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Véronique Bergen LES IMPRESSIONS NOUVELLES Les Promesses du crépuscule LUCHINO VISCONTI

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Véronique Bergen

LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S

Les Promesses du crépuscule

Luchino Visconti

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Ouvrage publié avec l’aide de la Fédération Wallonie-Bruxelles

Ce livre a reçu le soutien de Brouillon d’un rêve de la Scam et du dispositif La Culture avec la Copie Privée. Tous mes

remerciements à la Scam pour l’octroi d’une bourse d’écriture Brouillon d’un rêve.

Couverture : Horst P. Horst, Luchino Visconti © Condé NastMise en page : Mélanie Dufour

© Les Impressions Nouvelles – 2017www.lesimpressionsnouvelles.cominfo@lesimpressionsnouvelles.com

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LES IMPRESSIONS NOUVELLES

Luchino viscontiLes Promesses du crépuscule

Véronique Bergen

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Pour Helmut Berger qui, depuis mon adolescence, du fond des Damnés, de Ludwig,

de Violence et passion, a impulsé cet ouvrage

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I. temporalItés et motIf du « trop tard »

une esthétique du paradoxe

La métaphysique de la lumière rongée par la mort, la force des pulsions et l’opacification des formes, le temps comme substance vivante et le crépuscule d’un monde… Mes premières rencontres avec l’univers viscontien, avec ses films, ont été placées sous le signe des paradoxes qui sous-tendent son esthétique. La désorganisation tem-porelle et spatiale que Luchino Visconti opère sous une forme faussement classique rebondit sur le spectateur, lui brouille les sens. On ne sort jamais de la valse du Guépard, on glisse entre ses notes, on ne sait plus où commence, où finit le Risorgimento. À s’immerger dans La Terre tremble, Rocco et ses frères, Le Guépard, Sandra, Les Damnés, Mort à Venise, Ludwig, on fait doublement l’expérience du « trop tard », une fois comme révélation d’un principe, une fois comme effectuation. Toute aurore est un crépuscule mais toute chute élève, semble nous dire Visconti. Sous le non-montré, le non-dit des films, le travelling de notre vie défile, je parle de notre vie impersonnelle dissoute dans une nature éternelle, dans une Histoire désaccordée.

On a parfois enfermé Visconti dans l’image du prince rouge, vu en lui une fine fleur de l’aristocratie ralliée à la cause communiste, fait du comte de Lonate Pozzolo, fils du duc Giuseppe Visconti de Modrone, le miroir d’un

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Luchino Visconti

prince Salina acquis au marxisme. On a soupçonné en cette alliance contre-nature un écartèlement, une ambiva-lence qui finirait par se rompre au profit d’un ralliement à l’esthétisme. Rien de plus réducteur, de plus fallacieux que cette perception d’un premier Visconti dans la ligne de Marx et Gramsci, chantre du néoréalisme, et d’un second Visconti délaissant la cause du peuple en faveur d’un formalisme esthétisant sondant le monde de l’aristo-cratie finissante. Les variations, les mutations sont d’une tout autre nature.

Palais à la splendeur déclinante, demeures patriciennes décrépies, ruelles lépreuses des quartiers pauvres, raffi-nement des fêtes rongées par la mort… tous les bals, au premier chef celui du Guépard, semblent jouer la parti-tion du bal de têtes à la fin de la Recherche, la partition du temps destructeur. Décrépitude physique et mentale de Louis II de Bavière, déchéance et mort de Gustav von Aschenbach, du prince Salina, du professeur dans Violence et passion, mais aussi tragédie des amants d’Osses-sione, ruine des pêcheurs siciliens, éclatement de la famille formée par Rocco et ses frères… Happé par la mise en scène de ce qui se délite, notre œil intérieur s’arrête sur les signes de la chute. Une chute qui semble sans au-delà, qui, après avoir lancé ses derniers feux, exhibe la chatoyance de l’agonie, l’effritement lent, irréversible, impitoyable de la magnificence ou de son envers, la misère. La sombre fierté de la misère du Sud n’échappe pas au déclin.

