Vérité, mensonge ou erreur de la rumeur aux Fake news...

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Vérité, mensonge ou erreur de la rumeur aux Fake news … quoi de neuf ?

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Vérité, mensonge ou erreur de la rumeur aux Fake news …

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A p a r t i r d ’ u n t e x t e a n c i e n d e J N K a p f e r e r s u r l e s r u m e u r s , u n d o s s i e r d e S c i e n c e s H u m a i n e s s u r l a q u e s t i o n p u i s t r o i s a r t i c l e s t o u s t i r é s d u M o n d e D i p l o m a t i q u e

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Table des matières

1 Jean-Noël KAPFERER in Rumeurs, le plus vieux média du monde., Seuil, 1987 ............. 1

2 Les rumeurs sont parmi nous Benoît Richard Octobre 2005 ........................................ 3

3 Rumeurs : il n'y a pas que la vérité qui compte... Philippe Aldrin Octobre 2005 ........... 4

4 Internet et les rumeurs. Entretien avec Pascal Froissart .............................................. 9

5 Ce que les croyances ont à nous dire CATHERINE HALPERN Mai 2004 ...................... 10

6 Mais comment peut-on croire une chose pareille ? LAURENT TESTOT Mai 2004 ........ 12

7 La traite des Blanches, histoire d'une manipulation Propos recueillis par Régis Meyran Août-septembre 2009 ..................................................................................................... 16

8 Politique post-vérité ou journalisme post-politique ? F Lordon, 22 novembre 2016 ... 18

9 Charlot ministre de la vérité par Frédéric Lordon, 22 février 2017 ............................. 25

10 Ce que nous apprennent les « fake news » par Alain Garrigou, 21 février 2018 ...... 33

Addendum : .................................................................................................................... 35

Franck Capa Alexanderplatz Août1945 ............................................................................ 37

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1 Jean-Noël KAPFERER in Rumeurs, le plus vieux média du monde., Seuil, 1987

La rumeur est partout, quelles que soient les sphères de notre vie sociale. Elle est aussi le plus ancien des mass médias. Avant que n’existe l’écriture, le bouche-à-oreille

était le seul canal de communication dans les sociétés. La rumeur véhiculait les nouvelles, faisait et défaisait les réputations, précipitait les émeutes ou les guerres. L’avènement de la presse, puis de la radio et enfin l’explosion de l’audiovisuel ne l’ont pourtant pas éteinte. Malgré les médias, le public continue à tirer une partie de son information du bouche-à-oreille. L’émergence des premiers, loin de supprimer la rumeur, l’a seulement rendue plus spécialisée: chacun a désormais son territoire de communication.

Malgré cela, on ne sait pas grand-chose sur les rumeurs. Rarement un phénomène social aussi important aura été aussi peu étudié: événement mystérieux, presque magique, la rumeur constitue encore un no man’s land ou un Mato Grosso du savoir.

Où commence et où s’arrête le phénomène appelé rumeur? En quoi est-il différent de ce que l’on appelle communément le bouche-à-oreille? En fait, le concept se dérobe quand on croit l’avoir cerné. Chacun croit savoir reconnaître une rumeur quand il en rencontre une, mais personne n’arrive à en donner une définition satisfaisante. En somme, si chacun a le sentiment très fort de l’existence des rumeurs, aucun consensus n’existe pour délimiter avec précision où commence et où finit le phénomène […]

Jusqu’à ce jour, l’étude des rumeurs a été gouvernée par une conception négative: la rumeur serait nécessairement fausse, fantaisiste ou irrationnelle. Aussi a-t-on toujours déploré les rumeurs traitées comme un égarement passager, une parenthèse de folie. D’aucuns ont même vu en la montée des mass médias l’occasion d’en finir avec les rumeurs: la télévision, la radio et la presse supprimeraient la raison d’être des rumeurs.

Nous avons montré que cette conception négative est intenable. D’une part, elle a mené la compréhension des rumeurs à une impasse: la plupart des facettes du phénomène restaient inexpliquées et qualifiées de pathologiques. D’autre part, cette conception semble surtout mue par un souci moralisateur et des partis-pris dogmatiques. En effet, il n’existe qu’une seule façon de prévenir les rumeurs: en interdisant aux gens de parler. Le souci apparemment légitime de ne voir circuler que des informations fiables mène droit au contrôle de l’information, puis à celui de la parole: les médias deviendraient la seule source d’information autorisée. Alors il n’existerait plus que des informations officielles.

Nous sommes là au cœur de la raison d’être des rumeurs. La rumeur n’est pas nécessairement “fausse”: en revanche elle est nécessairement non officielle. En marge et parfois en opposition, elle conteste la réalité officielle en proposant d’autres réalités. C’est pourquoi les mass médias ne l’ont pas supprimée.

Pendant longtemps, on a cru que la rumeur était un ersatz: faute de médias fiables et contrôlés, il fallait bien trouver un média de substitution, un pis-aller. La coexistence des mass médias et des rumeurs démontre l’inverse: celles-ci sont un média complémentaire, celui d’une autre réalité. C’est logique: les mass-médias s’inscrivent toujours dans une logique de communication descendante, de haut en bas, de ceux qui savent à ceux qui ne savent pas. Le public ne reçoit donc que ce qu’on veut bien lui dire. La rumeur est une information parallèle, donc non contrôlée.

Pour l’ingénieur, le technicien, le journaliste, cette absence de contrôle évoque le spectre d’une défaillance sur l’autel de la fiabilité de l’information. Il faut donc la supprimer. Pour l’homme politique, le citoyen, absence de contrôle signifie absence de censure, la levée du secret et l’accès à une réalité cachée. Il faut donc la préserver.

La conception négative associant rumeur et fausseté est d’ordre technologique: il n’est de bonne communication que contrôlée. La rumeur oppose une autre valeur: il n’est de bonne communication que libre, même si la fiabilité doit en souffrir. En d’autres termes, les “fausses” rumeurs sont le prix à payer pour les rumeurs fondées.

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Jean-Noël KAPFERER in Rumeurs, le plus vieux média du monde., Seuil, 1987 2

Sur le plan épistémologique, l’étude des rumeurs jette une lumière acide sur une question fondamentale: pourquoi croyons-nous ce que nous croyons? En effet, nous vivons tous avec un bagage d’idées, d’opinions, d’images et de croyances sur le monde qui nous entoure. Or, celles-ci ont souvent été acquises par le bouche à oreille, par ouï dire. Nous n’avons pas conscience de ce processus d’acquisition: il est lent, occasionnel et imperceptible. La rumeur fournit une occasion extraordinaire: elle recrée ce processus lent et invisible, mais de façon accélérée. Il devient enfin observable.

Or, que constatons-nous? Des informations totalement infondées peuvent traverser la société aussi facilement que des informations fondées et déclencher les mêmes effets mobilisateurs. Les brefs moments de lucidité que procure l’étude des rumeurs débouche sur le constat de la fragilité du savoir. Peut-être une grande partie de nos connaissances n’ont-elles aucun fondement, sans que nous en ayons conscience.

Les rumeurs nous rappellent l’évidence: nous ne croyons pas nos connaissances parce qu’elles sont vraies, fondées ou prouvées. Toute proportion gardée, c’est l’inverse: elles sont vraies parce que nous y croyons. La rumeur redémontre, s’il était nécessaire, que toutes les certitudes sont sociales: est vrai ce que le groupe auquel nous appartenons considère comme vrai. Le savoir social repose sur la foi et non sur la preuve.

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Les rumeurs sont parmi nous Benoît Richard Octobre 2005 3

2 Les rumeurs sont parmi nous Benoît Richard Octobre 2005

Difficile de saisir ce que sont vraiment les rumeurs. Ces objets sociaux non identifiés font pourtant partie de notre quotidien et mènent ceux qui les étudient de surprise en surprise.

Etudier les rumeurs expose à bien des déconvenues. Vous pensiez, à l'instar de l'auteur de cet article, que Walt Disney s'était fait cryogéniser à sa mort, dernier rêve d'immortalité d'un milliardaire excentrique. Il a eu un service funéraire tout ce qu'il y a de plus classique et le mot même de cryogénie lui était certainement inconnu, selon le témoignage de sa propre fille. Le fait qu'on puisse être assez tordu pour tourner des films où des êtres humains sont réellement mutilés et assassinés, pour le compte de voyeurs pervers richissimes, vous horrifie. Rassurez-vous, l'existence des snuff movies n'a, à ce jour, pas plus été prouvée que la présence d'extraterrestres autour de la base de Roswell.

Le plus déconcertant, quand on s'intéresse aux rumeurs, n'est pas tant que celles-ci soient vraies ou fausses. Comme le remarque le sociologue Pierre Lagrange, « rechercher le noyau de réalité revient à transformer ces histoires en énigmes policières et non à comprendre leurs véritables caractéristiques (1) ». Le plus troublant est que la croyance en des rumeurs n'est pas le privilège des naïfs, des crédules, bref, des autres. Elle nous concerne tous. Elle alimente les conversations et les représentations du peuple comme celles des élites, de la rue comme des instances du pouvoir. Par exemple, les rumeurs d'empoisonnement alimentaire circulent aussi par les canaux médicaux. C'est ainsi qu'un des tracts-canulars de la rumeur de Villejuif (dénommée ainsi parce que l'avertissement était censé venir de l'hôpital de cette ville), qui attribuait à une série d'additifs alimentaires une dangerosité plus ou moins mortelle, a été affiché par un médecin dans sa salle d'attente. Mieux, si le fait est avéré, c'est parce que ce tract avait été envoyé à plusieurs centaines de personnes par des chercheurs (travaillant pour des industriels qui utilisent les additifs alimentaires) pour enquêter ensuite auprès d'une partie des destinataires sur la façon dont ceux-ci avaient reçu cette rumeur (2). De nombreux établissements scolaires ont, eux aussi, affiché les tracts sur la rumeur des décalcomanies imprégnées de LSD censées être distribuées aux enfants.

La rumeur fait bien partie de notre quotidien et, de ce fait, elle cristallise de nombreuses idées reçues. Les scientifiques n'échappent pas à cet écueil surtout quand il s'agit de définir un phénomène qui reste, à bien des égards, insaisissable.

Certains spécialistes voient en la rumeur le plus vieux média du monde (3) et pourtant elle n'apparaît qu'au XXe siècle comme concept scientifique. Elle est mentionnée pour la première fois en 1902, dans une étude réalisée par le psychologue allemand William Stern sur la psychologie du témoignage dans les affaires judiciaires. Bien sûr, depuis que l'humanité parle, les on-dit circulent, et pas seulement de bouche à oreille. L'apparition progressive d'autres moyens de communication (l'écriture, la presse, le cinéma, la radio, la télévision, Internet...) a fourni des relais autrement plus puissants que la seule parole à ces bruits qui courent. Les médias, friands de rumeurs tout en les brocardant, les propagent souvent plus qu'ils ne les combattent. C'est l'effet boomerang. Ainsi, quand Isabelle Adjani est venue, accompagnée de son médecin, démentir en direct à la télévision sa maladie, le nombre de personnes informées de la rumeur a plus que triplé (de 15 à 48,5 millions)..., ainsi que le nombre de ceux qui y croyaient (il est passé de 3,5 à 13,5 millions) (4) !

Nombre de chercheurs ont tenté de donner une définition du phénomène. La tâche n'est pas simple tant l'objet est difficile à délimiter. Où finit la rumeur et où commence l'information ? Les modes de propagation de l'une et de l'autre ne sont-ils pas finalement semblables ? Difficile aussi d'échapper aux stéréotypes péjoratifs et à l'analogie avec la calomnie ou le bruit irrationnel. Pourtant, quand « 67 % des salariés français déclarent découvrir généralement les problématiques relatives à leur société par la rumeur », comme le mentionne Douglas Rosane, directeur d'un cabinet-conseil en ressources humaines, on peut y voir un palliatif logique à une mauvaise communication de la part des dirigeants (5). La rumeur inquiète surtout par son côté incontrôlable. Mais le contrôle est-il souhaitable ? Durant la Seconde Guerre mondiale, les psychologues américains Gordon Allport et Leo Postman ont mis en place des « cliniques de rumeurs » pour contrer la propagande du IIIe Reich. Conçues comme des standards téléphoniques recevant les appels des citoyens inquiets, elles se sont révélé être finalement des postes avancés des services policiers et du renseignement, puisque c'est de ceux-ci qu'elles tiraient la plupart de leurs démentis. « En des mains moins scrupuleuses, sur des périodes plus longues, ne verrait-on pas apparaître cette "police de la pensée" ou le "ministère de la Vérité" tant

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Rumeurs : il n'y a pas que la vérité qui compte... Philippe Aldrin Octobre 2005 4

redoutés des romanciers comme George Orwell ? », s'interroge Pascal Froissart (6). Les derniers travaux parus essaient donc de s'affranchir d'une définition unique et globalisante

du phénomène. La rumeur reste donc à bien des égards un objet social non identifié. Certains s'intéressent toutefois à ce qu'on peut considérer comme la partie noble de l'objet, les légendes urbaines, « les anecdotes de la vie moderne racontées comme vraies mais qui sont fausses ou douteuses », selon la définition des sociologues Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard (7). Né dans les années 1970-1980 parmi les folkloristes américains et les sociologues, le concept est aujourd'hui entré dans le domaine public. D'autres, comme le sociologue Philippe Aldrin, s'intéressent à un type particulier de rumeurs, comme les rumeurs politiques (8), ou tentent de définir la rumeur de façon pragmatique par l'usage que l'on en fait.

Une chose est certaine en effet, c'est que la rumeur circule partout et qu'elle remplit une fonction de liant dans les relations de sociabilité entre les personnes.

3 Rumeurs : il n'y a pas que la vérité qui compte... Philippe Aldrin Octobre 2005

Les sciences sociales ont longtemps vu dans la circulation des rumeurs les symptômes d'un dérèglement social. Pourtant, scientifiquement parlant, la rumeur n'a rien de péjoratif. Vue comme une forme d'échange social, souple et multiforme, elle éclaire le débat sur la confiance envers les médias et le rapport des citoyens au pouvoir.

Le phénomène des rumeurs fascine, passionne, intrigue. De Virgile (L'Enéide) à Beaumarchais (Le Barbier de Séville), en passant par Gabriel Garcià-Marquez (La Mala hora), la rumeur compose pour la littérature une matière première dont les ressorts sont infinis. Notre quotidien, lui aussi, fourmille de ces nouvelles où le réel côtoie l'imaginaire. Les attentats du 11 septembre, le tsunami en Asie ou, plus près de nous, la vie privée de Nicolas Sarkozy démontrent que les événements qui pénètrent l'espace public et médiatique sont très souvent, pour ne pas dire immanquablement, escortés par leur cortège de rumeurs :« Le gouvernement et les services de renseignements des Etats-Unis savaient que les Twin-Towers allaient être la cible d'un attentat, ils auraient averti leurs proches travaillant dans les tours qui ne sont pas allés travailler ce jour-là. Aucun avion n'a frappé le Pentagone... Le tsunami est le résultat d'une nouvelle bombe naturelle testée par les Américains... » Contre-versions des versions officielles, ces rumeurs flottent dans l'opinion, surnagent au conditionnel dans les médias et inondent Internet.

Du point de vue sociologique, ce que le langage commun nomme « rumeur » est la diffusion d'une information doublement illégitime, au regard des discours conventionnels et des canaux de contrôle de l'information, aujourd'hui les autorités et les médias habituels, plus généralement tous les « centres de vérité » (conciles, tribunaux, académies) (1). De ce fait, les acteurs sociaux qui veulent échanger des rumeurs ont recours au registre de la connivence et du secret (« Puisqu'on est entre nous, je peux vous raconter que... ») ou font appel à la force anonyme du nombre (« Toute la ville sait que... »). La rumeur ne pouvant être énoncée publiquement sans des préventions d'usage, le colporteur emprunte donc les formes d'énonciation propres aux informations clandestines : référence à l'indéfini (« on raconte... »), à l'impersonnel (« il se dit... »), usage du conditionnel. Quand il souhaite marquer une certaine distance avec le récit, parce que trop peu crédible ou trop scabreux, il le présente comme une « rumeur », des « on-dit », des « racontars ». Si, au contraire, il se l'approprie pleinement et veut lui donner tout crédit, il dit le tenir d'un ami, ou de l'ami d'un ami très bien informé. Quel que soit l'habillage que choisit l'énonciateur, la rumeur est identifiable par le recours au registre de la révélation. Certaines situations sont plus propices à l'échange de rumeurs. Face à un événement troublant dont les causes restent obscures, l'absence de vérité publique ou le scepticisme envers les institutions qui la délivrent rendent l'espace public plus perméable aux informations non vérifiées. Poussé par une volonté de savoir urgente et insatisfaite, le colportage intensif d'une rumeur résulte de la forte valeur d'information que lui attribue une partie du public. 3.1 Les pièges du sens commun

Le phénomène des rumeurs correspond donc à une technique routinière et permanente de l'échange social d'informations. La visibilité et les effets de ce phénomène dépendent étroitement

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Rumeurs : il n'y a pas que la vérité qui compte... Philippe Aldrin Octobre 2005 5

du contexte immédiat. Pourtant, la rumeur est assimilée depuis longtemps, et encore aujourd'hui, à un dérèglement de l'ordre social. Pourquoi une telle vision péjorative domine-t-elle ? Il est vrai que systématiquement des rumeurs surgissent dans des moments de panique. Les instances qui oeuvrent ordinairement à attester les informations ne sont alors plus en mesure de répondre à la demande urgente d'informations ou sont discréditées. La rumeur est ainsi intrinsèquement associée aux situations d'anomie sociale. D'où sa collusion traditionnelle avec la déraison et la foule, et en sinistre écho l'interminable litanie des émeutes, lynchages et hallalis qui émaillent l'histoire. Dans La Grande Peur de 1789, Georges Lefebvre (2) montre qu'à l'origine de l'inquiétude paysanne, il y a les rumeurs racontant le complot des nobles et des brigands contre la France. A la Libération, c'est bien souvent par la rumeur que furent dénoncées et humiliées les « tondues » suspectées d'avoir collaboré ou couché avec l'occupant (3). Quand la rumeur désigne un coupable à la vindicte populaire, l'effervescence qu'elle génère peut conduire jusqu'au meurtre collectif. Ce fut le cas à Hautefaye (Dordogne) en 1870, où les paysans immolèrent un jeune aristocrate que la rumeur accusait d'avoir comploté avec les Prussiens contre l'empereur (4). Aussi, pour la morale commune, la rumeur est d'abord cela : une maladie du groupe, une foule devenue folle. Au mieux de la bêtise, au pire la barbarie et le meurtre.

Ce préjugé a d'autant plus la vie dure qu'il s'intègre bien dans la hiérarchie des discours sociaux. En effet, tous ceux qui détiennent une parole d'autorité ? qu'elle soit politique, académique ou éditoriale ? parlent toujours avec mépris ou condescendance de la rumeur, information à la véracité douteuse souvent diffamante. Ses colporteurs sont frappés de la même avanie, jugés ignorants, faibles d'esprit ou vils calomniateurs. 3.2 Les sciences sociales au miroir des rumeurs

La détention de la parole d'autorité prédispose en quelque sorte à une vue en surplomb de la rumeur perçue comme un défaut du discernement, voire comme un vice lié au prétendu instinct suiviste des masses. C'est cette posture qu'ont naturellement adoptée dès le XIXe siècle les premiers producteurs du discours scientifique sur les rumeurs, ne parvenant pas à déprendre du sens commun leurs hypothèses et leur interprétation du phénomène. Deux préjugés dommageables à l'intelligibilité du phénomène se confortent alors. D'une part, la conviction que la crédulité pour les nouvelles douteuses est l'affaire des masses mal éduquées (5). D'autre part, l'idée que le commérage est un passe-temps pour les femmes dont il est alors communément admis qu'elles ont un tempérament curieux et influençable (6). Un détour par l'histoire des sciences humaines et sociales s'avère très instructif pour comprendre le regard qui a été posé sur la rumeur comme conduite propre au « peuple ».

