 scelle la construction de l'expression "intelligence économique" et d'un lexique plus
modéré. L'implication de Jean-Louis Levet, chef du service développement
technologique et industriel au Commissariat général du Plan, est décisive dans la
transformation de réflexions, encore isolées, en propositions d'actions pouvant être
soumises aux plus hauts niveaux de l'Etat.
590 BAUMARD Philippe, "Concertation et culture collective de l'information", op.cit., p. 82.154
Section 2. L' " intelligence économique ": vision du réel et propositions d'action.
La création d'un groupe de réflexion au sein du Commissariat général du Plan
donne à Christian Harbulot et à Philippe Baumard l'opportunité de dresser les contours
définitif de l'"intelligence économique" en collaboration avec des représentants du
secteur public et du secteur privé. Le groupe joue le double rôle d'instrument
d'information des membres présents et d'instrument de concertation permettant de
dégager les priorités et les rôles de chacun.
I. La porte entrouverte du Commissariat général du Plan.
Le débat sur l'"intelligence économique" se situe dans un contexte où l'avenir du
Plan et de la planification est sérieusement remis en cause. Préparé en 1992 par les
commissions de concertation, le projet de 11e Plan, initialement prévu pour couvrir la
période 1993-1997, n'est pas adopté par le gouvernement issu des élections législatives
de mars 1993. Ce dernier préfère inscrire ses choix de politique économique dans un
ensemble de lois quinquennales. S'identifiant à l'intervention des pouvoirs publics, le
Plan subit les conséquences des interrogations relatives à la pertinence et à la légitimité
de l'action publique591. Jean-Louis Levet, chef du service du développement
technologique et industriel du Commissariat général du Plan, accepte cependant de sortir
des sentiers battus en permettant à Christian Harbulot et Philippe Baumard de rassembler
leurs réflexions au sein d'un rapport officiel. Les propos tenus par les démocrates
américains lors de la campagne présidentielle et la création de nouvelles structures visant
à coordonner la politique économique extérieure alimentent les débats du groupe
"intelligence économique et stratégies des entreprises".
591 DE GAULLE Jean, L'avenir du plan et de la planification dans la société française, Rapport auPremier ministre, Paris, La Documentation française, 1994, 109 pages, p.39.
155
A. Jean-Louis Levet et le groupe "intelligence économique et stratégie des
entreprises".
Docteur en sciences économiques, Jean-Louis Levet est chef du service du
développement technologique et industriel au Commissariat général du Plan depuis le
début de l'année 1992. Au cours des années 1980, il occupe divers postes à
responsabilités dans l'industrie, au sein d'institutions financières, ainsi qu'au ministère de
l'Industrie. Conseiller d'Edith Cresson pour les questions industrielles au ministère des
Affaires européennes puis à l'Hôtel Matignon, il participe à la mise en place des Groupes
d'Etudes et de Mobilisation (GEM), auxquels ont participé Christian Harbulot et Bernard
Esambert. Dès le début de sa carrière, Jean-Louis Levet publie ses réflexions sur la
politique industrielle de la France et sur les difficultés d'adaptation des entreprises à la
concurrence étrangère. Il est l'auteur des dossiers noirs de l'industrie française en
1985592, d'Une France sans usines593 en 1989 ou encore d'Une France sans complexe594
en 1990. Dans ces ouvrages, transparaît le souhait d'une modification profonde des
relations entre l'Etat et l'industrie. Il y fustige les handicaps du développement industriel
de la France595, pays dans lequel les "facteurs sociaux et organisationnels de la
compétitivité"596 sont trop négligés. L'administration n'est pas épargnée: "Ces
défaillances reflètent une certaine inconsistance dans le domaine stratégique. Le
diagnostic que porte l'administration a trop souvent l'allure d'une dissertation littéraire
témoignant d'une méconnaissance réelle des forces en présence et des enjeux
industriels"597. L'enjeu à long terme pour la France est sa mutation "d'une société
industrielle vers une culture de l'information"598. Les principaux concurrents de la France
l'ont déjà compris: "Les Etats jouent sans relâche sur les facteurs de compétitivité à
long terme que sont principalement la recherche, l'innovation, l'investissement, la
592 LEVET Jean-Louis, TOURET Jean-Claude, DACIER Pierre, Les dossiers noirs de l'industriefrançaise, Paris, Fayard, 1985, 414 pages.593 LEVET Jean-Louis, Une France sans usines, Paris, Economica, 1989, 190 pages.594 LEVET Jean-Louis, Une France sans complexes, Paris, Economica, 1990, 179 pages.595 LEVET Jean-Louis, TOURET Jean-Claude, DACIER Pierre, Les dossiers noirs de l'industriefrançaise, op.cit., p.49.596 LEVET Jean-Louis, TOURET Jean-Claude, DACIER Pierre, Les dossiers noirs de l'industriefrançaise, op.cit., p.49.597 LEVET Jean-Louis, TOURET Jean-Claude, DACIER Pierre, Les dossiers noirs de l'industriefrançaise, op.cit., p.135. Voir également LEVET Jean-Louis, Une France sans usines, op.cit., p. 179.598 LEVET Jean-Louis, TOURET Jean-Claude, DACIER Pierre, Les dossiers noirs de l'industriefrançaise, op.cit., pp.293-294.
156
formation et l'information, afin de donner à leurs entreprises les meilleures chances
dans la compétition internationale"599. Or depuis 1989, il faudrait savoir saisir les
nouvelles opportunités créées par les évolutions technologiques que sont la dérégulation,
le développement des services et la globalisation. Pour cela, il est nécessaire d'adopter
une "approche mondiale des marchés", de développer des partenariats internationaux,
d'adapter les organisations, d'intégrer une démarche de "veille technologique"600 et de
diffuser les nouvelles technologies. Dans Une France sans usines, ces remarques
évoquent celles de Christian Harbulot dans l'étude601 de l'Aditech ou encore celles de
Bernard Esambert: "la France se réfugie dans une complaisance narcissique de son
redémarrage économique, en méconnaissant les nouvelles formes de la guerre
économique mondiale: protection des marchés, Etats devenus les nouveaux
compétiteurs, actions psychologiques, lobbying nationaux"602. Ainsi, la France doit-elle
être "offensive sans agressivité mais avec détermination sur trois fronts": les nouvelles
formes de la concurrence appellent une nouvelle utilisation des ressources nationales.
Les nouvelles formes de protectionnisme appellent de nouvelles stratégies, les nouvelles
formes de l'intervention de l'Etat dans l'économie appellent de nouvelles relations entre
l'Etat et les entreprises alliant solidarité et efficacité603. Pour ce faire, pouvoirs publics,
entreprises et régions doivent élaborer une "stratégie concertée sur le long terme"604. Il
conclut: "S'adapter aux nouvelles formes d'affrontement économique offensive tout en
construisant de nouvelles solidarités de demain est d'autant plus nécessaire que la paix
n'est que la poursuite de la guerre par d'autres moyens"605.
Dans le cadre de la préparation du XIème plan (1993-1997), Jean-Louis Levet
propose au Commissaire au Plan606 deux sujets centrés sur la compétitivité: l'un sur la
création d'emplois, le second sur l'innovation. Lors de la préparation des thématiques de
réflexion des futurs groupes, Christian Harbulot et Philippe Baumard parviennent à
599 LEVET Jean-Louis, TOURET Jean-Claude, DACIER Pierre, Les dossiers noirs de l'industriefrançaise, op.cit., p.56.600 LEVET Jean-Louis, Une France sans usines, op.cit., p.136.601 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, Paris, Etudes Aditech-CPE n°131, 1990, 156 pages.602 LEVET Jean-Louis, Une France sans complexes, op.cit., p.173.603 LEVET Jean-Louis, Une France sans complexes, op.cit., p.176.604 LEVET Jean-Louis, Une France sans complexes, op.cit., p.177.605 LEVET Jean-Louis, Une France sans complexes, op.cit., p.179.606 Jean-Baptiste DE FOUCAULD.
157
convaincre Jean-Louis Levet de proposer au Commissaire au Plan la création d'un
groupe de réflexion sur le thème de l'"intelligence économique". Ce dernier aurait pour
mission de renouveler l'approche économique du Rapport de René Mayer sur le lien
information/compétitivité. Sa création répondrait également à l'une des propositions
faites du même rapport concernant l'ouverture de futures recherches sur l'information en
tant qu' "arme de domination" d'un Etat sur un autre. Les responsables du Plan acceptent
de rencontrer Stevan Dedijer607 en février 1992, introduit par Philippe Baumard.
Christian Harbulot et Philippe Baumard rédigent un document de travail608 sur les
thèmes à aborder: réfléchir à la façon d'encourager l'"intelligence économique" au
niveau des entreprises; étudier les systèmes d'intelligence éonomique étrangers,
développer des "savoirs écrits"609 sur l'"intelligence économique"; élaborer des contenus
pédagogiques à destination de l'enseignement supérieur et encourager le partage
d'expérience entre opérationnels; enfin lancer une "réflexion nationale et prospective"
passant par le recensement d'une "communauté étatique de l'intelligence économique" au
sein des administrations, par des mesures gouvernementales, par le développement de la
"fonction intelligence économique" dans les organisations françaises, et par
l'encouragement d'études prospectives.
Dans le même temps, Jean-Louis Levet intègre Christian Harbulot au sein du
groupe de travail sur la compétitivité française présidé par Jean Gandois et dont il est
rapporteur. Christian Harbulot ainsi que toute l'équipe de l'Aditech viennent en effet
d'être remerciés. Le statut de simple association appendice du CPE représentait un frein
au renforcement de l'action de l'Aditech. Le Premier ministre Edith Cresson lance une
réflexion sur le changement de statut. Deux options sont envisagées: la privatisation ou
la création d’un EPIC. Quelques mois après son arrivée à l'Hôtel Matignon610, le Premier
ministre, Pierre Bérégovoy, tranche en faveur de la deuxième option. Par un décret611
607 Intervenu au Commissariat général du Plan au moment de la préparation du programme de travail:Conférence "Au-delà de l'informatique…L'intelligence sociale", 10 février 1992, Commissariat général duPlan.608 Inclus dans l'annexe 1 du livre de HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, Paris, Economica,1992, 163 pages, pp.156-158.609 Bibliographie analytique, traduction d'écrits étrangers, création d'une bibliothèque à la disposition de la"communauté d'intelligence économique".610 Pierre BÉRÉGOVOY remplace Edith CRESSON au poste de Premier ministre le 2 avril 1992.611 Décret n°92-472 du 25 mai 1992 portant création de l’Agence pour la diffusion de l’informationtechnologique, JO du 27 mai 1992.
158
signé le 25 mai 1992, l’ADITECH devient l’ADIT, Agence de diffusion de l’information
technologique. L’Agence est placée sous la double tutelle du ministère des Affaires
étrangères et du ministère de la Recherche et de l’Espace. La nouvelle structure est dotée
d'un conseil d’administration composé en partie de représentants des principaux
ministères612. D'après l'article 2 du décret, l'ADIT a pour tâche le traitement, la synthèse
et la diffusion de l'information scientifique et technique afin de valoriser des travaux de
recherche à finalité civile et commerciale et d'aider le développement des entreprises613.
Installés à Strasbourg, les membres de l’ARIST Alsace, dirigés par Paul Degoul, forment
le noyau de base de la nouvelle équipe.
En juin 1992, un groupe de réflexion sur le thème "intelligence économique et
stratégie des entreprises"614 voit ainsi le jour au sein du Commissariat général du Plan.
Jean-Louis Levet, alors rapporteur de la commission Gandois, choisit d'en être simple
membre et non président ou rapporteur d'un des sous-groupes. Il sollicite Henri Martre,
ancien délégué général pour l'armement, président de l'AFNOR et président d'honneur
d'Aérospatiale, en tant que président de groupe. Philippe Clerc615, chargé de mission
depuis le mois d'août 1992 au sein du service de Jean-Louis Levet, est nommé rapporteur
général du groupe et coordonne les travaux. Le groupe présidé par Henri Martre est
subdivisé en quatre sous-groupes dont les thématiques sont: "Analyse comparée des
systèmes d'intelligence économique dans le monde", "Comment encourager
l'intelligence économique?", "Réflexion nationale, Prospective action", "Banques de
données et intelligence économique". Philippe Baumard est rapporteur du premier sous-
612 "Neuf représentants de l’Etat nommés par décret dont huit désignés sur proposition des ministreschargés de l’éducation nationale, de l’économie et des finances, des affaires étrangères, de la défense, dela recherche, du budget, de l’industrie et des postes et télécommunications. Huit personnalités qualifiéesnommées par décret sur proposition des ministres chargés des affaires étrangères et de la recherche"Titre II du décret n°92-472 du 25 mai 1992.613 L'ADIT doit contribuer à la mise en œuvre d'une "politique de veille technologique", "de travaux deprospective relatifs à l'évolution des sciences et des techniques ainsi qu'à ses conséquences économiqueset sociales", "à la diffusion en priorité au bénéfice des entreprises, de dossiers d'information scientifiqueet technique ainsi que des synthèses à caractère prospectif élaborées soit par l'établissement soit au seindes différents services de l'administration. Il peut dans le domaine de ses compétences, effectuer ou faireeffectuer des études et organiser des actions de formation ou y participer", in Article 2 du décret n°92-472du 25 mai 1992.614 Il figure aux côtés d'autres sujets tels qu'une réflexion sur "le système productif français", "l'Europe et lapolitique de concurrence", le "problème de la territorialisation des activités productives".615 Ancien responsable au CESTA durant les années 1980 puis consultant dans le domaine de la veille. Iltravaille à plusieurs reprises avec l'Aditech.
159
groupe sur une analyse comparative . Christian Harbulot est rapporteur du troisième
sous-groupe sur une réflexion nationale.
