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Ibis Rouge Editions Jean CHAPUIS & Hervé RIVIÈREWayana eitoponpë (Une) histoire (orale) des Indiens Wayana

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  • Ibis Rouge Editions

    Jean CHAPUIS & Herv RIVIRE

    Wayana eitoponp(Une) histoire (orale) des Indiens Wayana

  • Cet ouvrage est consacr aux Wayana, groupe Carib localis principalementsur les berges du Haut Maroni, en Guyane franaise. La premire partie, coor-donne par Jean Chapuis, nous livre un important corpus bilingue retraant lepoint de vue de ces Amrindiens sur leur propre pass, depuis la gense, et ceciprincipalement travers la voix dun vieillard considr comme le plus savantde son groupe. On assiste de lintrieur aux importants changements qui ontaffects les socits de la rgion depuis plusieurs sicles pour aboutir auxgroupes que nous connaissons actuellement. Les courtes notices introduisant chacun des rcits et les nombreuses notes de bas de page permettent la fois derestituer le contexte et de saisir le particulier, de pntrer dans les dtails de laculture wayana. La seconde partie, fruit des efforts de Herv Rivire, corres-pond au Kalau, rcitatif sotrique complexe qui constitue le pivot des crmo-nies dinitiation masculines (connues sous le terme de marak) et reprsente undes rfrents identitaires majeurs du groupe.

    Les textes sont le produit dun long labeur collectif o lanthropologueintervient comme initiateur, catalyseur, et coordonnateur animant un groupe dejeunes Wayana travaillant sur des narrations de vieilles personnes. Lensemble,agrment de cartes, de schmas, de dessins et photographies, constitue uneexcellente introduction lunivers wayana traditionnel. Sa composition est des-tine le rendre prcieux non seulement aux anthropologues et aux historiens,mais galement aux linguistes, aux enseignants et aux curieux.

    Jean CHAPUIS, mdecin, docteur en anthropologie, membre associ du laboratoireCNRS-EREA (Paris), est spcialiste de la socit wayana quil frquente depuis bientt douzeans. A la suite de sa thse, consacre la personne wayana, il a engag des travaux dansdivers champs de recherche : anthropologie du corps et de la maladie, histoire et ethno-histoire, transition culturelle, symbolique.

    Herv RIVIRE, organiste, mdaille dor et diplm du Conservatoire National deParis, tait galement ethnomusicologue, charg de recherches au CNRS-EREA (Paris). Il apass plusieurs mois chez les Wayana du Litany (tout en poursuivant des travaux tho-riques et dautres consacrs la musique bretonne et celle de Ntumu du Cameroun).Outre des articles sur ce groupe, il a produit un disque de musique wayana.

  • Wayana eitoponp(Une) histoire (orale)des Indiens Wayana

  • Langues et cultures en Guyane

    Wayana eitoponp(Une) histoire (orale)des Indiens Wayana

    recueillie, coordonne, prsente et annotepar Jean Chapuis

    suivi du

    Kalaurecueilli et coordonnpar Herv Rivire

    IBIS ROUGE EDITIONS

  • IBIS ROUGE EDITIONS, 2003Guyane - Guadeloupe - Martinique - Paris - Runion

    http://www.ibisrouge.fr

    ISBN : 978 - 2 - 84450 - 191 - 2

    Tous droits de traduction, de reproduction et dadaptation rservs pour tous pays.La loi du 11 mars 1957 nautorisant aux termes des alinas 2 et 3 de larticle 41, dune part que les copiesou reproductions strictement rserves lusage priv du copiste et non destines une utilisation collec-tive, et dautre part, que les analyses et courtes citations dans un but dexemple et dillustration, toutereprsentation ou reproduction intgrale, ou partielle, faite sans le consentement de lauteur ou de sesayants droit ou ayants cause, est illicite. (Alina 1er de larticle 40).Cette reprsentation ou reproduction, par quelque procd que ce soit, sans autorisation de lauteur ou delditeur constituerait une contrefaon sanctionne par les articles 425 et suivants du code pnal.

  • A la mmoire de Kuliyaman,matre de la parole Wayana

    et celle dHerv Rivire,ami brillant press den dcoudre avec les mystres.

    Tous deux sont partis en 2001pour le ciel de lternelle flicit.

  • SOMMAIRE

    Introduction 11

    Premire partie : Wayana eitoponpPremire section :

    ttoponp pihtle, lorigine du monde 35Seconde section :

    Ulinumtop eitoponp uhpak, les guerres de jadis 425Troisime section :

    Kailawa eitoponp, la geste de Kailawa 647Quatrime section :

    Hemal eitop tom, les temps modernes 777Conclusion 921

    Deuxime partie : Le Kalau, par Herv Rivire 931

    Annexes : 1037Annexe I : Kuyuli par Coudreau 1039Annexe II : les clans 1043Annexe III : animaux cits dans le texte 1045Annexe IV : plantes cites dans le texte 1049

    Bibliographie 1051

    Index 1057

    Table des matires 1063

  • Cartes et schmas

    Liste des cartes indicatives tablies pour la plupart daprs les informations four-nies par Kuliyaman : elles ne prtendent rien dautre que daider le lecteur reprerapproximativement le lieu des vnements, et ne concernent chaque fois que les prin-cipaux protagonistes.carte 1 : implantations wayana dans les Guyanes 13carte 2 : aire des origines 38carte 3 : aire historique 434carte 4 : habitat waypi et zone des combats contre les proto-Wayana 435carte 5 : combat des Kalaiwa contre les proto-Wayana et les proto-Apalai 452carte 6 : conflit Waypi/Emerillon 478carte 7 : conflit Tlyo/Taila 486carte 8 : itinaire de reflux des Taila vers la cte 487carte 9 : guerre Tlyo/Upului 506carte 10 : conflit Aluku/Wayanahle 537carte 11 : fin du conflit proto-Wayana/proto-Apalai 610carte 12 : propos de Kailawa et de Sikpuli 728carte 13 : zone dinselbergs explors et dbarrasss de leurs fauves

    respectifs par Kailawa et ses hommes 794carte 14 : emplacement des tulupele 825carte 15 : dbut du basculement des proto-Wayana vers la Guyane franaise 882carte 16 : principales implantations wayana vers 1960 883carte 17 : itinraire des fugitifs du groupe Tukanu devant les chasseurs de peau 918carte 18 : emplacements et noms des villages wayana de la rgion

    du Haut Maroni 920

    Liste des schmas :schma 1 : le monde aprs linondation (H. Rivire) 116schma 2 : la terre et le ciel en coupe 298schma 3 : cosmogonie wayana en coupe 299

    10 WAYANA EITOPONP - (UNE) HISTOIRE (ORALE) DES INDIENS WAYANA

  • Le but final quun ethnographe ne devraitjamais perdre de vue est, en bref, de saisirle point de vue de lindigne, ses rapportsavec la vie, de comprendre sa vision de sonmonde

    (B. Malinowski [1922] 1989 : 82-83).

    Introduction gnrale

    Les WayanaLethnonyme Wayana dsigne un groupe Carib denviron 1400 per-

    sonnes rparti entre le Haut Maroni - principalement sa rive franaise -, leTapanahony au Surinam et le Parou de lEst au Brsil. Issue de la fusion denombreux clans, dont la plupart sont installs depuis plusieurs sicles auxalentours des Tumuc Humac, il sagit dune socit dynamique qui tente desadapter aux importants changements survenus dans ses zones dimplanta-tion. Je ne connais pour ma part que le gros ensemble de la Guyane franaise(un peu plus de 800 personnes1) qui, aprs presque un sicle de relatif isole-ment et dabsence de pression relle de la part des Occidentaux2, est soumisdepuis une vingtaine dannes plusieurs contraintes qui constituent parailleurs des enjeux pour le dveloppement de la rgion dans son ensemble.Jen soulignerai les points principaux en conclusion de cet ouvrage. Quantaux Wayana du Brsil, visits nagure par des garimpeiros, des balateiros etdes castanheiros, ils vivent mlangs aux Apalai sous lgide de la FUNAI etde missionnaires vanglistes dans la rserve du Parque indgenaTumucumaque, tandis que ceux du Surinam sont soumis aux exigencesdautres missionnaires protestants amricains qui interdisent notamment lechamanisme, prohibent les danses, la polygamie, les boissons alcoolises etont fabriqu une version de la Bible qui, nayant quun vague rapport avec letexte sacr, est cense tout expliquer .

    11INTRODUCTION

    1 La carte des villages franais actuels se trouve p. 920. Ils font partie de la communede Maripasoula, situe dans le Haut Maroni.

    2 Aprs la seconde guerre mondiale, plus personne ne connaissait, officiellement,lemplacement des villages wayana du Litany (Sausse, 1951 : 100). Ce fut lpoque deltiage dmographique du groupe, puisque lon estime que les Wayana taient alorsenviron 500. Depuis, grce notamment une politique de vaccination bien conduitesur le Maroni, ils ont effectu un bond numrique.

  • Les Wayana3 ressemblent pour lessentiel aux autres groupes Carib ama-zoniens. Pour les caractriser un peu mieux, disons quils comptent la paren-t sur les deux lignes et sont traditionnellement uxorilocaux, lhomme allantvivre avec son pouse dans le groupe de celle-ci. Ils cultivent labatis, pro-duisant du manioc amer, diffrentes varits de patates douces, et biendautres vgtaux comme les bananes, les ananas, les melons deau, lespiments, le tabac Leurs principaux moyens de subsistance, en-dehors delabatis, sont la pche et la chasse : ils nutilisent plus larc mais le fusil, lefilet, les hameons... La cueillette (fruits, ufs diguanes, larves) est deve-nue un simple appoint. Leur artisanat, qui obit une stricte rpartitionsexuelle des tches, est trs dvelopp : poteries, vanneries, objets divers ; unepart en est rserve la vente. Autour de la case collective (tukusipan) utili-se pour les runions, les ftes, ou laccueil des visiteurs, sont disposes lesmaisons individuelles, aujourdhui sur pilotis pour la plupart, hbergeant cha-cune une famille nuclaire : cette dernire est lunit de base de production.Les villages sont disposs lgrement en hauteur le long des cours deauimportants et sont placs sous lautorit dun ancien : ils regroupent sa famil-le et ses obligs (peito). Le village traditionnel de vingt trente personnes, quise dplaait tous les sept ans environ, est devenu fixe depuis quelques dcen-nies notamment cause de linstallation dcoles, de postes de sant et delexistence dautres petits avantages non ngligeables : points deau, jobstemporaires rmunrs, accs ais aux fournitures occidentalesConsquence de cette sdentarisation, certains villages sont maintenant pluri-familiaux, comptant jusqu 200 habitants. La vie sociale wayana est rythmepar un certain nombre de ftes plus ou moins ritualises ; le fameux mara-k , la crmonie dinitiation en passe dtre abandonne, en faisait partie.Les Wayana nont pas de chefs au sens occidental du terme, et ceux que lonappelle ainsi par habitude ne sont que les reprsentants des villages pour lesaffaires de la tradition4. Les autorits franaises les ont nomms capi-taines , sur le modle de ce qui se faisait pour les Noirs marrons Aluku, leursvoisins daval chez qui cela correspondait une organisation hirarchique tra-ditionnelle pousse, et, pour le principal dentre eux, gran man (kalaman).Ils sont galement les intermdiaires supposs car en fait ils ne jouent pasleur rle comme je le dirai en conclusion entre la population et ladminis-tration (G. Collomb, 1999).

    On trouvera toutes les rfrences souhaitables dans la bibliographie etquelques notes sur la modernit en conclusion de ce travail. Mais, surtout, lestextes qui suivent sont censs, par leur entrecroisement, faire pntrer le lec-teur au cur de la culture wayana classique ou traditionnelle.

