Voyage au Pays Basque

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Extrait de Voyage au Pays Basque des Éditions Pimientos

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VOYAGE

AU PAYS BASQUEStendhal

Jules Michelet

Gustave Flaubert

Eugène Viollet-le-Duc

Théophile Gautier

Hipolyte Taine

Victor Hugo

Prosper Mérimée

Alexandre Dumas

Jules Verne

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De 1830 à 1860, de nombreux écrivains et artistes français sontpassés au Pays Basque. Pourtant, on ne saurait affirmer que se soitdéveloppée une «mode» ou une fascination pour cet espace accrochéà l’extrémité occidentale des Pyrénées.Bien différemment, c’est le voyage qui envahit l’air du temps. Aux

XVIe et XVIIIe siècles, les voyageurs étaient presque tous des membresde la haute noblesse ou du clergé. Après la chute de l’Empire napo-léonien, avec la montée en puissance du courant romantique, lesmentalités évoluent. L’envie de voyages s’étend à de nouvellescouches de la société. Les écrivains et les artistes participent à cemouvement. Le désir de découvrir d’autres paysages et d’autrescoutumes ou, comme on le disait alors, l’attrait pour le «pittoresque»et la «couleur locale», conjugués à un nouveau regard posé sur lanature, incitent des individus à partir à l’assaut du vaste monde.Quelques-uns poussent jusqu’au Maghreb, voire au Moyen-Orient.

D’autres ne vont pas si loin. L’Italie demeure une référence, pourStendhal par exemple, mais l’Espagne excite désormais les esprits.

PRÉFACEpar Alexandre Hurel

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Les revers subis par les armées napoléoniennes face aux farouchescombattants ibères ont révélé la pugnacité de ces derniers, en mêmetemps que l’attachement à leur sol, à leurs coutumes. Espagne rimeavec exotisme. N’y erre-t-il pas encore l’ombre de l’Inquisition? N’ysacrifie-t-on pas des taureaux à las cinco de la tarde ? Une rumeurtenace veut que des bandits de grand chemin y pullulent. On s’abritealors dans des auberges. Elles servent de repaires à de terribles puces.Et les repas y sont infâmes. Il faut pourtant affronter ces périls pouratteindre l’Andalousie qui incarne la fusion de l’Europe et de l’Orient.Les espaces sauvages attirent eux aussi les âmes éprises d’infini.

Les bords de mer ou les chaînes montagneuses s’avèrent les lieuxidoines pour découvrir une nature ayant échappé à la mainmise del’homme. « Ici subsiste quelque chose de féroce et d’indomptable»,confie Taine impressionné par une tempête vers Bidart. Et l’on visiteles Alpes, et l’on arpente les Pyrénées.Or, que le voyageur se rende en Espagne ou qu’il serpente le long

des contreforts pyrénéens, il a de fortes chances de croiser ce petitmorceau de territoire, le Pays Basque, dont il ne soupçonnait parfoismême pas l’existence.Ainsi les textes que nous publions ici sont jetés au hasard de la

route. Le Pays Basque du XIXe n’est pas une destination, mais un lieude passage. Seuls Victor Hugo et Mérimée, le premier par nostalgie etle second pour des raisons quasi professionnelles, séjourneront un peulonguement en terre d’euskara.

L’artiste ou l’écrivain qui voyage au milieu du XIXe siècle ne sauraitdélaisser complètement plumes ou pinceaux. Nombreux sont ceux quitiennent des récits de voyage plus ou moins élaborés, suivant qu’ils’agisse de notes personnelles ou de commandes formelles d’éditeursavertis. Généralement, le visiteur voyage à marche forcée, nes’arrêtant que quelques heures dans un lieu donné. C’est qu’il nes’agit pas pour lui de rédiger un guide touristique mais de «s’ouvrir à lasensation». «Le voyage, en passant deux ou trois jours dans chaqueville, donne la faculté d’abstraire», propose Stendhal. Flaubert ajoute :« Je m’assassinerais si je croyais que j’eusse la pensée de faire ici