De sa peinture de la dissolution d’une noblesse offrant son chant du cygne, de ses tableaux de décomposition de la structure familiale, de l’écrasement du peuple par la bourgeoisie montante, de l’anéantissement de l’équi-

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Une esthétique du paradoxe

libre, on a parfois à tort conclu à une veine passéiste, à une mélancolie désabusée, nostalgique de l’ordre ancien. Or, la radiographie viscontienne des processus quasi bio-logiques de décomposition des organismes sollicite les forces du vivant : l’œil de la caméra ausculte ce qui naît, ce qui renaît sur les ruines du « trop tard ». Il n’y a plus rien, Thanatos a vaincu Eros, la nuit s’est refermée sur le jour, l’ancien ne reviendra plus, ni en tant qu’ancien ni en tant que nouveau. Le mouvant est pris dans la glace d’un cristal qui asphyxie tout événement émancipateur. Et pourtant, la mémoire préserve les pépites de l’ancien monde qui vit au travers des réminiscences. Et pourtant, les forces du devenir sont à l’œuvre, hors champ, sous la forme de puissances virtuelles endormies, de nappes d’éternité mythique prêtes à sourdre. Et pourtant, les flux souterrains de l’Histoire, de la nature courent sous le monde actualisé ; la lave, les tremblements volcaniques de l’Etna, du Stromboli, du Vésuve grondent sous les formes naturelles et historiques opacifiées.

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Le leitmotiv du « trop tard »

Dans les films de Visconti, dans ses mises en scène d’opéras1, de pièces de théâtre2, le monde est une scène shakespearienne, une tragédie grecque, élisabéthaine où l’exploitation du vieux Sud, la fin de l’aristocratie, l’im-possible résolution des contradictions éclatent tandis que Maria Callas chante le leitmotiv viscontien du « trop tard ». Que faire avec le « trop tard » ? Que faire avec sa révélation, celle d’une splendeur déchue, d’une unité enfuie ?

Parmi les multiples inflexions que prend le « trop tard », il y a la fulgurance proustienne d’une révélation

1. Parmi lesquels : La Vestale de Gaspare Spontini ,avec Maria Callas, La Somnambule de Bellini, avec Maria Callas, La Traviata de Verdi, avec Maria Callas, Anna Bolena de Donizetti, avec Maria Callas, Iphi-génie en Tauride de Gluck, avec Maria Callas, Les Noces de Figaro de Mozart, Le Trouvère de Verdi, Don Carlos de Verdi, Macbeth de Verdi, Le Chevalier à la rose de Richard Strauss, Falstaff de Verdi, Simone Boccanegra de Verdi, Manont Lescaut de Puccini.2. Notamment, selon l’ordre chronologique  : Les Parents terribles de Jean Cocteau, La Machine à écrire de Cocteau, Antigone de Jean Anouilh, Huis clos de Jean-Paul Sartre, Le Mariage de Figaro de Beau-marchais, Crime et Châtiment de Gaston Baty d’après Dostoïevski, La Ménagerie de verre de Tennessee Williams, Eurydice de Jean Anouilh, Comme il vous plaira de Shakespeare, Un Tramway nommé Désir de Tennessee Williams, Oreste de Vittorio Alfieri, Troïlus et Cressida de Shakespeare, Mort d’un commis voyageur d’Arthur Miller, La Locan-diera de Goldoni, Les Trois Sœurs de Tchekhov, Médée d’Euripide, Oncle Vania d’Anton Tchekhov, Mademoiselle Julie d’August Strind-berg, L’Arialda de Testori, Dommage qu’elle soit une putain de John Ford, Le Treizième Arbre d’André Gide, Après la chute d’Arthur Miller, La Cerisaie de Tchekhov, Egmont de Goethe.