Apparues en plein essor de la société industrielle, les sciences sociales ont été dès leur naissance imprégnées par l'idéologie d'une rationalisation progressive du monde. La révolution permanente des moyens de communication, l'apparition des médias de masse, l'internationalisation des activités et des valeurs entretenaient ce rêve scientiste, adossé à un évolutionnisme doucereux dont la démocratie, l'ordre et le progrès étaient les maîtres-piliers. Dans cet environnement intellectuel, la rumeur, avec ses allures de spasme irrationnel contagieux, s'illustrait comme le soubresaut de cette pensée primitive, prélogique que la société moderne commençait d'étouffer. Il n'est qu'à relire LaPsychologie des foules élaborée à la toute fin du XIXe siècle par Gustave Le Bon (7) pour mesurer l'invective sans nuances qui frappe alors les phénomènes de foule et, parmi eux, les rumeurs. Au même moment, la sociologie naissante n'est pas plus amène. Comme Emile Durkheim, fondateur de l'école française de sociologie, beaucoup d'intellectuels du début du XXe siècle sont convaincus que la société moderne émancipe l'individu avec comme pendant inévitable le rejet des mouvements de foule. Dans la conception organiciste de la société (vue comme un corps pourvu de membres aux fonctions spécialisées) qui prévaut alors, la rumeur est le symptôme d'un mal à éradiquer. Dans un contexte intellectuel marqué par les théories de l'anthropologie criminelle et les travaux de Jean Martin Charcot sur l'hypnose et la suggestion, le comportement de la foule est appréhendé comme la conjonction des instincts hystériques de la femme et des pulsions sanguinaires de l'homme (8).

L'apparition de la communication de masse, avec ses potentialités considérables de diffusion, renforce encore l'audience de cette théorie de la « contagion mentale » et de ses corollaires (persistance d'une pensée primitive au sein du peuple, forte propension de l'individu à régresser dans la foule). Au cours de la Première Guerre mondiale, ces moyens sont mis au service de la

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propagande pour faire circuler des rumeurs qui sapent le moral des troupes (9). Dans l'entre-deux-guerres, l'utilisation outrancière que les régimes totalitaires font de ces nouveaux outils de propagande et des vastes rassemblements donnent des raisons supplémentaires de redouter le comportement des foules et leur possible manipulation (10).« L'inoculation des rumeurs » chez l'ennemi relève dès lors de l'arsenal des« opérations psychologiques » des belligérants. Durant la Seconde Guerre mondiale, Gordon Allport et Leo Postman, deux psychosociologues de Boston, mettent en place des« cliniques des rumeurs » dont le but est d'endiguer la circulation des fausses nouvelles déprimantes ou défaitistes, à coups de messages radiodiffusés et d'affiches (11). Les« murs ont des oreilles » rappellent ces affiches qui invitent à ne pas colporter les fausses nouvelles attribuées à la propagande des forces de l'Axe (victoire imminente d'Hitler, débarquement des forces japonaises sur les côtes du Massachusetts). Leur intention est de mettre leur science au service du gouvernement pour assainir l'opinion des rumeurs instillées par la propagande ennemie. Avec le concours de quelques universitaires, le pouvoir d'Etat des différents pays belligérants asservit les théories de la psychologie des comportements au mirage de contrôle social total rendu possible par la technique et la science.

L'horizon des sciences sociales tel qu'il se recompose après 1945 ne prédispose pas à un changement de perspective dans l'analyse des rumeurs. La guerre froide, en créant un climat propice aux opérations d'intoxication, conforte le rapprochement entre rumeur et menace de contamination par la propagande. Plus encore, en sociologie et en anthropologie, les études sur la rumeur restent prisonnières des schémas du structuralisme dominant ou de sa contestation. Pour les structuro-fonctionnalistes, la rumeur recèle des vertus positives car elle participerait au maintien de l'unité sociale en évacuant une angoisse ou un désaccord avant que ceux-ci ne perturbent l'ordre social (12). Pour leurs adversaires en revanche, la rumeur véhicule les conflits. Par elle, la population exprime son refus de la modernité (13) ou rappelle ses normes et son identité propres (14). 3.3 Les usages sociaux de la rumeur

Pour autant, le pont n'est toujours pas établi entre les logiques sociales propres aux ragots (qui se voient attribuer une dimension villageoise), et aux rumeurs (qui restent cantonnées dans leur dimension de catharsis collective). L'émergence rapide de l'étude des « rumeurs et légendes urbaines » (15), à partir des années 1970, montre qu'on leur attribue encore cette propriété de chambre d'écho de la société. Le sens visé par les acteurs sociaux qui colportent la rumeur reste obstinément absent des préoccupations. C'est le corps social dans son entier qui est questionné par les sociologues, comme une cellule qui serait placée sur la plaque de leur microscope pour en observer la structure ou les mutations. La rumeur reste synonyme de la crédulité des classes populaires, dans la droite ligne de Lucien Levy-Bruhl (La Mentalité primitive, 1922) ou d'Arnold van Gennep, pour qui« la pensée populaire n'évolue pas dans le même plan que la pensée scientifique » (Manuel de folklore français contemporain, 1943). En 1969, à Orléans, à Amiens et dans d'autres villes de province, une rumeur raconte que des jeunes filles ont été enlevées pendant des essayages dans des boutiques de prêt-à-porter. Edgar Morin et son équipe vont à Orléans pour en comprendre les raisons. La rumeur semble exprimer le désarroi de la population face une jeunesse emportée par la libéralisation des mœurs et la mode yé-yé. Mais, au-delà des craintes suscitées par les brusques changements de société, ils y voient les relents d'un antisémitisme refoulé qui rejaillit sur les boutiquiers juifs. Et ils décrivent la rumeur à la manière de « métastases » se répandant dans le corps social (16).

En fait, des années 1940 à la fin des années 1960, les seuls travaux sur les rumeurs proposant une observation concrète des mécanismes de transmission ont été réalisés par des psychosociologues au travers d'expériences tentant de reproduire des rumeurs in vitro selon un behaviorisme trivial (consigner les comportements humains sans chercher leurs raisons). Plus proche du téléphone arabe que de la rumeur, le protocole consiste à organiser la transmission d'un message dans une chaîne d'individus et à observer les distorsions du message initial. Au cours des années 1970, la crise persistante des sociétés dites modernes et bientôt « postmodernes » entérine le reflux du sociologisme structuraliste qui tient les individus pour des « agents sociaux » obéissant, sans liberté ni conscience, aux logiques profondes de l'ordre social. La redécouverte de l'oeuvre de Max Weber et des préceptes de sa sociologie compréhensive ainsi que le développement de la sociologie de la connaissance permettent de mieux s'intéresser à la façon dont l'individu incorpore le social et s'en accommode. Dès lors, pour comprendre la logique des rumeurs, le sociologue porte son regard sur les moments où une telle nouvelle est énoncée, moments dont la multiplication sur une brève période fait la rumeur. C'est justement l'observation directe de ce moment clé, pièce élémentaire

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Rumeurs : il n'y a pas que la vérité qui compte... Philippe Aldrin Octobre 2005 7

du Meccano de la rumeur, qui avait longtemps paru irréalisable. Et c'est principalement pour cette raison que l'idée d'une observation in situ du phénomène avait été abandonnée très tôt, au profit d'expériences en laboratoire ou des simulations menées auprès de petits groupes d'étudiants (17). Mais les avancées de la connaissance sur les pratiques de la communication interindividuelle permettent aujourd'hui d'isoler l'énonciation d'une rumeur dans une conversation.

En descendant le regard de l'observateur à hauteur d'homme et en le dépouillant de toute intention moralisante, il s'avère en effet possible de rendre compte des relations qui sont en jeu dans l'échange d'une rumeur et de dégager des types d'interactions où se manifeste cet échange. En concentrant l'observation sur le moment où plusieurs acteurs sociaux échangent une rumeur ? par le relevé serré de la structure de leurs relations, de leurs attitudes, de leurs réactions respectives et de la situation ?, on peut tirer des conclusions sur l'intention du colporteur. Cette approche, basée sur l'individu, fait ressurgir au cœur de l'analyse une dimension proprement sociale qui en avait été longtemps occultée : chaque univers social, chaque espace de relations comporte ses moments d'incertitude où les conjectures l'emportent sur les nouvelles avérées. Autre constat : l'échange des rumeurs s'opère selon des modalités ajustées à la configuration de l'événement, au système de valeurs et de normes du groupe social, à la légitimité des institutions d'information. Dans la ville de Carpentras, après la profanation du cimetière juif (mai 1990), ce sont les enfants de la nouvelle bourgeoisie, l'argent facile et leurs moeurs de citadins (jeux de rôle, mode gothique et cannabis), que la rumeur accuse. En ressassant la rumeur de la « jeunesse dorée », les vieux Carpentrassiens transfèrent la culpabilité et la honte sur ces familles dont le mode d'enrichissement (le commerce et non la terre) et le mode de vie (libéral et dispendieux) mettent à la marge des normes locales.

La rumeur n'a ni raison, ni substance, ni intention propre. Surgie de la trame continue et changeante de nos liens, elle n'existe que par nos échanges de parole et le crédit que nous leur donnons. Récit du temps immédiat, la révélation qu'elle porte est faite de nos représentations, de nos préoccupations et des événements qui ébrouent les univers de notre existence. Si des nouvelles extravagantes circulent sous la forme de rumeurs, c'est que, individuellement et collectivement, certains trouvent à ces récits informels une valeur d'échange. Composée des préjugés et des imaginaires communs, la rumeur conforte le sentiment d'entre-soi. Dire une rumeur dans une conversation, c'est profiter d'un moment de connivence, fondé sur un implicite partagé (sur la gabegie des pouvoirs locaux, la corruption des politiques, le ras-le-bol des étrangers, la hausse des prix), pour creuser davantage et faire vibrer cet agréable sentiment de complicité. C'est à cet usage que servent les rumeurs sur la corruption des notabilités politiques locales. Révélation souvent sensationnelle, la rumeur est aussi une opinion par défaut. Dire la rumeur peut-être une bonne manière de donner le change quand on n'a rien à dire sur un sujet, et ne pas perdre la face. La rumeur n'est donc pas uniquement l'épiphénomène de ces grands tourbillons que sont les émeutes, les pogroms ou les Krach boursiers. La rumeur est insinuée dans tous les rets du tissu social, comme une technique élémentaire de sociabilité et d'échange. 3.4 La rumeur, c'est nous

A ce titre, il est important de rappeler que la pensée scientifique est tout aussi vulnérable aux rumeurs que la pensée non scientifique, comme l'atteste la longue « affaire Roswell » commencée en 1947 après le crash d'un ballon-sonde pris pour un objet volant non identifié et qui a donné lieu à des conjectures des plus sérieuses de la part de certains scientifiques. Seuls diffèrent le niveau d'organisation et la taille des groupes où circule la rumeur. Au fond, la rumeur, c'est nous. Ou tout le monde, si l'on préfère le dire ainsi. Phénomène de l'instant, la rumeur est avant tout un savoir-faire répété dans les interactions dont nous faisons l'apprentissage au cours de notre expérience du monde social et que nous ajustons en fonction des situations. Finalement, c'est le contexte, badin ou dramatique, qui détermine le type de rumeurs que nous échangeons, et notre degré d'implication dans la nouvelle qu'elles contiennent, qui détermine l'influence qu'elles peuvent avoir sur notre comportement. Par exemple, les salariés d'une entreprise échangent devant la machine à café des bruits concernant un changement de direction : la nature des rumeurs et les sentiments qu'elles déclenchent sont radicalement différents si l'entreprise est prospère ou en déficit chronique.

Le rapide balisage sociologique du phénomène qui vient d'être dressé peut être qualifié de « continuiste » dans le sens où la rumeur y est décrite comme une technique utilisée dans les différentes formes de la communication sociale, qui présente une grande souplesse, puisqu'elle s'ajuste aux enjeux et aux sentiments de l'instant. De la sorte, « la » rumeur est désubstantialisée :

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Rumeurs : il n'y a pas que la vérité qui compte... Philippe Aldrin Octobre 2005 8

elle perd la matérialité et l'intention propres qu'on lui prête souvent et est ramenée à ce qu'elle est de façon pragmatique : l'échange d'une information qui, du fait de son caractère douteux, surprenant ou scandaleux, est présentée par son énonciateur avec des préventions spécifiques et reconnaissables. L'analyse des rumeurs qui en découle porte davantage l'attention sur les conditions et le contexte ? la configuration sociale ? où s'opère cet échange d'information (que raconte la rumeur ?) et sur les intentions des colporteurs (pourquoi l'énonciateur choisit-il de la partager avec ces interlocuteurs-là, et à ce moment précis ?). Il ne s'agit plus de faire parler l'inconscient et le refoulé des sociétés, selon une ventriloquie approximative.

Mais pour évident qu'elle paraisse, cette posture continuiste, comme les questions et les méthodes qu'elle induit, n'a trouvé que récemment un écho dans les débats sociologiques. Cela est d'autant plus étonnant que, si l'on explore la bibliographie savante sur la question, on en trouve des hypothèses formulées de façon très explicite chez Marc Bloch (18), dès les années 1920, et Norbert Elias (19), dans les années 1960. L'absence d'écho donné à celles-ci, comme d'ailleurs la non-réception du très stimulant travail de Tamotsu Shibutani (20), qui proposait dès 1966 d'appliquer l'interactionnisme symbolique pratiqué par Erving Goffman à des cas recensés de rumeurs, sont à comptabiliser au rang des dégâts causés par le behaviorisme et le sociologisme qui triomphèrent des années 1930 à la fin des années 1960. L'approche continuiste permet d'analyser les usages que ses acteurs font des récits de rumeurs. Les intentions du colportage s'avèrent alors très variées : convaincre, effrayer, amuser, distraire, épater l'auditoire.

Il reste que la multiplication des rumeurs témoigne toujours d'une certaine défiance à l'égard des instances qui accréditent socialement l'information, c'est-à-dire, dans une démocratie, les autorités publiques et les médias. La remise en cause des détenteurs de la parole d'autorité peut en effet se traduire par un crédit plus important accordé aux canaux informels des nouvelles. Faut-il pour autant en conclure que le public croit systématiquement aux récits extravagants des rumeurs ? Là, le travail d'interprétation du sociologue bute sur ses limites. Car même au niveau ethnographique, c'est-à-dire au plus près des interactions en face-à-face, le sociologue ne peut sonder la croyance en la rumeur. Les canulars (hoax) qui, tous les jours, sont abondamment échangés sur l'Internet sous la forme de rumeurs incitent à penser que la jubilation de l'absurde et le goût de l'humour noir sont davantage à l'œuvre dans ce type d'échanges que la naïveté. 3.5 La politique : un terreau fertile

En politique, outre de simples bruits annonçant l'imminence d'un remaniement ou la brouille entre deux ministres, les rumeurs révèlent souvent une transgression de l'ordre apparent du pouvoir : un mal dissimulé, un passé inavouable, des pratiques délictueuses ou immorales, des ententes secrètes... Toujours, ces rumeurs contredisent l'image publique des personnalités concernées, tel le revers disgracieux d'une médaille convenable.

L'activité politique est propice aux rumeurs en raison de sa double nature. Elle impose à la fois un devoir de transparence publique (la compétition électorale, le travail de représentation des mandataires du suffrage universel, la publicité des délibérations et des décisions du pouvoir) et une nécessité du secret (tactique électorale, stratégies d'alliance, préparation de coups politiques, dossiers sensibles, secret d'Etat). A ce titre, les indiscrétions ou les révélations au conditionnel qui alimentent les médias témoignent d'un jeu complexe de relations entre les journalistes et leurs informateurs. Derrière chaque information publiée qui reste anonyme ou conditionnelle, on peut identifier des procédures d'échange de nouvelles dont les détenteurs ne peuvent ni souhaitent assumer publiquement la divulgation. Ils offrent ces révélations sous forme de confidences, en dehors du cadre formel de l'interview. Les journalistes les appellent les informations off (off the record). Ils ne peuvent les « sourcer » mais disposent habituellement à leur égard de certaines garanties d'authenticité (liens anciens voire amicaux avec un informateur sûr).

Le registre de la rumeur ne concerne plus directement ici la diffusion incontrôlée d'une nouvelle. Il s'agit plutôt d'un niveau informel de l'échange journaliste-informateur permettant à chacun de contourner ses contraintes professionnelles propres. Sans s'exposer personnellement, l'informateur tente de donner une visibilité médiatique à la révélation qu'il dit détenir. Grâce à cette révélation, le journaliste accède aux raisons cachées d'un événement ou aux préparatifs secrets d'une décision. Néanmoins, à défaut d'autres sources, il n'est pas en mesure de croiser l'information et ne dispose d'aucune preuve pouvant l'attester. Il accepte donc d'agir aux marges de la déontologie de son métier et s'expose à la manipulation.

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Internet et les rumeurs. Entretien avec Pascal Froissart 9

Le livre sur l'assassinat de la députée Yann Piat (1997) ou les fausses révélations sur Dominique Baudis en marge de l'affaire Alègre (2003) illustrent les dérapages inhérents à de telles pratiques. Ces exemples, comme récemment l'OPA de Pepsico sur Danone (juillet 2005), montrent que des informations non vérifiées peuvent accéder à l'espace public au point de constituer de véritables « bulles médiatiques » et susciter la réaction des responsables au plus haut niveau, avant de s'évanouir subitement. Comme les campagnes anonymes de diffamation dont la compétition politique est coutumière, ce genre de manipulations sert ceux qui les entreprennent... au moins tant qu'ils ne sont pas démasqués.

Philippe Aldrin

4 Internet et les rumeurs. Entretien avec Pascal Froissart

La réputation d'Internet comme moyen de communication particulièrement propice à la production et à la circulation de rumeurs est-elle justifiée ?

Cette réputation est un peu surfaite, pour deux raisons. Tout d'abord, parce qu'il est difficile de mesurer la part des rumeurs dans le nombre total de nouvelles qui circulent. Ensuite, parce qu'il me semblerait étonnant qu'un média ou un moyen de communication concentre plus de rumeurs qu'un autre : la télévision, la radio, la presse véhiculent tous des rumeurs (volontairement ou non), et Internet... autant que les autres. La question mérite néanmoins qu'on s'y arrête. Internet présente en effet une véritable spécificité, qu'on peut étudier sous trois angles : le Web se distingue par l'extension géographique qu'il donne à toute information, puisqu'il opère à l'échelle de la planète. Il se distingue également par l'extension temporelle : la transmission d'une nouvelle est quasi instantanée. Enfin, par sa capacité de stockage considérable, le Web induit une véritable extension mémorielle : tout semble consultable, en tout lieu, et en tout temps. Il devient possible de faire des recoupements, des enquêtes, bref, de jouer au détective ou au journaliste en chambre. Le texte d'une rumeur se retrouve en quelques clics. Nuançons néanmoins ces particularités : ce n'est pas parce que la possibilité existe que l'on s'en sert ! La plupart des gens ne vérifient pas une information avant de la rendre publique...

Il existe pourtant des sites exclusivement dédiés aux rumeurs et qui testent leur véracité. C'est là en effet la plus grande originalité d'Internet : il existe désormais des sites spécialisés qui

référencent et valident (ou non) les rumeurs. Ces sites ont existé avant même la création du World Wide Web. Dès 1991, des informaticiens de la Silicon Valley, fous de bonnes histoires, avaient mis à disposition des fichiers FTP (l'espace d'échange qui a précédé le Web) sur ce qu'ils appelaient des « légendes urbaines ». Quatre ans plus tard, en 1995 apparaissent les premiers sites de référence sur la rumeur. L'un est hoaxbusters.ciac.org (dont le nom inspirera le site français ouvert en 1999), créé par un informaticien du ministère de l'Energie américain qui constate qu'il passe plus de temps à réparer les dommages causés par les rumeurs (« Vous avez été infecté par un virus, formatez votre disque dur ! ») qu'à s'occuper des problèmes informatiques réels. L'autre est snopes. com, le site de référence qui domine actuellement.