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quelque chose d’un peu sérieux ; je veux tout bonnement, avec maplume, jeter sur le papier un peu de poussière de mes habits. »Telle est la démarche de l’écrivainnvoyageur vers 1840. Elle induit

fatalement une compréhension parfois limitée des espaces rencontrés,et ce d’autant plus que leur spécificité est difficile à appréhender,comme c’est le cas au Pays Basque. Aussi faut-il bien admettre queces hommes remarquables, ayant laissé parmi les pages les pluscélèbres de la littérature française, n’ont pas tous ici, loin s’en faut,fait montre d’une égale perspicacité.Stendhal trouve que l’on parle fort barbarement, Taine s’enferme à

la bibliothèque de Bayonne – mais il en tire une «nouvelle» édifiante,Flaubert s’aventure jusqu’à Irun et s’écrie sans trembler : « J’ai vul’Espagne et je voudrais y vivre», Théophile Gautier pousse seschevaux, Mérimée, encore qu’il parle quelques mots d’euskara, préfèreles fastes de la cour de Napoléon III au Pays Basque réel qui nel’intéresse pas. Il n’y a que Viollet-le-Duc pour plonger dans la réalitéquotidienne et plus encore Victor Hugo qui, s’installant successive-ment à Bayonne, Saint-Sébastien, Pasages et Pampelune, seul, selivre à une analyse politique et sociologique du lieu qui ne manque nide précocité ni de clairvoyance.Le voyage de Victor Hugo au Pays Basque confine au génie. Génie

littéraire, bien entendu, mais aussi génie de voyageur, de cette sortede voyageur qui s’arrête et qui sait voir.

Les auteurs réunis dans cette anthologie nous proposent un spec-tacle d’une admirable diversité. Car qu’ils scrutent l’espace basqueen profondeur ou l’abordent de manière superficielle, qu’ils ne lecomprennent pas, ou même ne le voient pas, tous nous disentquelque chose, fut-ce en filigrane, fut-ce par défaut. Tel détailsautera aux yeux de l’un, telle scène se déroulera en face de l’autre,si bien que, mises bout à bout, ces pages permettent de percevoirune partie du Pays Basque tel qu’il apparaissait au voyageur dumilieu du XIXe siècle.Quant au fait que ces précurseurs du tourisme ne perçoivent que

fort mal, partiellement, ou encore avec acuité, la spécificité des lieux,

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ne peut-on y déceler l’esquisse de la conscience du touriste contem-porain. En 150 ans, les choses de ce point de vue n’ont pas vraimentchangé : le visiteur éclairé et celui qui voit moins bien se côtoient. Maisils ne visitent pas le même pays.Un mot encore sur l’impressionnante concordance de dates.

Viollet-le-Duc écrit en 1833, Stendhal en 1838, Théophile Gautier etFlaubert en 1840, Victor Hugo en 1843, Taine en 1855, Mérimée, àplusieurs reprises, entre 1840 et 1870. Avec l’achèvement de la lignede chemin de fer Paris-Madrid en 1864, c’est une nouvelle époque quis’ouvre. On ne partira plus en voyage au Pays Basque. On y viendraen vacances. Le temps des diligences est révolu. Pour le «pitto-resque», il faudra aller plus loin.