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Le leitmotiv du « trop tard »

épiphanique quant à la nature du temps et son corol-laire, la possibilité de l’œuvre d’art qui surgit et s’ouvre au faîte de l’illumination ; l’auto-dispensation d’une durée qui délivre un événement abolissant la possibilité des devenirs ; la donation simultanée d’un enlisement et d’une fracture sublime sans lendemain ; la décomposition irréversible d’un monde ; la désagrégation sans retour de l’Histoire et de la nature ; le motif de la damnation stérile, a-dynamique. Nous analyserons les connexions entre la ritournelle du « trop tard » et celle du « trop tôt ». Cependant, dans l’après du « trop tard », la création peut germer, le cristal figé se métamorphoser en animal bon-dissant. Il n’y a plus rien que le rien, que la débâcle de la Vie. Mais, dans ce rien, à même cette victoire du néant, rien n’interdit que la stérilité laisse place à l’émergence du nouveau, même si tout reste en suspens.

Dans La Caduta degli dei (traduit par Les Damnés, titre que Visconti abhorrait), les damnés n’offrent aucun sacri-fice salvateur. Ils se damnent et nous damnent en retour, sans prendre sur eux la magie de la catharsis. Loin de signer notre sauvegarde, leur perte scelle la nôtre. Non seulement le mécanisme de la restauration de l’équilibre est enrayé, mais la damnation inocule son dérèglement à tout ce qu’elle touche. L’immolation des damnés n’est pas conçue comme un phénomène régulateur dont la raison d’être, la fonction est de cimenter le corps social. Leur damnation ne laisse rien en place, ravage tous les possibles. L’oblation ne concourt plus à la levée du châtiment, ne sert aucunement à donner un nouveau départ, une nou-velle promesse de vie à une société minée. Il n’est plus possible de calmer les Erinyes, de chasser les mouches, de bouter la peste hors d’Argos. Chacun des protagonistes

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Luchino Visconti

damnés est devenu sa propre Erinye dans un monde livré à l’immanence, sans plus de transcendance qui le cha-peaute. Que ce soit dans Les Damnés ou dans les autres films de Visconti, la vision leibnizienne d’une cohésion du monde grâce à la soustraction du clan des damnés ne tient plus. Et pourtant, hors champ, en voix off, un nou-veau cycle se prépare.

Dans Le Guépard, adapté du roman éponyme de Giuseppe Tomasi de Lampedusa, à Chevalley venu du Nord de l’Italie, le prince Don Fabrizio Salina délivre un des secrets de l’immobilisme de la Sicile, de la coexistence entre la splendeur d’une nature illuminée sous le soleil et des ruelles sombres, miteuses : « cette ombre vient de cette lumière ». Si l’œuvre de Visconti consone avec cette tirade du prince Salina (tirade qui n’apparaît point dans le scénario), elle lui donne aussi la réplique, son envers, un double qui la longe : « cette lumière vient aussi de cette ombre ». Du « trop tard » ne sourd pas la transcendance mallarméenne d’un « excepté peut-être une constella-tion » qui briserait l’atonie du lieu. En son immanence, il sécrète cependant des poussées de devenir, des nappes de renouveau prises dans une temporalité cyclique et spi-ralaire.

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Blasons et armoiries Affrontement de deux mondes

Visconti, Visconti… Le nom rebondit de siècle en siècle, s’enfonce dans les plis du XIIIe, dans la magni-ficence des premiers ducs de Milan. Déjà à l’aurore du XIe siècle, avant qu’ils ne gagnent Milan, on trouve les premiers Visconti. Remontant des plaines lombardes, le patronyme étire son cou, le corps engagé dans les guerres, dans les luttes opposant guelfes et gibelins, partisans du pape et défenseurs du saint empereur germanique. Prestigieuse famille régnant sur Milan, les Visconti sont du côté de la faction des gibelins ralliés au Saint-Empire. Portant d’abord le titre de « seigneur » (dès 1277), ensuite à l’extrême fin du XIVe siècle, en 1395, celui de « duc », ils règnent sur le duché de Milan du XIIIe au XVe siècle. L’emblème des seigneurs de Milan, le blason de la lignée noble des Visconti hante Luchino : sur leurs armoiries s’élève une guivre1 ondulante couleur azur couronnée