    12 WAYANA EITOPONP - (UNE) HISTOIRE (ORALE) DES INDIENS WAYANA

    3 Le choix de cet ethnonyme ainsi que les grandes tapes du processus de constitutiondu groupe quil dsigne sont analyss ailleurs (Chapuis, essai dethnogense, en pr-paration).

    4 En fait, les derniers chefs vritables ont t les ultimes chefs de guerre (cf p. 429et note 1005).

  • 13INTRODUCTION

    Palum

  • Le projetEn fait, le projet initial tait vague, men en parallle dautres travaux

    qui ont notamment form la matire dune thse (J. Chapuis, 1998). Cest lamasse des matriaux recueillis au long de trente mois de terrain rpartis de1992 1998 et la dcouverte dun vritable discours historique indigne quimont incit persvrer dans cette direction : produit du terrain guidant lan-thropologue, donc, et non dsir de fabriquer un ordre qui nexiste pas.

    Que recouvre le titre histoire (orale) ? La perspective qui a prsid llaboration du corpus ici runi repose sur un double choix initial : prendrelaxe du temps comme fil conducteur, cest--dire suivre lhistoricit et lachronologie indignes, quand cette dernire est manifeste, dune part ; res-pecter loralit et restituer le texte wayana, autant que faire se peut, dautrepart.

    Le premier parti pris sappuie sur le constat que la plupart des approchesde la tradition orale en ethnologie ont pour effet de confisquer trop tt la voixet lidologie indignes : celles-ci ne sont souvent utilises, miettes, quepour valider une construction savante qui leur est trangre. Si lon sintres-se elles, cest comme pices dun mcanisme quelles ignorent. Le plusgnralement, soit les chercheurs se contentent de citer de courts extraits dela tradition orale sortis de leur contexte global, quand il ny font pas simple-ment rfrence (stratgie visant renforcer la crdibilit de leurs interprta-tions sans en permettre la critique), soit ils intgrent les rcits dans la catgo-rie mythe : dans les deux cas, outre le dni dune conscience historiqueindigne, le procd interdit lmergence dune thorie autochtone indpen-dante de linterprtation qui en sera faite5.

    Il est bien tabli que linsistance dnier aux socits quelle tudietoute forme dhistoricit est un des paradigmes les plus lancinants de lethno-logie (A. Bensa, 1997 : 8), et, en Amazonie, cela a t vrai plus longtempsquailleurs6. Cette assertion doit se comprendre un double niveau : au-del

    14 WAYANA EITOPONP - (UNE) HISTOIRE (ORALE) DES INDIENS WAYANA

    5 Que la vrit ethnologique ne soit pas dans la bouche de lindigne est une chose,mais cela ne signifie pas que lon doive occulter sa vrit. Cela nimplique nulle-ment labandon de toute perspective anthropologique gnralisante. Si, ainsi que ledit P. Veyne, les hommes ne trouvent pas la vrit; ils la font, comme ils font leurhistoire (1983 : 12), le projet (un projet parmi dautres) dune anthropologie delhistoire ne pourrait-il consister en lanalyse et la comparaison des diffrentesfaons de construire lhistoire ? Cela impose alors une premire tape de recueil desdonnes, comme nous le faisons ici pour les Wayana, afin daccder aux rgimes devrit historiques connus.

    6 Cf. notamment A. C. Taylor, 1984. Il convient toutefois de signaler quune efflores-cence de travaux rcents, pour la rgion des Guyanes, vient inverser cette tendance :citons en particulier ceux de Collomb (2000) et Collomb et Tiouka (2000) sur lesKalina, de Whitehead (2002, 2003) concernant les Patamona, ceux de Passes pro-pos des Palikur (2002) Appuyant en partie ses travaux sur leurs tradititions orales,P. Grenand avait consacr aux Waypi des travaux historiques bien plus tt (1972 ;

  • de lide fausse dun ternel prsent, qui renvoie des socits immobilesfactices, elle implique, et cest cet aspect surtout qui nous concerne ici, quecette discipline occulte souvent le fait que ces socits produisent leur proprediscours sur lhistoire. Dans cet ouvrage, au contraire, lethnologue choisitdlibrment dinterroger le rcit indigne propos de la restitution du passsur la longue dure, mettant profit le fait que les Wayana sont plutt friandsde narration historique. On sait quune des difficults, quand on aborde ledomaine de lhistoire, est la polysmie du terme, la fois discours sur la tem-poralit, objet en soi (succession dvnements) et forme de savoir (dite aussi histoire-science ) propre lOccident. Les textes qui composent ce livreprsentent un intrt pour chacune de ces acceptions : comme faits de cultu-re, ils vhiculent un ensemble spcifique de valeurs propres la socit dontils manent ; comme agencements ordonns dans le temps de priodes dis-tinctes, ils nous renseignent sur lhistoricit et la chronologie wayana ;comme documents, ils fournissent un ensemble d archives orales utili-sables dans le cadre dun projet de savoir du type de celui de lhistoire-scien-ce (dans un ouvrage en prparation, jessaie de lier archives orales et tracescrites, dment identifies et places sur un mme niveau informatif, en unesynthse qui les dpasse chacune - puisque leurs mmoires, ayant opr deschoix diffrents, se compltent et se soutiennent - dans le but de donner uneide plus complte et complexe du pass du groupe wayana).

    Parmi les diffrentes dfinitions qui permettent dapprocher lethno-his-toire, le prsent travail se situe dans la mouvance de celle qui considre qu est ethno-histoire lensemble des procdures de mise en relation du prsentau pass lintrieur dune socit ou dun groupe, dans son langage et enrfrence ses valeurs et ses enjeux propres ; lethno-histoire devient unehistoire sui generis que la socit ou le groupe constitue pour son seul usage,lhistoricit sexprimant travers un souci - universellement partag - davoirune histoire, indpendamment de toute proccupation dobjectivit dans lta-blissement et la slection des vnements (Izard et Wachtel, 1991 : 337). Ilsagit donc avant tout dapprendre des Wayana eux-mmes leur propre tem-poralit et leur propre historicit, leurs choix et leurs faons de mettre en rela-tion les vnements, la manire dont ils slectionnent ou fabriquent ces der-niers. Et ce nest qu la condition de recueillir et danalyser systmatique-ment lauto-histoire wayana sur la longue dure que lon peut dgager toutesses implications. En effet, nen slectionner que des morceaux trop parsrevient lui retirer son historicit : il ny a plus dordre, et donc plus de suc-cession porteuse de sens comme le remarquait Bachelard ([1950] 1993 : 50).

    Que le reprage dans le temps ne soit pas la proccupation principale desWayana ne signifie pas que ce souci est absent de leurs reprsentations, nousallons le constater la lecture du corpus. Le conteur donne assez dindicationsau sujet de la chronologie (succession dfinie des vnements dans le temps)pour quon ne reproche pas lethnologue davoir introduit (chaque fois quecela tait permis par le contenu du discours) un ordre qui nexiste pas dans la

    15INTRODUCTION

  • conscience indigne, mme si, dans la ralit narrative, ce corpus nest jamaiscont dun bout lautre, de faon ordonne, mais inculqu par bribes au grdes dsirs du narrateur (terme utilis ici comme synonyme de conteur ) oude ses auditeurs.

    Le second choix fondamental de cet ouvrage, ai-je dit, est de restituer laparole indigne concomitamment dans sa langue et traduite au plus prs deson nonciation. Les vises dun tel parti pris sont nombreuses. Tout dabord,il sagit pour moi de produire dans sa matire originelle une part du savoir quejai pu recueillir lors des riches et longs sjours passs en compagnie desWayana. Cest partir de cette matire, notamment, que lethnologue forgeensuite ses outils et construit une version plus thorique des choses, obissant une approche dfinie, ou plus adapte au public occidental auquel il essaiede faire connatre la socit quil tudie. Cette tche dinscription/traduction(opre par tout ethnologue), qui reprsente en elle-mme un travail consid-rable de mise en forme sur le plan linguistique comme sur le plan narratif,comporte bien sr des risques et des difficults. En soumettant lensemble deces lments la lecture, me conformant la rgle dor de toute publicationscientifique [qui] est que le lecteur doit tre en mesure de contrler lauteur (J. Vansina, 1961 : 168), je les soumets par l-mme la vrification, la cri-tique et la contradiction (venant dautochtones ou de scientifiques).

    Une autre implication de ce parti pris de travail (livrer une traductionaussi littrale que possible - ce qui ne signifie pas aussi exacte que pos-sible, mais cela indique le type de trahison que je mapprte commettre -en regard du texte wayana) est de donner observer le fonctionnement de lalangue mise nu autant que possible en tant que rapport de lhomme au lan-gage et de la langue au monde. Un exemple patent de cela est fourni parlabondance des pronoms : elle rvle la rpugnance des Wayana, comme debeaucoup de socits amazoniennes, nommer les individus. Quand, pour desraisons de lisibilit, je me suis cru oblig dindiquer le nom, cest en signa-lant mon intervention. Par ailleurs, ce sont les mmes pronoms qui sont utili-ss pour dsigner les hommes et les animaux, tmoignant de reprsentationsdiffrentes des ntres

    En livrant la parole wayana dans limmdiatet de son nonciation, monpropos est galement de montrer comment, travers le rcit ( la fois acte denarration et histoire produite) se constitue la reprsentation wayana de luni-vers spatio-temporel. Le droulement du texte nous introduit effectivement aucoeur mme du rapport au temps. Ainsi, le pass est cont pratiquement sansexception au prsent de narration, ce qui prouve la capacit des Amrindiens se plonger dans lhistoire ; ou bien encore un personnage prhistorique res-surgit au milieu dun rcit de guerre Un ensemble de spcificits tnuesmais pertinentes de la pense et des comportements wayana peut tre appr-hend de cette faon.

    Enfin, une autre vise - et non la moindre pour moi - de mon entreprise,est de donner connaissance de la parole dun homme avec qui jai eu le bon-

    16 WAYANA EITOPONP - (UNE) HISTOIRE (ORALE) DES INDIENS WAYANA

  • heur de travailler, Kuliyaman, sans doute le dernier possder une connais-sance aussi vaste de lhistoire wayana prise dans son sens le plus large.Kuliyaman reprsente dune certaine faon lui seul la fin dun monde waya-na, celui o un seul homme pouvait matriser lessentiel du savoir tradition-nel dun peuple, un savoir contenu, circonscrit mais non pas fig. La restitu-tion (certes partielle) de sa parole constitue une reconnaissance de ce statut etpeut tre considre comme une stle rige ce pass rvolu. Au-del, cetterestitution prend dautant plus de valeur quelle na t rendue possible quepar la collaboration soutenue et intelligente de jeunes Wayana, notammentAimawale et Kupi. En requrant leur concours pour effectuer ce travail, jaiveill ou renforc en eux le dsir de connatre et de com-prendre le pass deleur socit. Il faut dire quil existe une vritable attente, plus marque chezles jeunes et les anciens on pourrait presque parler dune commande par-fois implicite et souvent explicite de leur part , concernant la valorisation dece corpus. Aussi, rpondant aux vux dune large part de la population, nai-je pas eu de problme thique pour publier cet ensemble textuel : on ne ren-contre pas chez les Wayana le mme secret qui pse sur les Premierstemps des Noirs Marrons Saramaka en particulier (R. Price, 1994).