Notes sur l’éditionNous avons voulu publier ces récits de voyage en étant au plus

proche des originaux (c’est pourquoi nous n’avons opéré aucunecoupe et les livrons dans leur intégralité).Nous n’avons pas suivi la même démarche concernant les relations

épistolaires. En premier chef parce que nous n’avons pas pu consulterles originaux dans leur intégralité, également parce que les lettres,notamment celles de Mérimée, s’éloignent souvent de notre préoccu-pation qui est celle de retranscrire la réalité du Pays Basque au XIXe.Pour des raisons indépendantes de notre volonté, nous n’avons pas

toujours pu nous référer à la copie originale, ce qui eut été souhai-table, notamment dans le cas de publication des carnets de routeaprès le décès de l’auteur.La graphie des noms de lieu est parfois fantaisiste, soit que l’auteur

ait mal entendu ou mal retranscrit, soit plus vraisemblablement queleur orthographe ait évolué : nous avons respecté la fantaisie. Dans lemême ordre d’idée, lorsque les auteurs instillent quelques mots debasque dans leur texte, nous avons respecté l’orthographe du manus-crit qui n’a que peu de chose en commun avec celle qui prévautaujourd’hui. Nous avons écrit Pays Basque avec des majuscules. Chez

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Stendhal, nous n’en avons pas trouvé (pays basque). Chez les autresauteurs non plus, d’ailleurs. Enfin, tout dépend de l’édition à laquelleon se réfère. Il y aurait un texte tout à fait intéressant à écrire sur cesgraphies successives : pays basque, Pays basque, Pays Basque,parfois même pays Basque !Nous présentons ces textes dans l’ordre chronologique de leur

rédaction. (La correspondance de Mérimée concernant le Pays Basquefut rédigée de 1840 à 1870. La majeure partie des lettres fut cependantcomposée vers 1860, c’est pourquoi elles figurent en fin de volume.)

Notes sur cette quatrième éditionLa première édition du Voyage au Pays Basque comptait à peine

200 pages. Au fil de nos lectures, les éditions successives se sont enri-chies. La troisième édition voyait l’entrée en scène d’AlexandreDumas, que nous avions négligé de consulter. Cette quatrième éditionpropose des évolutions moins spectaculaires, mais tout aussi intéres-santes. C’est chez Théophile Gautier que le changement est le plusévident. Nous n’avions pas trouvé trace, jusqu’alors, des voyages de1860. C’est que nous avions bien mal cherché. Publiés dans un recueilintitulé Quand on voyage, ils ont ceci de passionnants que Gautierretrouve Bayonne et Vitoria quelque trente ans après son premierpassage. L’homme a changé, le pays aussi.Il nous a semblé utile et enrichissant de reproduire quelques extraits

de Carmen, le chef-d’œuvre de Mérimée. Don José, l’amant malheu-reux de la fantasque gitane, n’est-il pas natif d’Elizondo? Lesquelques descriptions émues que le personnage brosse de sa valléetrahissent la finesse d’observation de Mérimée. Chez Michelet, nousavons adjoint des aperçus tirés de sa célébrissime Histoire deFrance, notamment l’anecdote relative à Mazarin.Enfin, pour conclure, nous n’avons pas fait l’économie de la

surprenante géographie de Jules Verne.

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EUGÈNE

VIOLLET-LE-DUC 1833

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En 1833, Viollet-le-Duc a dix-neuf ans, et s’engage dansun périple pyrénéen qui le mènera de Bayonne à Luchon.C'est à pied qu’il traversera les villages du Pays BasqueNord, dans une démarche qui s’apparente à celle de nos ran-donneurs contemporains. Bien sûr, Viollet n’est pas encore lecélèbre architecte qu’il deviendra quelques décennies plustard. Comme il hésite encore à faire carrière dans les beaux-arts, il emporte dans son sac des carnets d’aquarelles. Sonjournal de route se révèle fort elliptique mais les lettres qu’ila adressées, principalement à son père, lors de ce périple,suscitent l’intérêt du lecteur contemporain.