1. Les origines des armoiries des Visconti ont donné lieu à plusieurs hypothèses. La guivre pourrait venir d’un jeu de mots entre le terme latin « anguis » (serpent) et le nom de l’ancien fief des Visconti, Anghiera. Des hauts faits légendaires se rattachent à l’emblême. L’une d’entre elles évoque l’exploit d’Uberto Visconti tuant le dragon qui avait avalé son fils. Après l’avoir fait vomir l’enfant à moitié englouti, il met l’animal à mort. Une autre raconte que, lors de la croisade de 1187, Ottone Visconti ramena l’étendard d’un Sarrazin qu’il avait vaincu, lequel étendard portait l’emblème de la guivre. Le logo de la marque automobile Alfa Romeo présente un cercle divisé par une barre verticale. Sur la partie gauche, une croix rouge se découpe sur un fond blanc. Il s’agit de l’emblème de la ville de Milan. Sur la partie

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Luchino Visconti

d’or, une créature fantastique qui tient du serpent, un serpent dressé qui avale et crache un enfant dont le bas du corps est prisonnier de la gueule. Tout, en cette guivre, est menace, tourment, terreur. Le temps est un serpent, un dragon qui recrache ce qu’il a avalé. Placée en apesanteur au-dessus de la gueule de l’ophidien, la couronne d’or est là pour légitimer les faits et gestes du monstre. Les armes des Visconti ont pour devise « Vipereos mores non vio-labo ».

En sa venue au monde, Luchino Visconti porte en lui l’affrontement de deux mondes ennemis, la haute aristo-cratie lombarde, le sang des Visconti hérité de son père, le duc Giuseppe Visconti de Modrone, comte de Lonate Pozzolo, la riche bourgeoisie naissante du côté de sa mère, Carla Erba, héritière du groupe pharmaceutique Erba. Le raffinement des arts, le monde de la haute culture placé sous le signe du serpent sinueux d’une part, le monde des puissances industrielles de l’autre. D’un côté, un monde scintillant des feux du passé, tourné vers le jadis et, de l’autre, un monde tourné vers l’avenir. La césure entre ces deux mondes est pourtant poreuse. Bien des années après les promenades de son enfance, le narrateur de Proust découvrira que les deux côtés de Guermantes et de Méséglise se rejoignent. C’est dès son enfance que Luchino Visconti fera l’épreuve d’une invasion réciproque de l’aristocratie par la bourgeoisie, de la bourgeoisie par l’aristocratie, dans une dissolution de leurs spécificités respectives. Férue d’art, la famille Erba est apparentée à Giulio Ricordi, petit-fils du fondateur de la maison d’édi-

droite, un serpent vert qui se tortille, recrachant un enfant, le tout sur un fond bleu. Il s’agit de l’emblème des Visconti. D’autres sociétés ont adopté l’emblème des Visconti.

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Blasons et armoiries

tion musicale Ricordi à Milan. La division entre une aristocratie érudite et une bourgeoisie inculte et affairiste vacille sans pourtant effacer une différence de « nature » entre les deux univers.

Les nappes de passé enfoui, les couches de mémoire que le cinéaste fait se lever dans le chef de ses personnages agissent sur nos mémoires individuelles et collectives. Les structures mentales, temporelles, spatiales dont Visconti saisit la mise en mouvement, l’ébranlement, les explosions d’inconscient voient leurs formes soulevées par des forces disruptives imprévisibles. Par ricochet, nos structures psychiques, perceptives, imaginaires, affectives subissent semblables révolutions.

D’un monde que Visconti nous montre soumis à la corrosion du temps, à la déliaison de l’homme et de l’His-toire, de l’Histoire et de la nature, surnagent des fresques à la grandeur fracassée, des tableaux de maître destinés à la ruine, bientôt recouverts par les eaux polluées de Venise, en passe d’être détruits par les forces de la médiocrité triomphante, le règne du fascisme, la brutalité de l’ordre marchand. De l’architecture filmique, scénique, mon œil retient des instantanés de tableaux où le passé rend les armes face au présent, où l’imaginaire, la rêverie, l’élan vital refluent, écrasés sous le poids d’un réel induré.