Les travaux débutent au dernier trimestre de l'année 1992, au moment de la
campagne présidentielle américaine. L'intégration d'une rhétorique industrialiste et
sécuritaire dans les discours de campagne du candidat Bill Clinton, l'annonce de la
création d'un "conseil de sécurité économique" et du déploiement des "autoroutes de
l'information" fournissent de précieux arguments aux instigateurs de "l'intelligence
économique".
B. Face à la rhétorique mobilisatrice des discours politiques des démocratesaméricains.
En 1992, la campagne électorale bat son plein aux Etats-Unis. Le gouverneur Bill
Clinton est en lice pour obtenir la magistrature suprême. Compétitivité et création
d'emplois sont les principaux leitmotiv de sa campagne. Une politique commerciale
dynamique et agressive doit donner les moyens aux Etats-Unis de retrouver leur place
sur la scène économique internationale. Il élabore son programme économique en
suivant les conseils d'un professeur de la Harvard's Kennedy School of Government,
Robert Reich. Ce dernier s'était prononcé dès 1983 avec Ira Magaziner en faveur d'une
politique industrielle destinée à maintenir le niveau de vie des Américains616.
En 1991, son ouvrage The Work of Nations617 propose une synthèse libérale sur
les moyens et les objectifs d'une politique industrielle dans le contexte d'une "économie
mondialisée". Selon lui, les Nations sont devenues des régions de l'économie mondiale,
et leurs citoyens, la population active du marché mondial. Les firmes nationales se
mutent en grands réseaux mondiaux dont les activités de production sont installées là où
616
"our standard of living can only rise if capital and labor increasingly flow to industries with high value-added per worker and we maintain a position in those industries that is superior to that of ourcompetitor". MAGAZINER Ira C., REICH Robert, op. cit., p.15.617 REICH Robert, The Work of Nations, New York, Knopf, 1991, 331 pages. Traduction française :L'économie mondialisée, Paris, Dunod, 1993, 336 pages.
160
les salaires sont les plus bas. La richesse d'une Nation dépend dès lors de la propriété du
travail intellectuel et du contrôle sur la production de la connaissance. Les ingénieurs, les
mathématiciens, les professeurs, les consultants, les conseillers financiers, les
journalistes, sont les principaux protagonistes de l'"économie mondialisée". Les produits
de leur travail intellectuel sont la recherche scientifique et technologique, la formation de
la force de travail, l'amélioration du management, la communication de pointe et le
développement des réseaux électroniques. L'Etat se doit donc d'investir dans ces
domaines stratégiques à haute valeur ajoutée et de soutenir le fruit du travail de ces
travailleurs qualifiés. Chaque citoyen prend une responsabilité dans l'amélioration du
niveau de vie de ses compatriotes, et parallèlement travaille avec les autres nations afin
de s'assurer que ces améliorations ne se font pas au détriment du reste de l'Humanité. Au
lieu d'avoir comme seul objectif d'augmenter la capacité à faire faire des profits à ses
firmes nationales, le rôle économique d'une nation doit viser en priorité l'amélioration du
niveau de vie de la Nation. La politique économique menée par le gouvernement aura
donc comme priorité le renforcement de la protection sociale, l'amélioration de la
formation initiale et permanente, l'établissement d'infrastructures618 de qualité, la mise en
place de subventions publiques destinée aux firmes nationales dont la production est à
forte valeur ajoutée. Robert Reich s'oppose à l'élévation de barrières commerciales et à
tout autre obstacle au mouvement de l'argent et des idées. Face aux "forces centrifuges
de la mondialisation", il milite en faveur d'un "nationalisme économique positif",
troisième voie entre "le nationalisme à somme nulle", privilégiant les intérêts
économiques des Etats-Unis aux dépens d'autres intérêts dans le monde, et le
"cosmopolistisme indifférent", adepte du laisser-faire.
Le 21 juin 1992, le candidat Bill Clinton présente son programme dans le
domaine économique au sein de Putting People first: A National Economic Strategy for
America619. La création de nouveaux emplois est conditionnée à l'ouverture des marchés
étrangers et à la suppression, par les concurrents étrangers, des aides d'Etat dans les
secteurs stratégiques. Le ton employé est résolument offensif: "Nous ouvrirons de façon
618 REICH Robert, L'économie mondialisée, op.cit, p.295.619 "Putting People first: A national economic strategy for America", présenté dans deux grands discours :Annual US Conference of Mayors, 22 juin 1992, Houston et National Association of Manufacturers,Washington, 24 juin 1992.
161
plus agressive les marchés étrangers aux biens et services américains, nous sommerons
nos partenaires commerciaux en Europe et dans le Pacifique de renoncer aux pratiques
commerciales déloyales dans des secteurs cruciaux comme le secteur des constructions
navales et l'aéronautique et nous agirons promptement s'ils ne s'inclinent pas"620. Il
annonce sa volonté de créer un conseil de sécurité économique, similaire au conseil de
sécurité nationale621, qui sera chargé de coordonner la politique économique du pays et
de suivre les négociations économiques internationales622. Au début de l'année 1992,
dans son rapport623 annuel au président et au Congrès, le Competitiveness Policy Council
avait soulevé la question de la création d'une agence chargée du suivi des affaires
économiques internationales. Elle aurait pour missions d'évaluer "les industries
américaines clés, y compris quelques-une de celles figurant sur les listes des
technologies critiques"624 et de suivre "les activités des gouvernements étrangers et des
entreprises dans les mêmes secteurs pour pouvoir fournir des "alertes" suffisamment tôt
620 Traduit par nos soins, "we will move aggressively to open foreign markets to quality American goodsand services. We will urge our trading partners in Europe and Pacific Rim to abandon unfair tradesubsidies in key sectors like ship building and aerospace, and act swiftly if they fail to respond".621 Organe de conseil du Président américain sur les questions de sécurité nationale et de politiqueétrangère, créé en 1947 dans le cadre du National Security Act. Sa structure et sa composition évoluentsuivant les présidents des Etats-Unis. Depuis 1989, le NSC comprend trois comités: le PrincipalsCommittee, le Deputies Committee, les Policy Coordinating Committees. Le premier, dirigé par lePrésident des Etats-Unis, est composé des membres de droit (le vice-président des Etats-Unis, le Secretaryof State et le Secretary of Defense) et des conseillers statutaires (le Director of Central Intelligence et leChairman of the Joint Chiefs of Staff), auxquels se joignent à partir du 21 janvier 1993, le Secretary of theTreasury, le US Representative to the United Nations, l'Assistant to the President for Economic Policy,l'Assistant to the President for National Security Affairs, et le President Chief of Staff. Des personnalitésextérieures peuvent être convoquées sur des sujets particuliers. Le Deputies Committee réunit les adjointsdes membres du Principals Committee et prépare les dossiers à l'ordre du jour. Les Policy CoordinatingCommittees sont structurés par domaine (défense, économie internationale, renseignement,désarmement…) et par zone géographique (Europe, Chine, Amérique Latine, Russie et Europe de l'Est…).Ces comités se réunissent régulièrement. Des procédures de gestion de crise et la mise en place desystèmes élaborés de traitement de l'information, facilitent leur convocation en cas d'urgence. Le NSCs'appuie sur les agences de renseignements fédérales, notamment la CIA dont elle oriente les travaux et lecas échéant les actions spéciales menées à l'étranger. Depuis son origine, le National Security Counciltraite des plus grands dossiers de politique étrangère américaine et de sécurité nationale: la chute du Murde Berlin, le déploiement des troupes en Irak, au Panama, en Bosnie, et en Somalie, la lutte contre lestrafics illicites et le crime organisé, le maintien de la paix dans le cadre des Nations Unies, la politique decontrôle des armements, l'intégration de l'Europe centrale et l'Europe de l'Est, la promotion d'un libremarché, le développement de relations commerciales stables avec la Chine et la zone Asie-Pacifique, laratification du Traité sur les armes chimiques, l'élargissement de l'OTAN, les négociations de l'OMC.622 Il déclare son intention de créer "an economic security council, similar in status to the national securitycouncil with responsability for coordinating America's international economic policy".623 Competitiveness Policy Council, Building a Competitive America, First Annual Report to the Presidentand Congress, 1er mars 1992, et Competitiveness Policy Council, Enhancing American competitiveness, aprogress report to the President and Congress, Washington, DC, 1993; Competitiveness Policy Council, Acompetitiveness strategy for America, Second report to the President and Congress, Washington, DC,1993.
162
sur les problèmes de concurrence qui pourraient se poser"625. Dans ce cadre, la CIA
aurait eu son rôle à jouer: "La communauté du renseignement peut contribuer de façon
significative à cet effort"626. Durant la campagne, la Carnegie Endowment ainsi qu'une
commission mise en place par le sénateur de New York, proposent627 chacune la création
d'une structure de coordination de la politique économique à la Maison Blanche: "un
instrument pour s'assurer que l'on accorde autant d'importance à la politique
économique qu'aux questions plus traditionnelles de sécurité nationale, travaillant en
étroite collaboration avec le NSC et ses personnels sur des questions touchant à
l'économie internationale et avec le Conseil intérieur et ses personnels sur les questions
de politique intérieure"628.
A maintes reprises, Bill Clinton utilise le terme de "sécurité économique" sans le
définir, et ce, en dépit des critiques: "le titre conseil de sécurité économique suggère que
notre sécurité économique est mise en danger par les ennemis étrangers au même titre
que l'était la sécurité nationale pendant la guerre froide"629. Son objectif principal est de
placer l'économie au cœur de la politique étrangère: "an economic security council
similar to the national security council and change the State Department's culture so624 Traduit par nos soins, "the likely course of key American industries, including at least some of those onthe very similar lists of 'critical technologies", Competitiveness Policy Council, op.cit., p.33. Chaqueannée l'Office of Science and Technology Policy publie une liste des technologies critiques, comme sonrapport de mars 1991 qui conclut que sur 94 technologies clés pour l'avenir, l'industrie américaine serahors course d'ici 1995 sur 15 d'entre elles, pour 18 autres technologies son potentiel est très faible. Seulepour 25 d'entre-elles l'industrie américaine peut relever le défi de la concurrence internationale.625 Traduit par nos soins, "the activities of foreign governments and firms in those same sectors to provide'early warning' of competitive problems that might be on the horizon", Competitiveness Policy Council,op.cit., p.33.626 Competitiveness Policy Council, op.cit., p.33.627 Changing Our Ways: America and the New World, Report of the Carnegie Endowment NationalCommission, Carnegie Endowment for International Peace, Institute for International Economics, 1992, 90pages, suite aux travaux de la commission "Commission on Government renewal"; The CuomoCommission on Trade and Competitiveness, The Cuomo Commission Report, New York, Simon andSchuster, 1992, 120 pages. Commission créée par le gouverneur de New York, Mario CUOMO danslaquelle siègent Robert E. RUBIN et Laura D'ANDREA TYSON.628 Traduit par nos soins "instrument for assuring that economic policy gets attention equal to traditionalnational security, working extremely closely with the NSC and its staff when international economicissues are under consideration, and with the Domestic Council and its staff on domestic policy matters",Changing Our Ways: America and the New World, op.cit., cité dans DESTLER Mac I., The nationaleconomic council, a work in progress, Institute for International Economics, n°46, novembre 1996, 70pages, préface.629 Traduit par nos soins " language conditions thought, and the title Economic security council suggeststhat our economic security is endangered by foreign adversaries in the same way our national securitywas during the cold war", KOBER Stanley, "Why spy? The uses and misuses of intelligence", op.cit.,p.13, note de bas de page 32. Voir également NEU C. Richard, WOLF C., NEW Carl R., The EconomicDimensions of National Security, Washington, Rand, 1994, 84 pages, p.11.
163
that economics is no longer a poor cousin to old school diplomacy"630. Ainsi, en appelle-
t-il à la création d'une politique économique nouvelle version: "je propose une stratégie
économique nationale basée sur la construction de l'équipe américaine […]. En mêlant
le travail et le monde des affaires, le gouvernement et l'éducation pour concourir et
gagner […] Ce n'est pas un hasard si 28% des travailleurs japonais et 32% des
travailleurs allemands sont dans l'industrie […] aux Etats-Unis ce chiffre est en chute
aux environs de 16%. Je veux promouvoir de nouveau l'industrie américaine […]. Et je
ne crois pas qu'il faille faire un choix entre le commerce et les emplois si nous avons la
politique commerciale qui convient. Nous avons besoin des deux. Je ne suis pas
protectionniste. Mais je ne veux pas être trop "ouvert" non plus. Je veux que nous
puissions encourager le commerce. Quand les règles sont justes et les marchés ouverts,
les entreprises américaines peuvent concourir et gagner. Je veux utiliser les pouvoirs
que me donne la présidence pour rendre ces règles justes. Je crois que nous devrions
voter une loi sur le commerce plus contraignante et plus affûtée que la loi Super 301 qui
nous permette en cas de refus par les autres pays de respecter nos règles de jouer avec
leurs propres règles. Je pense que notre politique étrangère devrait mettre l'accent
beaucoup plus qu'elle ne le fait, sur la politique économique internationale et nous
avons besoin d'un Conseil de sécurité économique semblable au Conseil de sécurité
nationale qui coordonnerait notre politique économique"631.
Le 3 novembre 1992, William Jefferson Clinton devient le premier président
démocrate depuis James Earl Carter (1976-1980). La nomination de trois personnalités à
des postes-clés donne le ton en matière économique et commerciale et marque une
rupture avec la politique libre-échangiste de ses prédécesseurs républicains. Robert
630 Los Angeles World Affairs Council, 13 août 1992.631 Traduit par nos soins I propose a national economic strategy based on building America's team.Bringing together business and labor, government and education to compete and win. […]It isn't anyaccident that 28 percent of the Japanese work force and 32 percent of the German work force are inmanufacturing, and we are all the way down to 16 now in the United States. I want to promote Americanindustry again. And I don't think there is a real choice to be made between trade and jobs if we have theright kind of trade policy. We need both. I am not a protectionist. But I don't want to be a pushover. Iwant us to be able to expand trade.[…] When rules are fair and markets are open, American companiescan compete and win. I want to use the powers of the presidency to make those rules fair. I think weshould pass a stronger and sharper so-called Super 301 trade bill so that if other countries refuse to playby our rules, we can play by theirs. I think our foreign policy should be focused much more oninternational economic policy, and I think we need an economic security council similar to the NationalSecurity Council, with responsibility for coordinating our economic policy", Discours du gouverneur BillCLINTON, Economic Club of Detroit, 21 août 1992.