CE 11 JUIN 1833, BAYONNECher père,De ce matin nous sommes à Bayonne, et le voyage de

Bordeaux ici est bien fatigant. Nous avons vu les Landes, Bazas,Roquefort, Mont-de-Marsan, Dax, tout cela caractérisé, fort, sur-tout le midi. La végétation des Landes est parfois admirable, etm’a souvent rappelé ce que j’ai vu des marais pontins ; ces villesbâties au milieu de cette végétation noire, violette, ces toits platsdispersés au milieu des chênes et des sapins, cet air résineuxque l’on respire, ces grandes plaines couvertes de bruyèresagitées par le vent, tout cela est triste, sauvage, mais plein degrandeur et parfois de beauté. La petite ville de Roquefort m’asurtout frappé ; bâtie dans un fond, sur la petite rivière de laDouze, entourée d’arbres et de plateaux sans fin, espèce d’oasis

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au milieu de ce désert des Landes, toute formée de petites mai-sons bien carrées et presque sans fenêtres, couvertes en toitsplats et bien faits, cette charmante ville semble inviter ceux quipassent à y rester ; les habitants sont doux et pleins d’affabilité.Au coucher du soleil les Landes m’ont fait encore plus

d’impression que dans le jour ; le ciel était si pur, ces forêts desapins éclairées si vivement, de temps à autre de grandesflaques d’eau entourées de broussailles et croupissant parmi unevégétation vivace, quelquefois sur les plateaux de grands chênesvieux et contournés, sous lesquels un gazon doré par le soleilcouchant contrastait avec des sables grisâtres que le vent nelaisse jamais en repos ; puis sur l’horizon, paraissant commede légers nuages, la longue chaîne des Pyrénées entourée debrouillards, oh ! que cela était beau et laisse dans le souvenir destraces profondes !Nous sommes arrivés à Mont-de-Marsan la nuit, et à Dax à

3 heures du matin ; là, le timon de la voiture s’étant cassé, nousfûmes obligés de nous arrêter une bonne heure, ce qui nousdonna le temps de voir les eaux thermales de cette ville. Il fai-sait alors un vent très violent, et le ciel s’était couvert de nuageslourds et informes. Ce temps qui ne nous a pas quittés jusqu’àBayonne nous a empêché de voir cette ville entourée de son belhorizon, ce qui nous contrariait fort. Mais aussi, ce soir, nousnous sommes bien dédommagés de cette privation et Bayonnenous est apparue dans toute sa beauté. Que cette ville est admi-rablement située, et qu’elle est belle dans ses détails commedans son ensemble ; la végétation semble empiéter sur la ville,tant elle est forte et abondante ; puis à l’horizon ces belles mon-tagnes dont les lignes sont si remarquables, ah ! Bayonne,Bayonne, voilà un pays ! J’étais si las de plaines, car depuis Parisnous n’avons pas vu une motte de terre, que ces montagnes desPyrénées occidentales m’ont rempli le cœur de joie et de cou-rage. Les mains me démangeaient en voyant ces belles lignes etces couleurs si admirables au coucher du soleil.J’ai trouvé une lettre de toi aujourd’hui à la poste.

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12 JUINTa lettre m’a fait grand plaisir, et je vois que tes occupations

ne diminuent pas ; je voudrais cependant te voir quelques joursà toi pour te reposer et flâner, car ton Roi est bien aimable maisil te tient tout à fait en prison. Je vois, d’après ce que tu me dis,que vous ne perdez pas, dans cette bonne ville de Paris, voshabitudes de barbarie et de vandalisme ; M. Thiers s’en donne,la crème de la nation s’en donne, c’est à qui mieux mieux, c’estcharmant. Que Dieu confonde ces braves gens !On ne s’occupe, de ces côtés-ci de la France, nullement de poli-