C'est donc le côté ludique, d'une part, et le côté utilitaire de l'autre qui expliquent le succès de tels sites ? On consulte en effet les sites de référence autant pour chercher des émotions que des

informations. Dans tous les cas, ça marche : l'audience des sites comme snopes. com aux Etats-Unis ou hoaxbuster.com en France est supérieure à certains sites d'information financière par exemple ! L'autre particularité, qui laisse songeur, c'est qu'aucun de ces sites n'est officiel ou même professionnel. Ils sont tous animés par des bénévoles, sans formation particulière, avec des moyens d'investigation limités. Dans l'avenir, cela posera inévitablement une question sur la légitimité de leurs informations, les manipulations possibles de la part de services gouvernementaux ou de grandes entreprises pour faire passer leur message en sollicitant la vénalité ou la naïveté des animateurs. Ce poids de l'amateurisme éclairé, propre à l'Internet, est fascinant.

L'autre originalité d'Internet, c'est que la rumeur s'y trouve également sous forme d'images. C'est en effet tout à fait spécifique. Il existe dorénavant une circulation massive d'images sans

auteur pertinent que j'ai nommée « rumeur visuelle ». Dans les boîtes aux lettres électroniques, dans les chats, dans les sites, des images un peu folles apparaissent : elles font rire, elles font peur, elles

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Ce que les croyances ont à nous dire CATHERINE HALPERN Mai 2004 10

laissent songeur... Le succès de ces images tient à la qualité de leur réalisation, au plaisir de l'œil, et sans doute également à leurs sujets. Quand on classe ces sujets en catégories, on s'aperçoit que ce qui revient le plus souvent, c'est le motif de la prouesse ou du comble : un surfeur qui s'approche d'un requin dans le rouleau d'une vague (en fait, il s'agissait d'un dauphin et l'image prise de loin donne l'impression de la proximité), un chat de 40 kg, un squelette humain de la taille d'un éléphant, etc. Trois autres catégories arrivent ensuite à égalité : celles de l'humour, de l'horreur et de la politique. Enfin, deux catégories surprennent par leur faible importance : les images à connotation sexuelle ou surnaturelle. Peut-être parce qu'elles permettent moins facilement d'entrer en discussion avec l'entourage. En effet, l'intérêt des rumeurs visuelles comme celui de toute rumeur, c'est de pouvoir en parler, critiquer, se moquer, croire, bref, de faire fonctionner le lien social !

5 Ce que les croyances ont à nous dire CATHERINE HALPERN Mai 2004

Nos croyances modernes sont plus diverses qu'on ne le croit souvent et ont beaucoup à nous apprendre sur notre histoire et notre société dont elles sont un instructif reflet. Les sciences humaines mettent en évidence l'utilité de les étudier et d'analyser leurs rôles.

Quoique ambigu, le terme de « croyance » est spontanément frappé d'une connotation dépréciative. Qualifier de croyance une opinion, une idée ou une thèse, c'est en général vouloir lui ôter toute crédibilité et présupposer l'incertitude voire le manque de sérieux. L'irrationnel ne semble plus très loin et la croyance en question rejoint alors une farandole fantaisiste en étant reléguée du côté de la sorcellerie, des ectoplasmes, de la numérologie ou des extraterrestres... Dommage sans aucun doute, car du même coup, la qualification de croyance met fin à tout examen. La messe est dite : « C'est une croyance » semble sous-entendre « c'est faux ». Bien sûr, il est certaines croyances que l'on juge plus respectables, parce qu'elles semblent échapper par nature à la question du vrai ou du faux, étant entendu qu'elles touchent à des questions indécidables. Tel est le cas des croyances religieuses. La raison en est sans doute que les croyances religieuses ont perdu toute prétention de démonstration à proprement parler. Pendant longtemps, on a cherché à faire la preuve de manière définitive de l'existence de Dieu. Au xviiie siècle, Emmanuel Kant a donné un véritable coup d'arrêt à ces tentatives, non en voulant annihiler les croyances mais en leur offrant un asile. En soutenant que tout ce qui dépassait les limites de l'expérience n'était pas connaissable, il les mettait en effet à l'abri de la raison : « Il me fallait donc mettre de côté le savoir afin d'obtenir de la place pour la croyance (1). » En limitant le savoir, il promouvait la croyance sur les questions métaphysiques.

La croyance ne peut pas être appréhendée seulement du point de vue de sa vérité. Il y a du reste des croyances vraies (ainsi si je crois que ce champignon est vénéneux, et cela se trouve être le cas, non pas parce que j'ai des connaissances réelles sur les champignons mais tout simplement parce qu'on m'a dit que ce type de champignons était vénéneux) tout comme il y a des croyances fausses (croire que la Terre est plate par exemple). Croire, c'est donner son assentiment à une représentation ou à un jugement dont la vérité n'est pas garantie. « Humain, trop humain »..., nous sommes souvent condamnés à croire là où nous n'avons pas les moyens de savoir. Le sentiment subjectif qui caractérise la croyance peut être plus ou moins fort : quand je dis « je crois en l'existence de Dieu » ou « je crois qu'il fera beau demain », la forme de confiance engagée n'est bien sûr pas la même. En tout cas, ce n'est pas la vérité ou la fausseté qui la caractérise, et les sciences humaines s'avèrent fructueuses quand elles abordent les croyances indépendamment de leur rapport à la vérité proprement dite.

Les croyances en disent long sur nos sociétés et ont une histoire. Elles sont le reflet de nos préoccupations, de notre « image du monde » et de notre organisation sociale. En ce sens, toutes doivent être prises au sérieux. Si l'anthropologie s'est beaucoup intéressée aux croyances des sociétés lointaines et l'histoire à celles du passé, il s'avère également indispensable d'interroger nos croyances d'aujourd'hui afin de mieux comprendre le monde contemporain.

Battons d'emblée en brèche un préjugé : les croyances ne disparaissent pas avec les progrès de la science. Comme le montre le sociologue Gérald Bronner (voir l'article, p. 32), les sociétés contemporaines ne croient pas moins qu'hier. Certaines croyances perdent du terrain et parfois meurent, mais d'autres naissent. Au xixe siècle, le progrès scientifique semblait être à même de les

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Ce que les croyances ont à nous dire CATHERINE HALPERN Mai 2004 11

faire reculer. Belle illusion : les croyances modernes se nourrissent également parfois de la science et des innovations scientifiques qui élargissent les limites du concevable. Ainsi, les récentes recherches sur le clonage, notamment humain, alimentent aujourd'hui bien des croyances fantasmatiques, puisque certains y voient même la perspective d'une certaine forme d'immortalité. En outre, l'information disponible est croissante mais n'a pas pour corollaire une diminution de la croyance. La surabondance même de l'information rend sa vérification difficile. 5.1 La modernité ne supprime pas les croyances

Les croyances religieuses elles-mêmes ne sont pas moins présentes qu'autrefois. La sociologie des religions fait ainsi apparaître que s'il y a un déclin de l'appartenance religieuse en Europe occidentale, les croyances se maintiennent malgré tout (voir l'encadré, p. 23). Les institutions religieuses ont moins de poids mais les individus « bricolent » leur propre système de croyance, tandis que d'autres croyances moins « orthodoxes », spiritualistes ou ésotériques, connaissent un certain succès. La modernité ne rend donc pas les croyances moins vivaces.

Certaines croyances modernes jouent parfois à notre insu et au coeur même de ce qui incarne pour nous la rationalité. C'est le cas de nombreux présupposés en économie. Le politologue Gilbert Rist (2) l'a bien mis en évidence à propos du développement (à savoir la conception des transformations des structures économiques, démographiques et sociales qui accompagneraient la croissance). Le terme apparaît pour la première fois avec ce sens dans un discours prononcé par le président des Etats-Unis Harry Truman le 20 janvier 1949. Or, le développement, parce qu'il s'appuie sur des présupposés acceptés sans être vraiment interrogés, peut être analysé de ce fait comme une croyance qui légitimera le discours et l'action des institutions internationales et des ONG. C'est ce modèle qui réglera dès lors les rapports Nord/Sud en gommant les spécificités des pays dits « sous-développés » puis « en voie de développement ». Le sociologue Frédéric Lebaron (voir l'entretien, p. 30) pour sa part montre, par exemple dans La Croyance économique, comment la conception ultralibérale de l'économie s'est imposée à la fin des années 80 et au début des années 90, au détriment notamment de modèles keynésiens (3), par une logique de diffusion propre aux phénomènes de croyance. Traversée par ces croyances générales, l'économie a été également amenée ces vingt-cinq dernières années à considérer le rôle des croyances individuelles dans les mécanismes économiques, comme l'a montré André Orléan (4). Dans des contextes inflationnistes par exemple, les agents économiques vont tenter d'anticiper la réaction de la Banque centrale en se demandant quelle quantité de monnaie elle va créer et quel impact cette décision pourrait avoir sur l'évolution des prix. Or, il apparaît que les croyances de ces acteurs vont avoir une influence directe sur l'évolution économique et valider après coup ces croyances qui deviennent de ce fait des « prophéties autoréalisatrices » (voir les points de repère, p. 28). C'est ce que mettent en évidence ce qu'on appelle les bulles spéculatives, ces situations où existe un écart important et durable entre la valeur d'un titre et le cours auquel il est coté. Comment interpréter ce phénomène ? Faut-il y voir de l'irrationalité ? Pas nécessairement dans la mesure où l'on peut considérer qu'il est rationnel pour un agent d'acheter un titre, même à un prix supérieur à sa valeur, s'il anticipe sa hausse du fait des croyances du marché qui lui aussi tablerait sur la hausse. Si tout le monde partage cette opinion, ces croyances quant à la hausse se trouvent réalisées. Bien entendu, tout ne se passe pas toujours aussi bien et un renversement brutal peut alors avoir lieu. En tous les cas, il est apparu indispensable de prendre en compte dans le raisonnement les croyances des agents économiques. 5.2 Les légendes urbaines

Parmi les nombreux visages de la croyance aujourd'hui figurent ce que l'on a coutume d'appeler désormais les « légendes urbaines ». Contrairement à ce que laisse entendre l'adjectif « urbain », il s'agit de l'étude des légendes non pas seulement citadines, mais modernes. Plus précisément, à la suite de Jean-Bruno Renard et Véronique Campion-Vincent, on peut définir une légende urbaine comme « une anecdote de la vie moderne, d'origine anonyme, présentant de multiples variantes, au contenu surprenant mais faux ou douteux, racontée comme vraie et récente dans un milieu social dont elle exprime symboliquement les peurs et les aspirations (5) ». On ne peut pas simplement réduire la légende urbaine à la rumeur. Rumeur et légende sont les deux faces du même phénomène, mais tandis que le terme de légende met l'accent sur l'enracinement mythique, celui de rumeur insiste plutôt sur la diffusion du contenu et des déformations qu'il subit. L'étude des légendes urbaines émerge à partir des années 40 aux Etats-Unis au sein des études folkloristes (6) et s'institutionnalise à partir du début des années 80, impliquant tout à la fois la sociologie et l'anthropologie. Ces légendes urbaines sont très

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Mais comment peut-on croire une chose pareille ? LAURENT TESTOT Mai 2004 12

diverses et souvent rocambolesques : paniques alimentaires (telle l'alerte à la banane tueuse signalée en France et en Suisse à partir de mai 2000), histoires sur les dangers du micro-onde (par exemple la femme qui aurait voulu y sécher son chien), affabulations sur le Viagra qui dénoncent sa trop grande efficacité, rumeurs autour du sida telle celle qui a circulé en février-mars 2001 sur la présence d'aiguilles infectées au virus VIH dans les cinémas, etc. Difficile de prime abord de les considérer comme un objet d'étude sérieux. Et pourtant. A y regarder de plus près, il apparaît que ces légendes expriment des préoccupations bien réelles et soulignent des problèmes actuels. Prenons par exemple le cas d'une rumeur qui a circulé en Europe occidentale à la fin de l'année 1999 rapportant que des diamants radioactifs auraient été mis en circulation par la mafia russe sur le marché d'Anvers. La catastrophe de Tchernobyl de 1986 ayant marqué les esprits, cette croyance met bien en évidence la peur du nucléaire dans l'opinion publique. De la même manière, de nombreuses légendes révèlent les peurs face à la violence urbaine comme celles sur les vols d'organes ou les snuff movies (ces films produits dans un but lucratif dans lesquels des personnes sont violées et/ou tuées en direct), lesquelles sont construites à partir d'éléments bien réels (il existe en effet des cas de vols d'organes). La légende des snuff movies exprime également le malaise suscité par l'omniprésence du sexe et de la violence dans les médias et le voyeurisme. Elles ont un fort impact auprès des militants antipornographie par exemple dont elles confortent les positions et persistent donc malgré les démentis : « On comprend bien ici que les gens ne croient pas aux rumeurs parce qu'elles paraissent vraies, mais qu'elles semblent vraies parce qu'il y a une croyance préalable (7) . »

Mais là n'est bien sûr pas la seule raison de l'attrait exercé par ces croyances modernes. Leur succès s'explique également par le fait qu'elles réactivent des motifs symboliques plus anciens en les actualisant. Ainsi une rumeur particulièrement célèbre fait état de la présence d'alligators dans les égouts de New York. Ramenés alors petits de Floride, ils auraient été abandonnés par leurs propriétaires une fois devenus encombrants. Or comment ne pas voir dans cette histoire une résurgence des vieilles légendes sur les bêtes telles que les loups-garous. Les rumeurs sur certains pervers rappellent bien entendu des motifs plus anciens, ceux des ogres par exemple... 5.3 La théorie des « anciens astronautes »

Au-delà du cas des légendes urbaines, il apparaît que les croyances même les plus récentes ne sont jamais absolument modernes et ne surgissent pas ex nihilo. C'est notamment ce que montre l'anthropologue Wiktor Stoczkowski dans Des hommes, des dieux et des extraterrestres à propos d'une croyance, qui paraît étrange sinon farfelue à maints égards : la théorie dite des « anciens astronautes » selon laquelle des extraterrestres seraient à l'origine de l'humanité (voir l'article, p. 24). Cette théorie apparaît dans les années 60 sous l'impulsion de Louis Pauwels et Jacques Bergier, puis de Robert Charroux, et connaîtra un grand succès avec Les Souvenirs du futurs (1968) d'Erich von Däniken. Mais, malgré son originalité, elle puise et se nourrit dans un fonds plus ancien. W. Stoczkowski montre ainsi que cette croyance trouve son origine dans la théosophie du xixe siècle, puis dans l'explosion de la science-fiction dans la première moitié du xxe siècle, et qu'elle se nourrira également de la croyance aux ovnis (apparue en 1947 avec le récit de l'Américain Kenneth Arnold). La théorie des anciens astronautes, en apparence radicalement neuve, est en fait le résultat d'un long processus historique de création collective. Les croyances absolument modernes n'existent donc pas.

On le voit, la croyance présente bien d'autres visages que ceux qu'on lui prête trop souvent. Il est tout à fait abusif de l'associer de manière systématique à l'irrationnel ou au spirituel. Les croyances aujourd'hui sont donc diverses et toutes en disent long sur notre temps : notre société, nos aspirations, nos craintes, les rapports sociaux, notre histoire et bien plus encore...

6 Mais comment peut-on croire une chose pareille ? LAURENT TESTOT Mai 2004

L'humanité a été créée par des extraterrestres ! Cette théorie, dite des anciens astronautes, a connu un grand succès éditorial dans les années 1960-1970, et perdure de nos jours. Sociologues et anthropologues se penchent sur ce phénomène.

Un Français du nom de Claude Vorilhon, journaliste sportif de son état, prétend avoir rencontré

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le 13 décembre 1973, en se promenant sur un volcan auvergnat, un extraterrestre qui l'aurait convié à une excursion en soucoupe volante (1). Et son interlocuteur de lui confier le secret de l'humanité : notre espèce aurait été créée en laboratoire et exportée sur Terre voici 25 000 ans. A en croire C. Vorilhon, plus connu sous son pseudonyme Raël, la Bible ne ferait que récapituler ce récit de nos origines de façon allégorique. Le visionnaire quitta le véhicule interstellaire chargé d'une double mission : diffuser les messages des elohim (terme biblique pluriel signifiant Dieu, littéralement, selon lui, « ceux qui sont venus du ciel ») et réunir des fonds pour bâtir, si possible à proximité de Jérusalem, une ambassade destinée à les accueillir d'ici à 2035.

On sait le chemin parcouru depuis par le « prophète des extraterrestres ». Celui qui se dit « demi-frère de Jésus » - car issu de même de l'union « d'une mère terrienne et d'un extraterrestre » - revendique aujourd'hui 55 000 fidèles dans son « Eglise » (en France, on parle plutôt de secte) fondée au Québec en 1994. Raël a défrayé la chronique en décembre 2002, en prétendant avoir fait réaliser par son équipe le premier clonage humain de l'histoire. Son credo repose sur l'expression d'une totale liberté en matière de pensée et de sexe, doublée d'une foi inconditionnelle en la science.

On pourrait ne voir dans les récits de ce gourou que la simple expression d'une mégalomanie délirante. Ce serait une erreur. Comme le souligne l'ethnologue Wiktor Stoczkowski (2), Raël est l'héritier d'une tradition qui connut son heure de gloire dans les années 1960-1970. Il est un des derniers représentants médiatiquement actifs de la théorie dite des « anciens astronautes ». Ce terme englobe un ensemble de doctrines, issues de plusieurs dizaines d'ouvrages publiés depuis le début des années 60, qui ont pour point commun de postuler que des extraterrestres ont créé artificiellement l'humanité. 6.1 Des anges aux extraterrestres

Selon W. Stoczkowski, l'idée de puissances, à la fois non divines et non humaines, créatrices de l'humanité, remonte aux premiers temps du christianisme. Le gnosticisme regroupait ainsi un ensemble de courants religieux spéculatifs. Il se situait en marge de la religion chrétienne, qui n'eut de cesse de le combattre en tant qu'hérésie. Le gnosticisme postulait que le Dieu de la Bible ne serait pas le créateur de notre monde, mais simplement l'orgueilleux et faillible envoyé de la Puissance originelle, et que des vérités cachées, accessibles aux seuls initiés, sous-tendaient la véritable structure d'un univers envisagé comme peuplé d'entités diverses : anges, démons, esprits...

Ce terreau de croyances occultes, qui aurait perduré jusqu'à nos jours en adoptant des formes très variées, a ensuite été ensemencé au xixe siècle, par exemple en 1877 et 1888, quand la médium russe Helena P. Blavatsky rédigea Isis dévoilée puis La Doctrine secrète. Dans ces deux ouvrages, elle se basait sur des révélations spirites pour décrire un monde créé par les anges, à l'histoire jusque-là inconnue. Histoire que l'auteur inspirée était en mesure de dévoiler : ses talents lui permettaient d'accéder aux « archives âkâshiques », une bibliothèque éthérée renfermant tous les savoirs accumulés par l'humanité depuis l'aube des temps. Sa doctrine fut reprise par nombre de penseurs, souvent des dissidents de la Société théosophique-. Le pédagogue Rudolf Steiner, le mystique Georges I. Gurdjieff, maître spirituel de Louis Pauwels, furent du nombre.

A partir de 1960, substituer extraterrestres à anges permettait de surfer sur la crête d'une cosmique vague de fond conceptuelle, de remettre au goût du jour toute une subculture, lue, assimilée, dénoncée tantôt, vénérée parfois, transformée, enrichie, adaptée un siècle durant par des millions de lecteurs enthousiastes sur toute la planète.