164
E.Rubin632 accède au poste d'Assistant to the President for Economic Policy, Laura
D'Andrea Tyson à celui de présidente du Council of Economic Advisers, et le professeur
Robert Reich à celui de Secretary of Labor. Dans sa déclaration633 devant le Congrès,
dans le cadre de sa nomination au poste de Secretary of State, Warren Christopher
annonce que les questions commerciales et économiques deviennent désormais
officiellement le cœur de la politique étrangère634. Cette dernière reposera sur trois
piliers: élever la "sécurité économique des Etats-Unis" au rang de premier objectif,
préserver et adapter les capacités militaires, promouvoir la démocratie et le marché à
l'étranger635. Il s'agit d'une "diplomatie pour une compétitivité globale".
Alors que le nouveau Président s'apprête à annoncer la création effective d'un
"conseil de sécurité économique", il se ravise sous la pression de quelques proches et du
professeur Robert Reich. Le terme "sécurité économique" est sujet à caution. Il rappelle
trop la doctrine protectionniste636. L'intitulé "Economic Security Council" est remplacé
par celui de "National Economic Council" (NEC). Le 25 janvier 1993, un Executive
order établit officiellement le NEC. Ce n'est pas la première fois que le gouvernement
fédéral lie économie et sécurité nationale. Le 23 juillet 1982, le Président Reagan sous
l'influence de son National Security Advisor, William P. Clark, signe la National
Security Decision Directive 48 "International Economic Policy" qui prévoit la création
du Senior Interdepartemental Group - International Economic Policy (SIG-IEP) dont
l'objectif déclaré est d'intégrer les questions économiques, financières, commerciales et
technologiques au sein d'une stratégie de politique étrangère et de sécurité nationale plus
large. Présidé par le Secretary of Treasury, il est composé de représentants des agences637
concernées par les problèmes économiques ainsi que de représentants du Department of
Defense, de la CIA et du National Security Council. Rattaché au bureau exécutif du
632 Avocat et ancien dirigeant de la banque d'investissement Goldman Sachs de Wall Street.633 CHRISTOPHER Warren, Global Leadership, Testimony before Congress, US Department of StateDispatch, 4,4, 25 janvier 1993, pp.45-49.634 GARTEN Jeffrey E., "Clinton's emerging trade policy", Foreign Affairs, 72(3), 1993, pp.182-189,p.183.635 CHRISTOPHER Warren, "Economy, defense, democracy to be US policy pillars", USIS, 14 janvier1993, p.7.636 JUSTER Kenneth I., LAZARUS Simon, Making Economic Policy. An Assessment of the NationalEconomic Council, Washington DC, Brookings, 1997, 72 pages, p.3.637 Department of State, Department of Commerce, OMB, USTR, Council of Economic Advisors, WhiteHouse Office of Policy Development. Avec la participation le cas échéant de l'Eximbank, l'USDA, duDepartment of Energy, Transportation, Labor and Interior.
165
Président, le National Security Advisor fait le lien entre le comité et le Président. Le
Senior director for international economic affairs du National Security Council se voit
charger du secrétariat exécutif et détermine le programme de travail. Le NSC devient un
intermédiaire obligatoire. En 1985, le Secretary of State et le Secretary of Treasury
décident son abrogation afin de séparer les questions économiques internationales des
préoccupations de sécurité nationale. Il est remplacé par l'Economic Policy Council dans
lequel le Departement of Defense, le NSC et la CIA se siègent pas. En 1986, le National
Security Council soulève le problème de la domination du secteur des composants
électroniques par le Japon638. Une interruption de l'approvisionnement pourrait avoir des
conséquences graves sur la compétitivité des sociétés américaines. Les investissements
japonais et européens dans des entreprises américaines du secteur de la défense sont
également remises en cause. Suite au constat dressé par le NSC, le Président Ronald
Reagan soutenu par Caspar Weinberger, Secretary of Defense, et Malcolm Baldridge,
Secretary of State, contraint la société japonaise Fujitsu à retirer son offre de rachat de
Fairchild Semi Conductor Corporation. De plus, le 23 août 1988, l'adoption de
l'Omnibus Trade and Competitiveness Act639 prépare le contexte d'une future action de
l'administration vers les entreprises640. Les termes de l'Executive order décrivant les
missions du NEC sont choisis avec une grande prudence: "coordonner la politique
économique en prenant en compte les aspects nationaux et internationaux, coordonner
le conseil au président en matière de politique économique, s'assurer que les décisions
et les programmes de politique économique sont cohérents avec les objectifs du
président et que ceux-ci sont effectivement poursuivis, surveiller la mise en œuvre des
actions de politique économique"641. Le conseil devient "la pièce maîtresse du réseau de
politique économique de l'administration"642. Présidé par le président, dirigé par un
Assistant of the President for Economic Policy et composé des représentants des
638 Pour les semi conducteurs, les plus grandes entreprises du secteur étaient américaines au début desannées 1980, en dix ans les entreprises japonaises NEC, Toshiba et Hitachi sont passées en premièreposition.639 Un Competitiveness Policy Council est mis en place afin de proposer les moyens de renforcer laposition des Etats-Unis sur le marché international. Il est composé de 12 membres issus de l'administrationfédérale, des entreprises, des groupes de citoyens. L'amendement Exxon Florio de l'Omnibus trade andcompetitiveness act vise à protéger les entreprises américaines stratégiques contre toute prise de contrôleétrangère. 640 BELLON Bertrand, L'interventionisme libéral. La politique industrielle de l'Etat fédéral américain,Paris, Economica, 1986, 175 pages.
166
départements643 concernés par les questions économiques, le NEC apparaît comme un
organe de conseil, de coordination et d'harmonisation de la politique économique644
nationale et internationale du nouveau gouvernement fédéral américain. Contrairement
au SIG-IEP, mis en place auparavant par le président Ronald Reagan, le DoD et la CIA
ne siègent pas au NEC. Seul le National Security Adviser participe aux réunions.
Le 26 février 1993, le président Clinton présente officiellement sa nouvelle
approche de la politique commerciale, toute entière tournée vers la relance du soutien à
l'exportation. Le Trade Promotion Coordinating Committee645 (TPCC), présidé par le
Secretary of Commerce et composé des principales agences gouvernementales646,
fournira un cadre unifié destiné à coordonner les activités du gouvernement des Etats-
Unis en matière de promotion et de financement des exportations. Le 30 septembre
1993, le TPCC expose la National Export Strategy647, premier plan stratégique à l'échelle
du gouvernement pour la promotion et le financement des exportations. Le titre de
l'introduction est lapidaire: "A Message for Growth in a Global Economy: US Exports =
641 Traduit par nos soins, "to coordinate the economic policy-making process with respect to domestic andinternational issues, to coordinate economic policy advice to the president; to ensure that economicpolicy decisions and programs are consistent with the president's stated goals and to ensure that thosegoals are being effectively pursued, to monitor implementation of the president's economic policyagenda", in Executive order 12835 "Establishment of the national economic council", The White House,25 janvier 1993, 2 pages, section 4 "Functions" directive du 24 mars 1993 : Presidential DecisionDirective/NEC-2: le NEC est organisé en trois comités : NEC Principals Committee (ECON1), NECDeputies Committee (ECON 2), Interagency Group (ECON3). Il comprend au départ une vingtaine depersonnes.642 WEATHERFORD Stephen, MCDONNELL Lorraine M., "Clinton and the economy: the paradox ofPolicy success and Political Mishap", Political Science Quaterly, 111(3), 1996, pp.403-436, p.419.643 Composition du NEC: President, Vice-president, Secretary of State, Treasury, Agriculture, Commerce,Labor, Housing and Urban Development, Transportation, Energy, Administrator of the EnvironmentalProtection Agency, Chair of the Council of Economic Advisers, director of the OMB, USTR, Assistant tothe President for Economic Policy, Assistant to the President for Domestic Policy, Assistant to thePresident for Science and Technology, National Security Adviser.644 En théorie, dans le domaine des discussions et de la coordination des politiques, le NEC exerce lesresponsabilités de l'United States Trade Representative-(USTR), ce qui n'est le cas pour les négociationscommerciales. En pratique, le NEC oriente et détermine les objectifs des négociations.645 Export Enhancement Act de 1992, title 15, chapter 73, subchapter III, Export Promotion, sec. 4727Trade Promotion Coordinating Committee.646 L'Executive Order 12870 du 30 septembre 1993 introduit en plus des membres initialement prévus leDepartment of Defense, Labor et Interior et les agences suivantes EPA, USIA, CEA, OMB, NEC et NSC.Au total, les membres du TPCC sont le Department of Commerce, State, the Treasury, Agriculure,Energy, Transportation, Defense, Labor, the Interior, Agency for International Development, Trade andDeveloment Agency, Environmental Protection Agency, United States Information agency, Small BusinessAdministration, Overseas Private Investment Corporation, EximBank, Office of the United States TradeRepresentative, Council of Economic Advisers, OMB, NEC, NSC.647 Toward a National Export Strategy - Report to the United States Congress, Trade PromotionCoordinating Committee, September 30, 1993.
167
US Jobs"648. Cette stratégie est présentée comme une réponse à l'attitude des concurrents
des Etats-Unis, en particulier du Japon, du Royaume-Uni, de la France, de l'Allemagne,
et du Canada, premiers pays à avoir entrepris un soutien massif des entreprises par l'Etat
pour la conquête des marchés extérieurs649. Les membres du TPCC préconisent soixante
cinq mesures, organisées autour des grands axes suivants: la réduction des obstacles à
l'export, l'amélioration des conditions de financement des exportations, une meilleure
gestion des moyens, un meilleur accès à l'information tout particulièrement pour les
PME650, la concentration des moyens sur des cibles prioritaires dites "big emerging
markets"651 et sur des secteurs prioritaires652, une politique agressive d'advocacy.
L'Advocacy fait référence aux efforts d'activisme qui devront être lancés en
faveur des entreprises engagées dans l'obtention de contrats internationaux jugés
essentiels et dans la conquête de marchés publics étrangers. Le TPCC propose qu'un
Advocacy Network, composé des agences gouvernementales intéressées par l'export,
648 Toward a National Export Strategy - Report to the United States Congress," Trade PromotionCoordinating Committee, September 30, 1993, introduction, dans laquelle apparaît un extrait du discoursdu président CLINTON : "The work that exporters […] do to expand jobs and growth is fundamentallyimportant, because every time we sell $1 billion of American products and services overseas, we createabout 20,000 jobs. In all, more than seven million Americans clearly owe their jobs to exports. Andbecause those workers in export-related jobs make about 17 percent more than the average worker, weneed more of these jobs. Our vehicle to a coherent promotion plan will be the Trade PromotionCoordinating Committee, an interagency group created by Congress", President Bill CLINTON, 6 mai1993.649 "The fierce competition for international markets comes first and foremost from the more innovativefirms in Europe and Japan. In particular, Japanese companies have set the pace with a mix of aggressivebusiness practices and a virtually economy-wide commitment to quality, rapid time to market, ongoinginnovation, and customer satisfaction . […] In most industrial countries, diplomatic missions actively areinvolved in trade promotion. As international markets became more competitive and more promising,European and Asian governments have made international sales an integral part of their economicdiplomacy. Exports often are viewed as so important to the home country economy that senior officials,including the head of government, will travel abroad to support export sales. The government's classicrole of information provider is even more important where smaller domestic firms face differentlanguages in distant markets" in Toward a National Export Strategy - Report to the United StatesCongress, Trade Promotion Coordinating Committee, September 30, 1993, introduction.650 "For exporters -- especially small and mid-sized companies -- daunted by the byzantine organizationalcharts and acronym soup of US government agencies created to serve them, there will be relief. TheNational Export Strategy will create a series of user-friendly one-stop shops located in major exportcenters. These facilities will bring together, under a single coordinated management team, the resourcesof a wide variety of local, state, and federal government agencies and a network of private sector exportservice providers. It seems like a simple idea. It is. But it is also a revolution in government."in Towarda National Export Strategy - Report to the United States Congress", Trade Promotion CoordinatingCommittee, September 30, 1993, introduction.651 Afrique du Sud, Argentine, Brésil, Chine, HongKong, Taïwan, Corée du Sud, Inde, Indonésie, Mexique,Pologne, Turquie.652 Technologies de l'information, santé, transports, énergie, finance, environnement.