    Laspect systmatique, tendu et rsolument tourn vers la retranscrip-tion la plus fidle possible de cet ensemble documentaire se veut aussi unefaon thique en mme temps quheuristique denvisager lanthropologie.Ethique, car en effet le moment est venu de ne plus considrer les paroleset les rponses des autres comme une simple source dinformations maiscomme une participation llaboration de la connaissance commune (M.Aug, 1994 : 78) : il y va non seulement du respect que nous devons auxpopulations tudies, des rapports que nous entretenons et laborons avecelles (en particulier avec nos collaborateurs les plus actifs), mais aussi peut-tre du devenir de la discipline. Heuristique parce que, livrant demble uneimportante source de donnes trs diverses, je permets dautres chercheursnon seulement dy puiser des lments pour des travaux varis, mais gale-ment de critiquer objectivement certaines interprtations dj produites ou venir, possibilits qui font dfaut aux laborations prsentes isolment detout matriau original organis. Ltendue et la varit du registre abord,ainsi que la manire holiste dont le savant Amrindien le traite, peuvent aussitre considrs comme des moyens dabolir la sparation artificielle et euro-pocentrique de lapproche anthropologique en champs : politique, cono-mique, religieux

    Au total, si jai persvr dans ce projet, cest avec ces objectifs-l : four-nir non seulement aux chercheurs et aux ethnologues une ample matire exploiter, mais aussi et tout autant fournir aux Wayana eux-mmes, aux ensei-gnants et leurs lves, une collection de rcits en version bilingue laubede ce troisime millnaire. Conu comme une marque de gratitude envers lesWayana pour leur accueil et leur comprhension, lensemble de ce travail veut

    17INTRODUCTION

  • tre une sorte de carrire ciel ouvert que chacun, Amrindien, chercheur ousimple curieux, exploitera sa guise.

    Quelques remarques propos du temps long wayanaIl nest pas dhistoire qui nimplique non seulement des choix, mais aussi

    une ou des conceptions du temps7. La conception wayana du temps long sedcompose, partir dune origine, akma pistle, en trois parties : un pass(uhpak eitop), un prsent (hemal eitop) et un avenir (want eitop). Cestlorigine et le pass que jai tent de restituer travers les rcits deKuliyaman. Il ne sagit pas dune histoire continue, sans faille, mais dunesrie de rcits distincts qui relatent des squences prcises dvnements,rcits eux-mmes enchsss dans des priodes plus vastes qui, quant elles,se juxtaposent sans hiatus. Lethnologue a respect lordre indigne despriodes (gense, priode des guerres, geste de Kailawa), ordre qui ne sap-plique pas aux rcits eux-mmes, lesquels sont souvent dpourvus dindica-tions permettant dordonner les squences dans le temps. La quatrime prio-de est une cration de lethnologue, bien quelle respecte la chronologie expli-cite du conteur puisquelle ninclut que des vnements postrieurs la paixet nous mne lpoque contemporaine. Les donnes dont je dispose laissent penser que la formalisation des derniers textes est moins importante quecelle des prcdents, lesquels peuvent tre considrs comme canoniques 8(avec toute la relativit qui sied ce terme).

    Lordonnancement des priodes manifeste une rationalit claire dontvoici les grandes lignes :

    1 - La gense, phase sur-humaine (mais non pas pr-humaine : dem-ble, par exemple, le dmiurge est mari), qui dbute avec la crationdu monde, correspond la priode des mtamorphoses (anuktatopaptau) : tout pouvait se transformer en tout. Le monde ntait pas figdans des formes. Cest cette poque que furent conus tous les l-ments (plantes, animaux, montagnes, mer, fleuves) qui composentnotre univers. Elle sachve avec larrt des transformations, cons-quence de lhumiliation du dmiurge par les humains. Lunivers ter-restre, devenu lourd, conserva son aspect, celui que nous connaissons,tandis que perdurait dans sa fluidit celui des origines, le vrai monde. Le temps de la gense en effet nest pas seulement celui desdbuts. Il est dot dune qualit particulire qui le rend perptuel : ilconstitue une dimension qui englobe la ntre. De cette dichotomie qui na rien dabsolue vont dcouler bien des consquences.

    18 WAYANA EITOPONP - (UNE) HISTOIRE (ORALE) DES INDIENS WAYANA

    7 A propos de la conception du temps chez les Wayana, cf. Chapuis (1998 : 480-492).8 Ce qui ne signifie pas que le savoir historique wayana se limite ces rcits ; il existe

    un important savoir diffus que je me suis attach recueillir dans la perspective delouvrage paratre portant sur lethnogense Wayana.

  • 2 - La priode historique primitive ou clanique , o lunivers estmoul dans des formes, mme si des passerelles restent ouvertes (lechamane) avec les temps primordiaux. Il ne sagit plus de glosersur les infinis changements dapparence des tres et du monde, maisde dcrire les rapports entre catgories sociales constitues par ledmiurge sur des bases linguistiques et gographiques avant tout.Cest la priode des guerres de clans9 (ulinumtop eitoponp), celle olon vivait sous le couvert forestier dans des villages relis pardtroits layons. Les hommes de ce temps, tres borns et sauvages,taient anims dune fureur vengeresse destructrice en mme tempsque rongs par la peur et les frustrations. Cette poque sachve (audbut du XIXe sicle daprs nos recoupements) aprs linterventionterrifiante du hros culturel Kailawa, par la paix, le mtissage inter-clanique, la sortie de la fort, labandon des plantes pouvoir meur-trier (hemt), lavnement du plaisir et de la paix, et les prmices delethnie. Cela se passe dans la partie sud des Tumuc Humac principa-lement. Le nombre des groupes a beaucoup diminu : il y a eu dpo-pulation et concentration, la tradition en rend compte.

    3 - Lre moderne (hemal eitoponp) ou ethnique , celle de ltatde paix. Les groupes qui sont sortis de la fort vivent dans des vil-lages au bord des fleuves : ils se sont disperss et mtisss au sein dequelques grands ensembles (Apalai, Upului, Vrais Wayana, Tlyo).Les communications par pirogue commencent supplanter celles,pdestres, qui empruntaient les layons forestiers. Les conflits serglent essentiellement par voie chamanique ou par la sorcellerie nonchamanique (empoisonnements). Cest une priode de troc intereth-nique, de recherche active des produits occidentaux dont les princi-paux intermdiaires sont les Aluku. Priode aussi des pidmies, dontlhistoire a gard le souvenir, elle est marque par le contact de plusen plus rgulier avec des non-Indiens, Blancs et Aluku. Dplacementvers le nord, installation et concentration du gros de la population surle Marouini et le Litany et, dans une moindre mesure, le Tapanahony,concluent ce temps et donnent lethnie son aspect actuel.

    4 - La priode contemporaine enfin, qui se caractrise, depuis 1970 envi-ron, par une occidentalisation active, nettement acclre depuis ledbut des annes 1990 : coles, dispensaires, rapprochement de

    19INTRODUCTION

    9 Par convention, jappellerai clans les groupes sociaux indignes prsents ds laconqute, et considrs par les Wayana comme originels, qui donnrent naissance parla suite, au terme dun long et complexe processus qui sera dtaill au fil des pages, auxconfigurations sociales modernes que nous appellerons ethnies . Il sagit desimples tiquettes sans rfrence au contenu problmatique de ces termes qui rfrentau mme processus de dlimitation entre Eux et Nous, processus appel ethnicisa-tion . On sait quil sagit dun jeu dialectique de lidentit et de laltrit par crationde catgories artificielles et fluctuantes partir de signes arbitraires.

  • Maripasoula, accroissement du nombre de salaris Elle ne fait pasencore lobjet de rcits ni de reprsentations partages : nous endirons quelques mots en conclusion.

    Mmoire des phases logiques, donc, construction culturelle saisissant lemonde en mouvement et lui donnant un sens, et non obsession du dtail chro-nologique dans lequel sest, un temps, perdue lhistoire-science. Je montreailleurs (2003) le sentiment de progrs social que ressentent les Wayanacontemporains quand ils se tournent vers leur pass, tmoignant par l duneconception linaire et oriente du processus temporel. On notera que lhisto-riographie wayana ne se formule pas comme la ntre. Elle procde partableaux, lesquels sont censs exposer lessentiel de ce quil y a savoir surtel ou tel vnement ou pisode : elle offre une explication en se basant surdes squences exemplaires. Cest aussi une histoire de personnages impor-tants : dmiurge, kuyuli divers, chefs de lignages de clans bien identifis...

    Les Wayana nont pas limpression, en racontant les rcits qui composentcet ouvrage, de parler dautres choses que de ce qui sest rellement passdans les temps anciens. Si le document peut tre dfini comme un type depreuve, culturellement variable, qui fait foi, ici se pose le problme du typede preuve exige, dans la culture wayana, pour quelle puisse considrer quecest bien un morceau dhistoire qui est racont. Comme dans la plupart dessocits orales, cest la parole des anciens relatant les ides, faits et gestes desanctres. La grand-mre Pelipn exprime cela de faon exemplaire : elle ditraconter ce que son grand-pre avait relat ( son pre) de ce quil avait rete-nu de ce que son grand-pre (lui) avait racont (cf p. 283).

    Je dois, avant daller plus loin, rendre compte du choix dinclure ce quilest convenu dappeler la mythologie dans une histoire . De fait, de monpoint de vue mthodologique, qui est de restituer directement les reprsenta-tions wayana en suivant le vecteur temps, le mythe, dfini par Lvi-Strausscomme une histoire o les hommes et les animaux ntaient pas encore dis-tincts (in Eribon, 1988 : 193), est une part de lhistoire : cest le temps de lagense. Divers auteurs, dont V. Hirtzel a dress un inventaire complet (1997 :32-37), se sont intresss la mythologie wayana. Trop focaliss sur lacatgorie mythe en tant quunivers hors du temps (il est amusant deconstater au passage que cest cette auto-rclusion conceptuelle des anthro-pologues eux-mmes qui les a conduit enfermer les primitifs dans unternel prsent absurde et fictif), aucun na choisi lorientation histoire quincessitait de prolonger le recueil des rcits aprs la priode des fondements.Or, en ce qui les concerne, les Wayana sont bien conscients quil ne sagit lque dun dbut dont la suite fait lobjet dautres textes menant au temps pr-sent : ce sont eux-mmes qui mont incit collecter ces derniers, me mettantsur la piste dun pan important et nglig de leur tradition. Ils ne compre-naient pas pourquoi je me bornais recueillir les traces des origines et ngli-geais la suite de lhistoire : ils mont donc parl des guerres, de Kailawa et

    20 WAYANA EITOPONP - (UNE) HISTOIRE (ORALE) DES INDIENS WAYANA

  • dautres pisodes saillants, et je les ai suivis. Quelques remarques simposentici.

    Dune part, nous devons prendre garde que notre temps ne dtruise ou nenie celui des Autres : on sait bien que tout rapport au temps implique un rap-port au pouvoir. Dautre part, il convient de noter quil ny a pas chez lesWayana dorigine sans humains : ces derniers apparaissent avec le dmiurge.Mais il nauront une existence rellement indpendante et spcifique quaprslarrt des transformations : leur statut change. Lhistoire au sens occidentalcommence, dans les rcits wayana, quand les hommes, devenus les princi-paux agents des vnements, sont nomms collectivement (ethnonymes) etindividuellement (anthroponymes). Enfin, la distinction entre mythe et histoi-re, si elle peut tre analytiquement retenue du point de vue de certains para-digmes (psychanalyse, structuralisme), chez les Wayana comme ailleurs,nimplique pas de leur part une moindre croyance en lun ou lautre : Pourles Indiens, la mythologie nest pas une croyance : cest la vrit toute vraie,la seule, labsolue [elle est], avec les rituels qui lui correspondent, la repr-sentation indienne du rel le plus achev (P. Y. Jacopin, 1976 : 222-223).Une fois quavec mon ami Mata, fils de Kuliyaman, nous tions sur un rocher,dans le haut du fleuve, jentrepris - avec quelque prsomption, il faut bien lereconnatre - de lui raconter la naissance du monde partir de la thorie dubig bang , puis la cration de la vie et de la diversit des espces. Aprsmavoir longuement cout sans minterrompre, Mata prit la parole pourmassurer que les Wayana ne voient pas les choses comme cela : et il se mit son tour me synthtiser lhistoire de Kuyuli, puis la faon dont les humainsdautres couleurs que les Indiens naquirent des mouches vers du cadavredAnaconda Je leus sans doute surpris en lui disant que ce quil me racon-tait tait moins vrai, ne portait pas le mme nom, que ce que je venais de luiconter, quil croyait alors que moi je savais.