Le sociologue Jean-Bruno Renard a élaboré une brève taxinomie des croyants aux extraterrestres (3). D'études statistiques, il tire les enseignements suivants : « Plus les gens sont instruits, plus ils croient aux extraterrestres » ; « la croyance aux extraterrestres est inversement proportionnelle à la pratique religieuse ». Il en conclut que cette croyance représente « un syncrétisme scientifico-religieux, une religion matérialiste, dont les divinités sont des extraterrestres. [...] La croyance aux extraterrestres est [...] la réponse matérialiste à cette angoisse matérialiste et athée devant le silence et la solitude. Elle vient l'apaiser en peuplant le ciel vidé de Dieu et de ses anges avec de nouvelles divinités. "Nous ne sommes pas seuls", pouvait-on lire sur l'affiche du film Rencontre du troisième type. » Selon lui, les descriptions d'extraterrestres issues des groupes de croyants voient revenir des qualificatifs révélateurs : ils nous sont « supérieurs » sur tous les plans - physique, mental, spirituel, scientifique... ; ils ont toutes les caractéristiques des divinités célestes, étant à la fois transcendants (ils nous ont créés), omniscients (leur télépathie est fréquemment mentionnée), parfaits (ils sont très beaux, jouissent de pouvoirs mentaux, maîtrisent

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une science avancée...), éventuellement rédempteurs (certaines thèses leur attribuent l'intention d'apporter le salut à l'humanité). « Comme Dieu, ils se manifestent rarement, laissent des signes et restent cachés. »

La théorie des anciens astronautes, après avoir atteint le pic de sa vague éditoriale en 1974, semble persister dans les cultures occidentales modernes. Des sondages, réalisés en 1986, 1993 et 1997, estiment à environ 20 % la proportion de Français qui « croient » au passage sur Terre d'extraterrestres (sans distinction de temporalité : les questions ne séparent pas les temps préhistoriques de la période contemporaine, qui a vu émerger le concept de soucoupes volantes depuis 1947, date des premières observations). Il est intéressant de noter que l'étude de 1997, la seule à opérer une tentative de distinguo entre fidèles et sympathisants, a relevé, à la question « pensez-vous que le phénomène de la visite sur Terre d'extraterrestres existe ? », 7 % de réponses « certainement », 18 % de « probablement », 25 % de « probablement pas », 49 % de « certainement pas » (et 1 % de « ne sais pas »). Des sondages similaires, effectués aux Etats-Unis à la même période, trouvent des taux d'adhésion sensiblement plus élevés (près du tiers de la population semble accorder quelque crédit à la théorie des anciens astronautes). Aucune étude ne permet en revanche de déterminer qui adhère précisément à cette théorie. Les rares sociologues à avoir travaillé ce sujet infèrent juste que ses tenants se recruteraient majoritairement dans des milieux cultivés, formant une subculture qu'ils qualifient paradoxalement de « populaire ».

Le plus connu des épigones de la théorie des anciens astronautes reste Erich von Däniken, un gérant d'hôtel suisse qui publia en Allemagne, en 1968, un livre intitulé Souvenirs du futur (4), dans lequel il défendait la thèse selon laquelle des extraterrestres seraient venus à plusieurs reprises sur notre planète afin de provoquer, à grand renfort de mutations génétiques, l'émergence d'une humanité consciente. Toutes les mythologies du monde, pour peu qu'on sache les déchiffrer, fourniraient les clés de cette vérité occultée. Et une escouade de vestiges archéologiques - certains inventés de toutes pièces par des auteurs antérieurs et mentionnés sans vérification ni attribution de la source - corroboreraient cette théorie. Pour les monuments dont l'existence est attestée, leur signification aurait été systématiquement faussée par l'archéologie officielle. Les gigantesques dessins tracés au sol par les Amérindiens de Nazca deviennent alors des pistes d'atterrissage pour vaisseaux spatiaux ; un motif anthropomorphe esquissé dans la préhistoire sur les murs d'une caverne du Sahara dissimule un scaphandrier d'outre-espace ; les pyramides égyptiennes - ouvrages bien trop ambitieux pour des humains perdus dans l'âge de bronze - sont des bâtiments construits par ces créatures ; quant au récit biblique de la vision d'Ezéchiel, qui narre l'apparition de quatre anges, il ne fait que décrire maladroitement une rencontre avec des entités extraterrestres.

E. von Däniken vendit par la suite, toutes éditions, réactualisations et traductions confondues, plusieurs dizaines de millions d'ouvrages ! Le succès de sa théorie, la « dänikenite » pour reprendre l'expression de W. Stoczkowski, n'était que le symptôme le plus visible de ce que les rationalistes ont coutume d'appeler une véritable épidémie de la pensée. Car l'hôtelier suisse n'était pas, loin s'en faut, le seul représentant de cette théorie. Avant lui, les Français Robert Charroux, Jacques Bergier et L. Pauwels (5) s'en étaient faits avec un relatif succès éditorial les porte-parole. Vu la similitude des arguments avancés de part et d'autre du Rhin, on peut soupçonner sinon le plagiat, au moins le partage d'idées à une très large échelle.

Dresser le récit de l'intégralité des « preuves » accumulées par E. von Däniken, ses prédécesseurs et leurs nombreux émules remplirait une encyclopédie, de même que réunir l'ensemble des contre-attaques rédigées par une foule de scientifiques et de rationalistes allergiques à cette théorie (6). Certes, les historiens ont quelques idées sur la façon dont les Egyptiens sont venus tout seuls à bout de leurs titanesques pyramides ; les archéologues estiment que les Nazcaens étaient à même, par arpentage, de tracer de colossales figures au sol sans recours à l'observation aérienne ; les anthropologues et préhistoriens multiplient les hypothèses relatives aux motifs des grottes ornées ; et les spécialistes des religions ne sont pas à cours de théories susceptibles de nous éclairer quant au sens des textes bibliques sans recourir à l'intervention forcée de martiens. Mais les critiques ne servent à rien. La théorie des anciens astronautes, même si elle se donne des apparences de démonstration scientifique, se révèle invulnérable au travail de sape de la raison.

« Ce que croient les gens est généralement organisé à l'intérieur de systèmes de croyances élaborés. [...] Chaque personne a une structure de connaissance constituée de nombreux éléments d'information et de croyance qui sont interdépendants, et les gens sont organisés en systèmes sociaux dans lesquels chaque personne prête appui à la croyance

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des autres à l'intérieur du système. Une croyance isolée est une croyance inconsistante... », écrivait en 1968 le sociologue Robert Hall, appelé par le gouvernement états-unien à participer à une commission d'enquête sur les ovnis (7). De même, W. Stoczkowski défend que la théorie des anciens astronautes s'inscrit dans une vision cohérente du monde, partagée par une fraction conséquente de la population. Il récuse l'interprétation canonique des sciences humaines, qui ne voient dans la prospérité de ce genre de dogme que le signe d'une perte d'influence des religions officielles (les sociologues rangent souvent les groupes dits « soucoupistes » dans la catégorie des nouveaux mouvements religieux). Il s'oppose aussi à l'interprétation rationaliste, qui postule que notre civilisation serait basée sur la science et ne pourrait véhiculer durablement que des idées expérimentalement fondées et démontrables, reléguant toute croyance autre (comme la théorie des anciens astronautes) dans une sous-catégorie étiquetée « crise périodique de la rationalité scientifique ». W. Stoczkowski pose en préambule de son ouvrage (8) « deux questions de bon sens [...] : comment un homme peut-il arriver à penser ainsi ? A quoi tient le succès d'une théorie que cette pensée a engendrée ? » 6.2 Les racines de la croyance

Pour décrire la théorie des anciens astronautes, W. Stoczkowski adopte l'image de la pyramide inversée : pour lui, la dänikenite se présente comme un édifice reposant sur sa pointe (l'axiome selon lequel les extraterrestres sont à l'origine de l'humanité), articulé autour d'une logique architecturale (s'ils sont passés, il en reste des traces), et étalant à son sommet une large surface de preuves visibles (tout vestige archéologique colossal, si possible situé dans des pays très lointains, et présumé alors d'une inconcevable antiquité). S'attaquer à l'interprétation desdites preuves ne permet en aucun cas d'abattre la structure : on ne détruit pas un bâtiment en sapant son sommet. Ses fondations resteront intactes même si on démontre qu'il est possible d'élever un de ces monuments avec des outils maîtrisés par leurs concepteurs historiquement présumés. Les archéologues pourraient bien bâtir une pyramide en utilisant des moyens mathématiques, humains et techniques connus du temps des pharaons, ils ne s'attaqueraient pas aux racines de la croyance. Celles-ci se nouent en une certitude inébranlable, elles sont le patrimoine d'une communauté de pensée, celle de millions de lecteurs considérant comme possible et même probable ce qu'ils peuvent lire dans des centaines d'ouvrages largement diffusés.

J. Bergier et L. Pauwels en avaient d'ailleurs conscience : « On s'apercevra sans doute [à l'avenir] que beaucoup de nos propos étaient délirants [...]. C'est une éventualité que nous acceptons de bon coeur. "Il y avait quantité de sottises dans le bouquin de Pauwels et Bergier." Voilà ce qu'on dira. Mais si c'est ce bouquin qui a donné envie d'aller voir de plus près, nous aurons atteint notre but (9) . » Quant à E. von Däniken et consorts, ils ne se sont pas privés de réviser leurs hypothèses, de discuter de la véracité des preuves, de contester leurs méthodes respectives (ce qui incidemment confère à certains de leurs débats d'indéniables aspects scientifiques)... sans jamais remettre en cause le postulat fondamental des démiurges des étoiles.

Bien avant E. von Däniken, les auteurs de science-fiction (SF) avaient décrit des extraterrestres créateurs de l'humanité. Littérature fantastique et occultisme se sont souvent emprunté des thématiques. On connaît ainsi des romanciers qui basculèrent vers le récit ésotérique : R. Charroux avait publié plusieurs fictions avant de s'attaquer à son Histoire inconnue des hommes depuis cent mille ans ; Lafayette R. Hubbard, fondateur de l'Eglise de scientologie, secte qui postule que nos ancêtres ont été déportés depuis l'espace au fil d'un scénario proche de celui de la théorie des anciens astronautes, était auteur de SF... Peut-on pour autant en déduire que SF et occultisme se valent dans l'esprit de leurs lecteurs respectifs ? A priori non. Si la première s'affirme comme fiction, le second ne se présente-t-il pas comme dépeignant une réalité ? 6.3 Des représentations mentales cohérentes

A cet égard, W. Stoczkowski discerne deux types de rationalités : la première est « performante », elle prétend ne valider que les vérités authentifiées par une démarche scientifique pure et dure. C'est à son aune que les rationalistes estiment que des théories comme celle des anciens astronautes devaient être évaluées. La seconde rationalité est « circonscrite », c'est celle du sens commun, que nous mettons en oeuvre dans la vie quotidienne. Ainsi, si vous vous brûlez la main en la plongeant dans le feu, vous allez en déduire que cet acte est néfaste et vous abstenir de le reproduire. Si vous étiez partisan de la rationalité performante, votre raison vous intimerait l'ordre de réitérer l'expérience en en variant les modalités avant d'en inférer quelque conclusion que ce soit. Vous exposeriez derechef votre oreille, puis votre pied à la flamme, pour pouvoir affirmer ce que la

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La traite des Blanches, histoire d'une manipulation Propos recueillis par Régis Meyran Août-septembre 2009 16

rationalité circonscrite vous aura déjà enseigné : le feu fait mal. On peut même pousser le raisonnement plus loin. En fait, si vous savez (ou croyez savoir, qui sait ?) que le feu brûle, ce n'est peut-être pas que vous l'ayez directement expérimenté. Mais plutôt parce que vos parents vous l'ont inculqué. Vous êtes ainsi l'héritier d'un savoir socialement élaboré et partagé.

C'est sur la base de la rationalité circonscrite que s'articule notre société. La rationalité performante, quant à elle, ne peut oeuvrer idéalement que dans les laboratoires. Aux yeux de la rationalité circonscrite, rien ne dément la possibilité que des extraterrestres aient pu être à l'origine de notre espèce. Si l'emprunt d'éléments issus de la SF a pu nourrir la théorie des anciens astronautes, n'est-ce pas simplement que notre patrimoine culturel fait feu de tout bois, par le biais peut-être d'individus qui basculent d'un sous-ensemble conceptuel à un autre, par exemple de l'univers SF à la littérature occulte ? Et si des théories étrangères à la science, comme celle des anciens astronautes, peuvent croître soudainement, puis s'essouffler sans pour autant disparaître, ce n'est pas simplement parce qu'elles répondent à des besoins, en se substituant aux religions officielles, en proposant une vision globale de nos origines, de notre histoire, de notre place dans l'univers et de notre destin. Si elles peuvent faire tout cela, c'est surtout parce qu'elles s'intègrent à des cadres de représentations mentales cohérentes.

Alors, Raël, messie ou menteur ? Une leçon à tirer de l'étude de la théorie des anciens astronautes serait peut-être que vouloir combattre une pensée au motif qu'elle prend appui sur des présupposés inverses à ceux de la science moderne est voué à l'échec. Une croyance perdure tant qu'elle est partagée.

7 La traite des Blanches, histoire d'une manipulation Propos recueillis par Régis Meyran Août-septembre 2009

De jeunes Françaises « exportées » dans des réseaux de prostitution à l’étranger ? La rumeur a longtemps existé. Pour Jean-Michel Chaumont, ce mythe repose sur une escroquerie intellectuelle.

Depuis la fin du XIXe  siècle, une rumeur circule régulièrement en France : d’innocentes jeunes filles de bonne famille seraient arrachées à leurs familles, violentées et acheminées dans un autre pays où un réseau criminel les prostituerait contre leur gré. Fort heureusement, une poignée de citoyens engagés aurait héroïquement combattu cette « traite des Blanches », au nom des droits de l’homme. Mais quelle est la réalité de cette histoire, qui trouve des échos encore aujourd’hui ? Au terme d’une vaste enquête dans les archives de la Société des nations, Jean-Michel Chaumont en démontre les aspects mythiques. Derrière d’apparents bons sentiments apparaissent alors toutes les ambiguïtés de l’expertise sociale.

En quoi cette histoire de traite des Blanches est-elle, selon vous, un mythe ? Au départ, je n’avais aucune raison de douter : pour avoir longtemps étudié les crimes et

génocides nazis, je savais le pire possible. Cependant une enquête en milieu policier m’avait déjà conduit à relativiser certains lieux communs sur les réseaux mafieux. La traite des êtres humains censée être contrôlée par la criminalité organisée s’appelait jusqu’en 1949 la traite des femmes et des enfants et, jusqu’en 1921, la traite des Blanches. Cette expression faisait référence à la traite des Noirs qui venait d’être abolie, lorsque les premières dénonciations publiques d’enlèvements et de prostitution forcée de jeunes filles innocentes apparurent vers 1880. Un scandale à Bruxelles y a joué un rôle fondateur et, avec quelques collègues, nous sommes retournés aux archives… Ce que nous y avons trouvé ne correspond pas à ce que l’histoire a retenu. Il y eut bien collusion entre des policiers et des tenanciers de bordels, des abus criminels furent perpétrés mais ils concernaient en tout trois jeunes femmes. Or, c’est à partir de ces cas que l’amalgame avec la traite des Noirs et ses millions de victimes a été établi !

À partir de ce fait divers et de quelques autres similaires, un discours militant a dénoncé l’existence d’un « fléau » d’ampleur mondiale. Ce discours mythique devient une réalité scientifiquement démontrée lorsqu’en 1927 un comité d’experts de la Société des nations publie un rapport issu d’une enquête internationale sur la question. L’examen de leurs archives confidentielles montre qu’ils ont complètement manipulé les résultats de l’enquête pour prouver la réalité de la traite.

L’essentiel de mon livre est consacré à l’analyse des secrets de fabrication par lesquels le mythe a

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La traite des Blanches, histoire d'une manipulation Propos recueillis par Régis Meyran Août-septembre 2009 17

été « scientifiquement » confirmé : généralisations abusives, chiffres douteux, éléments occultés… Quiconque voudrait développer pour son compte la malhonnêteté intellectuelle y trouvera des recettes infaillibles !

Qui précisément a fabriqué ce mythe et pourquoi ? Dans un premier temps, le mythe fut surtout l’œuvre de militants féministes et « droits de

l’hommistes ». Ils visaient à abolir la réglementation de la prostitution : à savoir l’inscription d’office des prostituées, les visites médicales obligatoires et les maisons de tolérance. Mais, très vite, d’autres acteurs, notamment des associations puritaines et d’hygiène sociale s’en sont emparés et l’ont adapté à leurs fins : ils dénonçaient pêle-mêle le patriarcat, le capitalisme, l’immoralisme, les immigrés, les Juifs… On n’en finirait pas de répertorier tous les usages auxquels le mythe a pu servir. Ne reposant sur aucune base solide, il est aisé de l’incliner dans tous les sens. Cela conduit même à des alliances étonnantes comme celle que l’on observe aujourd’hui aux États-Unis entre des fondamentalistes chrétiens et certaines sections du mouvement féministe radical (en particulier Kathleen Barry et sa Coalition against the trafficking in women, CATW) : tout les oppose par ailleurs, mais ils communient dans une même dénonciation de la « traite ». Beaucoup y croient en toute bonne foi, d’autres sont plus cyniques…

Quelle part de l’imaginaire occidental ce mythe révèle-t-il ? Quels sont ses effets ? La peur des migrants étrangers, qui n’est pas une spécificité occidentale, est très associée aux

« white Slaves panics (1) », survenues en plusieurs points du globe au début du XXe  siècle. Elle explique probablement une partie de la réception du mythe. Mais, à la différence d’Edgar Morin qui, dans La Rumeur d’Orléans(2), pensait découvrir les raisons de sa fortune dans l’inconscient populaire, je trouve plus important de souligner le rôle des producteurs du mythe. Car sans les campagnes invraisemblables de sensibilisation contre la traite menées par des élites militantes et expertes, je doute que ces rumeurs eussent pu proliférer aussi facilement : voyez en 2006 la rumeur de ces 40 000 esclaves sexuelles importées en Allemagne pour la Coupe du monde ! Cette désinformation organisée se justifie probablement pour ses responsables par la conviction qu’il est légitime de mentir pour une bonne cause.

Or c’est justement là que le bât blesse. Le mythe a des conséquences bien réelles, notamment vis-à-vis des politiques sur la prostitution. En effet, penser la législation de la prostitution à partir de réalités travesties revient à se détourner des vrais problèmes – et il y en a bien évidemment – posés par les migrations, légales ou illégales, de prostituées.

Cette recherche permet enfin de réviser l’histoire naissante de la genèse de l’intérêt pour les droits de l’homme à l’Onu. Non seulement dans les milieux militants (abolitionnistes) mais aussi chez certains historiens contemporains (en particulier Barbara Metzger (3)), on présente ces experts comme des pionniers des droits de l’homme alors qu’ils prônaient au contraire des mesures liberticides incompatibles avec l’État de droit.

NOTES : (1) La hantise de la traite des Blanches (white slaves panic) peut être considérée comme une variante

de ces « paniques morales » dont parle le sociologue Stanley Cohen (Folk Devils and Moral Panics, MacGibbon and Kee, 1972). Des « entrepreneurs de morale » partent en croisade publique contre des individus ou des groupes diabolisés, ici les « trafiquants » de chair humaine. Ils suscitent alors des réactions disproportionnées de l’opinion publique vis-à-vis des groupes considérés.

(2) Edgar Morin, La Rumeur d’Orléans, 1969, rééd. Seuil, coll. « Points essais », 1982. (3) Barbara Metzger, « Toward an international human rights regime during the inter-war years:

The League of nations’ combat of traffic in women and children », in Kevin Grant, Philippa Levine et Frank Trentmann (dir.), Beyond Sovereignty: Britain, empire, and transnationalism, c. 1850-1950, Palgrave MacMillan, 2007.