168
prenne en charge l'organisation du soutien aux entreprises653 en accord avec la politique
étrangère des Etats-Unis: "Etablir le TPCC-Advocacy Network, présidé par le Secrétaire
d'Etat au Commerce ou son suppléant, pour développer un système efficace d'aides et de
conseils volontaristes en coordination étroite avec le secteur privé et dans le contexte
global de la politique étrangère américaine"654. Pour assurer cette mission, le réseau
bénéficiera d'une cellule d'appui: l'Advocacy Center655. Dotée d'une quinzaine de
personnes, l'Advocacy Center est conçu comme un instrument pour la "surveillance"
permanente des grands projets, la réception des demandes de soutien des entreprises et la
préparation des missions officielles. Son objectif est de défendre les intérêts des
entreprises américaines dans les grands appels d'offres internationaux grâce aux
ressources et aux moyens du gouvernement afin d'exercer une pression directe
coordonnée. L'Advocacy Center se mobilise à la demande d'une des agences du réseau,
d'un chef d'entreprise ou d'un ambassadeur. Il aide les entreprises de différentes
manières. Soit par la rencontre d'un spécialiste de l'US Department. Soit par
l'intervention directe auprès des décideurs étrangers d'un des représentants de l'Etat à
Washington ou d'une ambassade. Les plus hauts représentants de l'Etat pourront inciter
les représentants étrangers à respecter les règles du jeu et à s'en tenir à des considérations
commerciales. Parallèlement, le contre espionnage américain s'organise. En 1994, Le
FBI lance un programme spécifique "Economic Counterintelligence program", visant à
653 L'Advocacy Network devra participer à la coordination des financements, au ciblage des projetsprioritaires à suivre, à l'appui de ceux jugés en accord avec les objectifs de politique extérieure des Etats-Unis.654 Traduit par nos soins "Establish the TPCC Advocacy Coordinating Network, chaired by the Secretaryof Commerce or his delegate, to develop an effective system of aggressive advocacy in close coordinationwith the private sector and within the context of overall US foreign policy", in Toward a National ExportStrategy - Report to the United States Congress, Trade Promotion Coordinating Committee, September30, 1993. Recommandation 38.655 Mis en place le 22 novembre 1993 en tant que cellule d'appui du Trade Promotion CoordinatingCommittee (TPCC) du Department of Commerce des Etats-Unis. Localisé dans la Trade DevelopmentDivision dans l'International Trade Administration de l'U.S. Department of Commerce."As part of theTrade Development Division of the International Trade Administration, the Advocacy Center acts as aunique, central coordination point marshalling the ressources of 19 U.S. government agencies in theTrade Promotion Coordinating Committee (TPCC) to ensure that sales of U.S. products and services havethe best possible chance abroad. We are, in short, your advocates. Exporting today means more than justselling a good product at a competititve price; it can also mean dealing with foreign governments andcomplex regulations. That's where we step in. The Advocacy Center at the U.S. Department of Commerceputs the resources and authority of the U.S. government behind your team to help you resolve problemslike these: Contracts pursued by foreign firms that receive assistance from their home governments topressure a customer into a buying decision; Unfair treatment by government decision-makers, preventingyou from a chance to compete; Tenders tied up in bureaucratic red tape, resulting in lost opportunitiesand unfair advantage to a competitor. If these or any similar export issues are affecting your company,it's time to call the Advocacy Center".
169
détecter et à agir contre tous les actes étrangers allant à l'encontre des intérêts
économiques américains. Ce programme fédéral prévoit le rassemblement par le FBI
d'informations sur les "menaces économiques" étrangères, leurs acteurs, les armes et les
méthodes utilisées. De nature défensive, selon le directeur du FBI, il vise exclusivement
à protéger la sécurité nationale656.
Pendant sa campagne, le gouverneur Bill Clinton fait du développement des
nouvelles technologies de l'information et des communications l'un des points
principaux de son programme, suivant en cela les conseils d'un de ses plus proches
collaborateurs, le sénateur Al Gore. Il charge ce dernier de trouver les arguments d'un
discours politique mobilisateur afin de convaincre les électeurs de l’importance de lancer
une initiative nationale. C'est par l'expression "Information Superhighway" que le
sénateur Al Gore tente d'expliquer l'importance de construire une grande infrastructure
dans le domaine des communications et de l'information, dénommée National
Information Infrastructure (NII). Bill Clinton élu Président, Al Gore nommé vice-
président, la réalisation du NII est confiée officiellement à ce dernier. Le 15 septembre
1993, lors de la présentation d'un document d'orientation sur la stratégie nationale,
National Information Infrastructure, Agenda for Action657, le vice-président Al Gore
déclare "Je veux relier plus vite tous les hommes grâce aux nouvelles autoroutes de
demain, les autoroutes de l'information". Le 15 janvier 1994, il livre au public américain
656
"Consistent with U.S. national security policy since 1990, the Federal Bureau of Investigation initiatedan Economic Counterintelligence program in 1994 with a mission to collect information and engage inactivities to detect and counteract foreign power-sponsored or coordinated threats and activities directedagainst United States' economic interests, especially acts of economic espionage. This program does notinvolve offensively collecting economic information; it is defensive in nature with the ultimate goal ofprotecting U.S. national security. This goal has and will continue to be accomplished by the applicationof investigative tools, techniques and remedies available through the authorities and jurisdictionsassigned to both the FBI's Foreign Counterintelligence and Criminal Investigative Programs. Throughthe Economic Counterintelligence program, the FBI has developped significant information on theforeign economic threat, to include the identification of actors, targets and methods utilized" […]Understandably, U.S. industry is reluctant to publicize occurrences of foreign economic and industrialespionage. Such publicity can adversely affect stock values, customers' confidence, and ultimatelycompetitiveness and market share. Nevertheless, in the last few years, there have been a number of studiesand estimates which have attempted to quantify the scope and impact of economic espionage", Statementof Louis J. FREEH, Director, FBI, Before the Senate Select Committee on Intelligence and SenateCommittee on the Judiciary, Subcommittee on Terrorism, Technology and Government InformationHearing on Economic Espionage, 28 février 1996.657 Dans le cadre de sa deuxième campagne présidentielle, le président Clinton fait part de ses intentionsdans le texte Bridge to the 21st Century de promouvoir la diffusion d'Internet dans l'ensemble de la société.
170
le contenu de son action et sa justification: il s’agit d’"un système permettant de
distribuer à tous les Américains l'information dont ils ont besoin quand et où ils la
veulent, et à un coût abordable". Les objectifs sont pluriels: amélioration de l'accès aux
services administratifs et aux services d'enseignement et d'éducation, meilleure gestion
des services de santé et du contrôle de ses coûts, accroissement de la compétitivité des
secteurs industriels traditionnels, développement du commerce électronique et des
communications interentreprises. Le NII doit favoriser l'avènement d'une nouvelle
économie basée sur la production et le commerce de l'information à un moment où les
Etats-Unis s'interrogent sur les capacités du pays à tenir son rang sur la scène
économique internationale. Considérant que "les Etats-Unis tracent la voie pour le reste
du monde", le Vice Président Al Gore change d'échelle et fait du développement des
infrastructures de l'information un volet à part entière de la politique étrangère des Etats-
Unis. Dans le cadre d'une conférence internationale réunissant les principaux Etats
membres de l'Union Internationale des Télécommunications (UIT), à Buenos Aires le 24
mars 1994, il présente la vision américaine d'une Global Information Infrastructure
(GII), projet d'interconnexion mondiale uniforme des réseaux à l’échelle planétaire658 :
"La GII ne sera pas seulement une métaphore de la démocratie en marche, elle en fera
la promotion en permettant une plus grande participation des citoyens à la prise de
décision. Elle favorisera la capacité des nations à coopérer entre elles. […]Ce réseau
abolira le temps et les distances pour les familles et les amis et permettra de créer un
marché mondial de l'information où les consommateurs pourront acheter et vendre des
produits" 659.
Le projet NII devient l'instrument d'une politique sociale, industrielle,
technologique, économique et commerciale. Un grand programme d'investissement est
lancé en 1993 par le Council of Competitiveness afin de construire un réseau national de
communication à haut débit articulé autour du réseau Internet. La réalisation du NII
s'appuie sur une collaboration entre les agences fédérales et le secteur privé (grandes658
Le "réseau des réseaux" se présentera telle une architecture physique complexe composée d'unejuxtaposition de réseaux (continentaux, nationaux, régionaux et locaux, publics, privés ou universitaires)reliés entre eux par des lignes téléphoniques commutées, numériques, des lignes optiques, des câblescoaxiaux à haut débit et des satellites. Les services formant la trame de la GII seront essentiellementnumériques.659 Global Information Infrastructure, Agenda for Cooperation, UIT, Buenos Aires, 21 mars 1994.
171
entreprises, laboratoires de recherche des Universités). Deux structures coordonnent le
projet: l'Information Infrastructure Task Force (IITF) sous la direction du Department of
Commerce, et l'Advisory Council. La première, composée de hauts représentants des
agences gouvernementales, est chargée d'intégrer le développement des NTIC dans
l'administration et de coordonner les initiatives et les aides publiques. La seconde
rassemble 25 représentants des plus grandes entreprises du secteur informatique et des
télécommunications et conseille l'IITF. A travers le High Performance computing and
Communications Program660 et l'Information Infrastructure Technology and
Applications, le gouvernement fédéral finance des programmes annuels et pluriannuels
de recherche développement dans le domaine des logiciels et des communications661.
L'administration Clinton souhaite donner l'exemple avec l'initiative "Reinventing
Government"662 dans le cadre du National Performance Review (NPR) lancé en mars
1993. La justification officielle est claire "L'administration n'a pas d'autre voie que celle
du "gouvernement électronique", pour être sûr que le gouvernement fédéral travaille
mieux et coûte moins cher". L'un des objectifs du NPR est donc de rationaliser
l'organisation de l'administration en s'appuyant sur le NII. Internet doit permettre une
meilleure circulation de l'information entre les grandes agences, un accès en ligne aux
services de l'administration et à l'information fédérale ainsi qu'une plus grande
participation des citoyens américains.
Les démocrates américains proposent une conception globale de la "sécurité
nationale" afin de justifier l'interventionisme du gouvernement fédéral. Le maintien
d'une position compétitive des Etats-Unis face à ses principaux concurrents devient l'un
des objectifs de sécurité nationale. A leur arrivée au pouvoir les démocrates américains
affichent clairement leurs intentions. L'administration se réforme et adapte son
660 Dans la lignée du High performance Computing and Communication Act décidée par le Président Bushen novembre 1991 et limité au développement d'un réseau à haut débit pour la recherche et l'éducation.661 Dans les domaines tels que les bibliothèques virtuelles, l'éducation et la formation à distance, la sécuriténationale, les infrastructures civiles, l'accès à l'information publique.662 GORE Albert, Creating a Governement that Works Better and Costs Less: Report of the NationalPerformance Review, Washington, Government Printing Office, septembre 1993 (annexe: "Reeingineeringthrought Information Technology"); GORE Albert, Creating a Governement that Work Better and CostLess, Status Report, Washington, Government Printing Office, septembre 1994; GORE Albert, AccessAmerica, National Partnership for Reinventing government, Report of the National Performance Reviewand the Government Information Technology Services Board, 1997; Reinventing Governement: status ofNPR Recommandations at 10 Federal agencies (http://www.npr.gov; http://www.itpolicy.gsa.gov;http://www.govexec.com ).
172
organisation afin d'aider les entreprises à conquérir les marchés extérieurs. La mise en
place des infrastructures de l'information lui permettra d'accomplir efficacement ses
missions et de faciliter la circulation de l'information entre les principaux centres de
décision du pays.
Les actions américaines donne des arguments à ceux qui souhaitent faire de
l'"intelligence économique", une politique nationale. Les travaux du groupe "intelligence
économique et stratégies des entreprises" à peine lancés, Christian Harbulot, Philippe
Baumard, ainsi que Jean-Louis Levet, posent les premiers jalons et préparent la réception
du futur rapport.
173
II. Finalisation de propositions d'action en faveur d'une "troisième voie
française".
Entre 1992 et 1993, publications d'ouvrages et effets d'annonce positionnent
l'expression "intelligence économique" dans le débat public sur la compétitivité nationale
et spécifient l'urgence d'une action publique.
A. Spécifications des nécessités d'une action publique.
Une fois les travaux du groupe "intelligence économique et stratégie des
entreprises" lancés, ceux de la Commission "compétitivité française"663 arrivent à terme
et font l'objet d'une publication à la fin de l'année 1992. L'expression "intelligence
économique" et l'idée selon laquelle la performance des entreprises et de l'Etat
dépendrait de la diffusion et de l'exploitation de l'information, font leur apparition dans
les premières pages du rapport. Le Commissaire au Plan, Jean-Baptiste de Foucauld,
souligne ainsi dans la préface "L'efficacité de l'entreprise et plus largement de l'appareil
productif va se mesurer dans la capacité à se décloisonner et à diffuser l'information.
[…] La "performance globale" ne peut s'obtenir que par une association de tous les
acteurs. Elle concerne en effet autant les entreprises que la nation dans la mesure où les
progrès à accomplir sollicitent l'ensemble des intervenants de tous niveaux: chefs
d'entreprises et salariés, Etat, collectivités locales, partenaires sociaux, société
civile"664. Le chapitre introductif sur l'adaptation du système productif au nouveau
contexte économique international est composé d'une sous partie intitulée
"L'affrontement concurrentiel"665. "L'environnement concurrentiel mondial" est décrit en
terme d'affrontements et de menaces. Le vocable employé tranche par rapport au contenu
du rapport. Un paragraphe développe succinctement "une des nouvelles actions"
permettant aux entreprises de mieux anticiper les menaces.Il s'agit de "l'intelligence
économique", définit comme "l'ensemble des actions coordonnées de recherche, de
traitement, de distribution et de protection de l'information utile aux acteurs663 Dans le cadre du Xème plan 1989-1992, sur le thème "La France, l'Europe".664 GANDOIS Jean (groupe présidé par), France: le choix de la performance globale, Paris, Commissariatgénéral du Plan, La Documentation française, 1992, 203 pages, préface de Jean-Baptiste DEFOUCAULD, Commissaire au Plan.665 GANDOIS Jean (groupe présidé par), France: le choix de la performance globale, op.cit., p.18.
174
économiques, obtenue légalement dans les meilleures conditions de qualité, de délais et
de coût"666. Christian Harbulot est à l'origine de cette première apparition du terme
"intelligence économique" et de sa définition dans un document officiel. Il justifie cette
intégration par le fait que quelques mois auparavant, une étude, Made in France667,
réalisée par les professeurs d'Université Dominique Taddéi et Benjamin Coriat pour le
Commissariat général du Plan et pour le ministère de l'Industrie et du Commerce
extérieur faisait "une impasse sur les répercussions de la concurrence dans le devenir
des économies nationales" ainsi que sur les différents "modèles culturels d'économie de
marché".