    Temps du mythe (gense) et temps de lhistoire ne sont pas spars pourles Wayana : le premier fonde et accompagne le second. Tout au plus peut-ondire quentre le cycle Kuyuli et la priode qui lui a succde, des choses sontpossibles dans le premier qui ne le sont plus dans la seconde10. Par ailleurs, lergne des transformations, qui caractrise la priode de la gense, aprs avoirconnu un paroxysme, se poursuit toujours sur un mode larv : un villageois avu encore rcemment un singe hurleur avec un corps de chenille ; tel jeunepre a observ, labatis, un oiseau-mouche tukui encore moiti chenilleaccroch une tige de manioc ; les poissons dtang proviennent de diff-rentes chenilles... ( propos de la transformabilit, cf p. 221-225 et Chapuis,1998 : 103-113 ; Hirtzel, 1997). On nexclut pas non plus lintervention dunhros cleste dans le prsent terrestre, comme cela sest produit pendant les

    21INTRODUCTION

    10 Le temps du mythe est prsent, mais il se dveloppe pleinement dans une autre dimen-sion que nous ne pouvons pas percevoir : seuls les chamanes y ont accs.

  • guerres avec Sikpuli et au dbut des annes soixante (cf Dingoya, J.Chapuis, 1998 : 949-959 et dans cet ouvrage, p. 919).

    Le(s) texte(s)Lensemble documentaire qui suit constitue une partie de la tradition

    orale wayana. Il rapporte le discours profane des veilles, dans la langue com-mune, retrace lhistoire de la cration du monde, puis celle des clans proto-Wayana, jusqu la priode actuelle, ethnique, et cela quasi-exclusivement autravers des rcits dun orateur considr lpoque du recueil des textescomme le plus savant de son groupe.

    La segmentation de lhistoriographie indigne ne recoupe pas prcis-ment les phases chronologiques prcdemment envisages puisque deuxensembles distincts (les guerres et la geste de Kailawa) constituent ensemblelpoque clanique. Voici comment elle se prsente :

    - la priode des origines ou des transformations (gense)- la priode des guerres- le cycle du hros culturel Kailawa- la priode moderneQue le corpus repose pour lessentiel sur le discours dun seul individu

    importe peu : au contraire, il constitue une des histoires wayana possibles, unedes faons indignes de rendre compte du pass du monde (ce qui justifie lamise entre parenthses du premier mot du titre), et non une reconstructionartificielle partir de fragments clats provenant dinformateurs divers. Ondoit toutefois noter que si Kuliyaman est un rudit au savoir encyclopdique,la plupart des anciens sont capables de fournir des donnes similaires, maisplus partielles, qui recoupent ce savoir. Son discours nest donc pas isol, sp-cialis : il est simplement le plus complet et le plus construit concernant la tradition pour les gens de sa gnration. Quant moi, je me suis rservles espaces marginaux, savoir les notes de bas de page ainsi que de brvesintroductions de chapitre pour effectuer les indispensables coutures en quoiconsiste, dans ce genre dentreprise, la tche de lanthropologue comme tra-ducteur culturel : le lecteur, de cette faon, est toujours accompagn.

    Louvrage comprend en fait quatre textes : celui du conteur, en wayana,qui est le document de rfrence ; la traduction, fruit dune tche collective ;et les pritextes produits par lethnologue, qui sont de deux types : si les notesde bas de page servent plutt prciser un dtail, tablir des liens, les pr-sentations, aussi concises que possible, ont quant elles pour but de contex-tualiser le rcit qui suit, de lclairer en donnant des renseignements compl-mentaires qui peuvent dborder du cadre dans lequel il sinscrit ; elles en pro-posent souvent une lecture, laquelle peut tre controverse (par lautochtonecurieux ou le savant exgte) partir des matriaux produits. Au total, troisniveaux de lecture sont possibles : le texte wayana ou franais seul, en tant

    22 WAYANA EITOPONP - (UNE) HISTOIRE (ORALE) DES INDIENS WAYANA

  • que rcit ; le texte et les contextualisations, si lon veut aller plus loin ; avecles notes de bas de page pour sintresser aux dtails. La parole autochtoneest toujours trs clairement dlimite par rapport celle de lethnologue,laquelle tente de se rduire au minimum : ce faisant, jai cherch respecterun des principes de ce travail, celui de rester au plus prs du texte de rfren-ce en vitant autant que possible - mais pas totalement, ce qui naurait pas desens - de lui imposer les amnagements dune pense trangre, laquelle resteen marge. Un dficit de fluidit et de lisibilit sont parfois les consquences assumer pour la ralisation de cette gageure.

    Au-del de lhistoire indigne elle-mme, ce travail se veut, grce sonarchitecture, une faon efficace dcrire lethnographie. De nombreux aspectsde la culture wayana se dvoilent progressivement, la fois dans et en margedu texte de rfrence. Rappelons que lopration anthropologique qui donne connatre une culture, en mme temps quelle contribue la fabriquer, rel-ve en partie de la fiction. Elle est singulire, cest--dire quelle dpend dunchercheur soumis diffrentes tensions (le terrain est ractif) au sein duncontexte personnel et social particulier. Elle est dynamique, en ce sens quel-le se btit dans linteraction. Par ailleurs, elle est limite par les potentialitsde la langue (orale, puis crite). Il nempche que cette dmarche tente dap-porter une certaine vraisemblance (Kilani, 1999 : 104), de combler, sansjamais labolir, la distance qui nous spare de lAutre. Dans ce livre, lau-tochtone est plac au premier plan pour la ralisation de ce projet ; lethno-logue, mme sil en demeure le promoteur et lorganisateur, a voulu se rser-ver le rle dun commentateur clair.

    Nous esprons quau fil des pages le lecteur dcouvre, comme en se pro-menant, les multiples facettes de lunivers wayana, que ce dernier prenne pro-gressivement pour lui de la consistance et de la profondeur. Mais prvenons-le : le texte oral est conu pour tre rpt, ressass, instill par fragments,modifi Des liens stablissent, des clairages se dessinent au fur et mesu-re des redites et des versions. Le but nest pas de gagner du temps maisden profiter, de le faire fructifier, de comprendre et dexpliquer. La matireorale dun groupe est comme une pte : elle est conue pour tre travaille,modele de diverses faons, mais elle reste identifiable par sa texture. Le pas-sage lcriture, malgr les efforts entrepris, est source de difficults et exigedu lecteur une certaine tnacit : plusieurs lectures sont souvent ncessairespour saisir les reflets, les passerelles, les raccourcis et finalement pour sesentir un peu capable dtre Wayana et conteur son tour.

    Je livre la suite un document capital, fruit du travail de mon regrett amiet collgue lethnomusicologue Herv Rivire. Le Kalau11, sorte de psalmo-die compose de douze parties (treize selon Hurault), constitue le versant oralrituel exclusif de linitiation des adolescents mles : sa langue est spcifique,

    23INTRODUCTION

    11 Je diffrencierai le Kalau, qui accompagne linitiation et sera crit avec une majuscu-le, des chants de guerre kalau qui seront transcrits avec une minuscule.

  • souvent considre comme du vieux wayana , en tout cas une vieillelangue . A dire vrai, cest lorsque je lui ai fait part de lavancement de monprojet quHerv a souhait sy rallier : cela tombait dautant mieux que lesdeux textes ont des points communs commencer par notre vieux matreKuliyaman. Le Kalau utilise de nombreuses rfrences de lhistoire orale. Lamaladie et la disparition prmature dHerv Rivire ne lui ont malheureuse-ment pas permis de produire un travail achev. Nanmoins, ce quil nous offre- la version originale de ce texte mystrieux que son pouse, Florence, a aima-blement accept de me confier pour publication - prsente dautant plus din-trt que Kuliyaman, dernier dtenteur du Kalau (au moins sur le Litany), estdcd la mme anne que lui.

    Organisation du travail et intervenantsLe conteur qui nous avons donn la parole est Kuliyaman, bien quen

    ce qui concerne la gense dautres voix se mlent la sienne. Une des princi-pales raisons qui a motiv ce choix est le fait quil soit un des derniers lemi12denvergure et le dernier rcitant du Kalau. Or les lemi (ou lemi katn) pas-sent, aux yeux des Wayana, pour tre dots dun pouvoir particulier vis--visde la parole : mieux que les autres ils savent lentendre et la restituer. Une his-toire raconte que le pouvoir que le dmiurge a plac dans les yeux des cha-manes, il la mis dans les oreilles des lemi. La parole de la tradition les fas-cine, ainsi quil apparat au long des textes dits par Kuliyaman : jtais jeunemais dj comme les vieux . Ils en font le moyen de leur pouvoir ; ils sen-tranent la conserver, comme nous lapprit le conteur qui passait des heures,des nuits entires, se rpter silencieusement, pour lui-mme, son propresavoir, afin de le maintenir intact bien que son usage soit caduc. Donc on peutdire que, plus que dautres - ce qui ne disqualifie personne car tous les ancienset adultes dtiennent une version, parfois trs simplifie, de la plupart destextes ici prsents - il convenait de saisir les rcits de Kuliyaman, sans doutele dernier grand conteur wayana : cest dailleurs lui qui, il y a cinquante ans,avait dj transmis divers contes et une version du Kalau J. Hurault(1968 : 123-128). Encore nest-ce quune infime partie de son immense savoirqui est offerte ici.

    La ralisation de cet ouvrage repose sur un long travail dquipe parpillsur plusieurs annes13. Le plus souvent, avec mon ami Aimawale, nous allions

    24 WAYANA EITOPONP - (UNE) HISTOIRE (ORALE) DES INDIENS WAYANA

    12 En tant que gnrique, le terme lemi peut tre traduit par chant et il sappliqueaussi, comme dans la phrase concerne, au chanteur lui-mme. Dans la pratique, ilsagit principalement de rcitatifs vocation thrapeutique ou protectrice ou, loc-casion, meurtrire. Les kalau constituent un sous-ensemble de la catgorie gnriquelemi.

    13 Jai pass 30 mois chez les Wayana du Litany entre 1992 et 1998, en tant qualloca-taire de recherches au laboratoire du Pr J. Benoist (Aix-Marseille) dabord, puiscomme membre du projet europen APFT ; jai ensuite poursuivi les travaux en mtro-pole, puis depuis 2000 Cayenne. Bien que matrisant un important lexique, je ne

  • solliciter, entre autres, Kuliyaman, aussi bien pour des problmes relatifs auxincantations lemi14 que pour quil raconte des rcits traditionnels. Il taitgnralement occup, lors de la narration, une autre tche, principalementde vannerie. La gestuelle est riche, lintonation aussi mais elles chappent lcrit ! Les rcits ont t enregistrs en dehors du contexte dnonciationtraditionnel15, lequel a pour ainsi dire disparu dans le Haut Maroni depuis lesannes 1990 : il ny a plus de veilles, comme lindiquent les regrets ritrsdu (des) conteur(s). Kuliyaman tait un excellent narrateur, qui ne se faisaitjamais prier. Si lethnologue tait heureux de jouer le rle de lauditeur, leconteur nen tait pas moins satisfait de trouver un public attentif et enthou-siaste tout en esprant assurer son savoir une postrit. Aimawale, ouquelques jeunes qui participaient aux enregistrements, posaient parfois desquestions. Voil pour ltape initiale.