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Politique post-vérité ou journalisme post-politique ? F Lordon, 22 novembre 2016 18

8 Politique post-vérité ou journalisme post-politique ? F Lordon, 22 novembre 2016

Un système qui, le lendemain de l’élection de Donald Trump, fait commenter l’événement par Christine Ockrent — sur France Culture… — et le surlendemain par BHL interviewé par Aphatie, n’est pas seulement aussi absurde qu’un problème qui voudrait donner des solutions : c’est un système mort. On ne s’étonnera pas que le thème des morts-vivants connaisse un tel regain d’intérêt dans les séries ou dans les films : c’est l’époque qui se représente en eux, et c’est peut-être bien le sentiment confus de cette époque, à la fois déjà morte et encore vivante, qui travaille secrètement les sensibilités pour leur faire apparaître le zombie comme le personnage le plus parlant du moment. 8.1 Les morts-vivants

On objectera sans doute que les morts-vivants sont plutôt des trépassés qui reviennent, alors qu’en l’occurrence l’époque, si toute vie s’en est retirée, n’en finit pas de mourir. Institutions politiques, partis en général, parti socialiste en particulier, médias, c’est tout le système de la conduite autorisée des opinions qui a été comme passé à la bombe à neutrons : évidement radical au-dedans, ou plutôt chairs fondues en marmelade indifférenciée, seuls les murs restent debout, par un pur effet d’inertie matérielle. Au vrai, ça fait très longtemps que la décomposition est en marche, mais c’est que nous avons affaire à un genre particulier de système qui ignore ses propres messages d’erreur-système. Dès le 21 avril 2002, l’alarme aurait dû être généralisée. Mais ce système qui enseigne à tous la constante obligation de « changer » est lui d’une immobilité granitique — tout est dit ou presque quand Libération, l’organe du moderne intransitif, fait chroniquer Alain Duhamel depuis cent ans. Il s’en est logiquement suivi le TCE en 2005, les étapes successives de la montée du FN, le Brexit en Grande-Bretagne, Trump aux États-Unis, et tout le monde pressent que 2017 s’annonce comme un grand cru. Voilà donc quinze ans que, désarçonné à chaque nouvelle gifle, vécue comme une incompréhensible ingratitude, le système des prescripteurs fait du bruit avec la bouche et clame que si c’est ça, il faut « tout changer » — avec la ferme intention de n’en rien faire, et en fait la radicale incapacité de penser quoi que ce soit de différent.

Mais avec le temps, le travail de l’agonie devient mordant, et le système se sent maintenant la proie d’une obscure inquiétude : commence même à lui venir la conscience confuse qu’il pourrait être en cause — et peut-être menacé ? Sans doute réagit-on différemment en ses différentes régions. Le Parti socialiste n’est plus qu’un bulbe à l’état de béchamelle, dont on mesure très exactement la vitalité aux appels de Cambadélis, après l’élection de Trump, à resserrer les rangs autour de Hollande (ou bien aux perspectives de lui substituer Valls).

On ne s’étonnera pas que le thème des morts-vivants connaisse un tel regain d’intérêt : c’est l’époque qui se représente en eux

C’est la partie « médias », plus exposée peut-être, qui exprime un début d’angoisse terminale. A la manière dont elle avait pris la raclée du TCE en 2005 — une gigantesque éructation contre le peuple imbécile (1) —, on mesure quand même depuis lors un effet des gifles à répétition. Alors les médias, un peu sonnés à force, commencent à écrire que les médias pourraient avoir eu une responsabilité. Le propre du mort-vivant cependant, encore debout mais en instance de mourir, c’est que rien ne peut plus le ramener complètement vers la vie. Aussi, la question à peine posée, viennent dans l’instant les réponses qui confirment le pur simulacre d’une vitalité résiduelle, et la réalité de l’extinction en cours. Y a-t-il responsabilité des médias ? « Oui, mais quand même non ». 8.2 La protestation sociologique des médias

Comme le système prescripteur du changement pour tous n’a aucune capacité de changement pour lui-même, défaut qui signe d’ailleurs la certitude quasi-évolutionnaire de sa disparition, il s’arrange pour poser la question sous la forme qui le remette aussi peu que possible en question : non nous ne sommes pas « coupés », et nous ne vivons pas différemment des autres ; oui nous avons fait notre travail, la preuve : nous avons tout parfaitement fact-checké.

Dans un mouvement aussi sincèrement scandalisé que touchant de candeur, Thomas Legrand, par exemple, proteste sur France Inter qu’on puisse trouver la presse « déconnectée » : n’est-elle pas désormais « peuplée de pigistes et de précaires » (2) ? Il faut vraiment être arrivé au bout du chemin pour n’avoir plus d’autre ressource que de transformer ainsi le vice en vertu, et se faire un rempart

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Politique post-vérité ou journalisme post-politique ? F Lordon, 22 novembre 2016 19

de la prolétarisation organisée des soutiers, providentielle garantie sociologique d’une commune condition qui rendrait sans objet les accusations de « déconnexion ». Mais on en est là. Des hipsters précarisés jusqu’au trognon servent de bouclier humain à des éditorialistes recuits qui, désormais étrangers à toutes les régulations de la décence, n’hésitent plus à en faire un argument.

Comme on veut cependant donner tous les gages de la meilleure volonté réflexive, on concède qu’on doit pouvoir encore mieux faire pour connaître ce qui agite les populations réelles, et l’on promet de l’enquête, du terrain, de la proximité, de l’immersion, bref de la zoologie. On se demande alors si le contresens est l’effet d’une rouerie de raccroc ou d’une insondable bêtise. Car si l’élection de Trump a révélé « un problème avec les médias », ça n’est que très superficiellement de « ne pas l’avoir vue venir » : c’est plutôt d’avoir contribué à la produire ! L’hypothèse de la bêtise prend immanquablement consistance avec les cris d’injustice que pousse sur Twitter un malheureux présentateur de France Info : « Mais arrêtez de dire que c’est un échec de la presse, c’est d’abord un échec de la politique ! C’est pas la presse qui donne du taf aux gens ». Ou encore : « C’est dingue de se focaliser uniquement sur les médias. La désindustrialisation de la Rust Belt ce n’est pas à cause des journaux ». Tranchant de la forme, puissance de l’analyse — l’époque. 8.3 « C’est dingue de se focaliser uniquement sur les médias »

Tout y est, et notamment que « la presse » ne se reconnaît aucune responsabilité depuis vingt ans dans la consolidation idéologique des structures du néolibéralisme, qu’elle n’a jamais réservé la parole à ceux qui en chantaient les bienfaits, qu’elle n’a jamais réduit à l’extrême-droite tout ce qui, à gauche, s’efforçait d’avertir de quelques inconvénients, de la possibilité d’en sortir aussi, qu’elle n’a jamais fait de l’idée de revenir sur le libre-échange généralisé une sorte de monstruosité morale, ni de celle de critiquer l’euro le recommencement des années trente, qu’elle n’a jamais pédagogisé la flexibilisation de tout, en premier lieu du marché du travail, bref qu’elle n’a jamais interdit, au nom de la « modernité », du « réalisme » et du « pragmatisme » réunis, toute expression d’alternative réelle, ni barré absolument l’horizon politique en donnant l’état des choses comme indépassable — oui, celui-là même qui produit de la Rust Belt dans tous les pays développés depuis deux décennies, et fatalement produira du Trump avec. Mais non, bien sûr, la presse n’a jamais fait ça.

Le petit bonhomme de France Info ne doit pas écouter sa propre chaîne qui, en matière économique, éditorialise à un cheveu de BFM Business, comme toutes les autres au demeurant, raison pour quoi d’ailleurs le pauvre est devenu strictement incapable d’avoir même l’idée d’une différence possible, l’intuition qu’il y a peut-être un dehors. De ce point de vue on pourra égailler autant qu’on veut des bataillons de pigistes précarisés dans la nature avec pour feuille de route « le retour au terrain », on ne voit pas trop ce que cette dispersion pourrait produire comme révisions éditoriales sérieuses, qui auraient dû survenir il y a longtemps déjà, et ne surviendront plus quoi qu’il arrive. On en a plus que l’intuition à cette phénoménale déclaration d’intention du directeur du Monde qui annonce avoir constitué une « task force » (sic) prête à être lâchée à la rencontre « de la France de la colère et du rejet » (3), et l’on mesure d’ici l’ampleur des déplacements de pensée que des enquêtes ainsi missionnées vont pouvoir produire auprès de leur commanditaire. Il est vrai que celui-ci n’hésite pas à témoigner d’un confraternel ascendant à l’endroit des « médias américains confrontés à leur 21 avril. Nous avons eu aussi le référendum de 2005. On a appris à être plus vigilants ». La chose n’avait échappé à personne.

Si l’élection de Trump a révélé « un problème avec les médias » , ça n’est que très superficiellement de « ne pas l’avoir vue venir » : c’est plutôt d’avoir contribué à la produire !

L’intuition tourne à la certitude quasi-expérimentale quand, au lendemain d’un désastre comme celui de l’élection américaine, on peut lire qu’Hillary Clinton « avait le seul programme réalisable et solide »(Jérôme Fenoglio, Le Monde), que « la réaction identitaire contre la mondialisation alimente la démagogie de ceux qui veulent fermer les frontières » (Laurent Joffrin, Libération), que « le choix de la presse[finalement il y en avait un ?] était le triste choix de la rationalité contre le fantasme » (Thomas Legrand, France Inter), que « la mondialisation n’est pas seule en cause [car c’est] la révolution technologique [pourrait-on être contre ?] qui est autant, sinon plus, responsable du démantèlement des vieux bassins d’emploi, c’est elle qui porte la délocalisation du travail, bien plus que l’idéologie [sic] » (Le Monde), scies hors d’âge, qu’on lit à l’identique depuis 2005, enfermées dans l’antinomie de la mondialisation ou du quatrième Reich, produits de série emboutis sur enclumes éditorialistes, l’ironie tenant au fait

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qu’on aura rarement vu propagandistes de la flexibilité frappés d’une telle rigidité, puisqu’il est maintenant acquis que, ayant perdu toute capacité de révision cognitive, ils iront jusqu’au bout du bout, d’un pas mécanique, les bras devant à l’horizontale.

Le fulgurant éditorialiste du Monde devrait pourtant se méfier de ses propres analyses, dont une part pourrait finir par s’avérer fondée : c’est qu’on sait déjà ce qu’il va écrire fin avril-début mai 2017, qu’on pourrait même l’écrire dès aujourd’hui à sa place, et qu’une telle simplicité donne immanquablement des envies d’automatisation — la fameuse technologie —, à moins, il est vrai un cran technologique en dessous, qu’on ne fasse tirer au sort la construction de phrases par un singe, dans un sac où l’on aura mélangé des cubes avec écrit : « protestataire », « populisme », « colère », « tout changer », « repli national », « manque de pédagogie », « l’Europe notre chance », et « réformer davantage ». Substitution par le système expert ou bien par le macaque, il est exact en tout cas que l’emploi de l’éditorialiste du Monde, lui, n’aura pas été victime, selon ses propres mots, de « l’idéologie ». 8.4 La « politique post-vérité » (misère de la pensée éditorialiste)

On en finirait presque par se demander si l’indigence de ses réactions ne condamne pas ce système plus sûrement encore que l’absence de toute réaction. C’est que pour avoir depuis si longtemps désappris à penser, toute tentative de penser à nouveau, quand elle vient de l’intérieur de la machine, est d’une désespérante nullité, à l’image de la philosophie du fact-checking et de la « post-vérité », radeau de La Méduse pour journalisme en perdition. L’invocation d’une nouvelle ère historique dite de la « post-vérité » est donc l’un de ces sommets que réserve la pensée éditorialiste : une nouvelle race de politiciens, et leurs électeurs, s’asseyent sur la vérité, nous avertit-elle (on n’avait pas vu). Des Brexiteers à Trump, les uns mentent, mais désormais à des degrés inouïs (plus seulement des petits mensonges comme « mon ennemi c’est la finance »), les autres croient leurs énormités, on peut donc dire n’importe quoi à un point nouveau, et la politique est devenue radicalement étrangère aux régulations de la vérité. C’est une nouvelle politique, dont l’idée nous est livrée là par un gigantesque effort conceptuel : la « politique de la post-vérité ». Soutenue par les réseaux sociaux, propagateurs de toutes les affabulations — et à l’évidence les vrais coupables, ça la presse l’a bien vu.

Car, on ne le dit pas assez, contre la politique de la post-vérité, le journalisme lutte, et de toutes ses forces : il fact-checke. On ne pourra donc pas dire que le journalisme a failli face à Trump : sans relâche il a compulsé des statistiques et retourné de la documentation — n’a-t-il pas établi qu’il était faux de dire que tous les Mexicains sont des violeurs ou qu’Obama n’était pas américain ? Mais voilà, la post-vérité est une vague géante, un tsunami qui emporte tout, jusqu’aux digues méthodiques du fact-checking et du journalisme rationnel, et les populations écumantes de colère se mettent à croire n’importe quoi et n’importe qui. Au fait, pourquoi en sont-elles venues ainsi à écumer de colère, sous l’effet de quelles causes, par exemple de quelles transformations économiques, comment en sont-elles arrivées au point même de se rendre aux pires mensonges ? Cest la question qu’il ne vient pas un instant à l’idée du journalisme fact-checkeur de poser.

Il est d’ailleurs mal parti pour en trouver les voies si l’on en juge par les fortes pensées de ses intellectuels de l’intérieur, comme Katharine Viner, éditorialiste au Guardian, à qui l’on doit les formidables bases philosophiques de la « post-vérité ». Et d’abord en armant la percée conceptuelle de connaissance technologique dernier cri : les réseaux sociaux, nous explique Viner, sont par excellence le lieu de la post-vérité car ils enferment leurs adhérents dans des « bulles de filtre », ces algorithmes qui ne leur donnent que ce qu’ils ont envie de manger et ne laissent jamais venir à eux quelque idée contrariante, organisant ainsi la végétation dans le même, l’auto-renforcement de la pensée hors de toute perturbation. Mais on croirait lire là une description de la presse mainstream, qui ne se rend visiblement pas compte qu’elle n’a jamais été elle-même autre chose qu’une gigantesque bulle de filtre ! Ainsi excellemment partie pour un exercice décapant de remise en cause, Katharine Viner en vient logiquement à conclure que Trump « est le symptôme de la faiblesse croissante des médias à contrôler les limites de ce qu’il est acceptable de dire » (4). Le tutorat moral de la parole publique, spécialement celle du peuple et des « populistes », voilà, sans surprise, le lieu terminal de la philosophie éditorialiste de la « post-vérité ». Comprendre ce qui engendre les errements de cette parole, pour lui opposer autre chose que les postures de la vertu assistée par le fact-checking, par exemple une action sur les causes, ne peut pas un instant entrer dans une tête d’éditorialiste-de-la-vérité, qui comprend confusément que, « les causes » renvoyant à ce monde, et l’hypothèse d’y

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changer quoi que ce soit de sérieux étant par principe barrée, la question ne devra pas être posée. 8.5 Le journalisme post-politique

Ce que le journalisme « de combat » contre la post-vérité semble donc radicalement incapable de voir, c’est qu’il est lui-même bien pire : un journalisme de la post-politique — ou plutôt son fantasme. Le journalisme de la congélation définitive des choix fondamentaux, de la délimitation catégorique de l’épure, et forcément in fine du gardiennage du cadre. La frénésie du fact-checking est elle-même le produit dérivé tardif, mais au plus haut point représentatif, du journalisme post-politique, qui règne en fait depuis très longtemps, et dans lequel il n’y a plus rien à discuter, hormis des vérités factuelles. La philosophie spontanée du fact-checking, c’est que le monde n’est qu’une collection de faits et que, non seulement, comme la terre, les faits ne mentent pas, mais qu’ils épuisent tout ce qu’il y a à dire du monde.

Le problème est que cette vérité post-politique, opposée à la politique post-vérité, est entièrement fausse, que des faits correctement établis ne seront jamais le terminus de la politique mais à peine son commencement, car des faits n’ont jamais rien dit d’eux-mêmes, rien ! Des faits ne sont mis en ordre que par le travail de médiations qui ne leur appartiennent pas. Ils ne font sens que saisis du dehors par des croyances, des idées, des schèmes interprétatifs, bref, quand il s’agit de politique, de l’idéologie.

Le spasme de dégoût que suscite immanquablement le mot d’idéologie est le symptôme le plus caractéristique du journalisme post-politique. Comme « réforme » et « moderne », le « dépassement de l’idéologie » est l’indice du crétin. Sans surprise d’ailleurs, le crétin post-politique est un admirateur de la « réalité » — systématiquement opposée à toute idée de faire autrement. Les deux sont évidemment intimement liés, et le fact-checking à distance avec eux. La purgation achevée de l’idéologie laisse enfin apparaître la « réalité », telle qu’en elle-même immarcescible, qu’il n’y a plus qu’à célébrer rationnellement en fact-checkant la conformité des énoncés (post-)politiques à ses « faits ».

Lire aussi François Brune, « Néfastes effets de l’idéologie politico-médiatique », Le Monde diplomatique, mai 1993.Il faut avoir fait l’expérience de regards de sidération bovine confrontés à l’idée que la « fin des idéologies », le « refus de l’idéologie », sont des summum d’idéologie qui s’ignorent pour se faire plus précisément une idée du délabrement intellectuel d’où sont sortis simultanément : la « réalité » comme argument fait pour clôturer toute discussion, c’est-à-dire évidemment la négation de toute politique comme possibilité d’une alternative, la noyade de l’éditorialisme dans les catégories du « réalisme » et du « pragmatisme », la place de choix donnée par les médias à leurs rubriques de fact-checking, la certitude d’être à jour de ses devoirs politiques quand on a tout fact-checké, le désarroi sincère que les populations ne se rendent pas d’elles-mêmes à la vérité des faits corrects, et cependant la persévérance dans le projet de soumettre toute politique à l’empire du fact-checking, à en faire la vitrine d’une presse moderne qui, très significativement, pousse sur le devant de la scène ses Décodeurs et sa Désintox’.

Mais voilà, les décodeurs recodent sans le savoir, c’est-à-dire, comme toujours les inconscients, de la pire des manières. Ils recodent la politique dans le code de la post-politique, le code de la « réalité », et les désintoxiqueurs intoxiquent — exactement comme le « décryptage », cette autre abysse de la pensée journalistique, puisque « décrypter » selon ses ineptes catégories, c’est le plus souvent voiler du plus épais brouillard.

Le fact-checking qui, épouvanté, demandera dans un cri de protestation si c’est donc qu’« on préfère le mensonge à la vérité », est sans doute ici hors d’état de saisir l’argument qui n’a rien à voir avec l’exigence élémentaire d’établir correctement des faits, mais plutôt avec l’accablant symptôme, après Trump, d’une auto-justification des médias presque entièrement repliée sur le devoir fact-checkeur accompli. Trump a menti, nous avons vérifié, nous sommes irréprochables. Malheureusement non. C’est qu’un Trump puisse débouler dans le paysage dont vous êtes coupables. Vous êtes coupables de ce qu’un Trump n’advient que lorsque les organes de la post-politique ont cru pouvoir tenir trop longtemps le couvercle sur la marmite politique. 8.6 Différences et préférences

Car voilà toute l’affaire : la post-politique est un fantasme. Elle est le profond désir du système intégré de la politique de gouvernement et des médias mainstream de déclarer forclos le temps de

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l’idéologie, c’est-à-dire le temps des choix, le désir d’en finir avec toutes ces absurdes discussions ignorantes de la « réalité », dont il nous est enjoint de comprendre que, elle, ne changera pas. Mais c’est le désir de ce système, et de ce système seulement. Pour son malheur, le peuple obtus continue, lui, de penser qu’il y a encore matière à discuter, et quand toutes les institutions établies de la post-politique refusent de faire droit à cet élémentaire désir de politique, alors ce peuple est prêt à saisir n’importe quelle proposition, fût-ce la pire, pourvu qu’elle soit celle d’une différence (5). Tout le fact-checking du monde n’ôtera jamais que la politique est l’exercice de la différence quand il est, lui, le prononcé silencieux de la fin des différences, ce qui reste quand on a décidé qu’il n’y aurait plus de différences : le règne vide et insignifiant des « faits » — mais pour mieux laisser inquestionné, dans l’arrière-plan, le signifié-maître : le monde est comme il est.