Ce Made in America français suggère que la stratégie des entreprises et l'action
des pouvoirs publics reposent désormais sur de nouveaux principes668. Les pouvoirs
publics ont un rôle essentiel à jouer dans "l'accompagnement, l'impulsion et
l'anticipation des stratégies industrielles"669, et cela compte tenu de l'imperfection et des
défaillances du marché ainsi que du poids des stratégies privées et publiques sur la
réorganisation industrielle des Etats. Pour éviter les erreurs commises dans le passé, les
auteurs proposent une meilleure définition et délimitation de l'action publique: "il suffit
de fixer deux bornes au nouveau rôle des pouvoirs publics: ne jamais intervenir quand
le comportement spontané des acteurs économiques conduirait au même résultat
collectif car il y aurait là une aubaine illégitime; ne jamais intervenir non plus quand il
n'existe pas d'opérateurs aptes à atteindre les objectifs recherchés"670. Ils considèrent
également que le terme "politique industrielle", tabou aux Etats-Unis, se justifie :"[…] il
n'y a guère d'inconvénients à continuer à parler de politique industrielle, pourvu qu'on
convienne de partir des stratégies d'entreprises. Il s'agit alors pour nous de construire
des avantages compétitifs pour ces dernières"671. Contrairement au passé, cette nouvelle
"stratégie de compétitivité" de la France doit s'effectuer, en complète symbiose avec les
partenaires européens, participant ainsi à l'émergence d'une "politique industrielle
666 GANDOIS Jean (groupe présidé par), France: le choix de la performance globale, op.cit., p.19.667 TADDEI Dominique, CORIAT Benjamin, Made in France, l'industrie française dans la compétitionmondiale, Paris, Livre de Poche, 1993, 470 pages.668 TADDEI Dominique, CORIAT Benjamin, Made in France, op.cit., p.11.669 TADDEI Dominique, CORIAT Benjamin, Made in France, op.cit., p.14.670 TADDEI Dominique, CORIAT Benjamin, Made in France, op.cit., p.288.671 TADDEI Dominique, CORIAT Benjamin, Made in France, op.cit., p.290.
175
commune"672 et à la mise en place d'instruments efficaces. Dans leur analyse, Benjamin
Coriat et Dominique Taddéi effleurent les questions relatives à la concurrence déloyale.
Ils citent "quelques pratiques de nos partenaires"673 et à un seul endroit, transparaît une
"légère irritation": "quant à ceux qui ont l'outrecuidance de parler de la "Forteresse
Europe", disons leur très calmement qu'elle n'est pas près d'atteindre la taille de la
Forteresse Japon ni la puissance de l'artillerie américaine"674. Pour Christian Harbulot,
les propos tenus sont beaucoup trop prudents et éloignés de la réalité concurrentielle:
"Le problème de la compétitivité ne se résume pas à une redéfinition du contenu du
travail et à une revalorisation des rapports entre partenaires sociaux, il faut gagner des
parts de marché"675.
En 1992, Jean-Louis Levet et Christian Harbulot s'emploient à en convaincre le
plus grand nombre par la publication d'ouvrages grand public. Jean-Louis Levet publie
La révolution des pouvoirs, les patriotismes économiques à l‘épreuve de la
mondialisation676, et Christian Harbulot La Machine de guerre économique. Etats-Unis,
Japon, Europe677. Jean-Louis Levet signe la préface de l'ouvrage de Christian Harbulot.
Il écrit: "Le grand mérite et l'originalité du travail de Christian Harbulot est bien là:
renouveler de fond en comble notre compréhension du monde industrialisé d'une part,
par la prise en compte d'un facteur décisif de la guerre technologique et industrielle peu
étudié jusqu'à maintenant: les systèmes d'information. […] Christian Harbulot va
jusqu'au bout de son analyse de la menace économique et de ses pratiques"678. L'ouvrage
est une reprise de l'étude de l'Aditech de 1990 au tirage limité. Le résumé figurant sur la
jaquette du livre plante le décor: "la guerre économique est une menace
particulièrement pernicieuse […]. Ce climat d'insécurité économique a des
répercussions sur le quotidien de tous les Français.[…] A l'heure où les Etats-Unis
672 Cite la Communication BANGEMANN approuvée par le conseil des ministres du 26 novembre 1990.673 L'adoption de mesures anti-dumping, la section 301 du code de commerce des Etats-Unis et son refus deconclure les négociations du GATT, les arrangements bilatéraux Etats-Unis/Japon.674 TADDEI Dominique, CORIAT Benjamin, Made in France, op.cit., p.326.675 HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, Paris,Economica,1992, 163 pages, p.145.676 LEVET Jean-Louis, TOURRET Jean-Claude, La révolution des pouvoirs, les patriotismeséconomiques à l ‘épreuve de la mondialisation, Paris, Economica, janvier 1992, 217 pages.677 HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, Paris,Economica,1992, 163 pages.678 HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, op.cit., p.VIII.
176
envisagent de se doter d'un conseil national de sécurité économique, où se profile en
Occident la concurrence par l'illégalité économique, où se développent à travers le
monde des économies mafieuses, la France ne peut se permettre d'avoir une guerre de
retard". Par rapport à ses écrits de 1990, le principal changement réside dans une
réactualisation version "intelligence économique"679. Un chapitre entier est consacré à
cette notion. Certaines parties sont supprimées, le style est épuré. En dépit du titre,
volontairement accrocheur, les métaphores militaires sont beaucoup moins nombreuses
dans le texte. Les mots "intelligence" et "information" l'emportent sur celui de
"renseignement". Le chapitre "Cultures occidentales et modèles offensifs" de 1990 est
remplacé par le titre "L'arme de l'intelligence économique ". Les sous titres "L'impasse
occidentale sur la stratégie de l'information" et "Les nouveaux enjeux du renseignement
économique" deviennent respectivement "L'impasse sur la culture collective de
l'information" et "L'enjeu de l'intelligence économique". Une sous-partie sur
"L'émergence d'une culture française de l'intelligence économique" est ajoutée au
chapitre sur la situation française. Le terme "subversif" disparaît des titres et apparaît peu
dans le texte. Ainsi, par exemple, "Eléments de culture subversive dans la guerre
économique" devient-il "La concurrence par l'illégalité économique". En entrant
davantage dans le détail, une réécriture très légère d'une des phrases en dit long sur
l'évolution des termes, en particulier celui "d'espionnage". Dans Il nous faut des espions,
il est écrit qu'aux Etats-Unis, les entreprises américaines ont développé des "techniques
d'espionnage surtout sur leur territoire […] Les techniques offensives inventées par les
Américains dans le cadre de le concurrence commerciale s'appliquaient surtout à leur
marché intérieur"680 avec, mentionné dans la note de bas de page " sur un échantillon
représentatif de plus de 1500 entreprises, les 4/5 d'entre elles obtenaient régulièrement
des informations sur leurs concurrents, et le tiers possédait un service spécialisé dans
l'espionnage industriel"681. Dans l'étude Aditech de 1990, on peut lire notamment "Les
entreprise quant à elles se sont protégées de la concurrence de leurs congénères.[…] A
la fin des années 50, il existait déjà aux Etats-Unis des organismes spécialisés dans
l'espionnage et le contre espionnage industriel682. En 1992, on trouve dans le chapitre
679 Voir Tome 2, annexe Travaux de Christian Harbulot , p.35.680 ELHIAS Marc, NODINOT Laurent, Il nous faut des espions, op.cit., p.258.681 ELHIAS Marc, NODINOT Laurent, Il nous faut des espions, op.cit., p.258.682 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op.cit., p.96.
177
consacré au système américain dans La machine de guerre économique: "Si les
multinationales américaines ont intégré dès l'après-guerre l'information dans leurs
stratégies concurrentielles, elles l'ont d'abord utilisées entre elles. […]A la fin des
années 50 il existait déjà aux Etats-Unis des organismes spécialisés dans le
renseignement économique ouvert et fermé"683.
Christian Harbulot réédite ses accusations quant à la non préparation de la France
à la "guerre économique", ce qui pousse le pays "vers un statut de puissance soumise"684.
Les politiques s'obstinent à miser sur la construction européenne et ainsi à croire que "le
message de Maastricht a une ampleur suffisante pour remplacer un discours à la
Japonaise sur le patriotisme économique"685. Il définit le "patriotisme économique"
comme un "système de valeurs nationales à trois dimensions: une dimension culturelle
qui fait référence aux racines du système de production; une dimension conflictuelle qui
fait référence aux rapports de forces concurrentiels; une dimension temporelle qui fait
référence à l'évolution des progrès technologiques"686. Ce concept n'a pour lui aucun
sens dans le cadre de la doctrine libérale, qui ne tient compte ni des enjeux stratégiques
des Etats ni de la doctrine marxiste, selon laquelle la population ne peut se mobiliser
pour servir les intérêts d'une économie nationale. Pour passer d'une "culture fermée et
individuelle à une culture ouverte et collective de l'information", il propose la mise en
place d'un "dispositif français d'intelligence économique" résultant de la concertation des
acteurs privés et publics. Sa définition de l'expression "intelligence économique" est
beaucoup plus élaborée que celle du rapport de la Commission Gandois: "la recherche et
l'interprétation systématique de l'information accessible à tous, dans un objectif de
connaissance des intentions et des capacités des acteurs. Elle englobe toutes les
capacités de surveillance de l'environnement concurrentiel (protection, veille, influence)
et se distingue du renseignement traditionnel par la nature de son champ d'application
(information ouverte), par la nature de ses acteurs (ensemble des personnels et de
l'encadrement dans un processus de culture collective de l'information), par ses
spécificités culturelles (chaque économie nationale génère un modèle spécifique
683 HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, op.cit., p.99.684 HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, op.cit., p.7.685 HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, op.cit., p. XII.686 HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, op.cit., p.37.
178
d'intelligence économique)"687. Pour illustrer ses propos, il représente l'"intelligence
économique" par un schéma688 à trois niveaux: le niveau des entreprises, le niveau
national puis international, composé chacun des caractéristiques de l'"intelligence
économique".
Christian Harbulot expose les raisons historiques qui permettent aujourd'hui
d'utiliser le mot "intelligence" dans un nouveau sens. Auparavant, selon lui, le terme
dérangeait. Il faisait trop référence à l'expression anglosaxonne désignant les activités
des services de renseignement "Bref, on craignait de choquer l'auditoire. C'est ce qui
explique pourquoi les précautions oratoires avaient jusque là étouffé dans l'œuf toute
réflexion sérieuse sur la question"689. La notion "d'intelligence économique" n'aurait été
alors comprise que par une infime minorité d'experts familiarisés avec le monde anglo-
saxon .De même, toute allusion à une politique globale dans ce domaine s'avérait
impossible, compte-tenu de l'amalgame fait entre le "renseignement économique ouvert"
et l'espionnage industriel, "sujet tabou par excellence". Il considère que cette
autocensure a empêché de repenser le concept d'information qui n'intègre pas de vision
stratégique et tactique de la "guerre économique", ce que montre le rapport René Mayer,
en adoptant une "vue trop générique" de l'information. Les actions japonaise ont
également ouvert la voie: "en associant l'outil informationnel à la réussite de leur
modèle économique, les patrons japonais ont obligé les Français à se défaire du
complexe d'infériorité qu'ils entretenaient à l'égard des activités d'intelligence. Grâce à
leur démonstration sur la rentabilité de l'information accessible à tous, les entreprises
nippones ont décriminalisé le terme intelligence"690. La prise de conscience serait
désormais réelle: "Nous savons maintenant que l'information a un champ
d'expérimentation très varié. La documentation n'est que le simple maillon d'une longue
chaîne. L'intelligence économique couvre tous les maillons de la chaîne, du
renseignement économique ouvert à la prospective action. Le renseignement
économique ouvert auquel on a préféré pour l'instant le terme plus anonyme de veille,
687 HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, op.cit., p.91.688 "Les trois niveaux de l'intelligence économique", HARBULOT Christian, La machine de guerreéconomique, Etats-Unis, Japon, Europe, op.cit., p.90.689 HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, op.cit., p.89.690 HARBULOT Christian, op.cit., p.89.
179
regroupe les activités de collecte, de traitement et de diffusion de l'information
ouverte"691.
Dans ce contexte, la création du groupe "intelligence économique et stratégies
des entreprises" représente pour lui une grande avancée: "jamais une institution
française n'avait osé jusqu'à présent poser le problème de la compétitivité sous cet
angle"692. Il souligne qu'une collaboration avec Philippe Baumard a donné lieu à un
travail commun de définition des axes de travail du groupe du Plan693, l'objectif étant
d'ordre méthodologique, "fédérer les disciplines de l'ingénierie de l'information" et
d'ordre politique, "susciter l'émergence d'un dispositif français d'intelligence
économique"694, et ce dans la lignée des travaux du rapport de René Mayer. La formation
et la sensibilisation à "l'intelligence économique" lui semble absolument prioritaire. Il
définit l'enseignement de "l'intelligence économique" telle une "approche
pluridisciplinaire théorique et pratique des problèmes d'information", "socle
indispensable à la pérennité d'une culture française du renseignement"695.
Les développements sur les pays étrangers sont issus de l'étude Aditech. Pour
chacun des pays étudiés, Etats-Unis, Japon et Allemagne, un schéma696 illustre les liens
perçus entre les acteurs publics, semi-publics et privés. Ces liens rendent compte de
l'organisation nationale de "l'intelligence économique". Un schéma similaire pour le
Japon avait déjà été présenté dans l'ouvrage Il nous faut des espions, sous le titre
"Organigramme du consensus culturel japonais en 1987". Il propose également une
shématisation de ce que pourrait être le "système français d'intelligence économique"697.691
HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, op.cit., p.93.692 HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, op.cit., p.89.693 Définir les blocages culturels français et les problèmes posés par les nouvelles formes de compétition,élaborer des typologies des dispositifs étrangers et des méthodologies censées changer la perception del'organisation vis-à-vis de l'information et de l'importance de son environnement694 HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, op.cit., p.93.695 HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, op.cit., p.124.696 "L'intelligence économique dans l'économie américaine", p.17; "L'organisation étatique de l'intelligenceéconomique au Japon" p.24; "L'intelligence économique dans l'économie japonaise" p.30; "L'intellignceéconomique dans l'économie allemande" p.108; "Les déviances mafieuses du système d'informationjaponais", in HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe,op.cit., p.138. Voir Tome 2 Annexe Travaux de Christian Harbulot, pp.53-56.697 "L'intelligence économique dans l'économie française", HARBULOT Christian, La machine de guerreéconomique, Etats-Unis, Japon, Europe, op.cit., p.121. Voir Tome 2 Annexe Travaux de ChristianHarbulot, p.54.