    En gnral, je demandais ensuite un jeune scolaris de transcrire letexte oral, travail long et fastidieux, dvoreur de piles et de magntophones.Puis je confiais cette matire, soit manuscrite, soit, plus frquemment, sousforme de tapuscrit (quand javais pu retourner en mtropole), un premier traducteur pour quil en propose une version, tandis que je poursuivaismes autres travaux. Kupi et Aimawale, les deux meilleurs locuteurs du fran-ais ( cette poque : depuis, ces locuteurs se sont multiplis), ceux-l mmequi manifestaient le plus dintrt pour mon travail, furent naturellement lesplus sollicits pour cette tche. Aprs cela, je ralisais de lensemble uninventaire critique approfondi. Comme il nexiste pas de dictionnaire waya-na/franais/wayana, je maidais du lexique que javais entrepris de constituerds mon dbut de terrain, en 1992, et le compltais de tous les termes nou-veaux que je rencontrais (non publi, il possde actuellement plusieurs mil-liers dentres) : cest en grande partie grce ce travail que je pus acqurirune meilleure connaissance de la langue en mme temps que je r-interro-geais cette primo-traduction. Le sens des phrases tait alors soumis unerelecture complte en binme (lethnologue + un traducteur ), et le rsul-tat tait nouveau saisi sous forme de tapuscrit (au gr de mes allers et retoursen mtropole). Puis, mappuyant sur un lexique de plus en plus important etprcis, je relisais de mon ct le nouveau document, soulignant tous les pas-sages douteux. Nous en reparlions alors et le texte tait amlior. Joublie dedire quentre-temps je profitais de nouveaux enregistrements pour demanderau conteur, et dautres anciens, des claircissements sur certains passagesobscurs ou au sujet de dtails divers (anthroponymes, toponymes), dtailsqui constituent une partie des notes de bas de page. Enfin, une fois atteint cestade et une version labore ayant t mise au point, Aimawale accepta def-

    25INTRODUCTION

    14 Je travaillais lpoque une anthropologie de la personne wayana (Chapuis, 1998),et je mintressais aussi tout ce qui touche la maladie et aux soins (travaux nonencore publis).

    15 En ce qui concerne ce contexte, on pourra se rfrer D. Schoepf (1995-96 ; 1993-94: 69-70).

  • fectuer une ultime relecture/vrification de lensemble, et je linterrogeaisencore propos de nombreux lments : cela se passait entre 2000 et 2003, Cayenne, o jai lu domicile, durant plusieurs semaines studieuses et de mul-tiples sjours plus courts quAima y effectua.

    Louvrage ntait pas pour autant achev. Il me restait donner plus delisibilit au texte franais (tout en amliorant encore la traduction) qui nestmalgr cela pas toujours dun abord simple. Chaque segment de phrase waya-na correspond celui, en franais, qui est en regard (des repres (>) rendentaise la mise en rapport), ce qui devrait faciliter le travail des linguistes et,ventuellement, des enseignants, mais a quelque peu compliqu la tche. Lepassage du wayana oral au franais crit na pu se faire sans prciser, toujoursentre parenthses, qui ou quoi correspondaient de nombreux pronoms per-sonnels et dmonstratifs : les successions de il , elle , celui-ci , lui rendent le texte brut incomprhensible, mme pour un Wayana privdu contexte dnonciation et nayant pas dj une bonne connaissance durcit. Le nom du principal protagoniste nest parfois cit quune ou deux fois,et relay dans le reste du rcit par des pronoms (de toutes les classes) qui, jux-taposs ceux lis dautres personnages ou entits (le ciel, la terre, un objetsont souvent aussi dsigns par des pronoms), composent un puzzle inextri-cable. Cest pourquoi je nai pas hsit les remplacer, lorsque la compr-hension me semblait compromise, par le nom lui-mme. De mme, loralitpermet de faire lconomie dun certain nombre de segments de phrases, lecontexte (et la connaissance pralable des rcits) aidant la comprhension.Mais au moment du passage lcrit, il est ncessaire de rappeler le contex-te. Par exemple, il est parti peut se suffire lui-mme lorsque lauditeurconnat dj lhistoire, alors que dans lcrit on restituera, lorsque cela estutile : (Kuyuli) est parti (rejoindre son pouse) . Par ailleurs, certainstermes se prtent de nombreuses traductions : ainsi, le verbe tkai, dire (et aussi faire ), est employ de faon rptitive, par conomie, dans dessens que le franais exige plus prcis selon le cas : il dit , il se deman-de , il rpond ... Autre point important concernant la traduction : lesconteurs utilisent presque sans exception le prsent de narration ; or, pour cer-tains passages, jai jug bon demployer le pass pour rendre la comprhen-sion plus aise, le lecteur franais ntant pas accoutum se projeter ainsidans le pass au prsent.

    Enfin, il ma fallu tablir des prsentations, progresser dans la compr-hension du cadre global et des dtails particuliers pour lier entre eux deux uni-vers, lAmrindien et le Franais, que beaucoup de choses sparent16. Lencore, Aimawale fut dun prcieux secours. Plus de deux mille notes, autantde passerelles entre deux mondes, tmoignent de cet effort ; les redondances

    26 WAYANA EITOPONP - (UNE) HISTOIRE (ORALE) DES INDIENS WAYANA

    16 Cest alors que jentrepris paralllement un important travail de reconstruction histo-rique, o archives orales et traces crites se compltent, se confrontent, travail dontles rsultats sont paratre et viendront complter le prsent ouvrage.

  • quelles prsentent sont, dans lensemble, voulues par lethnologue et ont unefonction didactique. Lappareil critique tente ainsi de rendre compte de ce quejai compris de ce que mes amis wayana ont essay de me communiquer enfonction de la faon dont ils percevaient mes questions et situaient mon int-rt : il reprsente lexpression dun compromis cognitif (B. Borutti, 1999 :40).

    Le texte propos est le fruit de cet norme et long travail collectif. Lacomposition de lensemble permettra que, bientt, des linguistes, des ethno-logues ou, ce qui serait mieux, des Wayana, en relvent les imperfections eten amliorent le rsultat. Je crois cependant que cette version est acceptableet permet de se faire une juste ide de ce que voulait nous transmettreKuliyaman : il net pas t heuristiquement justifi, mon sens, dattendreque ltat des travaux sur le groupe wayana et sa langue soit plus dvelopp.Je suis certain, par ailleurs, que les Wayana apprcieront cette publication queje leur promets depuis si longtemps.

    Herv Rivire a pour sa part beaucoup travaill17 avec Mataliwa, fils deKuliyaman, et aussi avec Kupi. Son travail de traduction tait double : ildevait dabord, grce ses collaborateurs wayana, obtenir du conteur la signi-fication en wayana des chants qui sont en langue sotrique ; puis, dans unsecond temps, en effectuer la traduction en franais : pour cette partie du tra-vail, il sest fait aider de la linguiste brsilienne Eliane Camargo.

    Il me reste prsenter brivement nos principaux collaborateurs et amis.

    Kuliyaman : modle de la tradition, cet infatigable artisan et conteur estvenu dans les annes 50, depuis le bassin du Jari, du ct brsilien des TumucHumac, vers la Guyane franaise. Aprs avoir vcu quelques annes au villa-ge du chef Masili sur le Marouini, il a pass le reste de sa vie au villageAntcume o il sest teint la fin de lanne 2001, vers sa quatre-ving timeanne. Dj informateur de Hurault il y a cinquante ans, ctait sans contestela plus importante bibliothque wayana. Dune certaine faon, ce livrepeut-tre considr comme son legs. En tout cas, il est le souvenir des cen-taines dheures passionnantes et passionnes vcues en sa compagnie.

    Aimawale (Aima) : nous avons vcu tellement de temps ensemble (enfait, davantage que je nen ai pass avec la plupart de mes autres amis), soitseuls, soit au sein de sa famille, quil mest difficile de prsenter succintement

    27INTRODUCTION

    17 Pour diffrentes raisons, Herv Rivire et moi avons uvr de faon totalement ind-pendante, ce qui ne nous empchait pas de nous consulter pour des dtails, des avis,pour nous tenir au courant de nos avances respectives et, loccasion, pour profiterdu retour de lun sur le terrain pour lui confier un questionnaire.

  • ce presque frre. Ayant t le premier Wayana scolaris jusquen seconde, ila maintenant presque trente ans, est mari et a quatre beaux enfants ; il vitparmi les siens au village Taluwen (son oncle) / Opoya (son dfunt grand-pre). Du ct de son pre, cest le descendant dune ligne de chamanesrputs. Relais mi-temps la Mission pour le projet de parc depuis quatreans, il peroit un salaire. Dou, bon pcheur, il fait beaucoup dartisanat etsintresse aussi bien la tradition, qui le fascine, qu la modernit, pour lesavantages quelle offre, avec lambition avoue de concilier les deux. Sanslui, son amiti et sa persvrance, mes travaux nauraient jamais pu prendreune vritable ampleur.

    Kupi : grce des soutiens extrieurs, il a tudi au lyce de Kouroumais na pu dcrocher un diplme malgr de relles capacits intellectuelles.Cest son retour au village que nous avons commenc collaborer, et ce jus-qu ce jour, trs intensivement, tout en devenant amis. De quelques annesplus jeune quAima, il occupe les mmes fonctions la Mission pour le pro-jet de parc. Durant sa scolarit, il a davantage quAima frquent le mondedes Blancs, quil a eu du mal quitter. Moins familier avec la tradition, dupar lunivers occidental (duquel il esprait beaucoup), il vit en famille, prati-quant les activits de subsistance. Cest une vive intelligence qui se trouvepour lheure sans emploi ou responsabilit sa hauteur.

    Mataliwa (Mata) : fils cadet de Kuliyaman, il vivait avec son pre jus-qu son rcent mariage. Cest un garon secret et curieux dune trentainedannes, une sorte de pote. Il fut mon premier ami et collaborateur, avant detravailler avec H. Rivire : entre-temps, il a tudi au collge de Maripasoula.Il a beaucoup cout son pre, par intrt personnel, et recueilli un certainnombre dinformations prcieuses qui seront utiles pour des recherchesfutures. Install au village Antecume, Mata mne lexistence ordinaire de tousles Wayana non salaris.

    Sante : ce grand-pre du village Twenke (De Goeje rencontra un de sesaeux et homonyme dans la fort surinamienne lors de lexpdition de 1903),le seul des informateurs cits dans cet ouvrage avoir vcu adulte au Surinam(notamment dans un village de lOulmali, lpoque o il y avait l-bas unepiste datterrissage lie la recherche dor), avait toujours beaucoup de plai-sir conter. Je lui suis notamment redevable de la plupart des rcits (non int-grs cet ouvrage) consacrs la faune. A lcart des rumeurs de la moder-nit, il menait au moment des entretiens une vie paisible lancienne.

    Pelipn : apparente ma famille daccueil (elle est la belle-sur de lagrand-mre maternelle dAima) dont elle est la voisine, cette vieille dameaustre, veuve, vit assez misrablement au milieu de ses jeunes filles. Elle

    28 WAYANA EITOPONP - (UNE) HISTOIRE (ORALE) DES INDIENS WAYANA

  • connat beaucoup de rcits, principalement au sujet de la gense, et sest tou-jours fait un plaisir de les partager. Pas plus que les autres anciens qui ont par-ticip notre entreprise elle ne parle dautre langue que la sienne.