Au nombre des tableaux qui éclaboussent les affects, les sens, j’évoquerais, dans Ossessione, après le meurtre du mari, la séquence finale, la fin de partie pour les amants diaboliques, l’embardée du véhicule conduit par Gino, l’arrestation de ce dernier, la mort de Giovanna dans l’ac-cident ; dans La Terre tremble. Épisode de mer, la séquence des femmes en deuil attendant le retour des pêcheurs,

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figées au milieu des rochers ou encore, dans le duel entre mareyeurs exploiteurs et pêcheurs opprimés, dans les noces sauvages, féroces entre la terre et la mer, au travers d’un jeu de contrastes entre le noir et le blanc, la séquence de ‘Ntoni ruiné, vaincu, contraint d’enterrer sa révolte, de revenir travailler auprès des grossistes ; le corps sans vie de l’officier autrichien Franz Mahler fusillé par les siens à la fin de Senso, la comtesse hurlant sa folie ; la scène du viol de Nadia par Simone dans Rocco et ses frères, chute et déclin sans retour ; le prince Salina contemplant sa mort à venir dans le tableau La Mort du juste de Greuze2 alors que le bal au palais Pontoleone bat son plein ; les retrou-vailles de Sandra et de son frère Gianni dans la citerne, rythmées par la ritournelle du Prélude, choral et fugue de César Franck ; après l’inceste, la plongée de Sophie von Essenbeck dans les affaires de Martin enfant, des chaussons, un béret d’écolier bleu marine, un cahier de classe, une mèche de cheveux blonds, ceux de la mère, entourés d’un ruban bleu ; les derniers plans de Mort à Venise, l’appareil photographique posé comme un oiseau de mort sur le sable, Tadzio s’éloignant au bord de l’eau tandis qu’Aschenbach s’effondre sur la plage, fracassé par la révélation de la beauté ; la rencontre du roi lune avec sa cousine Sissi à cheval, placée sous les auspices de la pre-mière pièce des Scènes d’enfants de Schumann, les orgies ancillaires de Louis II de Bavière, sa déposition, sa mort énigmatique dans les eaux du lac de Berg dans Ludwig ; la scène entre le professeur et Konrad sous le signe d’une communion passionnée pour Mozart dans Violence et pas-

2. Dans le roman de Lampedusa, le tableau a pour titre La Mort du juste de Greuze : il s’agit de la peinture Le Fils puni, second volet du diptyque La Malédiction paternelle, après Le Fils ingrat.

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Blasons et armoiries

sion ; la mise à mort de l’enfant, fruit de l’adultère, le vent, le froid qui souffle sur le berceau dans L’Innocent.

La force du destin mène-t-elle inexorablement à l’écran noir ? Une alchimie erratique, inversée, fruit de la Nature et non de l’homme, sur laquelle ce dernier n’a point de prise, fait-elle passer de l’œuvre au rouge à l’œuvre au blanc, de l’œuvre au blanc à l’œuvre au noir ? Le monde est-il soumis au roulement aveugle d’un rocher poussé par Chronos ? N’avons-nous d’autres perspectives que d’être écrasés par ce roc qui acte la mort des possibilités mais sauvegarde aussi le foyer des virtualités ? Prise dans le gel du cristal, dans la structure close d’un flocon de neige, la vie en ses forces dynamiques s’est arrêtée. Dans la confis-cation des possibles, sous la chape d’un réel sans issue, les variations imperceptibles, les agitations virtuelles conti-nuent pourtant à agir. Un réseau de résonances relie le « trop tard » viscontien au « trop tard » qui nous étreint et zèbre notre époque.

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Du néoréalisme italien

Très tôt, l’on pourfendit Visconti pour avoir délaissé, voire trahi le néoréalisme. Très vite, l’on déplora son virage vers un esthétisme décadentiste, son abandon des principes du néoréalisme en faveur d’un repli de caste, d’une focalisation sur les métamorphoses d’une aristocratie déclinante. Son cinéma ne parlait plus des laissés-pour-compte, du peuple, mais de l’agonie de l’aristocratie. Suspendue aux derniers feux que jette une classe rejetée par l’Histoire, sa caméra privilégierait une orgie de faste et d’élégance promise à la ruine. Sans nier les ruptures, les discontinuités entre les premiers films, Ossessione, La Terre tremble, Bellissima et les suivants, nous révoquerons une lecture séparant un « premier » Visconti d’un second et creuserons les continuités, les persistances entre le vérisme des débuts, la montée sur scène des vaincus et le réalisme épique, l’esthétisme ultérieur. Si l’on choisit de déporter l’acception du néoréalisme italien tel que l’a défini André Bazin vers sa théorisation deleuzienne, les films plus tardifs de Visconti autant que la tétralogie de Rossellini entrent sans conteste dans le prisme du néoréalisme.