180
Les références bibliographiques698 de Christian Harbulot sont pour l'essentiel d'origine
francophone. Il complète les références de l'étude Aditech par quelques ouvrages parus
entre les années 1990 et 1992 aux Etats-Unis et en France, dont celui de Philippe
Baumard et de Bernard Esambert ainsi que la dernière étude commandée par l'Aditech à
Bernard Nadoulek sur le thème de la mondialisation des cultures.
En revanche, Jean-Louis Levet, qui, dans ses précédents ouvrages avait fait
preuve d'une certaine retenue, adopte un vocable plus agressif dans son ouvrage699 écrit
en collaboration avec Jean-Claude Tourret. L'influence des écrits de Christian Harbulot
apparaît clairement. Les premiers chapitres détaillent ainsi le "déploiement offensif de
l'économie japonaise": "Le modèle global concurrentiel de l'Occident est l'objet d'une
agressivité sans faille de la part du Japon, modèle global impérialiste qui multiplie les
actions subversives à notre égard"700, ainsi "le patriotisme économique devient pour
certaines nations, l'outil historique d'un expansionnisme mondial, pour d'autres le
moyen de sauvegarder une souveraineté menacée"701. Le Japon fait de l'information "une
arme de guerre économique"702: "Ces sociétés (japonaises) ont intégré les potentialités
offensives de l'ingénierie de l'information qu'elles mettent au service de leur
expansionnisme. Elles ont pour cela bâti leur machine de guerre économique en misant
sur l'efficacité à long terme de l'information et en assurant sa diffusion à tous les
centres nerveux des entreprises et de l'Etat concernés par son contenu"703. Ses critiques
sur le cloisonnement de l'administration sont plus vives qu'auparavant. Il parle de
"querelles de clocher", de "manque de culture économique des administrations
centrales". Ainsi, souligne-t-il l'importance d'une "démarche d'intelligence économique
au niveau national": "en matière d'intelligence économique, d'utilisation du système
national d'information à des fins économiques, le pouvoir politique, à l'exception de
démarche volontariste de quelques-uns, n'a jamais eu d'approche globale.[…] pour la
France on le voit, l'anticipation des menaces, la définition, l'application et la gestion
dynamique d'une stratégie à tête multiple, nécessitent une véritable politique de698 Voir Tome 2 Annexe Travaux de Christian Harbulot, p.38.699 LEVET Jean-Louis, TOURRET Jean-Claude, La révolution des pouvoirs, les patriotismeséconomiques à l‘épreuve de la mondialisation, Paris, Economica, janvier 1992, 217 pages.700 LEVET Jean-Louis, TOURRET Jean-Claude, La révolution des pouvoirs, op.cit, p.10.701 LEVET Jean-Louis, TOURRET Jean-Claude, La révolution des pouvoirs, op.cit, p.12.702 LEVET Jean-Louis, TOURRET Jean-Claude, La révolution des pouvoirs, op.cit, p.81.703 LEVET Jean-Louis, TOURRET Jean-Claude, La révolution des pouvoirs, op.cit, p.87.
181
l'intelligence économique et la maîtrise de l'outil du renseignement civil. La
communication entre l'Etat et le secteur privé sur une question aussi essentielle est
indispensable"704. Contrairement à Christian Harbulot pour lequel l'Europe n'offre
aucune solution, Jean-Louis Levet en appelle à un "patriotisme économique européen".
Il conclut son ouvrage par l'approche culturelle inspirée de la dernière étude de Bernard
Nadoulek: "La diversité des cultures est un véritable laboratoire dont la richesse est le
principal atout de l'Europe, face au globalisme impérialiste nippon et à la puissance
américaine.[…] L'Europe peut engendrer un patriotisme économique moderne au
croisement des différentes matrices culturelles qui la forment"705. Il s'écarte cependant
d'une vision trop tournée vers "l'affrontement". Ce "patriotisme économique européen"
devrait empêcher la constitution "d'un modèle guerrier de conquête économique"706 et
d'une logique "d'affrontements économiques au niveau mondial".
Le 18 novembre 1992, le Centre français du commerce extérieur organise un
colloque sur "L'intelligence économique et concurrentielle aux Etats-Unis"707. Dans les
interventions708, aux problématiques relatives à la création d'un "service de veille" et à
l'utilisation des bases de données, vient s'ajouter la question de "l'intelligence
économique". A cette occasion, le Moniteur international709, publie une interview710 de
Philippe Baumard. L'article débute par les deux questions suivantes: "Quels
enseignements peut-on tirer de l'expérience des entreprises américaines? Que faut-il
comprendre par ce nouveau concept: "l'intelligence économique et concurrentielle"?"711.
Philippe Baumard explique les origines et le pourquoi de l'"intelligence économique" et704 LEVET Jean-Louis, TOURRET Jean-Claude, La révolution des pouvoirs, op.cit, pp.202-203.705 LEVET Jean-Louis, TOURRET Jean-Claude, La révolution des pouvoirs, op.cit, pp.210-211.706 LEVET Jean-Louis, TOURRET Jean-Claude, La révolution des pouvoirs, op.cit, p.212.707 Actes du colloque, L'intelligence économique et concurrentielle aux Etats-Unis, Paris, CFCE, 18novembre 1992, 308 pages.708 Christian HARBULOT y présente ses travaux sur une analyse comparative Etats-Unis/Japon/Europe.Un représentant du CEDOCAR, un intervenant du ministère des Affaires étrangères et de l'Anvar, prennentla parole. Robert GUILLAUMOT présente la branche Inforama Internationale aux Etats-Unis et un de sescollaborateurs prend la parole sur SCIP-USA. Deux représentants de sociétés privées américainesspécialisées dans les bases et banques de données sont présents. Le Crédit Lyonnais, l'Institut français duPétrole, Digital Equipment France, L'Oréal, Framatome, Laboratoires Fournier, La Compagnie Bancaire,présentent leurs activités de veille. Pour le groupe Ciments français, Bruno MARTINET, auteur dedifférents ouvrages sur la veille et co-fondateur de SCIP France, propose une méthodologie afin de créer"un service de veille" sur les Etats-Unis.709 Journal du CFCE.710CORVELLECK Annick, "Etats-Unis, la surveillance offensive de la compétition", Le Moci, 12 octobre1992, pp.34-35. Voir Tome 2, Annexe Travaux de Philippe Baumard, p.101.711 CORVELLECK Annick, "Etats-Unis, la surveillance offensive de la compétition", op.cit., p. 34.
182
des "communautés d'intelligence". Il introduit les actions de SCIP USA et de SCIP
France et souligne l'importance pour la France d'entamer la transition de la "veille" à
"l'intelligence économique": "La fonction de veille a été bien utile aux Français pour
qu'ils s'intéressent à l'Intelligence. Mais l'Intelligence est offensive. C'est l'information
évaluée, interprétée, utilisée par l'entreprise"712. L'étude Aditech de Christian Harbulot
sur les "techniques offensives de la guerre économique" est citée dans le texte comme
une étude sur "l'ensemble des nations les plus avancées dans la mise en œuvre de
l'Intelligence économique". L'action de Stevan Dedijer en Suède, celle de Marcel Bayen
au CPE et celle de Robert Guillaumot à Inforama sont également rappelées. Le propos ne
concerne pas l'espionnage. Toutefois le terme apparaît en première page et en gras dans
l'article du Moniteur international.
Ces annonces interviennent au courant de l'année 1992 et 1993 au moment où les
sous-groupes thématiques du groupe présidé par Henri Martre "Intelligence économique
et stratégies des entreprises" se réunissent et rendent la synthèse de leurs travaux.
Philippe Clerc, Christian Harbulot et Philippe Baumard rédigent le rapport final, remis
officiellement au mois d'octobre 1993. Des propositions d'action relatives à la mise en
œuvre d'une "politique nationale d'intelligence économique" se trouvent pour la
première fois finalisées et présentées comme une "troisième voie" pour la politique
industrielle.
712 CORVELLECK Annick, "Etats-Unis, la surveillance offensive de la compétition", op.cit., p.34.183
B. De nouvelles clefs de compréhension du monde et de nouveaux modes
d'actions.
Le rapport713 se propose d'élaborer une "nouvelle grille de lecture" axée sur la
"gestion de l'information" et sur "l'intelligence économique". Il constitue une synthèse
des travaux antérieurs de Philippe Baumard et Christian Harbulot. Une première grande
partie propose une analyse comparée des "systèmes d'intelligence économique" et balaye
l'ensemble des pays, Grande-Bretagne, Suède, Etats-Unis, Japon, Allemagne, étudiés
auparavant par les deux auteurs. La seconde partie, intitulée "L'intelligence économique
en France", est consacrée à la pratique des acteurs (entreprises, banques, Etats, acteurs
locaux). Philippe Baumard est l'auteur de la bibliographie714 qui contient les références
appelées à former le socle intellectuel de l'"intelligence économique". Le vocabulaire
emprunte largement aux écrits de Christian Harbulot, tels que "action offensive,
affrontement concurrentiel, agression concurrentielle, arsenal, attaque, axe
d'intervention, économies nationales agressives, blocage culturel, caisse de résonance,
capacité offensive, conflit, confrontation, coopération offensive, défense des intérêts
économiques, force collective, gestion stratégique de l'information, intention stratégique
713 Voir Tome Tome 2, Annexe Le rapport Intelligence économique et stratégies des entreprises, p.115.714 Les sources sont pour l'essentiel d'origine anglo-saxonnes. C'est une synthèse des référencesscandinaves, anglaises, américaines et françaises sur le sujet. La bibliographie contient aussi bien: lestravaux de Stevan DEDIJER et de chercheurs dans son orbite sur le concept "intelligence" (JohnSIGURDSON, Blaise CRONIN et Elisabeth DAVENPORT, Nicolas JÉQUIER, ANNERSTEDT etJAMISON), des ouvrages d'universitaires sur le "renseignement" (Harold WILENSKY, MichaelHERMAN), des écrits sur l'espionnage industriel (DELUCA J.V., DREYFUSS J., GIBSON R., GREENER., BEQUAI A., CARTER R., PAVLICER L., STEDMAN M.H.), des écrits d'anciens des services derenseignements américains et de membres de SCIP (Robert STEELE, Leonard FULD, Tamar GILAD,Jean Paul HERRING, Mindy KOTLER, John PRESCOTT, William COLBY, Herbert MEYER, JuroNAGAKAWA, Qiaho MIAO), des ouvrages de gestion et de management sur l"environmental scanning",le "business intelligence", le "competitive intelligence" et le "competitor intelligence" (BrennerEVERETT, H., OLSEN G.V., AAKER D.A., AGUILAR F., ANSOFF Igor, ATTANASIO D., COLE R.,DANIELS L.M., DAVIDSON W.H., GOSHAL S., PORTER M., SAMMON W. L), les écrits d'AlvinTÖFFLER, les publications françaises sur la "veille"( CALORI, ATAMER et LAURENT JAKOBIAK F.,LESCA H., MARTINET B., RIBAULT J.M., OURY JP, VILLAIN J., COMBS R. MOORHEAD J.,MCGONAGLE J.J., VELLA CM, MC GRANE, BRYANT W.E.,), les travaux de Christian HARBULOT,Philippe BAUMARD, Jean-Louis Levet LEVET, Bernard NADOULEK, Robert GUILLAUMOT, dugénéral PICHOT DUCLOS et du général MERMET, les références des articles parus dans le dossier surl'information dans l'Annales des Mines en avril 1992, ainsi que les rapports du Commissariat général duPlan sur l'information. L'ensemble est classé en sept parties: "analyses comparatives des pratiques dansdifférents pays, organisation de l'intelligence économique dans l'entreprise, les sources d'intelligenceéconomique pour les entreprises, la privatisation de l'intelligence économique des gouvernements,intelligence économique et politique d'accompagnement des Etats et des collectivités locales, les menacesqui pèsent sur l'entreprise, la contre-intelligence économique".
184
et tactique, jeux d'influence, manœuvre stratégique, menace, rapport de force, rivalité,
stratégie concertée, technique offensive, zone grise", ainsi qu'à ceux de Philippe
Baumard, "communauté d'intelligence, communauté nationale d'intelligence et de
sécurité". La lecture "géo-économique" du contexte international transparaît à diverses
reprises: "L'ordre de Yalta fait ainsi place à une organisation géoéconomique
multipolaire dominée par l'internationalisation des économies, les stratégies
d'expansion des entreprises et le renforcement des affrontements concurrentiels"715; dans
le cadre d'un monde devenu "complexe et conflictuel", les stratégies des acteurs
économiques (Etats, régions, entreprises) "se donnent à lire à travers des interactions
complexes, voire des logiques contradictoires"716; "L'effondrement du bloc communiste a
modifié la nature des menaces pesant sur les nations. Les enjeux sont beaucoup plus
géo-économiques que géopolitiques"717. Le rapport constate ainsi le "renforcement des
stratégies d'intérêt national dans les relations économiques internationales"718.