Il reste alors une seule ligne de repli au journalisme mainstream, au journalisme de la post-politique qui se croit le journalisme de la vérité : concéder qu’il reste bien en effet une différence, mais une seule, et qu’elle est hideuse au point que tout devra lui être préféré — « tout » devant s’entendre adéquatement comme l’ensemble des sacrifices à consentir « hélas » à la « réalité ». Maintenir cette configuration du problème post-politique, n’admettant comme extérieur que la politique innommable de l’extrême-droite, requiert alors d’opérer le déni radical de la différence de gauche. Et si jamais celle-ci commence à faire son chemin, de la combattre impitoyablement.

C’est bien en ce point que ce système laisse affleurer ses propres préférences, ses haines inavouables. Disons ici carrément ceci : plutôt qu’une différence de gauche, il préférera prendre le risque de la différence d’extrême-droite, dont il doit bien pressentir que ses propres efforts, dérisoirement inefficaces, ne suffiront plus longtemps à en empêcher l’advenue. Et voilà, au bout de ses échecs à endiguer quoi que ce soit, où il finira d’impuissance : s’il faut en passer par l’expérience d’extrême-droite, ainsi soit-il ! Elle sera tellement ignoble qu’elle aura au moins le mérite de remonétiser le discours de la vertu, et la « réalité » sera ré-installée dans ses droits en une alternance à peine.

Le Pen ne sortira pas de l’euro, Trump préservera la déréglementation financière, la Grande-Bretagne du Brexit ne sera pas exactement un enfer anticapitaliste

Au reste, il s’en trouvera bien quelques-uns au sein du grand parti post-politique pour apercevoir que les rapports de l’extrême-droite et de la « réalité » sont en fait loin d’être si distendus que le fact-checking pourrait le faire croire : Marine Le Pen ne sortira pas de l’euro, Trump a déjà fait savoir qu’il préserverait la déréglementation financière, la Grande-Bretagne du Brexit ne sera pas exactement un enfer anticapitaliste. À coup sûr, ce sont les migrants, les étrangers, et en France tous ceux qui ne respirent pas la souche, qui connaîtront leur douleur. Mais, d’une part, un républicanisme autoritaire caparaçonné d’islamophobie s’en accommodera parfaitement. Et, d’autre part, la post-politique de la morale cachera sa joie de se refaire la cerise aussi facilement — le dernier espoir pour les ventes de Libération, du Monde et de L’Obs, c’est bien le FN. 8.7 Le déni de l’homogénéité (pauvre Décodeur)

Si donc, du point de vue de la « réalité », le choix est entre le bien et un moindre mal, dont on expliquera qu’on le tient cependant pour le sommet du mal, alors il faut se mettre à tout prix en travers du vrai mal, mais sans pouvoir dire ouvertement que c’est lui qu’on considère comme tel : le mal d’une autre différence, le mal qui ne croit pas à la « réalité », celui qui pense que les définitions implicites de la « réalité » sont toujours mensongères, au moins par omission, qu’elles occultent systématiquement d’où sont venus ses cadres, qui les a installés, qu’ils n’ont pas toujours été là, par conséquent qu’il est possible d’en inventer d’autres. Ce mal à combattre sans merci, c’est la différence de gauche.

On ne s’étonnera pas de lire sous la plume d’un décodeur demi-habile la puissante critique de « lémédia » (6), injuste réduction à l’uniformité d’un paysage si chatoyant de diversité. « Lesjours.fr ou Le Chasseur Français »ne racontent pas la même chose nous apprend le penseur-décodeur, de même qu’« Arte c’est [pas] pareil que Sud Radio ». Comme c’est profond, comme c’est pertinent. « L’actualité sociale [n’est pas] présentée de manière identique dans L’Humanité et dans Valeurs Actuelles » poursuit-il si bien lancé, et n’est-ce pas tout à fait vrai ? On pense aussitôt à Gilles Deleuze : « on connaît des pensées imbéciles, des discours imbéciles qui sont faits tout entiers de vérités ». Misère de la pensée fact-checkeuse.

Dans le registre qui est pourtant le sien, pour ne pas trop le secouer quand même, on pourrait

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demander à notre décodeur combien de fois par an il entend citer L’Humanité, Politis ou Le Monde Diplomatique dans la revue de presse de France Inter, ou ailleurs, combien de fois il voit leurs représentants à la télé ou dans les radios. Voudrait-il avoir l’amabilité de se livrer à ce genre de décompte ? (on lui signale qu’Acrimed s’y livre à sa place depuis deux décennies et que, de même, jamais un article d’Acrimed n’est cité dans lémédia bariolés). Au hasard, puisqu’il décode au Monde, pourrait-il fact-checker vite fait combien de reprises ont salué l’édifiante enquête de Politis sur les méthodes managériales de Xavier Niel (7), où l’on comprend tout de même une ou deux choses sur ce qui conduit de la violence néolibérale aux rages qui saisissent les classes salariées ? 8.8 La gauche, l’inadmissible différence

Sauf pour cette forme de cécité intéressée qui tient des variations de queues de cerises pour des différences ontologiques, lémédia existent bel et bien, on peut même en donner la caractéristique constitutive : la haine commune de la gauche que, significativement, tous nomment de la même manière : « extrême-gauche » ou « gauche radicale », quand ça n’est pas le risible « gauche de la gauche », cet aveu involontaire que ce qu’ils appellent usuellement « la gauche » est bel et bien à droite. Sans surprise, cette haine est portée à son comble dans les médias de gauche de droite, où le culte de la « réalité », c’est-à-dire le schème fondamental de la pensée de droite, a été si profondément intériorisé que le reconnaître mettrait à mal des engagements de plusieurs décennies — au service de la « réalité » —, et pire encore, des représentations intimes de soi, des luttes personnelles trop incertaines pour s’efforcer de croire qu’on est « quand même de gauche ».

Il suffit d’observer dans ces médias le traitement comparé, textuel, iconographique et politique, des personnalités de gauche (de vraie gauche) et des personnalités du centre, voire carrément bien installées à droite, pour se faire une idée de leur lieu réel — encore ce week-end dans Libération, « NKM, la geek, c’est chic », oui, c’est d’une insoutenable violence. S’il y a des endroits où l’on fait sans merci la chasse à la différence de gauche, à cette différence qui pense que le monde présent n’est pas la « réalité », parce qu’il n’a pas toujours été ce qu’il est, qu’il l’est devenu par l’effet d’une série de coups de force, dont la plupart d’ailleurs ont été politiquement accomplis par des gouvernements « de gauche », et symboliquement validés par des médias « de gauche », s’il y a des endroits où cette différence fait l’objet d’une traque éradicatrice, ce sont bien, en effet, « lémédia ».

Or l’étouffement systématique de la différence de gauche, celle qui s’en prendrait ouvertement à la mondialisation libérale, qui fracturerait le verrou à toute politique progressiste possible de l’euro, qui contesterait l’emprise du capital sur toute la société, et même : remettrait en question les droits de la propriété lucrative sur les moyens de production, organiserait juridiquement le contrôle politique des producteurs sur leur activité, cet étouffement ne laisse ouvert que le soupirail de l’extrême-droite, porte des Trump au pouvoir car ceux-ci arrivent lancés avec bien plus d’avance que des Sanders, dont lémédia, en effet, ont tout fait pour qu’il ne vienne pas déranger la candidate chérie (8), comme ils font tout pour abaisser Corbyn, traîner Mélenchon dans la boue, tous noms propres à lire ici plutôt comme des noms communs, comme les appellations génériques d’une possibilité de différence. Oui lémédia existent, bons apôtres du dépassement de l’idéologie en proie à des haines idéologiques incoercibles : par haine de Sanders, ils ont eu Trump ; par haine de Corbyn, ils maintiendront May ; à Mélenchon ils préféreront tacitement Le Pen — mais attention, avec des éditoriaux grandiloquents avertissant qu’il y a eu « un séisme ». Et si d’aventure le désir d’une différence de gauche désinvestissait ces personnages trop institutionnels et souvent trop imparfaits, pour prendre la rue sérieusement, c’est-à-dire, par-delà le folklore du monôme, avec la menace de conséquences, lémédia n’y verraient plus que des « casseurs », comme lors de Nuit Debout quand, passé le moment du ravissement citoyen, le cortège de tête a commencé à affoler les rédactions, interloquées d’« une telle violence ». 8.9 L’écroulement ?

C’est qu’un système signale son impuissance à ses points de stupéfaction, qui le voient désemparé d’incompréhension aux situations qu’il a lui-même contribué à produire. On sait qu’on se rapproche de ces points lorsque, résultat nécessaire de la prohibition des différences, la confusion s’accroît, nourrie par le commentaire médiatique, lui-même de plus en plus désorienté. Alors des électeurs de « gauche » affolés se précipitent à une primaire de droite ; on débat gravement de la légitimité d’une telle participation ; on laisse un pur produit du système se qualifier lui-même d’anti-système quand une telle bouffonnerie devrait lui valoir le ridicule universel ; on commentera bientôt

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son livre intitulé Révolution, et le sauf-conduit accordé sans sourciller à une pareille imposture lexicale livrera en effet l’essence réelle de lémédia, leur commune collaboration au dévoiement des mots, à l’effacement de toute perspective de transformation sociale dont le signifiant historique, « révolution », recouvre désormais la suppression des 35 heures et la libéralisation des autocars. Car il faut imaginer comment aurait été reçue la Révolution d’un Macron dans les années 70, à l’époque où lémédia n’avaient pas encore acquis leur consistance d’aujourd’hui : dans un mélange d’outrage, de rires et d’épluchures. Dans un formidable télescopage où le fortuit exprime inintentionnellement toute une nécessité, c’est sur Macron, précisément, que L’Obs fait sa une le jour même de l’élection de Trump — Macron, l’agent par excellence de l’indifférenciation, du règne de la non-différence, le carburant de la différence d’extrême-droite.

Lorsque la gauche officielle, celle que lémédia accompagneront jusqu’à la décharge, devient à ce point de droite, qui peut s’étonner que la droite pour continuer d’avoir l’air de droite, c’est-à-dire différente de la gauche, n’ait d’autre solution que d’aller encore plus loin à droite, et que tout le paysage soit alors emporté d’un seul mouvement ? Mais poussé par qui ? Sinon par cette « gauche » elle-même et sémédia. Pacte de responsabilité, CICE, TSCG, loi travail, étranglement de l’AP-HP, massacre social passivement observé à La Poste : les commandements douloureux mais incontestables de la « réalité » — elle, hors fact-checking. Et pendant la destruction qui trumpise infailliblement toutes les sociétés, lémédia soutiennent à bout de force la « gauche-qui-se-confronte-au-réel (elle !) », cet asile de la démission politique, cette pauvreté pour têtes farineuses, qui ont trouvé leur dernière redoute dans ce rogaton de pensée.

Plutôt l’abîme que la vraie gauche, voilà à la fin des fins le choix implicite, le choix de fait, de lémédia. C’est que les protestations outragées d’une telle imputation n’en pourront mais : de quelque manière que les individus recouvrent leurs actes en paroles, ce sont bien ces actes qui trahissent leur préférences de fait, leur préférences réelles. Après avoir tout fait pour ne laisser aucune chance à la seule différence opposable à la différence d’extrême-droite, on dira alors que, comme Trump, Le Pen est arrivée… parce que le bas peuple ne croit plus à la vérité. Voilà où en est la pensée de lémédia. Qui n’auront bien sûr, pas plus à ce moment qu’aujourd’hui, aucune responsabilité dans l’état des choses.

Un système qui ne possède plus aucune force de rappel, plus aucune régulation interne, plus aucune capacité de piloter une réelle transition politique à froid ne mérite que de disparaître. Il va. Le propre d’un système aussi rigidifié, aussi hermétique à son dehors, et incapable d’enregistrer ce qui se passe dans la société, c’est qu’il ne connait pas d’autre « ajustement » que la rupture, et qu’il suffit de très peu de temps pour le faire passer de l’empire écrasant qui barre tout l’horizon à la ruine complète qui le rouvre entièrement.

Frédéric Lordon Lire aussi « Charlot ministre de la vérité », 22 février 2017. (1) Voir « La procession des fulminants », Acrimed, 17 juin 2005. (2) Thomas Legrand, « La presse déconnectée ? », L’édito politique, France Inter, 14 novembre

2016. (3) Jérôme Fenoglio, cité in « En France, les médias promettent de “réduire la distance avec les

lecteurs” », Libération, 19-20 novembre 2016. (4) Katharine Viner, « How technology disrupted the truth », The Guardian, 12 juillet 2016,

Katharine Viner reprend ici une citation de Zeynep Tufekci, sociologue turque. (5) Ou qu’elle lui semble en avoir suffisamment l’air… (6) Samuel Laurent, responsable des Décodeurs au Monde, « La post-vérité, lémédia, le fact-

checking et Donald Trump », Medium France, 14 novembre 2016. (7) Erwann Manac’h et Sweeny Nadia, « Enquête sur le système Free », Politis, 18 mai 2016. (8) Lire l’article de Thomas Frank à paraître dans Le Monde diplomatique de décembre 2016,

en kiosques mercredi prochain.

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9 Charlot ministre de la vérité par Frédéric Lordon, 22 février 2017

Admettons-le : au début on n’a pas voulu y croire. Lorsque le 3 janvier on a entendu Samuel Laurent, « décodeur » en chef au Monde, annoncer « une innovation technologique (1) » conçue pour défaire la post-vérité, on s’est dit que c’était trop beau pour être vrai. Mais l’époque dispense sans compter, et il faut désormais tenir pour acquis qu’elle est capable de tout. La suite a prouvé combien. Il y a d’abord ce nom grotesque, Decodex, qui fait surtout penser aux collants bleus de Fantômas ou bien au manteau noir de Judex — et donne irrésistiblement envie d’avoir accès aux minutes du brainstorming, qu’on imagine quelque part entre Veritator, Orthofact et Rectifias. Il y a surtout une trouvaille dont on ne sait plus s’il faut l’assimiler au geste d’une performance artistique ou au comique du cinéma muet. Construire la machine à gifles et s’y attacher la tête dans l’ouverture, Buster Keaton ou Charlot n’auraient sans doute pas fait mieux. C’est que les génies du décodage se sont fabriqué pour longtemps des journées difficiles. Comme de juste, pas une des (nombreuses) traces de pneu de la presse « crédible » labellisée « vert » ne leur sera épargnée, immanquable avalanche dont les effets sur la santé nerveuse du chef décodeur sont déjà constatables sur les réseaux sociaux. Et chaque fois que le ministère de la vérité proteste de ses justifications doctrinales, c’est derechef pour faire tourner à plein régime la turbine à claques. 9.1 L’hôpital, la charité

Pour son malheur en effet, il n’est pas une de ses phrases qui ne puisse aussitôt lui être retournée. On se souvient de Katherine Viner, éditorialiste-philosophe de la post-vérité au Guardian qui, voulant faire porter le chapeau à Facebook, « conceptualisait » les « bulles de filtre » sans s’apercevoir que la définition qu’elle en donnait s’appliquait à merveille à la presse mainstream : un univers clos qui ne se nourrit que de pensée confirmante sans jamais ni accueillir ni faire entendre le moindre bruit contradictoire sérieux. Si Samuel Laurent est visiblement plus à son affaire dans le code que dans la théorie, ça ne l’empêche pas d’essayer lui aussi. Il aurait eu tort de se gêner, les produits de la ferme sont de première qualité : « Plus on est dans le domaine de la croyance et du religieux, plus c’est difficile de faire changer d’avis quelqu’un, parce qu’il y croit, il a basé sa structure mentale là-dessus (…) C’est compliqué de se battre contre des gens qui sont déjà convaincus (2) ». Et c’est tellement vrai.

Par exemple, le type qui déclare avec un regard fixe un peu inquiétant que « Jean-Claude Juncker s’efforce de taxer les multinationales, de faire la chasse aux paradis fiscaux et d’avoir une gestion politique — comprendre de gauche — des politiques budgétaires » est clairement à jour de sa cotisation aux Raëliens ou bien s’est fait refiler du gâteau au shit par des Hare Krishna. Ici les analyses de Samuel Laurent n’ont jamais été si éclairantes : nous avons en effet à faire à quelqu’un « qui est dans le domaine du religieux, qui y croit, qui a basé sa structure mentale là-dessus ». Et il est bien certain qu’il ne va pas être facile de le ravoir, parce que celui-là, c’est peu dire qu’« il y croit ». Le problème est que le sujet à pupilles dilatées est directeur éditorial au journal Le Monde (3)qui lui tamponne régulièrement son

bon de sortie — à vignette verte. Problème d’autant plus sérieux que le directeur de la maison de repos, en campagne pour les dragées Decodex, dit lui-même des choses à fort retour de manivelle : « Un site d’extrême-droite peut reprendre des vraies informations ou alors peut colporter de fausses informations, ou peut donner des visions extrêmement tendancieuses des faits (4) ». Ma foi c’est très vrai également, attention toutefois à la malice du jokari.

Bien sûr on ne va pas assimiler le journal de référence à un site complotiste, mais enfin, littéralement parlant, « reprendre des vraies informations, en colporter de fausses, donner des faits des présentations extrêmement tendancieuses » est un énoncé susceptible d’un champ d’application passablement plus large que ne l’imagine le directeur du Monde. 9.2 Quand les autorités ne font plus autorité

Qu’un discours devienne à ce point instable par autoréférence devrait normalement inquiéter ses propres auteurs. Que la chose les laisse à ce point de marbre, et comme inconscients de la ruine qu’ils opèrent eux-mêmes de leur propre position a en tout cas valeur de symptôme. Mais symptôme de quoi sinon de ces époques finissantes qu’on reconnaît à l’enfermement de ceux qui prétendaient en être les guides, et ne mesurent plus ni à quel point ils ont rompu avec le reste de la société ni la portée de leurs propres paroles. De ce point de vue, il y aurait certainement lieu de mettre en rapport le geste involontairement comique du Decodex et la vomissure des économistes

La neutralité journalistique est au choix une ânerie sans nom

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Cahuc et Zylberberg (5), l’un comme l’autre exprimant ce mélange d’incompréhension et de fureur des institutions de la doxa quand, médusées, elles contemplent pour la première fois la crise qui menace de les emporter. Spasme réactionnel commun des autorités qui découvrent qu’elles ne font plus autorité, le ministère journalistique de l’information vraie est mitoyen de la maison de correction épistémologique pour « négationnistes économiques ». Et dans l’un et l’autre cas, la même incompréhension stupéfaite du processus d’effondrement de leur légitimité, la même réaction à la fois autistique et autoritaire — précisément parce que les institutions de pouvoir ne connaissent pas d’autre conception qu’autoritaire de l’autorité. C’est pourquoi, exposées à la contestation, elles cèdent spontanément à une crispation fulminante accompagnée d’un serrage de vis pour tenter de reprendre en main ce qui est en train d’échapper. Ici nous vous apprendrons ce qu’est la vraie science, là la bonne information — et, croyez-nous, vous finirez par penser droit.

On pourrait même pousser l’homologie plus loin car l’antinomie épistémologiquement indigente de la science et de l’idéologie, qui obsède les deux économistes partis, est formellement semblable à celle du journaliste et du militant dont le

« décodage » fait l’axe de sa vision du monde. De même qu’aux uns il faudrait expliquer qu’il y a finalement trois sortes d’économistes : ceux qui ne s’aperçoivent même pas que leur « science » est de part en part imbibée de politique, ceux qui en ont conscience mais décident de camper dans la dénégation pour ne pas gâcher les profits symboliques de la science, ceux enfin qui aperçoivent que la présence de la politique dans la science sociale est sa condition nécessaire et qui cherchent au grand jour comment réguler les effets de cette présence, de même il faudrait expliquer aux autres que la neutralité journalistique est au choix une ânerie sans nom ou une parfaite hypocrisie.