    Que tous nos amis, nos partenaires loccasion de cette uvre collecti-ve : conteuses, conteurs, transcripteurs, traducteurs, informateurs - leursnoms apparatront au fil des pages - soient ici remercis. Une mention parti-culire pour Aimawale, pour Kupi, du groupe Aloike, et pour Mataliwa, quiont t des acteurs prpondrants : sans eux, ce travail naurait pu voir le jour.Au-del, merci tous les Wayana, et une pense affectueuse la familleOpoya, mon cocon wayana.

    Merci Lise Chapuis pour ses conseils toujours aviss et prcieux de tra-ductrice. A Jacqueline Chapuis pour sa relecture attentive, ainsi qu Dborah,pour sa comprhension. Leur affection ma aid persvrer dans ma tchedurant ces longues annes. A tous mes soutiens guyanais durant ceslongues annes, et particulirement Michel Joubert, Caty Venturin, Claire etPierre Grenier, Guillaume, Virginie et Muriel, Suzanne et bien dautresquil ne mest pas possible de citer ici.

    Je suis amicalement reconnaissant Florence Rivire davoir accept deme confier le travail dHerv.

    Je suis redevable Christian Taverne de la ralisation informatique desdessins et cartes ; quil trouve ici la marque de ma gratitude pour sa patienceet sa disponibilit.

    Merci galement M.F. Prvost, botaniste lIRD Cayenne, qui a bienvoulu actualiser les noms scientifiques des plantes cites, ainsi qu JeanHurault qui ma autoris utiliser quelques illustrations issues de son ouvra-ge sur les Wayana.

    Ayant dbut mes travaux en tant quallocataire de recherche duLaboratoire dAnthropologie de lUniversit Aix-Marseille (Pr J. Benoist),jai pu les poursuivre grce au financement du projet europen Avenir desPeuples des Forts Tropicales (APFT) (1995-2000), dont a galement bn-fici Herv Rivire. P. Grenand, qui tait responsable du volet Amrique dece projet, ne ma jamais mnag ses encouragements et ses conseils et mri-te amplement ma gratitude.

    Quant au professeur Jean Benoist, pour mavoir donn les moyens de faire du terrain et pour son soutien, travers une amicale confiance, quiltrouve ici lexpression de ma reconnaissance.

    Enfin, grce la comprhension et au labeur de lditeur, J.L. Malherbe,jai pu amender mon texte jusquau dernier moment. Merci lui.

    29INTRODUCTION

  • 31AVERTISSEMENT

    Avertissement

    Les termes wayana seront crits suivant le systme de transcriptionalphabtique propos par les missionnaires du Summer Institute ofLinguistics18. Ce systme (perfectible) est utilis pour lapprentissage de lalangue maternelle dans les coles primaires et prsente lavantage de pouvoirtre compris et contrl par les jeunes Wayana eux-mmes.

    Il prsente dix-huit phonmes organiss de la faon suivante :

    Co ns o nnes :bilabiales dentales palatales vlaires glottale

    occlusives p t s k hnasales m n nkcontinues l j w

    Vo y el l es :tires centrales arrondies

    hautes i umdianes e obasse a

    Toutes les lettres se prononcent comme en franais, sauf : le j qui selit y ; le u qui se lit ou ; le e se lit comme dans pre ; leh est souffl ; se lit comme eu (ceux) ; le est entre le i et leu ; enfin, dans les combinaisons, chaque lettre se prononce : par ex. ause dit aou.

    En ce qui concerne les noms propres, pour conserver une certaine homo-gnit avec les travaux dautres auteurs, le j sera systmatiquement rem-plac par le y dans la traduction.

    18 En ce qui concerne le wayana on peut se rfrer larticle A wayana grammar deW.S. Jackson (1977) ainsi quau travail de Grimes (1972). La linguiste brsilienneEliane Camargo travaille depuis quelques annes sur la grammaire wayana : on trouve-ra quelques-unes de ses publications en bibliographie.

  • Les textes entre parenthses () sont des ajouts de lethnologue destins faciliter la lecture ; ainsi dans la ligne pour senfuir ou pour venir (atta-quer) , le terme attaquer est dduit du contexte mais ne figure pas dansle texte wayana19. Ceux qui sont entre crochets [] marquent soit un apartdu conteur, soit lintervention dun tiers interrogeant le conteur. Le souciconstant est de bien dlimiter le discours de chacun.

    Les noms du conteur et du transcripteur sont indiqus au dbut de chaquercit. Celui du traducteur ne dsigne que le premier traducteur du texte, celuiqui en a ralis le premier jet, souvent fort loign du texte prsent lequel,quant lui, a fait lobjet dune laboration ultrieure par Kupi souvent, puisde toute faon toujours par Aimawale et enfin par moi-mme.

    Bien que les animaux et les plantes soient identifis au fur et mesurepour des raisons de commodit, on trouvera en annexes III et IV un rcapitu-latif de toutes les identifications botaniques et fauniques.

    Ce texte se voulant reflet et exgse de la pense wayana, on compren-dra que les rfrences bibliographiques, qui auraient de surcrot alourdi untexte dj long, se limitent ce groupe ou ses voisins immdiats. De mmeles comparaisons avec dautres socits amazoniennes, notamment guya-naises, ont t proscrites sauf exception. Les tablir de faon prcise et rai-sonne constitue un autre aspect du travail de lethnologue

    Lexpression serra Tumucumaque, monts Tumuc Humac ou massif des TumucHumac que lon trouve toujours sur la plupart des cartes actuelles la limite entre le Brsil,la Guyane franaise, et le Surinam, constitue une erreur gographique parfaitement docu-mente. En effet, aprs les travaux de J. Hurault (1973, 2000), on sait quil nexiste pas demontagne ( lexception peut-tre du Mitaraka), encore moins de massif ou de chane mon-tagneuse correspondant cet emplacement : ce titre, les Tumuc Humac nexistent pas. Jainanmoins, comme beaucoup dautres chercheurs, conserv ce potique toponyme par com-modit pour dsigner la zone de pics rocheux (inselbergs, tpu en wayana) et autres reliefso se fait la ligne de partage entre les diffrents bassins fluviaux de la zone qui nous int-resse. Le lecteur voudra bien se souvenir de cet artifice chaque fois quil rencontrera le terme Tumuc Humac dans cet ouvrage. Les Wayana disposent du terme p pour dsigner les col-lines.

    32 WAYANA EITOPONP - (UNE) HISTOIRE (ORALE) DES INDIENS WAYANA

    19 Le nombre de parenthses dans certains textes tmoigne du dcalage entre loral etlcrit ; il permet de mesurer la part du contexte.

  • 33INTRODUCTION

    Tant que nous parlerons de vrit, nous ne comprendrons rien la culture

    (P. Veyne, 1983 : 123).

    Il existe maintes faons de concevoir et daborder le terme culture, aupoint que certains ont t tents de le supprimer du vocabulaire spcialis. Defaon simpliste, on peut dire que ce qui est convenu dappeler culture estune manire spcifique une communaut de donner, un moment de sonhistoire, sens et forme au monde. Faisceau dynamique dlments varis,dinfluences en mouvements, de champs en tension, elle se laisse percevoirplutt que dfinir. Toujours frotte dAilleurs, elle admet et intgre des diver-gences, des compromis, des interprtations : la culture est la fois perma-nence et innovation. Pour reprendre une belle phrase de J. L. Nancy, les cul-tures ce quon appelle ainsi ne sadditionnent pas. Elles se rencontrent, semlent, saltrent, se reconfigurent. Elles se mettent les unes les autres en cul-tures, elles se dfrichent, sirriguent ou sasschent, se labourent ou se gref-fent. Chacune dentre elles, au dpart mais o y-a-t-il un dpart absolu ? est une configuration, dj une mle (1996 : 176).

    Nous allons dcouvrir une version de la culture wayana, et mme une strate (ce qui explique la parenthse autour du premier mot du titre) : celledu grand-pre Kuliyaman, reprenant, pour paraphraser Sperber (1981 : 74)parlant de lethnologue, ce quil a retenu de ce quil a compris de ce que [lesanciens] lui ont livr, de ce queux-mmes ont compris , aprs se ltre assi-mil dans son propre contexte historique et personnel. Dautres personnes deson ge ont reu et mtabolis diffremment cette mme tradition : jendirai, quand cela sera possible, quelques mots, ou bien je prsenterai ou ren-verrai une autre version afin dintroduire cette paisseur voque, cettevarit. En effet, une tradition est uvre du prsent qui se cherche une cau-tion dans le pass (J. Pouillon, 1977) et elle admet toujours une certainediversit. Ce nest pas la rcitation qui a cr lhumanit, mais la narration,ce qui signifie quon ne se souvient pas par une simple rptition mais en(re)composant son pass en fonction des enjeux du prsent (J. Candau,1996 : 32). Les traditions (terme souvent employ la place de culture)changent, voluent ; elles sont toujours comme celle que nous rapportons lun des derniers tats dune longue ligne. Nous reviendrons rapidement surce point en fin douvrage. Ces quelques rflexions permettront notammentaux jeunes Wayana familiariss avec lcrit, qui sen tonnent toujours, decomprendre pourquoi dun conteur lautre le rcit nest jamais identique.Quoiquil en soit, si des carts existent ncessairement, le sens gnral desdiffrents rcits possibles ne varie jamais beaucoup pour la mme priode.

  • Kuliyaman, homme de savoir wayana (photo Herv Rivire)(les cheveux courts tmoignent dun deuil rcent)

  • Premire section :

    ttoponp pihtle :Lorigine du monde

    35PREMIRE SECTION : TTOPONP PIHTLE : LORIGINE DU MONDE

  • Les textes rassembls dans cette premire section retracent la gense :ltre humain y apparat non pas comme sujet mais comme objet. Ce nest pasune histoire faite par lhomme, au contraire des sections suivantes (mme si,dans ces dernires, le dmiurge est toujours susceptible dintervenir dunefaon ou dune autre) : on le voit merger avec difficult dun univers qui ledpasse. ttoponp pihtle, les premiers temps (ou si lon prfre,Anuktatop aptau, la priode des mtamorphoses) nous dcrit la matriali-sation progressive du principe crateur Kuyuli sous un nombre de formesquasi-illimit, matrialisation dont le rsultat est lunivers actuel, physique,cosmique, social Ce monde des dbuts nest ni dpass ni totalement coupdu ntre. Il perdure dans une autre dimension laquelle seuls les chamanespeuvent accder.

    Il est impossible dordonner de faon catgorique les temps primordiaux.Nanmoins, les conteurs sy essaient : mais leurs chronologies sont htro-gnes. Noublions pas que ctait une priode dimmortalit o le tempsnavait pas de valeur (nous verrons comment est ne la dure efficace dansSisi, Nunuw Silik mal eitoponp). Le choix retenu pour la prsentation adonc privilgi les regroupements autour de personnages culturellement etunanimement reconnus, les jumeaux Kuyuli et Mopo. Ensuite viendra unensemble de rcits importants qui dcrivent les tapes majeures de la crationdu monde.

    Cette premire section de lhistoire se dcomposera ainsi en trois seg-ments qui sont plus ou moins concomitants :

    I Le cycle Kuyuli (Kuyuli eitoponp)II Lhistoire de Mopo (Mopo eitoponp)III Lpoque des mtamorphoses (Anuktatoponp eitoponp)On trouvera, comme cela a dj t prcis, un certain nombre de ver-

    sions diffrentes de plusieurs rcits prsents ici, et dautres textes, principa-lement dans les travaux de : De Goeje ; J. Hurault ; D. Schoepf ; E. Magaa ;L. H. Van Velthem ; V. Hirtzel, dont les rfrences sont cites en bibliogra-phie. Je signale quun ouvrage consacr aux rcits concernant la faune20, com-plment naturel de celui-ci, est prvu.