tique, et cela nous va parfaitement; passée l’horreur pour les gensd’armes on ne remonte pas plus haut, et le maire, même l’adjoint,se trouvent beaucoup au-dessus de l’atmosphère de l’opposition.Les habitants de tous les pays où nous sommes passés depuisNantes ont l’air très heureux et peu soucieux d’être gouvernés parLouis-Philippe ou tout autre; ils sont généralement aisés, mangentbien et se promènent souvent au soleil, surtout ici. L’aird’abondance et de bonheur que l’on respire est quelque chose detrès doux. Dans le jour, tout le monde est dehors à l’ombre, des tasd’enfants (car ici on les remue à la pelle) grouillent dans le ruis-seau, sur les places, sur les ponts, dans les maisons, crient, pleu-rent, rient, se jettent des pierres et se donnent des coups de poing;ils ont des cheveux superbes, surtout les petites filles; les femmessont bien faites, se promènent les jambes nues et portent sur leurtête des pots d’une forme très belle, ce qui ne laisse pas que d’avoirune tournure solide. J’ai remarqué que généralement la taille desfemmes de Bayonne se conserve élancée et belle jusque dans leurvieillesse, qu’elles marchent bien et que leur voix est brillante etforte. Ici, où il y a moins de coquetterie qu’à Bordeaux, on voit surle seuil des portes, dans les maisons, des groupes quelquefoisadmirables de femmes, d’enfants, de chiens et de pots (car le potjoue un très grand rôle à Bayonne), et nos peintres pourraient trèsbien sans déshonorer leur talent venir copier la nature ici, de pré-férence même à la Normandie. Cette pauvre Normandie, qu’elleest loin d’ici physiquement et moralement!

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J’ai fait ce matin un bon morceau d’un panorama deBayonne, et je m’en suis donné à copier des montagnes et desarbres ! Cela sera beau. Je m’attache plus que jamais à copierconsciencieusement, et j’ai passé ce matin une demi-heure àdessiner une silhouette d’une certaine montagne dont à touteforce je voulais avoir le caractère. Aussi j’espère que ce pano-rama fera plaisir quand je serai revenu dans la boue de Paris. Jem’aperçois que plus je copie la nature, et plus cela devient pourmoi un véritable travail ; je n’accorde plus rien au chic, et il nese trouve dans mes dessins aucune facilité d’exécution ; je nefais plus, comme cela m’arrivait parfois, un dessin d’aprèsnature avec l’idée de contenter telle ou telle personne, mais uni-quement pour copier la nature ; aussi je ne me passe rien, etquand il le faut je passe une heure pour attraper une silhouetteque personne ne remarquera. Plus je m’avance dans les profon-deurs infinies de mon art, et plus je m’aperçois combien on le voitsous un point de vue mesquin; c’est si fort que cela ne peut plusme fâcher, mais seulement me faire rire ; quand je pense qu’il y adans Paris des habiles architectes qui ne savent pas copier unesculpture, qui ne savent pas profiter d’un groupe, qui ne voient lanature qu’en amateur, cela me semble invraisemblable. Quand cene serait que par la seule raison que tous les arts se touchent,s’aident et s’élèvent mutuellement, ne doit-on pas pratiquer à lafois tous ceux au moins qui, comme la peinture, l’architecture etla sculpture, sont inséparables? Ainsi moi, je sens très bien quequand je copie consciencieusement du paysage, je fais un pas deplus dans mon art spécial, dans l’architecture. Je connais bien desgens qui me riraient au nez si je leur disais cela, mais ce n’est pasmoins un fait réel ; un artiste dans tel genre que ce soit ne doit passeulement avoir des idées nettes sur son art spécial, mais encorecomprendre ce que c’est que l’art en général, quel est son but, sasource ; or, quel est le but de l’art? de produire des choses belleset qui émeuvent les hommes; quelle est sa source? le beau; doncje soutiens que tout ce qui est beau, que ce soient montagnes,chapiteaux, statues, arbres ou mer, doit diriger l’esprit de l’artiste