Autant la discussion épistémologique, toujours dominée par le boulet de la « neutralité axiologique », est loin d’être close, autant on pensait en avoir fini depuis longtemps avec l’« objectivité du journalisme ». Il faut croire que non. Une heure d’émission (6), et presque de supplications, ne suffira pas pour obtenir de Samuel Laurent un début de vacillement sur ce sujet. Par exemple : pourquoi Fakir doit-il être en orange ? Parce qu’il « a un point de vue » : « Je suis désolé, Fakir parle d’un point de vue ». 9.3 « Dieu, le Monde, et moi »

Leibniz nomme « géométral » de toutes les perspectives le point de vue sur tous les points de vue, le point de vue suprême qui cesse d’être un point de vue particulier parce qu’il les synthétise tous. Le géométral, c’est le point de vue de Dieu. Ou, donc, du Monde. C’est bien connu : Le Monde n’a pas de point de vue. Il n’est pas l’organe officiel de la mondialisation, de l’Europe libérale, de la réforme indéfinie, et de l’entreprise-qui-crée-l’emploi — ou s’il l’est, il n’est que le porte-parole de la nature des choses. Et quand, de temps à autre, admettons-le, des « opinions » s’y font entendre, c’est dans les pages spéciales des éditoriaux, des chroniques et des tribunes, hermétiquement séparées du reste du journal voué, lui, aux faits vrais et à l’information neutre.

Lire aussi Pierre Rimbert, « Critique des médias, vingt ans après », Le Monde diplomatique, décembre 2016.

Aussi bien Daniel Schneidermann que François Ruffin (7) s’essayent à faire comprendre à Samuel Laurent que c’est le propre du point de vue dominant que de pouvoir se nier comme point de vue particulier, de même, par exemple, qu’en matière de langue il n’y a d’accent qu’en référence à un accent particulier mais qui a réussi le coup de force de se poser comme le neutre, le sans-accent, ou bien dans un autre genre que le refus de l’idéologie est la posture suprêmement idéologique, puisque inconsciente de l’idéologie dans laquelle elle baigne entièrement, etc., des choses assez simples normalement. Formidable citation de la documentariste de Paroles de Bibs : « quand un patron parle, c’est de l’économie, quand un syndicaliste parle, c’est du militantisme (8) ». Normalement, dans ce raccourci coup de poing, qui dit absolument tout, il devrait y avoir de quoi réveiller jusqu’à un esprit végétatif. Mais là non, rien, autant apprendre la règle de trois à une théière.

Si, comme le disait Marx, les structures sociales se réalisent dans des personnes particulières, il n’est pas interdit de prendre la mesure du fait général de la

labellisation de l’information, non seulement par ce qu’en dit l’un de ses plus signalés représentants, mais aussi par ce

Le ministère journalistique de l’information vraie est mitoyen de la maison de correction épistémologique pour « négationnistes

À l’intersection de l’évaluation

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qu’il dit de lui-même, l’accord parfait d’une complexion singulière à la structure d’ensemble permettant d’éclairer la structure d’ensemble par la complexion singulière. On touche donc probablement au fond des choses (et peut-être en les deux sens du terme) lorsque, interrogé sur les ressorts de sa vocation journalistique, le chef décodeur hésite un instant avant de répondre finalement qu’elle doit tout à « la passion des faits (9) ». La passion des faits… Des faits en général, sans autre précision. Des faits en tant que faits. Réponse philosophiquement vertigineuse, porteuse de tout un rapport au monde social et à la politique (peut-être au monde tout court d’ailleurs), qui laisse aussi dans un grand désarroi car on voit bien que, même en prenant le sujet avec patience et longueur de temps, on n’y arrivera pas, on ne lui fera pas lâcher, puisque tout s’en suit avec une parfaite logique : il y a « les journalistes » (qui n’ont pas de point de vue) et il y a « les militants » (qui en ont un). Les premiers sont donc par essence respectueux des faits et les seconds portés à les distordre. Au Monde, on n’est pas des militants, d’ailleurs — textuellement — « je n’ai pas de démarche militante ». Et puis encore : « Je ne suis pas militant, je suis journaliste. Et être journaliste, c’est expliquer le monde tel qu’il va ». Sentiment de vertige au spectacle de cet abysse. On se rattrape en imaginant qu’il suffirait, par amusement, de suggérer au « journaliste » qu’il est « un militant des faits » pour qu’une erreur-système de force 7 lui grille aussitôt tous les circuits.

Il y a comme une loi de proportionnalité du monde social qui justifie la critique en rapport avec l’importance des positions de pouvoir et des prétentions qui s’y expriment. C’est que la détention d’un pouvoir exorbitant conduit nécessairement à questionner la légitimité des détenteurs, et qu’en l’espèce on est conduit à se demander comment des pouvoirs aussi considérables se sont trouvés remis à des individus aussi insuffisants. La pédagogie généralisée de l’information vraie ne pouvait donc manquer de faire revenir la bonne vieille question de Marx de savoir qui éduque les éducateurs. On se dit d’abord que la croyance forcenée en un journalisme vierge de point de vue et riche seulement de faits devrait suffire à interdire l’accès à la profession. On se demande ensuite ce qui se passe dans les écoles de journalisme pour qu’on en laisse sortir des « diplômés » dans cet état. Sont-elles toutes sinistrées à ce point (ou n’y en a-t-il pas une ou deux qui résistent) ? À quel effondrement président-elles ? La dégradation intellectuelle du journalisme est-elle si avancée que le laisse entrevoir l’aval enthousiaste donné à la philosophie du Decodex jusqu’au plus haut niveau du « quotidien de référence » ? 9.4 « Quand un patron parle, c’est de l’économie, quand un

syndicaliste parle, c’est du militantisme »

« Nous proposons de l’aide, nous n’imposons rien à personne, on est là pour aider » murmure doucereusement M. Fenoglio, directeur du Monde (10), dont on se demande s’il y croit vraiment — le pire étant qu’on ne peut pas l’exclure —, ou s’il ne fait que retourner à ce lieu commun de la réponse médiatique à la critique des médias : la dénégation, spécialement celle de tout magistère. « On n’est pas là pour dire le journalisme qu’il faut faire (11) » n’hésite pas à surenchérir son Décodeur en chef… dans le moment même où il distribue souverainement les labels de bon et de mauvais journalisme.

La dénégation du magistère médiatique, dont on ne sait plus si elle procède d’une parfaite hypocrisie ou d’une inconséquence sans fond, va cependant devenir une gageure avec le déploiement de procédés aussi épais que le Decodex. C’est que la machine à gommettes occupe pile ce lieu monstrueux où se rencontrent la pathologie néolibérale du rating et la conception tutélaire de la démocratie. Il y aurait beaucoup à dire sur le geste qui conduit, sans visiblement qu’il en ait conscience, Le Monde à épouser cette pratique néolibérale entre toutes de l’évaluation généralisée — des autres. Comme on sait, née dans la finance, la pratique de l’évaluation est en voie de coloniser toutes les sphères de la vie sociale, organisant par là leur soumission à la logique d’une société de marché de part en part régie par le principe de concurrence. On évalue les chauffeurs de VTC, les appartements de location, les toilettes d’aéroport, et sans doute bientôt les dîners entre amis — le « code couleur », cette tragédie de la couleur que même la plus fertile imagination dystopique n’aurait pas pu anticiper. Voilà donc que Le Monde distribue des couleurs à l’information comme d’autres aux apports nutritionnels ou aux pots d’échappement. Le Monde est bien le journal de ce monde.

Il l’est par tous les bouts, spécialement par celui qui conçoit la démocratie comme le préceptorat éclairé des « élites », heureusement présentes pour indiquer aux sujets la juste couleur des choses. Dans cette conception pastorale de la démocratie, les bons bergers conduisent le troupeau du peuple. Ils lui montrent la bonne herbe à brouter (la verte) et puis le bon chemin du retour à

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l’enclos. Les pouvoirs du néolibéralisme croient se rendre acceptables en se donnant la forme de la pédagogie généralisée. Mais c’est une grave erreur. Prétendre dicter aux gens ce qu’ils doivent considérer, et puis ce qu’il leur faut en penser, devient rapidement odieux même assisté de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. 9.5 Normalisation de fer

Et cependant, la rubrique Décodeurs n’en finit plus de proliférer : d’abord une parmi d’autres, puis devenue le joyau de la couronne, elle s’est maintenant assurée la participation au magistère général du Monde puisqu’il lui est permis d’engager toute l’autorité du titre pour déclarer ce que vaut l’information des autres (on a compris qu’au jeu de l’évaluation, le truc est de se situer toujours du côté des évaluateurs).

Qui ne voit qu’elle conquerra le journal en son entier, destiné à devenir une gigantesque entreprise de labellisation politique, terminus dont l’étape décisive a déjà été franchie en fait, comme l’atteste cet article sidérant, intitulé « 20 propositions répétées par les candidats de gauche et (quasiment) inapplicables » (12), les parenthèses témoignant d’un ultime reliquat de décence, sur la longévité duquel on ne parierait pas un kopeck. On y voit sous la plume de trois décodeurs émérites, dont un venu de BuzzFeed, un analyste de première force connu pour son aptitude à fact-checker les sous-vêtements abandonnés dans les jardins de l’Assemblée (13), on y voit donc les propositions des candidats de la primaire de gauche étiquetées les unes après les autres : « compliqué », « flou », « contradictoire », « incertain », « risqué », « pas très utile », « douteux », « improbable », toutes mentions accompagnées comme il se doit de leurs cartouches-couleurs.

Lire aussi Pierre Bourdieu, « L’essence du néolibéralisme », Le Monde diplomatique, mars 1998. Pourra-t-on faire comprendre que le problème ici n’est pas tant de livrer des jugements sur les

propositions politiques — c’est peut-être là la fonction première de la presse —, mais de les livrer dans une rubrique supposément consacrée aux vérités de faits et sous la forme du rating en couleur, ceci pour ne pas même parler du sentiment qu’inspirent ces géants de la pensée faisant tomber leurs verdicts souverains en quelques phrases lapidaires du haut de leur Olympe intellectuel. Il est d’ailleurs préférable de mettre ce sentiment de côté, et les envies concrètes qu’il inspire aussitôt, pour regarder plutôt la disposition politique révélée par ces avis autorisés.

Par exemple, la proposition « Refaire les traités européens » s’attire la mention : « compliqué »… Ce qui n’est pas faux en un sens. Malheureusement, c’est tellement vrai que c’en est complètement idiot. Et c’est tout un rapport à la politique qui s’exprime dans cette parfaite idiotie. Il est exact en effet, mais trivialement, que faire pour de bon de la politique, c’est-à-dire entreprendre de modifier l’ordre des choses en ses structures, celles de la finance, du commerce international ou de l’Europe, c’est « compliqué »…, sans qu’on voie très bien ce que ce commentaire d’expert ajoute sinon de révéler le fond grumeleux de sa vision politique qui est de dissuader. Dissuader de rien changer, dissuader de faire de la politique, c’est le lieu naturel de la dépolitisation par le fact-checking, qui croit d’abord pouvoir s’aménager son domaine propre, celui des faits purs, mais finira par y dissoudre toute politique, labellisée selon sa conformité ou sa distance au « réel des faits ». Toute politique transformatrice y recevra donc, mais par définition, le rouge, à l’image de la proposition d’établir la parité hommes-femmes à l’Assemblée, déclarée par les experts… « contradictoire » ! Contradictoire pourquoi ? Parce qu’elle supposerait (en effet) de modifier le mode de scrutin — et par là « contredit » l’état actuel du mode de scrutin. Et voilà toute la question : comment penser l’idée de modification, dans une ontologie politique des faits qui, par définition cherche à ramener toute politique au règne de la « réalité vraie » conçue comme l’inaltérable ? De là, « logiquement », que toute entreprise politique de modifier soit par nature « contradictoire ». 9.6 La vérité du Decodex

On se plaît cependant à imaginer quels labels auraient reçus des propositions comme « fluidifier le marché du travail », « alléger une fiscalité excessive », ou « ramener la dette sous les 60 % du PIB »… « Nécessaire » ? « Réaliste » ? « Pragmatique » ? « Urgent » ? Et c’est alors un autre visage du Decodex qui apparaît, non plus bouffon mais grimaçant. Pour savoir où finissent les entreprises de ce type il suffit d’observer la trajectoire des précurseurs. En décembre 2016, le Washington Post propose déjà un plug-in, mais lui destiné seulement à colorier les tweets de Donald Trump (14). Courageux mais pas téméraire, le Washington Post s’en tient aux tweets de la Bête — du gâteau —, mais laisse faire le reste du sale boulot par des officines qu’il se contente d’encourager à distance.

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Dans un article de novembre 2016, il apporte ainsi tout son appui aux « révélations » d’un site anonyme — PropOrNot — auto-missionné pour traquer l’infestation par la propagande russe (15). Pas moyen d’avoir la moindre information sur l’identité de ces éradicateurs qui opèrent avec la transparence d’une flaque de mazout. Rien pourtant qui puisse effrayer le Post, l’essentiel n’est-il pas que les propagateurs de désinformation russe soient mis à l’index — la transparence, c’est pour les autres. Mais la liste de PropOrNot n’est qu’en apparence un enfer russomane, dont Glenn Greenwald, effaré, donne le véritable principe (16) : marquer d’un sceau d’infamie tout ce qui sort, par quelque côté, de l’intervalle du raisonnable, délimité d’un côté par Hillary Clinton, de l’autre par Jeb Bush, toute dissidence étant alors présentée, sans la moindre preuve sérieuse, comme émanation des intérêts russes. On y trouve des sites de gauche critique comme Naked capitalism, et d’autres de la droite ultra ou libertarienne aussi bien, dont il est peu probable que Greenwald partage leurs vues mais qu’il n’accepte pas de voir blacklistés selon des procédés dont il n’hésite pas à dire qu’ils sont ceux du maccarthysme même. Voilà à quelle entreprise d’épuration le rédacteur en chef du Post, Marty Baron, donne aussitôt son aval enthousiaste sur Twitter… avant de faire machine arrière devant la levée de boucliers et d’ajouter une note de distanciation alambiquée en tête de l’article originel.

Improved Lifting and Spanking Machine cc biomedical_scraps Nous avons donc la séquence-type : étiquetage à la truelle idéologique en espérant que ça passera,

éventuel scandale sur les réseaux sociaux, possibilité du rétropédalage. Cas Fakir : « En regardant un peu mieux… on aurait pu le mettre en vert… (17) ». « En regardant un peu mieux », voilà comment Decodex exerce son pouvoir de labellisation : d’un œil parfois distrait. Il n’est pas requis d’endosser intégralement le blog Les Crises d’Olivier Berruyer pour trouver indigne, et surtout symptomatique, le traitement qui lui a été réservé — lui n’aura pas droit aux mêmes indulgences. Tiré de justesse de l’enfer (rouge), dans un geste d’ostensible mauvais-vouloir et consenti sous pression, il n’est pas près de sortir du purgatoire (orange), et pour des queues de cerise avec lesquelles Le Monde et son Decodex pourraient peut-être redouter la comparaison. Au demeurant, on voit très bien pourquoi : il coche toutes les mauvaises cases : contre la finance, pour la sortie de l’euro, pas décidé à gober sans examen les discours sur la Syrie, donnant la parole à Todd, pour qui le journal Le Monde est devenu de longue date un problème pour la démocratie — il a raison.

Reconduit à une suspicion d’idéologie, Samuel Laurent proteste avec le sentiment de la dignité scandalisée : « Nous ? On a une idéologie ? C’est quoi notre idéologie ? (18) ». Et c’est toute l’ambivalence du Decodex qui apparaît alors, objet hybride aux facettes formidablement contrastées, par-là malaisé à saisir, entre normalisation idéologique de fer et sous-doués en liberté — Charlot ministre de la vérité. On rit beaucoup d’un côté, mais de l’autre c’est assez sérieux, et en fait très inquiétant.

Côté sous-doués en tout cas, on comprend que ces gens-là sont perdus, et que les conditions d’un commencement de dessillement n’existent même pas. Dans un ultime retournement involontaire contre elle-même, la philosophie du Decodex révèle ce qu’elle est… en vérité, et pousse l’ironie jusqu’à permettre de le dire dans ses propres termes : un enfermement dans la croyance. La croyance au géométral suprême, la croyance d’un en-dehors de l’idéologie, c’est-à-dire finalement d’une idée possible de la politique hors de la politique — pour le coup : « contradictoire ». C’est tellement consternant qu’on est tenté de se demander s’il ne reste pas dans un coin au Monde quelques personnes qui n’ont pas complètement oublié ce que c’est que la politique, et qui n’ont pas secrètement un peu honte de ce qui est en train de se passer dans leur propre journal, de ce naufrage intellectuel, avalisé jusqu’au sommet de la direction : le règne des data et de l’algorithme, de la politique abandonnée à des illettrés politiques, où le néant de pensée se trouve le remplissage de substitution des lignes de code. 9.7 La presse, contre-contre-pouvoir ?

Et l’on s’étonne après ça que le trumpisme prolifère. C’est que lui au moins fait de la politique. De la politique folle, assurément, mais de la politique, que ses électeurs perçoivent d’ailleurs parfaitement comme telle, raison pour quoi ils la sollicitent avec véhémence. Et c’est cette politique puissamment assertive que l’anti-politique du Decodex imagine rectifier ? Plaise au Ciel qu’elle n’accélère pas tous les processus, ce qu’il y a en fait tout lieu de craindre puisque, envahie par la

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pensée décodeuse, la presse de référence se condamne non seulement à ne rien comprendre des problèmes de l’époque mais, quand elle les entrevoit, à y apporter la pire des réponses : la réponse du rehaussement magistral à ceux qui n’en peuvent plus des magistères, et de la dépolitisation à ceux qui réclament à cors et à cris qu’on refasse de la politique — ceci pour faire faire encore quelques tours de roue à la carriole de la politique unique. Aussi le déploiement à grand fracas du barnum anti-fake news, anti-post-vérité et pro-nunc-vérité, a-t-il pour fonction première de maintenir, en temps de contestation, le balisage idéologique du champ, le contrôle des accès, la disqualification de toute différence politique (de gauche), c’est-à-dire la ligne de fer : celle de la non-idéologie, gardiennée, la casquette au ras du sourcil, par les factionnaires du Decodex.

Que le journalisme commence avec l’établissement de faits et la dénonciation des contre-vérités flagrantes, c’est une telle évidence qu’on se demande comment des titres ont cru y voir le motif d’une rubrique spéciale, en excès de leur habitude ordinaire qui prescrit pourtant depuis des lustres cette exigence presque constitutive de procéder à des vérifications élémentaires. Ceci d’ailleurs pour des raisons qui sont vieilles comme la politique : sitôt qu’ils ne sont plus surveillés comme le lait sur le feu les pouvoirs mentent, les institutions mentent, l’État ment. Le mensonge leur est constitutionnel, comme à toutes les institutions autonomisées, toujours tendanciellement portées à oublier ce qu’était leur fonction première, pour ne plus vivre que pour elles-mêmes. Hormis quelques incertaines régulations institutionnelles, seule la coercition de l’information publique peut les tenir à un minimum de respect de la vérité. Que le procureur de Pontoise trouve d’abord à dire qu’Adama Traoré est mort de complications infectieuses, ou l’IGPN que le viol de Théo n’en est pas un mais une inadvertance, ceci n’est pas un accident mais la vérité des pouvoirs institués. Et c’est bien dans le rapport de force, contraints par l’opiniâtreté d’une volonté de dévoilement, que les pouvoirs finissent par cracher le morceau, et là seulement.