Les termes "intelligence" et "information" ne font pas l'objet de définitions. Ce
n'est qu'à la fin de l'introduction, que "l'intelligence économique" se voit donner une
signification: "L'intelligence économique peut être définie comme l'ensemble des actions
coordonnées de recherche, de traitement et de distribution en vue de son exploitation, de
l'information utile aux acteurs économiques. Ces diverses actions sont menées
légalement avec toutes les garanties de protection719 nécessaires à la préservation du
patrimoine de l'entreprise, dans les meilleures conditions de qualité, de délais et de
coût.[…]La notion d'intelligence économique implique le dépassement des actions
partielles désignées par les vocables de documentation, de veille […], de protection du715 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, Paris,Commissariat général du Plan, La Documentation française, 1994, 213 pages, p.13.716 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit.,p.13.717 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit.,p.39.718 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit.,p.15.719 "Dans le cadre des programmes de coopération entre les grands groupes qui pratiquent l'intelligenceéconomique, se pose le problème du partage ou de l'utilisation commune de l'intelligence économique[…] Non gérés les flux d'intelligence économique produits par un programme de coopération peuvent seretourner contre l'un des deux partenaires. […] la question concerne l'ensemble des entreprises degrandes tailles travaillant au niveau international, mais plus encore les entreprises de taille moyenne qui"découvrent l'internationalisation et ne possèdent pas de savoirs faire traditionnels sur la protection despatrimoines", in MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie desentreprises, op.cit., p.66.
185
patrimoine concurrentiel, d'influence […]. Ce dépassement résulte de l'intention
stratégique et tactique, qui doit présider au pilotage des actions partielles et au succés
des actions concernées, ainsi que de l'interaction entre tous les niveaux de l'activité,
auxquels s'exercent la fonction d'intelligence économique : depuis la base (interne à
l'entreprise), en passant par des niveaux intermédiaires (interprofessionnels, locaux),
jusqu'aux niveaux nationaux (stratégies concertées entre les différents centres de
décision), transnationaux (groupes multinationaux), ou internationaux (stratégies
d'influence des Etats-nations)"720.
"L'intelligence économique" représente un "mouvement de convergence": "critère
de compétitivité", "matière première d'une nouvelle industrie", "fondement d'une culture
écrite", "source de concertation Etat/entreprises/collectivités territoriales", "défense de
l'intérêt national". L'objectif est de "mettre en corrélation différents facteurs-clés
(individus, technologies, stratégies, savoir-faire) afin de tenter une reconstitution des
intentions d'un concurrent"721. Parmi les "outils courants des démarches d'intelligence
économique", on trouve: la "veille scientifique", les profils de carrière, les rapports
d'étonnement722, les profils d'intentions et de capacité, les profils psychologiques.
L'objectif de ces techniques serait de "déceler le moindre signal" dans l'environnement
qui peut éclairer l'intention d'un acteur. L'ensemble des acteurs du pays est concerné par
la mise en oeuvre de ces techniques, d'où l'expression "système d'intelligence
économique", défini comme "l'ensemble des pratiques et des stratégies d'utilisation de
l'information utile, développées au cœur d'un pays à ses différents niveaux
d'organisation: celui de l'Etat, du gouvernement, de l'industrie, des entreprises, de
l'éducation, et même de la population"723. La circulation de l'information entre
entreprises, administrations, collectivités territoriales est la condition de l'efficacité d'une
720 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit.,pp.16-17.721 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit.,p.20.722 Avec toute la prudence consacrée: "ces mémos contiennent en quelques lignes "ce qui a étonné lapersonne". On ne lui demande pas d'analyses ou de justifications. Seul "l'étonnement" de cette personneintéresse les experts de l'intelligence économique. Bien sûr, il peut expliquer pourquoi cela l'étonne, aidantainsi à découvrir de nouvelles pistes techniques ignorées jusqu'alors", MARTRE Henri (groupe présidépar), op.cit., p.25.723 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit.,p.27.
186
"ingénierie stratégique de l'information nationale". Les pays qui possèdent et
développent un tel système l'oriente, selon les auteurs, vers le maintien de la
compétitivité d'un secteur industriel ainsi que vers la défense de l'emploi, de l'industrie et
des parts de marché.
La prudence est cependant de mise. A la place de "l'intelligence économique est
définie", on trouve "peut être définie". L'expression est présentée telle une "notion" et
non un "concept". Une typologie rassemble les "différents niveaux inhérents à sa
pratique"724 tout en soulignant, dans une note de bas de page que cette typologie et la
définition proviennent d'un travail "approfondi et original de l'ensemble du groupe"725.
Ainsi, suivant la rareté des sources et leur difficulté d'accessibilité, "l'intelligence
économique" est dite "primaire, secondaire, tactique ou de terrain et stratégique ou de
puissance"726. Des exceptions existent: "des phénomènes exceptionnels peuvent se
produire et contrarier une telle typologie"727. La démarche d'"intelligence économique"
appliquée au champ scientifique est nommée "intelligence scientifique" et celle
appliquée à la concurrence "intelligence concurrentielle"728. Les termes "intelligence
collective", "intelligence civile", "intelligence globale", "intelligence militaire"
fleurissent. Elle est dit "d'Etat" ou "privée". L'expression se décline de multiples
manières729. Alors que le concept "Information" est affublé dans le texte de plus de 43
qualificatifs différents730 et d'une multitude de composés731, seule l'expression
"information utile" est définie : "l'information dont ont besoin les différents niveaux de
décision de l'entreprise ou de la collectivité pour élaborer et mettre en œuvre de façon
cohérente la stratégie et les tactiques"732.
724 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit.,p.17.725 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit.,p.17, note de bas de page (2).726 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit.,pp.18-19.727 "Le journal local d'une ville où se situe l'usine d'un concurrent peut mettre dans le domaine public uneinformation concernant l'achat de machines-outils nouvelles par cette usine. Pour un concurrent, cetteinformation d'une accessibilité aisée revêt un caractère stratégique. Elle peut l'informer, à partir descapacités des machines-outils, sur les "intentions" concurrentielles de l'entreprise acquéreuse", inMARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., p.19.728 MARTRE Henri (groupe présidé par), op.cit., pp. 22-23.
187
Dans le corps du rapport, les systèmes étrangers les plus efficaces font l'objet
chacun d'un développement de quelques pages, auxquelles s'ajoutent en annexe des
études733 complémentaires et d'autres exemples liés à la Russie734, à la Chine735 et à
l'Italie736. Les deux déterminants à partir desquels le rapport dresse un état des lieux des
"pratiques d'intelligence économique", sont les mêmes que ceux proposés quelques
années auparavant par Christian Harbulot concernant le "renseignement économique",
c'est-à-dire, les facteurs culturels et l'histoire. De plus, les pays choisis répondraient tous
729 "Contre intelligence économique", "fonction intelligence économique", "démarche d'intelligenceéconomique", "expert en intelligence économique", "courtier en intelligence économique", "cabinet deconseil en intelligence économique", "cabinet privé d'intelligence économique", "marché privé del'intelligence économique", "communauté d'intelligence économique", "culture française de l'intelligenceéconomique", "flux d'intelligence économique", "réseau d'intelligence économique", "dispositifd'intelligence économique", "management de l'intelligence économique", "action d'intelligenceéconomique", "actitivité d'intelligence économique", "capacité d'intelligence économique", "dynamiquecollective d'intelligence économique", "diffusion de l'intelligence économique", "force d'intelligenceéconomique", "gestion de l'intelligence économique", "modèle national d'intelligence économique","offensive d'intelligence économique", "opération concertée d'intelligence économique", "savoir faire enintelligence économique", "système d'intelligence économique", "technique d'intlligenceéconomique".Voir Tome 2, Annexe Grand lexique de l'"intelligence économique", p. 154.730 Par ordre alphabétique: "Information" action, commerciale, concurrentielle, connaissance, critique,d'environnement, d'intérêt commun, de contrainte, de métier, de nature commerciale, de natureéconomique, de nature technologique, de sécurité, de source administrative, diffusée, disponible, dudomaine public, économique, élaborée, écrite, générale, grise, industrielle, innovante, juridique,légale,nécessaire, ouverte, pertinente, pointilliste, primaire privée, privilégiée, publique, règlementaire,scientifique et technique, sensible, scientique, stratégique, stratégique utile, technique, technicoéconomique, technologique, utile. Voir Tome 2, Annexe Grand lexique de l'"intelligence économique", p.154.731 Accès à l'information, acquéreur d'information, acquisition de l'information, recherche d'information,traitement d'information, besoin d'information, canaux d'information, collecte d'information, diffusion del'information, centre d'information, chaîne de l'information, circulation de l'information (opérationnelle,optimale), classification de l'information, compétitivité de l'information, courtier en information,crédibilité de l'information, culture de l'information (collective), distribution de l'information, échanged'information, flux d'information, fournisseur d'information, gestion de l'information, industrie del'information, marché de l'information, professionnel de l'information, marché privé de l'information,masse d'information,, mémorisation des informations, métier de l'information, technologie del'information, opération d'information, diffuseur d'information, producteur d'information, partage del'information, perception de l'information, pratique collective de l'information, recueil de l'information,production de l'information, recherche d'information, redistribution de l'information, relais del'information, réseau d'information, service d'information, source d'information, spectre des informations,stratégie de l'information, système d'information, traitement de l'information, usage de l'information,validation de l'information, valorisation de l'information. Voir Tome 2, Annexe Grand lexique del'"intelligence économique", p. 154.732 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit.,p.16.733 Le nouvau système de recouvrement de la TVA au sein de l'Union européenne, pp.143-147; LeProgramme du "National Industry Security Program operating manual" américain, pp.147-155 ; LeTechnoglobalisme japonais, pp.155-165; les Chambres de commerce et d'industrie et l'intelligenceéconomique, pp.165-183, in MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégiedes entreprises, op.cit., annexes.734 Le redéploiement du dispositif de collecte de l'information russe, MARTRE Henri (groupe présidé par),Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., annexes, pp.137-139.
188
aux critères suivants: "performance globale de l'ingénierie stratégique de l'information,
existence de modes de concertation entres les dispositifs d'intelligence économique des
secteurs privés et publics, innovation dans le domaine, utilisation de l'intelligence
économique comme levier dans la compétition économique, développement d'un marché
privé, intégration du management de l'intelligence économique dans la vie des
entreprises". Les "systèmes nationaux d'intelligence économique" sont présentés comme
des "leviers essentiels au service de la compétition et de l'emploi". Le chapitre sur
l'analyse comparée se termine par une partie intitulée "des conceptions nationales de
l'intelligence ?", dans lequel il est spécifié qu'en réalité "aucune nation à ce jour n'a
officiellement affiché un rôle actif dans l'intelligence économique dans des secteurs
privés ou comme soutien à l'industrie", cependant il "existe de facto et de manière
masquée des coopérations dans des secteurs qui traditionnellement opèrent en relation
étroite avec leurs gouvernements comme la défense ou l'aéronautique". Le cas américain
fait l'objet d'un chapitre à part entière. Tout au long du rapport, les réflexions et les
rapports américains servent également de sources d'informations. L'urgence du
lancement d'actions françaises trouve souvent sa justification dans l'existence préalable
d'actions américaines.
La Grande-Bretagne et la Suède sont les deux pays précurseurs. La force du
"modèle anglo-saxon" provient de la "compréhension tacite et immédiate" suscitée par le
terme "intelligence". Leur "culture de l'intelligence économique" daterait du
développement de l'Empire britannique, les élites intégrant la fonction dans leur système
de décision. Le manque de compétitivité actuel du Royaume-Uni résulterait de la
"dilution" de cet "atout culturel" consécutif de la "dilution de l'intérêt national" avec la
disparition de l'empire colonial, l'ouverture systématique vis-à-vis du Japon, et les
nombreuses délocalisations à l'étranger. "La force de la culture de l'intelligence
britannique" se concentrerait désormais à la City et dans les grandes entreprises,
lesquelles ont intégré des départements "marketing intelligence" depuis les années 1950,
ainsi que dans des cabinets privés en "business intelligence", équivalents des "cabinets
735 La Chine et l'intelligence économique, MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économiqueet stratégie des entreprises, op.cit., annexes, pp.133-137.736 Le dispositif national de commerce extérieur italien, MARTRE Henri (groupe présidé par), op.cit.,annexes, pp.139-143.
189
conseil en intelligence économique". La Suède compense ses "handicaps géo-
économiques" par un développement fondé sur une "ingénierie stratégique de
l'information". Entreprises et universités participent à une réflexion sur le sujet. La mise
en pratique est grandement facilitée par l'homogénéité culturelle du pays. Cette
homogénéité, renforcée par le nombre restreint de "citoyens nés en dehors de Suède",
permet une forte cohésion culturelle de la population.
Les commentaires sur les racines culturelles et historiques du "système
d'intelligence économique" du Japon, de l'Allemagne et des Etats-Unis, sont entièrement
empruntées à l'étude de Christian Harbulot Techiques offensives et guerre économique.
Un paragraphe sur le Japon rappelle les propos de Pat Choate dans son livre, Agent of
influence: "de puissants moyens de désinformation et d'influence relayent, à l'intérieur
comme à l'extérieur, le dispositif d'intelligence économique nippon. Le Japon est la
première puissance à avoir fait de l"influence" un atout déterminant de la réussite de sa
politique industrielle"737. Les rédacteurs du rapport n'hésitent pas à faire référence à
l'étude américaine Japan2000, dont les conclusions ont été unanimement condamnées
aux Etats-Unis: "l'isolement des auteurs de Japan2000 vis-à-vis de l'establishment
américain n'est pas forcément immuable, dans la mesure où la supériorité du dispositif
économique asiatique sur le dispositif économique anglo-saxon se vérifie dans un
nombre croissant de secteurs d'activités"738. Pour l'Allemagne, le thème de l'avance
historique du pays dans la mise en œuvre d'une "ingénierie de l'information"739 liée entre
autres à la constitution pendant le IIIème Reich de "fichiers thématiques" s'inspire de
l'ouvrage Il nous faut des espions, la dureté de ton en moins740. Une description du travail
du "spécialiste allemand de l'information économique" revêt tous les traits d'une "image
d'Epinal": planification systématique, goût de la précision, rigueur d'exécution,
ponctualité dans le suivi des investigations. Le rôle des services de renseignement
allemand dans le dispositif d'espionnage industriel est illustré par un schéma établi
d'après les informations recueillies dans le livre polémique, Friendly Spies, du
737 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit.,p.47.738 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit.,p.53.739 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit.,p.56.