    Lensemble des vnements qui suivent se droulent dans une rgion cir-conscrite qui, pour les Wayana, est celle des origines : la carte suivante (carten2) en donne une ide.

    37PREMIRE SECTION : TTOPONP PIHTLE : LORIGINE DU MONDE

    20 En ce qui concerne les histoires animalires non prsentes ici, o cest lhommequi est au cur de nos proccupations , lide mme dun ordre nest jamais introdui-te.

  • 38 WAYANA EITOPONP - (UNE) HISTOIRE (ORALE) DES INDIENS WAYANA

  • CYCLE KUYULI

    La premire rfrence prcise et labore connue de Kuyuli (Couyouri)est celle que rapporte Coudreau (1893 : 548-552), prsente en annexe I, bienquon trouve dj mention dun dmiurge que les Roucouyenne (ancien-ne dsignation des Wayana par les voyageurs) situent l-haut, bien au-dessusdes nuages, dans Crevaux ([1883] 1987 : 129). De Goeje, pour sa part, relateune version trs synthtique de lhistoire de Kuyuli (1941 : 4-7) et Hurault ajug un peu htivement de caractre vague et fuligineux (1968 : 10) lesmythes relatifs Kuyuli et Mopo. Quant moi, au-del de limprcision inh-rente ce type de rcits, je considre que les diffrentes versions connues pr-sentent une relle homognit et une cohrence certaine.

    La pense wayana considre le Kuyuli archtypal comme le principeexplicatif ultime de toute chose, de lenvie de copuler ou de manger de cha-cun linvention des outils mtalliques ou autres Nos sentiments commenos comportements sont littralement insuffls par le dniurge. Quand lalogique dun processus chappe, on dit : cest Kuyuli ! , comme le chr-tien convaincu affirme : cest Dieu ! . Kuyuli, le dmiurge, celui quonpeut appeler le tresseur (nous le verrons plusieurs reprises tresser lemonde avec sa parole), est associ au ciel, au soleil, et la lumire, la cha-leur Cest travers un ensemble doppositions o Kuyuli constitue le plefort, celui qui est du bon ct (le droit), que sclaire une partie de la culture wayana.

    Par ailleurs, kuyuli est un terme gnrique21 dsignant toutes les cratures,fussent-elles initialement daspect humain, qui, la fin de leur pope ter-restre, ont effectu une ascension vers le ciel du levant, celui justement duKuyuli archtypal qui leur prte son nom. Le rcit comporte invariablementla phrase : ensuite, il (elle) est mont(e) au ciel . Cette ascencion est lesigne, la marque des kuyuli. Chez les Wayana, quand plusieurs personnes semettent sous la direction dune seule pour une activit prcise (un voyage enpirogue, par exemple), on les nomme en mettant au pluriel le nom de cettedernire, comme nous dirions les Dupont en parlant de la famille de celui-ci. Or, plusieurs reprises le conteur utilise le terme kuyulitom, les kuyuli ,comme nom commun pour dsigner les agents clestes du faonnement dumonde actuel : ce dernier est la somme de leurs uvres respectives.

    39PREMIRE SECTION : TTOPONP PIHTLE : LORIGINE DU MONDE

    21 Ce quavait remarqu Schoepf (1976 : 79 et 1987 : 133-134).

  • Tout se passe, dans les rcits, comme si le kuyuli quon nous prsententait jamais le premier. La plupart des narrateurs se servent de noms diverspour dsigner le principal dentre eux : Kuyuli, Umale, Okaya, Tlneim...Aprs lui viennent ses enfants (dont le plus puissant est encore nommUmale), la grand-mre crapaud, la femme fconde par Kuyuli, Mopo Il ya, par rapport au Kuyuli initial , qui na jamais quitt le ciel des origines,une sorte dchelle de puissance. Il est lui-mme lorigine, le principe donttous les autres sont des matrialisations phmres sous un aspect anthropo-morphe ou zoomorphe. Mais, une fois leur tche accomplie, tous gagnent leciel qui est leur milieu naturel, leur lieu dappartenance lectif, et lon enten-dra plus parler deux22 : cest une des principales diffrences avec les espritsqui, pour leur part, restent dans un ciel intermdiaire. On peut ainsi effectuerun classement des cratures du rve en fonction de leur altitude estime,depuis le Kuyuli archtypal de lempyre (en fait du levant), jusquaux espritsvagabonds (jolok apisan) qui errent la nuit dans la fort, en passant par lesesprits chefs des maladies, les chamanes, les esprits des oiseaux . Pas plusquau dmiurge, on ne leur voue aucun culte.

    La perte du pouvoir de mtamorphose qui caractrisait toutes les cra-tures des premiers temps est lie de faon trs explicite ladultre affich delpouse du dmiurge et, secondairement, au mpris des humains lgard dece dernier qui apparat, il est vrai, sous un aspect rpugnant23. Ladultre,mme sil est frquent chez eux, constitue pour les Wayana La faute. Il repr-sente, surtout quand il est expos, la ralisation la plus aboutie du non respectdes convenances, du mpris de la rgle ; il est la principale source de conflits,de tensions. Presque tous les rcits tournent autour de ce thme et mettent enexergue le regret profond, le rel chagrin quprouvaient les Amrindiens dela tradition dtre devenus, travers lui, lourds, visibles, in-transformables,bref davoir t rejets de lunivers des tres de pouvoir (kuyuli) : leshumains se transformaient (jadis) Mais il y a eu tromperie : sa femme endsire un autre (cf p. 235). Il faut dire que la principale consquence decette perte est le mal, la souffrance. Les parures et les danses de fte trouventleur justification dans lessor vers le ciel des origines, le paradis perdu,comme cela a t montr ailleurs (Hirtzel, 1997 : 112-113 ; Chapuis, 1998 :374, 475-478, 569) : la fois mime, rptition et tentative relle et vaine delutter contre la volont du dmiurge.

    La notion dune destruction du monde primordial, brl par le feu et sub-merg par les eaux, existe galement chez les Tupi (A. Mtraux, 1927 : 13-14par ex.) ; mais certains dentre eux, la diffrence des Wayana et des Cariben gnral, qui imaginent ce bonheur aprs la mort, cherchent pendant leur

    40 WAYANA EITOPONP - (UNE) HISTOIRE (ORALE) DES INDIENS WAYANA

    22 Sauf pour quelques-uns, devenus constellations (cf notamment D. Schoepf, 1987 :137).

    23 Faut-il voir dans ce fait un signe de limportance fondamentale quattachent lesWayana laspect physique, notamment lapparence cutane, ou bien aussi une indi-

  • sjour sur terre gagner le paradis, la terre sans mal , qui correspond aulieu o le hros a pu chapper ces cataclysmes, et o se trouvent de mer-veilleux abatis qui portent des fruits par eux-mmes et en quelques instants .Pour les Wayana lme/double du dfunt quitte son corps ds le dcs et doit,pour accder au paradis ternel, le ciel sans mal pourrait-on dire, franchirun pont troit suspendu au dessus dun fleuve de sang (ou de feu) grouillantde poissons carnivores pendant que des gnies mal intentionns (nommsknek : regardes ) essaient de la distraire afin de provoquer sa chute(Chapuis, 1998 : 620-622). Dans ce cas (il sagit surtout de femmes qui sesont faites avortes, dasociaux notoires), elle est dvore.

    Des bouleversements considrables vont affecter lunivers : pour unemeilleure comprhension des textes qui composent la gense, on peut sereporter demble aux pages 289 298. La tradition wayana admet, commebien dautres, une conception de la temporalit dans laquelle cosmologie ethistoire se confondent, o les origines du monde et des hommes [sont] fon-cirement identiques (B. Anderson, 2002 : 47).

    Je donnerai dabord une version qui unit plusieurs histoires habituelle-ment spares dans le mouvement oratoire, dont les plus connues sont celledu dluge et celle de la vengeance des enfants de Kuyuli ; il rsulte parfois dece texte globalisant conu par Kuliyaman une certaine complexit qui sclai-rera grce aux rcits suivants. Cette version unifiante a nanmoins lavantagedtablir un lien, une chronologie, toujours cependant sujets caution24, entrelensemble des squences du cycle. Par la suite, oprant une sorte de mise enabyme, je livrerai une version, dauteurs diffrents, de chacune de ces his-toires, puis dautres moins connues des jeunes, comme celle de lincendie etcelle du remblaiement par des oiseaux de la terre inonde. Nous pourronsainsi, en ce qui concerne cette premire section, accder une histoire plu-sieurs voix, comme pour le cycle de Mopo qui suivra : ce ne sera pas le cas,pour des raisons videntes de longueur, de la priode des guerres ni de la gestede Kailawa.

    41PREMIRE SECTION : TTOPONP PIHTLE : LORIGINE DU MONDE

    24 En ce qui concerne lordre des vnements, Kuliyaman le conoit linverse des infor-mateurs de De Goeje, lequel indique que la pluie et les inondations ont succd au feu(1943a : 135). Ce dernier serait li lembrasement, provoqu par Kuyuli, du froma-ger gant qui joignait la terre au ciel et dont la trace persiste sous la forme de la voielacte, kumaka hewalutp (lembrasement pass du fromager). Cf p. 171 ce sujet.

  • Le tukusipan du village Opoya/Taluwen (photo Jean Chapuis)

    42 WAYANA EITOPONP - (UNE) HISTOIRE (ORALE) DES INDIENS WAYANA

  • Plusieurs histoires sont ici habilement intriques par le conteur.Cependant, la bonne comprhension de lensemble ncessite denconnatre lavance la teneur, ce qui est le cas gnral de llocutiondans les socits tradition orale. Un synopsis permettra au lecteuroccidental de combler, partiellement, son ignorance, et les textes sui-vants claireront tout fait ce qui a pu de prime abord paratre obscur :le lecteur est donc invit un petit effort initial pour se couler dans lemode de penser Wayana.

    Les principaux protagonistes sont le hros, Kuyuli/Umale (son nomchange selon lpisode), et quatre femmes qui donneront lieu plusieursdveloppements habituellement conts de faon spare, indpendante.La premire est une jeune femme, Salumakani, quil engrosse de faonmagique, sans copuler, et qui sera dvore par les flins aprs avoir lon-guement chemin, sous forme de tortue, pour le rejoindre : la lenteur deson cheminement est rendue par ltalement du rcit qui la concerne,fragment sur toute la longueur du texte. Elle donnera naissance auxenfants de Kuyuli, qui la vengeront en tuant les flins/gens des flins.La seconde femme est son pouse humaine, laquelle, dgote par leslsions cutanes qui le dfigurent, le trompe publiquement : cet acte vadboucher sur linondation, laquelle provoquera la disparition des pre-miers humains, mais donnera naissance aux poissons (descendants desenfants que Kuyuli a eu avec son pouse lgitime), aux oiseaux (gar-diens de sa nasse) et aux serpents. La troime pouse est sa tante /belle-mre : par cette forme extrme dadultre, le dmiurge se venge etmanifeste sa toute puissance en la transformant en esprit. La dernire femme du rcit est sa grand-mre , le crapaud pl. Cest elle,seule rescape de linondation avec les enfants de Salumakani et Kuyulilui-mme, qui offrira le feu ce dernier et sauvera les enfants de la tor-tue : lhistoire de la vengeance de ces derniers constitue un des princi-paux pisodes de la saga. A la fin, une allusion est faite lincendie dela terre, lequel sera trait plus loin (Wapotoim). Rcapitulons le destindes pouses successives de Kuyuli : Salumakani, transforme en tor-tue, sera dvore par les flins ; lpouse authentique et mprisantesera noye avec tous ses congnres ; la belle-mre, mtamorphose enjeune fille, suivra Kuyuli au ciel. Quant la grand-mre crapaud, on laretrouvera dans dautres pisodes.