La presse est en principe le lieu de cette volonté — en principe car elle-même, devenue pouvoir institutionnel, entretient (mais depuis si longtemps…) des liens troubles avec les autres pouvoirs institutionnels, ceux du capital et de l’État notamment, dont elle passe souvent les plats avec une étonnante décontraction, employant maintenant surtout son énergie à contrer les contre-pouvoirs (et pensant se refaire une virginité de temps en temps avec un Lux Leaks ou une affaire Fillon, péripéties à grand spectacle, opportunément venues pour mieux faire oublier l’ombre dans laquelle on laisse d’habitude les fonctionnements réguliers du système). Au passage, Pierre Rimbert rappelle dans « Les chauffards du bobard » (19) que quand la presse officielle fait dans le fake, elle n’y va pas avec le dos de la pelle, ni ne mollit à la taille des enjeux : au bout du mensonge, il y a parfois des guerres, des bombes et des morts par milliers. 9.8 Toujours plus du même !

Que débusquer les contre-vérités soit d’une urgence particulière dans une époque de dérèglement où certains hommes politiques commencent à tenir des discours dont la qualification hésite entre le mensonge hors de proportion et l’accès délirant quasi-clinique, c’est aussi une évidence, mais qui aurait dû appeler de tout autres réactions que le magistère, ou le ministère, de la vérité. Non pas tant, on l’a vu, parce que les instances décodeuses bobardent aussi souvent qu’à leur tour, mais parce qu’il est rigoureusement impossible que pareille situation passe par le seul effet des sermons de vérité et sans l’analyse des causes politiques qui l’ont fait advenir.

Il n’est pas certain d’abord que les engouements de la crédulité, et leur résistance même aux infirmations les plus éclatantes, soient une nouveauté historique. La survivance du monde en 2013 n’a pas désarmé les apocalyptiques qui annonçaient sa fin en 2012, et n’était que le prolongement d’une série qu’on ne saurait où faire remonter. Et si la rumeur de la pizzeria Comet Ping Pong à Washington (20) a prospéré sur les réseaux sociaux, celle d’Orléans, de cinquante ans antérieure, s’en est fort bien passée. Plutôt que dans l’égarement essentiel du bas peuple, où les élites le situent spontanément, il se pourrait donc que le dérèglement contemporain trouve l’une de ses origines dans l’effet de légitimation, et par suite de libération, que lui donne l’engagement sans frein de certains hommes politiques dans le discours de l’énormité — on pense à Trump évidemment, mais nous aurons bientôt les mêmes à la maison, si nous ne les avons pas déjà.

Mais comment cette irruption de l’énormité au sommet même de la politique est-elle devenue « d’un coup » possible ? Si brutal soit-il, il n’y a pas d’événement qui n’ait été préparé de longue date. Il faudra bien alors que la presse officielle, la presse qui n’a pas d’idéologie, s’interroge sur sa contribution aux cumuls de longue période qui ont fait déjanter des groupes sociaux entiers et

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aménagé une place pour un « parler énorme », une place que nécessairement quelqu’un viendrait occuper. En réalité, non pas pour un « parler énorme » en soi, mais simplement pour un « parler autre », à qui, du seul fait qu’il soit autre, on ne tiendrait pas rigueur que par ailleurs il soit énorme.

Sitôt qu’ils ne sont plus surveillés comme le lait sur le feu les pouvoirs mentent, les institutions mentent, l’État ment. Seule la coercition de l’information publique peut les tenir à un minimum de respect de la vérité

On ne sait plus comment dire sans radoter qu’il n’y a plus de démocratie là où il n’y a plus de différence significative, là où se trouve proclamée une one best way sans alternative, telle qu’on peut alors, par exemple, l’inscrire dans des traités européens inamovibles, ou telle que des labellisateurs-sans-point-de-vue viennent la certifier « sans point de vue ». La politique sans point de vue étant l’équivalent dans son ordre de l’immaculée conception, il est fatal que vienne tôt ou tard quelqu’un qui rappelle que même pour faire Jésus il faut papa dans maman, c’est-à-dire qui réaffirme un point de vue, et par là s’obtienne une reconnaissance immédiate, presque un immense soulagement, de pans entiers de la population qui suffoquaient d’avoir été si longtemps privés de respiration politique. C’est sans doute un air chargé de miasmes qu’ils respirent à nouveau, mais à leurs yeux c’est au moins de l’air, et pas le gaz inerte des zombies du fact-checking et de leurs chefs.

Les responsables du désastre qui vient, ce sont eux. Ils avaient pour mission de faire vivre la différence et ils ont organisé le règne du même, l’empire labellisé de l’unique. Maintenant que la forteresse est attaquée par tous les bouts, plutôt que de commencer à réfléchir, ils se sont payé des épagneuls. Et pendant que les cabots aboient, les maîtres, croyant avoir la paix, mouillent leur linge de bonheur à l’idée de Macron, mieux encore : d’un deuxième tour Macron-Le Pen — dont ils sont tellement sûrs que le têtard sortirait vainqueur qu’on peut bien pousser les feux pour le plaisir du spectacle. Pendant ce temps l’illuminé qui a dû prendre la foudre en passant la porte de la banque Rothschild, un autre Jésus mais à moitié cuit celui-là, les enchante avec ses évangiles Harlequin « ni droite ni gauche » ou bien « et droite et gauche », la formule même de l’asphyxie politique. Voguons donc avec entrain vers un deuxième tour tant espéré, qui ne nous laissera que le choix de la candidate de l’extrême-droite et du candidat qui fera nécessairement advenir l’extrême-droite — avec les compliments de la presse de la vérité.

Frédéric Lordon

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Charlot ministre de la vérité par Frédéric Lordon, 22 février 2017 32

(1) Quotidien, TMC, 3 janvier 2017. (2) Id. (3) La citation précédente était extraite de : Arnaud Leparmentier, « Le traité de Rome entre

anniversaire et requiem », Le Monde, 21 décembre 2016. (4) Jérôme Fenoglio, « L’instant M », France Inter, 31 janvier 2017. (5) Pierre Cahuc et André Zylberberg, Le négationnisme économique, et comment s’en débarrasser,

Flammarion, 2016. Lire Hélène Richard, « Théorème de la soumission », Le Monde diplomatique, octobre 2016.

(6) « Decodex : “on s’engage dans une guerre contre les fake news” », Arrêt sur Images, 10 février 2017, avec Samuel Laurent, François Ruffin et Louise Merzeau.

(7) Ibid. (8) Cité par François Ruffin, ibid. (9) Ibid. (10) Jérôme Fenoglio, « L’instant M », France Inter, 31 janvier 2017. (11) « Decodex : “on s’engage dans une guerre contre les fake news” », Arrêt sur Images,

10 février 2017. (12) Maxime Vaudano, Damien Leloup, Adrien Sénécat, Syrine Attia et Lucas Wicky,

lemonde.fr, 19 janvier 2017. (13) Adrien Sénécat, « Mais comment ce slip est arrivé dans les jardins de l’Assemblée ? »,

BuzzFeed News, 26 janvier 2016. (14) Philip Bump, « Now you can fact-check Trump’s tweets – in the tweets

themselves », Washington Post, 19 décembre 2016. (15) Craig Timberg, « Russia propaganda effort helped spread fake news during elections, experts

say », Washington Post, 24 novembre 2016. (16) Glenn Greenwald et Ben Norton, « Washington Post disgracefully promotes a McCarthyite

blacklist from a new hidden and very shady group », The Intercept, 26 novembre 2016. (17) Samuel Laurent, in « Decodex : “on s’engage dans une guerre contre les fake news” », Arrêt

sur Images, 10 février 2017. (18) Id. (19) Le Monde Diplomatique, janvier 2017. (20) Une rumeur propagée sur Internet a accusé Hillary Clinton de diriger un réseau pédophile

depuis la pizzeria Comet Ping Pong…

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Ce que nous apprennent les « fake news » par Alain Garrigou, 21 février 2018 33

10 Ce que nous apprennent les « fake news » par Alain Garrigou, 21 février 2018

Les fake news ont fait une entrée tonitruante dans l’actualité politique. Le mot d’abord. En un ou

deux ans, l’anglicisme venu d’outre-Atlantique s’est introduit dans toutes les langues. Au point de se substituer à l’ancienne expression de « fausses nouvelles ». Les fake news sont-ils autre chose que ces fausses nouvelles qui émaillent la politique des nations depuis plusieurs siècles ?

On peut penser que l’anglicisme ne fait que donner un coup de jeune à une ancienne notion. Les pouvoirs autoritaires ont chassé les fausses nouvelles depuis fort longtemps en espionnant leurs auteurs. En France, la lieutenance générale de la police parisienne fut instituée en 1667 pour surveiller l’attitude des sujets du roi concernant les affaires publiques. Dans un temps où la vérité était divine, cette surveillance de l’opinion englobait, dans une grande confusion, rumeurs, menaces et publications. Lors de ses vœux à la presse, en janvier 2018, le président Macron a annoncé qu’un projet de loi sur les fausses nouvelles serait bientôt soumis au Parlement (lire Frédéric Lordon, « Macron décodeur-en-chef »).

Démêler le vrai du faux dans les informations, faire la part entre les initiateurs et les colporteurs, relevait autrefois de la gageure. C’est que la contestation du pouvoir ne passait pas seulement par les formes devenues légitimes du débat philosophique ou de la conversation mondaine, mais aussi par la diffusion de libelles scandaleux, accusant la vie débauchée des personnages importants. Rassemblés dans l’enfer de la bibliothèque nationale (1), ces écrits licencieux publiés par des « Rousseau des ruisseaux » ont contribué à délégitimer l’ordre monarchique (2). Combien de calomniateurs embastillés sans autre forme de procès, suite à des dénonciations, mouchards auxiliaires d’une police de l’opinion ?

Lire aussi Claude Julien, « L’art de la désinformation », Le Monde diplomatique, mai 1987. Dans l’ordre démocratique, les fausses nouvelles auraient pu disparaître devant l’instauration du

principe de liberté d’expression et de son corollaire, la lucidité de citoyens capables de faire la part du vrai et du faux. Ce serait oublier que, obéissant à une conception élitiste, les régimes parlementaires n’ont élargi le suffrage que par étapes, faute de croire à la capacité de larges pans du peuple. Même avec l’institution du suffrage universel, la confiance était toute relative. Voyez ces électeurs placés devant l’énormité de leurs responsabilités ! En introduisant des sanctions contre les fausses nouvelles (art. 97), le droit électoral visait à dissuader les manœuvres destinées à fausser l’expression souveraine mais aussi à protéger des électeurs jugés fragiles. En contraste avec un principe légitime de souveraineté populaire, les élites politiques se méfiaient fortement de la crédulité des petites gens, mentionnant fréquemment leur naïveté devant les rumeurs les plus absurdes de guerre, d’augmentation des prix, de complots, de mauvaises mœurs, etc. Exemple parmi la multitude de témoignages, cet étrange hommage de Jules Ferry à la paysannerie — « un dernier trait de cette race excellente, c’est sa crédulité » (3) — et dans les documents d’archives, on trouve par exemple ce maire, se plaignant de la crédulité des électeurs, qui s’en remet au sous-préfet : « Ces fausses nouvelles troublent profondément l’opinion publique » (4).

Après les scrutins, l’instance de contrôle de régularité des élections, aux mains des parlements — ou d’une justice administrative pour les élections locales — enquêtait sur les accusations de fausses nouvelles ayant altéré ce qu’on appelait la sincérité des élections. Encore était-il difficile d’établir les preuves, les accusés répliquant que les fausses nouvelles avaient été lancées par chaque camp et qu’il était donc impossible d’évaluer leur effet sur la sincérité du scrutin. La plupart du temps, les adversaires étaient renvoyés dos à dos. Juger des bonnes et des mauvaises nouvelles risquait de miner la légitimité des élus. Les intérêts bien compris de la classe politique l’inclinaient donc à l’inaction, en se remettant à la compétence politique citoyenne spontanée. Placée devant des évidences contraires, elle s’en remettait généralement à un avenir plus favorable où les progrès de l’éducation amènerait des électeurs plus compétents et moins exposés à la tromperie.

Les gouvernements d’Ancien régime avaient été particulièrement attentifs aux rumeurs sur les subsistances qui pouvaient créer des émeutes. Le fameux complot des farines mêlait à la fois la

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Ce que nous apprennent les « fake news » par Alain Garrigou, 21 février 2018 34

crainte de pénurie dans une économie agraire peu productive et sensible aux aléas climatiques, mais aussi une compréhension floue des ententes sur les prix par lesquelles les marchands pouvaient augmenter leurs prix par un stockage spéculatif des denrées.

La financiarisation de l’économie n’a pas diminué les dangers des fausses rumeurs, alors que celles-ci peuvent jouer le rôle de prophétie destructrice en jetant le doute sur les résultats d’une société cotée en Bourse. Ainsi le jeudi noir de 1929 a-t-il été imputé aux rumeurs sur l’insolvabilité des banques produisant… leur insolvabilité effective. Les gouvernants ont ainsi dû se doter des outils de calcul économiques qui font autorité dans le monde des affaires, non sans que des agences indépendantes de notation n’aient acquis leur propre crédit. Désormais, les entreprises ont des voies de recours judiciaires face aux attaques (selon le terme consacré) dont elles peuvent faire l’objet.

Comment comprendre ce retour des fausses nouvelles sous le terme de fake news ? Le terme a pointé son nez dans les élections présidentielles américaines pour désigner l’activité de rumeurs sur Internet, où la Russie est notamment mise en cause. L’intervention d’une nouvelle voie de communication a donc réactivé un problème. Par ses caractéristiques techniques, surtout : volume accru des informations, décentralisation de la Toile, anonymat des auteurs. En mettant en cause les services secrets russes, bien des accusateurs croyaient retrouver les anciens procédés des services secrets d’antan visant à intoxiquer les puissances étrangères — on cite souvent la dépêche d’Ems (5), ou l’usage des Protocoles des sages de Sion par la police tsariste, censés étayer la thèse un complot juif. On ne saurait donc minimiser a priori les fake news bien qu’il soit toujours impossible de mesurer leurs effets sur un corps électoral. L’élection de Donald Trump eut-elle eu lieu sans les fake news, nul n’est en capacité de l’affirmer. Il est cependant possible que ces fake news discréditent la compétition politique en jetant le soupçon sur l’honnêteté des adversaires et des élus.

Lire aussi Aaron Maté, « Ingérence russe, de l’obsession à la paranoïa », Le Monde diplomatique, décembre 2017.Devant ces risques accrus par les développements techniques de la révolution numérique (lire Evgeny Morozov, « Les vrais responsables des fausses nouvelles »), il est inévitable que des voix s’élèvent. Les grandes compagnies de l’économie numérique ont été appelées fermement à contrôler les flux de communication qu’elles génèrent. S’ils font mine d’agir à la marge, leurs dirigeants, se prévalant des valeurs d’ouverture qui sont le socle même de la « nouvelle » économie, ne changeront pas grand chose au fonctionnement de leurs plateformes. Là où les incitations argumentées ne changent rien, il est fatal que les puissances étatiques évoquent les voies juridiques d’un meilleur contrôle de l’information. Le président français Emmanuel Macron a en l’occurrence évoqué l’hypothèse d’un dispositif légal de sanction des fake news en période de campagne électorale, semblant oublier qu’il existe déjà pour les fausses nouvelles et qu’il est largement inopérant. On a de bonnes raisons de penser que le problème subsisterait. Ce n’est pas une bonne raison de subir le changement numérique en espérant seulement et passivement une autorégulation.

Toutefois, quelque chose a déjà changé avec le retour au soupçon d’incapacité pesant sur les citoyens (à nouveau plus tout à fait insoupçonnables par principe de décider de la valeur des informations). On n’imagine plus guère les élites se lamenter sur l’ignorance des masses — à l’exception de Mme Hillary Clinton, ayant évoqué des citoyens « déplorables » lors de la campagne de 2016 — comme elles le faisaient facilement il y a un siècle, avec les profits d’un sentiment de supériorité, mais aussi dans l’attente d’un progrès humain. Sans pouvoir exprimer publiquement le premier, les nouvelles manières de déplorer l’insuffisance citoyenne ne sont-elles pas une manière oblique de dire l’indicible ? Il est cocasse que la critique des réseaux sociaux ait pu être reprise par les médias dits traditionnels, eux-mêmes longtemps (et d’ailleurs toujours) sur la sellette, qui n’ont pas manqué de souligner les méthodes et procédures de contrôle de leur information qui les différencient des nouveaux médias. Ne ressemblent-ils pas ainsi à des pompiers pyromanes ?

La désignation des fausses nouvelles risque en tout cas de se révéler une tâche redoutable, tant discerner le faux suppose de faire la différence avec le vrai. Bref, il faudrait définir ce que sont les vraies nouvelles. Double défi car il faut à la fois que les événements soient conformes à l’information qui les rapportent et que ces nouvelles ne se rapportent pas à des « non-événements », comme aurait dit Humpty Dumpty, le personnage de Lewis Caroll, ou encore qu’ils ne soient pas des « pseudo-événements », tels que définis par Daniel Boorstin (6) — qui prenait la précaution de

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Addendum : 35

préciser que pseudo venait du grec « faux » —, c’est-à-dire des nouvelles produites par les médias pour les médias. Sachant que la presse a multiplié ces fausses nouvelles moins parce qu’elles sont fausses — propriété dérivée — que parce que ce ne sont pas des nouvelles, on peut s’attendre dans les prochaines semaines à des débats d’un rare byzantinisme dans la sphère politico-médiatique.

Alain Garrigou (1) Annie Stora Lamarre, L’enfer de la IIIe République, Censeurs et pornographes (1886-1914),Paris,

Imago, 1990. (2) Robert Darnton, Bohème littéraire et Révolution : le monde des livres au XVIIIe siècle, Paris, Seuil,

1983 (réédition 2010). (3) Jules Ferry, Discours et Opinions, tome 1, Paris, A. Colin, 1893, p. 51 (4) Alain Garrigou, Histoire sociale du suffrage universel, Paris, Seuil, 2002, p. 107. (5) La dépêche d’Ems est un imbroglio diplomatique qui a servi de prétexte pour engager la

guerre de 1870 : il s’agit principalement d’un télégramme officiel envoyé le 13 juillet 1870 par le chancelier prussien Otto von Bismarck à toutes les ambassades, en s’inspirant d’un article publié la veille par la Gazette de l’Allemagne du Nord sur un très court dialogue entre le roi de Prusse et l’ambassadeur de France à Berlin.

(6) Daniel J. Boorstin, Le triomphe de l’image. Une histoire des pseudo-événements en Amérique,Montréal, Lux, Montréal (Canada), 2012.

Addendum :

Réunis sur Palimpsestes début 2017 une série d’articles (Le Monde Et Libération) autour de l’entrée de Trump à la Maison Blanche

Voici les liens où les retrouver

éditorial du Monde : http://palimpsestes.fr/blocnotes/2017/fevrier/postverite/risques.html

informer ne suffit plus

http://palimpsestes.fr/blocnotes/2017/fevrier/postverite/informer.html

armes anti-intox

http://palimpsestes.fr/blocnotes/2017/fevrier/postverite/antiintox.html

après la vérité ?

http://palimpsestes.fr/blocnotes/2017/fevrier/postverite/apres-verite.html

dire Je

http://palimpsestes.fr/blocnotes/2017/fevrier/postverite/je.html

Internet marché des idées

http://palimpsestes.fr/blocnotes/2017/fevrier/postverite/marche-idees.html

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le réel en porte à faux

http://palimpsestes.fr/blocnotes/2017/fevrier/postverite/porteafaux.html

Présidentielles françaises

http://palimpsestes.fr/blocnotes/2017/fevrier/postverite/presidentielles.html

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Franck Capa Alexanderplatz Août1945 37

Franck Capa Alexanderplatz Août1945