190
journaliste Peter Schweizer741. Côté américain, alors que l'administration Clinton a
soigneusement évacué le terme de "sécurité économique", le rapport souligne que
désormais la sécurité des Etats-Unis ne repose plus seulement sur un dispositif militaire,
mais dépend également de "la définition d'une politique de sécurité économique" dont
les principes se résument ainsi: renforcer la compétitivité du tissu industriel et apporter
des réponses aux "agressions concurrentielles" menées par certaines puissances742. La
création du National economic council au même niveau que les comités exécutifs
chargés de la sécurité nationale et des affaires intérieures auraient pour objectif, selon le
rapport, d'assurer "une meilleure coordination des canaux d'information existants et une
circulation plus opérationnelle de l'information recueillie par les administrations
fédérales vers le pouvoir exécutif". Les entreprises bénéficieraient de la reconversion
dans le privé d'anciens fonctionnaires du renseignement américain. Leurs connaissances
acquises sur le fonctionnement des Etats et des organisations internationales, et sur
l'identification des principaux acteurs de la vie diplomatique justifieraient leur seconde
carrière, tout en ajoutant une raison plus pragmatique "la majorité de ces nouvelles
carrières sont en fait des reconversions individuelles motivées par les hauts salaires du
secteur privé"743. Ces "hommes du renseignement" sont qualifiés d'"experts en
740 Dans le rapport le paragraphe suivant apparaît: "Cette méthode de traitement de l'information n'a pasété perdue. Le patronat Ouest allemand l'a reprise à son compte. A l'automne 1945, les Alliésautorisèrent la création d'une police industrielle dans les entreprises sous contrôle occidental. Forméed'anciens membres des services de sécurité du IIIème Reich, cette structure née de la Guerre froide futchargée d'empêcher le comité Allemagne libre piloté par les Soviétiques de noyauter les nouveauxsyndicats créés en Allemagne de l'Ouest. […] Au-delà de sa fonction originelle de contrôle social, lapolice industrielle a surtout créé un état d'esprit sécuritaire dans les grandes entreprises ouest-allemandes. Entre 1968 et 1992, sa mission a évolué à partir du moment où la concurrence internationalea menacé les intérêts de l'économie allemande". Dans l'ouvrage de 1988, Il nous faut des espions, il estécrit "en bons héritiers du contrôle social nazi, ils (les patrons) créent dès l'automne 1945 une policeindustrielle…Avec la bénédiction des Alliés, qui ont peur de voir le comité Allemagne libre, manipulé parl'Est, accoucher d'un mouvement syndical ouvrier puissant. […] Battant le rappel des rescapés desmilices nazis d'entreprise, les dirigeants des cartels ont adapté la renaissance de la grande industrie aucontexte de la guerre froide. Une police industrielle à la fois centralisatrice, avec une concertationpatronale permanente sur les questions de sécurité économique. Mais aussi très structurée à la base. Onretrouve dans le contrôle du personnel la célèbre minutie de la mise en fiche gestapiste. […] cette policeindustrielle va évoluer avec le contexte économique mondial. Devant la relative stabilité du mondesyndical allemand, les patrons ont essayé de réorienter ses activités vers l'espionnage économique" inELHIAS Marc, NODINOT Laurent, Il nous faut des espions, op.cit., p.255. Le rapport de 1993 évitesoigneusement les termes "nazi, "gestapo" et "espionnage économique".741 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit.,p.61.742 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit.,p.53.743 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit.,p.39.
191
intelligence économique"744.
Alors que des pays élaborent de "véritables politiques de performances
économiques nationales autour d'une large concertation entre les acteurs économiques.
L'industrie, l'enseignement, l'administration se mobilisent sur la diffusion du savoir-
faire en intelligence économique". La France se doit de réagir vite, et plus
particulièrement l'Etat. Les propos sur la France se veulent optimistes: "contrairement
aux apparences, les Français ont un passé long en matière d'intelligence
économique"745. Cependant une diffusion large de "l'intelligence économique" et
l'émergence "d'un système collectif et national d'information" se heurtent aux obstacles
suivants: absence d'une prise de conscience des acteurs nationaux du rôle de la "gestion
stratégique de l'information" pour la défense de l'emploi, le renforcement des industries
et la capacité de négociation internationale, actions des entreprises limitées à la
protection et à la "veille technologique"746, existence d'un cloisonnement entre
l'administration et les entreprises.
Contrairement à la France, le terme "intelligence économique" fait l'objet d'un
usage courant dans les pays anglo-saxons sous les appellations "economic intelligence",
"business intelligence" ou encore "competitive intelligence". Se pose alors la question:
"Comment exprimer dès lors une activité d'ingénierie offensive de l'information?". Le
vocable doit évoluer car le mot "veille" ne fait aucune référence à des "actions offensives
sur le terrain": "On ne voulait pas en France, utiliser le terme renseignement à cause de
ses connotations policières ou militaires, ni le terme "intelligence", car si, dans la
culture française, il exprime uniquement la capacité de comprendre, dans les pays
anglo-saxons, il fait référence aussi à la notion d'espionnage. Dès lors les entreprises
françaises ont choisi le terme veille pour décrire leur ingénierie stratégique de
l'information. Or le mot veille et la terminologie qui lui est associée ne suggère pas une
attitude suffisamment dynamique […] a trop se limiter au concept de "veille", les
744 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit.,p.39.745 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit.,p.71.746 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit.,p.118.
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activités liées à l'intelligence économique n'ont pas pu se développer. Il s'agit nullement
de remettre en cause le concept. […] Les activités de veille sont indispensables au sein
des entreprises, mais ces dernières doivent également entreprendre des actions
offensives sur le terrain". Les actions du groupe Elf Atochem font l'objet d'un long
développement car s'apparentant à une "démarche d'intelligence économique". Les
quatre pages747 de description du système de l'entreprise font référence au livre de
François Jakobiak, plus particulièrement à ses analyses sur l'importance d'un
fonctionnement en réseau et sur l'existence d'un poste "d'animateur"748.
Dans l'édification d'un "système d'intelligence économique" français, c'est à l'Etat
d'agir: "il apparaît clairement que l'adaptation stratégique de la France […] dépendra
d'une volonté claire, affichée par la puissance publique, qui, seule, pourra donner
l'impulsion nécessaire"[…] l'Etat doit jouer un rôle incitatif puissant"749. Le titre du
schéma illustratif750 sur le cas français parle de lui-même. Il ne s'intitule pas "Le système
d'intelligence économique français", sur le modèle des précédents schémas sur les cas
étrangers, mais "Le potentiel étatique français en intelligence économique" avec en son
centre "l'Elysée-Matignon"751. L'Etat a un rôle central à jouer principalement dans trois
domaines: l'organisation de la "gestion de l'information économique" afin d'aider les
entreprises engagées dans la concurrence internationale; la protection du patrimoine
économique et technologique; la mobilisation des "gisements d'information de
l'administration". Au niveau régional et local, des initiatives existent, mais se heurtent à
des cloisonnements et des incompréhensions. Le réseau des Chambres de commerce et
d'industrie est confronté au cloisonnement des acteurs locaux et à un manque de maturité
747 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit.,pp.77-80.748 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit.,p.89.749 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit.,p.122.750 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit.,p.99.751 "L'Elysée-Matignon"est symbolisé entouré du SGDN, du SGCI, des réseaux d'influence du ministère dela Coopération, des réseaux diplomatiques du ministère des Affaires étrangères, des lobbies du ministèrede l'Agriculture, de la représentation permanente à Bruxelles, des services spécialisés du ministère de laDéfense, des services spécialisés du ministère de l'Intérieur, des Observatoires du ministère de l'Industrieet du Commerce extérieur, des experts du ministère de la Recherche, des directions d'investigation duministère des Finances, des organismes publics et parapublics concernés. Tout acronyme des services derenseignement d'Etat est évité.
193
de la demande.Les actions régionales d'aides à l'exportation sont inadaptées et
dispersées. Là encore, l'Etat se doit de jouer un "rôle d'éclaireur"752, car la mise en œuvre
de l'"intelligence économique" ouvrira la voie à une intervention adaptée des décideurs
régionaux dans le cadre du développement régional, de l'aide à l'export, et de la
coopération interrégionale753. Cependant, les auteurs insistent sur l' "orientation
résolument défensive" du système français. Une "politique stratégique à long terme" doit
être définie et des "réformes essentielles" engagées754. Face à l'ampleur de la tâche, les
rédacteurs rappellent les quelques initiatives animées par des "experts" dans le domaine
de la "veille stratégique" et le rassemblement d'une "première communauté de
spécialistes" au sein de SCIP France.
Le rapport formule quatre grandes propositions: diffusion de la pratique dans les
entreprises, optimisation des flux d'information entre le secteur public/privé, conception
de banques de données, mobilisation du monde de l'éducation et de la formation. Une
phrase-clé exprime clairement que le problème est avant tout politique. Par le biais de
"l'intelligence économique", c'est le regard sur l'économie qui change: "L'intelligence
économique par la volonté d'imposer un horizon de compréhension élargie à
l'entreprise, à une collectivité ou à une nation, répond à un besoin urgent de
comprendre l'économie dans un autre langage que celui -réducteur- de la simple
compétitivité. […] La question est politique et nécessite une prise de conscience des
dirigeants, car elle concerne un regard sur l'économie qui n'est pas neutre"755.
752 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit.,p.104.753 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit.,p.113.754 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit.,p.118.755 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit.,p.68.
194
Le rapport du groupe présidé par Henri Martre réalise la synthèse des réflexions
de Christian Harbulot et de Philippe Baumard. Il officialise une représentation
particulière des rapports entre Etats sur la scène internationale. Ces derniers se trouvent
en compétition afin de garantir le bien-être matériel de leur population. Tous les coups
sont permis. La fin justifie les moyens et surtout le redéploiement des actions des
services de renseignement vers l'économie. Pensée en terme de systèmes, de réseaux
d'acteurs, d'entente, d'influence, de coordination des centres de décision, cette vision joue
sur les peurs consécutives à l'invisibilité des menaces. Alors que les adjectifs "incertain"
et "imprévisible" sont très présents dans les discours et les analyses qui tentent de
caractériser le monde de l'après-89, le rapport du Plan semble donner les voies et les
moyens de limiter l'incertitude et de rendre l'avenir prévisible.
En expliquant les origines et les causes de la supériorité de tel Etat sur un autre,
le rapport propose des clefs de compréhension du monde. Il met l'accent sur l'importance
de l'unité et de la cohésion nationale en prenant pour exemple le Japon et la Suède. Leur
approche est globale. La France ne pourra maîtriser son avenir que collectivement. La
position centrale de l'Etat est également confirmée. Tout part de lui et tout revient vers
lui. Garant de la cohésion nationale, réducteur d'incertitudes, avocat et défenseur des
intérêts de la nation, il se présente comme un rempart contre les "agressions
économiques" des autres Etats. Cependant le rapport de force n'est pas favorable à la
France car le pays souffre d'une absence d'interactions entre le secteur public et le secteur
privé et la posture générale du pays est toujours défensive. Les auteurs jouent sur les
images du réel afin d'accuser et de dénoncer. L'objectif de ce rapport est avant tout de
mobiliser l'élite politico-administrative autour de l'enjeu de la maîtrise collective de
l'information et de l'utilisation de l'information comme une arme de domination. Devant
l'état des lieux dressé par le rapport, les propositions d'actions paraissent relativement
timides. Les mesures proposées reprennent celles qui avaient été formulées dans les
années 1980 dans le cadre des actions publiques relatives à la diffusion de l'information
scientifique et technique et à la veille technologique, tout en intégrant le volet relatif à la
protection de l'information. Seul le vocabulaire change. La diffusion de ce dernier doit
occasionner un un changement d'état d'esprit, qui mènera à une adaptation des modes de
relations entre acteurs politiques, administratifs et privés.195
Ainsi, le rapport du Commissariat général du Plan introduit officiellement le
nouveau vocable "intelligence économique" et une certaine vision du réel. Cette dernière
justifie l'urgence du lancement d'un programme d'action gouvernemental. Deux acteurs
principaux sont à l'origine entre 1990 et 1992 de la construction de l'"intelligence
économique". Entre 1992 et 1993, ils bénéficient du soutien d'un représentant de l'Etat
convaincu du fait que, de la mise en place de nouvelles relations entre l'Etat et les
entreprises dépend l'adaptation des modes d'intervention de l'Etat. Le contexte
international est particulièrement porteur. L'inflation verbale et la rhétorique sécuritaire à
l'œuvre Outre-Atlantique a préparé le terrain. Les incertitudes politiques et économiques
liées à la construction communautaire sont également un terreau favorable.
Le rapport est publié en 1994. Son contenu tranche par rapport à l'ensemble des
rapports publics antérieurs sur les thèmes relatifs à la compétitivité et au rôle de
l'information. La période 1994-1997 est celle d'une réussite de l'intégration de
l'expression "intelligence économique" dans les discours politiques et le vocabulaire
administratif. La mise en oeuvre d'actions pratiques est beaucoup plus difficile. Le
souhait d'un décloisonnement de l'administration et d'une systématisation des
interactions entre administrations centrales, intermédiaires professionnelles et
parapublics, grandes entreprises et PME, collectivités territoriales et organes
déconcentrés de l'Etat, touchent en effet le cœur des principes et des modes opératoires
de l'administration française. La matérialisation de ce projet global de réorganisation des
relations acteurs publics-acteurs privés se heurte rapidement aux réalités politiques et
administratives nationales et communautaires.
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