    43PREMIRE SECTION : TTOPONP PIHTLE : LORIGINE DU MONDE

  • Kuyuli eitoponp*

    > Aima : Kuliputp jak imumuktatp, ta kunehak ? Ihmome ka kunehak, kuyulitom ?Kuliyaman : h, ipeinom ihmome.Mkl jau tti.

    > Mkl ipt tapek, inanpkatp lken.Luwe tti eja hel tlyo ewu llet ; malonme molo ekatau mkl wli, Salumakani.Lome inl tuwaksikai lken tl ;

    > tuwaksikai, huwa tkai sikatkai.- Ale, kuwaksikei tkai msi, Umale ! .- Uwa he mhen, sike wai wke hehku lken nm tkai.Hemalhku lken kutketi lep nai :

    > - Ale, kuwaksikei ! , malonme ml lken.

    [Inl tanuktai, inl, mkl tptp pk, uwatohpo sike.

    44 WAYANA EITOPONP - (UNE) HISTOIRE (ORALE) DES INDIENS WAYANA

    * Conte par Kuliyaman ; transcrite par Lanaki, traduite par Aimawale.

  • Lhistoire de Kuyuli*

    > Aima : Celui qui a fcond la tortue, comment a sest pass ? Est-ce-que ctait des ufs, les kuyuli ?Kuliyaman : Oui, ses enfants sont des ufs.(Umale) est all dans cette femme-l25.

    > Elle ntait pas son pouse, (mais) juste celle quil a mise enceinte26.(Umale) joue de la clarinette luwe avec brio, un air tlyo27 parat-il; ct de lui, il y a cette femme-l, Salumakani28.Alors, il lui a juste enfonc le doigt dans labdomen29, parat-il ;

    > il a vrill le bout du doigt sur son ventre30.- Attention, tu me chatouille, toi, Umale ! (dit-elle). - Ce nest rien, cest juste parce que je taime que je fais cela , dit-il.Il a fait comme nous faisons habituellement31, en vrit :

    > - Attention, tu me chatouilles ! (a-t-elle dit), et juste cela.

    [(Umale) sest transform (plus tard), lui, cause de celle-l, son pouse, parce quelle tait une fte.

    45PREMIRE SECTION : TTOPONP PIHTLE : LORIGINE DU MONDE

    25 Dans le ventre de cette femme, Salumakani. Umale sappelle aussi Kuyuli.26 De la faon particulire, magique, que lauteur va dcrire.27 Ethnie de langue Carib rpartie entre le Surinam et le Brsil ; Peter Rivire, notam-

    ment, lui a consacr plusieurs tudes dont je citerai quelques rfrences en bibliogra-phie. Nous retrouverons les Tlyo au moment des guerres.

    28 Dans une version de linvention de la mort releve par Schoepf, le principal pro-tagoniste se nomme Alumakani (1976 : 81).

    29 Dans sa version Tlneim, Kuliyaman ajoute quelques modifications : Salomakan,celle qui fut fconde par son frre avec le son de sa flte ; il a jou de la flte puis arajout des trous supplmentaires : a y est, lenfant est cr . Cela se rapprochedavantage de la version de Schoepf (1987).

    30 Tuwaksikai renvoie un geste affectueux destin un familier, et notamment auxenfants : il consiste vriller un doigt sur labdomen afin de chatouiller. Ici, on peutconsidrer ce geste comme une mtaphore de lacte sexuel.

    31 Comme les hommes Wayana agissent avec leurs pouses, et ce quelles leur disent

  • > Twlktai inl iptp akename tti.Mkl, tpt tapek, tnpkai, twlnupsik lken tsikai.Malonme imepn po, iwal, hel hapon po, mi,

    > inel tanuktai tptp pk.]

    Tti, mkl waksikatpo. Malonme, inel tmmpkanehpoi.- Tpane ? , tkai tpt pk.

    > [Kuhelahe man kuphamkom,sitpl me mhen talanme kutati : ml katp lken.]

    Ntmlepnai. > - M ! awap pit halihali pit wtumjai wkanma mhen nm ! , tkai,

    halihali tumhe pit wtjai, moloin anumal kuptjai,mmkun, pilam ot, tumhe pit wtjai ! Wkanmam ptuku , tkai mhen.

    > Tkai inl : ! .lekhpe sike, taan lek tanle.

    46 WAYANA EITOPONP - (UNE) HISTOIRE (ORALE) DES INDIENS WAYANA

  • > Il est contrari car son pouse est partie ( la fte) avant lui32.Celle-l (Salumakani), qui nest pas son pouse, il la fconde, cette autre (Salumakani), il la juste un peu chatouille.Puis, dans un autre lieu qui ressemble celui-ci, mon avis33, l-bas loin,

    > (Umale) sest transform cause de son pouse.]

    Il part aprs avoir chatouill (Salumakani).Plus tard, il fera noyer (son pouse).- O est-elle ? , demande-t-il propos de son pouse.

    > [Nos femmes ne nous apprcient pas, peut-tre parce que nous sommes odieux, hlas : cest ainsi34.]

    (En fait, son pouse) est partie. > - Ah bon ! Je lui ai pourtant dit dattendre jusqu ce que jai fait la

    nivre !, dit-il, je vais faire la nivre, puis demain nous irons ( la fte),je vais prendre de quoi faire des mmkun35 pour tes frres ! Je lavais pourtant bien dit , dit le pauvre (Umale).

    > Il scrie : ah ! cest comme a ! 36.(Tout a) parce quil tait couvert de plaies37, des plaies l et l partout.

    47PREMIRE SECTION : TTOPONP PIHTLE : LORIGINE DU MONDE

    32 Cette phrase et la prcdente constituent des anticipations du conteur. Nous verronsque son pouse lgitime est partie pour tromper Umale/Kuyuli car elle ne supporteplus son aspect repoussant : il est couvert de crotes et de pus. Cest cela justement quiva sparer Kuyuli des humains et confrer ces derniers un triste destin. Remarquonsnanmoins que Kuyuli/Umale rpond ladultre par un autre type dadultre puisquenvrillant son doigt dans le ventre de Salumakani, il procre. La version qui fait deSalumakani sa sur ajoute linceste.

    33 Le conteur reprend lanticipation prcdente et compare le lieu de la scne dcrite celui o se droule lnonciation.

    34 Intervention du conteur. Les femmes supportent mal les hommes quelles jugent gros-siers.

    35 Mmkun est une prparation de fte consistant en petits poissons de crique oudtang cuits dans des feuilles de wai (Geonoma spp. , Arcaces) ou de konomija(Zingiberaces ; Zingiber zerumbeth (L.) J.F. Smith. En ce qui concerne la nivre, cf.note 983.

    36 Umale prend note de la dsobissance de son pouse ; il est fch et entend se venger.37 On nomme lek des lsions cutanes purulentes ou mme ncrotiques, attirant les

    mouches. Les Wayana attachent une grande importance tout ce qui touche la peau ;ils nhsitent pas ter tout ce qui la dpare. Cest cause de laspect rpugnant de lapeau de Kuyuli que son pouse veut partir.

  • > Ahpe lken, iweputoptoponp lken.

    [Aima : Mkl kapa kunehak Kuyuli, lekehpan ? Kuliyaman : Inl kanke mwai ! tkela Kuyuli, Kuyuli man lekhpe, katohme.

    > Mkl llet, tamo kunehak Kanaiman, lekhpe ipk,Kuyuli tkai tot, katoponp kunehak.]

    Maa, peto walunak tjei mkl awotptp lja, wakwak tkai.- Ijomtk nai, wotp ! .

    > - ! .Tjomti. Talle malaleja tpkai, malalejam nalep ? Molo lep jah konomija.

    48 WAYANA EITOPONP - (UNE) HISTOIRE (ORALE) DES INDIENS WAYANA

    Tressage de la couleuvre manioc (tmki) (photo Jean Chapuis)

  • > Ce ne sont pas de vraies plaies, ce sont juste les squelles des piqres de linitiation38.

    [Aima : Ah ! Cest ce Kuyuli qui tait couvert de plaies ?Kuliyaman : Cest ce quon ma dit !Cest pour a que Kuyuli, Kuyuli avait des plaies, disait-on.

    > Celui-l parat-il, mon grand-pre Kanaiman, avait des crotes sur le corps39,(aussi) lappelait-on Kuyuli, disait-on autrefois40.]

    Puis, le soir, la belle-mre41 cuisine ce quil a pris, elle le fait bouillir.- Enveloppe-les, tante42 ! (dit Umale).

    > - Daccord ! (rpond-elle).Elle les enveloppe. Comment a-t-il coup (des feuilles) de wai,puisquil ny avait pas de wai l-bas ? Elle trie sans rflchir43 (les feuilles) dekonomija44.

    49PREMIRE SECTION : TTOPONP PIHTLE : LORIGINE DU MONDE

    38 Pour tout ce qui touche linitiation cf p. 385 et J. Chapuis (1998) o lon trouvera,outre une description dtaille et quelques rflexions, toutes les rfrences utiles.Dans une autre version du mme conteur, cest en passant un mlange dencens etdautres substances sur les morsures de linitiation que Kuyuli entretient volontaire-ment ces lsions.

    39 Les lsions cutanes, et tout dfaut de la peau dune faon gnrale, provoquent ledgot des Wayana ; Kuyuli couvert de crotes est donc cart tel un lpreux.

    40 Remarque personnelle du conteur : on avait surnomm son oncle Kuyuli du fait deltat de sa peau.

    41 Cest la seule personne reste au village avec Kuyuli. En fait wotp dsigne les sursdu pre ; mais dans le systme de mariage wayana traditionnel idal, qui consiste pouser les cousins croiss bilatraux, elles deviennent souvent de fait des belles-mres. Dans ce rcit, trois femmes sont tour tour dsignes comme des pouses ,bien quelles concrtisent trois manires diffrentes de rendre compte du terme :lpouse vritable, sociale (Epouse), qui la tromp ; Salumakani, quil a magiquementengross et qui va lui donner des enfants pouvoir ; et la tante/belle-mre qui devientsa matresse. Notons que awottp dsigne le pass et devrait tre traduit par lan-cienne belle-mre ou lex belle-mre dans la mesure o, nous allons le voir, sonstatut et son apparence ont chang.

    42 Cest--dire fais-en des mmkun.43 Cest un geste automatique : elle les saisit et les dpose plat et ne se pose pas de ques-

    tion sur leur provenance.44 Comme il est un avatar du Pouvoir , Umale a fait surgir de rien les feuilles de wai,

    puisque le lieu o ils se trouvent en est dpourvu et que, de plus, ils nont pas t enchercher (en fait, il les a invent pour loccasion) ; puis, dans un deuxime temps, lesfeuilles de wai se changent en feuilles de konomija, plante aromatique apprcie pour

  • > Sijalonme mane. Maa tti : - Anumal aji, anumal aji, wotp ! .Hawele maka kokopsik kup tlhe mon sisi pole kamal.hmel hel Wayana anonme mane,

    > upak aptau kuwek kom anonme mane.Upak, mkl nlla aptau, sitplme kuliputp anonme kup,wehjo wehjok me pleu pk the sike.Maa, huwa, tn kai.

    > - Hemal pit knk sile, wotp ! . - ! .Mkl ja towotpnp lja tlipoi kup. Ipnme tthe mje.Tlkene, onohkowe amhetp pk tti, wejutomopklep

    > [Upak aptau tkom weju me the.]

    Palman ke tpelem ml t