Surgissant au cours de la Seconde Guerre mondiale, révolutionnant l’hégémonie du cinéma léger, superficiel des années 1937-1941 dites années du « Téléphone Blanc », apparu en réaction au cinéma mussolinien, le néoréalisme naît aux yeux d’André Bazin d’un désir de libération, d’affirmation de la liberté et de proposition d’un nouveau langage filmique qui fait voler en éclats les

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Du néoréalisme italien

anciennes conventions narratives. Cesare Zavattini, un des fondateurs du mouvement, caractérise le néoréalisme par un changement de perspective touchant à la fois le contenu et la forme. Du point de vue du contenu, la matière sera sociale, un témoignage de la réalité vécue par les pauvres, le peuple, les démunis. Le cinéma descend dans la rue et invente un art du récit, du montage qui, du point de vue de la forme, épouse le cheminement à travers l’Italie, refuse les effets et véhicule un message contestataire. Instrument de dénonciation de la domination politique, économique, sociale, le cinéma devient le lieu d’une réflexion critique, d’un engagement, d’un combat esthétique qui entend propager des effets bien réels.

Loin de cantonner le néoréalisme de Rossellini, Visconti, De Sica, dans le choix de thématiques, de sujets, de problèmes sociaux (misère, chômage, émigration…), d’une réalité sociale saisie sans apprêts, André Bazin insiste sur la nouvelle réalité formelle mise en place. Il combat la thèse d’un néoréalisme défini par son contenu social et lui oppose des critères formels mettant en place une nouvelle esthétique. C’est la forme de la réalité, la forme sous laquelle on saisit la réalité qui a changé : au lieu d’être totalisable, englobante, lisible, la forme se donne comme trouée, elliptique, discontinue. Les méta-morphoses du réel se contaminent à la forme. Le réel de la guerre et de l’après-guerre s’avère émietté, parcellaire. Un réel décomposé, qui échappe à toute appréhension, ne peut être reproduit, faire l’objet d’une représentation. Il doit être recherché, cueilli, découvert, pisté au travers d’un nouveau type d’images que Bazin nomme « images-faits ». Le néoréalisme décrit une nouvelle réalité appro-chée selon une forme inédite.

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Luchino Visconti

Si Bazin déplace l’approche de Zavattini, Gilles Deleuze ira à son tour au-delà de l’approche de Bazin. Dépassant la perception du néoréalisme par la focalisation sur un contenu social, André Bazin fait porter la nou-veauté du côté de la forme de la réalité convoquée, du côté de l’invention des « images-faits ». Or, pour Deleuze1, le bouleversement induit par le néoréalisme ne frappe pas la réalité, côté contenu ou côté forme, mais le mental, la pensée. Il s’agirait d’un néopsychisme, d’une néonoé-tique. Le mouvement néoréaliste traduit un monde en crise où les schèmes sensori-moteurs, la prolongation des perceptions en actions s’effondrent. On ne reviendra pas ici sur les analyses deleuziennes si ce n’est pour rappeler qu’aux yeux de Deleuze, le néoréalisme italien signe la fin de l’image-mouvement (laquelle montre le temps à partir du mouvement) et son corrélat, l’apparition de l’image-temps (laquelle montre le temps directement, sans plus la médiation du mouvement). Le cinéma qui se met en place est un cinéma en phase avec un monde dont le temps et l’espace sont « hors de leurs gonds », désaccordés, un monde qui a perdu la puissance dialectique de la totali-sation, de la synthèse du tout et des parties. Les raccords entre blocs d’univers sont brisés, les dissonances ne se lissent plus dans une consonance supérieure. L’harmonie entre l’homme et le monde, l’homme et la réalité, l’homme et lui-même se craquelle dès lors qu’étranger à lui-même et au dehors, il devient possédé, somnambule. Le som-nambulisme est omniprésent chez Visconti, lui qui mit en scène La Somnambule de Bellini avec Maria Callas dans le rôle d’Amina. Il rebondit d’Ossessione où Giovanna est