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spécial dans l’art qu’il a embrassé jusqu’à son plus haut période.Et il fallait bien que les anciens fussent imbibés de cette vérité,car je ne puis croire que les artistes qui ont bâti l’acropolisd’Athènes n’eussent pas des idées de pittoresque, que nos archi-tectes d’aujourd’hui dédaignent avec tant d’assurance. Voyezcomme les architectes anciens savaient profiter des emplace-ments, savaient trouver des points de vue, savaient accorderleurs monuments avec le paysage qui les entourait ; voyezAthènes, Agrigente, Sélinonte, Taormine, et dites-moi après celasi les architectes grecs ne comprenaient pas ce que c’est qu’unbeau pays et ne l’étudiaient pas, et s’ils faisaient des briocheslourdes pour les emplacements comme on en fait tous les joursmaintenant ; car je ne nie pas la beauté des monuments anciens,mais je crois aussi fermement qu’ils tirent une grande partie decette beauté à la manière dont ils ont été accordés avec les paysoù on les a construits ; et une preuve de cela c’est que bien desmonuments anciens ont été copiés, même moulés ; placés dansdes lieux différents de ceux où ils avaient été créés, ils ne pro-duisaient aucun effet.

14 JUINHier nous étions à Biarritz, par un ciel orageux et brûlant ; les

impressions de cette journée me resteront éternellement gra-vées dans la mémoire. Quelle grandeur ! Donnez donc l’idée decet endroit par des descriptions ou même des dessins, cela estimpossible. Quelles couleurs admirables, et comment, lorsqu’ilexiste des endroits comme ceux-là au monde, des hommessont-ils assez fous pour aller vivre au quatrième étage dans larue Saint-Martin ; je ne veux pas penser à la rue Saint-Martin carcela me gèle le cœur.Là, tous deux assis sur un rocher, devant cet horizon

immense de la mer, voyant cette immobile chaîne de montagnesse perdre dans les vapeurs rousses de l’horizon, sous un soleilrendu plus chaud par un brouillard lourd qui régnait très hautdans le ciel, et entendant ce bruit monotone et lugubre des

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vagues et ces détonations violentes causées par le choc de l’eaudans les grottes de ces bords, là, moi je dessinais ces belles mon-tagnes, Émile écrivait et tous deux nous ne pouvions que dire :ah ! que c’est beau ! Ainsi au soleil j’ai dessiné jusqu’à troisheures ; après quoi nous avons été prendre un bain de mer, ceque nous avions déjà fait le matin, puis je revins encore dessinerpendant une heure ou deux et nous allâmes dîner. Le soir nousrevenions en cacolet, par la pluie, à Bayonne, et nous étions abî-més de fatigue car nous avions couru toute la côte, nous avionstravaillé et pris deux bains de mer. Ce matin encore et toute lajournée nous nous sommes ressentis de cette journée, d’autantplus qu’il a plu et que le temps d’orage dans ces pays-ci est mal-sain, au moins pour nous.J’ai beaucoup travaillé hier au soleil, aussi ai-je un petit coup

de soleil sur le col, et cela n’est rien, mais nous sommes noirs,ou bruns plutôt, d’une manière effrayante.Ce soir nous avons vu M. Gleize qui nous a reçus parfaite-

ment et nous a déjà fait voir la citadelle ; demain nous dînonschez lui et je te parlerai de lui plus au long.

15 JUINJe te prie de répéter des millions de remerciements au bon

général Caffarelli de la lettre qu’il m’a donnée pour M. Gleize,car nous devons à ce dernier des renseignements bien précieuxsur les Pyrénées et sur une partie de la chaîne qui n’est pasconnue du tout, celle de Bayonne au Pic du Midi d’Ossau (jedis : qui n’est pas connue par les artistes). Pour aller de Bayonneà Pau, voilà notre itinéraire : nous envoyons nos paquets par ladiligence directement à Pau, et nous, avec un sac que nous por-terons à tour de rôle, nous partons en remontant la Nive jusquedans les montagnes que nous suivons sur la frontière jusqu’auPic du Midi d’Ossau ; puis nous revenons à Pau par lesEaux-Chaudes, Laruns, etc. Cette excursion nous prendra huitjours de marche modérée dans un pays admirable, peu exploitépar les artistes, et dans lequel je me propose de dessiner autant

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