1. Gilles Deleuze, « la crise de l’image-action », in Cinéma 1. L’Image-mouvement, Paris, Éd. de Minuit, 1983.

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Du néoréalisme italien

envoûtée par des forces extérieures (Gino, le trop grand de la vie) à la comtesse Livia Serpieri dans Senso (ensor-celée par Franz Mahler), il annonce les effets enchanteurs de l’opéra, son réenchantement du réel par l’imaginaire, voire son élision de la réalité au profit d’un plan onirique. La voyance, la désorientation, la somnambulie résonnent dans les premiers films néoréalistes de Visconti avant de se muer et de s’approfondir dans les extases contemplatives, le retrait de l’action dans Le Guépard, Mort à Venise.

Dès lors que l’on circonscrit le néoréalisme italien par le paramètre d’un changement mental, d’une crise de l’image-action et par la levée d’images sonores et optiques pures comme les appelle Deleuze, les films de Visconti ultérieurs à Bellissima s’inscrivent encore dans le néoréa-lisme. Ce n’est ni l’innovation au niveau du contenu (vie du peuple, des petites gens, réalité sociale) ni la nouveauté dans la forme donnée à la réalité (« image-fait » saisissant une réalité disloquée) qui importe et qui signe l’appar-tenance au néoréalisme mais une césure psychique, une révolution mentale qui se traduit par l’adoption de nou-velles formes, d’éclairages, de langages inédits. Deleuze fait du néoréalisme un mouvement marquant l’entrée dans le cinéma moderne, actant le passage de l’image-mouvement à l’image-temps, un passage dont il repère les premiers soubresauts dans les films d’Hitchcock (l’introducteur de « l’image mentale » au cinéma), dans la Nouvelle Vague ensuite, ou encore chez Ozu.

Une nouvelle ontologie du cinéma voit le jour lorsque l’image-action entre en crise, lorsque les circuits SAS (situation-action-situation), ASA (action-situation-ac-tion) s’enraient. Là où le cinéma classique usait de

Page 22: Véronique Bergen Luchino Viscontiexcerpts.numilog.com/books/9782874494598.pdf · 9 Une esthétique du paradoxe libre, on a parfois à tort conclu à une veine passéiste, à une

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Luchino Visconti

l’image-mouvement (le temps n’étant saisi que comme l’image du mouvement) pour agencer des schèmes sen-sori-moteurs (des liens de réaction entre d’une part des situations et d’autre part des actions ou affections), le cinéma moderne fait l’expérience d’une réalité disloquée, brisée en ses séquences sensori-motrices. Apparue dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale, la crise de la réalité rejaillit sur le septième art, sur l’ensemble des arts : face à un monde en crise, la description mimétique ne tient plus. L’organisation du schème sensori-moteur, à savoir la possibilité d’une corrélation harmonieuse entre la situation et l’action qu’elle induit s’effondre sous le poids d’événements trop grands, de lignes de faille, de points de crise irrattrapables. L’expérience du temps que nous faisons dans un monde en crise est celle dont Hamlet fait l’épreuve : déphasé, le temps est hors de ses gonds, les cir-cuits moteurs tombent dans l’inopérant. Il y a quelque chose de pourri dans le royaume du Danemark, au royaume de l’action. Face aux situations qui se présentent, les personnages échouent à synthétiser une riposte. En lieu et place d’être agents, ils se découvrent spectateurs, possé-dés, voyants, passivisés par la rencontre d’une violence qui plonge toute réaction dans l’impuissance. Le temps surgit à l’état pur, sans plus sa modélisation sur le mouvement. Son apparition se donne au travers d’images sonores et optiques pures, à savoir de révélations qui sidèrent des personnages livrés à une réalité qui les déborde.